(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre deuxième. L’idée de l’espace. Son origine et son action »
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(1893) La psychologie des idées-forces « Tome second — Livre cinquième. Principales idées-forces, leur genèse et leur influence — Chapitre deuxième. L’idée de l’espace. Son origine et son action »

Chapitre deuxième
L’idée de l’espace. Son origine et son action

I. Caractère à la fois extensif, intensif et protensif des états de conscience. Sentiment primordial de la vie incorporée et étendue. — II. Construction de l’idée d’espace. Rôle de la vue, du toucher et des autres sens. La troisième dimension. Rôle du sentiment de la pesanteur. — III. Caractère actif et moteur de la perception. — IV. Subjectivité de l’idée d’espace.

I
Caractère intensif des états de conscience

Trois hypothèses sont possibles sur l’origine de l’idée d’espace. 1° Il n’y a dans la sensation aucune qualité spatiale, extensive, rien d’analogue à la grandeur, qu’est-ce alors que l’étendue, puisque, dans cette hypothèse, elle n’est en rien sentie dans ses éléments primordiaux ? Un simple symbole de l’intensité et de la durée, un mode de représentation imaginatif des successions possibles et des intensités possibles d’effort. Les Anglais appellent cette théorie l’hypothèse intensiviste. 2° L’espace est une forme engendrée par les ressources propres de l’esprit, pour recevoir et envelopper des sensations qui, telles qu’elles sont données à l’origine, n’ont rien de spatial, mais qui, une fois mises dans ce moule de l’espace, y prennent unité et ordre. C’est la doctrine de l’a priori. 3° Il y a une qualité spatiale, une extensivité immédiatement donnée par l’expérience dans les sensations, et qui, soumise à l’élaboration des opérations intellectuelles, finit par produire le concept de l’espace. C’est la théorie extensiviste.

Pour remonter jusqu’au principe, la vie est à la fois intensive, extensive et protensive dans la durée. Il en est de même de l’appétit, fond de la vie. Avant tout, l’appétit sent sa propre intensité, sa propre force interne, son énergie d’action, tantôt accrue, tantôt diminuée, et c’est ce sentiment qui est l’origine du plaisir et de la peine, de l’activité librement déployée ou de l’effort contre un obstacle. L’objet, à l’origine, n’apparaît nettement au sujet appétitif que comme obstacle, conséquemment comme terme d’effort, conséquemment encore comme occasion d’une intensité d’action interne d’abord diminuée, puis, par réaction, augmentée en vue de surmonter la résistance. Ce premier élément de la force, l’intensité, a donc sa racine dans la vie même et dans l’appétit, dont il est un caractère essentiel. Par cela même, comme nous l’avons vu, toute sensation a nécessairement une intensité, car toute sensation est un effet produit sur l’appétit de l’être vivant, et cet effet, qui augmente ou diminue l’intensité de l’action interne, provoque une réaction plus ou moins intense ; nous ne pouvons donc pas, à propos de chaque sensation, manquer d’un sentiment quelconque d’intensité : passion plus ou moins intense et réaction plus ou moins intense. C’est à cet élément que se lie d’une manière intime le ton de la sensation, c’est-à-dire son caractère agréable ou pénible ; toutefois, l’intensité est quelque chose de plus général que le ton agréable ou pénible.

Ces principes une fois rappelés, remarquons que la vie est nécessairement liée à un organisme occupant l’espace et aux mouvements de cet organisme. L’appétit n’est pas suspendu dans l’empyrée des intellectualistes, il est incorporé ; il se déploie et agit au beau milieu de l’océan matériel. En un mot, la vie est une fonction essentiellement extensive et motrice ; l’appétit est en travail dans un organisme étendu, toujours recevant et restituant du mouvement. Vivre, c’est désirer ; désirer, c’est agir ; agir, c’est mouvoir ; mouvoir, c’est déplacer des corps dans l’espace au moyen d’une transformation d’énergie. Comment donc n’y aurait-il pas dans la conscience, — avant même qu’elle ait à s’occuper de l’avenir et fût-elle réduite au présent, qui est le plus pressant, — comment, dis-je, n’y aurait-il pas dans la conscience un état général répondant à la totalité des impressions de l’organisme, à la somme des actions qu’il exerce ou subit à la fois dans toutes les directions de l’espace ? Cet état général est la cœnesthésie ; or cette cœnesthésie est, selon nous, un état de conscience extensif, c’est-à-dire percevant synthétiquement l’étendue de l’organisme, de même qu’elle est un état de conscience intensif, c’est-à-dire percevant synthétiquement l’énergie de l’organisme. Il faut bien qu’il y ait dans la conscience, dès l’origine, quelque mode répondant à l’extension corporelle, de même qu’il y a quelque mode répondant à l’intensité corporelle. Cette manière d’être et de réagir propre à la conscience n’est point une forme, ni une sorte de cadre intellectuel a priori : c’est un état général en corrélation avec l’étendue de l’organisme, c’est un ensemble d’impressions venant de partout et provoquant une réaction du centre dans toutes les directions ; c’est un rayonnement véritable, une sorte d’irradiation de la vie comme celle d’un foyer de chaleur. L’être vivant a donc, au fond de toutes ses perceptions, la perception essentielle de son organisme, et c’est sur ce fond de tableau sensitif, nullement intellectuel, que viendront se dessiner et se détacher les diverses sensations. La conception intellectuelle de l’espace sera l’extrait quintessencié de ce sentiment primitif ; mais la vie extensive, par sa simultanéité d’actions et de réactions, donne déjà à la conscience le sentiment obscur d’une extériorité mutuelle de parties diverses et liées. À la conscience pure des kantiens nous substituons ainsi, au début, la conscience incorporée. Si l’on dit qu’il est difficile d’avoir conscience de cette conscience, nous répondrons qu’il est encore plus difficile d’avoir conscience de sa conscience pure, car, après tout, nous nous sentons vivre, et vivre sur terre, corporellement ; il est douteux que nous ayons le pouvoir de nous apercevoir à l’état idéal de pur esprit. Il faut être Aristote pour s’élever à la νόησις νοήσεως.

Le caractère extensif du sentiment de la vie corporelle devient discernable en se différenciant selon les divers organes et les diverses sensations. Les sensations venues des organes internes et du corps entier ont une extensivité que l’école anglaise a excellemment décrite sous le nom de sensation volumineuse : qu’on vous jette un peu d’eau froide sur les mains, puis qu’on vous plonge tout entier dans l’eau froide, il y aura entre les deux sensations une différence d’intensité, mais l’une n’est-elle pas aussi plus volumineuse, plus massive que l’autre ? n’avez-vous pas le sentiment d’un plus grand nombre de parties intéressées à la fois, le sentiment d’une coexistence ou simultanéité d’actions subies et formant une masse, quelque chose d’épandu, d’étalé dans tout l’organisme, quelque chose qui vient (dira plus tard l’être pensant) de partout à la fois ? Vous ne savez pas encore ce que c’est que partout, direction, position, parties, etc. ; mais il y a déjà dans votre cœnesthésie un changement sensible répondant au caractère massif et à la grandeur des impressions. Sans cela, même en ayant déjà l’idée de l’espace, vous n’arriveriez jamais à distinguer les cas où c’est votre main seulement qui est affectée et ceux où c’est votre corps entier. Une sensation de chaleur au bras peut être intense jusqu’à la brûlure ; une sensation de chaleur par tout le corps peut être, en somme, moins intense ; mais vous éprouvez quelque chose de plus extensif dans le dernier cas, et de plus intensif dans le premier. Vous êtes touché de partout ici, et vous réagissez dans tous les sens, avant même de savoir ce que c’est qu’une direction et un sens de mouvement. On dit : c’est qu’il existe des signes locaux, et, dans un cas, un plus grand nombre sont intéressés. — Sans doute ; mais comment interpréterions-nous ces signes, si nous n’avions pas à quoi les rapporter ? Supposons qu’il n’y ait dans notre sentiment général de la vie rien d’extensif, et qu’il n’y ait non plus rien d’extensif dans les états de conscience sui generis appelés signes locaux : nous aurons beau combiner tous les signes entre eux, jamais ils n’arriveront à nous donner la notion d’étendue, dont ils ne contiennent pas l’élément. Nous serons comme en présence d’une langue impossible à traduire, faute de clef. Puisqu’on dit signe local, la sensation-signe doit être signe d’un rapport à l’étendue, d’un lieu ; ou plutôt elle doit avoir en elle-même, sans distinction de lieu précis, le caractère extensif qui, joint à sa qualité propre, permettra plus tard de construire l’étendue, et de localiser ici, non là. Prétendez-vous que nous interprétons les signes locaux au moyen de la forme à priori ? — Impossible. Vous avez d’une part, une forme vide, absolument uniforme, homogène, dépourvue de qualité propre, d’intensité, de ton sensitif, cadre indifférent, morne et mort. Une sensation se produit, par exemple une brûlure : comment, au moyen du signe particulier de cette brûlure, s’il n’est pas extensif, arriverez-vous à distinguer qu’elle doit être placée ici plutôt que là ? Puisque, selon vous, le signe est en soi purement qualitatif et intensif, nullement extensif, vous n’aurez aucun moyen d’établir une relation entre telle qualité ou telle intensité, d’une part, et tel point de l’étendue d’autre part : votre cadre abstrait n’appellera pas ici plutôt que telles sensations. Si, au contraire, vous reconnaissez dans les sensations un rapport vague mais, significatif, à telle région plus ou moins large de l’étendue, c’est donc qu’elles ont déjà quelque chose d’extensif, et alors à quoi sert votre forme à priori ? Est-il besoin d’une forme à priori d’intensité pour avoir conscience de la quantité intensive ? Pourquoi en aurions-nous besoin pour la quantité extensive ? Mettez une seule main dans l’eau froide, vous éprouverez une certaine sensation. Mettez-y les deux mains, vous éprouverez une nouvelle sensation. Est-ce simplement une plus grande quantité de sensation ? Non, car l’intensité, elle aussi, enveloppe la quantité, et ici il n’y a pas seulement une sensation plus intense, mais autre chose. Maintenant, au lieu de mettre vos deux mains dans de l’eau froide, mettez-les dans de l’eau chaude ; vous aurez une sensation de qualité différente, mais de même extensivité.

On voit qu’il y a un élément spécifique et irréductible dans la représentation de l’étendue ; on ne peut donc la construire avec des éléments tous intensifs et temporels, non extensifs.

C’est des mouvements et des sensations musculaires, comme on sait, que l’école anglaise contemporaine, principalement Bain, Stuart Mill et Herbert Spencer, ont voulu faire dériver l’idée de l’étendue et de ses déterminations : longueur, hauteur, largeur, forme, position, direction. Selon eux, si nous mouvons librement un de nos membres, nous avons le sentiment d’un mouvement musculaire plus ou moins long dans le temps, rien de plus. Si ce mouvement est arrêté à ses deux extrémités par quelque obstacle, comme le mouvement de la main par les deux côtés d’une boite, il en résulte une première détermination. Si nous passons la main sur la surface, et si nous jugeons que deux points, A et B, sont séparés par un espace, nous voulons dire simplement qu’il y a une série de sensations musculaires interposée entre le moment où nous sentons A et le moment où nous sentons B. C’est donc la sensation d’une durée plus ou moins longue d’effort, musculaire qui nous donne l’étendue. La notion de longueur en espace est construite à l’aide de la notion de longueur en temps. Les anciens croyaient qu’Uranus ou l’espace infini était le père de Saturne ou du temps ; l’école anglaise, au contraire, croit que le Temps est le père de l’Espace. Ce qui est dit de la longueur peut, selon elle, s’appliquer à la distance, à la direction, à la forme. Quand on reproche à cette théorie associationniste de postuler l’espace qu’elle voudrait expliquer, par exemple la direction des mouvements, qui implique l’espace, Stuart Mill répond que ses adversaires « auraient été plus près de la vérité si, au lieu de dire que direction signifie espace, ils eussent dit qu’espace signifie direction. L’espace est l’ensemble des directions, comme le temps est celui des successions. Par conséquent, postuler la direction, c’est postuler non pas l’espace, mais l’élément dont la notion d’espace est formée. » — Cette réponse de Stuart Mill est contraire aux faits : nous ne concevons la direction que par l’espace et dans l’espace, et nous la concevons plus tard que l’extensivité vague : on peut avoir le sentiment de l’étendue, comme nous ne le verrons, sans aucun sentiment de direction. Une observation attentive pendant trois semaines entières sur un aveugle-né avait persuadé à Platner qu’un homme privé de la vue ne perçoit que l’existence de quelque chose d’actif, différent de ses propres sentiments de passivité, et qu’en général il ne perçoit que la différence numérique des impressions ou des choses. « En fait, pour les aveugles-nés, le temps tient lieu d’espace. Le voisinage et la distance ne signifient pour eux rien de plus qu’un temps plus court ou plus long, un nombre plus petit ou plus grand de sensations, qui sont nécessaires pour passer d’une sensation à l’autre113. » — Nous répondrons que Platner n’en pouvait rien savoir et qu’il se borne à faire une hypothèse ; de plus, cette hypothèse est contraire à l’expérience. Il y a dans les sensations mêmes du tact, de l’ouïe et surtout des organes internes, autre chose que des différences numériques ou des différences de temps : il y a une extensivité vague ; un aveugle, lui aussi, distingue tout son corps d’une partie de son corps. Nous croyons donc que la construction anglaise est utopique, tout comme si, avec la sensation du jaune et celle du bleu, on prétendait construire la sensation du vert. Il y a dans toute sensation et même dans toute nuance de sensation, il y a dans tout état actuel de conscience quelque chose de particulier, qui est cet état-là, non un autre. Précisément parce que tout mode de sensibilité et de conscience est le résultat d’une infinité de causes, on ne peut pas le construire a priori. Rien n’est individuel, particulier, spécial, défini et indéfinissable comme ce qui est infiniment complexe. Il n’est donc pas étonnant que, dans l’état de conscience particulier qui répond à l’extension, il y ait un élément irréductible, un mode de représentation et comme de coloris mental qui ne peut pas se deviner d’avance, ni se construire par des associations ou des synthèses mentales.

De ce que la qualité extensive est irréductible, faut-il conclure qu’elle soit fournie par l’esprit même aux sensations ? — Selon nous, le caractère irréductible ne prouve nullement une origine a priori dans le pur intellect. Qu’y a-t-il de plus irréductible que la sensation du bleu ou celle du son, ou celle de l’odeur ? Est-ce une raison pour les attribuer au pur esprit, à la spontanéité et à l’activité de l’intellect ? De même, dans les sensations, outre les éléments irréductibles propres à chacune, il y a un caractère irréductible qui appartient à toutes, l’intensité : la sensation du bleu est plus ou moins intense, celle d’un son est aussi plus ou moins intense ; l’intensité est donc bien distincte de ce qui différencie le son et la couleur comme tels, et cependant faut-il faire de l’intensité une forme à priori venant du pur intellect ? L’intensité suppose une réaction de la conscience, de l’appétit, de l’effort ; mais la raison ni l’entendement n’ont rien à y voir. Maintenant, outre leur qualité-spécifique de couleurs, de sons, d’odeurs, etc., et outre leur qualité commune d’intensité, pourquoi les sensations n’auraient-elles pas une seconde qualité commune, plus visible dans les sensations du toucher et de la vue que chez les autres, l’extensivité, c’est-à-dire l’élément de l’étendue, de cette juxtaposition de parties étalées qui caractérise l’existence dans l’espace ? Il n’y a point de plus grand mystère à sentir quelque chose d’extensif que quelque chose d’intensif ; on ne doit pas taire appel à l’ignava ratio de l’a priori et de l’esprit pur dans un cas plutôt que dans l’autre. Si ce n’est pas nous qui donnons de l’intensité aux sensations, comment serait-ce nous qui leur donnerions la forme de l’étendue ? Fixez vos yeux, dans le ciel pur, sur le disque brillant de la lune, vous percevrez immédiatement l’intensité de la lumière, quoique sans la mesurer : pourquoi ne percevriez-vous pas immédiatement le caractère extensif du cercle lumineux, que vous avez même l’avantage de mesurer presque immédiatement ? Pourquoi, encore un coup, la lumière de l’astre serait-elle perçue, l’intensité perçue, et l’extension non perçue ? Il est clair que vous saisissez simultanément la lumière de l’astre et sa forme, tandis que l’intensité même demeure beaucoup plus indéterminée. On nous répondra : — Vous avouez que toute sensation a une intensité ; or l’étendue, comme telle, n’a pas d’intensité, donc elle n’est pas perçue. — C’est comme si on disait : — L’intensité, comme telle, n’est ni bleue, ni rouge, ni sonore, ni odorante : donc elle n’est pas sentie. Et on pourrait aussi bien dire : — Toute sensation, considérée attentivement, a une extensivité plus ou moins vague ; or l’intensité n’a pas d’extensivité : donc elle n’est pas perçue. C’est précisément au caractère spécifique des représentations qu’on reconnaît ce qui est acquis a posteriori, ce qui ne peut se concevoir que par expérience. L’originalité irréductible est la caractéristique de l’expérience même. C’est parce que je ne me suis pas fait et que j’ai été façonné par l’univers que je sens comme je sens et non autrement. La nécessité de mes modes de sentir, particuliers ou généraux, prouve que leur origine est dans des conditions qui me sont extérieures, non dans la spontanéité de mon intellect. Je ne me représente pas plus spontanément l’espace que je ne sens spontanément une colique ou un mal de tête. La science ne peut pas expliquer la qualité. Expliquer scientifiquement un phénomène, c’est, le rendre exprimable au moyen de trois quantités fondamentales, la longueur, le temps, la masse, dont on ne discute pas la nature. En ce qui concerne les qualités, nous ne pouvons que dire dans quelles conditions de temps, d’espace et de mouvement elles se produisent et nous apparaissent. Pourquoi ne voyons-nous pas les couleurs sous la forme des sons ? pourquoi n’entendons-nous pas les sons sous la forme d’odeurs ? Questions insolubles, non scientifiques, auxquelles on ne peut répondre que par le fait d’expérience lui-même. On n’imagine pas pour cela une forme a priori de couleur, de son, d’odeur, ni des sensations innées. De même, si on demande pourquoi nous percevons les objets sous la forme étendue, il est clair que ce qui est spécifique et irréductible dans l’étendue sera inexplicable, tout comme la douleur particulière et sui generis que cause un mal de dents. Faudra-t-il pour cela faire de l’étendue une forme a priori ? Il faudra au contraire en conclure qu’elle est un mode irréductible d’expérience, un mode irréductible du sentir. La douleur de dents est aussi une chose a priori en ce sens que nous ne pouvons la construire avant de l’avoir sentie. Mais, à ce compte, toutes les qualités spécifiques seraient a priori, tandis qu’on est convenu, au contraire, de dire qu’elles ne peuvent être connues qu’après expérience. Il en est de même de l’étendue ; nous ne la connaissons qu’après expérience. Dire que nous en devons la connaissance à la forme native de notre expérience, c’est ou une tautologie, si on veut dire que nous percevons l’étendue parce que nous sommes faits de manière à la percevoir, ou de la mythologie, si on suppose je ne sais quelle forme venue d’une source supérieure à l’expérience, et qui, pourtant, ne serait pas l’expérience, mais une condition antérieure à l’expérience, condition dont nous ne pouvons cependant avoir connaissance que dans son application à l’expérience, etc. En ce sens, les formes sont des vertus occultes comme la vertu dormitive de l’opium.

On dira : l’étendue est une forme générale de l’expérience, voilà pourquoi nous la déclarons a priori. — Mais, d’abord, c’est seulement de l’expérience externe qu’il s’agit ; de plus, beaucoup de kantiens n’admettent l’extensivité que pour la vue et le toucher. Quand même la représentation de l’étendue serait liée à toute expérience, cela prouverait simplement qu’elle est un mode général de l’expérience, c’est-à-dire une expérience commune à toutes les expériences, comme l’intensité. Et il faut bien qu’il en soit ainsi, qu’il y ait des qualités générales saisies par une expérience générale ; il en résulte une différence non d’origine, mais simplement de généralité.

On objecte encore que la sensation a un caractère agréable ou pénible, tandis que l’espace nous est indifférent. Mais on peut répondre encore que l’intensité en soi nous est indifférente, tandis que l’intensité du plaisir nous charme ; et il en est de même de l’extension d’une couleur agréable ou de la fraîcheur d’un bain d’été, qui s’étend, à tout notre corps. Rien n’empêche donc d’admettre une extensivité plus ou moins vague comme caractère de la sensation et, indivisiblement, de la réaction motrice qu’elle provoque. L’intensité est une sorte de concentration, l’extension est une sorte d’expansion ; l’un n’est pas plus intellectuel en soi que l’autre.

— Les sensations et les phénomènes, dit Kant, sont divers et variables ; l’espace est uniforme et invariable. — L’espace abstraitement conçu, dernier produit du travail mental sur les sensations, oui ; mais c’est là un pur concept que nous ne commençons pas par avoir et qui contient des éléments tout intellectuels, parce qu’il exprime de purs possibles. L’extension concrète et réelle se fait percevoir par action du dehors et réaction motrice du dedans : elle a un caractère originairement sensitif, divers selon les divers sens ; ce n’est que par une série de raisonnements qu’on en extrait le cadre infini et homogène de l’espace.

Si l’espace était une forme pure, il n’en pourrait provenir que des propriétés formelles, comme sont les propriétés purement mathématiques do l’espace ; mais la propriété qu’ont les éléments de l’espace d’être l’un en dehors de l’autre est-elle purement formelle ? S’il en était ainsi, toutes les sensations devraient, dans la doctrine de Kant, être soumises à cette forme, et conséquemment elles devraient être ordonnées dans l’espace l’une en dehors de l’autre. Or, Kant ne l’admet que pour les sensations de la vue et du tact. Cette différence de fait entre les diverses qualités sensitives dans leur rapport à l’intuition pure de l’espace est, pour la doctrine formaliste de Kant, absolument inexplicable : on ne voit pas pourquoi une forme essentielle de la sensibilité ne s’applique pas à tout ce qui est senti, et pourquoi nous éprouvons le besoin de loger dans le cadre a priori seulement telle sensation et non telle autre. Cela suppose qu’il y a, dans ces sensations mêmes, une affinité secrète avec l’extension, par conséquent un caractère extensif que n’ont pas les autres. De plus, pour les ranger dans l’espace selon tel ordre et non selon tel autre, il faut qu’il y ait en elles une marque locale déterminée ou déterminable ; il faut qu’elles tendent d’elles-mêmes à prendre telle place et à se ranger dans tel ordre ; il faut, en un mot, qu’il y ait dans le mécanisme physiologique et dans le dynamisme psychique l’explication du caractère extensif. À quoi sert donc, encore une fois, votre forme a priori, votre moule produit par une pensée distincte de la sensation ? Il en est pour les formes pures de l’intuition comme pour les catégories. Un psychologue français qui n’admet point l’a priori des catégories et qui, par une inconséquence curieuse, admet celle de l’espace et du temps, ajustement objecté aux kantiens : — S’il faut que je reconnaisse la similitude effective de deux objets pour appliquer ma catégorie de ressemblance, la catégorie vient trop tard, le problème est résolu, elle ne fait rien qui n’ait été déjà fait sans elle114. — Pareillement, dirons-nous, s’il faut que je reconnaisse l’étendue effective de deux objets ou l’extensité effective de deux sensations pour appliquer ma forme a priori de l’espace, cette forme vient trop tard, le problème est résolu, L’application des formes a priori serait donc arbitraire s’il n’y avait pas des raisons et marques tirées des sensations mêmes qui motivent et règlent cette application, c’est-à-dire au fond qui les rendent inutiles. Vous ne reconnaîtriez pas que l’étendue convient à tel objet, l’intensité à tel autre, le temps à tel autre, ou que l’étendue convient sous tel rapport, dans telle relation, dans telle mesure, s’il n’y avait pas déjà dans les sensations mêmes ce que vous voulez faire descendre en elles, comme une grâce divine, du haut d’une intuition pure de l’espace infini, homogène et indifférent. Si nous regardons le ciel bleu, les sensations ont toutes la même qualité sous le rapport de la couleur, et cependant nous distinguons ce qui est à droite de ce qui est à gauche, ce qui est plus haut de ce qui est plus bas, etc. Nous aurions beau avoir le cadre a priori de l’espace immense, cela ne nous apprendrait pas quels sont les points bleus qui doivent être placés à droite, quels sont les points également bleus qui doivent être placés à gauche. Il faudra toujours en venir à reconnaître que, outre la sensation de couleur bleue, il y a encore un complexus de sensations particulier et distinctif qui varie selon la place des points bleus et qui nous force à mettre les uns à droite, les autres à gauche. Mais, ceci étant admis (et il faut l’admettre par force), nous n’avons plus besoin du cadre à priori.

Les théories intellectualistes, qu’elles soient du rationalisme ou de l’associationnisme, sont, au fond, des théories atomistes. Elles supposent des éléments particuliers et détachés, tels que les sensations, qu’on groupe ensuite selon des lois intellectuelles, soit celles de l’association, soit celles de la « pensée pure ». Ainsi, pour expliquer la construction de l’étendue dans notre conscience, les intellectualistes partisans de l’association des idées supposent d’abord, comme nous l’avons vu, des éléments tout intensifs, — sentiments d’effort, a, b, c, d, sensations oculaires, f, g h, i, sensations tactuelles, r, s, t, u, v ; puis ils associent ces éléments soit par association ordinaire, soit par synthèse mentale (comme Wundt) ou, ce qui revient au même, par chimie mentale ; et ils concluent que le résultat de ces éléments intensifs est quelque chose d’extensif. Pure hypothèse qui, loin d’être justifiée par les prémisses, nous a paru contredite par ces mêmes prémisses. En réalité, ce n’est pas la séparation ni la distinction définie des sensations qui est le premier stade de la vie mentale ; c’est au contraire leur continuité et leur caractère indéfini, La détermination et le détachement, qui en font des éléments possibles pour un groupement intellectuel, appartiennent au dernier stade de révolution, non au premier. Nos procédés de synthèse intellectuelle sont donc des artifices d’analyse psychologique qui ne reproduisent nullement le processus réel de la nature et de la vie, c’est un symbolisme trompeur : nous prenons, comme l’a fait Wundt autrefois, le raisonnement, effet final, pour un principe ; nous expliquons les sensations par des raisonnements plus ou moins inconscients, au lieu d’expliquer le raisonnement même par le développement continu des sensations où la réflexion introduit des discontinuités artificielles. Ainsi, lorsque Kant, Schopenhauer, Spencer expliquent l’idée de coexistence dans l’espace par une répétition en sens inverse de deux séries temporelles qu’on peut parcourir à rebours, ils remplacent par une analyse dérivée et factice la continuité naturelle et la simultanéité immédiate de sensations ayant un caractère extensif aussi bien qu’intensif.

Au reste, un écueil qu’on n’évite pas assez dans les analyses psychologiques, c’est de confondre l’analyse d’une idée avec les moyens de sa production. Spencer, par exemple, définit l’étendue « un agrégat de relations dépositions coexistantes », d’où il croit pouvoir conclure que « toute connaissance de grandeur est une connaissance de relations de position », qu’aucune idée d’étendue « ne peut provenir de l’excitation simultanée de plusieurs nerfs s’il n’y a pas connaissance de leurs positions relatives ». Voilà donc l’animal et l’enfant, pour acquérir la notion vague d’extensivité, de grandeur indéterminée, de chose volumineuse et massive, obligés de se livrer à une docte mensuration de positions diverses, de déterminer leurs relations, d’« agréger » ensuite le tout et finalement de concevoir l’espace. Tout cela pour sentir, par exemple, une douleur étendue dans le corps, une plaie grande et large, un froid glaçant tout le dos à la fois, une pression douloureuse s’étendant à une vaste portion des membres et les écrasant, etc. Ces sensations, qui différent toutes qualitativement, ne diffèrent-elles pas aussi quantitativement ? Bain, à son tour, dit que la caractéristique même de l’espace est d’être « un but pour le mouvement » ; d’où il conclut, entre autres choses, que la distance et même la grandeur ne peuvent être « des attributs originels de la sensibilité des yeux ». Ainsi, quand l’enfant voit tout le bleu du ciel étalé devant ses yeux, il ne voit pas le ciel grand et large, sous prétexte qu’il ne peut se mouvoir pour le parcourir !

En résumé, extensivité, durée et intensité sont aussi inséparables dans le domaine mental que l’espace, le temps et la motion dans le domaine physique. L’intensité est la révélation subjective de cette force qui se manifeste par la motion et fait le réel du mouvement ; sans l’intensité, le mouvement ne serait plus qu’un changement abstrait de relations abstraites dans l’espace abstrait et le temps abstrait. Comme l’intensité, la durée est psychologiquement inhérente à la vie même, ou plutôt au vouloir-vivre, à l’appétit. Enfin l’extensivité est inhérente au sentiment de la vie corporelle.

Si nous admettons une expérience primitive d’extensivité, il n’en résulte pas que le tout continu de représentations qui constitue la conscience soit lui-même une chose étendue, c’est-à-dire objectivement liée au tout de l’espace ou à une partie définie de l’espace ; ce n’est point une chose qui n’aurait aucune unité propre et pourrait être divisée indéfiniment, capable d’être pénétrée par des corps ou de résister à cette pénétration par une force répulsive. Le sentiment d’extensivité inhérent à la cœnesthésie, quoique distinct du sentiment d’intensité, est tout aussi psychique que ce dernier sentiment.

II
Construction de l’idée-étendue

La question est maintenant de savoir si le sentiment général d’extensivité, essentiel à la conscience de la vie corporelle, — avec tous les signes locaux qui n’en sont que les différenciations et subdivisions, — ne peut pas produire à la fin l’idée proprement dite de l’étendue, laquelle se ramènerait ainsi, en dernière analyse, au sens immédiat de la vie appétitive et sensitive en réaction contre son milieu.

L’idée de l’espace implique deux conditions principales : 1° idée d’une coexistence de parties continues, qui, comme telles, ne peuvent être distinguées que par des différences qualitatives ; 2° idée d’une relation caractéristique entre partie et partie, qui n’est plus simplement une différence entre elles, mais une distance, c’est-à-dire une séparation de parties extérieures l’une à l’autre115. Il faut donc non seulement que des objets multiples coexistent dans des relations définies et pendant un temps défini, mais encore qu’ils soient extérieurs à nous et extérieurs l’un à l’autre (ausser uns und aussereinander).

1° La simple coexistence de choses multiples, premier caractère de l’espace, n’est pas ce dont la notion est difficile à expliquer : aussi est-ce là-dessus que les intellectualistes, — soit rationalistes, soit empiristes, — se sont donné carrière. Nous ne saurions admettre avec eux que la coexistence soit construite dans notre esprit par le renversement de deux séries successives (comme les sensations nécessaires pour parcourir des yeux une table de gauche adroite et de droite à gauche). Nous croyons que la notion de coexistence nous est fournie immédiatement par la réelle simultanéité en nous de sensations distinctes, surtout celles du sens de la vie. Mais la coexistence, en elle-même et à elle seule, n’est pas nécessairement spatiale. Qui ne connaît l’objection tirée des sons simultanés d’un accord, lesquels ne sont pas une simultanéité dans l’espace ? Pour que la coexistence ait un premier caractère extensif, non plus seulement intensif ou protensif, il faut qu’elle soit la coexistence de toutes les impressions venant des diverses parties de notre corps et ayant chacune un caractère propre, une couleur locale. La cœnesthésie est un concert continu où chacun de nos organes fait sa partie et où se fondent un grand nombre de voix, ayant chacune un timbre particulier. Il y a en nous le sentiment continu de choses coexistantes, durables et, en une certaine mesure, invariables, puisque, sous les sensations diverses et successives, nous sentons toujours un même fond de sensations simultanées, fourni par l’ensemble des parties corporelles, assurant la permanence des signes locaux toujours en fonction ; or ce sentiment de notre corps est déjà extensif, parce qu’il enveloppe le vague sentiment de parties coexistantes et constamment coexistantes.

2° Toutefois, il manque encore un élément caractéristique : l’extériorité des parties par rapport à nous et entre elles. L’extériorité par rapport à nous nous est révélée par la résistance et l’effort. Il y a là une conscience de répulsion réciproque qui est l’origine de l’idée d’impénétrabilité ; cette conscience établit entre les choses une barrière, une séparation plus profonde que ne le pourraient faire, à eux seuls, les signes locaux. La résistance donne à l’obstacle une sorte de dureté, conséquemment de corporéité, de matérialité, comme quand on se heurte à un mur. Il y a donc là quelque chose de vraiment externe qui se détache de la conscience du moi.

Reste l’extériorité des parties entre elles, qui a pour marque non plus seulement la distinction, ni même l’opposition des parties, mais leur position. Peut-on dire qu’une sensation isolée, une seule sensation ait un attribut de position locale ? Non ; il faut pour cela un rapport entre elle et d’autres sensations. La place d’un point ne peut pas être déterminée sans un rapport à d’autres points ; établissons donc en principe que toute localisation suppose un certain nombre de sensations simultanées. En fait, une impression produite sur un point de notre corps ne peut rester absolument isolée : elle s’irradie vers d’autres points plus ou moins voisins du premier. Lorsque cette excitation de plusieurs points par irradiation s’est produite un certain nombre de fois, l’habitude établit une association entre ces points, conséquemment entre les sensations qu’ils nous fournissent et dont chacune a une nuance propre. Mais la qualité particulière de chaque sensation, qui la rend discernable des autres, ne pourra devenir signe local que si, de quelque manière, nous avons des points de repère dans l’espace ; car cette qualité sensitive n’est pas par elle-même une situation, elle n’a pas sa position inhérente et immanente, puisqu’une position, encore une fois, n’est telle que par rapport à d’autres points donnés. Il faut donc admettre que c’est seulement l’ensemble des sensations qui prend une forme spatiale et locale, par l’établissement de relations d’un genre particulier au sein de notre cœnesthésie. L’ensemble de toutes nos sensations corporelles est extensif ; quand plusieurs sensations se détachent sur cet ensemble, elles ont non seulement une qualité sensorielle sui generis, mais encore une qualité locale, répondant aux lignes de communication qui s’établissent par l’habitude entre nos organes. D’ailleurs, nous ne pouvons pas plus expliquer ce mode de représentation que la sensation du blanc ou celle de l’odeur de rose.

Outre les éléments qui précèdent, il ne faut pas oublier, dans la formation de l’idée d’espace, ce que les Anglais appellent les sentiments de mouvements, feelings of motion. La notion de mouvement implique celle d’espace, mais les sentiments corrélatifs au mouvement ne présupposent pas la notion d’espace. Par ces sensations de mouvement nous n’entendons pas des impressions de pure succession temporelle. Qu’un objet sur lequel nos yeux étaient fixés se meuve tout d’un coup rapidement, nous avons, même indépendamment de toute idée d’espace ou de mouvement, une certaine impression spécifique, très différente de celle que nous éprouvons en entendant le son ut, puis le son ré. C’est cette impression que, sans présupposer l’idée de mouvement (ce qui serait un cercle vicieux), on appelle sensation de mouvement, c’est-à-dire impression particulière produite subjectivement par une chose qui, extérieurement, se meut. Les sensations de ce genre ne sont pas des conclusions de raisonnement, des constructions de la pensée qui dirait : — l’étincelle jaillie du foyer était au premier moment à tel point, au second moment à tel autre point ; donc elle s’est mue. — Dans le temps nécessaire à l’aperception (et qui n’est, pas infiniment petit, mais mesurable), nous voyons le mouvement ; nous le voyons, dis-je, nous ne le concluons pas : nous avons un mode particulier de sentir, d’être affecté, (qui correspond en nous au mouvement extérieur et qui, si le mouvement est rapide, soudain, peut aller jusqu’à nous faire tressaillir par contre-coup. Comme le mouvement est analysable en positions occupées à divers moments par le mobile, une foule de philosophes, après Kant et Schopenhauer, ont nié à tort la possibilité de sentir ou percevoir le fait du mouvement actuel : ils ont attribué au chien qui voit fuir le lièvre, à l’enfant qui voit passer une bougie devant ses yeux, une analyse plus ou moins consciente des positions successives. Sur votre montre, quand vous voyez la petite aiguille à midi après l’avoir vue à huit heures, vous inférez sans doute qu’elle s’est mue ; mais, regardez directement l’aiguille à secondes, vous la verrez se mouvoir. Si nous étions obligés d’analyser un mouvement visible depuis le point de départ jusqu’au point d’arrivée et d’analyser aussi l’intervalle de temps qui les sépare, nous serions aussi embarrassés pour sentir le mouvement que Zénon d’Elée pour le comprendre. Mais, de même que le mouvement se réalise de Tait en dépit de nos raisonnements, de même nous le voyons se réaliser sans avoir aucun besoin de raisonnement, ni conscient ni inconscient, par la seule perception d’une différence rapide ayant un caractère original, d’un changement dans notre panorama extensif. Et si, en général, nous inférons des mouvements, c’est à condition d’en avoir d’abord immédiatement senti et exécuté. Toutes les objections éléatiques n’empêcheront pas cette sensation de mouvement de se produire, de nous révéler l’action de quitter un lieu pour passer dans un autre. Il y a là un mode particulier de transition que nous saisissons immédiatement et qui produit en nous-mêmes une transition d’un genre particulier, très différente soit de la simple transition dans le temps, soit de la transition d’un degré d’intensité à un autre degré, soit de la transition du plaisir à la peine, etc.

Il ne faut pas confondre, comme on le fait d’ordinaire, les impressions de mouvement avec celles d’effort et de résistance. L’effort peut se sentir dans l’immobilisation mutuelle, et de même la résistance. Aussi la transition sui generis qui constitue l’impression du mouvement est-elle sensiblement différente de ce que nous éprouvons dans l’effort, soit que l’effort consiste en de l’énergie centrifuge, soit qu’il se réduise à des sensations venues de la périphérie. Il y a dans l’impression du mouvement, quand c’est nous qui le produisons, une détente de ressort, un déclenchement, un passage à l’exertion qu’on ne peut pas définir, mais qui n’est point le fameux « effort » de Biran. De même, quand un oiseau passe devant nos yeux, l’impression de transition rapide n’est ni celle d’une série d’efforts, ni celle d’une série de résistances. Le mouvement peut avoir la vitesse d’un éclair, et il se manifeste toujours par une impression immédiate, facile à reconnaître quand on l’a connue une première fois. On peut dire que, si l’impression de résistance, surtout douloureuse, est la grande révélatrice de l’extériorité par rapport à nous, l’impression de mouvement nous révèle surtout l’extériorité mutuelle des choses, leur séparation au sein même de la continuité.

Le sens du mouvement, soit de celui qu’on exécute, soit de celui qu’on perçoit au dehors, a été un des premiers et des plus importants résultats de la sélection naturelle dans la lutte pour la vie. En effet, pour vivre, il faut se mouvoir vers une proie quelconque, et se mouvoir à l’opposé des ennemis qui cherchent eux-mêmes à faire de vous leur proie. L’animal, sa proie, l’ennemi qu’il craint, tout cela se meut : c’est le mouvement qui révèle la proie, c’est le mouvement qui révèle aussi l’ennemi. Il faut que l’animal devienne habile à discerner le mouvement et qu’il soit, à l’égard de ce qui se meut, sur un perpétuel qui-vive. Les sensations de mouvement ont donc dû se trier de bonne heure, s’intégrer, se différencier. C’est ce que confirment les recherches de Schneider. Celui-ci a montré par de nombreux exemples que, tout le long de la série animale, le mouvement est la qualité par laquelle les animaux attirent le plus aisément l’attention d’autres animaux. Pourquoi l’animal qui a peur semble-t-il « faire le mort » ? En réalité il ne songe nullement à imiter la mort ; mais la crainte, en produisant une sorte de paralysie, l’empêche d’être aperçu par son ennemi ; son immobilité le sauve. Une mouche immobile n’est pas remarquée ; dès qu’elle s’envole, on l’aperçoit. Une ombre peut être trop faible pour être perçue : cependant, dès qu’elle se meut, nous la voyons. Schneider a montré que l’ombre en mouvement peut être remarquée même quand elle a une intensité dix fois moindre que l’intensité qui lui serait nécessaire pour être vue au repos. Si l’on tient un doigt immobile entre notre paupière close et le soleil, nous ne remarquons pas la présence de ce doigt ; si on lui imprime un mouvement de va-et-vient, nous le discernons. Une perception visuelle de ce genre reproduit les conditions de la vue chez les radiés. William James remarque avec raison que, même aujourd’hui, la principale fonction des régions périphériques de la rétine, c’est d’être des sentinelles qui, dès que des rayons de lumière se meuvent sur elles, crient : qui va là ? et appellent le foyer visuel du côté de l’objet. Beaucoup de parties de la peau remplissent le même office, par exemple le bout des doigts, organe du tact par excellence.

Comme le mouvement ne peut avoir lieu en fait que dans une direction définie, on a nié l’impossibilité de percevoir le fait du mouvement sans percevoir la direction. Des expériences fort simples démontrent cependant le contraire116. William James cite l’expérience suivante. Supposez, sur « votre bras, deux points séparés par un intervalle assez petit pour que les deux extrémités d’un compas, placées sur ces deux points, produisent une seule impression ; puis, entre ces deux points, qu’on trace sur votre bras avec un pinceau des lignes dix fois plus petites : vous sentirez distinctement le mouvement et vous ne sentirez que très vaguement la direction. Le sens du mouvement, étant beaucoup plus délicat que le sens de la position et de la direction, ne peut donc en être dérivé. Il y a des expériences où vous ne pouvez pas compter et distinguer les cinq doigts d’une main, et où cependant le plus léger mouvement d’un des doigts est perçu comme mouvement, et rien de plus. Exner a fait voir à quel point le sens du mouvement est une forme primitive de la sensibilité, en démontrant que ce sens est bien plus délicat que le sentiment même de la succession dans le temps. Deux étincelles électriques apparaissent en succession rapide, l’une à côté de l’autre, et l’observateur doit noter si c’est l’étincelle du côté droit ou celle du côté gauche qui est apparue la première. Quand l’intervalle de temps est réduit à 0,044”, le discernement de l’ordre de succession dans le temps devient impossible ; mais, si les étincelles sont assez rapprochées dans l’espace pour que leurs cercles d’irradiation s’enveloppent, l’œil perçoit alors leur éclat comme si c’était le mouvement d’une seule étincelle depuis le point occupé par la première jusqu’au point occupé par la seconde, et l’intervalle de temps peut alors être réduit jusqu’à 0,015”, avant que l’esprit commence à douter si le mouvement apparent a commencé de droite à gauche ou de gauche à droite. Des expériences semblables sur la peau donnent des résultats semblables. La sensibilité perçoit donc la direction dans l’espace plus facilement qu’elle ne perçoit l’ordre dans le temps. Et d’autre part, nous avons vu qu’elle perçoit le mouvement même plus facilement que la direction et la position. L’expérience ne confirme donc nullement les beaux raisonnements des rationalistes, ni même ceux des empiristes comme Spencer et Mill, qui veulent expliquer la perception du mouvement et de l’étendue par celle de positions relatives, de directions et, en dernière analyse, de successions dans le temps.

Une fois accordé que nous avons un sentiment spécifique de transition causé par le mouvement, soit par celui de nos membres, soit par celui de nos yeux, soit surtout par celui des objets que voient nos yeux, il ne reste plus qu’à considérer dans son ensemble une série de sentiments de transition répondant au mouvement, série dont les termes ne peuvent coexister et dont l’ordre est invariable, pour acquérir, en y ajoutant tous les autres éléments précités, la notion de distance : la distance, en effet, est la nécessité d’une succession de transitions en ordre invariable pour aller d’un terme à un autre. Comme ces termes, nous l’avons vu, ont chacun leur signe local, comme ils répondent ainsi à des sensations que nous avons en coexistence, nous obtenons ici une combinaison de coexistences et de séquences tout ensemble : c’est cette combinaison qui nous permet de concevoir le mouvement même comme tel, c’est-à-dire une série de transitions sur le fond uniforme et coexistant de cette sensibilité extensive, inhérente à la cœnesthésie, dont les signes locaux sont les composants.

Tous ces cléments sensitifs étant donnés, nous avons les éléments nécessaires pour la représentation de l’étendue à la fois résistante et mobile.

On voit qu’il faut absolument joindre les signes locaux et le mouvement pour avoir une notion nette de l’espace. Deux impressions sur deux parties différentes de notre corps ont une nuance locale indépendamment même de tout mouvement, comme quand on vous touche les deux mains à la fois ; mais cette différence n’apparaîtrait pas comme proprement spatiale, comme une différence de position, si le mouvement de la main gauche venant toucher la main droite ne se joignait pas aux signes locaux. D’autre part, le mouvement seul de la main ne nous donnerait pas l’idée d’espace si les diverses positions du membre mû n’avaient entre elles d’autres différences que celles qui naissent du mouvement même, s’il n’y avait pas encore en elles des différences de coloris produites par le rapport vaguement senti de chaque position à l’ensemble de notre corps et à son extension vaguement sentie. Mais, quand ma main droite se meut le long de ma main gauche, j’ai une série à ordre fixe de sensations musculaires ayant chacune son signe local ; en même temps, j’ai une série de sensations de toucher actif ayant également leurs signes locaux ; enfin, j’ai une série de sensations de toucher passif, ayant aussi leurs signes locaux. Il se produit nécessairement des intégrations et différenciations de toutes ces sensations et de tous les signes locaux qui les accompagnent ; de là la représentation de l’étendue.

Nous avons vu que l’extériorité et la juxtaposition immédiate sans pénétration sont les caractères essentiels de l’étendue ; l’œil a le privilège de les saisir immédiatement. Regardez une surface mi-bleue, mi-rouge : vous avez d’abord, au point de séparation, la ligne géométrique, sans largeur, ayant cependant une forme précise et une grandeur déterminée : vous voyez à la fois du bleu, du rouge, et la ligne de partage. Les deux sensations de bleu et de rouge 1° coexistent, et vous n’avez besoin d’aucun raisonnement ni d’aucun renversement de successions pour percevoir cette coexistence ; 2° elles s’excluent nettement, tout en étant en juxtaposition immédiate : elles sont extérieures l’une à l’autre. Regardez encore une ligne noire sur du papier blanc. Vous percevez la couleur noire au moyen d’une sensation caractéristique ; mais toute couleur est étendue, et, ici, elle a la forme d’une ligne ayant une certaine largeur, forme sans laquelle la couleur même ne serait pas visible. Direz-vous que vous ne percevez pas la ligne absolument de la même manière que vous percevez la couleur, c’est-à-dire par un mode particulier de sentir ? Ne saisissez-vous pas l’extériorité mutuelle des parties de la ligne, qui est une série de différences spatiales, tout comme vous saisissez la différence même du noir et du blanc ? Y a-t-il plus de raisonnement dans un cas que dans l’autre ? Sans doute, pour arrivera définir la ligne comme ligne, à la définir géométriquement, il faudra abstraire et raisonner ; mais pour la voir, et la voir avec sa forme propre, il n’y a qu’à ouvrir les yeux. Si la ligne est un peu longue, il faudra la parcourir du regard, la décrire par des mouvements de l’œil, et alors la perception d’une série de sensations motrices viendra obscurément se joindre à la perception d’une série de sensations visuelles ; mais, pour saisir une ligne bien courte, un petit trait, il n’y a besoin que d’un coup d’œil, que d’un mouvement rapide d’accommodation visuelle. Dans tout cela, il y a des sensations et des réactions motrices, mais aucune intervention de principes intellectuels et a priori.

William James dit avec raison que, dans le champ de la quantité, les relations entre deux nombres sont simplement un autre nombre, et que, pareillement, dans le domaine de l’espace, les relations sont des faits du même ordre que les faits qu’elles relient. « Quand nous parlons d’une relation de direction ou de distance entre deux points l’un par rapport à l’autre, nous voulons dire simplement : la sensation de la ligne qui joint les deux points ensemble. La ligne est cette relation. Sentez-la, et vous sentez la relation ; voyez-la, et vous voyez la relation. Vous ne pouvez même, d’aucune façon concevable, penser la relation sans imaginer la ligne, quoique vaguement, ou décrire et indiquer les relations sans tracer la ligne. Du moment que vous avez imaginé ou tracé la ligne, la relation est là devant vous, et devant votre interlocuteur. » Il faudra réfléchir sur cette impression pour en abstraire les caractères géométriques ; mais, encore un coup, avant d’être aperçue et réfléchie, la relation est sentie, grâce à un complexus de sensations simultanées ; et elle est sentie sous la forme déterminée de la ligne, qui seule la réalise et la constitue en fait.

La grande objection des rationalistes, c’est que la position ne peut jamais être une sensation, parce qu’elle n’a rien d’intrinsèque ; elle ne peut exister qu’entre un point, une ligne, etc., et des coordonnées extérieures. — Sans doute, comme nous l’avons remarqué plus haut, une seule sensation ne peut donner aucune idée de place ; mais nous avons vu aussi qu’un ensemble de sensations, rétiniennes ou cutanées, enveloppe des relations d’abord confuses de places, dont on peut abstraire par l’attention des positions déterminées. Au contraire, quand vous écoutez des sons simultanés, ils tendent à se fondre ; et malgré cela, avec de l’attention, vous discernez encore une sorte de surface ou même de profondeur sonore : vous percevez des directions diverses de sons, mais trop vaguement pour juxtaposer les origines de ces sons et les étaler en étendue. Mêmes réflexions pour l’odorat et le goût : la juxtaposition y demeure vague, la tendance à la pénétration, à la fusion, à la confusion y est dominante. Seul le toucher vous donne, comme la vue, la juxtaposition sans pénétration : votre main étendue sur la table, ou enveloppant une boule, sent un ensemble de résistances juxtaposées qui ne se confondent pas, qui s’étalent en surface. Malgré cela, tant que la main est immobile, le tout est encore très vague ; mais, si elle se meut le long d’une ligne ou d’une surface, le souvenir juxtapose les sensations et en fait apparaître l’ordre sériel.

Dans le tact, nous sommes obligés de construire l’extension avec la motion ; dans la vue, ce tact perfectionné, la besogne est toute faite : les sensations sont tout étalées par une analyse merveilleusement délicate et par une synthèse qui ne demande, comme on dit, qu’un coup d’œil. Riehl est allé jusqu’à dire que l’espace est une représentation exclusivement visuelle. Nous ne saurions admettre cette affirmation absolue : on vient de voir que l’extension et la juxtaposition se rencontrent, quoique sous des formes moins analytiques et beaucoup plus synthétiques, dans tous les autres sens. Si leurs sensations, relativement très passives, ne provoquent pas d’une façon assez nette des efforts moteurs, il n’en existe pas moins jusque dans ces sensations une certaine part d’activité, et d’activité motrice : on tend l’oreille pour mieux entendre, on meut les narines et on aspire l’odeur pour mieux sentir, on réagit contre une chaleur ou un froid trop vif par des mouvements dans les parties affectées. A tout cela nous ne faisons jamais attention, ayant des sens beaucoup plus commodes pour nous représenter l’étendue ; nous oblitérons ainsi, grâce au manque d’usage, le côté des sensations auditives, olfactives, etc., qui serait propre à nous donner une représentation de l’étendue, de même que l’homme qui a des yeux se représente l’espace sous la forme visuelle et laisse s’oblitérer les représentations tactiles. Mais supposez un homme qui, n’ayant ni le tact ni la vue, aurait cependant l’ouïe, l’odorat, le sens du chaud et du froid, etc. : par l’attention et l’exercice, il arriverait probablement à distinguer les nuances diverses de sons ou d’odeurs selon les points divers d’où ils viennent, à distinguer surtout les séries d’efforts moteurs élémentaires qu’il ferait pour adapter son oreille aux sons, son nez aux odeurs, etc. ; dès lors, il pourrait arriver à une figuration confuse et élémentaire de l’espace.

Les yeux, comme nous l’avons remarqué déjà, ont l’avantage de nous fournir immédiatement la couleur, et il n’y a pas de couleur sans étendue et sans forme ; c’est pour cela que les yeux, par eux-mêmes, font connaître immédiatement au moins deux dimensions. M. Dunan présente à Marie V…, récemment opérée de l’œil, un disque de papier blanc ; elle dit tout de suite : « C’est rond. » Elle distingue aussi immédiatement le plus grand des deux carrés de papier qui lui sont présentes. Les expériences se faisaient le huitième jour après celui où le bandeau primitivement placé sur l’œil opéré avait été enlevé. Quelques instants après avoir ôté ce bandeau, l’interne avait montré à Marie V… sa main. « L’enfant, naturellement, n’avait pas pu la reconnaître, mais, l’ayant touchée, elle avait dit : « C’est une main » ; et depuis, toutes les fois qu’on lui montrait une main, elle la reconnaissait tout de suite sans le secours du tact. M. Dunan conclut de ses observations que Marie V… « voyait probablement tous les objets à une distance, qui était probablement indéterminable pour elle, car nous ne pûmes lui arracher aucune indication à cet égard, mais elle les voyait projetés dans l’espace ». Une personne ouvrant pour la première fois les yeux à la lumière perçoit immédiatement « l’étendue plane avec les rapports de grandeur et de position des figures qui peuvent s’y trouver dessinées ». La sensation visuelle est spécifiquement extensive et même projetée à distance.

Dans l’état actuel de l’humanité, le mécanisme natif de la vision est disposé de telle manière que la rétine est un ensemble de points sentants et, pour ainsi dire, de milliers d’yeux fondus en un seul. Chez d’autres animaux, chaque œil est formé d’yeux encore séparés et à facettes. L’appareil visuel a donc pour résultat de fournir une simultanéité de sensations distinctes et homogènes. Or, partout où il y a cette simultanéité, la représentation d’espace est en germe. Toutefois les sensations visuelles seules ne suffiraient pas à produire une idée nette de l’espace, pas même les sensations de couleur : comme pour le tact, il y faut joindre le mouvement, la réaction cérébrale et musculaire. C’est en désagrégeant les sensations simultanées de couleur par une série d’efforts de l’œil, en les divisant ainsi en multiplicité, que nous acquérons l’idée d’étendue visuelle. L’œil immobile qui, pour la première fois, serait en présence d’un cercle rouge sur un fond blanc verrait du blanc et du rouge en une représentation à la fois multicolore et indistincte ; ce serait la sensation de taches colorées ayant une forme visuelle ; ce ne serait pas la notion de parties les unes en dehors des autres, de situation, etc. Pour qu’il y ait notion il faut qu’il y ait analyse, décomposition de la masse des sensations, par conséquent succession et mouvement.

On peut comparer à l’œil immobile recevant des impressions de couleur la sensation de température qui se produit quand, dans notre corps refroidi, nous sentons pénétrer une onde de chaleur venue d’un foyer qui rayonne : nous avons alors une sphère de chaleur sur un fond de froid, analogue à une sphère de lumière ou de couleur sur un fond obscur. Si nous pouvions réagir par rapport à la chaleur aussi aisément que nous réagissons des yeux par rapport à la lumière, nous pourrions acquérir la notion d’étendue sous la forme d’étendue chaude et d’étendue froide. La supériorité de la vue tient, comme nous venons de le voir, à ce que nous avons en réalité une multitude de petits yeux juxtaposés, de petits tubes télescopiques l’un à côte de l’autre. Delbœuf a montré que si une conformation analogue, jointe à une mobilité analogue, existait pour les autres sens, nous pourrions avoir un œil odorant ou, si l’on préfère, un nez voyant, placé par exemple au bout d’une antenne mobile : nous verrions alors les choses sous forme de lignes odorantes, de surfaces odorantes, de solides odorants. Si d’ailleurs la vue, l’ouïe et l’odorat semblent fonctionner à distance, c’est une simple apparence, puisqu’il y a toujours un milieu en contact immédiat avec l’organe. La présence d’un obstacle résistant, dit Delbœuf, pourrait aussi se faire sentir à distance, si la peau était plus sensible aux modifications de l’air dans le voisinage des corps solides117. C’est ce qui a lieu dans une certaine mesure. Une chauve-souris à qui on a enlevé la vue se dirige avec la plus grande sûreté à travers les dédales enchevêtrés des grottes et des cavernes, sans se heurter aux parois qu’elle perçoit de loin. Le toucher est pour elle une seconde vue ; ses deux ailes lui servent d’yeux et apprécient les degrés divers d’élasticité ou de tension aérienne.

La troisième dimension a toujours été le grand embarras des psychologues. Nous croyons qu’elle est donnée, dès le début, dans la cœnesthésie et dans toutes les sensations massives, volumineuses, qui en sont des différenciations. Ici encore, les psychologues confondent le procédé d’analyse des idées avec le processus de la nature. La surface leur paraît plus facile à expliquer que les trois dimensions, tandis qu’en réalité elle est elle-même un abstrait de la perception primitive et massive. Selon nous, la troisième dimension est différenciée dans la masse par le mouvement en avant ou en arrière, et même en général par tout mouvement : se mouvoir, c’est pénétrer. Le mouvement des jambes en avant est du reste bien plus naturel que le mouvement latéral, dont il se distingue facilement. On demande comment nous percevons notre marche elle-même. Nous avons conscience d’une série d’efforts musculaires, et nous voyons en même temps un objet situé en face de nous devenir plus grand, puis être à la portée de notre main, qui, tout à l’heure, ne pouvait le toucher et maintenant le palpe. Nous acquérons ainsi l’idée de distance, c’est-à-dire d’une série d’efforts le long d’une ligne, et cette ligne nous paraît perpendiculaire aux plans divers que nous avons traversés. Les objets éloignés, qui paraissaient contigus, s’écartent graduellement l’un de l’autre et finissent par disparaître à notre droite et à notre gauche. — « Mais qu’y a-t-il dans tout cela ? demande M. Lachelier ; qui nous assure que nous nous sommes déplacés d’arrière en avant, et que ce ne sont pas les objets eux-mêmes qui ont grandi ou qui se sont déplacés latéralement devant nous ? » — Nous répondrons que, dans la marche, on a la conscience immédiate d’agir, de faire effort, de changer quelque chose à l’ensemble des conditions antécédentes : le premier animal venu distingue le mouvement qu’il exécute des mouvements dont il est simple témoin ; il ne fera jamais cette hypothèse étrange que ce sont les objets qui se déplacent, quand c’est lui-même qui se déplace. En outre, revenant en arrière, il retrouve tout dans l’état primitif, et avec les dimensions primitives. Après une certaine éducation, il arrive à connaître et à apprécier la distance, l’éloignement, la profondeur, sans avoir besoin des formes a priori de Kant. — De même pour la vue. On prétend qu’à elle seule elle saisit les surfaces et ne peut saisir la profondeur, parce qu’il faudrait pour cela regarder latéralement la profondeur, ce qui la convertirait en largeur. — Mais, d’abord, deux largeurs en sens divers, et surtout perpendiculaires, forment précisément la profondeur. Sans connaître en rien les perpendiculaires, l’animal et l’enfant arrivent à discerner les largeurs ou longueurs en divers sens, qui produisent des impressions sensibles diverses et surtout provoquent des mouvements divers de notre œil. Il ne faut pas oublier que l’œil réagit au contact de la lumière selon la même ligne qu’elle : nous tendons donc toujours à percer perpendiculairement du regard toute surface visible ; nous avons ainsi devant les yeux une surface immédiatement donnée et, par la réaction motrice inséparable de la vision, une trouée dans cette surface, une percée qui est un mouvement dans le sens de la profondeur. De plus, notre œil étant un composé de bâtonnets, nous perçons les objets de mille regards à la fois. Enfin, comme nous avons deux yeux et deux images stéréoscopiques, nous arrivons, par l’exercice, à localiser les objets vus au point de rencontre des deux percées visuelles.

Selon nous, le véritable révélateur de la troisième dimension, de la profondeur, de la distance en avant pour traverser des plans successifs, c’est l’appétit. L’animal qui a faim, qui sent ou voit sa proie, et qui est obligé de faire une série d’efforts musculaires pour la saisir, superpose ainsi aux surfaces visibles une troisième ligne, qui est la direction même de son effort moteur, immédiatement sentie. De plus, quand la proie est dans sa gueule, prise, enveloppée, mâchée en tous sens, l’animal n’aura pas la conception abstraite de la surface ni de la ligne, il aura l’impression immédiate et concrète du tout solide. En l’avalant il aura le sentiment d’emplir et de combler un vide. Toutes ces impressions, où la sensation et l’appétition motrice jouent le principal rôle, ont un caractère évidemment extensif et, de plus, volumineux, nullement linéaire ou superficiel. Ce sont les mathématiciens et les métaphysiciens qui, après avoir extrait des lignes et des surfaces du tout volumineux, ne peuvent plus recomposer ce qu’ils ont artificiellement décomposé. C’est moins l’esprit pur que la capacité buccale et stomacale qui révèle primitivement les trois dimensions en les engloutissant toutes à la fois. La bouche, l’estomac, la main, sont les vrais cadres natifs ou moules de nos sensations répondant aux objets extérieurs et solides.

Il nous arrive aussi, quand ce sont les objets mêmes qui se meuvent, de voir un objet disparaître derrière un autre ; l’enfant voit le sein de sa mère disparaître derrière la robe qui se referme. — « Mais, demande encore M. Lachelier, qui nous garantit que le premier objet continue à exister derrière le second ? » — Une chose bien simple : c’est que le premier objet reparaît après avoir disparu ; le sein de la mère se montre de nouveau après s’être caché. L’enfant ne fera pas de la métaphysique au point de supposer un anéantissement du sein qui le nourrit, puis une nouvelle création. Il est beaucoup plus simple d’apprendre à deviner empiriquement et machinalement les situations relatives des objets. L’enfant, par habitude, et sans en penser si long, y parvient. C’est seulement quand tout le mécanisme des relations géométriques s’est établi de lui-même que l’enfant arrive à en abstraire l’espace. Les kantiens prennent le point d’arrivée pour le point de départ. L’expérience la plus décisive, c’est de retrouver soi-même et activement l’objet caché derrière ce qui le cachait ; or, l’enfant arrive à le faire lorsque, après tâtonnements, il retrouve le sein maternel derrière la robe et le palpe de ses mains. Quand il s’agit d’objets assez petits pour être tout entiers enserrés d’une main, les impressions cutanées de résistance se disposent automatiquement en forme sphérique ; il y a là une impression totale et finale sui generis, qui est celle de la solidité. Les relations géométriques ne sont pas des conditions de ces impressions ; elles en sont au contraire des extraits. En réalisant nous-mêmes ces relations par des mouvements d’abord aveugles et involontaires, puis conscients et voulus, nous apprenons à connaître par l’action : savoir, encore une fois, c’est faire. En un mot, notre cerveau réagit naturellement selon les lois géométriques et spatiales ; de ce mécanisme naturel résulte une série d’impressions sui generis et de réactions également spécifiques : il suffit de réfléchir ensuite sur ces actions et réactions pour en tirer ce qu’elles contiennent, des relations spatiales ; enfin, ces relations ne sont jamais si nettes que quand nous les réalisons. En poussant de la main un objet dont nous sentons la surface résistante, nous agissons selon la troisième dimension, et cette action nous la révèle. Nous ne saurions donc accorder aux kantiens que la « profondeur » soit « un produit spontané de notre pensée118 ».

Un élément important, quoique trop négligé, dans la genèse de la notion d’étendue, c’est le sentiment de la pesanteur, avec le sentiment de l’équilibre corporel qui en est inséparable. Quand nous soulevons notre bras de bas en haut, nous éprouvons un sentiment d’effort ayant une nuance particulière, avec degrés croissants de résistance. Quand nous voulons sauter, même effort à faire. La série des efforts et résistances dans le sens vertical, bas et haut, se distingue nettement d’une série d’efforts horizontale, d’arrière en avant par exemple. La hauteur et la profondeur ont donc des caractères sensitifs particuliers, qui font que l’animal les distingue tout de suite de la longueur et de la largeur. De plus, grâce à la série de degrés continus qui est inhérente aux séries d’efforts, et qui produit une série de sensations changeantes, la direction est donnée en ce qu’elle a d’intensif et de qualitatif ; le caractère extensif de la direction est la combinaison de ces premiers éléments avec le sentiment constant d’extensivité provenant de la cœnesthésie, et où se résument, sous la forme spécifique de l’étendue, toutes les sensations venant de toutes les parties de notre corps. Quant au sentiment de l’équilibre corporel, il est nécessaire à tous les animaux, et il enveloppe, sous une forme confuse, le discernement des trois dimensions de l’étendue. L’animal n’est pas une sphère dont tous les points seraient indifférents à toute position dans l’espace : c’est un ensemble d’organes, ayant des leviers osseux diversement pesants, pour lesquels une seule position est en moyenne normale et conserve le centre de gravité. L’animal naît avec le besoin héréditaire de cette position, et il est averti des changements de position par des sensations spécifiques de poids, sensations dont les relations mutuelles se trouvent alors altérées. Or, il est clair que ces sensations différent selon les trois dimensions, l’animal n’étant ni une simple ligne, ni une simple surface, mais un solide en équilibre. La sensation générale d’équilibre enveloppe donc quelque chose d’extensif et de spatial.

En résumé, l’idée scientifique de l’espace n’est point primitive : elle suppose trois dimensions nettement distinguées, une absence de différences qualitatives entre les diverses parties de l’espace, des notions claires d’extériorité, de juxtaposition, de continuité, de situation, de distance. L’animal n’a point toutes ces notions ; ce qui ne l’empêche pas de distinguer sensitivement la droite de la gauche (sans les nommer), l’avant et l’arrière, la situation et la distance concrètes d’un objet désiré ou craint, etc. C’est dire qu’il y a dans son cerveau un jeu d’images associées, qui fait que l’objet plus éloigné éveille l’image d’une course plus longue pour l’atteindre, d’un grand bond, etc. ; l’objet situé à droite éveille l’image d’une certaine direction du corps, direction qui n’a pas plus besoin d’être abstraitement conçue que le mouvement instinctif du corps qui nous fait nous rejeter en arrière au moment de tomber. Actuellement, grâce à une longue évolution, nous avons devant l’esprit une grande « carte » de l’espace, comme dit Taine, avec toutes sortes de points de repère ; — cette carte a pris un caractère objectif, tout comme serait une carte réelle en papier, ou encore une bibliothèque à rayons divers et à casiers distincts. Pour placer un livre sur un rayon, il faut avoir le livre et savoir où est le rayon, qui est distinct et séparé du livre même ; mais ne croyons pas que, primitivement, la localisation ou situation des impressions ait été analogue. On n’a point d’abord une impression représentée à l’esprit et non localisée en soi, puis une seconde sorte d’objet représenté, l’espace, — ou même non représenté ni représentable, selon quelques-uns, — avec lequel on mettrait l’impression en rapport, pour l’y situer comme un livre sur le rayon. La localisation n’est, comme l’a bien montré Ward, qu’une représentation plus complexe formée par l’addition de nouveaux éléments, sans aucune représentation d’un nouvel objet, ni d’un cadre ou d’un casier. Nous avons vu que toute impression éprouvée offre, dès le début, un caractère particulier tenant à sa relation particulière avec l’ensemble des impressions venues du corps entier : c’est virtuellement le signe local. Ce signe ne se détacherait pas des autres qualités de la sensation si tout en restait là ; mais, comme nous éprouvons des sensations différentes ayant le même signe local, par exemple froid à la main ou bien chaleur à la main, ou les mêmes sensations avec un signe local différent, (froid au pied, froid à la main), nous finissons par avoir dans notre conscience : 1° un complexus de qualités indépendantes des signes locaux ; 2° un complexus de signes locaux indépendants des qualités. Si, de plus, nous y ajoutons le mouvement avec les sensations musculaires, enfin le toucher actif et passif, la carte spatiale finira par se dessiner de mieux en mieux dans notre imagination ; et cette carte ne sera pas autre chose qu’un résidu de sensations et d’états de conscience divers, mais ayant pour caractère commun l’extensivité, laquelle est immédiatement fournie par la sensation constante de notre corps entier. Il n’y a donc d’irréductible ici que le mode primitif de sentir appartenant à la sensation générale de notre corps à la cœnesthésie ; l’étendue est d’abord une impression sensori-motrice, avant d’être une idée, et cette idée n’est elle-même qu’un résidu ou extrait d’impressions sensori-motrices à rapports complexes.

III
Caractère actif et moteur de la perception

Toute perception finit par intéresser les muscles, et le mouvement musculaire est essentiel à la perception distincte. Nous sommes obligés de construire et de dessiner nous-mêmes, par nos mouvements de réaction, la forme des objets, et c’est le rapport entre ces mouvements successifs de réaction qui nous permet de nous représenter le rapport des éléments sensitifs transmis sous la forme passive de pures sensations rétiniennes. Donc, ce sont les motions jointes aux sensations et aux souvenirs de sensations associées qui forment la perception. Ces motions finissent toujours par être musculaires, mais elles supposent préalablement une onde nerveuse cérébrale qui se dirige vers la périphérie, et à laquelle répond le sentiment d’activité119.

Chez les êtres qui ont un système musculaire pouvant agir sur les organes mêmes des sens, l’onde nerveuse productrice de sensation se communique aux muscles et provoque : 1° des mouvements de direction de l’organe (mouvements qui se manifestent dans tout organe sans exiger des muscles spéciaux pour chacun) ; 2° des mouvements accommodation. Des muscles spéciaux pour l’accommodation se rencontrent dans la vue et l’ouïe. L’odorat a une sorte d’accommodation qui se fait, par les muscles des ailes du nez. Pour le goût, certains muscles difficiles à déterminer servent à donner une plus grande diffusion aux substances sapides de la langue et du palais. Les sensations cutanées semblent dépourvues d’accommodation, mais c’est peut-être une simple apparence.

Tous ces mouvements d’accommodation ont pour objet de rendre la perception plus distincte, la localisation et la projection plus facile. A notre avis, ce sont déjà des mouvements d’aversion ou de propension ; ils manifestent ce commencement de propension ou de désir, voisin de l’indifférence, qu’on nomme attente. L’attente est le désir de percevoir, de connaître ce qui va venir, et ce désir a pour objet primitif de savoir si ce qui va venir sera utile ou nuisible. L’attente est donc la préparation de l’être à un mouvement plus déterminé soit d’attraction, soit de répulsion. C’est, en un mot, la volonté qui se prépare à un oui ou à un non ; et la volonté est obligée, pour bien savoir ce qu’elle doit faire, de commencer par une sorte de demi-oui, par une acceptation de l’influence extérieure en tant que simple sensation et non encore plaisir ou douleur. Cette direction provisoire vers l’objet inconnu et cette accommodation provisoire, qui est l’attente, est aussi la perception par opposition à la sensation simple.

Il y a donc en définitive, dans toute perception, réaction de la volonté sous forme : 1° d’attente, 2° d’attention, 3° de tension nerveuse et musculaire, 4° de mouvement centrifuge dans les nerfs et dans les muscles. Selon Sergi, l’attention ne serait que la délimitation plus grande de l’onde nerveuse diffuse, son degré de différenciation supérieure : c’est là ne voir que l’effet passif. Selon nous, il y a aussi un fait actif de désir naissant, sous la forme d’impulsion simplement intellectuelle ; l’attention, encore une fois, est le désir intellectuel, la volonté provisoire de percevoir, pour savoir en quel sens définitif il faudra vouloir et mouvoir. C’est la force de conservation qui se concentre et se dispose avant de s’exercer et de se répandre par le mouvement.

IV
Subjectivité de l’idée d’espace

Il semble à première vue que l’on pourrait se figurer un monde sans espace, en supprimant par l’imagination ce qu’ont de particulier les sensations motrices et en ne conservant que les idées d’activité et de passivité, de temps, avec les notions dérivées de succession et de coexistence. L’étendue serait donc subjective, et tiendrait à notre, organisation physiologique. Tous les rapports d’étendue se résoudraient, au fond, en rapports d’activités coexistantes clans le temps. En ce sens, on pourrait supposer avec Leibniz que l’espace est simplement l’ordre des coexistences, c’est-à-dire une certaine manière dont nous ordonnons et rangeons nos sensations simultanées de résistance. Mais, en réalité, la cœnesthésie enveloppe toujours un fond vaguement extensif.

Comme la résistance nous révèle l’objectif, c’est-à-dire un objet différent de notre propre activité, l’étendue devient pour nous l’ordre des choses objectives, l’ordre des objets ; cette idée est conséquemment le grand mode de représentation dont nous nous servons pour nous figurer l’objectivité, pour poser devant nous et distinguer nettement de nous les objets qui résistent à notre action. Nous les rangeons, impénétrables, sur des lignes imaginaires où tous les points sont en dehors les uns des autres, bien distincts, bien tranchés. Nous projetons ainsi les choses sur le fond neutre de l’espace et nous nous en faisons la carte géographique. Nous finissons même par ne plus pouvoir penser sans les signes de l’espace, comme nous ne pouvons plus penser sans les signes de la parole. Enfin cette organisation de tout l’objectif en choses diversement situées dans l’espace se transmet en s’accroissant par l’hérédité, et l’enfant naît avec le cerveau hanté des figures d’espace comme l’oiseau avec l’image du nid. Nous sommes ainsi sous la fascination de l’espace, dont nous faisons ensuite une idée a priori, presque surnaturelle et divine, quand elle est peut-être une forme de notre imagination et de notre conscience relative à notre constitution cérébrale. Nous apportons en naissant dans notre cerveau le trou de l’espace, héritage de l’espèce, et nous y plongeons, rangeons, mettons en ordre toutes choses, comme un poisson qui, n’ayant jamais atteint le fond ni la surface de la mer, ne pourrait rien se figurer qui ne fût dans l’eau de toutes parts.

Le philosophe seul arrive à vider presque entièrement son cerveau de l’espace pour n’y laisser que le temps, à se demander si le monde ne serait pas simplement une coexistence de séries successives pour chaque être sentant, sans espace réel ni réelle étendue, soumises seulement aux lois du nombre et de la logique, du dynamisme et du déterminisme. Mais nous entrons ici dans les hypothèses et les fictions. Quelle que soit la valeur en soi de la notion d’espace, cette notion n’en conserve pas moins sa valeur relative à nous : elle est pour nous un moyen sûr et scientifique de mettre un ordre dans nos sensations, d’organiser en système les choses simultanées.

Ajoutons que la notion de l’espace est pour nous une idée directrice, précisément parce qu’elle est l’ensemble de toutes les directions possibles en tous sens. Elle est le cadre commun du mécanisme et de la finalité : du mécanisme, parce qu’elle ouvre devant nous le champ illimité des mouvements possibles ; de la finalité, parce que les mouvements de notre part auxquels elle ouvre ainsi une perspective sont tous appétitifs et tendent tous à quelque lin. Le but dans l’espace, en effet, est un but pour la volonté. C’est en ce sens que l’idée d’espace est une idée-force, l’espace étant le milieu même des forces en mutuelle action et réaction.