(1905) Propos de théâtre. Deuxième série
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(1905) Propos de théâtre. Deuxième série

Examen de conscience du critique

J’ai été vivement excité à faire mon examen de conscience de critique dramatique par un petit article assez sévère de notre confrère Caliban, vous savez, celui qui signe assez souvent du pseudonyme Émile Bergerat. Caliban est en province en ce moment, très loin, à Saint-Malo, une ville qui est dans les environs du tombeau de Chateaubriand ; et naturellement, il ne serait pas fâché d’être renseigné exactement sur les choses de Paris et du théâtre. On a beau médire de Cabotinville : dès qu’on en est dehors, comme dit Boileau, on veut au moins savoir ce qu’il devient.

Or M. Émile Bergerat a parfaitement vu, et très vite, que le meilleur moyen de ne le point savoir du tout est de lire les chroniques dramatiques. C’est étonnant, s’écrie-t-il avec une certaine amertume, comme ces gens-là sont d’accord ! « Jamais ils ne se sont moins entendus que depuis qu’ils se sont unifiés en Cercle. » Ils disent blanc ; ils disent noir ; ils disent gris, surtout ; c’est une cacophonie lamentable. Démêler dans tout cela la vérité, c’est vouloir tenter l’impossible. Explorer le pôle en ballon n’est qu’un jeu auprès de l’effroyable labeur de la province se penchant éperdue sur les chroniques des critiques dramatiques, et voulant savoir ce qu’elle doit penser de la dernière pièce. Aussi entre Paris et la province, n’en doutez pas, le fossé se creuse. Il se creuse en abîme. Il devient effrayant de profondeur…

Mon Dieu ! serait-il vrai ? Et le public nous demanderait-il, vraiment, d’être d’accord autant que cela ? En vérité, il aurait tort. Voyez-vous le Cercle de la critique se réunissant, et se disant avec conviction : « Il s’agit, n’est-ce pas ? de dire tous la même chose. On ne fait de bon journalisme qu’à cette condition-là. »

Et l’on s’entendrait, en effet, comme un groupe politique, par concessions réciproques. Il serait entendu que la majorité une fois connue, une fois acquise, la minorité s’inclinerait devant elle et dirait de la pièce ce qu’en aurait pensé la majorité, sauf à celle-ci, par une courtoisie bien naturelle, de ne pas forcer la note dans son sens et de tenir compte, en une certaine mesure, de l’opinion de l’opposition. Les jolis articles que cela ferait ! Et comme M. Bergerat lui-même, s’il était critique dramatique, comme du reste il l’a été longtemps, et très brillant, se plierait à cette petite combinaison !

— Pourquoi pas ? me dira, non pas M. Bergerat, ça, j’en suis sûr, mais quelqu’un, qui, après tout, peut exister. Pourquoi pas ? Les comptes rendus dramatiques, c’est un « rapport » au public sur la dernière pièce. Ce rapport devrait avoir une certaine unité et nous donner comme la « moyenne » de l’opinion des spectateurs sur la dernière pièce représentée…

— Je suis profondément convaincu que ce n’est pas du tout cela que le public nous demande. Non seulement il admet, mais il veut que nous soyons plus personnels que cela, parce que c’est le seul moyen pour que nous soyons intéressants. Il sait bien que nous pourrions, en effet, nous borner à donner l’impression générale que la pièce a paru produire : « On a semblé trouver un peu hardi le dénouement… On a paru trouver le troisième acte un peu languissant… » ; et nous dérober à l’anglaise après ces petits exercices peu compromettants.

Mais il sait aussi que, si nous adoptions cette méthode, nous en arriverions très vite à ne plus écouter la pièce, ce qui, sans doute, serait contraire à notre premier devoir de chroniqueur.

Nous l’écouterions sans doute ; mais passivement, en témoin indifférent, en nation neutre, sans cette application soutenue, un peu anxieuse, que l’on apporte à une chose sur laquelle on veut avoir une opinion très personnelle, à une chose que, en trois heures, et pendant qu’elle se déroule, on veut comprendre un peu en son fond, de manière à en saisir le fort et le faible, à une chose en un mot, non seulement dont on veut recevoir l’impression, mais encore qu’on veut analyser.

Voilà, je crois, ce que le public attend surtout de nous ; et il sait bien que cette méthode est incompatible avec les ententes, les fusions parlementaires et les cotes mal taillées.

Il sait bien aussi que de cette méthode, employée avec une égale conscience par quatre ou cinq critiques, résulteront des divergences extraordinaires, et qu’il lira le lendemain dans un premier critique très aimé de lui : « Cette pièce, la meilleure peut-être que nous ayons eue depuis dix ans… » et, dans un second critique très autorisé et très sympathique :

« La déplorable pièce que nous avons eu la douleur d’entendre… » Mais il en a pris son parti, et il veut qu’il en soit ainsi.

Il sait que nous ne sommes pas des rapporteurs ; mais, avant tout, des spectateurs passionnés, des instruments esthétiques extrêmement sensibles, et que notre premier devoir, on plutôt notre premier mérite, c’est d’être très vivement émus par une représentation dramatique.

S’il en est ainsi, à moins qu’on ne croie qu’il n’y a qu’un goût, il est impossible que nous soyons d’accord. Si nous l’étions, nous n’aurions aucun goût ; et si nous nous arrangions de manière à être d’accord, nous renoncerions de propos délibéré à notre goût personnel, c’est-à-dire au goût.

Pour mon compte, je suis si persuadé que ce que le public me demande, c’est avant tout d’être moi-même, que j’évite avec le plus grand soin de « nous entendre », et que, quand au cours d’une représentation je cause avec un de mes confrères en critique, je le mets généralement sur la question d’Orient ou sur l’extinction du paupérisme. Chargé d’un feuilleton du dimanche, j’évite même avec la plus grande sollicitude de lire les critiques du lendemain qui paraissent avant que j’aie pris la plume. Je les mets en réserve (car il est très utile de les lire), mais je ne m’en enquiers que quand j’ai écrit moi-même mon article.

Car l’opinion du confrère « influence » toujours comme on dit maintenant, en un sens ou en un autre. Il me serait impossible de lire tel de mes confrères, dont je fais le plus grand cas, sans que son opinion, si elle était contraire à la mienne, ne m’amenât à une sorte de tiers parti, nébuleux et fuligineux, qui est, ma parole d’honneur, ce que, ce me semble, M. Bergerat nous demande, et ce qui est à quoi rien au monde ne me pourrait résoudre.

Et aussi (que voulez-vous ? je fais mon examen de conscience) il me serait impossible de lire l’article de tel autre et de le constater conforme à mon jugement propre, sans qu’aussitôt je changeasse d’avis avec une sorte de précipitation passionnée, de fougue ardente, et avec la conviction profonde que je m’étais abominablement trompé.

Il faut craindre ces influences en sens contraires, également intimidantes et également destructives de tout jugement personnel, réfléchi et cohérent.

La critique ne sera jamais que la rencontre de deux esprits, l’un créateur, l’autre analyseur, et l’expression de l’effet qu’aura produit le premier sur le second. Moi, modifié d’une certaine façon, flatté, charmé, amusé, heurté, inquiété, ennuyé ou révolté par M. X…, auteur de Pandolphe et Cymodocée, voilà tout ce que je peux donner au public. — Et si je m’applique, je puis lui donner les raisons que je suppose vraies de la modification susdite et les lui présenter dans un ordre qui les lui fasse bien comprendre. Un point, c’est tout, à mon avis. Et je ne parle, bien entendu, que pour moi. Comme disait le bon Taine : « Je vois les bornes de mon esprit, et je ne vois pas les bornes de l’esprit humain » ; et je reconnais que c’est plus facile.

Étant donné et compris ainsi mon rôle, il est clair que mon premier soin doit être de ne me laisser modifier que par l’œuvre que j’ai sous les yeux et non pas par rien autre.

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À la vérité, il y a d’autres raisons de nos divergences, et, puisque nous sommes de loisir, parlons-en donc un peu. Il y aura des divergences qui tiennent aux différentes espèces d’esprit, toujours ; mais il y en aura qui, malgré cette différence des esprits, n’existeraient pas (et celles-là sont regrettables), tant que les uns, parmi nous, seront forcés de faire leur compte rendu sur la répétition générale, et les autres sur la première représentation.

C’est cela qui fait des divergences extraordinaires.

En effet, entre la répétition générale et la première représentation, souvent la pièce change ; et l’on conviendra que c’est pour qu’on la puisse changer, qu’est faite la répétition générale. Et comme, en général, ce sont les défauts, les gros défauts, les défauts saillants, qu’un auteur avisé trouve le moyen d’effacer ou de pallier entre la répétition générale et la première représentation ; il arrive que la critique préalable, si j’ose ainsi dire, ou la critique quasi-préalable, insiste surtout, dans l’appréciation qu’elle fait de la pièce, sur des défauts qui ont disparu. Cela fait une notable divergence entre ce que j’appelais la critique préalable et ce que je permets qu’on appelle la critique retardataire.

Il y a des exemples fameux des mortelles traverses et infernaux embarras où ces changements de la dernière heure ont jeté la critique immédiate. C’est La Souris, c’est Le Mariage blanc, c’est Frédégonde. Dans La Souris, une scène capitale retranchée ; de même dans Frédégonde ; dans Mariage blanc, le dénouement changé, tout simplement.

Dans ces cas-là, ou il est trop tard, et voilà une appréciation sévère appuyée surtout, presque uniquement, sur une scène que le public n’a jamais vue, qui n’existe pas ; — ou il reste au critique quelques minutes pour modifier son article conformément à la modification de la pièce elle-même ; et vous jugez ce qu’alors devient le pauvre article, et quel air gauche et boiteux il prend tout de suite et il garde.

Je me rappelle L’Affaire Clémenceau. — L’Affaire Clémenceau n’a jamais été une très bonne pièce ; mais il y avait un dernier acte où Dumas fils avait mis la main, et qui était d’une puissance ! À la répétition générale (toujours plus froide ; on n’a jamais su pourquoi), l’effet de la pièce n’avait pas été compensé par l’effet du dernier acte ; et les critiques immédiats avaient fait grise mine à L’Affaire Clémenceau. Le jour de la première, on écoute nonchalamment toute la pièce ; et puis l’effet du dernier acte est si foudroyant que c’est un succès de tous les diables. Vous voyez d’ici les divergences ; les critiques d’après la première n’ont parlé, n’ont pu parler que du dernier acte ; le reste leur semblait un prologue. Ils ont dit blanc, où les autres disaient noir.

Quelquefois même, la pièce tout entière, sans qu’on sache pourquoi, est condamnée à la répétition générale et est un triomphe à la première. Je vous dirai le titre de la pièce après ; voici l’anecdote d’abord. J’arrive au théâtre, je cause avec les amis, et particulièrement, je me rappelle très bien, avec les amis de la maison. Des figures d’un pied et demi, sesquipedales ; des épaules découragées : « Vous étiez hier ? — Oui. — Eh ? — Que voulez-vous ? Funèbre ! Désastreux ! Waterloo ! Ça sera retiré demain. »

Savez-vous ce que c’était ? C’était Les Surprises du divorce ! À la première représentation, on a ri littéralement trois heures durant, à ce point que les acteurs, ne pouvant plus se faire entendre, étaient souvent forcés de s’arrêter. Et ç’a été ainsi pendant trois cents représentations.

Car, c’est curieux, cela ; sans que, de l’une à l’autre, on apporte aucune modification à la pièce, la répétition générale se trompe souvent, la première représentation ne se trompe jamais. Une pièce tombée à la première ne se relève point ; une pièce vraiment applaudie à la première dure toujours. À quoi cela tient-il ? Encore une chose que je ne sais pas. La composition des deux publics est-elle si différente ? Je ne crois pas. Mais c’est ainsi ; c’est un fait, cent fois vérifié. Il faut le tenir pour une loi.

Rien n’est donc plus trompeur que la répétition générale, et il faudrait perdre l’habitude de forcer les critiques à compromettre leur autorité en les obligeant à faire leurs comptes rendus sur la répétition générale.

Nos pères sur ce point étaient gens bien sensés.

Le compte rendu immédiat est une invention très moderne. Le feuilleton hebdomadaire aussi, du reste. Le compte rendu immédiat, c’est-à-dire fait sur la répétition générale, car il ne peut guère être fait autrement, à moins d’être ultra-sommaire, date de 1865 ou 1866, de la nouvelle presse, violemment actualiste, créée par Villemessant, avec L’Événement d’abord et Le Figaro quotidien ensuite. C’est d’hier.

Quant au feuilleton hebdomadaire, il est plus ancien ; mais il n’est pas très vieux non plus. Il date de Janin, et non pas même des commencements de Janin. Il date de 1833, tout au plus. Janin qui était entré aux Débats en 1830, avant la Révolution, et qui y faisait de la politique, ce qui peut paraître assez drôle, avait été chargé bientôt, non pas des théâtres, mais des petits théâtres, les grands étant réservés à une plume plus grave. Il fit son feuilleton à des dates irrégulières d’abord, puis il prit l’habitude de le donner ordinairement le dimanche.

C’est ainsi qu’il dit, dans le feuilleton qui parut le lundi 8 juillet 1833 : « Le samedi, qui est ordinairement le jour d’esprit du critique… » — Pendant quelque temps, sans s’astreindre rigoureusement à cette périodicité, il paraît le plus souvent le lundi, et enfin à partir de 1835, le lundi est consacré comme jour d’esprit de M. Janin, et les autres journaux, par imitation, attribuèrent le même jour à la chronique théâtrale.

Mais si le compte rendu immédiat et aussi le compte rendu hebdomadaire sont choses si récentes, auparavant comment faisait-on ? On faisait une chose assez raisonnable. On publiait le compte rendu de la première représentation le surlendemain de la première représentation : c’est-à-dire qu’on faisait exactement comme font aujourd’hui la plupart de nos confrères ; on se donnait un jour pour faire son article ; seulement, ce jour, on se le donnait après la première représentation véritable et non pas après la répétition générale. C’est ainsi que faisaient les Débats ; c’est ainsi que faisaient le Constitutionnel et à peu près tous les journaux du temps que j’ai feuilletés.

C’est pour cela qu’on voit paraître le feuilleton de Geoffroy, et celui de son successeur Duviquet, en moyenne deux fois par semaine (il était petit). Le critique avisait une première ; il en rendait compte le surlendemain ; à ce compte rendu il ajoutait quelques lignes sur les nouveautés théâtrales moins importantes ; et il attendait une autre grande journée dramatique, qui, généralement, arrivait deux ou trois jours après.

Il n’y avait rien de plus raisonnable. Quand, selon le caractère du journal, il n’y aura dans la presse que des critiques hebdomadaires et des critiques du surlendemain, il ne se produira pas dans les jugements de ces divergences choquantes, de ces divergences qui tiennent non à la différence des goûts, mais à la différence des conditions dans lesquelles on écoute.

Il y en aura toujours assez. N’ayez pas peur.

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Mais M. Bergerat précise, et il dit, moins ambitieux que tout à l’heure : Au moins voudrais-je que vous fussiez d’accord « sur les informations, où il n’y a qu’à dire simplement ce qu’il en est… ceci, rien que ceci, à savoir si une nouveauté importante a réussi ou n’a pas réussi le soir de sa première à la Comédie-Française… Je voudrais savoir, moi qui n’ai pas assisté à la première de La Vassale, ce qu’en a décidé le cercle de la critique et ce qu’elle en augure. »

Cela fait deux choses : La pièce a-t-elle réussi ? Dites-le-moi. — La pièce réussira-t-elle ? Dites-le-moi aussi.

Eh bien ! M. Bergerat, même quand il modère ses désirs, est encore très exigeant, et ces deux choses sont encore extrêmement difficiles, même la première. La pièce a-t-elle réussi ? Mais c’est très malaisé à dire au juste, et rien n’est plus naturel que des divergences sur ce point de fait. M. Bergerat sait bien, lui qui fréquente le théâtre, que, sauf exceptions très rares, toutes les pièces réussissent le soir de la première. La courtoisie du public le veut ainsi. Si par cette mention : « La pièce a réussi », on entend : « La pièce n’a pas été sifflée et elle a été vigoureusement applaudie », on peut dire : « La pièce a réussi » le lendemain de toutes les premières. C’est ce qui ne trompe pas du tout M. Bergerat et les vieux routiers du théâtre ; mais c’est ce qui trompe les spectateurs accidentels des premières, qui voient souvent retirer de l’affiche, au bout de trois jours, une pièce qui a obtenu devant eux un succès très marqué. Et c’est ce qui trompe les pauvres auteurs, qui entendent les applaudissements, qui en entendent, naturellement, un peu plus qu’il n’y en a, qui exultent et s’élargissent, qui frappent les étoiles du front, comme parle Horace, qui se précipitent dans les bras du directeur, et à qui le directeur dit tranquillement : « C’est le plus grand four de la saison. »

Étant données ces habitudes du public, habitudes si aimables qu’on est dispensé d’en médire, mais cependant un peu dangereuses, cela devient un art, non pas seulement de démêler si la pièce réussira, mais si aujourd’hui même, là, devant nos yeux, elle réussit.

Il ne faut pas tenir compte de l’applaudissement final, qui ne signifie rien du tout ; ni de l’applaudissement de fin d’acte, qui ne signifie pas grand-chose, et qui s’adresse plutôt aux acteurs ; et il faut avoir le flair de l’ennui muet ou de l’intérêt silencieux du public, lesquels se distinguent par des signes imperceptibles. L’habitude en est très vite prise, et nous ne nous y trompons guère. Cependant il y faut une certaine attention et une certaine habileté de diagnostic.

Et c’est ainsi que s’expliquent les divergences sur la question de fait. C’est ainsi qu’au sortir de la même représentation où la pièce a été fort applaudie, les uns écrivent : « Grand succès », et on ne peut pas les démentir ; les autres : « Succès », et il n’y a rien à dire, c’est le fait palpable lui-même ; les autres : « Faible succès », et, malgré les apparences, ce sont ces derniers qui bien souvent ont raison, encore que, en recueillant les applaudissements au phonographe et en produisant le phonographe comme témoin, on pût les traduire en police correctionnelle.

Selon la bonté, la bienveillance ou le souci de vérité stricte chez les différents critiques, il y aura des divergences même sur la question de fait, même sur la question de succès ou insuccès, le soir de la première, tant que le public gardera l’habitude, prise depuis un demi-siècle, de ne point siffler, et de ne témoigner sa désapprobation que par le plus ou moins de froideur.

Et maintenant M. Bergerat voudrait, de plus, qu’on lui dît, quand il est à Paramé, ce que nous augurons du succès postérieur, et que nous fussions d’accord aussi là-dessus. C’est ici qu’il redevient tout à fait exigeant. C’est ici que les divergences sont toutes naturelles, puisqu’il s’agit non de diagnostic, mais de pronostic.

Mais d’abord est-ce notre métier d’augurer ? Je ne crois pas. Nous sommes des critiques, c’est-à-dire des hommes qui reçoivent une impression, qui l’analysent et qui l’expriment. Et nous sommes des historiens littéraires qui avons à dire si la pièce a réussi ou non, en appliquant à cette affaire les soins de critique historique indiqués plus haut. Devons-nous être, de plus, des aruspices ? Je ne crois pas. Cela dépasse notre fonction. Pour mon compte, j’aime à l’être. Je ne m’y crois pas obligé ; mais j’aime ce sport. Il est très rare que je ne dise pas : « La pièce aura un succès prolongé », ou : « La pièce n’ira pas loin. » Cela fait partie pour moi d’une petite science que j’appelle la psychologie du public, laquelle n’est pas obligatoire au critique, mais peut lui être utile, et, en tout cas, est amusante.

Il est clair que je me trompe souvent. Ai-je prédit ou n’ai-je pas prédit, plume en main, pour Le Chemineau ? Je ne m’en souviens pas. Tant y a que, au moins in petto, j’ai auguré que la pièce n’irait pas loin. Je me suis trompé absolument. Tant mieux !

Je ne me suis pas trompé pour Les Bienfaiteurs, que j’aimais personnellement beaucoup, mais dont j’ai dit tout de suite : « Le public avalera ça ; mais il ne le digérera pas. » Je ne me suis pas trompé pour L’Évasion, que je trouvais mauvaise, mais que j’étais sûr qui aurait un succès honorable. J’ai dit : « Le public payera à L’Évasion ce qu’il devait aux Bienfaiteurs. »

Je ne me suis pas trompé pour La Loi de l’homme. Ah ! ça, c’est mon triomphe ! Tenez ! encore un exemple de la nécessité de ne pas juger sur la répétition générale. La répétition générale de La Loi de l’homme avait été désastreuse. L’opinion de la critique était faite. Elle fut un peu modifiée par la première représentation, mais non pas beaucoup. La première représentation elle-même ne fut pas décisive. Moi, je m’obstinai. D’abord, trouvant la pièce bonne, je le dis. Je l’aurais dit même si elle se fût écroulée sous les sifflets. Bien entendu. Mais, de plus, je prévis qu’elle aurait un vrai succès, un succès prolongé. Elle était dure, elle était violente, elle était âpre et irritée ; elle était nette, claire, directe, rectiligne, d’un mouvement emporté de son commencement à sa fin ; elle était d’une langue dépouillée, vigoureuse et tranchante. Autant par ses qualités que par ses défauts, autant par ses défauts que par ses qualités, elle devait réussir auprès du public contemporain. Dumas fils moins les tirades, et, il faut le dire aussi, Dumas fils moins les mots, car nous n’aimons plus l’esprit : cela réussira longtemps encore. J’avais été bon aruspice.

Il faut, pour l’être, tenir grand compte de la première représentation ; car, comme je l’ai dit, la première représentation ne se trompe jamais, du moins complètement ; et ensuite avoir une certaine intuition des tendances du public.

Avec cela, on se trompe encore. Je me trompe plus souvent qu’à mon tour. Mais le jeu est amusant, et je n’ai pas le courage d’en détourner les autres ni de me l’interdire.

Seulement, j’estime que nous avons le droit de ne pas le jouer. Non, augurer peut être un de nos divertissements ; il sort absolument du chapitre de nos devoirs. Et quand on constate des divergences entre nous sur cette affaire, on conviendra que, le pronostic étant essentiellement chose d’intuition, et tout à fait, ou presque tout à fait, subjective, il n’y a pas lieu du tout de nous faire un reproche de ce que nous ne soyons pas d’accord.

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Et voilà l’explication bien naturelle de nos dissentiments, soit sur le fait, soit sur l’appréciation, soit sur les prévisions. Ces dissentiments sont inévitables ; ils sont nécessaires ; j’ajoute qu’ils divertissent le public un peu plus que ne ferait un accord concerté qui serait une chose bien maussade ; j’ajoute encore qu’ils sont utiles, habituant le lecteur à considérer les divers aspects des choses et des idées. Lorsque le critique a excité, pour sa petite part, le public à penser, à discuter, à réfléchir, et surtout à venir au théâtre pour juger par lui-même, il me semble qu’il n’est pas loin d’avoir rempli son petit office.

M. Jean Moréas

Iphigénie à Aulis, par M. Jean Moréas, d’après Euripide.

L’Odéon « a eu l’honneur », car c’en est un, de nous donner jeudi une tragédie d’Euripide, Iphigénie à Aulis, non pas adaptée, et l’on sait que les adaptations ne sont presque toujours que des altérations déplorables, non pas traduite non plus, mais librement tournée en français, comme Plaute disait que ses comédies étaient tournées du grec en latin, par le bon et fin ouvrier en vers M. Jean Moréas.

M. Jean Moréas a suivi pas à pas, très respectueusement, Euripide, se bornant à l’abréger un peu quand évidemment il est trop long pour notre goût et à adoucir ce qu’il y a de temps en temps chez lui de rhétorique sophistique, un peu désobligeante, pour notre tour d’esprit. Voilà tout ce qu’il s’est permis en fait de remaniement, voulant, avant tout, que nous ayons la sensation d’Euripide même, d’une tragédie grecque et vraiment grecque dans sa simplicité, dans sa familiarité saine et forte, dans sa nudité élégante. Ce qu’il fallait trouver, c’était le style propre, le style précisément adapté à ce genre de poème. Il semble que M. Moréas, sauf quelques détails dont mention viendra en son lieu, l’a absolument bien attrapé.

Ses antécédents, si je puis m’exprimer ainsi, l’ont excellemment servi. M. Moréas, qui fut symboliste et vers-libriste en sa jeunesse et qui même fut le Joachim du Bellay de cette insurrection littéraire, revint, comme on sait, brusquement, au classicisme ; et même, avec la fougue des néophytes, à l’archéo-classicisme. Et ce fut la « conversion de M. Moréas », comme dirent les uns, ou la « grande trahison de M. Moréas », comme dirent les autres ; et quoi qu’il en puisse être pensé, M. Moréas devint un dévot de Ronsard, de Belleau, de Baïf, de Malherbe et de Racan, considérant, avec pleine raison selon moi, que les classiques du dix-septième siècle sont les fils ingrats, mais les fils, et les héritiers irrespectueux, mais les héritiers, des classiques de la Pléiade.

De ses promenades pieuses et de ses dévots pèlerinages aux régions bornées par les dates 1550-1650, M. Moréas a gardé quelque chose et ce qu’il faut précisément pour très bien traduire Euripide. Il le traduit avec la naïveté savoureuse d’un Garnier ou d’un Montchrétien ; et pour moi, qui ai commencé par ces gens-là, je croyais souvent les relire en écoutant les vers de M. Jean Moréas. Voulez-vous quelques exemples de cette simplicité familière, aisée et toujours digne, du reste, qui me paraît le ton même d’Euripide et qui ne le serait pas toujours d’Eschyle ni même de Sophocle, mais qui est tout à fait euripidienne ? Voici, ce me semble, qui vous fera bien saisir la nuance et le ton : Ménélas à Agamemnon :

………………………………………………………
Souviens-toi bien du temps où tu brûlais d’envie
De commander les Grecs aux camps de la Phrygie ;
Où, sous un air modeste, une fausse pudeur,
Tu n’en savais que mieux convoiter cet honneur.
Dehors, dans ta maison, tu prodiguais ta vue ;
À quiconque voulait ta main était tendue ;
Ta main était tendue à qui ne voulait pas.
Ainsi, sur tes rivaux, enfin, tu l’emportas.
Oui, tu te déguisais pour gagner le suffrage
Des chefs et des soldats ; mais cet homme soumis
S’est montré tout à coup avec son vrai visage ;
Il a fermé sa porte à ses anciens amis.
Plus tard, lorsque le ciel, à nos destins hostile,
Enchaîna dans Aulis notre ardeur inutile,
Nous refusant les vents ; à quel air abattu
Fit place, souviens-toi, ta première arrogance.
Comme tu gémissais ! Mon frère, disais-tu,
De ce sort qui nous nuit conjurons l’influence.
Faut-il dans nos États retourner sans honneur
Et qu’Hélène demeure avec son ravisseur ?
………………………………………………………

Voilà le ton courant. Il est absolument le ton même du poète grec. Quelquefois, et juste où il faut, il s’élève et sonne le tragique et il n’est ni moins juste, ici, ni moins ferme, ni, notez ceci, moins sobre. Monologue d’Agamemnon :

Pourquoi ne suis-je point l’homme qui sur la terre
        Passe obscur, ignoré ?
        Pour tromper ma misère,
Devant tous, sans rougir, j’aurais du moins pleuré.
Il me faut respecter ma naissance et mon titre.
Et l’honneur rigoureux de ma vie est l’arbitre.
Un peuple sans génie est sujet à ma loi ;
Je fais peser le joug ; mais c’est surtout sur moi.
Lorsqu’une extrémité qui tout courage dompte
        Me vient ainsi presser,
Si je versais des pleurs, ce serait à ma honte ;
Ce le serait encor de ne les pas verser.
………………………………………………………

Et ceci, de qui est-ce ? C’est du Corneille. C’est tout à fait le style des monologues de Corneille. On croit les entendre. Je vous dis qu’au Parnasse de 1550-1650, M. Moréas est dans son pays.

Ce qu’il y a encore de meilleur dans son excellent ouvrage, ce sont les parties lyriques. M. Moréas a le sens du rythme approprié à la pensée et le sens du mouvement. Oh ! les belles choses lyriques qu’il y a, abstraction faite de la « rouille du temps », dans ces tragiques de 1550 à 1650, et par conséquent les agréables morceaux lyriques qu’il y a dans le travail ingénieux et diligent de M. Moréas ! Le chœur déteste le ravisseur Pâris.

Oh ! Pâris aux cheveux d’or !
Ah ! que n’es-tu pas encor
Bouvier des génisses blanches !
Près des sources, sous les branches,
Que n’es-tu plus occupé,
Du matin au soir, à faire
Résonner comme naguère
Un roseau par toi coupé !
Mais le destin qui nous mène
A voulu que cette Hélène
Dans tes yeux prenant l’amour,
Sût t’en frapper à son tour.
Et c’est votre perfidie,
Ô Pâris, qui, de furie
Tous les esprits a troublés,
Elle qui, contre Pergame,
Arme du fer, de la flamme
Tous les rois grecs assemblés.

Avec beaucoup de goût, ce me paraît, et du reste, averti et a ce poussé par le mètre même adopté à cet endroit par Euripide, M. Moréas a mis en vers lyriques le couplet de la supplication d’Iphigénie, vous savez, ce couplet qui dans Racine commence par : « Mon père, cessez de vous troubler ; vous n’êtes point trahi ! » Voici comment M. Moréas traduit ici Euripide, de très près et en même temps avec une liberté aisée et hardie qui m’agrée fort :

Mon père, en ce moment, que n’ai-je l’éloquence
         De ce chanteur harmonieux
Qui charmait les rochers ! Mais pour toute science,
         Je n’ai que les pleurs de mes yeux.
Malgré moi j’ai senti ma force défaillante
         Et j’approche de tes genoux,
Comme fait de l’autel la branche suppliante.
         Hélas ! que le soleil est doux !
Laisse-moi vivre encore. Oh ! mon père, mon père !
         Hé quoi ! Déjà serait-ce assez ?
À peine florissante, irais-je sous la terre
         Avec les pâles morts glacés !
Pour la première fois c’est ma bouche enfantine
         Qui t’a donné le plus doux nom ;
Alors tu me pressais, père, sur ta poitrine,
         Sans songer au sort d’Ilion ;
Alors tu me disais : « Te verrai-je, ma fille,
         Dans la demeure d’un époux,
Heureuse et dans un rang digne de ta famille,
         Vivre et briller aux yeux de tous ? »
Et je te répondais : « Qu’un Dieu daigne m’entendre !
         Que je reçoive en mes foyers
Mon père vieillissant et puissé-je lui rendre
         Sa peine et ses soins nourriciers ! »
Tous ces tendres projets, ces paroles amies
         N’ont point quitté mon souvenir ;
Je m’en flattais encor ; mais toi tu les oublies
         Et tu veux me faire mourir…
Tourne vers moi les yeux ; que sur ta fille tombe
         Ton regard avec ton baiser,
Et puis je descendrais, mon père, dans la tombe,
         En ce gage (?) me reposer.
……………………………………………………

Je reprocherai à M. Moréas un défaut que son commerce avec les classiques du seizième siècle lui a donné et qui ne me déplaît qu’en son excès, mais qui est véritablement, dans l’Iphigénie à Aulis, un peu plus sensible qu’il ne faut, c’est à savoir les inversions. Je suis très loin de souscrire au fameux chapitre laconique du Traité de versification de Théodore de Banville : « Des inversions. — Il n’en faut jamais faire » ; mais je trouve que M. Moréas en abuse et de celles qui sont les plus rudes. J’admets à la rigueur : « Un bonheur qui paisible dure. » C’est « paisible » pour « paisiblement ». C’est de la langue de Ronsard. Mais : « De l’opprobre garde mon cœur ; et qu’un beau renom je mérite » m’agace un peu. Il y en a beaucoup comme cela. C’est voulu, évidemment ; c’est un système ; mais il n’est pas à recommander.

La versification de M. Moréas est très agréable, comme vous en avez pu juger, facile, souple et harmonieuse. Une petite innovation très heureuse. M. Moréas, à la façon traditionnelle, écrit le dialogue ordinairement en rimes plates, et il a raison ; mais de temps en temps il introduit les rimes croisées, pour un instant, pour revenir ensuite aux rimes plates. Cela délasse l’oreille excellemment. On sait que Corneille a écrit Agésilas en vers irréguliers et surtout en vers croisés. Voltaire l’en loue, avec raison, selon moi ; mais il a si peu l’oreille rythmique qu’il s’est avisé, lui, dans Tancrède, d’écrire continuellement en vers croisés, de quoi il donne la raison suivante : « Cette sorte de poésie sauve la monotonie de la rime. » Or il n’y a rien, précisément, de plus monotone qu’une tragédie écrite entière en stances de quatre vers à rimes croisées. — Plus avisé, M. Moréas introduit discrètement et comme nonchalamment la stance dans le dialogue, de temps en temps seulement ; et cela fait une dissonance harmonieuse. Je ne lui ferai qu’une observation. Il faut encore qu’à ce changement de mètre il y ait une raison. Il faut s’en servir quand le dialogue lui-même devient un peu lyrique et seulement dans ce cas. Guidé par son instinct, M. Moréas introduit, en effet, la stance le plus souvent dans ce cas-là. Exemple : monologue d’Agamemnon :

Par où donc m’échapper ? C’est une main de fer
Qui me tient. Pour tromper ce que j’ai de plus cher,
Je rase sans profit ; justement obstinée,
Clytemnestre s’irrite et ne m’écoute pas.
Elle va célébrer un funèbre hyménée.
Crime dénaturé, te commettrai-je hélas !
………………………………………………………
C’en en fait ; je me rends. Ah ! différons encore !
Non ! Non ! Je ne veux pas verser le sang des miens.
Mais que dira de moi la fleur des Argiens
Qui d’un titre sacré m’investit et m’honore ?
………………………………………………………

Fort bien ! Autre exemple, fort acceptable encore : Clytemnestre à Agamemnon :

Ah ! pour tout cet excès de zèle et de douceur,
Pour tous mes tendres soins, tu me perces le cœur ;
Et je verrai ma fille, ainsi qu’une génisse,
Saigner sous le couteau de l’affreux sacrifice.
Songe, songes-y bien ; écoute, Agamemnon ;
Vas-tu, de tes exploits effaçant la mémoire,
Laisser parmi les Grecs un sinistre renom,
Parce que Ménélas, ennemi de ta gloire,

Mais, quand le messager annonce à Agamemnon l’arrivée de Clytemnestre, je ne vois pas du tout pourquoi il introduit une stance dans un simple récit très tranquille, dans un simple message, pour lui presque indifférent :

Messager diligent et zélé serviteur,
J’accours, Agamemnon, pour réjouir ton cœur.
Le destin me choisit, afin que je t’apprenne
Qu’il te rend dans Aulis les charmes de Mycène.
Celui de tes enfants que tu chéris le mieux,
Ta fille Iphigénie approche de ces lieux.
Sa mère l’accompagne, et même il ne te reste
En cet aimable jour plus rien à souhaiter ;
Puisque tu vas revoir ton jeune fils Oreste.
Il te faut cependant un peu patienter.

Le diable m’emporte s’il fallait en cet endroit une stance rythmique ! — Enfin j’ai mis les pièces sous vos yeux : vous jugerez de cette petite affaire. Je suis, en somme, très agréablement satisfait de cet aimable ouvrage.

L’orchestre invisible qui faisait entendre aux moments pathétiques des fragments de la musique de Gluck, adaptée par M. Léon, chef d’orchestre de la Comédie-Française, ajoutait encore à l’effet produit. M. Sylvain, en Agamemnon, a montré de la force et de l’émotion. Ce rôle est tout à fait à sa gloire. M. Gorde, tour à tour farouche et attendri, est fort acceptable dans le rôle de Ménélas. Mme Sylvain (Iphigénie) est véritablement poétique ; et les attitudes et les beaux cris de Mme Tessandier ont fait sensation dans le rôle de Clytemnestre. Et je citerai très volontiers aussi les quatre choreutes : Mmes Roch, Maille, Sylvie et Rabuteau.

Le théâtre classique français et son public, de 1680 à 1900

La Comédie-Française de 1680 à 1900, par M. Joannidès.

M. Joannidès, tout jeune homme, né à Manchester, de parents grecs, venu à Paris pour étudier la peinture, et qui, se passionnant pour le théâtre, n’y a guère étudié que la Comédie-Française, a écrit un livre véritablement nécessaire et qu’on s’étonne que personne n’ait eu l’idée d’écrire plus tôt. Il a dressé un répertoire complet des pièces jouées au Théâtre-Français depuis 1680 jusqu’en 1900, siècle par siècle, décennat par décennat, année par année, avec le nombre de fois que chacune a été donnée chaque siècle, chaque décennat et chaque année.

C’est un travail considérable, très diligent, très consciencieux et d’une exactitude absolue. Il est aussi infiniment intéressant pour l’histoire littéraire, puisqu’il trace comme la courbe de l’évolution du goût en France, la pièce jouée souvent à telle époque étant toujours la pièce désirée et demandée par le public ; la pièce abandonnée à telle époque étant aussi (quoique moins sûrement, exemple Rodogune) la pièce à laquelle le public ne songe plus. — L’historien littéraire se penche donc, très curieusement, sur les tables dressées par M. Joannidès pour suivre les oscillations du goût en France et a donc le plus grand profit à en tirer.

Dirai-je que le premier regard n’est pas pour lui procurer une très grande satisfaction ? S’il n’est pas fâché de constater que Voltaire, avec un répertoire si étendu, n’atteint que 3 950 représentations, fort en arrière de Molière, de Racine et de Corneille, et sans qu’on puisse compter qu’il rattrape jamais le peloton ; s’il est enchanté d’apprendre que Racine est celui de nos tragiques français qui a été le plus joué, l’ayant été 6 270 fois, alors que Corneille, avec un répertoire quadruple, ne l’a été que 4 717 ; il est un peu désobligé de voir que Regnard a été plus joué que Pierre Corneille. Oui, Messieurs, 5 262 contre 4 717 ! Cela ne fait peut-être pas un très grand honneur à une nation.

Et encore savez-vous bien quelle est la pièce de Regnard qui a été le plus jouée ? Ce n’est pas Le Légataire, ce n’est pas Le Joueur ; c’est Les Folies amoureuses, les navrantes Folies amoureuses. Quel sel nos pères pouvaient-ils bien trouver dans les insipides Folies amoureuses ? Eh bien, elles ont été jouées 1 039 fois, et Le Joueur 817, et Le Légataire universel 925. On ne peut pas applaudir des deux mains au public sur ces constatations-là.

Il faut bien faire un peu attention aussi, que si Racine a été plus joué que Molière, c’est un peu grâce aux Plaideurs. Les Plaideurs figurent dans son avoir pour 1 219 représentations, alors que Bérénice y figure pour 156 ! Écrivez donc Bérénice ! Si l’on défalque du bilan de Racine ces productifs Plaideurs, Corneille se rapproche de lui. Il est à 4 717 et Racine à 5 061. En langage courant, cela peut se traduire : « Racine n’a pas beaucoup plus de génie que Corneille ; mais dame ! il a écrit Les Plaideurs. Ah ! il n’y a pas à dire, il faut convenir qu’il a écrit Les Plaideurs. Quand un homme a écrit Les Plaideurs !… »

Si l’on examine, non plus les auteurs, mais les pièces, relativement à leurs succès, on est en général d’accord avec le public. Sur quelques points, cependant, on a quelque chose à reprendre aux jugements du suffrage universel. La pièce de Corneille qui aie plus réussi en deux cent vingt ans, c’est Le Cid, incomparablement : 1 919 contre 650 à la plus favorisée après lui. À cela, il n’y a rien à dire. Après Le Cid, la tragédie de Corneille la plus favorisée, c’est Cinna (619). Après Cinna, c’est Horace (586) ; après Horace, seulement en quatrième lieu, bien entendu, arrive le chef-d’œuvre, Polyeucte (418). Après Polyeucte, immédiatement après, ce qui me fait beaucoup de plaisir, Rodogune (396). Nicomède n’est pas loin (290), et Héraclius non plus (265). Les autres ont des chiffres faibles.

Tout cela n’est pas mal jugé, sauf le désavantage relatif de Polyeucte. Mais ce qui est affligeant, c’est que la pièce de Corneille qui vient en second rang dans l’estime du public, ce n’est ni. Cinna, ni Horace, ni Polyeucte : c’est Le Menteur. Le Menteur 650 fois nommé, quand Cinna ne l’est que 619 fois et Polyeucte 418 fois ! C’est déshonorant. Ce palmarès est pénible.

Notez, à ce propos, la confirmation d’une règle que le théâtre de Cluny m’a révélée et que cet exemple cornélien appuie très fort. Le public n’a pas besoin de comprendre. Je défie le public de comprendre l’histoire du Menteur. C’est un imbroglio inextricable. Le public ne comprend certainement pas plus cette histoire que celle d’Héraclius ou du Trouvère. Moi quand je ne comprends pas la fable, il m’est absolument impossible de m’intéresser aux détails. Le public, certainement, n’a pas besoin de comprendre. Il n’a jamais compris Le Menteur ; mais il y a dans Le Menteur des morceaux très brillants, quelques scènes d’un bon comique, une scène forte et éloquente. C’en est assez pour qu’on y ait couru presque autant qu’au Cid, plus qu’à Cinna, beaucoup plus qu’à Polyeucte.

Ce qui m’a désobligé, c’est le chiffre de La Suite du Menteur. La Suite du Menteur n’est pas une très bonne pièce, sans doute ; c’est une comédie espagnole à peu près quelconque ; mais elle est gaie, vive, à péripéties divertissantes, et, de plus, elle contient beaucoup plus qu’aucune autre de Corneille de ces vers-épigrammes ou de ces vers-proverbes dont en tout temps le public français s’est montré si friand. Elle ressemble en cela infiniment au Méchant de Gresset, vous savez, cette pièce qui a fourni à la conversation tant de formules toutes faites, que, quand on la lit pour la première fois, à moins que ce ne soit à l’âge de quatre ans, on s’écrie : « Tiens ! j’ai déjà vu cela partout. » C’est dans La Suite du Menteur qu’on trouve :

Ah ! Monsieur, sans argent, est-il de l’innocence ?
Connaît-on à l’habit aujourd’hui la canaille ?
Et c’est ainsi, Monsieur, que l’on s’amende à Rome ?
Qui donne le portrait promet l’original.
………………………… Eh bien ! L’occasion ?
— Elle fait le menteur ainsi que le larron.
Cliton, si tu le peux, regarde-moi sans rire.

Il y a aussi des vers élégiaques qui sont, ma foi, charmants. Vous savez que Corneille, toutes les fois qu’il consentait à faire des vers d’amour, les faisait divinement. On n’insiste pas sur ce point dans les lycées de jeunes filles ; mais ce n’en est pas moins une vérité. Vous connaissez Le Cid, vous connaissez les couplets de Psyché, vous connaissez les vers : « Il est des nœuds secrets ; il est des sympathies » de Rodogune ; vous connaissez les vers du vieillard amoureux et pourtant touchant et digne, du Marcien de Pulchérie. Voyez ceux-ci de La Suite du Menteur ; c’est une jeune fille qui parle :

Quand les ordres du Ciel nous ont faits l’un pour l’autre,
Lise, c’est un accord bientôt fait que le nôtre ;
Sa main entre les cœurs par un secret pouvoir
Sème l’intelligence avant que de se voir ;
Il prépare si bien l’amant et la maîtresse
Que leur âme, au seul nom, s’émeut et s’intéresse ;
On s’estime, on se cherche, on s’aime en un moment ;
Tout ce qu’on s’entredit persuade aisément,
Et, sans s’inquiéter d’aucunes peurs frivoles,
La foi semble courir au-devant des paroles.
La langue en peu de mots en explique beaucoup ;
Les yeux, plus éloquents, font tout voir tout d’un coup,
Et de quoi qu’à l’envi tous les deux nous instruisent,
Le cœur en entend plus que tous les deux n’en disent.
…………………………………………………………

Comme disait Mme de la Fayette, je crois que c’est tapé. Ça en bouche un coin à Racine. — Le piquant dans La Suite du Menteur, c’est que Dorante, guéri de son vice, ne veut plus mentir, est énergiquement décidé à ne plus mentir et qu’il est forcé par les circonstances à mentir tout le temps ; et le piquant aussi, c’est que l’honnête Cliton finit lui-même, par force et nécessité des « occasions », par mentir lui-même plus que son maître Tout cela est vraiment joli. Voltaire, qui n’a pas toujours tort, préférait La Suite du Menteur au Menteur. Il en a encadré l’analyse et l’examen entre ces deux sentences assez fermes : « La Suite du Menteur ne réussit point. Serait-il permis de dire qu’avec quelques changements elle ferait au théâtre plus d’effet que Le Menteur lui-même ? » — « L’intrigue de cette seconde pièce espagnole est beaucoup plus intéressante que celle de la première. Dès que l’intrigue attache, le succès ne dépend plus que de quelques embellissements, de quelques convenances, que peut-être Corneille néglige trop dans les derniers actes de cette pièce. Il ne faut jamais juger d’une pièce par le succès des premières années, ni à Paris, ni en province ; le temps seul met le prix aux ouvrages ; et l’opinion réfléchie des bons juges est, à la longue, l’arbitre du goût du public. Je ne sais si je me trompe ; mais, en donnant de l’âme à ce caractère, en mettant en œuvre la jalousie, en retranchant quelques mauvaises plaisanteries de Cliton, on ferait de cette pièce un chef-d’œuvre. »

Je suis absolument de l’avis de Voltaire sur ce point. Eh bien ! l’on peut dire que La Suite du Menteur n’a jamais été jouée. Elle n’a eu aucun succès en sa nouveauté (1644), comme le constatent Voltaire et Corneille lui-même dans son Examen, ce qui veut dire qu’elle fut retirée tout de suite ; car, dans ce temps-là, tous les théâtres étaient comme est maintenant le théâtre Antoine : ils ne laissaient pas vieillir un four (four est de la meilleure langue du dix-septième ; il est dans le registre de Lagrange). Elle a donc été retirée tout de suite en 1644, et, de 1680 à 1809, elle a été jouée 7 fois (sept), c’est à savoir six fois en 1808 et une fois en 1809. Je crois que les comédiens devraient faire l’essai très intéressant de l’apprendre et de la reprendre. Il en serait peut-être de La Suite du Menteur comme de Rodogune, qui n’avait été jouée, de 1840 à 1860, du moins au Français, que six fois, et qui, récemment, assez mal jouée, en somme, a eu un succès éclatant…

Pour ce qui est de Racine, les 1 219 voix des Plaideurs mises à part, à quoi nous ne reviendrons plus, la pièce de lui qui a eu le plus de succès est Phèdre. Ici le critique n’a rien à reprendre. Ensuite vient Andromaque et ensuite Britannicus. Il n’y a pas trop à gronder : c’est un ordre acceptable. Mais qu’Athalie, avec 457 représentations seulement, soit mise au-dessous de Mithridate (512) et très peu au-dessus de Bajazet (407), voilà qui est affligeant. — Chose assez curieuse, l’insupportable Esther (mais il faut tenir compte de la musique dont elle a été souvent accompagnée) a un peu plus de représentations que la délicieuse Bérénice (159 contre 156) ; mais, en somme, en partant toujours, naturellement, de cette idée que c’est moi qui ai raison, c’est encore sur Racine que le public s’est le moins trompé

Pour Molière, la pièce à succès éminents c’est le Tartuffe : 2 058. D’accord et bravo ! Il n’y a pas à dire, le Tartuffe, à tous les points de vue, comme peinture de caractère, et comme peinture de mœurs et comme drame, car c’est un drame, est bien le chef-d’œuvre de Molière. Mais, après cela, le suffrage universel me paraît un peu jouer à Colin-Maillard. Il met au premier rang après le Tartuffe, Le Médecin malgré lui (1592 représentations), qui n’est qu’une bonne farce, et puis L’Avare (1 503 représentations), qui est bien la pièce la plus mal faite… j’exagère ; mais enfin il s’en faut de quelque chose qu’elle soit bien faite ! Ensuite viennent en peloton L’École des maris (1 224), Le Misanthrope (1 206) et L’École des femmes (1 203).

Voyez-vous le monsieur qui dirait dans un salon : « L’École des femmes, Le Misanthrope, L’École des maris, tout cela se vaut. C’est très bien. C’est vraiment assez drôle. » Ce monsieur, c’est précisément monsieur Tout-le-monde. Quand on me cite le mot fameux : « Il y a quelqu’un qui a plus d’esprit que Voltaire, c’est tout le monde », je ne manque jamais de dire : « Je ne sais pas qui a dit cela le premier ; mais, à coup sûr, ce n’est pas Voltaire. »

Ensuite viennent Les Femmes savantes, Les Fourberies de Scapin et Le Dépit amoureux, à peu près dans les mêmes prix les uns que les autres, comme étant du même tonneau. Le reste est peu placé. — Il ne faudrait pas que les étrangers se fissent trop une idée de la façon dont nous jugeons nos auteurs classiques par les statistiques, pourtant officielles, de M. Joannidès.

*
* *

Le point de vue le plus intéressant où l’on puisse se placer, et c’est le service le plus grand que M. Joannidès nous ait rendu, consiste à suivre de génération en génération le succès de nos auteurs classiques et de mesurer ainsi l’évolution du goût public. En vue d’ensemble, la grande dépression est vers le milieu du dix-huitième. C’est alors que le public a été le moins classique, le plus indifférent aux grands dramatistes du dix-septième siècle, même à Molière.

Pour celui-ci, Voltaire le constate. Il écrit à M. de Soumarekof, le 26 février 1769 : « Je souscris entièrement à ce que vous me dites de Molière et de la comédie larmoyante, qui, à la honte de la nation, a succédé au seul vrai genre comique, porté à sa perfection par l’inimitable Molière. Depuis Regnard, qui était né avec un génie vraiment comique et qui a seul approché Molière de près (approcher Molière de près ! Quelle langue, même chez ceux qui écrivent le mieux la langue !), nous n’avons eu que des espèces de monstres. Des auteurs qui étaient incapables de faire seulement une bonne plaisanterie, ont voulu faire des comédies, uniquement pour gagner de l’argent. Ils n’avaient pas assez de forces dans l’esprit pour faire des tragédies ; ils n’avaient pas assez de gaîté pour écrire des comédies ; ils ne savaient pas seulement faire parler un valet ; ils ont mis des aventures tragiques sous des noms bourgeois. On dit qu’il y a quelque intérêt dans ses pièces, et qu’elles attachent assez quand elles sont bien jouées ; cela peut être ; je n’ai jamais pu les lire ; mais on prétend que les comédiens font quelque illusion. Ces pièces bâtardes ne sont ni tragédies, ni comédies. Quand on n’a pas de chevaux, on est trop heureux de se faire traîner par des mulets. Il y a vingt ans que je n’ai vu Paris. On m’a mandé qu’on n’y jouait plus de pièces de Molière. La raison, à mon avis, en est que tout le monde les sait par cœur ; presque tous les traits en sont devenus proverbes… »

La raison ne me paraît pas en être celle que donne Voltaire. Il n’est rien qu’on aime tant à entendre jouer que la musique qu’on sait par cœur, et il n’est rien qu’on aime tant à voir que les pièces qu’on connaît à fond. Mais le fait est là, consigné par Voltaire, en 1769.

Il l’est encore par la statistique dressée par M. Joannidès. Le plus haut de Molière est de 1680 à 1720 d’une part, et de 1850 à 1890 d’autre part. Son plus bas est de 1760 à 1800. Sans doute Tartuffe marche toujours, encore qu’il tombe lui-même à n’être joué que 19 fois, de 1790 à 1800. Mais Le Misanthrope et Les Femmes savantes sont dans un triste état depuis 1730 jusqu’à 1800. Les Femmes savantes, de 1730 à 1800, sont jouées 203 fois. Cela ne fait pas trois fois par an. Il n’y a pas presse. Le Misanthrope, pendant la même période de soixante-dix ans, est joué 251 fois. Cela fait trois fois et demie par an. Il n’y a pas foule.

En ce même dix-huitième siècle, Corneille aussi est au plus bas, surtout au milieu du siècle. De 1760 à 1800, Polyeucte est joué 26 fois, c’est à savoir un peu plus, très peu plus d’une fois tous les deux ans. De 1730 à 1800, il est joué 90 fois, c’est-à-dire un peu plus d’une fois par an. — Le Cid, après tout, n’est pas beaucoup mieux traité. Il est joué, de 1730 à 1800, 190 fois, c’est-à-dire deux fois et demie par an ; et il est joué, de 1750 à 1780 particulièrement, 71 fois, c’est-à-dire moins de deux fois et demie par an. Corneille n’a pas enivré les hommes du dix-huitième siècle.

Pour Racine, pareille dépression. Après avoir eu par décennat, pour Andromaque, des chiffres de 70, 46, 57, 58, 56, de 1680 à 1730, il tombe, à partir de 1730, à des chiffres, par décennat, de 14, 19, 31, 4, 12, 26, 13. C’est brusquement, à partir de 1800, qu’il bondit à 76. Si vous voulez savoir quelle est la période de dix ans où il y a eu quatre représentations d’Andromaque, c’est de 1760 à 1770, alors qu’on avait Clairon ! À quoi sert-il d’avoir Clairon ?

Certes, c’est bien que le goût du public n’y était pas.

Quant à Athalie, de 1730 à 1800, elle est jouée cent quarante-six fois, c’est-à-dire, elle aussi, deux fois par an. C’est assez maigre. Pour le pauvre Bajazet, de 1730 à 1800, il est donné cent et une fois, c’est-à-dire à peine une fois et demie par an. Il y a même un décennat, de 1760 à 1770 (toujours ; et on avait Clairon !) où il est joué une fois. Une fois en dix ans, je ne sais combien cela fait par année.

En somme, au dix-huitième siècle, surtout au milieu et dans la seconde partie du dix-huitième siècle, on a pu croire le théâtre classique français parfaitement perdu.

Et par quoi Corneille et Racine étaient-ils remplacés ? Par Voltaire ! Et par quoi Molière ? Par Nivelle de La Chaussée et Néricault-Destouches !

Car il ne l’était pas par Marivaux, ce que j’excuserais. Le beau temps de ce pauvre Marivaux, qui n’a nullement joui de sa gloire, n’a pas été du tout celui où il a vécu. Le Legs, qui est de 1736, n’a été joué, de 1736 à 1800, que 196 fois, c’est-à-dire (comme un classique) deux fois et demie par an. La Surprise de l’amour, qui est de 1727, n’a été jouée de 1727 à 1800 que 234 fois, c’est-à-dire environ trois fois par an. Ce n’est qu’à l’avènement du dix-neuvième siècle que Le Legs bondit brusquement de 26 à 51, pour atteindre par décennat des chiffres de 55 et de 75 et de 82.

Les chiffres de 75 et de 82 se rapportent aux années 1850-1870. Vous vous rappelez, si vous êtes vieux, le succès prodigieux de Marivaux, l’engouement même dont il fut l’objet à cette époque. C’est le théâtre de Musset, très probablement, qui avait fait cela ; Musset avait ramené son père sur le théâtre comme par la main. Mais, du reste, pendant tout le dix-neuvième siècle, Marivaux avait réussi au théâtre incomparablement mieux qu’au dix-huitième.

Et remarquez que si Molière n’était pas remplacé, au dix-huitième siècle, dans la faveur du public, par Marivaux, ce que j’excuserais, comme j’ai dit, il ne l’était pas non plus par Regnard, ce que j’excuserais moins. Le beau temps de Regnard lui-même, ce n’est pas le dix-huitième siècle ; c’est, pour lui aussi, le dix-neuvième. Les gros chiffres 77, 81, 134 (pour Les Folies amoureuses), sont de 1820-1830, 1800-1810, 1810-1820. Les gros chiffres 68, 89 (pour Le Légataire), sont de 1800-1810, 1810-1820. Au dix-huitième siècle, il n’avait atteint pour Les Folies amoureuses que 71 et 72 ; pour le Légataire que 63, une fois (1760-1770) 67. Non, Regnard lui-même, la gloire comique du dix-huitième siècle, celui qui avait « approché Molière de près », a été plus savouré au dix-neuvième siècle qu’au dix-huitième.

Il y a une autre dépression de la fortune du théâtre classique, mais beaucoup plus courte, beaucoup plus légère et, sur certains points, presque insensible : c’est à l’époque du romantisme qu’elle se place. Cette dépression, ce qui est infiniment intéressant pour l’histoire des lettres, elle atteint à peine Corneille ; elle atteint un peu, mais très peu, Racine, et elle atteint surtout Molière. Les plus beaux chiffres du Cid avaient été en 1700-1710, à savoir 75 ; et en 1800-1810, à savoir 77. Eh bien, en 1820-1850 ils sont encore 52, 48, 37, et ils ne seront en 1870-1900 que 42, 55, 47. Dépression donc à l’époque romantique ; mais non pas très forte.

Les chiffres de Polyeucte sont plus curieux encore. Polyeucte n’a pas souffert du romantisme. Les plus beaux chiffres avaient été en 1680-1690, à savoir 31, et en 1700-1710, à savoir 30. Ils sont, en 1830-1840, dix il est vrai ; mais en 1840-1850, 44 ; et en 1850-1860, 37. Tout compte fait, le romantisme n’a pas atteint Corneille.

On en peut dire presque autant de Racine. Les plus beaux chiffres d’Andromaque sont en 1680-1690, à savoir 70 et 46. De 1820 à 1830, quel est le chiffre ? Très honorable : 46. De 1830 à 1840, quel est le chiffre ? Très beau : 53. De 1840 à 1850, quel est le chiffre ? Plus beau encore : 55.

Les chiffres les plus beaux de Phèdre avaient été en 1680-1690, à savoir 62, et de 1690 à 1700, à savoir 59. Le chiffre, de 1820 à 1830, est 47. Il est vrai que de 1830 à 1840 il est 3. « Enfoncé Racine ! » Mais de 1840 à 1850 (Rachel est là !), il est de 89. Le romantisme n’a atteint Phèdre que pendant dix ans.

Les plus beaux chiffres d’Athalie (méprisée au dix-septième siècle et jusqu’en 1716) ont été de 1716 à 1720 : à savoir 29, et de 1720 à 1730, à savoir 27. Ils sont de 1820 à 1830 : 31 ; de 1830 à 1840 : 7 ; de 1840 à 1850 : 27. Le romantisme n’a touché Athalie que pendant dix ans.

On voit donc que Corneille et Racine n’ont été qu’à peine refoulés un instant par le goût romantique, et que leur dépression au milieu du dix-neuvième siècle a été infiniment moins longue que pendant les soixante-dix années du dix-huitième siècle : 1730-1800.

Pour Molière, c’est plus sensible : L’Avare, qui avait connu des décennats de 88, de 92 et de 101 à la fin du dix-septième siècle et au commencement du dix-huitième ; qui avait été joué 79 fois de 1810 à 1820, ne l’est plus que 53 fois de 1820 à 1830 et 73 de 1841 à 1850. Il est vrai que de 1830 à 1840 il est joué 92 fois. Mais il ne bondit vers le grand succès que de 1850 à 1870 (116, 102). La Comtesse d’Escarbagnas, qui avait connu des chiffres de 60, 62, 101, 73 à partir de 1680, et encore des chiffres de 33 et de 24 de 1800 à 1820, tombe à 15, 22, 6 (six) de 1820 à 1850, pour rebondir à 56 dès que la date fatidique de

1850 a sonné. — L’École des femmes, qui avait été jusqu’à 96 de 1710 à 1720 ; qui, de 1800 à 1820, piquait encore son 61 et son 58, tombe, de 1820 à 1850, à 42, 50, 36, pour ne remonter à 57 qu’en 1860-1870. — Le Malade imaginaire, qui avait été jusqu’à 65 de 1 080 à 1690, qui en 1810-1820 était encore à 53, tombe, assez peu, mais tombe, de 1820 à 1850, à 346, 52, 49, pour remonter furieusement à partir de 1850, à 103, 112, 95, 73, 110 (quo non ascendet ?). — Le Misanthrope, qui de 1680 à 1720 avait fait 78, 87, 71, 61, et qui, en 1816-1830, faisait encore 60 et 65, descend en 1830-1850 à 46 et 52, pour bondir à partir de 1850 à 88, 93, 83.

Seules, les deux pièces, Les Femmes savantes et Tartuffe, ont des destinées différentes de celles des précédentes, Les Femmes savantes un peu différentes, le Tartuffe tout à fait. Les Femmes savantes, comme toutes les autres pièces, ont leur bon temps jusqu’en 1730, une forte dépression au dix-huitième siècle ; après 1730 un relèvement de 1800 à 1820 ; mais elles ne baissent pas après 1820. Elles allaient en 1810-1820 à 70 ; elles vont en 1820-1830 à 72, en 1830-1840 à 63, de 1840 à 1850 à 55. (Cela tient à ce que 1820-1850 fut un temps de femmes de lettres et que, par conséquent, le public était enchanté de voir moquer les femmes de lettres sur le théâtre.) Et du reste, je n’ai pas eu besoin de dire que, la date fatidique de 1850 ayant sonné, Les Femmes savantes, quoique n’ayant pas baissé, bondissent vers les hauteurs : 112, 116, 93.

Enfin Tartuffe, de 1680 à 1820, suit le sort commun. Il est très bon jusqu’en 1720, même jusqu’en 1750 ; il baisse terriblement pendant tout le dix-huitième siècle à partir de 1750, jusqu’à tomber à 19 pour 1790-1800 ; il remonte ensuite de 1800 à 1820. Mais il continue de monter de 1820 à 1870, et est encore très bon de 1870 à 1880 (cause probable : l’anticléricalisme de la bourgeoisie de Louis-Philippe, du second Empire et de la troisième République : 24 mai et 16 mai).

Mais en général on voit que, pour ce qui est de la déchéance momentanée du théâtre classique de 1820 à 1850, ce n’est guère que Molière qui l’a subie, tandis que, pour ce qui est de la longue déchéance du théâtre classique au dix-huitième siècle, Molière l’avait subie conjointement avec Corneille, Racine, Regnard et même Marivaux.

Le meilleur temps pour les dramatistes classiques a été 1850-1900 ; leur plus mauvais, le dix-huitième siècle à partir de 1730.

*
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Vous conclurez selon vos goûts. Il ne me reste qu’à m’excuser de tant de chiffres. Quand on fait de la statistique, il faut être clair et court. J’ai peur d’avoir manqué à deux au moins de ces devoirs.

L’abbé d’Aubignac

Un dictateur de la critique au dix-septième siècle : l’abbé d’Aubignac, d’après le livre récent de M. Charles Arnaud.

Je suis un peu en retard avec M. Charles Arnaud, et vraiment je n’y ai guère d’excuse. Il a lu si exactement et cité si honorablement les ouvrages de critique dramatique de mon père et les miens propres, sans nous connaître personnellement d’ailleurs, que j’ai envers lui comme une petite dette de famille. Acquittons-nous, puisque aussi bien le livre de M. Arnaud est infiniment intéressant pour tous ceux qui s’occupent des choses du théâtre et en général des choses de lettres.

Il me semble bien que cet abbé d’Aubignac était plus célèbre que connu. Il n’est histoire littéraire où il ne soit nommé en son lieu ; mais, à l’ordinaire, on n’en a pas lu une ligne, et l’on ne cite son nom que pour exprimer à son endroit cette répulsion accompagnée de scandale qui est un hommage délicat que les critiques aiment à se rendre à eux-mêmes.

Sainte-Beuve lui-même l’avait-il bien lu ? « Une certitude de mauvais goût qui rassure et qui vérifie par le contraire tout ce qu’on doit penser d’un auteur et d’un livre. » Voilà ce qu’il en dit, et comme c’est à propos du jugement de l’abbé d’Aubignac sur la Théodore de Corneille qu’il en parle ainsi, il a raison dans l’espèce ; mais, considéré comme jugement d’ensemble sur le docte abbé, ce serait bien rude ; ce serait même tout à fait absurde, s’il faut tout dire.

Cet abbé d’Aubignac, en effet, a été le plus étroit et le plus limité des critiques dramatiques sur certains points, et nous le verrons assez ; mais il a été aussi le plus large, le plus hardi, le plus pénétrant et le plus juste sur certains autres. Il a eu des intuitions de génie, de temps en temps. Il ne faut pas demander beaucoup davantage à un critique. Non, on ne peut, en justice et en conscience, lui demander beaucoup davantage.

Savez-vous bien qu’au dix-septième siècle il a eu cette idée qu’Homère n’avait probablement pas existé ? Et savez-vous bien que cette idée il l’a appuyée par les arguments sur la non-existence de l’écriture aux temps homériques, sur l’immensité des poèmes homériques, sur les contradictions, les incertitudes de place et les surcharges, qui sont tout simplement les arguments qui ont fait la gloire de Wolff un siècle plus tard ? — Savez-vous bien qu’il a eu le premier cette idée que l’Alceste d’Euripide pouvait bien être un drame satirique ? — Savez-vous bien que le premier il a lumineusement expliqué le sens du mot épisode dans les drames grecs, ce qui est toute une révélation pour l’intelligence de la constitution du drame grec ?

Savez-vous bien que la théorie, courante aujourd’hui, sur le chœur dans les tragédies anciennes, sur son histoire, son influence et la manière dont il a comme formé et végété le drame grec autour de lui, est tout simplement la théorie de l’abbé d’Aubignac ?

Et sait-on bien encore que la plupart (la plupart seulement) de ses jugements sur le théâtre de Corneille sont très justes ? Ce m’est une joie douce, et que la jeune critique me donne souvent, de trouver dans un feuilleton sur tel ou tel chef-d’œuvre de Corneille une observation hardie, dont l’auteur s’excuse comme d’une nouveauté, qu’il trouve lui-même un peu opinion de blasé et éminemment « fin de siècle », et qui est du d’Aubignac sans le savoir.

Savez-vous bien que l’abbé d’Aubignac a, seul à ce qu’il me paraît, dans tout son siècle, donné de la « vraisemblance dramatique » une doctrine nette, raisonnable et qui doit être, ce me semble, tenue pour définitive ? Le premier il a dit : la vraisemblance dramatique consiste à connaître l’opinion générale du public et à s’y conformer. La vraisemblance dramatique n’est autre chose que la conformité avec les sentiments des spectateurs. Peu importe au théâtre la vérité historique : « les raisons historiques ne sont jamais assez fortes pour vaincre la persuasion que l’on puise au sein de sa nourrice ».

Quand Stendhal disait en 1820 : « Si les choses que vous prenez dans l’histoire passent la science du commun des spectateurs, ils s’en étonnent, ils s’y arrêtent ; les moyens de l’art ne traversent plus l’esprit pour aller jusqu’à l’âme », il donnait, lui aussi, du d’Aubignac, en l’obscurcissant un peu, comme il convenait, pour être romantique.

Voilà bien des suffrages à l’actif de ce pauvre abbé. Il était savant, il était intelligent. Bien que, d’après Boileau, il entendît peu le grec, il entendit très bien la tragédie grecque, ce qui est le commencement de la sagesse. Il a bien compris Corneille, ses grandes qualités, le péril aussi de sa tournure d’esprit et par où il risquait de passer l’intelligence commune des spectateurs et de n’être plus suivi. Il a donné une théorie de la vraisemblance et de la constitution du personnage dramatique qui est tout simplement celle de Racine, et notez que Racine avait probablement lu La Pratique du théâtre ; car il l’a annotée de sa main. C’est presque une preuve. — Cet abbé avait du bon.

Il avait un gros défaut, qui tenait à ce qu’il était du dix-septième siècle, à ce qu’il était prêtre, à ce qu’il était disciple intime de Richelieu : il voulait tout réglementer, tout, exactement.

Il croyait aux règles ; il leur attribuait non pas seulement un pouvoir régulateur, quia est in regulis virtus regulatrix  ; mais un pouvoir actif, une vertu fécondante, un principe de force. Il aurait pu être, il a été à peu près le prince de la critique ; il a voulu être un dictateur de la critique.

C’est trop, l’abbé, c’est trop. Les règles, comme l’a dit Molière, ne sont pas « les plus grands mystères du monde » ; ce ne sont que « quelques observations de bon sens sur ce qui peut empêcher d’avoir du plaisir ».Voyez-vous comme il prend la chose, le Molière ? « Ce qui peut empêcher d’avoir du plaisir », et non ce qui en donne. Les règles n’ont qu’un caractère négatif. Elles sont des bornes, des limites, des poteaux indicateurs. Elles disent à l’imprudent : « Ici on risque de se noyer. Restez en-deçà, à moins que vous ne soyez très bon nageur. » Pas autre chose.

Quant à ce qui peut donner du plaisir, rien ne l’enseigne ; c’est l’affaire du talent naturel.

Mais comment veut-on que l’élève chéri de Richelieu ait eu de ces idées-là ? Il était né législateur, préteur, proconsul et préfet de police. Il légiférait, il codifiait ; il montrait dans la littérature de hautes qualités administratives. L’esprit de Richelieu était en lui, bien plus encore que l’esprit d’Aristote, sans compter qu’il y joignait l’esprit de Scaliger, lequel s’appelait Jules-César.

Voyez le petit imitateur, et même le petit émule ! Crispin rival de son maître. Richelieu avait fait une Académie. Que fait l’abbé d’Aubignac ? Il en fait une autre. Comme il n’avait pas pu, je ne sais plus pour quel méfait, être de l’Académie française, il fonda l’académie Aubignac. La chose s’est, dit-on, reproduite depuis. Les travers sont de tous les temps. Les anciens servent d’excuse aux modernes, les modernes font comprendre les anciens. Le monde devient ainsi très intelligible.

L’académie Aubignac fut une très belle académie. On y voyait le marquis du Châtelet, le marquis d’Arbaux, le marquis de Vilaines, l’abbé de Villars, l’abbé de Villeserain, qui a l’air d’un personnage de Musset, M. du Perrier (« ta gloire du Perrier, sera donc éternelle ! »), M. l’abbé de Saint-Germain. On avait même dessein d’y faire entrer des femmes. On songea à Mme de Villedieu, à Mme Deshoulières. On renonça à ce projet. On eut tort. Cela eût rendu l’académie charmante, féconde, et peut-être héréditaire.

L’académie Aubignac vécut ce que vécut l’abbé d’Aubignac. Elle s’éclipsa vers la fin du dix-septième siècle. Elle ne demande qu’à renaître.

Je crois bien que Molière y a un peu songé dans Les Femmes savantes. Mais il l’a calomniée. Le projet de règlement de Philaminte est beaucoup plus ridicule que celui qui avait été préparé, sous le nom de Parnasse réformé, par le bon Guéret, fidèle secrétaire de l’académie Aubignac. Le bon Guéret avait prévu le roman moderne, et s’était appliqué à le réformer. C’est ce qu’on appelle une réforme préalable. Certains personnages des harems d’Orient en ont subi une de ce genre. Le bon Guéret écrivait avec une juste sévérité : « Nous déclarons que nous ne reconnaîtrons pas pour héros de roman les maris trop malheureux ni les femmes trop coupables. » À la bonne heure ! Flaubert n’avait pas lu cela.

Il décrète encore ceci : « Nous supprimons des romans tous les mauvais lieux. » Voyez-vous, Maupassant ! Le bon Guéret songe à tout, et par exemple exige « que les poètes changent deux fois de linge par semaine, et fassent décrotter leurs chaussures ». Fort bien. Mais que dire de cette admirable ordonnance : « Défendons de mentir dans les Épîtres dédicatoires ! » Guéret, Guéret, vous en demandez trop ; mais vous avez une bien belle conscience.

C’était la manie régulatrice de l’abbé d’Aubignac qui avait envahi Guéret. L’abbé d’Aubignac ne le cédait nullement en cela à son estimable secrétaire. Il a réglementé toutes choses. D’abord les mœurs. Inutile de vous dire que l’abbé d’Aubignac a été un directeur méticuleux. Il a laissé deux codes de bienséances et d’honnêtetés mondaines dans ses Lettres d’Ariste à Célimène, et dans son roman pédagogique Macarise, qui est plus ennuyeux qu’il n’est permis, même à un roman pédagogique.

Mais c’est au théâtre qu’il a été, qu’il a voulu être, du moins, censeur et dictateur à la fois. Nul doute qu’il ne l’eût été en effet, si Richelieu eût vécu. C’eût été une singulière chose que le théâtre, si Richelieu, avec l’abbé d’Aubignac en qualité de surintendant des théâtres, eussent poursuivi leur œuvre, ce que la mort seule du grand cardinal a empêché. Ils voulaient, tous deux, faire des comédiens de véritables fonctionnaires : d’abord pour les réhabiliter, ensuite pour les amender. Déclarés fonctionnaires du roi, et solennellement déchargés de la « note d’infamie décernée contre eux par les ordonnances et arrêts », les comédiens deviendront des hommes comme les autres, publiquement estimés et honorés, comme les gardes de police ou les douaniers. Ce sera un grand progrès.

Mais en revanche on exigera beaucoup d’eux, oh ! beaucoup. Ils ne pourront faire partie d’une troupe que par brevet du roi donné sur un certificat de capacité et de probité, après examen. Leurs mœurs seront d’une pureté invraisemblable. On y veillera. On y veillera d’infiniment près, comme vous allez voir.

D’abord ils seront à peu près cloîtrés. Ils habiteront deux belles maisons, deux casernes agréables, que le roi fera construire auprès du théâtre. Ils seront très bien, là-dedans. L’intendant aura l’œil sur eux, et ne « leur permettra pas de courir la ville ». Il sera comme leur colonel, ou, si vous le voulez, comme leur abbé. On ne sait pas bien si cette organisation est militaire ou religieuse. Elle participe. Il y a de l’ordre de Malte dans tout cela.

Mais les comédiennes ? Oh ! que c’est un article difficile que l’article des comédiennes ! On ne peut guère les supprimer. L’usage s’est établi depuis un demi-siècle que les rôles de femmes soient joués par des personnes du même sexe. Du moins elles ne devront avoir aucune indépendance. Elles devront être mariées à des comédiens de la même troupe et placées sous la surveillance de leurs maris, qui en seront responsables.

— Mais si elles sont filles ? — Elles ne seront pas filles, à moins d’être filles de comédiens de la même compagnie, auquel cas leurs pères en seront responsables encore.

— Mais si elles sont veuves ? — Elles ne seront pas veuves. Cela, c’est absolument défendu. La comédienne devenue veuve ne montera plus sur les planches. Elle devra, si elle veut jouer encore, se remarier. Cela est rude, mais nécessaire dans l’intérêt des mœurs et de la dignité de la corporation. La comédienne veuve, qui ne veut pas ou ne peut pas se remarier et qui est incapable de prendre une autre profession, n’a plus qu’à jouer au naturel le rôle de la Veuve du Malabar.

À la bonne heure ! Voilà un règlement ! On sait que Richelieu avait l’intention de créer une manière de Musée d’Alexandrie, de grande cité littéraire, où les hommes de lettres eussent été enrégimentés, logés, défrayés, immatriculés et surveillés sous la haute direction de l’Académie française. La France-caserne, le grand rêve napoléonien, a été constamment la vision de Richelieu. Elle était celle, aussi, de l’abbé d’Aubignac. Ce que Richelieu voulait faire pour les hommes de lettres, dont Dieu nous garde, l’abbé d’Aubignac voulait le faire pour ses chers comédiens, qu’il adorait, dont il était féru, et qu’il chérissait jusqu’à désirer de toute son âme être quelque chose comme leur grand prieur.

Et c’était bien ridicule. Non pas tant que cela ! Ce rêve de l’abbé d’Aubignac, ne voyez-vous pas que, loin d’être gothique, il est éminemment moderne ! Être réguliers, être plus que réguliers, être fonctionnaires, mais c’est l’idéal même des héritiers de Destin et de la Rancune ! Mais l’abbé d’Aubignac les connaissait merveilleusement ; mieux encore, il les prévoyait. Il voyait dans l’avenir le pensionnaire de l’Odéon ; le pensionnaire de l’Odéon qui grille d’être pensionnaire de la Comédie-Française ; le pensionnaire de la Comédie-Française qui brûle d’être sociétaire et d’être appelé M. le semainier, et M. le sociétaire-semainier qui rêve le ruban violet, et M. le sociétaire-semainier-violet qui rêve d’avoir à la boutonnière un morceau de la robe rouge du grand cardinal !

Cette fureur de considération qui est la marque distinctive des anciens excommuniés, M. l’abbé d’Aubignac la couvait pour eux en son âme candide. Il vivait à l’avance la vie morale de toutes les générations théâtrales de l’avenir. L’artiste aspirant au bourgeois, comme le bouton rêve d’être fleur, c’est le comédien moderne, le peintre moderne, comme du reste c’est l’homme de lettres moderne, le romancier moderne, le peintre moderne et le musicien moderne. Ils n’y songeaient point beaucoup au dix-septième siècle. Richelieu y songeait pour eux, et aussi l’abbé d’Aubignac. Si ces hommes-là n’étaient pas hommes de théâtre jusqu’aux moelles, qui l’a été ?

Comme théoricien dramatique, l’abbé d’Aubignac est plus connu, et je m’y arrêterai moins longtemps.

J’ai dit ce qu’il avait de bon, sa grande théorie de la vraisemblance dramatique — ajoutons : et littéraire — où seul, au milieu d’une querelle littéraire où tout le dix-septième siècle a pataugé avec fureur, il a dit le mot juste, formulé la règle d’expérience et de tact, que sa grande connaissance du théâtre ancien et de tout ce qu’on connaissait en son temps du théâtre moderne lui avait dictée.

Le reste est plus connu, et l’est un peu trop. Le reste, c’est ces trois unités si agaçantes qui ont injecté toute la critique de nos trois siècles littéraires comme un poison. L’abbé d’Aubignac les aime tant qu’on a cru qu’elles étaient de lui. On a supposé qu’on ne pouvait aimer à ce point que ses enfants. Elles ne sont pas de l’abbé d’Aubignac. Elles étaient grandes filles, pour parler Marivaux, quand l’abbé d’Aubignac les a connues. Disons si vous voulez, pour parler Trissotin, qu’il les a épousées. Elles dataient de Scaliger, de Ronsard, de Jean de la Taille, que sais-je ? Ayant écrit des volumes là-dessus, après beaucoup d’autres auteurs, je ne suis pas très en train de recommencer.

Mais l’abbé d’Aubignac les a remises en considération avec piété. Elles lui semblaient les grandes fées protectrices de la scène. Il les trouvait mystérieuses, charmantes, terribles et salutaires. Il les trouvait belles, comme un amoureux, et les voulait plus belles encore, comme un adorateur. Point de dévot qui ne refasse son Dieu pour l’adorer mieux.

Il y en avait une qui était de vingt-quatre heures.

L’abbé d’Aubignac était un délicat. Il la trouva trop ample. Il se permit de resserrer sa ceinture. Il la réduisit à douze heures. Ceux qu’on met en in-douze ont bien meilleure mine. — Et  au prix de quels efforts méritoires ! Quelqu’un (c’était Ménage) lui fit observer que L’Héautontimorouménos de Térence dure au moins quinze heures, commençant le soir avant le souper, durant toute la nuit, et une partie du jour suivant. Le texte est là. Il n’y a pas à dire.

Faites attention à l’époque de l’année où se passe la pièce, répond l’abbé d’Aubignac le subtil. La nuit en laquelle se passe cette action était l’une des premières de notre mois d’avril, et elle n’avait que neuf heures de ténèbres, le soleil se couchant après six heures et se levant avant six heures. Mettez une heure et demie de crépuscule du matin et une heure et demie de crépuscule du soir, puisque « Athènes est situé au 37e degré de latitude » (Ah ! il faut être savant pour être critique dramatique !) Cela vous fait bien neuf heures de ténèbres et trois heures de crépuscule et l’action peut commencer avant nuit close, et finir avant soleil levé, le tout en douze heures. C.Q.F.D.

Car il le fallait, ou tout était perdu. Voilà qui est raisonner.

Et voilà qui est savoir les choses. L’abbé d’Aubignac sait, en effet, qu’il les faut savoir. Il parle quelque part de la critique sérieuse et forte, qui n’est pas « la chicane de la république des lettres », mais une grande science et presque infinie, qui doit connaître « les vieilles cérémonies de la religion, les coutumes de la politique, la jurisprudence, la politique, la morale, la philosophie et les restes illustres des peuples ». — Ce qui est piquant, c’est qu’il a parfaitement raison. Seulement il faisait quelquefois un bizarre usage de ce savoir, en effet si nécessaire.

Qu’il lui soit beaucoup pardonné parce qu’il a beaucoup aimé le théâtre et la tragédie grecque, et parce qu’il a eu deux ou trois idées justes parmi tout son fatras et ses « chicanes ». Qu’on prenne surtout bien la peine de l’étudier ou, tout au moins, de le lire. Il y a des choses qu’on ne comprend pas du tout si on ne l’a lu et, sans aller plus loin, les Discours sur le poème dramatique et les Examens du grand Corneille.

Les Discours et les Examens sont une réplique du tac au tac à La Pratique du théâtre. C’est à ce point de vue, et comme en regard, qu’il faut les considérer pour les bien entendre. Certaines doctrines hasardées du grand poète prennent dès lors tout leur sens et leur vrai caractère ; et n’apparaissent plus que comme des exagérations de polémique, contenant une part, mais seulement une part, de la pensée de l’auteur. Par exemple, on connaît cette idée de Corneille que le poème dramatique doit être invraisemblable, et n’est vraiment digne du nom de poème dramatique que quand il s’écarte de la vraisemblance et est d’autant plus une vraie tragédie qu’il s’en écarte davantage. Voilà qui inquiète. On sent très bien qu’il y a là une vive lumière jetée par Corneille sur Corneille lui-même, et qu’en effet, il y a chez Corneille un goût de l’extraordinaire qui tend évidemment vers l’invraisemblable, et dont, tout compte fait, il se fait à lui-même un mérite plutôt qu’une erreur. Mais la forme manifestement paradoxale de cette doctrine, d’où vient-elle ?

De ce que cette doctrine est une réplique, ce qui fait qu’elle prend naturellement un air de défi. De ce que cette doctrine est opposée à celle de l’abbé d’Aubignac sur la vraisemblance, sur cette nécessité de se conformer au goût et à l’opinion moyenne de son public. Corneille sent bien qu’il est atteint par cette « règle » ou ce « principe ». Et, se défendant, il renchérit, comme il arrive. Il ne se contente pas de dire que dépasser le goût moyen du public, c’est encore le satisfaire, en ce qu’il demande toujours quelque chose de plus rare que ce qu’il conçoit et s’attend toujours à de l’inattendu. Il va jusqu’à dire, parce qu’on force la voix dans la dispute, que l’invraisemblance est le caractère même de la tragédie.

Ainsi de suite. Mon père avait dit quelque part que Corneille est un disciple de l’abbé d’Aubignac. C’est parfaitement vrai, répond M. Charles Arnauld ; et le contraire, à dater d’une certaine époque, est vrai aussi. Corneille a cédé à l’influence de l’abbé d’Aubignac et de Chapelain à partir du Cid, et obéi à ces fameuses règles, dont auparavant il ne connaissait même pas l’existence. Et cela a duré une bonne vingtaine d’années. Et puis, après la publication de la Pratique, et s’y sentant touché, Corneille devient disciple révolté, ou tout au moins élève mutin, et écrit les Examens et les Discours où il secoue sans cesse le joug, raille la loi, ou la tourne ; ou, quelquefois, la contredit formellement.

On comprend, en quelque siècle que ce soit, mais principalement au dix-septième siècle, âge régulateur par excellence, combien il est utile d’être au courant de la critique littéraire du temps, la critique naissant de la littérature, mais la littérature recevant toujours comme le contrecoup de la critique.

C’est ce qui nous sauve, nous autres. On nous lit pour savoir au milieu de quelles broussailles les pauvres hommes de génie se sont débattus, dans quelle atmosphère délétère ils ont respiré, et malgré qui ils ont réussi à être grands.

C’est un grand honneur pour nous.

À côté de cela, nous avons quelques désavantages. Quand nous avons la fortune de trouver une idée juste, ainsi qu’il est arrivé souvent à l’abbé d’Aubignac ; comme elle devient, précisément parce qu’elle est juste, la doctrine courante du siècle suivant, on ne nous tient aucun compte de l’avoir eue, on ne se rappelle même pas qu’elle est de nous. Elle est « l’évidence », et voilà tout.

En revanche, quand nous disons une sottise, notre nom y reste attaché pour l’éternité. Personne plus qu’un critique n’a de chances de passer éternellement parmi les hommes pour un imbécile. Pour trois erreurs parmi cent idées justes, Boileau est moqué depuis trois siècles. Il est entendu que l’abbé d’Aubignac est un sot. C’est très généralement admis pour Marmontel et pour La Harpe. Pour Villemain, mon Dieu, cela commence. Pour les autres, cela viendra. Ah ! mes frères !

La mise en scène du théâtre classique — Le théâtre classique populaire

M. Antoine a fait devant un public très parisien et très aristocratique, qui, par parenthèse, l’a applaudi à tout rompre quand il a dit : « Si je suis jamais directeur d’un théâtre national… » une conférence sur la mise en scène.

Cette conférence qui était, d’une part, d’un maître de la mise en scène et, d’autre part, très documentée, M. Antoine ayant beaucoup voyagé et ayant observé de très près les théâtres étrangers, fut la chose la plus intéressante et la plus instructive du monde.

Pour le moment, je n’en retiens qu’un point, M. Antoine a dit, en parlant du théâtre de Corneille et de Racine : « Je voudrais restituer à nos chefs-d’œuvre le vrai cadre qui leur convient, celui de leur temps ; je voudrais Racine représenté avec les habits de cour de l’époque… »

C’était, comme on sait, le rêve de Taine : « Si j’avais le plaisir d’être duc et l’honneur d’être millionnaire, j’essaierais de rassembler quelques personnes très nobles et de grandes façons ; je secouerais toutes les branches de mon arbre généalogique pour en faire tomber quelque vieille parente dogmatique qui aurait conservé dans la solitude de la province la dignité et la politesse de l’ancienne Cour, et je la prierais de m’honorer de ses conseils. J’ornerais quelque haut salon de panneaux sculptés et de longues glaces un peu verdâtres et j’engagerais mes hôtes à se donner le plaisir de représenter les mœurs de leurs aïeux. Je me garderais de leur serrer les mollets dans des maillots et de faire saillir leurs coudes pointus pour imiter la nudité antique ; je laisserais là les malheureux travestissements grecs que Lekain, puis Talma, ont imposés à notre théâtre ; je leur proposerais de s’habiller comme les courtisans de Louis XIV, d’augmenter seulement la magnificence de leurs broderies et de leurs dorures, tout au plus d’accepter de temps en temps un casque à demi antique et de le dissimuler par un gros bouquet de plumes chevaleresques. Je demanderais en grâce aux dames de vouloir bien parler comme à leur ordinaire, de garder toutes leurs finesses, leurs coquetteries et leurs sourires, de se croire dans un salon d’une vraie Cour. Alors pour la première fois je verrais le théâtre de Racine et je penserais l’avoir enfin compris. »

Ce rêve de Taine fut réalisé — ne donnez pas au mot tout son sens ; ôtez-lui presque tout son sens — par le divertissant Ballande, l’inventeur du « Troisième Théâtre-Français » et des matinées théâtrales (cette dernière invention était de génie). Il fit jouer à la Gaîté, dans les costumes de Louis XIV, précisément cette Andromaque qui, en ce moment, dispute la vogue à L’Affaire Champignol. Je crois bien que si le bon Ballande fit jouer ainsi Andromaque, ce fut moins par instinct artistique génial que parce qu’il avait quelques vieux costumes Louis XIV et était dénué de costumes antiques. Mais cela ne fait rien. Il avait réalisé le rêve de Taine dans la mesure de ses petits moyens.

Je suis pourtant assez éloigné de l’avis de Taine et de celui de M. Antoine. Certes, je trouve non seulement impertinent, mais impossible, et j’en ai donné mes raisons à propos de la représentation d’Andromaque au théâtre Sarah-Bernhardt, de donner aux pièces du théâtre classique une mise en scène conforme aux habitudes théâtrales modernes : si la scène doit représenter la salle du trône de Pyrrhus, nous donner une salle du trône ; si elle doit représenter le gynécée d’Hermione, nous donner un gynécée antique. J’ai cru démontrer qu’au moins pour les quatre cinquièmes des tragédies classiques, c’était tomber dans des embarras inextricables, d’où il serait absolument impossible de se tirer.

Il y a des cas… certainement, et les dramatistes du dix-septième siècle savaient parfaitement ce qu’ils faisaient, il y a des cas où le texte lui-même montre que l’auteur songe à une mise en scène précise, nettement localisée, la veut et compte sur elle. Esther et Athalie sont de ce genre ; et, certes, dans Esther, non seulement une mise en scène très localisée est possible ; mais il faut une mise en scène très localisée : le gynécée d’Esther, au premier acte, la chambre royale d’Assuérus au second, le jardin d’Esther au troisième ; et mettez toute la précision et aussi toute la richesse de mise en scène que vous voudrez là-dedans, vous serez dans le vrai ; vous voyez bien que c’est un opéra.

Dans Athalie de même et beaucoup plus. Dans Athalie, le Temple est un personnage, et un personnage très important dont il est sans cesse parlé avec respect, terreur ou amour, qui a sa très grande influence sur l’action et qu’il faut voir et que l’auteur veut qu’on voie et sous plusieurs et différents aspects. Il veut qu’on en voie d’abord un vestibule, avec quelques perspectives fuyantes vers des profondeurs redoutables ; qu’ensuite le Temple s’élargisse en quelque sorte par la chute du rideau du fond et qu’on voie Joas assis sur un trône, entouré de sa nourrice, de ses jeunes compagnons et de sa garde ; et qu’enfin le terrible Temple s’ouvre et s’étale tout entier avec ses lointains sombres et inquiétants, ses recoins et ses détours pleins de pièges, le tout fourmillant de lévites armés. C’est un opéra. Eh ! sans doute, puisque c’est une tragédie grecque.

Et Racine l’a voulu comme cela, puisqu’il a donné des indications de mise en scène et puisqu’il fait agir la décoration, puisqu’il fait agir son temple ; puisque son temple est un acteur.

Donc quelques tragédies classiques ont été conçues avec mise en scène ; mais la plupart ont été conçues avec exclusion de mise en scène, pour un lieu vague, expressément et volontairement indécis et auquel il faut conserver son indécision sous peine de tomber dans des absurdités, et auquel on ne peut conserver son imprécision qu’en excluant toute mise en scène.

Donc, sauf deux ou trois exceptions peut-être, point de mise en scène et point de scène, en quelque sorte, pour les tragédies classiques. Dans Corneille, dans Racine, les pièces devraient porter la didascalie suivante : « La scène est au fond du cœur humain. »

Sur ce premier point, je suis tout à fait de l’avis de M. Antoine.

Pour le costume, je n’en suis point du tout, point du tout. Faire jouer Andromaque en costumes du temps de Louis XIV serait burlesque. Pourquoi ? Mais parce qu’il s’agit de ne pas situer, de ne pas localiser des pièces qui ne sont pas faites pour être situées et localisées. Or, en les faisant jouer avec costumes du temps d’Homère ou avec costumes du temps d’Auguste, vous les localisez, et mal ; mais en les faisant jouer avec costumes du temps de Louis XIV, vous les localisez encore plus, et encore plus mal. Elles n’étaient pas localisées, jouées en 1660 avec costumes de 1660, parce qu’on peut faire abstraction du costume que l’on voit tous les jours et auquel, parce qu’on le voit tous les jours, on peut ne pas faire attention. Une pièce jouée dans un salon vingtième siècle, c’est pour nous, très facilement, une pièce qui est jouée sans décor, de même une pièce jouée en costume du vingtième siècle, devant nous, est une pièce pour ainsi parler jouée sans costumes. Les acteurs n’avaient pas de costumes, voilà tout, et ils ont joué comme ils étaient. Il serait donc beaucoup moins étrange de faire jouer Pyrrhus en veston qu’en pourpoint et haut de chausses. En pourpoint et en haut de chausses vous localisez la pièce au temps où elle ne peut pas être, mais vous l’y localisez très précisément. Le contresens est complet. Ce n’est pas notre faute si, depuis 1650, le costume a changé ; mais il a changé si précisément qu’un pourpoint est une date. Vous mettez une date et une date fausse, là où il ne faudrait aucune date, ni fausse ni vraie.

Remarquez que Taine, dont vous semblez vous inspirer, admet quelque amendement, quelques modifications au costume du dix-septième siècle : « Augmenter un peu la magnificence des broderies et dorures, accepter un casque vaguement antique avec panache chevaleresque. » Il admet le casque ; il dit : « Passez-moi le casque ! » Passons-lui le casque. Au fond, c’est son système qu’il abandonne.

C’est qu’aussi — remarquez ceci — c’est qu’aussi, même au dix-septième siècle, on était très loin de jouer la tragédie en costumes du dix-septième siècle. C’est une parfaite erreur — et Taine le sait parfaitement, — de croire qu’au dix-septième siècle on jouât la tragédie avec « le feutre à longs poils ombragé d’un panache », ou avec le chapeau plus discret déjà de 1670, enfin exactement dans le costume du temps où l’on jouait. Nullement. Il y avait des costumes de théâtre. Sans doute le Polyeucte de Corneille portait un pourpoint espagnol, un haut de chausses à crevés et une toque à plumes. (Voltaire, Commentaires sur Corneille, Polyeucte, acte V.) Sans doute, au second acte de Cinna, « on voyait arriver Auguste avec une démarche de matamore, coiffé d’une perruque carrée qui descendait par devant jusqu’à la ceinture ; cette perruque était farcie de lauriers et surmontée d’un large chapeau avec deux rangs de plumes rouges ». (Voltaire, Commentaires sur Corneille, Cinna, acte II.) Mais remarquez déjà que ce costume, pour burlesque qu’il fût, et justement parce qu’il l’était, n’était point du tout celui du temps, celui qu’un prince du sang portait dans la rue ; c’était un grotesque costume de théâtre, mais c’était un costume de théâtre.

M. Rigal (Le Théâtre français avant la période classique, excellent livre de solide érudition) fait remarquer que « quelques détails de costume distinguaient les rôles les plus particuliers. À côté des grands, dont le chapeau était orné de plumes, les rois de tous pays portaient une couronne, ou une façon de bourrelet qui en tenait lieu. Les bourreaux avaient une barbe, les ermites une robe et un bourdon. Les différents dieux avaient aussi leurs signes distinctifs. Aux accessoires figuraient un sceptre pour Pluton, des ailes pour Éole, un chapeau, un caducée et des talonnières pour Mercure, des peaux couvertes de poils pour Pan. Dans la Sophonisbe de Mairet, Massinissa reconnaît un Romain à son costume, c’est-à-dire, évidemment, à quelque détail particulier de son costume. Les soldats turcs portaient des turbans. »

Quant aux pièces de Racine, elles furent jouées avec le « costume à la romaine » (cuirasse de brocart et tonnelet), qui était celui des grands, des princes et du roi lui-même dans les carrousels. (Voir Émile Lamé, article sur le Costume au théâtre, dans la revue Le Présent, 15 octobre 1857, reproduit dans la Revue d’art dramatique du 1er octobre 1886.)

Donc : 1º le costume de théâtre, en sa généralité, différait du costume du temps ; 2º par quelques particularités de costume, très légèrement marquées à la vérité, on distinguait le costume d’un acteur du costume d’un autre acteur, ce qui était une façon de localiser la pièce. Il est certain, par exemple, que Bajazet a été joué au moins avec turbans.

On voit comme il serait faux de jouer les pièces de Corneille et de Racine dans le costume du dix-septième siècle, costume dans lequel elles n’ont jamais été jouées. Ce serait être plus anachronique que n’ont jamais été ni voulu l’être les hommes du dix-septième siècle.

Comment donc faire ? Puisque donner aux acteurs des costumes antiques exacts, conformes aux dernières découvertes de l’érudition, serait beaucoup trop localiser, situer dans le temps d’une manière beaucoup trop précise des pièces qui en leur fond sont surtout représentatives des mœurs du dix-septième siècle ; — puisque, d’autre part, donner aux acteurs des costumes dix-septième siècle serait localiser aussi ces pièces et d’une façon encore plus fausse et un peu burlesque ; — puisqu’enfin ce serait non pas servir, mais desservir et trahir le dix-septième siècle lui-même qui n’a nullement entendu jouer ces pièces en costume de son temps ; — ce qu’il faut faire, c’est précisément, ou à très peu près, ce que faisait le dix-septième siècle lui-même, donner à ces pièces et à ces personnages un air vaguement antique, mais discrètement, sans insister, sans appuyer, sans peser. C’est une cote mal taillée ; mais c’est ce qu’il y a en l’espèce de plus pertinent.

Je ne dis pas cela du tout pour les comédies. Ce n’est pas du tout la même question. Les comédies du dix-septième siècle sont, en leur fond, en leur forme, en leur langage, représentatives des mœurs du dix-septième siècle. Elles sont datées minutieusement. Le Misanthrope ne peut pas se passer en 1630 ; Le Menteur ne peut pas se passer en 1670. Par conséquent il faut les jouer, comme des pièces du Directoire ou de 1827, avec les costumes et l’ameublement du temps et les façons d’entrer, de sortir et de s’asseoir de 1630 ou de 1670. Il faut que la salle basse de Tartuffe soit une salle basse de bourgeois riche de 1664 ; et que le salon de Célimène soit très analogue au salon bleu d’Arthénice qui existait encore ; et que le salon de Philaminte soit copié, si l’on peut, sur celui de Mme  de La Sablière.

C’est pour la comédie, et non point pour la tragédie, qu’il est vrai de dire que ce qui a empêché les dramatistes du dix-septième siècle de faire la mise en scène, ç’a été la présence des seigneurs sur les deux côtés de la scène. La tragédie était conçue pour n’avoir pas de mise en scène et pour n’avoir quasi point de costumes spéciaux ; et la comédie était conçue pour être jouée dans les costumes du temps et dans l’ameublement du temps ; seulement on ne pouvait pas matériellement lui donner cet ameublement. Maintenant que nous le pouvons, rendons-le-lui.

Mais, pour la tragédie, ni décoration, précise, ni mise en scène précise, ni costume précis. On ne pourrait pas. Exceptons, comme les auteurs les ont exceptés eux-mêmes très formellement, Esther, Athalie, Bajazet et peut-être deux ou trois autres.

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Je n’en ai pas tout à fait fini avec le très intéressant rapport de M. Simyan sur le budget des beaux-arts. J’ai réservé toute une grosse question où il se montre optimiste comme il a accoutumé de l’être et où, en souhaitant, certes, qu’il ait raison, je ne suis pas, jusqu’à preuves plus fortes, tout à fait de son avis.

M. Simyan caresse une fois de plus — et ce projet doit être lustré de la tête aux pieds, tant il a reçu de caresses, — M. Simyan caresse une fois de plus le projet de l’éducation du peuple par le théâtre classique mis à la portée du peuple, par le théâtre classique populaire. Il rappelle le succès de l’Œuvre des « Trente ans de théâtre », les comédiens du Théâtre-Français jouant du Molière, du Corneille et du Racine dans les faubourgs de Paris et accueillis avec une grande faveur, Le Misanthrope aux Bouffes-du-Nord, Les Femmes savantes aux Ternes, Andromaque à Bataclan ; et que le rapprochement de ces noms fasse sourire, cela n’a aucun trait à la question.

Il cite un paragraphe du feuilleton de M. Larroumet sur la représentation d’Andromaque, constatant le concours immense du peuple à cette représentation et le succès qu’elle obtint, et il conclut que décidément, comme disait le judicieux général du Monde où l’on s’ennuie, « il faut une tragédie pour le peuple ».

Sur quoi chacun a dit son mot. M. André Hallays a dit le sien, caustique comme toujours, et assez sceptique relativement au goût du peuple pour les chefs-d’œuvre classiques.

M. Gaston Deschamps a dit le sien dans Le Figaro, avec une merveilleuse éloquence démocratique, dans le sens du plus pur et du plus touchant optimisme. « Il ne s’agit de rien moins, dit-il, que de régler généreusement les rapports de l’art dramatique et de la démocratie. » Il fait remarquer que « le peuple aime instinctivement les bonnes lettres », que M. Jaurès plaît au peuple, non point du tout parce qu’il est socialiste, mais parce qu’il cite Homère ; que le peuple a horreur de la pornographie, tandis que la bourgeoisie « s’achemine cahin-caha vers un art déplorablement moyen » et qu’il faut « compter » sur le peuple « pour assainir une atmosphère saturée de miasmes et pour ennoblir l’inspiration des poètes ». — Donc, « instituons un théâtre populaire » classique « non seulement pour le plaisir du peuple, mais pour le progrès de notre littérature dramatique ».

Certes, je veux bien ; certes, je reconnais que le peuple est ennemi intransigeant de la pornographie, surtout, à vrai dire, de la pornographie triste, et il y aurait là une distinction à faire ; car le peuple ne me paraît pas ennemi du tout des gaudrioles de café-concert, et, si ce n’est pas là de la pornographie, c’est que le sens du mot pornographie a des secrets pour moi, ce qui est possible.

Cependant, j’admets pour les commodités et la brièveté de la discussion, que le peuple soit antipornographique. Est-il pour cela partisan du grand art ? Je n’en suis pas si persuadé.

J’ai vu jouer des pièces classiques devant un public très populaire : Phèdre, Athalie. J’ai vu ces pièces écoutées très respectueusement mais froidement. Dans Phèdre on ne s’intéressait, c’était visible, qu’à l’innocent persécuté, qu’à Hippolyte. On n’était remué que quand il paraissait ; on ne l’était véritablement qu’à la scène de discussion d’Hippolyte avec Thésée, au quatrième acte, et à celle du récit de Théramène.

Autrement, et il faut bien le dire, ce qu’est la tragédie de Phèdre pour nous et, il me semble, pour Racine, disparaissait, n’existait plus. Et c’est un résultat assez médiocre ; et j’ajoute qu’il n’y a rien de plus naturel au monde que ce résultat.

Pour Athalie, c’était bien autre chose. L’effet produit par Athalie était un effet d’étonnement, et rien autre. Le public populaire était étonné, et puis il était encore étonné, et ce fut cela jusqu’à la fin inclusivement.

Et cela aussi est tout naturel. Que faisait le public populaire à toute cette représentation d’Athalie ? Eh ! qu’est-ce que vous voulez qu’il fit ? Il cherchait le personnage sympathique. Le public populaire, sauf quand il va au café-concert pour satisfaire le besoin de propos salés qui est un des traits de la race, va au théâtre pour s’intéresser à quelqu’un et non jamais pour autre chose. Donc à Athalie, il cherchait le personnage sympathique et, naturellement, il ne le trouvait pas, Racine ayant négligé ou dédaigné de l’y mettre. Il se disait : « Bon ! Joad est une vieille canaille, très forte du reste ; Athalie est une vieille canaille qui devient gaga ; Abner est un pur et simple imbécile. Mais celui à qui l’on veut que je m’intéresse, où est-il ? Quand sortira-t-il de la coulisse ? Je l’attends pour m’émouvoir. » Le public populaire a attendu son personnage sympathique jusqu’à la fin du cinquième acte ; et, du reste, qu’Athalie fût égorgée, Joad vainqueur et Joas couronné, cela lui était bien égal.

Moi-même… Parfaitement ! Quelque imperméable que je croie être et que l’on croie que je suis aux influences du public ambiant, je me rappelle très bien que j’étais un peu devenu peuple par communication et infiltration inévitable, et que j’en arrivai peu à peu à cette impression : « Elle est admirable cette pièce ; mais admirable et intéressante sont deux choses extrêmement différentes ; et pour ce qui est de l’intérêt dramatique, ils ont raison, ce n’est pas une pièce intéressante. »

M. Simyan, M. Larroumet parlent d’Andromaque et de son succès populaire. Ah ! cette fois, nous y voilà, et Andromaque, comme Le Cid, est une tout autre affaire. Son succès auprès d’un public populaire ne m’étonne pas du tout. Nous envisageons, nous, Andromaque en tragédie et en tragédie romanesque, bien entendu. Nous exerçons notre psychologie sur la jalousie faite d’amour méprisé et d’orgueil blessé, d’Hermione ; sur l’amour irrité et impérieux de Pyrrhus, sultan amoureux d’une captive ; sur le combat, en l’âme d’Andromaque, de la mère et de l’épouse, et sur la « coquetterie » qui peut se mêler à tout cela, dernière idée que, du reste, je trouve stupide. Oui, mais vous êtes-vous avisés d’envisager Andromaque en mélodrame ? Si vous vous en êtes avisés, vous vous êtes aperçus qu’elle peut très bien être prise de ce biais. Il y a une innocente persécutée, un traître, aidé d’une traîtresse, et un tyran féroce. Voilà les éléments du mélodrame : ils y sont tous. Et, après bien des péripéties où le personnage sympathique ne fléchit pas, arrive jusque sur le point de commettre une faiblesse et ne la commet pas, reste fidèle à ces deux sentiments nobles : son amour maternel et son amour conjugal ; le tyran féroce est tué, le traître devient fou, la traîtresse se poignarde et le personnage sympathique devient reine de France en compagnie de son petit garçon sauvé des eaux. C’est le mélodrame par excellence, c’est le roi des mélodrames.

J’y songeais l’autre jour chez Mme Sarah Bernhardt. Puisqu’on met dans Andromaque de la mise en scène, et des trémolos à l’orchestre aux passages palpitants, puisqu’on la traite en mélodrame, traitement qu’elle peut supporter, une indiscrétion de plus ne serait rien. D’autant que le trône est resté au fond de la scène, faites, après les « fureurs d’Oreste », reparaître Andromaque venant du fond par la gauche, la couronne en tête, accompagnée d’un peuple sympathique. Et qu’elle monte sur le trône et que Céphise par la droite lui apporte son enfant et qu’Andromaque le prenne sur ses genoux et l’embrasse avec sensibilité. La toile tombe. À vous, Diderot ! Je suis sûr que vous auriez approuvé ce petit supplément au dénouement.

Mais, même sans cette mise en scène, le public populaire entend Andromaque ainsi — ce qui, du reste, n’est pas un contresens, et Andromaque est fort bien une tragédie qui contient un mélodrame — et il est touché, ému et attendri par Andromaque, et il n’y a rien de plus naturel que le succès populaire d’Andromaque.

Mais examinez un peu combien de tragédies et de comédies classiques renferment un mélodrame avec ses éléments suffisants et nécessaires : personnage sympathique, personnage sympathique en péril, péripéties, personnage sympathique triomphant à la fin et vertu récompensée et vice puni ? Examinez un peu cela et combien de tragédies et comédies classiques renferment ainsi, renferment dans ces conditions, un mélodrame, qui, aux yeux du public populaire, en puisse sortir et venir comme en saillie et en relief à la rampe et en deçà de la rampe. Vous trouverez Le Cid, Rodogune, Andromaque, Zaïre, Mérope et peut-être quelques autres tragédies de Voltaire. Car, par parenthèse, le secret est là, et non ailleurs, des succès de Voltaire au théâtre. Il savait à fond la dramaturgie du mélodrame et il l’appliquait avec adresse. Seulement, il n’avait pas beaucoup de talent, de ce talent particulier qui empêche une chose bien faite de vieillir, de se rider, de se faner et qui lui met un lustre éternel.

Pour ces raisons, je ne crois pas qu’un théâtre classique populaire ait de bien grandes chances de réussir.

Mais d’en douter, j’ai une raison encore, une raison décisive, ce me semble, parce que c’est une raison de fait. Le théâtre classique populaire, par Apollon, s’il était viable, il existerait. Comment ! La liberté des théâtres existe depuis tout près d’un demi-siècle. Le répertoire classique est à tout le monde. « L’abreuvoir est public et qui veut vient y boire. »

L’Ambigu peut jouer Voltaire, le théâtre du Château-d’Eau Corneille, la Porte Saint-Martin Racine, Cluny, Molière. Et personne ne joue ni Corneille, ni Racine, ni Voltaire, ni Molière ! Et ça ne leur coûterait rien ! Pas de droits d’auteurs. L’économie est manifeste, elle est palpable et elle est alléchante, ce me semble. Eh bien, aucun théâtre ne joue ni Voltaire, ni Molière, ni Corneille, ni Racine. L’Ambigu, le Château-d’Eau, la Porte-Saint-Martin, ressassent leurs éternels mélodrames ; Cluny et les théâtres de banlieue leurs éternelles folies-vaudevilles ou gâtismes-vaudevilles, les cafés-concerts leurs éternelles gaudrioles. Qu’est-ce à dire, si ce n’est que tous ces théâtres savent que Corneille, Racine, Molière et Voltaire « ne feraient pas le sou » ?

On a essayé, vous savez. La liberté des théâtres établie, vers 1860, on a essayé ici et là. Mélingue a joué Tartuffe, je ne sais où, à la Porte-Saint-Martin, je crois. Ç’a été un feu de paille ; ç’a n’a pas réussi du tout et le public populaire en est revenu à ses mélodrames et à ses vaudevilles. C’est un signe.

Ai-je besoin de dire que je souhaite qu’on essaye ? J’y ai invité moi-même Mme Sarah Bernhardt. Dans son théâtre très bien placé pour cela, avec… avec elle d’abord, qui vaut une armée, avec un très petit nombre d’acteurs et actrices expérimentés, avec de jeunes échappés du Conservatoire qui ne manquent jamais pour les rôles secondaires, elle pourrait nous donner trois ou quatre fois par an, entre les grands succès de pièces modernes que je lui souhaite, trois ou quatre séries de représentations de pièces classiques les plus accommodées au goût populaire. Elle a, avec son flair infaillible en choses classiques, commencé par Andromaque et y a trouvé un grand succès… d’admiration, du moins ; d’argent, je ne crois pas. Qu’elle continue, je veux bien. Ce serait un grand profit pour l’art dramatique que quelques jeunes gens et jeunes filles se dressassent à leur métier, dans le classique, sous l’œil de Mme Bernhardt et son exemple devant les yeux. — Mais quant à un théâtre classique populaire permanent, ne jouant que le classique, à parler franc, je n’y crois pas le moins du monde ; si, peut-être, M. Symian. On dit cela pour la galerie…

Pierre Corneille

|Anniversaire de Corneille. Rodogune]

Anniversaire de la naissance de Pierre Corneille à la Comédie-Française. — Rodogune.

Pour l’anniversaire de la naissance du grand Corneille, la Comédie-Française a donné une bonne représentation de Rodogune.

Cette pièce n’avait pas été jouée depuis assez longtemps, à ma connaissance, sur les planches du Théâtre-Français. Si j’en crois (et l’on peut l’en croire) le répertoire de M. Joannidès, il faut remonter à la période 1860-1870 pour retrouver un petit nombre de représentations de cette tragédie. Elle fut jouée trois fois en 1863, une fois en 1864, trois fois en 1865, une fois en 1866, une fois en 1867, et voilà tout en tout et pour tout.

Il y a donc trente-cinq ans que ce poème n’avait vu les chandelles, du moins celles de la maison de Molière. Pour mon compte, je ne l’avais jamais vu à la scène. Je n’aurais pas donné ma stalle vendredi soir, quand même j’eusse été appelé à l’Élysée pour former un ministère de concentration.

Eh bien ! je ne saurais en disconvenir, Rodogune m’a beaucoup plu, et d’une manière toute nouvelle, d’une manière toute différente de celle dont elle m’agréait à la lecture. C’est un « mélodrame », soit ; mais, diantre, c’est aussi une tragédie et une fière tragédie.

Vous savez comment William Archer, qui est le plus grand critique dramatique de notre époque, du moins après vous, si vous êtes critique dramatique, définit le mélodrame : « C’est une tragédie sans logique ». Eh bien ! précisément, Rodogune est un mélodrame admirablement logique.

La différence entre le mélodrame et la tragédie, pour M. Archer comme pour moi, c’est que, dans le mélodrame, les événements sortent accidentellement des événements, et dépendent soit du traître arrivant en retard, soit du justicier arrivant à temps, tandis que, dans la tragédie, les événements sortent logiquement des caractères. Or, dans Rodogune les événements sortent logiquement des caractères, très logiquement, je dirai presque trop logiquement, comme par un mécanisme rigoureux et mathématique ; mais, enfin, ils sortent très logiquement des caractères placés dans une situation donnée.

Ce que Corneille a montré admirablement dans Rodogune, c’est comment on peut avec une tragédie produire des effets de mélodrame ; comment, avec une tragédie bien conduite, on peut exciter et, d’acte en acte, aviver, agrandir, surchauffer l’intérêt de curiosité, jusqu’à ramener à l’angoisse proprement mélodramatique. À cet égard, et seulement à cet égard, mais c’est déjà intéressant à considérer, à quoi ressemble le plus Rodogune ? C’est à Athalie, tout simplement.

Comme tragédie, Rodogune est le poème de la haine, et de la haine féminine.

Jusqu’où peut aller la haine dans le cœur d’une femme, c’est ce que Corneille a voulu nous peindre. Furens quid femina possit , c’est l’épigraphe même de Rodogune.

Mais regardez tout de suite que cette haine est expliquée et est parfaitement naturelle. Pourquoi Cléopâtre hait-elle ? Pourquoi est-ce que Rodogune déteste ? Parce qu’elles aiment toutes les deux, et parce qu’elles sont jalouses toutes les deux. Bonne observation. Chez les femmes, la haine n’est jamais, ne peut jamais être qu’un effet de l’amour, ou, pour mieux dire, qu’une forme de l’amour, parce que les femmes sont amour des pieds à la tête. « Mon cœur où rien ne reste, l’amour ôté », comme dit le poète, un peu prosaïquement.

Donc Cléopâtre comme Rodogune et Rodogune comme Cléopâtre haïssent, par amour et par jalousie furieuse l’une à l’égard de l’autre. Cléopâtre est veuve d’un homme qui l’a délaissée pour Rodogune. Rodogune est veuve de ce même homme, que Cléopâtre a fait tuer parce qu’il l’avait délaissée. L’une et l’autre poursuivent une vengeance ; chacune des deux abhorre dans l’autre une rivale. Aucun excès de haine, aucune extravagance de fureur ne peut nous étonner de la part de l’une ou de l’autre. Ce sont deux vitrioleuses.

Or, chacune cherche des instruments à servir sa colère et sa vengeance. Rien de plus naturel encore. Il se trouve que l’une, Cléopâtre, dispose d’un trône. Elle dit : « Le trône sera à celui qui me fera le plaisir divin de tuer Rodogune. » Elle exploite l’ambition pour se donner un instrument de meurtre. Rien de plus logique.

L’autre, Rodogune, il se trouve qu’elle est aimée d’un prince, et même de deux. Elle dit : « Je serai à celui qui me donnera l’exquise jouissance de contempler la tête de Cléopâtre sur un plateau. » Elle exploite l’amour pour trouver un instrument de sa vengeance. C’est la logique même des passions.

Tout cela constitue un sujet de tragédie admirable. Quel est celui que cela ne peut pas intéresser ? Celui, s’il s’en trouve un, à qui il est indifférent de voir le jeu des passions et comment l’amour se transforme en jalousie, la jalousie en fureur homicide et la fureur homicide en folie aiguë.

Et remarquez que ce qui donne de la grandeur à cette histoire, c’est que tout cela, ces deux femmes le font pour un mort. Elles sont veuves toutes les deux, et c’est sur un tombeau qu’elles se battent et pour un mort qu’elles veulent s’entre-tuer. Certainement les choses pourraient aller autrement, et les passions prendre un autre cours. Les Deux Douleurs de M. Coppée, c’est Rodogune retournée. Deux veuves, aussi, se rencontrent dans le cabinet de travail du même homme qu’elles ont aimé ; toutes deux commencent par se chanter pouilles avec une certaine animosité, et puis elles s’attendrissent, pleurent ensemble et enfin se donnent rendez-vous : « Demain sur son tombeau. » Le mort peut dire comme Liszt, qui était fat comme un pianiste : « On s’aime en moi ». À quoi l’on répondait : « Oh ! oh ! alors ! C’est le scrutin de Liszt. » — Oui, les héroïnes de M. Coppée font juste le contraire de ce que font les héroïnes de Rodogune. Eh bien ! c’est qu’elles sont de bonnes femmes et qu’elles sont chrétiennes, notez ce point.

Mais s’il y a de la grandeur dans le pardon et dans la réconciliation devant la mort, il y en a aussi dans la haine qui survit à celui qui en a été la source parce qu’il était aimé. C’est l’amour plus fort que la mort.

Qu’est Rodogune ? Qu’est Cléopâtre ? Chacune est une Andromaque qui serait une Hermione. Chacune dit à quelqu’un : « J’ai aimé Hector, je l’aime encore quoiqu’il soit dans la prairie où fleurit l’asphodèle. Celui qui tuera la personne qui me l’a ravi, tout ce que j’ai au monde, je le lui donnerai. » Cléopâtre est une Andromaque qui serait une Hermione. Rodogune aussi est une Andromaque qui serait une Hermione. J’aime à croire que c’est là de la tragédie.

Voyez, à ce propos, la différence entre la comédie et la tragédie. J’ai toujours dit que ce n’est qu’une différence de degré, une différence dans la grandeur, une différence du petit au grand. Ce qui fait que Rodogune est une tragédie et non pas seulement une comédie qui finirait mal, c’est que les deux femmes sont veuves, c’est que Nicanor est mort. Nicanor vivant, Rodogune c’est deux femmes qui se disputent un homme. Cela peut finir très mal ; mais c’est toujours un peu comique. Sarcey disait : « Un homme entre deux femmes, quoi qu’on fasse, c’est toujours un peu comique. Dans ce cas, il faut rejeter l’homme dans l’ombre, ne pas le faire paraître, s’il se peut, sur la scène, lui faire faire un voyage. » Corneille a fait faire à Nicanor le grand voyage. C’est le plus sûr.

Et, dès lors, cette haine pure, cette double haine pure, prenant sa source dans un souvenir et non pas dans une réalité, prenant sa source, donc, dans l’âme et non pas dans les yeux ou dans les sens, cette double haine est d’une grandeur tragique incomparable ; c’est de l’Eschyle.

Voltaire, qui comprenait Eschyle à peu près comme il comprenait Descartes ou Montesquieu, aime Rodogune comme mélodrame ; mais il ne la comprend pas comme tragédie. La plupart de ses critiques générales sur Rodogune sont considérables, sans doute, dignes d’attention, non sans quelque « âme de vérité » ; elles sont d’un homme de théâtre ; et il n’y a pas eu d’homme qui ait été plus homme de théâtre que Voltaire ; mais encore elles sont assez faibles. Il dira pour ce qui est de Cléopâtre : « La proposition de donner le trône à qui assassinera Rodogune est-elle raisonnable ? Tout doit être vraisemblable dans une tragédie. Est-il possible que Cléopâtre, qui doit connaître les hommes, ne sache pas qu’on ne fait point de telles propositions sans avoir de très fortes raisons de croire qu’elles seront acceptées ?… »

Mais s’il vous plaît : ces raisons, elle les a ! Telle qu’elle est, elle trouve cela tout naturel. Elle dit à ses fils : « Je dispose d’un trône. Je le donnerai à celui qui tuera cette femme ». Précisément parce qu’elle connaît les hommes, elle ne peut pas supposer qu’il n’y en ait pas au moins un sur deux qui, pour être roi, n’accepte de tuer ou de faire tuer une prisonnière. Notez qu’elle ne connaît pas ses fils. Ils ont été élevés loin d’elle. Elle ne peut cependant pas supposer cette chose exceptionnelle, à savoir qu’ils sont vertueux, et tous les deux, et autant l’un que l’autre, et qu’ils se soucient du trône comme d’une figue. Ces choses-là sont rares.

Voltaire ajoute : « Je dis plus, — et, en effet, ce qu’il va dire maintenant est plus fort, — je dis plus : il faut que ces choses horribles soient absolument nécessaires. Mais Cléopâtre n’est point réduite à faire assassiner Rodogune… Elle vient de dire que le Parthe est éloigné, qu’elle est sans aucun danger… »

Voilà Voltaire qui, comme la Rochefoucauld, croit que les hommes et les femmes n’agissent jamais que par intérêt, et que c’est par intérêt que Cléopâtre veut faire assassiner Rodogune ! Mais, ventre saint-gris, c’est par vengeance, c’est par rage ! Elle voudrait arracher les entrailles de Rodogune et les répandre sur le boulevard. C’est ce que j’appelle ne rien comprendre à la tragédie. Voltaire a pourtant assez lu la Bible. Il devrait savoir ce que c’est que la haine et l’esprit de vengeance chez les Orientaux.

Il poursuit, et c’est là qu’il a presque raison : « Cléopâtre est encore moins réduite à faire assassiner Rodogune par ses fils. Rodogune est en sa puissance… Si elle a tant d’envie de la tuer, elle le peut sans recourir à ses enfants… »

À la bonne heure ! Voilà raisonner, au moins. Cependant, il est assez naturel que Cléopâtre aime mieux faire tuer Rodogune par un de ses fils que de la tuer elle-même. Cléopâtre veut tuer Rodogune ; oui, c’est surtout là ce qu’elle veut. Mais elle veut aussi dominer celui de ses fils qui sera roi ; elle a une âme de régente. Or, un moyen de le dominer, c’est de le lier à elle par un crime. Désormais elle le tiendra, comme le criminel tient le complice. Le Montagnard inconnu qui a persuadé au « modéré » Fouché de voter la mort du roi savait joliment bien ce qu’il faisait. Il faisait un Montagnard. Il liait Fouché à la Montagne pour toute la durée de la Révolution. Et vous savez assez que c’est précisément ce qui eut lieu. Cléopâtre ne me paraît pas si « déraisonnable ».

De même, pour Rodogune, Voltaire nous dit : « Il est vrai que tous les lecteurs sont révoltés qu’une princesse si douce, si retenue, qui tremble de prononcer le nom de son amant, qui craignait de devoir quelque chose à ceux qui prétendaient à elle, ordonne de sang-froid un parricide à des princes qu’elle connaît vertueux et dont elle ne savait pas un moment auparavant, qu’elle fût aimée ; elle fait détester, elle sur qui l’intérêt de la pièce devrait se rassembler… »

— Oh ! ceci est beaucoup meilleur, et il faut confesser que le coup de théâtre de Rodogune commandant le parricide n’est pas préparé, et qu’il devrait l’être plus que celui de Cléopâtre commandant l’assassinat. Il devrait y avoir au premier acte, dans cours d’histoire que fait Laonice, une esquisse du caractère de Rodogune, quelque chose comme ceci : « Et de Rodogune, que dit-on ? — Rodogune est un caractère énigmatique. Elle est fermée et taciturne. Elle semble douce ; mais de temps en temps elle a un regard… Tout ce qu’on sait, c’est qu’elle adorait le feu roi. — Et par conséquent qu’elle exècre la reine ? — Il est probable. »

Cela était suffisant, mais nécessaire. Voltaire a donc raison au point de vue de la construction de la pièce ; comme aussi bien il a presque toujours raison à cet égard. Mais je ne lui pardonne pas de ne pas comprendre que Rodogune est une femme et une Orientale, que son premier amour a été Nicanor, — il avait quarante ans, au moins ; mais n’importe ; acceptons cette anomalie, — que Cléopâtre a fait tuer Nicanor, et que, par conséquent, Rodogune ne peut pas vivre sur la même planète que Cléopâtre. C’est élémentaire, à ce point qu’on pourrait dire à la rigueur que cela n’a pas besoin de préparation.

Il faut bien entendre que quand Rodogune consent à épouser Antiochus sans avoir obtenu de lui qu’il tuât Cléopâtre, c’est un peu parce qu’elle l’aime ; mais surtout parce qu’elle voit là un moyen de monter sur le trône, d’où il lui sera plus facile de tuer Cléopâtre. Antiochus, plus perspicace que Voltaire, le sent très bien, et c’est pour cela qu’au cinquième acte son premier mouvement est de soupçonner de tous les crimes Rodogune elle-même : « Ah ! Séleucus est tué ! Ah ! on veut m’empoisonner ! Ce doit être vous ! Vous n’avez pas réussi à faire tuer Cléopâtre par Séleucus et moi. Vous tuez Séleucus ; vous me tuez, vous accuserez Cléopâtre des deux morts et vous la ferez mettre à mort elle-même. » Voilà son raisonnement, qui est parfaitement juste.

— Mais pourquoi épouse-t-il Rodogune, alors ?

— Vous ne connaissez donc pas les amours des araignées ? Chez les araignées, l’amant, en épousant celle qu’il aime, n’ignore nullement qu’il risque d’être mangé par elle. Mais il l’épouse tout de même. Amour tyran des hommes, des dieux et des araignées !

Voilà la tragédie, la magnifique et terrible tragédie de la haine, la tragédie de la passion pure, la tragédie où Corneille a complètement mis de côté, pour une fois, toutes ses idées et toutes ses méthodes habituelles : lutte de la passion et du devoir, lutte d’une passion noble contre une passion plus noble, tension violente et exaltation de la volonté. Rien de tout cela. La passion pure menant l’être humain rudement et brutalement, droit vers son but. À cet égard Rodogune, vingt ans avant Racine, est une tragédie toute racinienne.

Quant au mélodrame, sur quoi je n’ai pas besoin d’insister, il est fait de main de maître. Cette pièce, c’est un étau, dont les deux mâchoires, actionnées l’une par Rodogune, l’autre par Cléopâtre, se resserrent progressivement, lentement, acte par acte, en nous donnant la crainte croissante que tous les personnages, y compris ceux qui sont moteurs, y soient finalement écrasés. C’est une merveille de mouvement lent, mais continu et comme implacable. Cela fait songer au « puits et au pendule » d’Edgar Poe.

Le quatrième acte, où le mouvement se précipite, est à cet égard merveilleux. Il est plus beau que le cinquième, si célèbre. Le cinquième est plus théâtral, et, du reste, très dramatique ; mais le quatrième est plus réellement dramatique encore.

Ici Voltaire ne pouvait pas se tromper, et il ne s’est pas trompé. Il est la raison même, et je n’aurai rien à y ajouter. Je dirais seulement moins bien. Tout en ne comprenant pas pourquoi Cléopâtre veut se servir de ses fils pour tuer Rodogune, il sait trop bien le théâtre pour ne pas sentir que la scène est cependant prenante à n’avoir rien à envier à aucun autre :

« Cependant cette proposition si peu préparée, si extraordinaire, prépare des événements d’un si grand tragique que le spectateur a toujours pardonné cette atrocité, quoiqu’elle ne soit ni dans la vérité historique ni dans la vraisemblance. La situation est théâtrale ; elle attache, malgré la réflexion. Une invention purement raisonnable peut être très mauvaise ; une invention théâtrale que la raison condamne dans l’examen peut faire un très grand effet. C’est que l’imagination, émue de la grandeur du spectacle, se demande rarement compte de son plaisir… »

Et c’est le cas de dire qu’on ne peut pas mieux dire.

Pour le coup de théâtre de Rodogune elle-même, de Rodogune commandant le parricide, Voltaire ne peut pas s’empêcher de reconnaître que « cette situation inspire un intérêt de curiosité ». Or, l’intérêt de curiosité, c’est l’âme même du mélodrame ; c’est le tout du mélodrame. Comme mélodrame, Voltaire est contraint d’admirer Rodogune.

Il y est si bien contraint que, remarquant que le foudroyant cinquième acte est le résultat, cependant, de toutes les choses jugées par lui invraisemblables, qui remplissent les quatre premiers, il se demande avec hésitation, avec une inquiétude savante, qui sent bien l’homme qui a profondément médité sur la mécanique dramatique : « Il reste à savoir s’il est permis d’amener une grande beauté par de grands défauts, et c’est sur quoi je n’ose me prononcer… » Pour moi, je crois que la « grande beauté » du cinquième acte de Rodogune est amenée par de profondes beautés, c’est-à-dire par des vérités psychologiques, aussi bien et peut-être mieux que par un art dramatique consommé. Quelques longueurs en moins dans le rôle des deux frères, le caractère de Rodogune mieux expliqué ou plutôt mieux annoncé, Rodogune serait au rang des tout premiers chefs-d’œuvre de tout le théâtre.

Elle n’avait pas attiré une foule très considérable, et, s’il y a en elle quelques trous, il y avait autour d’elle bien des vides. Par le public trop rare qu’elle avait rassemblé, elle a été très goûtée et très applaudie. Mme Dudlay, qu’on n’entend pas assez quand elle parle et qu’on entend trop quand elle crie, n’a pas laissé d’être très appréciable. Elle est ordinaire dans les tirades ; mais il faut confesser qu’elle donne une très grande valeur et leur vraie valeur aux vers isolés, ou qu’elle isole. Alors, l’effet est quelquefois très grand. Cette représentation, tout compte fait, est à son honneur.

Mme Weber, avec sa belle voix profonde, mais chaude, est toujours agréable à entendre. De plus, elle a bien compris le rôle de Rodogune. Ses défauts mêmes, peut-être, l’y servent. On n’est pas tenté de prendre, avec elle, Rodogune pour une petite princesse plaintive, amoureuse et roucoulante, comme elle est définie, par le plus joli contre-sens du siècle, dans l’à-propos qui précédait précisément la tragédie. On sent bien que la haine indéfectible est le fond même de son cœur. Les passages de force ont été dits excellemment par Mme Weber ; les passages de tendresse un peu moins bien. Un petit détail : c’est dans les passages que tout le monde sait par cœur qu’il faut prendre garde de ne pas manquer de mémoire. Vous savez les vers charmants où, bien entendu, Voltaire trouve un solécisme et qu’il juge « maxime » et dont il dit « que la passion ne s’exprime pas ainsi » :

Il est des nœuds secrets, il est des sympathies,
Dont par le doux rapport les âmes assorties
S’attachent l’une à l’autre et se laissent piquer
Par ces je ne sais quoi qu’on ne peut expliquer.

Mme Weber a dit : « dont par les deux côtés ». C’est du moins ce que j’ai entendu. À coup sûr, elle n’a pas dit : « dont par le doux rapport ». Il faut prendre garde aux vers qui sont dans toutes les mémoires et tâcher de les avoir dans la sienne. Je n’ai pas besoin de dire que c’est du reste péché véniel.

M. Leitner, insuffisamment distingué pour un prince, a eu, d’ailleurs, de la chaleur vraie dans le rôle de Séleucus.

Mme Silvain, qui a une très bonne voix et qui articule bien et qui est intelligente, a eu un rare succès : elle s’est fait applaudir dans le rôle de Laonice, qui n’est qu’une utilité, et vraiment, quoique ce fût bienveillance, c’était aussi justice.

J’avais été peu satisfait de M. Lambert pendant les quatre premiers actes ; mais il a été absolument excellent au cinquième. On croit à la lecture qu’au cinquième acte Antiochus doit jouer un rôle gauche, piteux et ridicule. Grâce au jeu de M. Albert Lambert, c’est lui qui ramasse l’intérêt et attire sur lui tous les yeux. Le cinquième acte a été pour M. Lambert l’occasion de montrer un très rare mérite de mimique. Il y a eu une justesse de mouvements, d’attitude, de physionomie, d’anxiété, de terreur, d’accablement qui ont été une volupté pour les connaisseurs.

[Anniversaire de Corneille. La Muse de Corneille. Rodogune]

Anniversaire de la naissance de Corneille au théâtre de l’Odéon. — La Muse de Corneille, à-propos en un acte en vers, de M. Maurice Olivaint. — Correspondance à propos de la Rodogune de Corneille.

Je n’avais pu, étant prié à la Comédie-Française, assister à la célébration de l’anniversaire de Corneille à l’Odéon, où, du reste, je n’avais aucunement été invité. Mais j’ai reçu en brochure l’à-propos joué à l’Odéon à propos de cette solennité, et je me reprocherais très sérieusement de ne vous en point parler ; car il a du mérite.

Il est de M. Maurice Olivaint, dont le public a déjà remarqué deux volumes de poésies : Les Fleurs du Mé-Kong et Les Fleurs de corail, couronnées, en toute justice, par l’Académie française, et qui fit représenter à ce même Odéon une adaptation en vers des Deux Gentilshommes de Vérone de Shakespeare.

L’à-propos du 6 juin dernier (avez-vous remarqué, ô arithmologues ! que Corneille est dominé par le chiffre 6 ? Il est né le sixième jour du sixième mois de l’année 1606, il a fait Le Cid en 1636, il a fait six chefs-d’œuvre, il… ça doit pouvoir se continuer), donc, l’à-propos du 6 juin dernier est intitulé La Muse de Corneille. Il se passe en 1626 (naturellement). Corneille a vingt ans. Il rencontre, âgée de dix-huit ans et fiancée à un autre, une petite fille pour laquelle il a eu un amour d’enfant durant les villégiatures de Petit-Couronne. Il se console en songeant à la gloire, dont, déjà, le noble désir le possède, et il dit à Marie (elle s’appelle Marie) qu’elle sera sa Muse. La petite répond : « Oui, je serai votre Muse. Ne m’oubliez pas. Je ne vous oublierai pas. Il sera mon amour et vous serez ma gloire. » Etc.

Ce n’est pas méchant ; mais la pièce a été faite pour les « souvenirs du jeune âge », et ces souvenirs du jeune âge sont mis en très jolis vers, très dignes de Corneille jeune. Je tiens à vous les citer.

D’abord ce sont des réminiscences de la vie de campagne et des innocentes gamineries parmi les herbages et frondaisons :

…………………… Oh ! oui ! Petit-Couronne !
Je retrouve en vos yeux son soleil qui rayonne,
Vos tresses ont encor l’odeur de son printemps,
Et je vous vois toujours fillette de huit ans,
Cueillir aux églantiers une agreste parure
Qu’en riant je piquais dans votre chevelure.
— Et les beaux boutons d’or piqués dans le gazon
— Puis nous avons grandi, de saison en saison
Ensemble, ainsi que deux rameaux du même arbuste,
L’un plus tendre et plus frêle, et l’autre plus robuste.
Que vous étiez jolie ! — Oh ! vous rappelez-vous
Nos jardins séparés par des buissons de houx ?
— Ah ! si je m’en souviens ! — En s’inclinant, les branches
De vos pommiers chez nous répandaient les fleurs blanches.
— Et quand le vent chez vous secouait les lilas,
Pour les mieux recevoir je tendais les deux bras.
— Ce n’était pas le vent qui secouait les roses
Que je trouvais au pied de nos barrières closes,
Pierre, je savais que vous n’étiez pas loin.
Oh ! qu’elles sentaient bon ! — Je n’avais pas besoin
De chercher quel lutin jetait sur mon passage
Les lis qui, sous l’enclos, me frappaient au visage.
Qu’ils étaient beaux et purs !………………………

Puis, ç’a été l’amour à douze ans. Un peu plus sérieux, déjà. On lit, on rêve, on fait des vers ou on en écoute. On s’égare, un livre à la main, par contenance, dans les sentiers, pour se rencontrer par hasard. On ne se cherche pas, mais c’est miracle comme on se trouve.

………………… Et vous rappelez-vous
Quand l’automne exhalait ce parfum triste et doux,
Qu’on prendrait pour l’adieu du bois qui se dépouille,
La route conduisant de Rouen à la Bouille ?
— Oui, je vous rencontrais souvent sur ce chemin !
— Vous rêviez en marchant, votre livre à la main.
— Nous devisions le long des rives de la Seine.
— Et vous me récitiez quelque terrible scène
Du poète tragique Alexandre Hardy.
— Et les vers s’envolaient dans le souffle attiédi,
Et portés par le vent gonflaient la voile fière
Des vaisseaux de haut bord qui, suivant la rivière,
Majestueusement descendaient vers la mer…
Mais par les jours d’été ce que j’aimais le mieux,
C’était quand nous allions dans la forêt prochaine
Tous les deux nous asseoir à l’ombre de ce chêne
Dont le chant des oiseaux berçait les rameaux verts.
— Et comme eux vous chantiez, vous me disiez des vers.
— Mes vers étaient à vous ; n’étiez-vous pas ma lyre ?
Dans le fond de vos yeux je n’avais qu’à les lire,
Ce n’est qu’auprès de vous que j’appris à rimer,
Et pour être poète, il me fallut aimer.

Et enfin, vers quinze ans, sans doute, ils jouèrent à eux deux la comédie, et, bien entendu, c’était la comédie de l’amour ; c’était la « pastorale » ou la « fable bocagère », chère aux poètes et aux jeunes gens de 1620. M. Olivaint, d’abord, a eu là une jolie idée poétique ; car c’est bien ainsi que l’on comprend que deux enfants de quinze ans balbutient le langage d’amour en 1620 ; et, ensuite, il a très agréablement attrapé la note de la pastorale du commencement du dix-septième siècle. Ici, en vérité, Corneille n’aurait pas mieux fait :

Vous m’appeliez Caliste et vous étiez Tircis.
— Nous récitions, pareils aux bergers de Virgile,
Quelque chant alterné, d’une grâce fragile.
Je vous disais : « Caliste, ô mon plus cher souci,
Prends pitié de l’ardeur qui me dévore l’âme.
— Je répondais : Tircis, ne vois-tu pas aussi
Que mon cœur embrasé brûle de même flamme »
         — « Je croirai, puisque tu le veux,
« Que maintenant mon mal aucunement te touche. »
         — « La mort seule éteindra mes feux ;
« Et j’en ai plus au cœur mille fois qu’en la bouche. »
         — « Si quelqu’un plus riche et plus beau
« Et mieux fourni d’appas, à te servir se range ? »
         — « J’élirais plutôt le tombeau
« Que ma volage humeur se dispensât au change. »
         — « Si la rigueur de tes parents
« À quelque autre parti plus sortable t’engage ? »
         — « Les saints devoirs que je leur rends
« Jamais dessus ma foi n’auront cet avantage. »
         — « Je n’ose l’espérer. »
         — « Tu peux t’en assurer. »
C’est ainsi qu’autrefois vous me parliez, Marie.
Vous l’avez oublié, puisque l’on vous marie,
Ô vous, ma seule Muse ! ô vous, mon premier feu !

Ces trois actes de l’amour enfantin sont très joliment distribués et ouvrés bien finement dans la manière juste des ouvriers de l’époque. Cette bluette de circonstance fait honneur à l’Odéon et à M. Maurice Olivaint. Je les en félicite et les en remercie.

*
* *

« À propos » de mon feuilleton sur Rodogune, j’ai reçu une lettre, que je regrette qui soit trop courte, de ce M. Albert Giraud, dont naguère je fis l’éloge pour une conférence sur Victor Hugo, et qui est lui-même un poète très distingué et très délicat. Je m’empresse, sans m’inquiéter de savoir si tel était le désir de l’auteur, de vous en faire part :

« … Le feuilleton dramatique, comme vous l’entendez, est une causerie avec un auditeur qui ne parle pas. Voici pourtant qu’il vous interrompt. Pardonnez-le-lui. Vous aimez Rodogune autant que l’aimait Pierre Corneille, et vos raisons de l’aimer sont excellentes ; mais… n’auriez-vous pas, un peu, refait la tragédie pour mieux l’admirer et pour avoir à l’admirer les mêmes raisons que Corneille, qui l’avait faite ? Et tout d’abord, en donnant Rodogune comme veuve de Nicanor, n’allez-vous pas plus loin que l’auteur ? Corneille dit, en effet, dans son Examen de Rodogune, qu’il fallait que Nicanor mourût avant d’avoir épousé Rodogune,  afin que l’amour de ses deux fils pour elle ne fît point d’horreur aux spectateurs qui n’auraient point manqué d’en prendre une assez forte s’ils les eussent vus amoureux de la veuve de leur père. Rodogune n’est donc pas veuve, ou, si vous voulez, n’est donc pas aussi veuve que Cléopâtre. C’est à peine une demi-veuve. — D’autre part, est-elle, comme vous le dites, la vitrioleuse d’en face ? Veut-elle réellement faire assassiner Cléopâtre ? Corneille semble vouloir écarter cette conception trop eschylienne. L’invitation au parricide, écrit Corneille, “on n’a pas considéré que Rodogune ne la fait pas, comme Cléopâtre, avec espoir de la voir exécuter par les princes, mais seulement pour s’exempter d’en choisir aucun et les attacher tous deux à sa protection [au soin de la protéger] par une espérance égale”. — Vous voilà convaincu d’avoir, avec la complicité posthume d’Eschyle, noirci Rodogune. En réalité, cette princesse n’est pas aussi noire que Cléopâtre. Mais elle n’est pas blanche, j’en conviens. Rodogune est un personnage mal établi. Corneille, visiblement, a flotté entre deux conceptions : la vôtre, qui fait de Rodogune une autre Cléopâtre, et celle d’une Rodogune blanche, noble et pure, antithèse de Cléopâtre, en un mot d’une préracinienne. C’est précisément parce que Corneille a flotté que le public flotte aussi. Rodogune le déconcerte, le gêne, l’empêche de respirer librement. Il ne sait que faire de sa provision de sympathie… Soyez indulgent pour mon bavardage et veuillez croire… — Bruxelles, 10 juin 1902. — Albert Giraud. »

Voilà une lettre qui tombe bien. Je me proposais précisément de revenir un peu sur cette Rodogune, du reste admirable, et de commencer par : « Cependant… » C’est-à-dire qu’après avoir, comme il convenait au lendemain d’une représentation victorieuse et d’une réhabilitation éclatante de Rodogune, expliqué pourquoi cette pièce est encore si solide et si vivante, j’aurais indiqué, comme en note timide et respectueuse au bas de la page, ce qui empêche cette pièce d’être au tout premier rang des chefs-d’œuvre de la scène et ce qui a fait, malgré sa longue fortune, qu’elle a été un peu délaissée par le public et par la critique même au cours du siècle qui vient de finir. La lettre de M. Giraud m’est une occasion de revenir, sans songer à me rétracter, et en même temps rend extrêmement facile la tâche que je me proposais pour aujourd’hui ; car vous entendez bien d’avance que je suis à très peu près de l’avis de M. Giraud.

Oui, comme je l’indiquais déjà dans mon dernier feuilleton, le défaut de Rodogune, c’est Rodogune. C’est Rodogune « mal établie », ou insuffisamment bien établie. C’est Rodogune un peu flottante. C’est Rodogune mal annoncée d’abord, ensuite ne prenant pas assez parti ou d’être une autre Cléopâtre, ou d’être l’antithèse même de Cléopâtre. C’est Corneille hésitant un peu, pour le caractère de Rodogune, sur son dessein, partout ailleurs, et dans la tragédie de Rodogune elle-même, si ferme et si arrêté et si vigoureusement suivi.

Oui, il a senti ce qui manquait à sa pièce, au point de vue, misérable, hélas ! du succès et de l’oreille du public. Il a senti que « ça manquait de personnage sympathique » ; il s’est dit que, comme personnages sympathiques, il n’y avait que les deux princes (et c’est bien pour cela qu’il a allongé leurs rôles, qui devaient être plus courts), mais que les deux princes sont fatalement trop pâles pour être ce qu’on appelle des personnages sympathiques. Alors il s’est dit : « Adoucissons Rodogune. Puisqu’elle doit épouser à la fin, elle doit être sympathique, et si elle doit être sympathique, il faut qu’elle ne soit pas trop noire. Adoucissons Rodogune. »

Et pour n’avoir pas voulu faire Rodogune ni tout à fait noire ni tout à fait blanche, il l’a faite un peu grise.

Tout cela est vrai ; mais, cependant, il ne faudrait pas aller bien loin dans ce sens, et je ne dirai pas tout à fait comme le grammairien : « Ma remarque subsiste » ; mais, de mes remarques, le fond subsiste à mon avis et après réflexions ; car :

1º Je n’ai attaché et je n’attache aucune importance — et, probablement, M. Albert Giraud non plus — à ce fait que Rodogune n’a pas été mariée à Nicanor et qu’elle n’est que sa « demi-veuve ». Il l’a aimée, elle l’a aimé. Il est mort. Cléopâtre déteste Rodogune à cause de lui. Rodogune déteste Cléopâtre à cause de lui. Il suffit. Rodogune est, par l’ensemble seul de ces faits, une Andromaque qui serait une Hermione. « Ce qui peut y manquer n’est qu’une minutie », comme dit le duc de Chamaraule.

2º Corneille, en son Examen, nous prévient qu’il ne faut pas croire que Rodogune demande sérieusement à l’un quelconque de ses deux prétendants de lui faire le plaisir de tuer Cléopâtre. — Ceci est beaucoup plus important. Oh ! beaucoup plus.

Car, si Rodogune ne demande cela à Séleucus et Antiochus, pour l’obtenir de l’un des deux, que dans le dessein de « s’exempter d’en choisir aucun et de les attacher tous deux à sa protection par une espérance égale », il ne reste rien du tout — tout simplement — du caractère de Rodogune tel que je vous l’ai tracé. Elle n’est pas du tout une Hermione ; elle est une femme qui joue la comédie et pour qui la proposition de tuer une mère n’est qu’un moyen de comédie.

Mais l’invraisemblance formidable et la bizarrerie monstrueuse de cette démarche commence déjà à montrer que Corneille lui-même pourrait bien, dans son Examen de Rodogune, s’être trompé sur ce qu’il avait fait dans sa tragédie de Rodogune.

Oh ! cela n’a rien de surprenant ! Songez que les Examens de ses tragédies par Corneille ont été écrits au plus tôt en 1660, c’est-à-dire seize ans au moins après Rodogune, et que, par conséquent, Corneille pouvait très bien, et n’avoir plus le sens absolument exact de ses œuvres, et surtout chercher des « adoucissements », comme il dit, et des excuses à ce qui avait paru un peu audacieux dans ses œuvres. Remarquez que ce que je viens de citer de lui, après M. Albert Giraud, est une réponse à des critiques et à des résistances du public. « On a trouvé, dit-il, la proposition que Rodogune fait aux jeunes princes à son tour indigne d’une princesse vertueuse, comme je la peins ; mais on n’a pas considéré que… » Et la suite, transcrite plus haut. Corneille, ici, est un avocat qui plaide pour sa cliente et qui, pour le jury, la fait beaucoup plus « blanche » qu’au fond il ne croit qu’elle est.

Et je répète qu’il peut être sincère et qu’il peut, après seize ans, ne plus entrer très exactement dans le sens de ce qu’il a écrit autrefois. Cela arrive à chaque instant. Vous avez lu L’Ami des femmes, et vous l’avez vu jouer. Vous avez une idée à vous du caractère et du rôle de Mme de Simerose. Bien ! Maintenant lisez, je vous prie, la préface de L’Ami des femmes par Alexandre Dumas fils lui-même. J’affirme que quelque idée que vous ayez du caractère de Mme de Simerose, vous serez stupéfié de celui que Dumas fils en trace dans sa préface. Vous vous écrierez : « Mais, parbleu, ce n’est pas elle du tout ! C’est son contraire ! C’est une tout autre femme ! La Simerose de la pièce, quelque idée qu’on puisse avoir d’elle, n’est pas une folle, et la Simerose de la préface est une hystérique et une pure démente. Où, diable, Dumas fils a-t-il vu la Simerose de sa préface ? Quelque part sans doute ; mais, diantre, ce n’est pas dans sa pièce. »

Et combien de temps y a-t-il entre L’Ami des femmes et la préface de L’Ami des femmes ? Cinq ans.

Certes, Corneille est infiniment moins étourdi que n’était Dumas fils, qui l’était comme le premier coup de matines : mais il a pu très bien faire une erreur, et parce que, nous pouvons tous nous tromper, et parce que, comme je l’ai montré, il avait, en écrivant l’Examen de Rodogune, quelque intérêt à se tromper.

Et, maintenant, redevenons spectateur, tout simplement, c’est-à-dire un homme qui se soucie des Examens et des Préfaces comme le poisson de Tobie des pommes d’Hespéride. Remettons-nous en face de la pièce et de la pièce seule, comme il sied pour juger une pièce.

À quel spectateur viendra l’idée que Rodogune demande la tête de Cléopâtre comme Chimène demande celle de Rodrigue ?

Je demande sa tête et crains de l’obtenir !

À quel spectateur viendra l’idée qu’elle ne fait cette proposition aux princes que pour se les attacher tous les deux indistinctement et n’en choisir aucun ? À personne, je le parierais à mille contre un. Voyons la scène. Écoutons Rodogune elle-même. Elle ne dit pas un mot, pas un, pouvant faire croire que sa proposition n’est pas sérieuse au fond de son cœur ; et, enfin, il faudrait pourtant qu’elle le dît un peu pour que je pusse m’en douter ; et elle en dit trente, elle en dit cent pour me faire croire qu’il n’y a rien de plus sérieux au monde et de plus tragique que sa proposition.

Voici comment elle prépare, annonce, fait prévoir ce qu’elle va demander au dévouement des princes :

Il n’est pas bien aisé de m’obtenir de moi.
Savez-vous quels devoirs, quels travaux, quels services
Voudront de mon orgueil exiger les caprices ?
Par quels degrés de gloire on me peut mériter ?
En quels affreux périls il faudra vous jeter ?
Ce cœur vous est acquis après le diadème,
Princes ; mais gardez-vous de le rendre à lui-même.
Vous y renoncerez peut-être pour jamais
Quand je vous aurai dit à quel prix je le mets.

Les princes sont un peu interloqués. Diable ! cela devient grave ! Que peut-elle bien vouloir ? Ce doit être quelque chose d’énorme. « Expliquez-vous, Madame. »

Princes, le voulez-vous ? — C’est notre unique envie.
— Je verrai cette ardeur d’un repentir suivie.
— Avant ce repentir, tous deux nous périrons !
— Enfin… vous le voulez ! — Nous vous en conjurons !
— Eh bien donc ? Il est temps de me faire connaître.
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……………………………………………………………
Soyez cruels, ingrats, parricides comme elle.
Vous devez la punir, si vous la condamnez ;
Vous devez l’imiter, si vous la soutenez.
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……………………………………………………………
Appelez ce devoir haine, rigueur, colère :
Pour gagner Rodogune, il faut venger un père.
Je me donne à ce prix. Osez le mériter.

Ma foi, l’inquiétude ardente des préparations, la netteté farouche de la proposition quand elle arrive, quand on a forcé Rodogune à la faire, ne laisse aucun doute sur la sincérité absolue de Rodogune et sur le parfait sérieux de son dessein. Comment Corneille aurait-il fait la scène s’il avait voulu, énergiquement voulu, qu’on prît Rodogune au sérieux ? Il l’aurait faite comme cela. Il ne pouvait pas la faire plus forte.

Mais, il y a plus ! — Comment, il y a plus ! — Certainement ! À la rigueur, quand quelqu’un parle à quelqu’un, on peut toujours supposer qu’il n’est pas sincère, qu’il n’est pas absolument sincère. Mais quand il se parle à lui-même, comme Dorine, quand l’auteur a recours au monologue, il est bien entendu, n’est-ce pas ? que l’auteur fait dire au personnage le fond même de sa pensée. Il n’introduirait pas un monologue pour autre chose. Il ne l’introduit jamais, je dis jamais, que pour cela. Or, le monologue préparatoire et explicatif de la scène que je viens de citer, le monologue qui la précède immédiatement, pour nous y mener et nous y introduire, le monologue par quoi Corneille veut nous éclairer à l’avance sur la scène de la proposition, le monologue par quoi il veut nous étaler l’état d’âme de Rodogune sans voile et sans détour, pour que nous ne nous trompions pas et pour que nous ne puissions pas nous tromper sur la scène de la proposition ; ce monologue ne contient pas un mot qui soit d’accord avec la singulière interprétation de Corneille dans son Examen ; et il en contient cent qui nous montrent Rodogune comme très sérieuse et très décidée dans son dessein de venger Nicanor et de faire tuer Cléopâtre. — Je cite presque tout ce monologue puisque j’ai besoin, contre Corneille, de Corneille lui-même ; et du reste le couplet est assez beau pour que vous n’ayez que du plaisir à vous le remettre en mémoire :

Sentiments étouffés de colère et de haine,
Rallumez vos flambeaux à celles de la reine,
Et d’un oubli contraint rompez la dure loi,
Pour rendre enfin justice aux mânes d’un grand roi.
Rapportez à mes yeux son image sanglante,
D’amour et de fureur encore étincelante,
Telle que je le vis quand, tout percé de coups,
Il me cria : « Vengeance ! Adieu ! Je meurs pour vous ! »
Chère ombre ! Hélas ! Bien loin de l’avoir poursuivie,
J’allais baiser la main qui t’arracha la vie,
Rendre un respect de fille à qui versa ton sang !
Mais pardonne aux devoirs que m’impose mon rang.
Plus la haute naissance approche des couronnes,
Plus cette grandeur même asservit nos personnes.
Nous n’avons point de cœur pour aimer ni haïr ;
Toutes nos passions ne savent qu’obéir.
Après avoir armé pour venger cet outrage,
D’une paix mal conçue on m’a faite le gage,
Et moi fermant les yeux sur ce noir attentat,
Je suivais mon destin en victime d’État,
Mais aujourd’hui qu’on voit cette main parricide
Du reste de ta vie insolemment avide,
Vouloir encor percer ce sein infortuné
Pour y chercher le cœur que tu m’avais donné,
De la paix qu’elle rompt je ne suis plus le gage,
Je brise avec honneur mon illustre esclavage,
J’ose reprendre un cœur pour aimer et haïr,
Et ce n’est plus qu’à toi que je veux obéir.

Il me semble qu’il n’y a qu’à lire pour s’assurer que Rodogune veut bel et bien et profondément, non pas éprouver les princes ou se les concilier, ou je ne sais quoi, mais venger Nicanor, mais trouver un vengeur de Nicanor et un meurtrier de Cléopâtre. Corneille, avant de hasarder la bizarre explication qui est dans son Examen, a pu relire la scène 4 du III, à la rigueur ; mais il n’a pas relu le monologue de Rodogune (III, 3). S’il l’avait relu, il se serait aperçu que son explication tardive était impossible.

Il n’en est pas moins vrai que, comme le dit très bien M. Albert Giraud, si le fond de Rodogune est bien ce que j’en ai dit, le rôle de Rodogune est mal établi. D’abord, comme je le disais dans mon premier article, il n’est pas annoncé et préparé, et il fallait qu’il le fût. Ensuite, il s’obnubile, à l’acte IV. Sarcey aurait dit : « Au IV (du reste merveilleux), Cléopâtre tire toute la couverture à elle et Rodogune flanche. » Sarcey était peu académique, mais il avait de la clarté. À l’acte IV, Rodogune dit encore une fois à Antiochus qu’il faut qu’il venge Nicanor.

Une seconde fois il vous le dit par moi ;
Prince, il faut le venger…………………

Et puis, Antiochus, reculant devant le parricide, elle lui dit vaguement ceci : « Puisqu’il n’y a pas moyen d’obtenir cela de vous, eh bien, comme je vous aime, soyez roi, et puis nous verrons après. »

On sent bien qu’elle n’a pas renoncé complètement à son propos ; qu’elle compte bien, une fois reine et prenant sur Antiochus l’empire qu’a toujours une jeune épouse aimée (comme elle l’a dit au III : « Je le ferai régner, mais en régnant sur lui »), venir à bout de Cléopâtre d’une façon ou d’une autre. On le sent ; mais tout cela est confus. Elle le dit elle-même : « Mon esprit se confond… »

C’est le rôle qui se confond et qui se dissout un peu.

Pourquoi ? Pour ce que j’ai dit en commençant. Parce que Corneille voulait adoucir Rodogune pour qu’elle ne fût pas antipathique. C’est dommage. Maintenue à la hauteur où elle était à l’acte III, elle eût été peut-être moins sympathique, dans le sens vulgaire du mot ; mais elle eût été beaucoup plus intéressante.

Voilà. Grâce à la communication si fine et si pénétrante de M. Albert Giraud, j’ai mis au point. J’ai maintenu tout le fond de mes observations premières, mais en reconnaissant que Cléopâtre et Rodogune ne se font pas pendant et réplique en parfaite symétrie et en égalité et parité ; qu’on ne peut pas, qu’on ne doit pas les caractériser toutes deux des mêmes termes et les marquer toutes deux de la même définition, comme j’avais voulu faire tout d’abord, pour une première vue générale, quitte à mettre ensuite les nuances. Je remercie encore une fois M. Albert Giraud de m’avoir aidé à les mettre.

Racine

[Mithridate. Le Mémoire]

Comédie-Française : Mithridate. Le Mémoire, à-propos en vers, de M. Lucien Victor-Meunier

La représentation de la Comédie-Française pour l’anniversaire de la naissance de Racine a été fort brillante, beaucoup plus que ne sont à l’ordinaire ces sortes de cérémonies. Et, d’abord, il y a eu un à-propos qui était bon. On sait assez ou l’on croit savoir que je suis l’ennemi de l’à-propos. Il faut s’entendre ; autant je suis furieux qu’on se croie forcé de donner toujours un à-propos et que, par conséquent, on en donne un, neuf fois sur dix, qui est saugrenu ; autant quand un à-propos qui est agréable vous arrive, suis-je parfaitement d’avis que vous nous en fassiez part. Celui de M. Lucien Victor-Meunier est fort agréable. Il n’est pas gai ; mais il est fort agréable. C’est la mort de Racine. L’auteur a accepté cette anecdote, tirée des Mémoires de Louis Racine sur son père, d’après laquelle Racine Jean serait mort de son mémoire à lui, de ce mémoire sur les misères du peuple, qu’il aurait remis à Mme de Maintenon et que Louis XIV aurait surpris entre les mains de celle-ci et qui aurait irrité le roi et amené une disgrâce fatale à la santé déjà ébranlée de Jean Racine.

Cette histoire, comme vous savez, a été très contestée. Je suis de ceux qui n’entrent pas beaucoup dans les raisons de ceux qui la contestent ; et pour moi, le témoignage de Racine fils, très honnête homme, très renseigné sur l’histoire de son père par Boileau, Rollin et Valincour, et particulièrement sur une histoire très domestique, par sa propre mère, est de beaucoup de poids et ne peut guère être ébranlé par des raisons qui, après tout, ne sont que des doutes, et des doutes fondés sur une sorte de scepticisme général, sans fondement précis lui-même.

À examiner très froidement la question, car, après tout, que Racine ait fait un mémoire sur la misère du peuple ou qu’il ne l’ait pas fait, cela ne change pas grand-chose à mon opinion sur Racine, je crois : 1º que le mémoire a existé ; 2º qu’il a été une des causes, mais non la seule cause de la disgrâce de Racine.

Le mémoire a existé : il est très difficile de le révoquer en doute quand on voit, dans les Mémoires de Racine fils, combien tout ce qu’il en rapporte et tout ce qu’il rapporte comme s’y rapportant est précis, détaillé et circonstancié. Le mémoire a existé et il a irrité Louis XIV, et il a été pour quelque chose dans la disgrâce de Jean Racine.

Mais, de plus, Racine a réclamé aussi pour lui ; il a réclamé sa pension en retard et certain dégrèvement d’impôt, avec quelque insistance, qui a contribué à faire qu’il cessât d’être agréable. Louis Racine ne cache pas cela non plus.

Et enfin Racine était janséniste, et cela n’avait jamais plu à Louis XIV, et lui plaisait moins que jamais en 1698-1699. Et l’on voit bien que cette dernière cause de la disgrâce de Racine est la principale, par la lettre de lui à Mme de Maintenon, que Louis Racine nous rapporte. Racine y insiste avec ardeur et avec lourdeur sur les calomnies qui l’ont représenté comme ami de certains ennemis, ou prétendus tels, de Sa Majesté ; il proteste de son dévouement inaltérable et sans mélange pour la personne du roi ; il met au défi que l’on prouve qu’il a cessé d’être du côté du souverain et contre tous ceux qui contesteraient son autorité, etc. En un mot, Racine avait été représenté comme étant de l’opposition ; il n’en était pas, il tenait pour épouvantable d’en être, et il suppliait qu’on voulût être persuadé qu’il n’en était aucunement.

Donc, à mon sentiment, il y eut trois causes à la disgrâce de Racine : le mémoire sur les misères du peuple ; — le mémoire pour lui, — et le jansénisme ; mais cela n’empêche pas que le mémoire sur les misères du peuple ait existé et soit une des trois causes.

M. Lucien Victor-Meunier était donc absolument dans son droit en nous représentant Racine comme mourant de son mémoire. Il a, bien entendu, profité de la chose pour nous peindre un peu Racine en démocrate ; mais cela est le défaut commun à tous les faiseurs d’à-propos et où ils tombent presque nécessairement : c’est presque une nécessité du genre. Le plus joli que je connaisse en cette espèce, c’est le monsieur qui, ayant à faire une pièce de circonstance sur Pascal, le représenta comme un précurseur des destructeurs de la Bastille :

Et les roseaux pensants ont brisé les Bastilles.

Ce vers a été un des beaux jours de ma vie.

M. Lucien Victor-Meunier a versé du reste très modérément dans ce travers, et sa petite pièce a de la tenue et reste dans le bon goût et le bon sens autant qu’elle est pathétique. On y voit d’abord Rollin et Boileau s’entretenant de la mort imminente de leur ami et des causes probables de cette mort ; puis Racine lui-même vient mourir sur le théâtre en racontant l’histoire de son fameux mémoire et en disant à peu près : « Je le ferais encore si j’avais à le faire. » Et Boileau enfin, tirant la moralité de l’aventure, dit, à peu près aussi, son mot bien connu : « Qu’irais-je faire à la Cour ? Je ne sais plus louer. »

ROLLIN

Quand vous verrez le roi, lui direz-vous ?…

BOILEAU

Je crois
Que je ne saurais plus comment on parle aux rois.

Il y a des vers vigoureux et solides, point très éclatants, mais d’une bonne et saine langue, et qui, s’ils ne sont pas proprement très poétiques, sont très oratoires. Je me fais un devoir de citer le couplet principal :

……………………………… Catherine,
Viens ; c’est le testament du poète Racine.
Écoutez tous. Demain, quand Dieu m’aura repris,
Vous entendrez sans doute, à la cour, dans Paris,
De mes faibles écrits évoquer la mémoire :
Peut-être sur mon nom quelque rayon de gloire
Descendra-t-il, à l’heure où mes enfants en deuil
Escorteront à Port-Royal l’humble cercueil
Où l’on va renfermer ma dépouille mortelle.
La gloire que je veux, que j’espère, c’est celle…
Qui m’appartient… d’avoir, étant déjà vieillard,
Élargi jusque vers les pauvres mon regard…
Je l’ai fait… Ah ! je vois que ceci vous étonne.
Certes, ne devant rien, que je sache, à personne,
Je pouvais, satisfait de mon humble bonheur,
Jouir paisiblement d’un repos fait d’honneur,
Vivre au milieu des miens mes dernières années
Et laisser s’accomplir en paix mes destinées.
Je ne l’ai pas voulu ! Car souvent, je songeais
À ceux qui du malheur portent l’injuste faix,
Dont le front sous le joug de la misère ploie
Et qui meurent n’ayant jamais connu la joie.
Je me disais : Pourquoi ceux-là sont-ils maudits ?
Je sais bien qu’ils auront plus tard le paradis ;
Que Dieu leur ouvrira toute grande la porte ;
Et qu’ils seront heureux… après leur mort… — N’importe.
Je pensais, en voyant ces pauvres harassés,
Que si les uns ont trop d’autres n’ont pas assez,
Et qu’il faudrait venir en aide aux misérables.
C’est que je les connais, oui, moi, les corvéables.
Ce fut lorsque j’allais chez moi, dans le Valois.
Juste ciel !  il me semble encor que je les vois,
Ces tristes paysans décharnés et livides,
Errant loin des chemins, à travers les champs vides,
Leurs faibles corps couverts à peine de haillons,
Glanant furtivement dans le creux des sillons
Les gerbes que la dîme à regret a laissées…,

Tout de même « glaner des gerbes » ! Enfin…

Et j’essayais en vain d’écarter ces pensées,
Je les voyais toujours, ces mornes travailleurs,
Qui, penchés sur le sol qu’arrosent leurs sueurs,
Sans espoir de jamais voir le bout de leur tâche,
Vont, reviennent, de l’aube à la nuit, sans relâche,
Recommencent, râlant, jusqu’à ce qu’à la fin,
Eux, les faiseurs de blé, soient tués par la faim…
Leur détresse pour moi, c’était comme un fantôme
Qui m’empêchait de voir les splendeurs du royaume ;
Et, par-dessus le bruit des clairons, des tambours,
J’entendais les sanglots déchirants, les cris sourds
De ceux qui vont, pieds nus, le long des routes noires.
…………………………………………………………
…………………………………………………………

L’à-propos de M. Lucien Victor-Meunier était parfaitement digne d’être joué à la Comédie-Française et il l’a été fort honorablement par MM. Garry, Ravet et Hamel.

*
* *

Mithridate a été interprété très brillamment. Je tenais beaucoup à voir cette représentation, parce que, figurez-vous, et peut-être ne devrais-je pas l’avouer, je n’avais jamais vu Mithridate à la scène, jamais de ma vie. La représentation étant toujours une révélation et une pièce aux chandelles ne vous paraissant jamais la même quelle vous a paru à la lecture, j’étais très curieux de voir Mithridate sur les planches.

L’effet s’est produit ; il a même été beaucoup plus marqué que je ne croyais. Mithridate est, pour moi du moins, tout différent à la scène de ce qu’il est à la lecture. Vous avez assez entendu dire, parce que, du reste, c’est la vérité, que Mithridate est composé de deux pièces, c’est à savoir d’une pièce héroïque : Mithridate en face des Romains, — et d’une tragédie ou comédie d’alcôve, analogue d’un côté à Harpagon et de l’autre à Phèdre : Mithridate, Monime et Xipharès ; et que ces deux pièces s’en vont un peu parallèlement, sans avoir très grands rapports l’une avec l’autre, quoique l’auteur ait établi entre elles, très ingénieusement, un lien artificiel. Je ne vous referai pas une fois de plus cette leçon, très connue, sur Mithridate.

Mais la question que je me posais en allant l’autre jour au Théâtre-Français, était celle-ci : De ces deux pièces, laquelle disparaît au théâtre ? Car, quand il y a deux pièces dans une pièce, il y en a toujours une, au théâtre, qui disparaît. Voyez L’Autre Danger. Il y a deux pièces. L’une c’est Claire et Freydières, l’autre c’est Madeleine et Freydières. Il y en a une qui disparaît, ou, tout au moins, que le public écoute beaucoup moins que l’autre, c’est la pièce Claire-Freydières. Je me disais donc : laquelle des deux pièces que Mithridate contient, disparaîtra ce soir à mes yeux ?

C’est la pièce héroïque, c’est Mithridate devant les Romains. Cela s’évanouit absolument. De sorte que ce grand drame cornélien ne paraît, au théâtre, absolument qu’une comédie, qu’une comédie héroïque, sans doute, mais enfin qu’une comédie. Nous ne nous intéressons qu’à l’histoire du père qui s’aperçoit que son fils le trompe ou va le tromper comme mari ; nous ne nous intéressons qu’au drame Mithridate-Monime-Xipharès ; ou plutôt nous ne voyons que cela ; tout le reste a disparu, ou plutôt n’apparaît pas.

Par parenthèse, il est malheureux, ce pauvre roi. Il est trompé de tous les côtés. Il a deux fils : il est trompé par l’un comme mari, et il est trompé par l’autre comme roi. L’un est trop bon avec la reine, et l’autre est trop bon avec l’ennemi. C’est être trop trompé pour un seul homme. « Grâce aux dieux, mon malheur passe mon espérance. »

Mais, en vérité, au théâtre, Mithridate paraît moins malheureux de moitié ; car de tout ce qu’il y a dans son affaire du côté des Romains nous ne nous occupons pas le moins du monde.

Il est incroyable aussi comme, au théâtre, on s’aperçoit beaucoup plus qu’à la lecture des ressemblances entre Mithridate et Phèdre. Les deux pièces paraissent la même pièce. Le petit manège de Xipharès et Monime, c’est le petit manège de Phèdre et d’Hippolyte, sauf quelques différences, bien entendu ; Mithridate est cru mort pendant ce temps-là, comme Thésée est cru mort pendant ce temps-là. Même coup de théâtre, même péripétie : l’annonce soudaine du retour de Mithridate, du retour de Thésée ; et retour, en effet, de l’un comme de l’autre.

Et ceci encore : « Il y a un mystère dans cette maison et je vais l’éclaircir » ; avec cette différence que Mithridate est un homme très intelligent, tandis que Thésée est un crétin, et que Mithridate éclaircit très habilement le mystère, tandis que Thésée l’obscurcit comme s’il s’appliquait à l’obscurcir.

Enfin le fond de l’histoire est le même et la conduite de l’une et de l’autre pièce est la même. Mithridate est une Phèdre qui finit bien, l’obstacle à l’amour des deux jeunes gens, à savoir le vieux, disparaissant. Mithridate est une Phèdre sans Aricie et où l’auteur tue Thésée.

— Par conséquent au lieu d’une tragédie c’est une comédie. — Oui, tel qu’il apparaît au théâtre, Mithridate est une comédie héroïque, mais une comédie.

C’est bien pour cela que… Avez-vous remarqué — je crois, du reste, vous en avoir déjà dit un mot — avez-vous remarqué que Racine a fait dans Mithridate l’altération à l’histoire que Pradon a faite dans sa Phèdre à lui. Dans la Phèdre de Pradon, Phèdre, nonobstant Euripide, n’est que la fiancée de Thésée et non pas la femme de Thésée. Dans le Mithridate de Racine, Monime, nonobstant Plutarque, n’est que la fiancée de Mithridate. Elle a été proclamée reine, mais le mariage entre elle et Mithridate n’a pas été consommé :

Et veuve maintenant sans avoir eu d’époux,

dit-elle, croyant Mithridate mort.

Eh bien, c’est d’abord parce que de Mithridate à Phèdre l’audace de Racine s’est accrue et qu’il n’a pas, écrivant Phèdre, les timidités de Pradon ; mais c’est ensuite précisément parce qu’il sait très bien, quand il écrit Mithridate, qu’il écrit une comédie, et non pas proprement une tragédie.

Il se dit, écrivant Mithridate : Xipharès aime Monime ; Monime aime Xipharès ; Mithridate, aimant Monime, gêne Monime et Xipharès. Bien. Je tue Mithridate à la fin. Bien. Par conséquent, je marie Xipharès et Monime. Je ne le fais point formellement, pour ne pas finir en comédie, et pour conserver à ma machine le caractère de drame héroïque ; mais sans le faire formellement, je le fais tout de même ; je le fais quand même je ne le voudrais pas. Supprimer l’obstacle entre les amants, c’est marier les amants. Tuer Mithridate, c’est marier Xipharès et Monime. Je ne peux pas tuer Mithridate sans, du même coup, même sans le vouloir, marier Monime à Xipharès. Tout spectateur sortant de Mithridate dira à sa femme en rentrant chez lui : « … Mithridate meurt et Monime épouse Xipharès. — C’est dans la pièce ? — Non ; mais s’ils ne sont pas épousés ce soir, ils s’épouseront demain. C’est comme dans Le Cid. Puisqu’il n’y a plus d’obstacle ! Il y en a moins que dans Le Cid. » Oui, c’est évident, en tuant Mithridate je marie Monime et Xipharès… Ah ! mais alors, attention ! Si je marie Xipharès et Monime, il ne faut pas que Monime ait été la femme de Mithridate ! Ce serait odieux. Voilà l’écueil. Que faire ? Eh bien, Monime n’aura pas été la femme de Mithridate. Le mariage n’aura pas été consommé. Elle n’aura été que proclamée reine par Mithridate et choisie par lui pour être réellement sa femme après la fin de la guerre. De cette façon tout est sauf. »

Et voilà la raison pourquoi Monime dans Mithridate n’est que la fiancée de Mithridate et pourquoi aussi Mithridate est plutôt une tragédie qu’une comédie.

Dans Phèdre, au contraire, c’est, diable, bien une tragédie et une tragédie sans qu’il y manque rien, que Racine veut écrire. Il veut tuer à la fin à peu près tout le monde, Phèdre et Hippolyte, Hippolyte et Phèdre. Alors, au lieu que cet imbécile de Pradon veut atténuer les choses, Racine sent bien qu’il peut les renforcer, et il les renforce. Il fait de Phèdre la femme de Thésée et la femme de Thésée depuis longtemps, parce qu’ainsi et la situation sera plus terrible et les remords de Phèdre plus cuisants, etc. Et la situation peut être aussi terrible qu’on voudra, et elle ne saurait être trop terrible, puisqu’elle doit se dénouer par la mort. Ce n’eût été que si Racine eût voulu tuer Thésée et marier plus ou moins formellement, plus ou moins présentement, Phèdre et Hippolyte, qu’il eût fallu de toute nécessité ne faire de Phèdre que la fiancée de Thésée.

Une petite remarque, note en marge : il y a un vers de Racine, dans Mithridate, qui est de Molière. Monime dit quelque part :

Sous quel astre ennemi faut-il que je sois née ?

C’est le premier vers des Fâcheux :

Sous quel astre, bons Dieux, faut-il que je sois née ?

À la lecture, cela ne s’aperçoit pas ; au théâtre, cela saute aux oreilles. Voilà à quoi il sert d’aller au théâtre. Vous ne sauriez croire à quel point c’est une chose utile.

Mithridate a été très bien joué. M. Silvain, sauf quelques incartades de fougue tumultueuse survenant brusquement et sans raisons suffisantes, a dessiné un Mithridate énergique et douloureux, et restant grand, qui était tout à fait dans le bon style. Il a dit l’admirable : « Je vais à Rome », d’une façon digne du texte. — Il me semble qu’il meurt mal. « Un empereur doit mourir debout. » Que Mithridate soit apporté sur le théâtre dans une litière, il le faut, sans doute ; mais ensuite, pour parler, il en doit descendre péniblement, se mettre debout, les épaules appuyées contre deux soldats ou amis qui le soutiennent ; parler bien face au public ; et ensuite, pour mourir, glisser en arrière, aux bras de ceux qui le soutiennent. C’est à essayer. Je crois que l’effet serait meilleur.

Mme Silvain est une fort bonne Monime. Elle n’a pas assez de jeux de physionomie ni assez de gestes expressifs ; et si M. Silvain en a trop, elle n’en a pas assez : cela fait une moyenne ; mais la ligne est noble, la démarche belle et la voix excellente, et l’artiste est intelligente extrêmement. Il y a des choses, comme : « Quoi, seigneur, vous changez de visage ! » qu’elle a dites dans la perfection. Sera-ce une grande tragédienne ? Je ne saurais l’affirmer ; mais une bonne, une très bonne tragédienne, j’en suis sûr.

M. Albert Lambert fils, toujours très aimable dans les rôles de personnage aimable, aimant, amoureux et aimé — et cette phrase ressemble à un trumeau du dix-huitième siècle — a été aimé, amoureux, aimant et aimable dans le rôle de Xipharès.

Rarement M. Leitner m’a fait autant de plaisir que dans le personnage de Pharnace. Il est vrai que d’ordinaire il ne m’en fait aucun ; mais enfin vous voyez la nuance. Sérieusement, je l’ai trouvé aussi bon qu’il est sans doute possible de l’être dans ce rôle ingrat.

Et le profil de Mme Delvair me plaît toujours beaucoup, ce qui probablement lui est bien égal.

*
* *

Une remarque de prononciation. Il y a deux manières principales, comme on sait, de prononcer l’X. On prononce l’X : ks ; ou on prononce l’X : gs. On dit : j’exerce (j’egserce), et l’on dit : Xiphoide (Ksiphoïde). Comment faut-il prononcer Xipharès ? À la Comédie-Française, on le prononce très doux : Gsipharès et même Gzipharès. Moi je prononce Ksipharès, très dur ; et d’entendre prononcer Gsipharès, cela me faisait l’effet d’une sorte de zézaiement.

J’ai consulté des gens. Ils ont été d’avis différents, comme toujours. Cependant, la plupart sont plutôt contre moi, et Gsipharès et même Gzipharès ne leur déplaît pas.

Ma tendance est, en général, de faire X dur au commencement des mots, là où il ne s’appuie sur rien et doit par conséquent prendre sa force en lui-même. Ainsi je dis Ksanthe (Xanthe). Et ma tendance en général aussi, est de faire X doux dans l’intérieur du mot, comme dans j’exerce. Et enfin elle est de le faire dur à la fin des mots, soit qu’il y soit tout à fait, comme dans Styx, sphinx, préfix, soit qu’il y soit, suivi d’une muette, comme dans luxe, boxe, hétérodoxe, orthodoxe, paradoxe, équinoxe, fixe, rixe, sexe, complexe, axe, saxe. — Voilà ma tendance personnelle ; mais, d’une part, j’y suis infidèle, car quoique x y soit dans l’intérieur du mot, je dis Rokçane (Roxane) ; et d’autre part Littré me donne tort sur l’X initial ; car il veut qu’on prononce Gsanthe (Xanthe), Gsanthène (Xanthène), etc. Cependant remarquez que la grande majorité des mots qui commencent par X, il veut qu’on les prononce ks. — Enfin que pensez-vous de la prononciation de Xipharès ?

Et surtout ne me dites pas que quand on aime Xipharès, il faut le prononcer doux, et que quand on ne l’aime pas, il faut le prononcer dur. Ne me le dites pas, parce que ça m’a déjà été dit et je n’ai pas trouvé que ce fût sérieux.

[Phèdre]

Une représentation de Phèdre.

La Comédie-Française a donné une représentation de Phèdre qui excitait assez vivement la curiosité du public, étant donné que M. Paul Mounet y prenait le rôle de Thésée, que Mlle Lara si elle ne jouait pas pour la première fois le rôle d’Aride, du moins était inconnue du grand public dans ce rôle, et qu’enfin Mlle Suzanne Desprès avait eu la coquetterie audacieuse d’aborder le rôle de Phèdre qui n’est pas de son emploi et que personne n’eût songé à lui demander.

Aussi la représentation de lundi dernier ressemblait à une grande première, et c’était une chambrée de premier choix. Disons les choses rondement, Mlle Desprès a échoué, mais c’est un échec non seulement honorable, mais qui lui fera infiniment de bien dans l’opinion, parce qu’elle y a grandi et a montré, ce qui était sans doute son propos, qu’elle était assez grande artiste pour être extrêmement intéressante dans le rôle le plus difficile de tout le théâtre et dans le rôle le plus éloigné de tous les moyens qui sont les siens et de toutes les facultés qui sont les siennes.

Elle y a échoué ; mais d’un échec tout plein de beautés et de succès partiels. Elle y a échoué, mais d’un échec que j’eusse souhaité que Mme Dudlay ou Mme Weber remportât. Elle y a échoué ; mais en comédienne qui prouve qu’on peut lui confier sans crainte quelque rôle que ce soit ; et si c’est cette démonstration qu’elle voulait faire, elle a eu pleinement raison de réclamer ce rôle redoutable.

Elle a contre elle, en ce rôle, son visage peu tragique et trop moderne, et rien ne nous dit que Phèdre fût belle, fût d’une beauté antique et eût l’air d’une reine ou d’une impératrice d’Orient, mais nous sommes habitués à voir les choses ainsi.

Elle a contre elle son habitude de corps où je ne sais quelle force et vigueur plébéienne se marque plus que la grâce alanguie, brisée et défaillante.

Elle a contre elle sa voix, d’une magnifique étoffe solide, pleine et souple, mais où traînent encore quelques intonations populaires, quelques légères nasalisations parisiennes.

Elle a contre elle quelques imperfections d’articulation, légères aussi, mais sensibles, dans un rôle en vers classiques ; elle chuinte un peu, si peu que rien, mais encore on s’en aperçoit, et ses son, sa, ses ne sont pas, et il s’en faut, des chon, cha, ches, mais ne sont pas tout à fait des ses, sa, son ; ce n’est pas pur. Elle le sait très bien, et c’est pour cela que, crainte de mésaventure, elle se garde de précipiter jamais le débit. Mme Sarah Bernhardt, sûre de ses lèvres infaillibles, déblaie souvent et déblaie beaucoup trop pour mon goût ; Mlle Desprès ne déblaie jamais et ne déblaie rien. Il en résulte une sensation de ralentissement. C’est bien la première fois que je trouve un rôle classique joué trop lentement ; mais, à mon grand étonnement, j’ai trouvé un rôle classique joué trop lentement. Faites attention aux derniers vers de la scène de la déclaration :

Frappe, ou si tu me crois indigne de tes coups,
Si ta haine m’envie un supplice trop doux,
Ou si d’un sang trop vil ta main serait trempée…

Il n’y a pas à dire, ces vers-là, il faut les jeter à la volée dans un mouvement très rapide d’emportement et de délire, ou ils ont l’air d’un raisonnement, et ils sonnent faux. Mlle Desprès ne les précipite point, parce qu’elle sait qu’elle ne le pourrait pas, et l’effet de cette fin de scène miraculeuse est manqué.

Voilà contre quoi Mlle Desprès avait à lutter, et ce qu’il faut dire, ce n’est pas qu’elle a été vaincue dans cette lutte ; mais qu’elle est si forte et si adroite qu’elle a presque triomphé de tant d’obstacles. Elle n’a pas de noblesse ; mais elle a une dignité touchante ; elle n’a pas de poésie, mais elle indique au moins les parties poétiques du rôle ; elle ne sait pas faire chanter le vers, mais elle le déploie largement et amplement comme une grande voile qui se gonfle au vent ou qui claque.

Surtout, et c’est presque le tout, elle est intelligente et elle fait tout comprendre. Nous n’avons pas été émus, et je sais bien que c’est cela qui est vraiment le tout, mais il n’y a pas une intention du rôle, si légère soit-elle, que nous n’ayons saisie et juste telle qu’elle est, et l’on avouera que ce n’est pas pour nous un mince gain, ni de la part de l’artiste un mince mérite.

Mlle Desprès a été bonne au premier acte, excellente, mais là vraiment excellente au second, surtout dans le grand couplet : « Oui prince, je languis… Se serait avec vous retrouvée ou perdue. » Là elle m’a rappelé Sarah Bernhardt à trente ans, et, vous savez, Sarah à trente ans dans le rôle de Phèdre, rien au monde, et non pas même M. Mounet-Sully à la même époque, ne m’a donné une sensation d’art pareille.

Et puis, chose naturelle, puisqu’il s’agit d’une actrice chez qui l’intelligence est la première qualité, les parties effacées du rôle sont venues en première ligne. Où Mlle Desprès a été la meilleure, en dehors de son second acte, ç’a été aux premières scènes du III, parce que, là, il s’agit non de grands effets, mais de délibération, de discussion avec soi-même, de brusques revirements de desseins. C’est tout en nuances. Ces scènes que d’ordinaire on écoute peu, elle a forcé à les écouter de très près, et elle y a été d’une précision et d’une fermeté et d’une délicatesse exquises.

En somme, elle a très bien fait d’aborder ce rôle redoutable où l’on est forcé de se montrer avec toutes ses qualités et toutes ses lacunes, et où par conséquent on se fait juger entièrement par les connaisseurs. À cet égard l’épreuve a été concluante et en faveur de Mlle Desprès. Elle s’est déclarée artiste supérieure. Le comédien supérieur, c’est celui qui n’a pas d’emploi et qui joue tout ce qu’on lui propose, sûr d’être excellent dans les rôles qui sont conformes à sa nature et très intéressant dans ceux qui y sont les plus contraires. Comme tout comédien doit jouer une fois Tartuffe, toute comédienne doit jouer une fois Phèdre, quitte à n’y pas revenir. « Vous n’avez pas joué Phèdre ; je ne sais pas complètement ce que vous êtes. » Vaillamment, Mlle Desprès a voulu, presque à son entrée à la Comédie, qu’on sût tout ce qu’elle est. On le sait. Elle a des limites, mais qui sont très loin du centre. Sa circonférence est d’une étendue très imposante. Il faut la remercier de n’avoir pas hésité à faire sur elle-même cette expérience redoutable.

Je n’ai pas été content du public. Il a, aux premiers actes, acclamé Mlle Desprès au-delà de toute raison. Et puis, brusquement, il l’a lâchée net. C’est le contraire qu’il fallait faire en toute justice. Il fallait l’encourager discrètement au début, puis la soutenir et enfin la remercier cordialement du bel effort d’art qu’elle avait donné, et non pas, par une ovation violente à M. Sylvain, avoir l’air de refouler Mlle Desprès dans la coulisse. Mais aussi, que ce soit une leçon. C’est contre l’exagération de l’enthousiasme des partisans de Mlle Desprès aux premiers actes qu’une partie du public a réagi par l’apothéose de M. Silvain en fin de spectacle. Il ne faut jamais avoir l’air de défendre une débutante avec une sorte de provocation.

Tout compte fait, le souvenir de cette soirée, dans l’esprit des vrais amateurs, qui finissent toujours par avoir raison, sera beaucoup plus au bénéfice de Mlle Desprès, qu’il ne lui sera défavorable.

Le reste de l’interprétation fut inégal. M. Paul Mounet, dans le rôle de Thésée, ne m’a guère plu. Il est sec et dur, plutôt que largement et puissamment violent. Thésée est bête comme un ouragan ; mais il est magnifique comme une tempête. C’est cela qu’il faut rendre, c’est ainsi qu’il faut sauver le rôle, stupide du reste. M. Paul Mounet n’y met pas assez d’ampleur.

À ce propos, — on apprend toujours quelque chose en écoutant une pièce au lieu de la lire, — je suis toujours de l’avis de tout le monde sur le caractère de Thésée. Thésée est idiot. Il fallait qu’il le fût pour que la pièce existât. Racine l’a fait tel. Soit. Cependant, remarquez. Les choses vont si vite qu’il n’est pas trop invraisemblable que Thésée soit stupide autant qu’il l’est. Les choses vont terriblement vite. Tout cela se passe, non point en vingt-quatre heures, mais en deux heures ; et, depuis le retour de Thésée jusqu’au moment où il s’aperçoit qu’il a fait une bêtise énorme, elles se passent, elles peuvent se passer en une heure, ou même moins. Or il est invraisemblable, en thèse générale, qu’un homme soit aussi bête que Thésée ; mais il ne l’est pas qu’il le soit, sous l’empire de la colère, pendant l’espace d’une heure, et que, pendant ce temps si court, il n’ait pas le temps de se ressaisir. À songer à la brièveté du temps, cela redevient possible. Que celui qui, en colère, n’a pas été absurde pendant cinquante minutes lève la main. Nous sommes trop habitués, depuis que nos pièces de théâtre durent plusieurs jours, à considérer une pièce classique comme durant plusieurs jours. Les gens du dix-septième, d’abord savaient que la pièce ne durait qu’un jour au maximum ; ensuite que, le plus souvent, elle durait le temps de la représentation. Que Thésée soit ridiculement sot pendant un temps correspondant au tiers environ du temps de la représentation de Phèdre, cela n’en fait pas un homme intelligent ; mais cela ne dépasse pas ni ne recule les limites normales de la bêtise humaine. Or, Racine a très nettement marqué cette rapidité extrême avec laquelle les choses se passent. Il était homme de théâtre au suprême degré. Il est rare qu’il n’ait pas pris toutes les précautions possibles.

Mlle Lara nous a bien déplu dans le personnage d’Aricie. Elle a une mauvaise voix, indistincte et cotonneuse ; elle n’a aucune tendresse ; elle a des façons maniérées et précieuses que personne n’a autour d’elle à la « cour » de Thésée et qui ne sont guère dans son rôle. Elle a collectionné les moyens de déplaire.

Une observation qui ne s’adresse pas précisément à elle, puisqu’il s’agit d’un jeu de scène traditionnel ; mais aussi, il faut dire qu’elle l’accuse plus que les autres, ce qui fait qu’il a attiré particulièrement mon attention. Vous connaissez la déclaration d’Aricie (II, 5). Elle est moins tumultueuse que celle de Phèdre trois minutes après ; mais elle est fort aimable. Hippolyte vient de dire à Aricie qu’il l’aime, et que si elle l’aimait aussi, ça lui ferait beaucoup de plaisir. « Prenez toutes les lettres d’amour du monde, dit un personnage de Meilhac et Halévy : vous n’y trouverez pas autre chose. » Aricie, pressée de répondre, répond en effet, en jeune personne bien élevée :

Partez, prince, et suivez vos généreux desseins,
Rendez de mon pouvoir Athènes tributaire.
J’accepte tous les dons que vous me voulez faire ;
Mais cet empire enfin si grand, si glorieux,
N’est pas de vos présents le plus cher à mes yeux,

Voilà comment une personne élevée au couvent de l’Acropole dit : « Je vous aime ! » Là-dessus, l’actrice qui joue Aricie se sauve précipitamment en mettant le bras droit sur son œil droit, comme un petit garçon qui a peur de recevoir une gifle. C’est pour marquer la pudeur alarmée, et la honte d’avoir laissé échapper l’aveu, l’aveu pénible. « Ensuite il trouve moyen de nous apaiser et de tirer de nous cet aveu qui fait tant de peine, dit Madelon. — Ah ! oui ! tant de peine », appuie Cathos. Voilà qui est bien ; mais Aricie est-elle une Madelon ou une Cathos ? Je ne crois pas, d’après le texte. Si elle était une Cathos, elle ne laisserait pas échapper l’aveu aussitôt après la déclaration d’Hippolyte. Elle feindrait la colère, selon toutes les règles. « Le jour de la déclaration arrive, qui se doit faire ordinairement dans une allée de quelque jardin, tandis que la compagnie s’est un peu éloignée, et cette déclaration est suivie d’un prompt courroux qui paraît à notre rougeur, et qui, pour un temps, bannit l’amant de notre présence. » Aricie ne suit point les règles. À la première déclaration d’Hippolyte, elle répond : « Je vous aime aussi. » Elle le dit à sa manière, elle le dit en langage choisi, elle le dit spirituellement ; mais elle le dit aussi nettement qu’on peut le dire. Elle n’est aucunement une Cathos. Sa fuite et son geste de confusion ne sont donc nullement indiqués. C’est le contraire qui l’est plutôt.

Ce qui serait naturel, c’est qu’Hippolyte, à son mot, se jetât vers elle les mains tendues ; que, sans les accepter, elle complétât sa déclaration par un sourire (« nous nous entendons ; cela suffit »), qu’elle s’en allât, sans hâte ni lenteur, et que même elle donnât en disparaissant un dernier demi-regard à Hippolyte, ce qui veut dire : « Au revoir ! » Ce serait à essayer ; et, discrètement et décemment mené, je crois que ce serait beaucoup plus dans le sens général de la scène et selon les indications du texte. Relisez.

Molière

Tartuffe. — Les Fourberies de Scapin.

La représentation d’anniversaire de Molière à la Comédie-Française a été non seulement digne de la maison, mais des plus brillantes.

Elle se composait d’un petit poème à la gloire de Molière, La Revanche de Diafoirus, des Fourberies de Scapin et de Tartuffe.

Du petit poème à la gloire de Molière, qui n’avait pas besoin de lui, je ne dirai rien. Il est indifférent. Un homme reste absolument le même après l’avoir écrit. Cela ne le diminue pas. Le petit poème a été dit par M. Truffier, avec bonne grâce, mais avec peu de verve ; dans de mauvaises conditions d’ailleurs. Figurez-vous la statue de Molière au centre de la scène. Des deux côtés, les sociétaires et pensionnaires de la Comédie-Française en triple rang d’oignons. Du premier rang se détache M. Truffier qui vient en manteau d’Arlequin débiter sa petite affaire. Seul sur la scène, tête à tête avec le buste, il serait à l’aise et la débiterait très bien ; mais, en avant du front de bandière, il est un peu gêné, parce qu’il sent qu’il ne concentre pas les regards, et que les yeux vont, derrière lui, de Mme Brandès à Mme Pierson, et de Mme Muller à Mme Bertiny. C’est la différence entre un professeur qui fait son cours et le même professeur qui fait un discours de distribution de prix. Faisant son cours, il est soutenu par l’attention qu’il concentre. Faisant un discours de distribution au milieu des notabilités, il est distrait par le souci de ramener à lui l’attention qui se disperse.

On dit — que ne dit-on point ? — qu’on avait adopté cette disposition nouvelle pour remplacer le défilé par le rassemblement. Et pourquoi éviter le défilé ? Pour éviter aussi que tel acteur, en passant isolément devant le buste, fût trop applaudi et peut-être trop acclamé. S’il en est ainsi, on a peu réussi, puisque, trois quarts d’heure après, M. de Féraudy, après avoir joué pendant trois minutes son petit rôle de M. Loyal dans Tartuffe, a été applaudi et acclamé pendant un demi-quart d’heure et que la représentation en a été interrompue. Ça réussit toujours comme cela, les précautions. On n’a pas joué seulement trois pièces mercredi soir à la Comédie-Française, on en a joué quatre : La Revanche de Diafoirus, Le Tartuffe, Les Fourberies de Scapin, et La Précaution inutile.

Les Fourberies de Scapin ont été gentiment jouées. M. Coquelin cadet était très en verve et a été tout à fait agréable. Il ne manque absolument que la dernière partie de la grande scène « du sac », là où il doit faire la voix et le personnage de quatre ou cinq spadassins au moins et donne la sensation d’une foule. Il est vrai que cela est diablement difficile, et que je n’ai jamais vu cette partie de scène jouée d’une façon satisfaisante. Elle dépasse un peu les forces d’un homme.

M. Georges Berr a été très aimable également dans le rôle de Sylvestre. Je ne lui souhaiterais qu’un peu plus de déférence, de respect, d’admiration vénérante à l’égard de Scapin. Évidemment Sylvestre est un jeune valet, encore timide, que la maestria de Scapin remplit à la fois de respect, d’émerveillement et de terreur. Marquer cette nuance, la marquer plus fortement que ne fait M. Berr donnerait une note de plus, et une note juste et intéressante, au rôle de Sylvestre. Rien à dire que d’approbateur pour M. Laugier, M. Joliet, M. Dehelly et M. Esquier.

Mme Bertiny, jolie à croquer dans son costume d’Égyptienne, a joliment ri l’unique scène de son rôle. Qu’elle y prenne garde, cependant : elle la ralentit un peu ; elle prend quelques « temps ». Cette scène, terrible du reste, doit être enlevée, emportée dans un tourbillon de gaîté, dans un cyclone d’éclats de rire. Mais je ne puis pas m’empêcher de le dire, pourquoi toujours Les Fourberies de Scapin, que nous connaissons à en être accablés ? Il y a un peu de paresse là-dedans. Ces messieurs connaissent Les Fourberies de Scapin et ils les jouent. C’est une solution simple et élégante ; mais ne serait-il pas à propos de profiter de l’occasion d’un anniversaire de la naissance de Molière pour étudier de lui une pièce peu jouée, peu connue, La Critique de l’École des femmes, L’Amour peintre, George Dandin, La Comtesse d’Escarbagnas, et pour nous la faire connaître, puisqu’en fait de pièces de théâtre on ne connaît que ce qu’on a vu jouer ?

— Oui, Monsieur le critique, oui, Monsieur l’orfèvre, parce que vous ne pouvez guère faire un article sur Les Fourberies de Scapin, et que vous en feriez un, et qu’on lirait, sur L’Amour peintre, qui est, du reste, une très jolie pièce.

— Eh ! mon Dieu ! Après ? Quand je m’appellerais Josse, cela ôterait il quelque chose à la justesse de mon raisonnement ? Un peu plus de zèle, Messieurs les Ordinaires ! Voyez à l’Odéon. Pour l’anniversaire de Molière, ils s’ingénient un peu plus que vous. Ils apprennent une comédie de Ponsard, Molière à Vienne ; ils la débaptisent et l’appellent Le Mariage d’Angélique (du diable, par exemple, si je sais pourquoi), et ils la jouent. Il est vrai qu’ils ne me convoquent pas à aller la voir, et que par conséquent je n’aurai pas l’indiscrétion et l’incorrection d’en dire un mot ; mais enfin je constate qu’ils se trémoussent et qu’ils ont eu une idée en soi ingénieuse, puisque la pièce, très accommodée à une célébration d’anniversaire, était inconnue du public.

Tartuffe a été joué à merveille, et je dois dire que je ne l’ai jamais vu jouer, je ne dis pas aussi bien, mais mieux. On sait que Tartuffe est un des meilleurs rôles de M. Sylvain. Il n’y met aucune profondeur ; mais il y met du naturel. Il est, du reste, le seul acteur de la Comédie-Française qui puisse le jouer, puisque, pour le faire jouer par M. Leloir, il faudrait retrancher le vers :

Gros et gras, le teint frais et l’oreille vermeille.

On verra le Tartuffe mieux joué que par M. Sylvain, que par M. Got, que par M. Coquelin, que par M. Worms, que par M. Geffroy, que par M. Leroux… Ici mes souvenirs s’arrêtent. On le verra mieux joué que par tous ces gens-là.

— Et quand donc ?

— Mais quand M. Huguenet sera de la Comédie-Française ! Ah ! M. Huguenet dans Tartuffe, c’est un de mes rêves ! En attendant, pour une fois ou une douzaine de fois, j’y voudrais voir… ne vous récriez pas… j’y voudrais voir M. Coquelin le cadet. Au moins, ce serait original, ce serait curieux, ce ne serait pas indifférent. Enfin ce serait à voir.

On avait fait à Molière cette gracieuseté de donner les moindres rôles de Tartuffe à de très grosses légumes… pardon, j’oublie de qui je parle, à de très hauts dignitaires. M. Le Bargy faisait Valère. Il l’a joué avec impétuosité et jeunesse, peut-être avec une insuffisante gaieté. Il faut qu’on sente que Valère, même au moment où il se fâche, est tout prêt à rire. Ce sont fâcheries d’enfant, moitié réelles, moitié jouées, comme tout ce qui est des enfants, lesquels sont comédiens jusqu’aux moelles. M. Le Bargy n’en a pas moins été tout charmant. Je ne vous cacherai pas que M. Le Bargy est un acteur qui sait son métier.

M. de Féraudy a eu l’ovation dont je vous ai parlé. Je sais assez que ce n’était pas à la façon dont il avait joué qu’on applaudissait ainsi. Mais il faut reconnaître que son jeu tout seul méritait une insigne faveur. Il n’y a rien de plus naturel dans la caricature que ce qu’il a fait de M. Loyal. Est-ce la première fois qu’il le jouait ? En tout cas, c’est la première que je l’y ai vu. J’ai été enchanté.

M. Paul Mounet est de superbe prestance dans le personnage de l’exempt ; M. Raphaël Duflos très correct dans celui de Cléante, encore qu’il ne sache pas assez ce rôle ; et M. Dehelly gentil comme un jeune merle dans le joli rôle de Damis.

Quant à M. Leloir, je ne saurais assez le louer. Il y a bien longtemps que je le suis dans ce personnage d’Orgon. Je me rappelle — c’était le jour où l’on apprenait rue Richelieu la mort de cette pauvre Montaland — que je le félicitais sur la façon dont il campait ce bonhomme d’Orgon : « Je ne tiens pas encore le rôle, me répondait-il ; il n’est pas facile à tenir. Il est complexe. Il est double. Il y a un recto et un verso. Voilà un grand bourgeois de Paris, en grande situation, qui a maison de ville et maison des champs, qui a été mazariniste et royaliste pendant la Fronde avec assez d’éclat pour se faire remarquer, qui est détenteur presque de papiers d’État. Molière insiste sur tous ces traits. Ce grand bourgeois est autoritaire et porte très haut la tête et le ton dans sa maison. Il morigène femme, beau-frère, fille, fils et servante de la bonne manière. On file très doux devant lui. On sait qu’il n’y a pas à plaisanter, et qu’il n’est aucunement figure à nasardes. Bien. Voilà le recto. — Et le même homme est un pur idiot aux mains de Tartuffe. Avec lui il n’a plus, non seulement d’autorité, ni de volonté, mais même de bon sens. C’est un pur enfant de quatre ans sous la dextre de ce mentor. Voilà le verso. Dès lors, que voulez-vous qu’un acteur fasse d’un personnage si double ? Comment peut-il le composer ? Ce n’est pas commode.

— Eh bien ! lui répondais-je, puisque c’est un diptyque, composez-le en diptyque. Puisque vous comprenez si bien le rôle, jouez-le comme vous le comprenez, mais non pas en atténuant les contrastes ; bien au contraire, en les accusant pour les mieux faire comprendre. D’autant plus que ce ne sont pas là des contrastes qui sont des contradictions. Ce sont des contrastes vrais, des contrastes tirés des entrailles mêmes de la réalité. Il n’y a aucun personnage plus vrai que ce personnage double. Combien en a-t-on vu de ces dualités ? Tel homme est plat, humble, soumis et rampant parmi les hommes. De lui l’on dit : « Il n’a pas le moindre caractère ; c’est une chiffe. » On le voit dans sa maison. C’est le plus autoritaire, le plus tyrannique et le plus dur des hommes. Il bat sa femme. Tout son monde est en terreur et en tremblement autour de lui. — De tel autre, c’est le contraire. C’est un chef de bureau atroce. Les employés le craignent, je ne dis pas comme le feu, que les employés ne craignent jamais mais comme le froid. Il a une réputation de tyran avec ses inférieurs, de grincheux avec ses égaux, et d’homme très ferme envers ses supérieurs. Chez lui, c’est un petit mouton. Sa femme le fait marcher au doigt et à l’œil. Il est resserré et à l’étroit devant elle jusqu’à une manière d’étranglement. Il ne bouge pas, ne grouille pas, ne branle pas plus que Géronte dans son sac. Il s’assied sur le bord de sa chaise et se couche à moitié sur le bord du lit, à moitié sur la table de nuit. Le monde est plein de ces hommes-là, nº 1 et nº 2. Orgon en est un. Barre de fer à l’égard de tous, gant de Suède à l’endroit de Tartuffe. Pourquoi ? D’abord pour rien. Parce que c’est ainsi. Parce que, tous tant que nous sommes, nous avons chacun, de par le monde, quelqu’un qui est notre maître prédestiné et dont nous sommes le domestique préfix. Nous ne le rencontrons pas toujours, Dieu merci ! Mais quand nous le rencontrons, ça y est. Ensuite parce qu’Orgon, homme sans peur en choses ordinaires, n’a qu’une crainte, mais à frissonner, celle de l’enfer.

Vous vous attirerez quelque méchante affaire.

Il dit cela à Cléante. C’est qu’il se le dit sans cesse à lui-même avec un tremblement. Or, Tartuffe représente pour lui l’homme qui est bien avec le ciel et qui lui épargnera la méchante affaire, s’il se laisse conduire à cet aimable guide. Voilà pourquoi, dur envers tous, il est d’argile aux mains de Tartuffe. Il est tartufié par la terreur. Ce contraste est donc le fond du rôle, loin qu’il en soit un détail embarrassant. Il faut le mettre en relief et en pleine lumière.

— C’est ce que je fais, répondait M. Leloir ; et, à mesure que j’aurai plus d’autorité, je le ferai de plus en plus.

Il l’a fait, et son Orgon est admirable. Il a des changements à vue et des virements de bord incomparables. Dans la scène entre son fils et son Tartuffe, les contrastes étant plus rapprochés sont d’une vivacité et d’une intensité merveilleuses. Voilà Orgon établi. On le jouera longtemps dans la tradition de M. Leloir.

Mme Brandès a joué d’une façon infiniment intelligente le rôle d’Elmire. Qu’elle n’ait pas l’ampleur, la largeur et l’envergure qu’on assure qu’il y faudrait, je veux bien. Mais est-on si sûr qu’il les y faudrait ? Elmire, après, tout, est une jeune femme très sage et très sensée, qui aime à s’amuser, à recevoir, à accepter les hommages des jeunes gens qui lui font la cour. C’est une coquette honnête. Ce n’est pas nécessairement une grande coquette. On peut la jouer en grande coquette ; mais rien n’y force.

Ceci est vrai même de Célimène, et j’ai eu l’occasion de le dire ; mais c’est encore plus vrai d’Elmire. Il est absolument inutile que le souvenir d’Arnould-Plessy, que, du reste, je n’ai connue qu’exaspérante, pèse éternellement sur nos jeunes comédiennes.

Mme Brandès joue Elmire en jeune bourgeoise douce, bonne enfant et sûre d’elle, non parce qu’elle se croit forte, ce qui n’est pas nécessaire, mais parce qu’elle est honnête, ce qui suffit.

Elle le joue de plus, ce qui est original et charmant et assez vrai, je crois, je ne dirai pas en femme nerveuse, mais en femme calme, qui, pour le moment, est énervée. Oh ! que ce trait est joli ! Elle ne dit pas le fameux : « Faites-le-moi descendre ! » de l’air d’une reine sûre de sa puissance, mais de l’air décidé et impatient d’une femme que l’aveuglement de son mari fait sortir de ses gonds et qui veut dire : « Allons ! Tu le veux ! Je voulais t’épargner ça. Mais tu le veux ! C’est bien ! Nous allons voir ! Et tu vas voir ! Ah ! tu veux te contempler dans le miroir d’un mari trompé ! Tu vas voir ça, mon ami ! Ça n’est pas malin. Ce sera l’affaire d’un petit quart d’heure. »

Et cet air de demi-énervement, si accommodé au : « Oui, je suis au supplice ! » et au : « Quoi ! vous sortez si tôt ? » elle sait le conserver excellemment pendant toute la scène de la table. Elle l’outre un peu, peut-être, après cette scène, lorsqu’elle se trémousse sur son fauteuil avec des airs de dire : « Enfin ! j’ai cru qu’il ne sortirait jamais ! Quel homme ! quel homme ! quel idiot ! » Et encore ceci même n’est pas si mauvais. Il traduit les sentiments du public, qui aime toujours qu’on lui traduise ses sentiments. Enfin, j’ai été ravi de Mme Brandès. Et puis quelle jolie voix !

Mme Kalb tient sans originalité, mais avec autorité, le rôle de Dorine. C’est une actrice sûre. Elle s’est trompée de deux secondes à la fin de la scène où Orgon menace de la gifler. Elle fuit, tout en disant et presque avant de dire :

Je me moquerais fort de prendre un tel époux.

Ce qui fait qu’elle le dit presque dans la coulisse et qu’on ne l’entend presque pas, et que la gifle manquée d’Orgon est aussi par trop manquée. — Mme Muller est très gentille dans la scène du dépit amoureux. — Mme Amel est extrêmement personnelle et originale dans celui de Mme Pernelle. Ne croyez pas ceux qui vous disent que Mme Jouassin le jouait incomparablement mieux. Mon Dieu, elle le jouait très bien ; mais il n’y a pas un océan entre elle et Mme Amel ; il n’y a pas une différence transatlantique.

La Chaussée et la Comédie larmoyante

L’étude de M. Lanson sur la Comédie larmoyante est la publication relative au théâtre la plus importante qui ait paru en ces dernières années.

M. Lanson connaît très bien la littérature dramatique française depuis Hardy jusqu’à nos jours, surtout jusqu’à nos jours. Il a le goût sûr, l’esprit philosophique, l’entente des causes, des effets et des rapports probables ; il expose bien, il raisonne bien, quoique peut-être il raisonne trop ; il a cette faculté, très rare, quand il parle d’un auteur, de bien garder sous son regard l’ensemble et les grandes lignes de toute la littérature du pays auquel cet auteur appartient ; il a le sens du théâtre ; il sait, quand il lit une pièce, la voir sur la scène, don très particulier, que certains auteurs, même très célèbres, de cours de littérature dramatique n’ont possédé à aucun degré. Son livre soulève beaucoup de questions. Entre nous, je crois même qu’il les soulève toutes. J’en laisserai tomber quelques-unes, me défiant de mes forces. Je le suivrai dans l’étude de quelques-unes. Je préviens le lecteur que dans ce qui suivra il y aura des idées de moi, sans que je songe peut-être toujours à distinguer minutieusement. Le lecteur aura soin de m’attribuer toutes celles qu’il trouvera fausses. Il a des chances de ne pas se tromper.

Le volume de M. Lanson est une étude sur la pleurnicherie au xviiie  siècle et une étude (par allusions) sur Émile Augier et Dumas fils. Occupons-nous d’abord de la première.

*
* *

Aucun siècle n’a tant pleuré que le dix-huitième siècle. Un mauvais plaisant qui veut garder l’anonyme en a donné une raison :

Pourquoi le siècle de Voltaire
A tant pleuré sur cette terre ?
C’est qu’il prévoyait, le pendard,
Tout le mal qu’il ferait plus tard.

C’est une raison fausse. Les larmes du dix-huitième siècle ne sont point larmes de crocodile. Ce sont larmes d’homme sensible et attendri. La sensibilité du dix-huitième siècle est un des plus amusants sujets d’étude que l’on connaisse. D’où vient-elle ? À quoi tient-elle ? De quoi est-elle un signe ? Est-ce une forme de l’affaiblissement sénile ? Est-ce une forme de la générosité ? Est-ce…

Pour moi, c’est une forme du cynisme, et, comme voilà un bien gros mot, je m’explique vite.

Du dix-septième siècle au dix-huitième siècle, comme l’a très bien dit, mais trop incidemment, M. Lanson, c’est « la pudeur de l’âme qui a disparu » avec le christianisme. Jamais on n’aura assez dit que le fond du christianisme est humilité. Le christianisme a dit pendant dix-sept cent ans aux hommes : « Vous êtes naturellement portés à vous croire quelque chose. C’est une erreur. Vous n’êtes rien du tout. Vous n’êtes pas grands, vous n’êtes pas forts, vous n’êtes pas beaux, vous n’êtes pas bons. Vous pouvez devenir tout cela un petit peu, il est vrai, mais avec un immense effort et un peu d’aide. » Voilà le christianisme, non pas tout entier, je le sais, et non pas en très haut style ; mais c’est du christianisme tout de même.

Tant que les hommes y ont cru, ils ont connu la pudeur de l’âme, c’est-à-dire l’humilité. Ils ont eu toutes sortes de défauts ; mais il en est un qu’ils contenaient dans de justes bornes : ils n’étaient pas poseurs. Ils ne prenaient pas trop de place. Ils ne se déployaient pas. Ils n’étalaient pas leurs beautés, ni leurs laideurs. Ils ne se mettaient pas tout nus dans leurs livres, ce qui est fort laid, comme dit Don César. Ils ne montraient librement et complaisamment ni leurs vices, ce qui est un cynisme, ni leurs vertus, ce qui en est un autre ; et voilà mon gros mot expliqué.

Le dix-huitième siècle a montré les uns et les autres, exactement pour la même raison. Dès que les hommes ont perdu le christianisme (pour des causes que je crois savoir, mais qu’il serait un peu long d’exposer ici), ils ont perdu l’humilité et se sont mis, se trouvant beaux dans leurs bons instincts, à les montrer de tout leur cœur ; et, se trouvant gentils dans leurs polissonneries (un peu plus tard), à les montrer sans fausse pruderie. Du vertueux La Chaussée au libertin Crébillon fils, il n’y a qu’un degré de plus dans la complaisance à se déshabiller ; et l’impudeur vertueuse et l’impudeur vicieuse s’en vont parallèlement ainsi pendant quelque temps, jusqu’à ce qu’elles s’unissent et se confondent, preuve assez forte qu’elles étaient de même nature, dans les vertueux supérieurs et vicieux sublimes tout à la fois, qui s’appellent Diderot et Rousseau.

Le bon Vauvenargues fut le très pur et un peu naïf philosophe de ces tendances-là. Il trouvait que « la nature n’était pas assez en faveur auprès des moralistes du siècle précédent ». Et, très honnêtement encore et très généreusement, il réhabilitait la nature. La nature n’est pas mauvaise. Elle est conseillère de bien, plus souvent que de mal. Il y a des passions nobles. « Si vous avez quelque passion noble, qu’elle vous soit chère. » Voilà qui va bien, ou à peu près ; mais j’aimerais mieux qu’on dît tout simplement : « Si vous avez quelque passion noble, suivez-la — en la surveillant. » Le « qu’elle vous soit chère ! » m’inquiète un peu. Il ne faut pas trop chérir même ce qu’on a de bon. D’abord, on peut se tromper. « L’amour-propre » est un grand pipeur de dés. Ensuite, à s’aimer partiellement, on prend de mauvaises habitudes, comme de s’aimer au total. On prend l’habitude de se caresser en ses vertus, de s’attendrir sur elles, de pousser les autres à s’attendrir sur elles également. On passe ensuite à des vertus moindres, puis beaucoup moindres. Il y a une pente.

Il y en a une autre. C’est de s’habituer à « écouter la voix de la nature. » — « Puisqu’elle est bonne ! » — Oui, mais elle n’est pas toute bonne. Il y a, quelque part, une ligne de démarcation peu visible au regard et très ployable au désir. L’habitude vient de suivre toute la nature, de dire d’elle tout entière : « Qu’elle nous soit chère ! » d’écouter sa « voix » en toute circonstance. « Une traîtresse voix bien souvent nous appelle. » La philosophie de Diderot sortira de celle de Vauvenargues. Le fond de toute la doctrine est de penser que la vertu n’est pas si difficile qu’on l’a cru, comme le fond de la doctrine précédente était de penser que la vertu est toujours plus difficile qu’on ne croit. Le christianisme estimait que la vertu est un immense effort ; le dix-huitième siècle estime qu’elle est un bon petit mouvement naturel.

Dès lors… bien des choses : d’une part l’idée que la vertu vient toute seule et sans culture, comme une fleur des champs ; d’autre part l’idée, assez voisine, que ce qui vient tout seul et naturellement au cœur de l’homme est de la vertu, ou que bien peu s’en faut. De l’idée que la vertu est naturelle à l’idée que la nature est vertueuse il n’y a pas si loin. Et cette pente a été très bien suivie jusqu’au bout. On a commencé par présenter aux lecteurs les « vertus naturelles » avec un profond attendrissement ; puis, peu à peu, la nature moyenne, simplement honnête, en la prenant pour une vertu ; puis enfin la nature mauvaise, en la donnant, comme « naïve », et, parbleu, charmante encore.

L’évolution est si naturelle qu’elle avait eu lieu déjà, remarquez-le, en sens inverse, ce qui est une preuve. Dans Corneille, qui est toute une littérature, ç’avait été la même chose, seulement tout à rebours. Corneille, très profondément pénétré d’esprit chrétien, comme tous les grands esprits de son siècle, et on ne l’a pas fait assez remarquer, Corneille a commencé par montrer la vertu comme un immense effort, comme la chose la moins naturelle du monde, et comme l’effet violent de la volonté surexcitée ; puis, à force de voir la vertu comme un produit de la volonté, il a fini par voir la vertu dans la volonté même, et par nous présenter la volonté s’exerçant toute seule et à vide comme si elle était une vertu de soi, et se suffisait à elle-même.

C’est juste la même marche, dans un autre sens, qu’ont suivie nos hommes du dix-huitième siècle. Ils ont vu d’abord la vertu sortant de la nature, et ils ont fini par ne plus voir que la nature toute seule, et par la trouver en soi-même vertueuse, ou tout au moins innocente. Et ils l’ont contemplée avec amour et avec délices. Et l’homme s’est trouvé comme retourné ainsi qu’un gant. Il n’y a pas eu de révolution morale plus complète. On lui enseignait à se défier de son premier mouvement ; on l’habitue à le tenir pour excellent. On lui enseignait l’effort ; on l’invite à un aimable abandon. Surtout on lui disait de se mépriser, sauf redressement, on l’excite à se trouver très bien comme il est. N’ayez peur. Il va s’étaler de tout son courage. De là va naître tout ce qu’on a appelé « la littérature personnelle ». Des livres où l’auteur vous fait entrer dans sa familiarité, vous raconte sa personne, sa famille, sa mère, sa sœur, sa maîtresse et sa femme, c’était inconnu avant ce temps. On n’écrivait ses mémoires que quand on avait été mêlé à des événements historiques. On va les écrire pour raconter aux hommes les premières misères et les premières polissonneries d’un apprenti horloger. Diderot va nous faire l’épopée de sa robe de chambre, nous dire tout de lui-même jusqu’à ce dont nous nous passerions le plus volontiers.

Que voulez-vous ? C’est « naturel », c’est naïf, c’est bonhomme. Autrement dit, c’est impudent, ou impertinent. C’est tout à fait contre l’humilité. C’est l’effet d’une douce et assez niaise satisfaction de soi-même. La littérature devient intime, cela veut dire qu’elle devient débraillée, se déboutonne. On reconnaît un tableau de Greuze à ce qu’il n’y a jamais qu’un bouton, dans un pourpoint, qui ait conservé des relations avec sa boutonnière. C’est un relâchement général. C’est une déplorable facilité à se présenter tel qu’on est, parce que tel qu’on est on se trouve très présentable et même très intéressant.

— Mais au théâtre, me direz-vous, il n’y a pas de littérature personnelle. Si les écrivains du dix-septième siècle ont tant aimé la littérature dramatique, c’est précisément parce qu’ils n’aimaient point la littérature personnelle, et que le théâtre a pour premier effet, par nature et par définition, de l’exclure.

— Pardon, vous répondrai-je, il y a une manière, au théâtre, de faire de la littérature personnelle, de la littérature familière et de la littérature intime. Elle consiste à présenter, non pas l’auteur au public, cela serait difficile en effet, mais au public le public lui-même. Elle consiste à dispenser d’humilité, non pas l’auteur, mais le spectateur. Elle consiste, non pas à ce que l’auteur se dispense de la pudeur de l’âme, mais à ce qu’il en dispense son public, et l’en suppose affranchi. Que fait la tragédie classique ? Elle prétend attendrir le spectateur sur les malheurs de personnages que le spectateur ne sera jamais, sur les infortunes de grands personnages historiques ou légendaires. Elle suppose un public qui n’est pas dans la contemplation béate et attendrie de lui-même, qui a des larmes, de la terreur et de l’admiration, non pour lui, mais pour plus haut que lui ; qui pleure sur des infortunes, mais non pas siennes, et qui admire des vertus, mais non pas celles qu’il voit en lui.

Et que fait la comédie classique ? Autre chose dans le même, tout à fait dans le même ordre d’idées. Elle se moque des hommes de condition moyenne, c’est-à-dire elle se moque précisément de son public. Elle le peint, elle, oui, mais justement pour le railler. Autant que la tragédie, elle compte sur son humilité et plus que la tragédie elle le met à l’épreuve. Elle lui présente le miroir, pour qu’il s’y voie en laid, et elle fait à sa contrition cet immense honneur de croire qu’au moins d’une façon générale, il s’y reconnaîtra. Elle est aussi dure que les sermonnaires les plus rudes. Elle l’est davantage, disant d’aussi cruelles vérités avec une autorité moindre, ou plutôt avec une autorité qui, au lieu d’être infinie, est nulle. Il faut un public pénétré, soit d’humilité chrétienne, soit de ce commencement ou de ce résidu de christianisme qu’on appelle le pessimisme, pour accepter une comédie pareille.

Et maintenant que fait le théâtre sentimental dont l’excellent La Chaussée est le créateur ? En se croyant, de bonne foi, un moyen terme entre la tragédie et la comédie, il fait juste le contraire de l’un et de l’autre. Il est le contraire de la tragédie ; car s’il attendrit le public, ce n’est pas sur des héros mais sur lui-même, sur de bons bourgeois qui lui ressemblent, tant il compte que le public du xviiie  siècle, comme les auteurs du même temps, vit en extase devant lui-même et est incapable d’une admiration plus élevée qui aurait sa source dans la modestie. — Il est le contraire de la comédie ; car si, comme elle, il tend le miroir au spectateur ; si, comme elle, il le peint, c’est en beau, c’est en très beau, c’est pour qu’il se contemple avec ravissement, c’est pour qu’il s’extasie sur lui-même. Il lui dit : « Vois comme tu es beau ! Vois comme tu es un bon père de famille, un amant tendre, un ami fidèle, un dépositaire consciencieux… et cela, naturellement, sans effort, comme naît une fleur » ; — tant il compte sur une manière d’honnête cynisme de la part de ce bon public, sur un entier abandon à l’amour de soi, sur une facilité admirable à écouter les compliments intimes d’une conscience devenue complaisante !

Et tel est le fond même du théâtre de La Chaussée et de Diderot et de Sedaine et de Beaumarchais. Telle en est, du moins, l’inspiration secrète et profonde. À ce commerçant riche qui s’assied aux loges avec madame son épouse, on servira un petit couplet où on lui apprendra que « sans le savoir », homme modeste et simple, il est un « philosophe » tout comme un autre, qu’il est un sage, qu’il est un héros, que dis-je ? qu’il est quelque chose comme le roi de l’univers :

« Quel état, mon fils, que celui d’un homme qui, d’un trait de plume, se fait obéir d’un bout de l’univers à l’autre ! Son nom, son seing n’a pas besoin, comme la monnaie d’un souverain [plus qu’un souverain parfaitement], que la valeur du métal serve de caution à son empreinte : sa personne a tout fait il a signé, et cela suffit… Ce n’est pas un peuple, ce n’est pas une seule nation qu’il sert : il les sert toutes et en est servi ; c’est l’homme de l’univers. »

Voyez-vous d’ici l’épanouissement dans la joie et l’élargissement dans l’orgueil de Samuel Bernard ! Sommes-nous assez loin de cet impertinent de Lesage ! C’est la revanche de Turcaret.

Et ainsi le drame bourgeois fait à la scène ce que la « littérature personnelle » commence à faire dans le livre. Elle est un exutoire à la vanité des auteurs ; il ouvre la porte à la vanité du public. Elle affranchit l’auteur de la pudeur de l’âme ; il en affranchit le parterre.

Tout chez lui va à ce but, ses procédés, les tableaux qu’il aime à offrir, jusqu’à son style. Comme procédé ordinaire de composition, il n’est pas autre chose qu’un roman arrangé en pièce de théâtre.

On lui a cherché et trouvé vingt noms : drame, tragédie bourgeoise, comédie larmoyante, comédie sérieuse, haute comédie, romanédie. Son vrai nom, c’est roman dramatique. C’est un roman, non réaliste, non satirique, un roman romanesque sur la scène.

Naturellement. Il s’agissait, il y a un siècle, de me faire admirer les aventures illustres et pitoyables d’un roi, d’un ministre ou d’un général. C’était facile sans la moindre imagination romanesque ; car la vie de ces gens-là est naturellement pleine d’aventures pitoyables ou illustres. Il suffit que l’on conspire contre le roi, qu’on disgracie le ministre au moment où il fait une grande œuvre et que le général perde une bataille. Il y a une tragédie par jour dans la vie d’Auguste, de Turenne, de Jacques Cœur ou de Richelieu. — Il s’agit maintenant d’exciter mon admiration et ma pitié généreuse sur moi-même. Je suis héroïque, soit. Mais j’ai la vie la plus plate du monde. Je me lève, je, fais mon article, je déjeune, je lis le livre de M. Lanson, je prends un bain de mer. Je me sens héroïque ; mais je ne vois jamais mon héroïsme éclater. Pour qu’il éclate, il faut des circonstances, des cas extraordinaires. L’auteur en inventera. Voilà le roman. Je serai placé, par un concours inouï de faits invraisemblables, dans une situation où l’héroïsme latent que je sens en moi sortira, magnifique, des abîmes de mon grand cœur. Je me reconnaîtrai : je dirai : « Comme c’est bien moi ! » Mais il fallait, pour cela, le roman. Le drame héroïque, bourgeois, sera romanesque ou il ne sera pas.

Les tableaux que peint avec complaisance la tragédie bourgeoise, sont inspirés par le même esprit. Ce sont des tableaux de famille. C’est une nouveauté. C’est que le drame bourgeois, d’après l’esprit nouveau et les nouvelles doctrines, a découvert que l’amour filial, l’amour paternel et toutes les affections de famille sont des vertus. Il est certain que ce ne sont pas des vices. Mais que ce soient des vertus héroïques, l’âge précédent ne s’en serait pas douté. C’étaient pour lui des « mouvements naturels » qui, ne coûtant aucun effort, étaient non des vertus, mais des bonheurs. C’étaient même, puisqu’ils ne demandent point d’effort, encore une fois, c’étaient même ce qu’il appelait des « faiblesses », les « douces faiblesses du sang ». Le nom de vertu était réservé pour autre chose. Mais le bourgeois du dix-huitième siècle, qui d’ordinaire n’a pas d’autres vertus que celles-là, comme vous et moi, et qui n’a pas l’humilité de se croire, cela étant un pauvre brave homme tout juste, veut, lui, que ce soient là des vertus. Il veut qu’on lui dise : « Tu es bon fils. Quel héroïsme !… Tu es bon père. Quelle grandeur d’âme !… Tu élèves tes enfants. Tu es un saint ! » Et il veut qu’on lui montre, comme des champs de bataille où triomphe l’honneur, les salles à manger où la table de famille est éclairée doucement par l’auréole de la lampe héréditaire.

Il veut que le détail même de la vie domestique soit décrit minutieusement par l’auteur comme contenant la plus sublime morale et la plus haute philosophie. M. Lanson, qui aime à retrouver le drame bourgeois du dix-huitième siècle dans Augier et dans Dumas fils, aurait pu citer en note, et c’eût été un bien joli bas de page, le couplet étincelant de J.-J. Weiss sur le bourgeois de 1855, souriant d’aise à l’exposé terriblement long du budget domestique de René de Charzay dans La Question d’argent.

Il n’y a pas jusqu’au style dont ces drames nouveaux sont écrits qui ne soit un signe frappant de l’état d’esprit tout nouveau dont je parle. M. Lanson a dit là-dessus des choses bien judicieuses et bien fines. Je ne m’attache pour le moment qu’à un seul caractère de cette manière d’écrire, à ce que j’appellerai le style exclamatif et interrompu. Ces personnages ne font jamais une seule phrase qui se tienne, qui parte d’un endroit pour aller quelque part, qui ait un commencement, un milieu et une fin. Ils parlent par exclamation, et par points de suspension. Les « ! » et les « … » et surtout les « … ! » voilà le fond de leurs ressources pour exprimer leurs pensées ; voilà presque tout leur langage. Ils disent, par exemple :

Florine, me dis-tu ? Mais… C’est toujours quelqu’un…
Je pourrais renvoyer ce témoin importun…
Allons !… Il faut aller… puisque tout me seconde…,
Mais je ne songe pas qu’il peut entrer du monde…
Je suis trop obsédé… Ne pourrais-je jamais…
………………………………………………………………
Que faire ?… Aussi, d’où vient que Damon m’abandonne ?
Je ne puis le risquer… Il y faut renoncer…
Il me vient dans l’esprit… Oui, c’est bien mieux penser…
Assurément… sans doute…

Etc., etc. Voilà du naturel au moins. C’est du naturel, si l’on veut. Mais ne voyez-vous pas que c’est surtout une marque singulière de l’état général des esprits et des âmes ? Le style se déshabille comme tout le reste. La langue (et en vers !) du poème dramatique qui prétend remplacer la tragédie descend à la prose, et à une prose qu’on ne parlait pas, au dix-septième siècle, même dans les conversations. Oui, c’est du style naturel, mais en ce sens, que là comme ailleurs, la nature abandonnée a remplacé l’effort, et l’a banni. L’homme qui fait sa phrase, non point la phrase ambitieuse et oratoire, mais la phrase intelligible, est un homme qui ne s’abandonne pas à sa nature animale ou végétative, qui fait avant de parler, même à lui-même, un petit effort de réflexion, ou simplement de préhension de sa pensée : ce qui veut dire qu’il a l’habitude de se posséder, ou au moins de se ressaisir, qu’il n’échappe pas continuellement à lui-même, qu’il n’est pas l’homme d’une suite de « premiers mouvements » successifs, qu’il n’est pas un pur impulsif.

Et précisément l’impulsif dans toute sa naïveté, c’est ce qu’arrivait peu à peu à représenter sur la scène le théâtre naturel, nous dirions le théâtre nature, le théâtre ingénu, sentimental, pleurnicheur et enfantin qu’apportait avec lui La Chaussée.

Fût-ce naïvement aussi, et comme inconsciemment ? Fût-ce par l’effet d’un flair merveilleux et d’une intelligence extraordinaire de ce que demandait un public absolument renouvelé depuis Molière, et auquel ni la gravité et l’exaltation si tendue de Corneille, ni la profondeur inquiétante de Racine, ni la raillerie amère et passablement brutale de Molière et de Lesage n’aurait plus eu aucune chance de plaire ? On ne sait ; mais il est bien certain que c’est le théâtre qu’il fallait au spectateur à cette époque. La preuve, c’est qu’il est le seul qui ait fait une grande fortune. La preuve encore, c’est que les reproches que lui font ses ennemis mêmes ne vont guère à le représenter comme une décadence et un abaissement du goût public. On ne lui reproche guère que de n’être pas gai. Ce n’est ni Molière ni Lesage qu’on lui jette à la tête, c’est Regnard. C’est Regnard qu’on regrette, c’est-à-dire et exclusivement la gaieté, le rire facile, la belle humeur. Ce n’est nullement ni la vérité, ni cet arrière-goût de philosophie vraie et de morale sévère, qui, la pièce écoutée, force le spectateur à rentrer en lui-même et à réfléchir.

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Et maintenant est-il vrai qu’une étude sur La Chaussée soit, par contrecoup, une étude sur nos plus grands dramatistes contemporains ? C’est à examiner. C’est intéressant.

Il me reste donc à dire quelques mots des aperçus dont est plein le livre de M. Lanson sur notre théâtre contemporain. C’est la partie de son travail qui excitera certainement le plus la curiosité du lettré moderne. Une étude d’ensemble sur Émile Augier et Dumas fils nous manque encore. Je connais sur ce sujet des essais très remarquables, comme ceux de M. Cartault, de M. F. Lefranc, de M. Léopold Lacour. Mais ils sont, pour la plupart, restés dans les Revues plus ou moins répandues où ils avaient été donnés, et ceux de M. Lacour seuls, je crois, ont été réunis en volume. Après tout, pour Dumas fils surtout, il n’est pas encore temps. Il ne faut pas engranger avant la fin de la moisson.

En attendant, il est difficile à un dilettante très au courant des choses du théâtre contemporain de n’en point parler quand il étudie une période peu ancienne de l’histoire de notre théâtre. M. Lanson l’a fait très complaisamment, et comme il arrive toujours, en tirant un peu à lui, comme disait Sainte-Beuve, en faisant le plus possible rentrer dans son sujet, qui était mince, un autre sujet, qui est très considérable. Il a considéré que le théâtre de la Chaussée trouve dans celui d’Augier et de Dumas fils sa justification, parce qu’il y a son aboutissement ; et, comme il y a du vrai dans cette idée, il a très bien fait de donnera son travail un ornement qui n’est pas un hors-d’œuvre, et qui, à certains égards, est une lumière.

Et comme il y a du faux, aussi, dans cette considération, il a d’autant mieux fait de la hasarder, pour qu’on la pût discuter, et arriver ainsi, par tâtonnements, si Dieu le permet, à une idée juste.

M. Lanson a été frappé de la ressemblance et même de l’identité de beaucoup de sujets traités par La Chaussée et traités ensuite soit par Augier, soit par Dumas. La liste en est amusante. C’est le libertin corrigé qui devient un bon mari, de L’École de la jeunesse : rôle de Fernand dans La Contagion (sans compter que c’est aussi le rôle du duc d’Aléria dans le marquis de Villemer) ; — c’est le grand seigneur qui épouse une des servantes de sa mère : Paméla de La Chaussée, Danicheff, de Dumas ; — les époux d’humeur incompatible qui s’aiment dès qu’ils sont séparés : Fausse antipathie de La Chaussée, Ami des femmes, de Dumas fils ; — « le mari à bonnes fortunes qui s’avise un jour tout bourgeoisement d’aimer sa femme : Préjugé à la mode, de La Chaussée, Gendre de M. Poirier, d’Augier » ; — la mère injuste dans ses préférences, indifférente à l’enfant qui mérite le mieux d’être aimée : L’École des mères, de La Chaussée ; Philiberte, d’Augier ; — « l’homme de cœur égaré un moment, qui se condamne à la misère pour restituer leurs biens à ses victimes involontaires » : La Gouvernante, de La Chaussée ; Ceinture dorée, d’Augier, et aussi Le Roman parisien, de Feuillet ; — le fils naturel, en face de son père, lui réclamant son nom, fût-ce l’épée à la main : Mélanide, de La Chaussée, Fils naturel, de Dumas fils ; — la femme séduite, abandonnée, commandant au fils aigri et révolté le respect de l’homme par qui ils souffrent tous les deux : Mélanide encore, Fourchambault, d’Augier ; etc.

Les ressemblances de signalement sont incontestables. Seulement, et M. Lanson le sait aussi bien que moi, et le dit lui-même, ou à peu près, ce sont des ressemblances de signalement. Elles sont toutes superficielles, et plus capables de faire confondre que de faire reconnaître. Il a trouvé ces sujets, le bon La Chaussée, cela est vrai ; seulement il ne les a pas traités. Nivelle a mis la comédie ou le drame, comme vous voudrez, en pleine bourgeoisie ; seulement, il n’a pas connu la bourgeoisie. On sort de la lecture attentive de son théâtre sans savoir rien des mœurs, des instincts, des idées générales, de la tournure d’esprit d’un demi-bourgeois, demi-seigneur du dix-huitième siècle, si ce n’est (ce qui, du reste, est quelque chose) qu’il aimait à s’attendrir. Nivelle a mis la comédie ou le drame en pleine famille. C’est toujours une famille au temps de Voltaire qu’il a l’air de nous peindre. Seulement il ne nous la peint aucunement. L’idée de faire la peinture de la famille de son temps supposait, comportait, nécessitait un art réaliste ; et l’art de La Chaussée est le plus complètement romanesque qui se puisse. Ce chroniqueur de Dancourt est bien plus réaliste que La Chaussée.

Oui, je disais bien, il a inventé ces sujets-là ; mais il n’a négligé que de les traiter. Il les a si peu traités qu’il en a fait des mélodrames. Or, le mélodrame c’est le roman, le roman pur, le roman romanesque mis sur la scène. Traiter un sujet réaliste en roman romanesque, ce n’est pas seulement montrer qu’on n’est pas fait pour le réalisme, c’est montrer qu’on le comprend moins que personne, puisque, le rencontrant, on l’évite.

Un exemple seulement. La Chaussée a l’idée de L’Ami des femmes. Il l’a, c’est certain. Il suppose un homme et une jeune fille mariés contre leur gré, séparés immédiatement après leur mariage, se rencontrant ensuite dans le monde, et s’adorant, et découvrant que, du reste, ils se sont adorés de loin depuis le commencement. Un homme soucieux de peinture de mœurs, ou d’analyse de caractères, soucieux pour faire plus court, de peindre quelque chose, se dira :

« Quels sont les caractères que suppose cette situation ? Car il n’y a que cela d’intéressant, ou, du moins, qui m’intéresse. Quel homme et quelle femme pourront tomber, par leurs travers, dans cette position extraordinaire et y rester pendant quelque temps ?… Il me semble qu’il me faudra une jeune fille chimérique, un peu bizarre, grisée de bleu, d’extrêmes délicatesses de cœur et d’épiderme, et que les premières réalités de l’amour conjugal, le premier contact avec le réel, révolteront et aliéneront ( inimica recessit ) pour un certain temps. À quoi il faudra ajouter l’entêtement féminin, la fierté blessée, les propos du monde qui enveniment, l’amour-propre qui ne veut pas céder, la tension nerveuse qui rend la résistance obstinée et furieuse, jusqu’au moment de la détente, qui fera débâcle, etc. Et voilà mon caractère, qu’il ne s’agit plus que de creuser patiemment,  parce qu’en pareille affaire tout est dans les nuances multipliées, diverses, et qui concordent. »

— « Et mon homme sera un homme bon et généreux, mais léger, un peu blasé, un peu brutal parce qu’il est blasé, un peu borné au fond, et dont le principal tort sera de ne pas comprendre ; mais précisément parce qu’il ne comprend pas, s’obstinant, de son côté, dans son droit strict, et qualifiant avec entêtement d’injure grave ce qui n’est qu’un excès de féminité virginale, et très probablement d’amour. Ah ! le beau sujet ! »

Le sujet est beau, en effet, à la condition qu’on le prenne comme Dumas le prend dans ce chef-d’œuvre qui s’appelle L’Ami des femmes, c’est-à-dire qu’on y voie ce qui y est, en effet, ce qui peut y être dans la réalité des choses. Cette réalité des choses, supposez que mon homme l’écarte de parti pris, repousse loin du sujet tout ce qui donne au sujet de la consistance, tout ce qui le remplit, tout ce qui le constitue, tout ce qui fait qu’il est. Supposez cet homme : vous aurez La Chaussée.

Lui ne se demande pas : « Quel homme et quelle femme pourront tomber par leurs travers dans cette situation extraordinaire ? » Mais : « Quel incident, quelle aventure, quel roman pourront faire tomber un homme et une femme n’ayant aucun travers, aucun caractère particulier, et en un mot aucun caractère, dans cette situation spéciale ?… Supposons, par exemple, que cette jeune fille et ce jeune homme n’aient jamais, pas une heure, cohabité ensemble, qu’au sortir de l’église l’homme ait été provoqué par un rival, qu’il ait tué ce rival, qu’il ait fui à l’étranger, qu’il ait changé de nom ; la femme aussi, pourquoi ? je n’en sais rien, mais la femme aussi ; que toutes ces circonstances étant données, ils se rencontrent dix ans après, et voyons ce qui arrivera… »

N’est-il pas évident que traiter le sujet ainsi, c’est traiter le sujet, moins le sujet ; c’est, l’ayant trouvé, l’éviter le plus possible, le fuir avec horreur, avoir, par conscience de son impuissance à le traiter, une peur affreuse de se rencontrer face à face avec lui, et accumuler entre soi et lui tous les obstacles possibles pour être bien sûr de ne pas tomber dedans ?

C’est ce que fait toujours La Chaussée. Jamais la question n’est franchement posée et abordée de front. Il y a toujours chez lui un roman invraisemblable qui place les personnages en face les uns des autres, non pas dans la vérité de leurs rapports naturels, mais dans une hypothèse bizarre, un quiproquo invraisemblable, une fiction tout accidentelle, qui fait qu’ils ne se connaissent ni les uns ni les autres pour ce qu’ils sont.

C’est une jeune fille de condition, en face de son père, qui se croit orpheline et roturière, comme les fausses courtisanes de Térence (L’Homme de fortune) ; c’est une femme du meilleur monde (La Gouvernante) qui est servante quelque part et qui a changé de nom « pour que ceux qui vivent avec elle la cherchent longtemps », comme dit spirituellement M. Lanson ; c’est Marianne, qui se croit nièce d’Argant et qui est fille d’Argant, et que Mme Argant croit maîtresse d’Argant (L’École des mères) ; et partout une profusion de substitutions, de noms changés, de transformations à la Rocambole, et une perturbation générale et profonde de l’état civil.

Comment veut-on que l’étude des rapports vrais entre époux, fils et père, fils et mère, sœurs et frères, comment veut-on qu’une peinture vraie de la famille et de la société à telle époque se retrouve au milieu de cette confusion ménagée préalablement avec tant d’art ?

Savez-vous bien que Molière (car il y faut toujours revenir), que Molière qui ne s’est pas donné pour tâche d’être réaliste au sens propre du mot et d’écrire Les Drames de la famille, est beaucoup plus rapproché du but qu’il ne cherche pas, que ce bon La Chaussée, qui semble avoir la prétention de l’avoir atteint ? Savez-vous bien que Molière, dans ses grandes comédies Tartuffe, Don Juan, Le Misanthrope, Les Femmes savantes, non point du tout parce qu’il cherche à peindre la famille française, mais parce que, voulant peindre des caractères, il est amené, un caractère n’étant complet que dans son cadre, à placer toujours son héros au milieu de ses alentours, se trouve, à peu près le premier et beaucoup mieux que ses successeurs, avoir souvent fait entrer toute une famille dans la trame, légère pourtant et si simple, de ses inventions dramatiques, et cela avec les rapports vrais qu’une passion ou un travers établissent entre les membres d’une même famille et les habitants d’une même maison ?

Et remarquez-vous bien que c’est dans ces comédies-là, par un instinct de grand dramatiste, se sentant cette fois en plein contact avec le réel et ne voulant pas dérouter le spectateur, dépayser l’œuvre, et se dévoyer lui-même, qu’il évite avec grand soin d’introduire tout élément, si petit qu’il soit, d’imagination romanesque ? L’invention romanesque, il l’a connue, et par l’usage qu’il en fait, on voit, du reste, le mépris où il la tient. Il s’en est servi pour les dénouements de ses comédies bouffonnes et de ses farces. Il croit une histoire de pirates et de substitution d’enfant fort bonne pour sortir avec plus ou moins d’honneur des Fourberies de Scapin. Et il la tient, son histoire de brigands, soigneusement renfermée dans son cinquième acte, sans lui permettre d’empiéter. Supposez l’histoire de brigands des Fourberies de Scapin ou de L’Avare diluée avec soin dans les cinq actes d’une comédie bourgeoise au lieu d’être sévèrement contenue dans le cinquième acte : vous avez, ou à peu près, un drame de La Chaussée ; et l’on voit assez par cela que La Chaussée constitue plutôt un arriéré en décadence qu’un précurseur. On voit assez qu’avec son « drame », il n’a inventé, comme on a dit plus tard, que « la tragédie des femmes de chambre ».

Augier et Dumas, c’est autre chose. Qu’ils traitent les mêmes sujets que La Chaussée, cela ne tient ni à lui, ni à eux ; cela tient à ce que, dès qu’on ne fait plus de tragédie à empereurs et à princesses, on traite les mêmes sujets que La Chaussée. Dès qu’on ne fait plus de drame historique ou pseudo-historique, on met, probablement, des bourgeois sur la scène, avec leur façon d’être, amants, époux, pères, fils et filles. Avoir avec La Chaussée la ressemblance du choix des sujets, cela ne veut donc guère rien dire sinon qu’on n’imite point Sémiramis ; et n’avoir avec La Chaussée que cette seule ressemblance, c’est par définition être infiniment éloigné de lui.

Il n’y a que deux choses qui manquent à La Chaussée : savoir peindre un caractère, savoir peindre les mœurs de son temps. Deux choses ont appelé sur Augier et Dumas l’attention de leurs contemporains, et c’est-à-dire qu’ils savaient dresser un personnage vraiment vivant devant nos yeux, et peindre avec vivacité certains côtés des mœurs de leur siècle.

De ces deux talents, je crois bien qu’un seul suffit pour donner consistance à une œuvre dramatique. Mais c’est le concours plus ou moins complet de tous les deux qui fait un dramatiste décidément supérieur et le classe pour la postérité. Avec le don seul de bien saisir et de traduire spirituellement les travers des hommes qui nous entourent, on est un Dancourt ou l’on fait Les Précieuses ridicules. C’est très bien ; ce n’est pas omne punctum. Avec le don seul de dresser en pied un personnage qui se tient et qui marche au moins du salon à la salle à manger, comme disait Doudan, on écrit Cinna, on écrit L’Avare, chefs-d’œuvre, certes, mais où tout le monde sent qu’il manque quelque chose ; on écrit Adolphe, œuvre étonnante dont je défie bien qu’on fasse un drame ; on tombe dans ce défaut où il ne faut pas se dissimuler que Molière tendait lui-même, de faire une comédie avec un des types généraux de l’humanité éternelle. Cela fait un ouvrage dramatique où il y a une belle figure colossale, et des trous autour. Elle en est moins abordable.

Je ne sais si le voisinage fausse mon jugement ; mais je crois que ces deux qualités essentielles du poète dramatique, toutes deux dans une honnête mesure, l’une plus grande chez l’un, l’autre plus grande chez l’autre, mais chez tous les deux existant et concourant ensemble, si sévère qu’elle soit, la postérité les reconnaîtra chez Augier et chez Dumas fils, et confessera qu’ils en ont été doués, après une période d’un bon siècle où personne en France ne les avait eues. Les grandes comédies d’Augier et de Dumas sont des comédies de caractère et des comédies de mœurs tout ensemble, et qui, peut-être, ne sont pas à la hauteur de celles de Molière, mais sont au moins dans la région du Menteur, de Turcaret, du Méchant, et très sensiblement au-dessus (c’est mon opinion que l’on me demande, n’est-ce pas ?) de Beaumarchais.

Maître Guérin, Vernouillet, Giboyer, le marquis d’Auberive, sont des « caractères » dans le sens entier du mot, des caractères qui, parce qu’ils sont montés de la rue sur la scène, semblent être descendus de la scène dans la rue, et que nous rencontrons tous les jours face à face, et que nous appelons de leur nom de théâtre plus significatif désormais que leur nom propre. Et ils ont vingt-cinq ans de création, remarquez cela. Une génération a passé depuis. L’épreuve est faite.

Et pareillement (ici ce sont surtout des noms de femmes que nous rencontrerons), Marguerite Gauthier, la baronne d’Ange, Mme Guichard, M. Alphonse, sont à la fois des « types » et des êtres concrets, solides, pénétrables et ayant leurs trois dimensions.

Et d’autre part la grande comédie des « mœurs du temps » est là — aussi bien que dans Le Menteur et Turcaret — dans Les Effrontés, dans Maître Guérin, dans Giboyer (un peu moins), dans Le Mariage d’Olympe, dans Les Lionnes pauvres, dans La Dame aux camélias (qu’il ne faut prendre qu’à moitié pour une comédie romanesque), dans La Question d’argent, dans Le Fils naturel, dans la merveilleuse Visite de noces, ce diamant noir du théâtre du xixe  siècle, dans trois ou quatre scènes étonnamment profondes de Francillon. Jamais on ne me persuadera que cela fût seulement en germe dans La Chaussée.

— La Chaussée n’est pas un germe, répond, ce me semble, M. Lanson. C’est une porte ouverte. Ces sujets que, du reste, il n’a pas traités, il a permis à d’autres de les traiter cent vingt ans plus tard. Sans lui, il est possible que le théâtre où il est permis de toucher à ces sujets-là n’eût pas existé. Car voici la suite des choses : La Chaussée fait des drames bourgeois tels quels ; Diderot en fait de pires, mais avec la prose en plus. » Soit. Beaumarchais en fait, de meilleurs, dans la même formule. Beaucoup d’imitateurs sous la Révolution et quelques-uns sous l’Empire. Puis le romantisme qui vient tout barrer, comme une digue. À peine dans Dumas père, à travers le drame historique, le drame simplement humain par endroits, mais distinctement, se fait jour. Puis le romantisme ayant échoué, Dumas fils et Augier surviennent, qui reprennent le drame bourgeois où il avait été laissé, et le portent à un point de perfection jusqu’à eux inconnu.

— Il est possible qu’on prenne les choses par ce biais-là, et je ne dirai pas, comme Cydias avec un aimable sourire : « Il me semble que c’est tout le contraire de ce que vous dites » ; mais je dirai : l’affaire se présente à mes yeux d’une manière un peu différente ; et la grande comédie d’Augier et Dumas me paraît, tout compte fait, être plutôt une réaction contre les derniers restes du drame larmoyant, qu’une suite d’affaires de cette entreprise.

Voyez donc d’abord les caractères bien saillants qui la distinguent. Elle n’est pas sentimentale, elle n’est pas pleurnicheuse ; elle n’est pas « vertueuse », elle n’est pas optimiste ; elle est aussi peu Collin d’Harleville, elle est aussi peu « xviiie  siècle » que possible.

Elle a, chez l’un comme chez l’autre auteur, un très grand fond d’amertume et de satire. Dieu me garde d’y trouver le plus profond système de pessimisme ! Puisque d’autres l’y ont trouvé, ça suffit très bien. Mais encore est-il qu’elle n’est pas tendre, ni prostrée en adoration béate du bon petit naturel de l’homme, et qu’elle « remue un peu la bouteille » pour montrer « que le fond en est amer ». Sans tant de phrases, elle est précisément une comédie, et non un mélo, l’essence de la comédie étant, depuis qu’elle existe, de se moquer du monde.

Voilà déjà qui la met tellement à part et tellement loin du genre La Chaussée-Diderot-Sedaine, qu’il faut prendre garde.

Et puis, enfin, d’où vient-elle immédiatement, le génie des auteurs mis à part ? De La Chaussée par-delà le romantisme, me dit-on. Et si je disais : de Balzac au-delà de rien du tout, n’y aurait-il pas quelque vraisemblance ?

Pour moi, j’en suis persuadé. Je crois que bon nombre de personnages d’Augier sont des hommes de Balzac transformés par l’observation personnelle, réduits à des proportions plus voisines de la réalité courante et adaptés aux mesures et aux nécessités de la scène ; et je crois que les femmes de Dumas fils procèdent de la même origine, et qu’enfin la manière générale de voir la société est, chez nos deux dramatistes, assez personnelle sans doute, mais n’est pas sans avoir reçu de Balzac une certaine impulsion première et un premier tour. Et je me dis que le théâtre tel que l’a essayé Balzac dans Mercadet a une ressemblance frappante avec celui d’Augier, de Dumas et de Barrière. — Et, remontant, je me demande où en était le théâtre (le romantisme mis à part) avant 1850, et il me semble bien qu’il était aux mains, d’une part d’un aimable et spirituel arrangeur de jolis riens, qui s’appelait Scribe, d’autre part aux mains de faiseurs de mélodrames sentimentaux, pleurnicheurs et vertueux.

Et c’est dans ces mélodramaturges que je vois, plutôt qu’ailleurs, la descendance directe des La Chaussée, des Diderot, des Sedaine et des Collin ; et il me semble bien que c’est contre ceux-là, soutenus de Balzac, et de leur propre talent, que les Dumas fils et les Augier, quelques différences qu’il y ait entre eux, du reste, ont dressé de toutes pièces un nouveau théâtre, comique, satirique, virulent, d’une psychologie assez pénétrante, d’une observation assez sûre, et à peu près aussi réaliste que le théâtre, sans doute, le comporte.

N’oublions pas que Balzac, dont la partie romanesque nous frappe surtout à cette heure et nous choque, a, pour son temps, une partie réaliste très forte, très solide, et qui fait qu’il dure ; et n’oublions pas que, de lui, c’est cela qu’Augier et Dumas ont transporté dans leurs petites drôleries ; n’oublions pas, bien que, d’une génération à l’autre, ce qui était audace devienne timidité, et ce qui était nouveau paraisse vieillerie, qu’Augier et Dumas, après le conventionnel mélodramatique et le conventionnel… scribesque, ont été les créateurs ou les réparateurs du théâtre réaliste en France, et les auspices de toutes les destinées, quelles qu’elles soient, que l’avenir lui réserve.

Et concluons que, pour toutes ces raisons, s’il faut les rattacher à quelque chose, c’est à Balzac immédiatement qu’il faut les unir, et, par-delà les temps et les flots, à la grande comédie de mœurs, satirique et côtoyant le drame que Gresset et Lesage ont touchée quelquefois et qui, tout compte fait, est encore la fille de Molière.

Et maintenant ce qui peut tromper — comme du reste c’est très probablement moi qui me trompe — mais ce qui peut tromper les autres, comme moi je dois être trompé par autre chose, — c’est que Dumas fils et Augier ont fait, eux aussi, des comédies larmoyantes, des drames conventionnels et pleurnicheurs. Le genre existait de leur temps, il était très en faveur. Il les entourait, les surplomblait ; il les a pénétrés quelquefois. Ils ont voulu montrer qu’ils feraient leur Marie Jeanne quand ils voudraient, ou, comme il arrive, ils l’ont faite en croyant faire autre chose. Dumas fils a fait L’Étrangère et Denise, qui, du reste, n’est pas méprisable. Augier a fait les Fourchambault, qui, comme tu le dis, Sancho, ne ressemblent pas mal à un bassin de barbier, je veux dire qui, comme vous le dites, M. Lanson, ont quelque ressemblance avec Mélanide. Mais exception ne fait pas compte.

La postérité lira les comédies larmoyantes de Dumas et d’Augier avec intérêt, parce qu’elles sont diablement bien faites ; elle lira leurs grandes comédies comme les œuvres de théâtre les plus solides et les plus éclatantes que la France ait connues depuis le milieu du dix-huitième siècle, et peut-être depuis avant.

L’Encyclopédie

Les Doctrines littéraires de l’Encyclopédie, par M. J. Rocafort. — Les Questions de littérature dramatique dans l’Encyclopédie.

Ce livre est une bonne contribution à l’histoire littéraire du dix-huitième siècle. L’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot a eu une telle influence sur l’esprit public au dix-huitième siècle, et de nos jours est, je ne dirai pas si peu lue, mais si complètement ignorée, qu’il est très utile de la dépouiller en quelque sorte et de la donner au public par résumés diligemment et intelligemment dressés.

Je sais tel de mes amis, et des plus illustres, qui se propose de faire quelque jour un tableau du dix-huitième siècle en rattachant tout le dix-huitième siècle à l’Encyclopédie comme à son centre, de même que Sainte-Beuve a fait l’histoire littéraire et morale du dix-septième siècle tout entier en écrivant son Port-Royal.

Une œuvre de ce genre comporterait comme travaux préliminaires une série de sommaires très complets faits sur une lecture à la plume de l’Encyclopédie. Un de ces sommaires serait : idées philosophiques de l’Encyclopédie ; un autre : idées générales de l’Encyclopédie relativement aux sciences, à leur classification et à leur progrès ; un autre serait : idées littéraires de l’Encyclopédie.

Et c’est précisément ce dernier que M. J. Rocafort a essayé d’établir, non sans soin, non sans intelligence et non sans succès.

On voit tout de suite l’utilité et l’intérêt de ce long, minutieux et diligent travail. On sait assez que le dix-huitième siècle, si novateur en toutes choses, a été, presque jusqu’à la fin, très timide, et l’on pourrait dire très timoré, en toutes questions littéraires. Il est resté essentiellement classique, et c’est chose assez curieuse que de le voir en violente réaction à peu près contre toutes les idées du dix-huitième, et plein de vénération et comme de superstition scrupuleuse à l’égard de la littérature du dix-septième siècle. L’Encyclopédie, qui est l’œuvre centrale du dix-huitième siècle, et qui est achevée ou pour mieux dire interrompue avant que la troisième génération du dix-huitième siècle se soit mise en marche, devait refléter cet esprit général du temps.

Et, en effet, de même qu’on a dit de Voltaire : « conservateur en tout, sauf en religion », de même il faudrait dire de l’Encyclopédie : « révolutionnaire en tout, sauf en littérature, comme le siècle dont elle est l’expression, l’image, le représentant, et aussi le guide ».

Et ces choses sont vraies, très vraies ; seulement, comme toutes les choses vraies, elles ne sont pas vraies tout à fait. L’Encyclopédie est, en général, très classique, très conservatrice et très traditionniste en littérature ; mais cependant, sur certains points, elle a quelques idées nouvelles et quelques tendances novatrices. Ce sont ces points précisément que M. J. Rocafort a voulu mettre en lumière et bien nettement faire connaître.

C’est sa thèse même. C’est même un peu le défaut de sa thèse, parce que, comme il n’a guère insisté que sur ces points-là, la conclusion du lecteur un peu superficiel ou seulement un peu trop passif, pourrait être que l’Encyclopédie a été très hardie, très avancée et très hasardeuse en choses de critique littéraire. Le lecteur pourrait conclure ainsi, d’autant plus qu’il songerait que les chefs de l’Encyclopédie sont un « scientifique », d’Alembert, et un homme qui, lui, a été audacieux et aventureux en toutes choses, et particulièrement en littérature, Diderot.

Il n’aurait donc pas été inutile de dire très haut et très ferme au commencement du volume : « Entendons-nous bien ! L’Encyclopédie en sa partie littéraire, rédigée principalement par de Jaucourt, compilateur qui ne fait guère que découper du Voltaire, du Batteux et du Mallet ; et par Marmontel, très intelligent, mais le plus modéré, le plus circonspect et le moins original des hommes ; n’a presque rien de nouveau, ne pressent presque aucune révolution ou évolution littéraire. Elle est, en général, parfaitement classique et, comme nous dirions de nos jours, « universitaire ». Mais sur certaines questions, elle présente quelques aperçus un peu plus imprévus. C’est seulement de ceux-ci que je m’occupe, parce qu’il est sans doute inutile de s’occuper des autres, et parce que c’est à démêler ceux-ci qu’on pourra compléter et rectifier l’idée ordinaire, juste du reste, qu’on se fait de la partie littéraire de l’Encyclopédie. »

Moyennant cette précaution, qui n’a pas été prise suffisamment, le livre de M. Rocafort serait excellent et serait un guide très sûr et très exact.

Il y a, en effet, quelques innovations de critique dans l’Encyclopédie, surtout, comme on peut penser, dans ce qu’a rédigé Marmontel, qui, au moins, était un homme de lettres avisé, très instruit, très au courant de toutes les choses de lettres, et très réfléchi, et assez ingénieux. Et si je ne parle pas de Sulzer, principal rédacteur littéraire du Supplément de 1774, c’est que, vraiment, Sulzer, philosophe allemand, dont on traduit, à l’usage du Supplément, les pages les plus remarquables ou celles dont on a besoin, il ne faut plus le compter pour un encyclopédiste français, et faire état de lui pour se donner une idée de la critique française et des théories littéraires françaises vers le milieu du dix-huitième siècle.

Donc et pourtant il y a quelques nouveautés littéraires dans l’Encyclopédie ; et voici les principales :

D’abord, l’Encyclopédie, au cours de cette longue querelle entre les « anciens » et les « modernes » qui dure toujours, et qui toujours durera, se montre décidément moderne, sans audace, mais très nettement.

Elle ne dit plus ce que disait Boileau et ne dit pas encore ce que dira Chénier : « Je veux qu’on imite les anciens. » Elle met en garde ses contemporains, comme avait fait Fontenelle, contre la « superstition de l’antiquité ». Elle répète avec complaisance que les anciens étaient des hommes, et que leurs œuvres, par conséquent, étaient imparfaites. Enfin, elle est moderne, et j’ajoute que ce n’est pas ce qu’elle fait de mieux.

Je dis que ce n’est pas ce qu’elle fait de mieux parce qu’elle le fait d’une singulière manière. Quand elle dit : « N’imitez pas les anciens », ce n’est pas qu’elle veuille dire, comme plus tard Chateaubriand. « Soyez vous-mêmes, et tâchez d’être originaux. » Non ; si elle dissuade d’imiter les anciens, c’est pour conseiller d’en imiter d’autres. Elle veut, elle aussi, qu’on imite, mais ce sont les modernes qu’elle veut qu’on imite. C’est l’adoration, et voilà qui va bien ; mais c’est aussi l’imitation du dix-septième siècle qu’elle recommande avec insistance.

Or, comme les hommes du dix-septième siècle, avec toute leur originalité, que je ne cherche ni à contester ni à diminuer, sont déjà des imitateurs, nous voilà sur la voie de ces imitations d’imitations, et de ces contrefaçons de plagiats qui sont la mort de toute littérature et de tout art, et qui ont été au moins la maladie secrète et fatale du dix-huitième siècle.

Cette « nouveauté » de l’Encyclopédie n’est pas la meilleure de ses nouveautés.

Il y en a d’autres. On trouvera dans l’Encyclopédie, et, sans aller si loin, dans le livre de M. J. Rocafort, toute cette théorie, chère au dix-huitième siècle, et que le siècle précédent avait complètement ignorée, ou repoussée, de l’utilité morale de l’art. Ce n’est pas en courant, que je veux même toucher à cette formidable question sur laquelle on parlera et l’on écrira tant qu’il y aura un art, ce qui, j’espère, durera longtemps ; et tant qu’il y aura une morale, ce qui, j’espère, durera toujours. J’indique seulement que cette théorie de « l’art » non « pour l’art », mais de « l’art pour le bien », théorie qu’on trouve dans l’antiquité, il faut le reconnaître, à commencer par Platon, dans les temps modernes appartient en propre au dix-huitième siècle.

Les hommes du dix-huitième siècle ne s’en doutent pas. Le but de l’art est le plaisir, le but de l’art est de divertir, l’art est un divertissement ; ils ne sortent pas de là. Boileau, je sais bien, recommande à l’artiste d’être un honnête homme, et écrit : « Le vers se sent toujours des bassesses du cœur. » Sans doute ; il y tient, et il a bien raison, et ce n’est qu’une vérité de bon sens qu’il exprime là en un bon vers ; il tient à l’union de la moralité et du talent dans l’artiste ; mais il n’a jamais dit, ni pensé, que le but de l’art soit la moralité, et que la mission de l’art soit de moraliser les hommes. Il est bien trop chrétien pour cela. Ce n’est pas à des rimeurs qu’il demande de diriger sa conscience.

Non, l’idée que l’art est au service du bien et doit se proposer l’amélioration morale de l’homme est proprement une idée du dix-huitième siècle, et je ferai remarquer que le représentant le plus brillant en notre siècle à nous, et aussi le plus convaincu de cette théorie, je veux dire Victor Hugo, est précisément un homme qui, par toutes sortes de points, touche au dix-huitième siècle. La philosophie de Victor Hugo, sa philosophie générale (optimisme et progrès), sa philosophie religieuse, sa philosophie de l’histoire, sont du plus pur dix-huitième siècle. Une âme et une intelligence du dix-huitième siècle, unies à une imagination du dix-neuvième et à un don d’expression tout personnel, c’est Victor Hugo.

L’origine et le premier développement, chez les modernes, de cette théorie de l’art moralisateur et de l’art-sacerdoce doivent donc être cherchés au dix-huitième siècle et particulièrement dans l’Encyclopédie. C’est une idée essentiellement encyclopédique. M. Rocafort a bien fait d’aller la chercher là, et de nous la montrer de près, en ses premiers établissements.

Au point de vue particulier de la critique dramatique, les théoriciens de l’Encyclopédie ne laissent pas d’avoir un peu brisé ou assoupli le moule rigide du poème dramatique tel que le dix-septième siècle l’avait légué au dix-huitième. Les cinq actes nécessaires et les quinze cents vers obligatoires sont abandonnés par eux. Les unités sont maintenues par eux avec toutes sortes de tempéraments et d’atténuations  conciliateurs, pacificateurs et pleins d’un sage libéralisme. Jaucourt, en sa qualité « d’auteur né copiste », comme dit La Bruyère, est encore très classique et presque scolaire ; mais le bon Marmontel a ses petites indépendances de centre gauche. Il maintient l’unité d’action, mais il est coulant sur l’unité de temps, et il abandonne absolument l’unité de lieu.

« Non seulement, dit-il, je regarde le changement de lieu comme une licence permise, mais je fais plus, je nie que ce soit une licence. »

À la bonne heure ! Voilà un homme audacieux ! Ne riez pas. Au dix-huitième siècle, c’était une vraie audace, une témérité singulière. Ce dix-huitième siècle est un âge assez étrange, qui a eu toutes les audaces, excepté les hardiesses inoffensives.

Ce qu’il y a d’un peu plus sérieux, pour nous du moins, dans les théories, je veux dire dans les observations littéraires de Marmontel, c’est la petite guerre, très timide, certes, mais assez soutenue, qu’il a faite à la tragédie oratoire, aux longs discours dont la tragédie du dix-huitième siècle était tout étoffée et presque toute faite. Ce sont ici les idées de Voltaire qui reparaissent dans son disciple dévot :

« Nous faisons trop parler nos personnages, alors qu’ils ne devraient que sentir ; on ne peut se résoudre à faire interrompre un personnage auquel il reste encore tant de belles choses à dire. »

Ce qui est plus personnel à Marmontel, et plus avisé, c’est une remarque analogue qu’il fait sur la comédie. On ne remarque pas assez, et il remarque, lui, que la comédie, sur ce point, n’a rien à reprocher à la tragédie, et que tout autant que sa grande sœur, la comédie française, est oratoire, didactique et destinée aux « morceaux choisis ». Il a très bien vu cela, en homme qui connaît son Destouches :

« La facilité du public à applaudir les tirades et les portraits a fait de nos scènes de comédie des galeries d’enluminures (c’est bien mal écrit ; mais on voit tout de même ce qu’il veut dire). Un amant reproche à sa maîtresse d’être coquette ; elle répond par une définition de la coquetterie. C’est sur le mot qu’on réplique et non sur la chose. »

Très bien, monsieur Marmontel ; et voilà qui, de votre temps, n’a pas été dit par tout le monde. Je vous ferai seulement remarquer que peut-être vous avez tort d’ajouter, sans explication ni réserve : « Autant Molière s’attachait à la vérité, autant ses successeurs s’en éloignent. »

Mon Dieu ! oui, Molière s’attachait à la vérité, je ne vais pas contre cela ; mais remarquez donc et dites un peu, que nonobstant, ce goût des tirades et des portraits, c’est Molière qui l’a bel et bien donné à ses successeurs. Personne plus que moi, je ne dis pas mieux que moi, n’a soutenu avec énergie que les grands artistes du dix-septième siècle sont, en leur fond, des réalistes. C’est tout à fait mon opinion arrêtée, et je suis, sur ce point, tout à fait de mon avis. Mais de la théorie contraire, de l’idée que le dix-septième siècle a été tout entier « raison didactique », « raison oratoire », et « raison éloquente », il reste bien tout de même quelque chose, et il ne faudrait pas tout en nier.

Oui, malgré leur grand goût pour la réalité, et leur puissance d’observation, les artistes du dix-septième siècle ont aimé le développement didactique et le développement oratoire, tous (sauf La Fontaine) et Racine autant que Boileau, et Molière autant que Racine. Et Molière a parfaitement « fait le portrait » et « fait le développement » et « fait la tirade » ; Le Misanthrope est plein de portraits, d’épîtres ou de discours en vers, et pareillement le Tartuffe, et non moins Les Femmes savantes et L’École des femmes.

Au dix-septième siècle, sitôt qu’on se haussait à une forme d’art un peu élevée, on sermonnait et on professait. Comptez là-dessus, ou plutôt vérifiez. Le réalisme restait par-dessous, il est vrai, et singulièrement solide.

Le dix-huitième siècle littéraire, en cela comme en toutes choses, n’a donc été que l’excès et l’exagération du dix-septième siècle, ou plutôt la forme creuse et vidée de substance du dix-septième siècle. C’est toujours là qu’il en faut revenir.

Sur la grosse question du drame ou de la « tragédie bourgeoise » ou de la « comédie larmoyante », car tout cela veut dire à peu près la même chose, sous l’influence peut-être de Diderot, je ne dis pas sur son ordre, aucun directeur, tout au moins pour la partie littéraire, n’ayant été plus libéral et plus accommodant que Diderot, l’Encyclopédie a été décidément novatrice et presque révolutionnaire. Marmontel est très intéressant, et même amusant sur cette affaire.

Vous vous rappelez ce personnage du Monde où l’on s’ennuie qui fait l’éloge de la tragédie : « Bonne chose, la tragédie ; il faut une tragédie pour le peuple ». Marmontel, qui n’est pas général, a précisément l’idée contraire. Il faut une tragédie, selon lui, mais il faut une tragédie pour les rois ; et pour le peuple il faut autre chose.

Comprenez bien son raisonnement.

Les rois ont peine à concevoir les malheurs de la vie commune comme un exemple effrayant pour eux. Ils ne se reconnaissent, s’ils se peuvent reconnaître, que dans leurs pareils. Il faut donc une tragédie « qui leur soit propre », qui soit faite pour eux, parce que « c’est la seule leçon qu’ils daignent recevoir. » Mais « pour le peuple », il faut une tragédie « qui lui soit propre » aussi, une tragédie faite pour lui, une tragédie populaire.

Il n’y a rien de mieux raisonné. Je ne plaisante pas. Il n’y a rien de mieux raisonné dans le système de raisonnements de Marmontel. Il est très logique. Rappelez-vous qu’il cherche toujours le but moral de l’art, et que, pour lui, l’art est une leçon. À ce compte, il faut des leçons accommodées et ajustées à ceux qui les doivent recevoir, et devant « un parterre de rois », Napoléon Ier doit faire jouer Bérénice, pour dissuader les altesses ou les majestés d’épouser des écuyères.

Ce n’est même que devant un parterre de rots que la tragédie doit être jouée. Elle est d’un emploi aussi rare que distingué. Quant au peuple, il faut l’attendrir et le faire réfléchir sur les malheurs d’un marchand de drap, les seuls, évidemment, qu’il puisse bien comprendre. Il n’y a rien de plus suivi que ce raisonnement-là.

Marmontel, pour ces raisons, et pour quelques autres tirées de son goût personnel, sans renier la tragédie, et tout en la maintenant à un degré très élevé de l’art, fut donc partisan déclaré de la tragédie bourgeoise à une date où on l’était très peu encore. À cet égard, il a un peu devancé son temps.

*
* *

Et voilà, à bien peu près, tout ce que nous trouvons à relever dans l’Encyclopédie, comme idées un peu originales et nouvelles relativement à l’art dramatique. C’est vraiment peu de chose. Les esprits, à cette époque, ne sont évidemment pas tournés du côté des spéculations de la critique littéraire. Ils le sont du côté de la philosophie, de la science, de l’industrie et de la politique. Ils le sont même beaucoup plus du côté de la critique d’art. Songeons que dans le même temps où Jaucourt et Marmontel écrivent ces articles de critique ou de théorie littéraire assez faibles, il faut en convenir, Diderot écrit ses Salons.

Les belles ardeurs et les belles disputes sur les questions de littérature sont d’avant le dix-huitième siècle, ou sont d’après. Elles sont du temps de Corneille ou du temps de Victor Hugo. La Querelle du Cid, à deux siècles de distance, fait pendant à la Bataille d’Hernani. Et songez, pour les mettre aussi en regard, à la longue lutte contre Racine, et à la guerre, encore plus longue, contre Hugo. Il y a eu un livre à faire sur « les ennemis de Racine » ; il y en aurait un très joli aussi, et très intéressant, sur les « ennemis de Victor Hugo ». Quelque jeune homme devrait l’écrire. Ce serait un sujet de thèse très agréable.

Il y a bien, si l’on veut, au xviiie  siècle, la lutte tragique de Voltaire contre Crébillon. Mais quand on la connaît un peu, comme on voit bien qu’elle passionne peu le public ; comme on voit bien qu’elle n’échauffe que les rivaux, et peut-être même que l’un des deux ! Non, au xviiie  siècle, les discussions à perte de vue sur les trois unités, la couleur locale ou le naturalisme, sont bien rares, ils n’occupent pas, ou retiennent bien peu l’attention de la galerie. Nous n’aurions pas brillé à cette époque, mes amis. Du reste, il est probable que nous nous serions occupés d’autre chose.

Je serais curieux de vivre un petit demi-siècle encore pour voir un peu de quel œil nos petits-neveux considéreront l’époque hypercritique qui est la nôtre, cette époque où, sauf quelques romans « pour les dames » et quelques rocambolades « pour le peuple », la moitié des livres qui paraissent sont des livres de critique, et l’autre moitié des livres de critique sur les critiques. Que de critiques et de contre-critiques, seigneur, et quelle époque critique ! M. Anatole France, avec beaucoup de bonne grâce, disait, l’autre jour, que cela tient à ce que, de nos jours, ce sont les critiques qui ont des idées, de grandes idées, de belles idées.

Vous êtes bien aimable, M. France ; du reste, vous êtes aussi un peu orfèvre. À ces deux titres, je veux vous en croire. Cependant, j’aime bien les époques de grande critique, qui sont en même temps des époques de grande création littéraire. À cet égard, j’ai quelque méfiance relativement à la mienne, pour ne rien cacher.

Au demeurant, après les grands siècles de magnifique production littéraire, comme notre admirable dix-neuvième siècle en a été un, il faut peut-être, comme cela, un petit moment d’une vingtaine d’années, où l’on se recueille, où l’on dresse les inventaires, où l’on établit le bilan, en un mot, où l’on fait de la critique. Tout coup vaille, et après Chateaubriand, Lamartine, Vigny, Hugo, Musset, Michelet, Taine et Renan, on peut se reposer ainsi. C’est égal, l’époque de l’Encyclopédie, cette époque d’ardente recherche, de hardies spéculations et de faible critique, encore que je ne l’aime guère, je la préfère peut-être encore à la nôtre. Il est vrai que je la vois de plus loin…

Thomas Corneille, Gresset, Sébastien Mercier

M. Jules Lemaître vient de publier un volume intitulé Théories et impressions. La moitié, au moins, de ce volume est consacrée à des choses de théâtre. Il y a une étude sur Rutebeuf, une sur Les Contents d’Odet de Turnèbe, une sur le Cid dans le Romancero, une sur l’auteur dramatique qui a eu les plus grands succès et les plus prolongés au dix-septième siècle, je veux dire Corneille, et c’est-à-dire Thomas Corneille ; car l’autre n’a eu que des succès de jeunesse, et c’est ce qui prouve que le succès est la vraie mesure du mérite.

M. Jules Lemaître a, du reste, une singulière sympathie, ou, au moins, complaisance pour Thomas Corneille, d’abord parce que Thomas Corneille était le plus honnête homme du monde ; ensuite, très probablement, parce que Thomas Corneille — notez ce point — a été presque le premier journaliste qui ait paru en France, le premier journaliste qui ait vécu de son métier. Renaudot a vécu de son journal et d’autres choses ; il a vécu un peu de son métier de médecin et de son bureau de consultations (car il inventa cela), et de son bureau-d’adresses (car il inventa cela aussi, et ce fut un grand inventeur et un homme à mille ressources, le polytropos d’Homère). Théophraste Renaudot vécut de toutes sortes de choses.

Thomas Corneille fut le premier journaliste qui ait vécu de son métier. On peut même dire que c’est — chronologiquement, bien entendu, — le premier des « hommes de lettres », M. Jules Lemaître l’a dit autrefois, je crois, de Le Sage ; c’est de Thomas Corneille qu’il faut le dire. Il est le premier qui ait vécu une très longue vie, non des libéralités et pensions des grands seigneurs et du roi, non d’une petite fortune héritée, comme quelques autres, mais de sa plume, de ses écritures, de ce qu’il donnait aux comédiens — toujours avec un grand souci de l’actualité — pour qu’ils le jouassent ; des dictionnaires utiles qu’il compilait pour le public ; et enfin de son journal, qu’il avait créé pour les plaisirs du public et aussi comme ouvrage alimentaire pour lui-même. C’est bien le premier des hommes de lettres pour qui le métier d’écrire a été une industrie.

Aussi a-t-il écrit furieusement. C’est une bibliothèque que Thomas Corneille a laissée derrière lui, et avec tout cela il a trouvé le moyen d’écrire, et vraiment assez souvent, de très bons vers, parfaitement dignes d’être lus deux cents ans après sa mort. Et le journal qu’il a fondé, le Mercure, est resté vivant après lui, et non seulement est resté vivant, mais est devenu pour plus d’un siècle une institution nationale. Ces Corneille étaient de race forte. Le plus Normand des deux est bien celui qu’on pense ; mais tous deux étaient des vigoureux, des virils, des créateurs. Ils n’engendraient ni ne ressentaient la neurasthénie. Et leur neveu Fontenelle est bien du même genre, comme du même sang. C’est une famille solide.

Le volume de M. Jules Lemaître contient aussi une très jolie étude sur ce Gresset, que l’on oublie trop, que l’on ne connaît ou qu’on ne rappelle que comme auteur du Ver-Vert ; et qui cependant, entre Le Sage et Beaumarchais, a fait la seule grande comédie à la fois de caractère et de mœurs de tout le dix-huitième siècle, moins son premier commencement et son extrême fin. C’est quelque chose que cela, ce me semble.

Remarquez-vous, de plus, qu’après Molière, Gresset est l’homme qui a jeté le plus de mots devenus proverbes dans le courant des conversations et des écritures françaises ? Quand on lit Le Méchant pour la première fois, à la condition qu’on ne le lise point pour la première fois à l’âge de dix ans, on trouve à chaque instant un vers que l’on connaissait comme cité partout et comme l’ayant cité soi-même. « Tiens ! il était de Gresset ! » Cela arrive exactement à chaque demi-page. C’est quelque chose que cela.

Gresset a souffert un peu des railleries que Voltaire lui a adressées. Si on répète, sans savoir qu’ils sont de Gresset, beaucoup de vers de Gresset, on répète aussi un peu trop et en sachant très bien qu’ils sont à l’adresse de Gresset les vers de Voltaire :

Gresset, doué du double privilège
D’être au collège un bel esprit mondain
Et dans le monde un homme de collège ;
Gresset, dévot, longtemps petit badin,
Sanctifié par ses palinodies.
Il prétendait avec componction
Qu’il avait fait jadis des comédies
Dont à la Vierge il demandait pardon.
— Gresset se trompe ; il n’est pas si coupable ;
Un vers heureux et d’un tour agréable
Ne suffit pas. Il faut de l’action,
De l’intérêt, du comique, une fable
Pour consommer cette œuvre de démon…

Remarquez que cette « palinodie » de Gresset, que cette conversion de Gresset, est exactement l’histoire même de Racine et dont on a fait à Racine très grand honneur. C’est quelque chose encore que de ressembler à Racine, par quelque côté, et même par plus d’un côté. Seulement Racine est un homme de théâtre qui s’est converti au dix-septième siècle, et Gresset est un homme de théâtre qui s’est converti au dix-huitième siècle ; et ce qui a fait honneur à l’un a fait beaucoup de tort à l’autre. Desipere in loco, sapere in loco. — Mais il reste encore que Gresset est l’auteur de Ver-Vert et du Méchant et qu’il a écrit un vers qui vivra éternellement :

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.

Ce vers vivra tant qu’il y aura des sots. Il n’est pas près d’être enterré. Lemierre, contemporain de Gresset, avait écrit « le vers du siècle ». Gresset a écrit le vers de l’éternité. C’est quelque chose encore que cela.

Enfin, je vous recommande l’étude que M. Jules Lemaître a daigné consacrer à Sébastien Mercier. Sébastien Mercier était un imbécile ; mais c’était un imbécile d’un calibre inusité, et à ce degré-là ça redevient intéressant. Sarcey me disait, vers 1888 : « Quels critiques dramatiques lisez-vous ? — Très peu ; vous, Jules Lemaître, et puis A. B…, parce que, à ce degré-là, ça redevient intéressant. » Sébastien Mercier est très intéressant de cette façon-là. Je ne parle pas (M. Jules Lemaître en parle, et pertinemment) de son Tableau de Paris, où Mercier s’est montré reporter exact et par conséquent amusant et presque instructif pour la postérité curieuse, et où il n’a eu que le tort de philosopher çà et là et de gâter la photographie par des réflexions, comme ceux qui mettent quelque chose d’eux au bas des cartes postales qu’ils envoient. — Je parle de ses drames populaires, qui sont bien la chose la plus ridicule du monde, malgré le succès que la plupart d’entre eux ont obtenu.

Car ils obtenaient du succès, et La Brouette du vinaigrier fit courir Paris et une partie de la province. On conçoit que les auteurs de tragédies diligemment et patiemment confectionnées fussent furieux et infiniment et justement jaloux. On comprend les aigreurs de La Harpe, qui, du reste, s’aigrissait assez facilement, et qu’il ait exhalé sa rage dans ces vers, autrefois fameux, aujourd’hui peu connus et qui sont assez bons, ma foi, comme vers satiriques :

Cimmer venait, traîné dans sa brouette.
Un étendard en forme de girouette
Flottait devant. On y lisait ces mots :
Le Faux ami, l’Indigent, Natalie,
Le Déserteur, le Juge, Sophronie,
Tous noms fameux, drames provinciaux,
Grands monuments dont la France s’honore
Sans le savoir et que Paris ignore,
Pour son malheur. Cimmer en ce moment
Sous le parvis voit dans l’éloignement
Les écrivains, honneur du dernier âge
Et qui du nôtre ont mérité l’hommage.
À cet aspect il change de couleur,
Et, soupirant de rage et de douleur,
Tout boursouflé d’un courroux emphatique,
Branlant la tête et d’un ton prophétique :
« Malheur, malheur à ce siècle déçu… »

Et ce qui suit est un résumé très fidèle des idées exposées par Mercier dans son Essai sur l’art dramatique :

Malheur ! malheur à ce siècle déçu ;
Il vous admire et vous l’avez perdu,
Fléaux des arts, auteurs de leur ruine,
Ô plat Boileau, froid bel esprit Racine !
Et toi, timide et faible Poquelin,
Toi qui du drame ignoras l’art divin,
Vous écriviez pour ceux qui savent lire
Vous vouliez plaire aux esprits cultivés.
Ce joug honteux nous a trop captivés.
C’est pour le peuple, enfin, qu’il faut écrire.
Le peuple seul, le peuple a le vrai goût ;
Le peuple sent, le peuple seul est tout,
Le reste, rien. Humanité, morale,
Jurons par vous d’écrire pour la halle !
Ô vaniteux, qui vaniteusement
Nous retracez Auguste et Cornélie,
Néron, Burrhus, Mithridate, Athalie,
Où pensez-vous trouver le sentiment,
Le naturel et les traits pathétiques ?
Où ? Dans Sophocle ? Il est dans les boutiques,
À cette table où de gros vignerons
Vont s’enivrer du vin des Porcherons,
Au cabaret où va danser Toinette,
Aux carrefours, enfin dans ma brouette.
Oui, sans doute, oui : c’est là qu’il faut saisir
Les seuls objets qu’on voit avec plaisir…

Et, bien entendu, arrive l’éloge de Shakespeare, que les créateurs du drame populaire croyaient leur maître, sans songer que Shakespeare a fait de la tragédie historique à sa manière, mais n’a guère fait que de la tragédie historique et est parfaitement, lui aussi, un « homme à casque » :

Ainsi pensait cet Anglais, ce grand homme
Qui fit parler les savetiers de Rome,
Le Caliban, les fossoyeurs danois.
De cet oracle on méconnaît la voix.
La mime enfin va reformer la scène.
Sur ces tréteaux où votre Melpomène,
Depuis cent ans, ne fait rien qu’assouplir.
Je placerai le « monstre » de Schekspir.
Ce monstre-là, c’est l’enfant du génie.
Fuyez, héros de Grèce et d’Ausonie !

Ainsi La Harpe faisait parler Mercier et le livrait au ridicule. Mais Mercier, en attendant, créait le drame du boulevard et frayait les voies à Pixérécourt. Il est assez intéressant de voir et de suivre cette espèce de décadence, ou pour mieux dire de glissement, qui fait descendre le drame bourgeois en vers de La Chaussée au drame bourgeois en prose de Diderot et Sedaine et au drame populaire en très basse prose de Mercier et Pixérécourt. C’est un genre qui naît, et qui naît d’une manière de relâchement et d’abaissement. Mercier est un chaînon de cette chaîne et un moment de cette évolution. C’est curieux à observer.

Je n’ai parlé, et partiellement encore, que d’une partie du volume très intéressant de M. Jules Lemaître. La moitié environ en est consacrée à autres sujets que dramatiques et n’est plus de notre gibier. Il est tout entier, — tenez ! il y a encore, en fait de choses dramatiques, une théorie de quiproquo qui est extrêmement captivante et inspiratrice, — il est tout entier d’une lecture extrêmement instructive et agréable.

Voltaire et ses comédiens

M. Jean-Jacques Olivier, jeune dévot de Théramène, et il l’est de Thalie encore, a consacré un certain nombre de veilles à vivre dans l’intimité de Voltaire et de ses interprètes du Tripot comique. Le sujet est amusant. Ce livre complète heureusement le livre si documenté et si judicieux de M. Henri Lion sur Les Tragédies et les théories dramatiques de Voltaire. Il nous présente Voltaire dans son véritable cadre et dans son pays de prédilection. M. Henri Lion, lors de sa soutenance en Sorbonne, disait de son héros : « Voltaire est né pour le théâtre, il a vécu pour le théâtre, et c’est du théâtre qu’il est mort ». On lui répondit : « Il y a mis le temps ! » Il est vrai ; mais M. Lion avait raison tout de même. Voltaire était né « cabotin » de la tête aux pieds. Il avait toutes les qualités et tous les défauts dont est fait l’homme de théâtre. Il en avait la fougue, l’impétuosité, la nervosité, la générosité réelle, mais un peu théâtrale, la susceptibilité, l’irritabilité, la hâblerie, la jalousie, la soif d’applaudissement immédiat et continu, et tout le reste. Il déblatère furieusement contre ce coquin de Jean-Jacques. Quelqu’un lui dit : « Et si, tout à cette heure, Rousseau, misérable, errant, fugitif, venait frapper à la porte du château, que feriez-vous bien ? — J’irais au-devant de lui, je le serrerais dans mes bras et je lui dirais : « Vous êtes chez vous. » Parbleu ! Voltaire ne manque pas de générosité et, surtout, il a vu, subitement, la scène à faire. On la lui a montrée et il en a été tout ravi. Il a vu la scène à faire et l’estampe qui la reproduira : « Rousseau chez Voltaire. » Il n’y a pas de rancune qui tienne contre un beau rôle à jouer. Il l’aurait fait, certainement, comme il l’a dit.

Aussi, quand il se livre à une de ces machinations ténébreuses qui ne lui sont que trop familières, quand il dupe ou mystifie quelqu’un, quand il ment, pour tout dire, je voudrais qu’on tînt compte, ce que je n’ai pas toujours fait, de l’instinct de comédien qui est en lui. C’est un vieux renard, soit ; et c’est toujours un intérêt, véritable ou qu’il imagine, qu’il poursuit dans ses démarches machiavéliques. Oui ; mais, pourtant, c’est aussi une comédie qu’il joue en même temps qu’il la compose, et c’est l’auteur dramatique qui est pour moitié dans l’affaire. Dans ces occasions-là, Voltaire se joue à lui-même une pièce où il est auteur, acteur et public, et où il jouit triplement de tous ses instincts d’homme de théâtre. Il faut tenir compte de cela. Je m’empresse de reconnaître que jouer une pièce et y prendre plaisir n’excuse pas de faire pièce à quelqu’un. Je ne parle qu’en psychologue et je ne parle point en moraliste.

Toujours est-il que Voltaire a joué la comédie toute sa vie, que ses régals les plus chers furent de la jouer. Il fut auteur, directeur de théâtre, directeur de la scène, metteur en scène, professeur d’acteurs, acteur. Tout cela tout autant et plus longtemps que Shakespeare et Molière eux-mêmes. C’est en s’adressant au théâtre personnifié qu’il pouvait dire :

Grand Dieu, j’ai combattu soixante ans pour ta gloire.

Car c’est exactement pendant soixante-deux ans, de 1716 à 1778, de l’élaboration d’Œdipe au triomphe d’Irène, qu’il a travaillé pour le théâtre sans jamais, au milieu de tant d’autres labeurs, perdre de vue cette terre promise où il est entré, d’où l’on l’a écarté, où il est revenu en maître, où enfin il est quasi venu mourir dans une éclatante apothéose. Le provincial ou l’étranger s’étonne que la statue la plus considérable et la plus étalée en place d’honneur dans la Maison de Molière, soit celle de Voltaire. Ce n’est pas très juste, en effet, et plus d’une fois j’ai été tenté de dire en passant devant ce monument : « Ça, c’est Americ Vespuce » ; mais après tout, cela peut se défendre : Voltaire a un peu moins honoré le théâtre français que Corneille, Molière et Racine ; mais on peut assurer qu’il l’a aimé davantage. Corneille fut quelquefois rebuté par l’insuccès et bouda des années ; Racine n’eut, après tout, pour le théâtre qu’une passion de jeunesse ; Molière maudit quelquefois ses comédiens ; Voltaire adora le métier, les outils et les compagnons, exactement pendant toute sa vie. C’est au Théâtre-Français qu’on pourrait inscrire le vers célèbre :

Ses écrits sont partout ; son cœur fut tout ici.

Vous comprenez donc assez combien un livre sur Voltaire et ses comédiens, — les comédiens ordinaires du roi… Voltaire, — est forcément intéressant d’un bout à l’autre. Je voudrais celui de M. J.-J. Olivier mieux écrit, parce que, quand on écrit sur Voltaire, il faut écrire bien ; je le voudrais aussi un peu plus vif et entraînant, pour même raison ; mais il est bien documenté, très « curieux », recommandable aux puissants du jour par un anticléricalisme très généreux, orné de gravures qui ont un véritable intérêt historique, complet, ou à très peu près ; et il a surtout pour mérite qu’il n’avait pas été fait jusqu’à présent.

De tous les acteurs que Voltaire a contribué à former, c’est lui-même qui intéresse sans doute le plus, et l’on voudrait bien savoir comment Voltaire jouait la comédie lui-même sur son théâtre de Ferney. Je pensais, avant d’avoir lu l’ouvrage de M. Olivier, qu’on avait peu de documents sur ce point si intéressant, et je vois, après l’avoir lu, que j’avais parfaitement raison de penser ainsi. Ceux qui ont vu jouer Voltaire, ou ont été éblouis par la gloire de cet acteur exceptionnel, ou ont eu la bouche liée par la gratitude ou simplement par le savoir-vivre, et lui ont donné des éloges un peu généraux, marqués d’une certaine banalité. En somme, les témoignages sont rares et peu concluants. Il semble, à les recueillir et interpréter sans parti pris, que Voltaire jouait avec feu et avec quelque emphase. Il jouait avec un léger excès d’admiration pour le texte, le texte ayant ce mérite d’être de lui. Il me semble avoir plutôt forcé la note que pratiqué ces « effets rentrés » dont je reconnais, du reste, qu’on abuse sensiblement aujourd’hui. En somme, je ne sais pas trop si ce fut un délice que de voir la comédie à Ferney. Voltaire dut recevoir plus de compliments qu’il ne recueillit de vrais suffrages. J’ai idée que Mme Denis, sa nièce dévouée, jouait mieux que lui. On la complimentait, un soir, très vivement, sur la manière dont elle avait « fait » Zaïre. — « Oh ! Monsieur, répondit-elle, il faut être jeune et belle pour faire Zaïre. — Ah ! Madame, vous êtes bien la preuve du contraire ! » La « gaffe » est restée célèbre. C’est la plus belle que je connaisse. Mais savez-vous bien qu’elle prouve la sincérité de l’admirateur ? — En tout cas, on ne saura jamais bien si Voltaire fut bon acteur, et il y a quelque lieu de croire qu’il ne fut pas acteur excellent.

Mais comme professeur au Conservatoire, c’est une autre affaire, et il est acquis que Voltaire fut un professeur admirable. C’est Lekain lui-même qui se donne la peine de nous l’apprendre et en détail. Le détail est très curieux, et le voici. Lekain avait joué le Gengis-Khan de L’Orphelin de la Chine plusieurs fois déjà, soit au Théâtre-Français, soit à Fontainebleau devant la cour, en 1755. Là-dessus, il s’en va aux Délices saluer le dieu du théâtre, et presque aussitôt, on le prie de jouer son rôle devant Voltaire, Mme Denis et quelques amis. Écoutons la « Semaine dramatique » ou la « Soirée théâtrale » que Lekain écrit à cette occasion :

« Animé par la présence du cercle qui m’environnait, je débitai mon rôle avec une énergie tartarienne, comme je l’avais fait à Paris avec quelque succès. Je n’en étais pas néanmoins tellement occupé que je ne pusse observer l’expression que M. de Voltaire en ressentait ; mais, loin de voir sur son visage l’approbation que j’y cherchais, je démêlai dans ses traits l’empreinte d’une indignation et même d’une espèce de fureur qui, trop longtemps concentrée dans son âme, éclata enfin par une explosion terrible : “Arrête ! s’écria-t-il ; arrête ! Le malheureux ! Il me tue ! Il m’assassine !” À ces mots, prononcés avec l’énergie que vous lui connaissez, la société se lève, l’entoure, veut le calmer ; mais il se livre de nouveau à toute sa colère, et les plus vives représentations ne purent le modérer. C’était un volcan que rien ne pouvait éteindre. Il sortit enfin et courut dans son appartement. Étourdi et confus d’une semblable scène, vous jugez, mon ami, que je n’étais pas curieux de m’exposer à une seconde. J’annonçai donc mon départ à Mme Denis pour le jour suivant… Toutefois, avant de partir, je fis demander à M. de Voltaire un moment d’entretien. “Qu’il vienne, s’il veut”, dit-il. Sur cette douce réponse, j’entrai chez lui. Nous étions seuls. Je lui annonçai mon départ et lui témoignai mes regrets de n’avoir pas répondu à ses désirs dans le rôle qu’il m’avait confié. J’ajoutai que j’aurais reçu ses conseils avec reconnaissance. Ces mots parurent le calmer ; il prit son manuscrit, et, dès la première scène, je reconnus combien je m’étais trompé dans la manière dont j’avais conçu mon personnage. Je chercherais en vain à vous donner une idée des impressions profondes que M. de Voltaire grava dans mon âme par le ton sublime, imposant et passionné avec lequel il peignit les différentes nuances du rôle de Gengis-Khan. Muet d’admiration, il avait fini, et je l’écoutais encore. Après quelques instants, il me dit d’une voix épuisée de fatigue : “Êtes-vous bien pénétré, à présent, mon ami, du véritable caractère de votre rôle ? — Je le crois, Monsieur, et demain vous pourrez en juger.” Je me livrai alors à de nouvelles études. Elles obtinrent son suffrage, et les éloges les plus flatteurs furent le prix de ma docilité. J’étais glorieux, je vous l’avoue, de pouvoir à mon tour le pénétrer des mêmes sentiments qu’il m’avait fait éprouver. Toutes les passions que j’exprimais se gravaient alternativement sur ses traits émus et attendris. Les expressions de son amitié furent aussi touchantes que celles de sa colère avaient été impétueuses… »

Voilà Voltaire professeur. C’était un professeur assez rude ; mais les acteurs qui me lisent, s’il en est, savent que tous les auteurs ont de ces transports et de ces éclats aux répétitions et souvent sans avoir l’autorité de Voltaire. Racine lui-même à Saint-Cyr fit pleurer de beaux yeux par sa vivacité de directeur de la scène. Lui aussi trouvait qu’on l’assassinait. Pour en revenir à Voltaire, on voit que Lekain fut parfaitement converti et comme illuminé par sa leçon de déclamation. Notez qu’en cette circonstance Voltaire professeur eut gain de cause, non seulement auprès de son élève, ce qui est déjà très flatteur quand il s’agit d’un Lekain, mais auprès du public, qui est le juge en dernier ressort. Lekain apporta à la Comédie l’interprétation nouvelle qu’il tenait de la bouche même et des mains du patriarche. Il fit sa rentrée à la Comédie-Française parce rôle même de Gengis. Le public fut d’abord étonné et longtemps incertain. On crut même que Lekain n’était pas, pour cause de malaise, en possession de tous ses moyens. Mais, à la réflexion, on approuva pleinement. C’est Talma qui nous le fait savoir : « Ce ne fut qu’après la chute du rideau que le public, immobile pendant tout le cours de la pièce, sentit que Lekain avait avec raison substitué à de vains cris, à une vaine enflure, à des effets vulgaires, des accents simples, nobles, terribles et passionnés. C’était bien, comme dit Voltaire, le lion caressant sa femelle en lui enfonçant ses griffes dans les flancs. L’opinion se forma instantanément, et, comme par un mouvement électrique, elle se manifesta par de longs et nombreux applaudissements. Lekain, remontant dans sa loge, entendit la clameur et, se penchant sur la rampe de l’escalier : « Rougeot, dit-il à un garçon de théâtre, qu’est-ce que j’entends là ? — Eh ! Monsieur Lekain, répondit Rougeot, c’est qu’on vous applaudit. À la fin, ils vous ont reconnu. » — À une de ses pièces, Voltaire se penchait sur le bord de sa loge en criant : « Applaudissez donc, Athéniens, c’est du Sophocle. » Et, en effet, c’était du Sophocle. Lekain, ou Rougeot, aurait pu, ce soir-là, crier au parterre : « Applaudissez donc. C’est du Voltaire. »

Ce qu’il fut avec Lekain, Voltaire le fut, plus ou moins, avec tous ses acteurs et actrices. Il le fut avec Gaussin, avec Dumesnil, avec Lecouvreur, avec Clairon et combien d’autres ! Soit directement, soit par l’entremise de son « ange », c’est-à-dire de son messager, d’Argental, Voltaire prodigue les leçons, les indications non seulement générales, mais particulières, les notations précises et minutieuses. Tantôt il pousse à la nouveauté et paraît extrêmement révolutionnaire, tantôt il retient ses interprètes sur la pente des exagérations et des « nouveaux jeux » excentriques. Il avait des idées très arrêtées sur la diction et la pantomime comme sur le spectacle et la mise en scène. Il ne pouvait pas souffrir, comme on le pense bien, la mélopée, l’espèce de chant soutenu, la psalmodie monotone qui était proprement le bel air de 1730. À cet égard, les innovations de Lecouvreur, puis de Clairon, furent énergiquement soutenues par lui ; mais il garda cette idée, à l’état de dogme, qu’il fallait bien se garder de dire les vers comme la prose. Il exécrait les acteurs qui, poussant à l’excès les façons nouvelles, débitaient Zaïre comme s’ils eussent lu la gazette. Il faut même dire que ce sont ceux-là qu’il a le plus vivement harcelés. Il est certain que Voltaire a été partisan d’une certaine « noblesse » et d’une certaine « pompe » qui nous paraîtraient aujourd’hui un peu déclamatoires ; mais cette pompe mesurée était un progrès sur la cantilène en honneur au temps des commencements de Voltaire. La noblesse de Voltaire est quelque chose comme le « familier noble » de Marmontel. Je reconnais qu’il m’est très difficile de vous définir le familier noble de Marmontel.

Pour ce qui est de la mimique, Voltaire a été plus loin que pour ce qui est de la diction. Il a été franchement novateur et énergiquement novateur. Il faut avouer qu’il y avait fort à faire. Songez que la première fois que Mlle Dumesnil a couru sur la scène, ce fut un scandale. Courir sur la scène ! Cela criait vengeance. Se tenir droit et ferme dans une belle attitude, et dessiner de temps en temps un geste noble qui était toujours à peu près le même, c’était le bel air des choses. À mettre plus d’action dans le jeu, « la dignité tragique » eût été blessée. C’est Dumesnil, c’est Clairon, c’est Lekain qui ont absolument changé tout cela ; mais c’est Voltaire qui les y a poussés, les unes et l’autre, de toutes ses forces. C’est surtout dans la pantomime qu’il voulait ce « diable au corps » dont on a tant parlé. — Je crois bien qu’il avait pleinement raison. On me dira que diction et action doivent aller absolument ensemble et qu’on ne conçoit point, si ce n’est comme ridicule, une diction noble et un jeu ardent. Tout est affaire de mesure ; mais je dis que mettre plus de mouvement dans le jeu que dans la diction est la vérité. La diction précipitée, heurtée, hachée, saccadée, tressautante, sursautante et défaillante n’a pour résultat que d’empêcher le spectateur d’entendre quoi que ce soit du rôle. Il faut, par convention si vous voulez, maintenir dans la diction une certaine tenue, qui n’est point l’image exacte de la réalité, tandis que la pantomime peut aller presque jusqu’à la variété et jusqu’à la véhémence du réel et réparer ce que la diction, par une nécessité de l’art, aura toujours d’un peu artificiel. Il me semble bien que c’est ainsi que Voltaire entendait les choses, et il me semble qu’il les entendait bien. Quand il s’agit de diction, voici comment il s’exprime : « Que vous me faites plaisir de me dire que vous ne pouvez souffrir cette familiarité plate que le bonhomme Sarrazin prenait quelquefois pour le naturel, cette façon misérable de réciter des vers comme on lit la gazette. J’aimerais, je crois, encore mieux l’ampoulé, que je n’aime point. » — Il dit encore sur le même sujet : « La plupart de ces pièces (les tragédies de 1730-1740) ressemblent si fort à des comédies que les acteurs en étaient venus à les réciter du ton dont ils jouent les pièces qu’on appelle du haut comique. Ils ont contribué par là à dégrader encore la tragédie. La pompe et la magnificence de la déclamation ont été mises en oubli : on s’est piqué de réciter des vers comme de la prose. On n’a pas considéré qu’un langage au-dessus du langage ordinaire doit être débité d’un ton au-dessus du familier. Et si quelques acteurs ne s’étaient heureusement corrigés de ces défauts, la tragédie ne serait bientôt parmi nous qu’une suite de conversations galantes, froidement récitées. »

Mais pour ce qui est de la pantomime, il l’a toujours voulue énergique, accusée, vivante, entraînante. Il a répété toute sa vie le mot de Léandre à Petit-Jean :

Mais que font là tes bras pendant à ton côté ?

Te voilà sur tes pieds droit comme une statue.

Dégourdis-toi ; courage ; allons, qu’on s’évertue !

Il insiste jusqu’à la fin de sa carrière sur cette nécessité au théâtre du mouvement matériel ; il écrit en 1761 : « Il nous a toujours manqué un certain degré de chaleur ; nous avions tout le reste. L’origine de cette langueur venait probablement de la construction de nos théâtres. Que pouvait-on faire sur une vingtaine de planches chargées de spectateurs ? Cette forme qui excluait toute action théâtrale excluait aussi ces grandes expressions des passions, ces tableaux frappants des infortunes humaines, ces traits terribles et perçants qui arrachent le cœur. La déclamation qui fut, jusqu’à Mlle Lecouvreur, un récitatif mesuré, un chant presque noté, mettait encore un obstacle à ces emportements de la nature qui se peignent par un mot, par une attitude, un silence, par un cri qui échappe à la douleur. Nous ne commençâmes à connaître ces traits que par Mlle Dumesnil, lorsque, dans Mérope, les yeux égarés, la voix entrecoupée, levant une main tremblante, elle allait immoler son propre fils ; quand Narbal l’arrêta, quand, laissant tomber son poignard, on la vit s’évanouir entre les bras de ses femmes, et qu’elle sortit de cet état de mort avec les transports d’une mère ; lorsqu’ensuite s’élançant aux yeux de Polyphonie, traversant en un clin d’œil tout le théâtre, les larmes dans les yeux, la pâleur sur le front, les sanglots à la bouche, les bras étendus, elle s’écria : “Barbare ! Il est mon fils…” — Mlle Lecouvreur avait les grâces, la justesse, la simplicité, la vérité, la bienséance ; mais pour le grand pathétique de l’action, nous le vîmes pour la première fois dans Mlle Dumesnil. »

Par parenthèse, cette Dumesnil a été trop oubliée. Elle a été un inventeur. Si elle s’est si bien rencontrée avec Voltaire c’est que, en 1740, près d’un siècle avant les George et les Dorval, elle s’est avisée de jouer la tragédie en mélodrame. C’était une actrice de l’Ambigu. Elle jouait violemment et brutalement. C’était dans sa nature. Elle ne s’en doutait pas d’abord ; mais Voltaire la révéla à elle-même. C’est à elle que Voltaire dit le fameux mot qui a fait fortune. Comme elle était trop froide au gré de l’auteur, elle s’impatienta : « Il faudrait avoir le diable au corps pour arriver au ton que vous voulez me faire prendre. — Eh ! vraiment oui, répliqua Voltaire ; c’est le diable au corps qu’il faut avoir pour exceller dans tous les arts. »

Elle l’eut. Elle gesticula, elle arpenta le théâtre, elle se tordit les bras, elle roula les yeux. Elle eut toutes les audaces. Peu studieuse, elle n’analysait guère ses rôles et s’abandonnait à l’inspiration du moment. Cette inspiration était souvent très puissante. Elle avait des procédés tout nouveaux alors et qui étonnaient ou même scandalisaient. Le prince de Ligne écrit d’elle : « On lui entend réciter tout d’un coup vingt vers avec une volubilité de langue qui chez toute autre prêterait à rire. J’en ai été tenté moi-même… Mais le secret de son art est d’entremêler tout cela de traits lumineux qui n’en brillent que plus… » Autrement dit, elle déblayait. C’était tout nouveau alors. Du reste, horriblement inégale. Tantôt sublime, tantôt au-dessous des dernières de ses camarades. C’était son tempérament. Notez encore qu’elle puisait quelquefois et même souvent ses inspirations dans quelque intempérance et quelque dévotion indiscrète au dieu des Dionysiaques. Après tout, c’est le dieu des tragédiens. Elle faisait du Théâtre-Français le théâtre de Bacchus. Ce n’était que de l’archéologie. On peut se la représenter comme un Frédérick Lemaître femelle. Elle en avait les dons merveilleux, les inégalités et les défauts.

Toujours est-il qu’elle fit une révolution. Moins « géniale » que ses successeurs, les Clairon et les Lekain, c’est elle qui leur permit d’être ce qu’ils furent. Elle avait affranchi la tragédie. Elle y avait jeté les libertés du mélodrame. Et comme Voltaire apportait précisément avec lui cette nouveauté ou cette renaissance : la tragédie mélodramatique, il n’est pas étonnant qu’ils se soient si bien entendus.

Pour revenir à Voltaire et à ses idées sur la pantomime, encore une citation significative : « Si dans le quatrième acte de Mahomet on avait… un père qui reconnaît ses deux enfants dans ses deux meurtriers, qui les embrasse en versant ses larmes avec son sang, qui mêle ses pleurs avec ceux de ses enfants, qui se soulève pour les serrer entre ses bras, retombe, se penche sur eux, enfin ce que la nature et la mort peuvent fournir à un tableau (? — texte peut-être altéré), cette situation serait encore au-dessus de celle dont nous venons de parler. Ce n’est que depuis quelques années que les acteurs ont enfin hasardé d’être ce qu’ils doivent être, des peintures vivantes. » — On voit bien maintenant quel était l’idéal même de Voltaire en matière d’art théâtral : une déclamation poétique avec une mimique approchant de celle qui est en usage dans nos mélodrames. Je suis très persuadé qu’il aurait été très satisfait de M. Mounet-Sully. Il aurait dit de lui, se rappelant Quinault-Dufresne, « le plus beau des hommes », mais le plus compassé : « C’est Dufresne dégelé. À la bonne heure ! » Je puis me tromper sur les idées de Voltaire relativement à l’art du comédien ; mais, en tout cas, elles sont très curieuses à étudier et l’on trouvera dans le livre de M. Olivier tous les documents et toutes les références nécessaires pour cela.

Je préviens du reste que je n’ai de son livre retenu pour cette causerie qu’un seul point : Voltaire professeur au Conservatoire. Le livre de M. Olivier est moins circonscrit. Il profite de l’occasion pour nous faire des biographies, très complètes et pleines de détails curieux, de tous les acteurs et de toutes les actrices célèbres qui ont joué dans les pièces de Voltaire, quand bien même ils n’ont pas eu avec Voltaire de rapports étroits. C’est Mlle Desmares ; c’est Mlle Duclos : c’est Lecouvreur, c’est Bartet ; c’est Gaussin, cette Baretta ; c’est Lanoue, ce Bressant ; c’est Clairon, cette Sarah Bernhardt ; c’est Lekain, ce Mounet-Sully, moins la beauté physique et qui avait tant de talent qu’on ne s’apercevait pas de ce manque ; c’est Larive, dont on a dit si joliment :

Lekain a passé l’Achéron,
Il est sur l’infernale rive,
Il paya l’obole à Caron ;
Mais il n’a pas laissé, dit-on,
       Ses talents sur la rive.

C’est Bellecour, c’est Molé, qui, du reste, à peine, a connu Voltaire. Virgilium vidi tantum. — Et des anecdotes et des commérages de coulisse, et des indiscrétions théâtrales. Le livre est très amusant. Il sera lu de tous les comédiens et de tous ceux qui en raffolent. C’est toute la France, ce que du reste je déplore.

Et avec quel plaisir d’amour-propre satisfait ! Car Voltaire mettait très haut l’art du comédien. Il disait : « On n’encourage pas assez cette profession, qui demande de l’esprit, de l’éducation, une connaissance assez grande de la langue, et tous les talents extérieurs de l’art oratoire. » — Je demande, moi, que la statue de Voltaire soit placée dans la cour du Conservatoire, avec cette phrase comme inscription. Les petits élèves regarderont la statue avec émotion, et approuveront l’épigraphe en connaisseurs. Ils la trouveront peut-être un peu parcimonieuse. Mais il faut tenir compte d’un reste des préjugés du temps.

Diderot

Odéon : Madame de La Pommeraye, comédie en trois tableaux, d’après Diderot, de M. Paul Degouy.

M. Paul Degouy a lu Jacques le Fataliste ; il a lu l’histoire de Mme de La Pommeraye et du marquis des Arcis ; il a très bien vu qu’il y avait là une comédie ou un drame ; il ne s’est pas douté un seul moment de la difficulté qu’il y avait à faire cette pièce et il l’a faite, et il n’a pas eu tort de la faire ; car, après tout, elle est fort intéressante jusqu’au moment précis où elle devait l’être plus que jamais ; et cela est une défaillance qui n’empêche pas le reste d’être très acceptable.

M. Paul Degouy a suivi Diderot pas à pas pendant les deux premiers actes. Il ne pouvait agir plus judicieusement ; car Diderot a soigné ces deux premières parties avec une diligence extrême. M. Degouy a même conservé autant qu’il a pu le texte même de Diderot, en quoi il a eu raison ; rarement Diderot a mieux écrit que dans Jacques le Fataliste, et dans Jacques le Fataliste il n’a rien écrit de meilleur que l’épisode de Mme de La Pommeraye. Il y a des choses exquises de langue et de style…

Et, cependant, voyez donc comme personne, même où il s’applique et se surveille, ne peut répondre de ne pas tomber dans une erreur de rédaction, si grave même qu’elle en est comique. À un moment, M. des Arcis engage Mme de La Pommeraye à se remarier : « Oh ! oh ! dit Mme de La Pommeraye. Et qui est-ce qui me répondra de la fidélité de mon époux ? C’est vous peut-être ?

— Non, répond des Arcis ; mais on peut se passer aisément, ce me semble, de la fidélité d’un mari.

— D’accord, réplique Mme de La Pommeraye ; mais je serais peut-être assez bizarre pour m’en offenser. »

Avouez que le lapsus est joli.

Cela n’empêche pas tout l’épisode d’être merveilleusement écrit, et M. Degouy a fort bien fait de le suivre de très près. Et ce qui lui fait grand honneur, c’est que les soudures qu’il a bien fallu qu’il pratiquât ne détonnent nullement et qu’on ne s’aperçoit nullement que l’on passe de la rédaction de Diderot à celle de M. Degouy. Et il en résulte que c’est un charme que d’écouter ces deux premiers actes. On est tout étonné et ravi. C’est assez rare d’entendre monter d’une scène de théâtre des propos qui sont en français. Cela dépayse. Les acteurs eux-mêmes en paraissaient surpris. Mais ils en prenaient leur part de bonne grâce.

Comme arrangement, aussi, il faut féliciter M. Degouy. Son premier acte est très bien fait. Il a mis très habilement en monologue, dans la bouche de Mme de La Pommeraye, la page explicative et justificative de sa conduite, que Diderot lui-même a eu le tort de placer après l’histoire finie, en un lieu où elle ne fait plus d’effet du tout et où elle a l’air de réflexions surérogatoires et verbiage d’auteur. Il a disposé toutes les scènes en une progression meilleure même que celle qu’a observée Diderot. Tout cela est limpide, vif, sinon rapide, et très fort.

Une seule observation ici : on est un peu étonné que M. des Arcis s’éprenne si vite, à première vue, de la petite ribaude que, pour se venger d’être abandonnée, Mme de La Pommeraye fait passer sous son nez. Pourquoi s’en étonne-t-on un peu ? Parce que, étant donné ce que nous savons du caractère et de la complexion de M. des Arcis, quand nous l’avons vu se dégoûter de sa vieille maîtresse, Mme de La Pommeraye, nous nous sommes dit tout de suite : « Toi, mon galant, c’est que tu aimes ailleurs. » Nous n’avons pas pu nous dire autre chose. Par conséquent, lorsque nous le voyons s’éprendre à première vue de la petite Blanche Duquênoy, nous nous disons : « Comment donc ! Il n’avait pas d’autre maîtresse que Mme de La Pommeraye ? Il ne se détachait de celle-ci que par lassitude et par ce goût des blasés, vers quarante ans, qui les ramène, des femmes de leur âge, aux « tendrons », aux « nices », aux « jouvencelles » ? Mais alors il fallait nous le dire ! » — Certainement qu’il fallait nous le dire ! Il fallait une scène ou un bout de scène sur cette question. Et c’est à quoi, dans la pièce où lui aussi s’est souvenu de Diderot, dans Fernande, M. Sardou n’a pas manqué. Il l’a faite, cette scène-là. Il montre son des Arcis las de la femme de trente-cinq ans et songeant aux fruits verts, et il nous montre Mme de La Pommeraye s’écriant : « Ah ! il te faut des innocentes ! Tu vas voir. » Et Sarcey s’écrie, lui : « C’est du théâtre. » — « Tu parles ! » comme disait Mme de la Fayette.

C’est cette préparation qui manque dans le premier acte de M. Degouy. Sauf cela, il n’y manque rien.

Et le second acte vous a paru un peu traînant. Faites attention. D’abord, il est extrêmement difficile à faire ; et, même dans Diderot, il n’est pas en train rapide. Ensuite, il est tout psychologique, et il faut le prendre ainsi et songer qu’il ne peut pas être le moins du monde en action. C’est la transformation du libertin en mari (et du libertin qui ne se marie que par libertinage). Des Arcis n’a jamais aimé et, du reste, n’aimera jamais. Il a eu des maîtresses, ce qui, comme vous le savez assez, n’est aucunement la même chose. Il s’avise, à un certain âge, qui doit être, comme j’ai dit, la quarantaine, qu’il a tout connu en amour, excepté la jeune fille vertueuse et un peu dévote. Mme de La Pommeraye, c’est-à-dire Diderot, a parfaitement songé à ce dernier point. Des Arcis est un Don Juan, inférieur, du reste, et bête, mais enfin un Don Juan, à qui a manqué une Elvire, Comme ce personnage de Casimir Delavigne, il peut dire :

À l’âge respectable où je suis parvenu,
Hors la vertu, seigneur, rien ne m’est inconnu.

Or Blanche Duquênoy se présente à lui sous ces apparences de la vertu fière, pieuse, ombrageuse et rigoriste. Il y a à tout cela un tel ragoût, un tel piment, que voilà mon homme pris. C’est Louis XIV et Mme de Maintenon, à un certain égard : « Les lettres que nous avons d’elle, nous dit Voltaire, sont un monument bien plus précieux qu’on ne pense : elles découvrent ce mélange de religion et de galanterie, de dignité et de faiblesse qui se trouve si souvent dans le cœur humain et qui était dans celui de Louis XIV. » Vous me direz que Mme de Maintenon avait trois ou quatre ans de plus que Louis XIV ; et que Blanche Duquênoy a quinze ans de moins que des Arcis. Précisément ! Cela s’ajoute ; c’est le même attrait avec la jeunesse en plus. Si Mme de Maintenon avait eu quinze ans de moins que Louis XIV, il ne se fût pas contenté de l’épouser. Elle aurait obtenu de lui qu’il la fît reine. Après tout Victor-Amédée, roi de Sardaigne, épousa la marquise de Saint-Sébastien et la fit reine ; Pierre le Grand épousa et fit sacrer impératrice Catherine Skavronska ; Jacques II, roi d’Angleterre, eut pour première femme une personne de rang très inférieur à Mme de Maintenon. J’ai toujours cru que si Louis XIV ne fit pas reine de France Mme de Maintenon, c’est qu’il déprisait en elle, non la petite-fille d’Aubigné, mais la veuve de Scarron. Il y a des nuances.

Pour en revenir à des Arcis, il tient à Blanche pour sa jeunesse, pour la pureté qu’il lui suppose, pour sa vertu, pour sa froideur et pour sa dévotion. Il la veut pour maîtresse d’abord ; puis il lui offre une grande « situation » ; puis il lui offre la moitié de sa fortune ; puis il la lui offre tout entière ; et enfin, puisque c’est le seul moyen de l’obtenir, il lui offre son nom. Cette progression dans le sacrifice, qui n’est qu’une progression de l’appétit, est une chose d’ordre inférieur qui ne peut donner un acte bien « mouvementé ». Suffit qu’il soit clair, et il l’est ; suffit qu’il soit toujours, bien manifestement, mené par Mme de La Pommeraye, qui tient tous les fils et de l’intrigue qu’elle a tramée et de cette marionnette de des Arcis, qu’elle connaît à fond ; et c’est ainsi que le second acte de M. Degouy est fait, et il est très bon.

Le troisième est franchement mauvais. M. Degouy n’y était plus soutenu par Diderot, qui l’a lâché, et, réduit à ses propres forces, il ne s’en est pas tiré très brillamment.

Il s’agissait de nous y montrer : 1º des Arcis apprenant la vérité et qu’il a épousé une affreuse petite ribaude qui a traîné dans tous les tripots de Paris et qui, stylée par Mme de La Pommeraye, a joué la comédie de la vertu pour se faire épouser ; 2º des Arcis pardonnant et se résignant à son sort, sur cette pensée philosophique qu’il ne s’agit pas d’être le premier, mais qu’il s’agit d’être le dernier, quand on ne peut pas cumuler ces deux titres.

Soit ! Comment nous tirerons-nous de ce pas ?

Il ne faut jamais dire de deux choses l’une, parce qu’il y en a toujours une troisième. Il ne faut jamais dire : de trois choses l’une, parce qu’il y en a toujours une quatrième, et ainsi de suite. Mais, pour mon compte et pour le moment, je vois trois partis à prendre :

1º Faire la scène sensuelle. Des Arcis a épousé, et le mariage est consommé. (Comme dans Diderot.) Des Arcis apprend ce qu’est sa femme. Il l’a en horreur ; mais les souvenirs des plaisirs qu’il vient de goûter ont raison de toutes les révoltes de sa dignité. Il ne peut pas se passer de Blanche, et il dit en prose voluptueuse au public ce que Polyeucte dit en vers pudiques à Néarque :

Mais vous ne savez pas ce que c’est qu’une femme ;
Vous ignorez quels droits elle a sur toute l’âme,
Quand, après un long temps qu’elle a su vous charmer,
Les flambeaux de l’hymen viennent de s’allumer.

Voilà un premier moyen. Il était hardi ; mais quand je songe aux deux autres, je trouve, à y bien penser, que non seulement c’était le meilleur, mais que c’était le seul.

Or, non seulement M. Degouy n’en a pas usé ; mais il a laissé sur ce point une singulière incertitude. Je ne sais pas si, au moment où commence le troisième acte, le mariage est consommé ou s’il ne l’est point. Je vois qu’on « part en voyage », comme disent les Parisiens ; mais je ne sais pas si c’est pour aller encadrer la nuit de noces entre Cannes et Monte-Carlo, comme cela se fait, ou si c’est après la nuit de noces dûment passée à Paris. Je n’en sais rien du tout. Peut-être est-ce dit, mais en tous cas, bien courtement ; car je ne m’en suis nullement aperçu. Or, c’était un point de toute première nécessité.

Dans Diderot, quand l’hôtelier raconte cette triste histoire, Jacques le fataliste s’inquiète de la nuit de noces, fait une question embarrassante et nullement embarrassée sur la nuit de noces. L’hôtesse ne lui répond qu’en lui pinçant le nez. M. Degouy, lui, ne s’est nullement inquiété de la nuit de noces. Il a eu peur qu’on ne lui pinçât le nez. C’était une chose cependant à éclaircir, même quand on n’aurait pas voulu faire de cette affaire un moyen de dénouement.

2º Montrer Blanche plaidant coupable ; mais plaidant l’amour : « Oui, j’ai trompé ; oui, j’ai menti ; oui, j’ai joué une comédie infâme ; mais je vous aimais. Je ne voyais que ce moyen de me faire aimer de vous. Je me suis dit : qu’il m’aime, qu’il m’épouse (car s’il m’obtenait sans m’épouser, il ne m’aimerait pas). Qu’il m’aime, qu’il m’épouse, qu’il ignore tout et qu’il me garde, qu’il apprenne tout et qu’il me tue. Toujours il m’aura aimée. — Voilà. Je t’aimais. Je t’aime. J’ai obtenu ton amour. Tout m’est égal à présent. »

Ce n’est pas un très mauvais moyen Devant un public de théâtre l’amour excuse absolument tout. Seulement c’était tout le second acte à refaire. Il fallait qu’au second acte nous eussions vu Blanche se prêtant d’abord à la comédie imaginée par Mme La Pommeraye, puis s’éprenant tout de bon des Arcis et dès lors jouant la comédie pour les motifs exposés ci-dessus. C’eût été l’histoire de la courtisane amoureuse, de la courtisane lavée par l’amour.

On ne l’est plus dès le moment qu’on aime, comme a dit merveilleusement La Fontaine. Cette histoire de la courtisane amoureuse est de celles qui m’exaspèrent ; mais elle fait toujours son petit effet sur le public. C’était un moyen. Le tout était de remployer avec talent.

3º Montrer Blanche plaidant innocente et se justifiant. Ça, par exemple, c’était impossible. Chose amusante, Diderot a prévenu celui qui s’aviserait de mettre en comédie l’histoire de Mme de La Pommeraye, que c’était impossible, et par conséquent il lui a indiqué que c’était à lui de chercher et de trouver une autre méthode. Il dit très explicitement et avec une pleine raison : « Je n’ai point été satisfait de cette fille pendant tout le cours des menées de la dame La Pommeraye et de sa mère. Pas un instant de crainte ; pas le moindre signe d’incertitude ; pas un remords ; je l’ai vue se prêter sans aucune répugnance à cette longue horreur. Tout ce qu’on a voulu d’elle, elle n’a jamais hésité à le faire ; elle va à confesse ; elle communie ; elle joue la religion et ses ministres. Elle m’a semblé aussi fausse, aussi méchante, aussi méprisable que les deux autres. Notre hôtesse, vous narrez assez bien ; mais vous n’êtes pas encore profonde dans l’art dramatique. Si vous vouliez que cette jeune fille intéressât, il fallait lui donner de la franchise et nous la montrer victime innocente de sa mère et de La Pommeraye ; il fallait que les traitements les plus cruels l’entraînassent malgré qu’elle en eût à concourir à une suite de forfaits continus pendant une année ; il fallait préparer aussi le raccommodement de cette femme avec son mari. Quand on introduit un personnage sur la scène, il faut que son rôle soit un. Or, je vous demanderai si la fille qui complote avec deux scélérats est bien la femme suppliante que nous avons vue aux pieds de son mari. Vous avez péché contre les règles d’Aristote, d’Horace, de Vida et de Le Bossu ».

Voilà une excellente leçon d’art dramatique que Diderot se fait à lui-même pour se divertir, et que M. Degouy, du moment qu’il mettait la chose au théâtre, aurait dû méditer et mettre à profit. Sa Blanche au troisième acte, moitié s’excuse, moitié se justifie, alors qu’elle n’est ni justifiable ni excusable, et qu’elle devrait sentir qu’elle n’est ni l’un ni l’autre. Elle dit (comme dans Diderot, mais Diderot se l’est reproché, comme on vient de voir), elle dit : « la corruption s’est posée sur moi, mais elle ne s’y est pas attachée ». — Eh ! diantre ! pourrait répondre des Arcis, ce n’est pas tant votre corruption, posée ou attachée, que je vous reproche ; c’est votre scélératesse. — Elle dit (et ceci est de M. Degouy tout seul) : « Haïssez-moi, si vous voulez, mais ne me méprisez pas ! » C’est bien là, révérence parler, exactement le contraire de ce qu’elle devrait dire, car il est possible que son mari l’aime encore, mais il est impossible qu’il ne la méprise point. Ce qu’elle devrait dire, c’est : « Méprisez-moi ; car je le mérite ; mais si, en me méprisant, vous pouviez m’aimer encore ! » — Et c’est évident ! Blanche, telle qu’on a fait son rôle, ne peut pas compter qu’on ne trouve point qu’elle a été coquine ; mais elle peut espérer qu’on l’aimera malgré cela, de l’amour où n’entre point l’estime, lequel existe, malheureusement, et ne laisse pas d’être assez fréquent.

Et que dit des Arcis à tout cela ? Il ne dit rien ou à peu près rien. Pourquoi ? Parce qu’il ne dit presque rien dans Diderot. Eh bien, c’est que Diderot en avait assez de son histoire ; mais ce n’est pas une raison pour rater la scène ; et la scène sans discussion, sans débat contradictoire et même passionné et furieux, est absolument ratée. Vous n’avez pas besoin d’y être pour imaginer comme elle est froide.

Et encore — je n’en finirai pas et j’ai peut-être tort d’insister ; mais il faut éclairer les jeunes gens, du moins ceux qui ont du talent — et encore il manque à ce troisième acte un élément essentiel au point de vue de la fable dramatique. Figurez-vous qu’on n’y voit point reparaître Mme de La Pommeraye ! Mais enfin, cependant, la fable de cette pièce, c’est la vengeance de Mme de La Pommeraye et comment elle est conduite et à quoi elle aboutit ! Par conséquent, le dénouement ce sera la satisfaction ou la déception de Mme de La Pommeraye. Et, par conséquent, il faut de toute nécessité que Mme de La Pommeraye assiste au dénouement ! De cela rien du tout, Mme de La Pommeraye ne paraît même pas dans le troisième acte. Elle n’y intervient que par une lettre. Il faut que le spectateur se figure la mine que fera Mme de La Pommeraye quand elle apprendra l’issue de l’aventure et le succès de ses machinations. Ce n’est pas sur l’imagination du spectateur qu’il faut compter pour nous faire une pièce. C’est sur la vôtre.

Et encore et enfin… et la mère de Blanche, qu’en fera-t-on ? Elle ne laisse pas d’être gênante, la mère de Blanche. Il faudrait que son sort fût réglé au » moins en quelques mots. De cela rien du tout, derechef. La mère de Blanche s’éclipse quand elle voit arriver la lettre-coup-de-foudre de Mme de La Pommeraye, et nous n’entendons plus parler de la mère de Blanche.

Tout ce troisième acte est absolument manqué. M. Degouy me dira qu’il n’a visé qu’à une chose, à mettre au théâtre ce que Diderot avait fait sur ce sujet. Rien de plus. Je veux bien ; mais, alors, qu’il me dise qu’il n’a voulu que montrer que Diderot avait traité la moitié du sujet et abandonné le reste. Mais, puisque Diderot le démontre lui-même, ce n’était pas une chose à prouver.

Reste deux actes intéressants ; reste que M. Degouy a rendu le service de faire relire à quelques personnes une nouvelle très piquante de Diderot ; reste que M. Degouy a pu donner à quelqu’un l’idée de traiter sérieusement, complètement et en approfondissant, le très beau scénario laissé par Diderot. M. Sardou ne l’a puisque de biais et obliquement, pour ainsi dire, dans Fernande. Or, le sujet est très beau, très possible au théâtre, et même, réflexion faite et quoi que j’en aie pu dire plus haut, relativement assez facile. J’engage quelque jeune homme à y essayer ses forces et à y éprouver son tempérament dramatique.

La pièce fut convenablement jouée. Rien de plus. M. Dauvilliers, dans le rôle de des Arcis, n’a l’air que d’un parfait imbécile. C’est le rôle, je le sais bien ; mais on aurait pu y ajouter un peu de race et de grand air, sans donner au personnage rien de la légèreté spirituelle des gentilshommes du dix-huitième siècle, ce qui, je le reconnais, eût été un contresens.

Mme Caron est assez grande dame dans le rôle de Mme de La Pommeraye ; mais elle est de trop douce, gaie et bonne figure pour se pouvoir donner l’air vindicatif et machiavélique. Non, ce n’est pas dans ses moyens, et, ma foi, tant mieux pour cette charmante femme, qui s’est montrée, du reste, comédienne intelligente et adroite.

Mme Bonnet est admirablement distinguée et grande douairière dans le rôle de la proxénète. Est-ce un contre-sens ? À mon avis, pas du tout. Rien n’égale la tenue et la dignité extérieure de certaines personnes qui… mais je ne voudrais pas avoir l’air d’être trop compétent à cet égard.

Mlle Rabuteau a montré une suffisante sensibilité dans l’unique scène de Blanche Duquênoy. (Il faut écrire Duquênoy et non Duquesnoy. Duquênoy est l’orthographe de Diderot. Je n’ai pas besoin de faire sentir que ceci est d’une importance extraordinaire.)

Le théâtre de Madame de Genlis

Je viens de tomber en arrêt devant les Contes et causeries de cet érudit spirituel qui s’appelle N. Bernardin. Je vous parlerai sans doute, une autre fois, de ce volume extrêmement varié, ce qui ne veut pas dire inégal, et toujours très intéressant. Aujourd’hui, je me borne à attirer votre attention sur une étude relative au théâtre de Mme de Genlis.

Mme de Genlis est aujourd’hui prodigieusement oubliée ; mais elle l’est en effet beaucoup plus qu’il ne conviendrait. Sans parler de ses romans, de ses mémoires, de ses traités d’éducation, des quatre-vingts ou cent volumes qu’elle écrivit et dont le public n’a guère gardé en mémoire que Les Veillées du château, il faut vraiment faire attention à son théâtre, qui a quelque originalité et qui est extrêmement habile et adroit. Née actrice et composant à dix ans de petites comédies qu’elle jouait avec les petits villageois de son voisinage ; née directrice de théâtre et faisant jouer aux princes et princesses, ses élèves, des comédies plus sérieuses déjà, ce qui faisait dire à La Harpe, enthousiasmé surtout de la beauté de l’impresaria :

En toi seule aujourd’hui l’on adore à la fois
L’auteur, l’ouvrage et les actrices.

Et encore :

Genlis qui nous traça le modèle des mères,
Qui d’un style élégant et d’un goût toujours pur,
Écrit pour la jeunesse et plaît à l’âge mûr,
Jeune encor s’est assise au temple de mémoire.
Un théâtre d’enfants fut celui de sa gloire.

Cette Montansier aristocratique, cette Montansier de l’autre bout du Palais-Royal, était douée éminemment pour le théâtre. C’est cet aspect de sa personnalité que Sainte-Beuve n’a pas vu ou n’a pas voulu voir, et c’est pour cela que j’y insiste un moment.

La Cloison et À bon entendeur salut ! sont de petites comédies très spirituelles et très bien conduites, où l’on sent une main très experte en même temps que très légère. Zélie, ou L’Ingénue, qui a eu les honneurs d’une traduction anglaise, est, comme le dit M. Bernardin, ingénieuse et touchante et certainement plus ingénieuse que touchante, mais encore fort capable d’émouvoir doucement un cœur sensible.

Et savez-vous bien ce que c’est que La Tendresse maternelle ? C’est une pièce où, tout simplement, Musset a pris le personnage de « l’abbé » de Il ne faut jurer de rien, et où Mme de Girardin a pris le sujet de La joie fait peur. Rien que cela. C’est peut-être quelque chose. Il faudrait absolument reprendre quelque part La Tendresse maternelle, ne fût-ce que pour faire dire (ça ne manque jamais) : « Euh ! c’est assez maladroitement imité de La joie fait peur et de Il ne faut jurer de rien. »

Elle est de Mme de Genlis, aussi, cette délicate et gracieuse Galatée qui a été si joliment jouée il y a deux ans à l’Odéon, par l’aimable Mlle Piérat, toute fraîche encore du Conservatoire. Et cette Galatée est bien aimable.

Mme de Genlis avait tiré sa Galatée de cette fameuse « scène lyrique » de J.-J. Rousseau, où l’on voit Galatée, appelée à la vie, se toucher et dire : « C’est moi » ; toucher son piédestal et dire : « Ce n’est plus moi ! » embrasser Pygmalion et dire : « C’est encore moi ! » Il n’y a que cela de bon dans la scène lyrique de Rousseau. À la vérité, ça suffit, et cela a été suffisant en effet pour la rendre immortelle. Mais enfin Mme de Genlis a trouvé pour sa Galatée un développement psychologique très ingénieux, très spirituel et quelquefois profond. Elle s’est avisée (par exemple) qu’un être qui, comme Galatée, naîtrait tout formé et n’aurait pas été habitué, par une longue enfance, aux idées du mal, de douleur, de misère, de vieillesse, de mort, fût-il comblé de tous les dons et de tous les biens, serait atrocement malheureux et aurait besoin, pour n’être pas éperdu de désespoir, d’inventer les espérances de vie future et de réparation d’outre-tombe. Et ceci, faisant de Galatée le symbole, ou tout simplement le représentant de l’humanité elle-même, est vraiment fort et beau, touche au grand.

Cette femme, qui a livré aux presses tant de fatras, a écrit de fort bonnes choses. Il faudrait faire le départ pour la remettre à son rang juste. L’article de Sainte-Beuve, qui visiblement n’a pas lu plus de trois volumes de Mme de Genlis, est vraiment trop insuffisant. Je sollicite une thèse consciencieusement faite, sans souci, du reste, de réhabilitation, souci désastreux, mais consciencieusement et patiemment faite, sur Mme de Genlis : Mme de Genlis au théâtre en serait un chapitre très intéressant et très instructif, outre qu’il serait fort agréable.

Alfred de Vigny

Le centenaire d’Alfred de Vigny au théâtre.

Il est certain que le centenaire de ce pauvre grand Vigny n’a pas été très éclatant ; mais si vous croyez qu’il soit si facile de faire un beau centenaire d’Alfred de Vigny au théâtre !

Voyons, que feriez-vous bien, qu’eussiez-vous fait ?

Des cantates en l’honneur d’Alfred de Vigny ? — Toute louange languit auprès des grands noms, et toute louange en vers de 1897 est offusquée par les vers d’un homme de 1830, surtout quand cet homme de 1830 s’appelle Alfred de Vigny.

La lecture de ses plus belles œuvres ? — Soit. Mais les acteurs de 1897 ne savent pas lire, et, du reste, qui sait lire en 1897 ? Deux ou trois Français tout au plus dont un pour le moment est en Amérique1, l’autre souffrant encore2, l’autre nonagénaire3. Allons ! on manquait de lecteurs.

La représentation des plus belles œuvres dramatiques du grand poète ? — Parfaitement ! Mais le grand poète a été très médiocre dramatiste, et n’a jamais, dont il n’y a pas lieu de lui faire un crime, réussi au théâtre.

Alors quoi ? Alors, ce que nous avons eu, et nous ne pouvions pas avoir mieux.

Peut-être aurait-il fallu se rendre compte des difficultés de l’entreprise — et se borner à couronner le buste du poète avec défilé de toute la troupe sur nos deux Théâtres-Français, et conférences, comme il convient. La conférence est une messe basse. C’est timide, modeste, respectueux, et ce n’est jamais manqué. C’est un salut. À saluer on peut être plus ou moins élégant ; vraiment gauche, jamais : la gaucherie commence à la révérence.

Or donc on nous a donné à l’Odéon La Maréchale d’Ancre avec conférence très complète et très judicieuse de M. Hinzelin ; aux Français la lecture des principaux poèmes de Vigny et Quitte pour la peur.

La Maréchale d’Ancre est bien mauvaise, même pour le temps. Si elle était du commencement du mouvement romantique, elle pourrait passer pour un essai, une tentative, un effort d’initiation. Mais le romantisme était partie gagnée et très près déjà d’être perdue, quand La Maréchale a fait son apparition. Elle est de juin 1831. À la vérité, je lis dans quelques historiens littéraires que les premières représentations de la Maréchale d’Ancre furent interrompues par les événements de 1830. Je ne sais d’où vient cette erreur ; mais c’est une erreur. En juin et juillet 1830, on joue, au Théâtre-Français, Hernani, Françoise de Rimini, Henri III, et nullement La Maréchale d’Ancre. À l’Odéon on joue, en juin et juillet 1830, Macbeth, Manon Lescaut, Le Marchand de Venise, et nullement La Maréchale d’Ancre.

Il n’est pas difficile de voir, du reste, rien qu’à lire la pièce elle-même, que La Maréchale d’Ancre a été écrite après « les événements de 1830 ». Tout le rôle de Richard est inspiré par le souvenir des Trois Glorieuses et n’est que l’apothéose de l’homme du peuple qui fait des révolutions en criant : « À bas les ministres ! » en interdisant le pillage et en faisant porter au Trésor toutes les richesses qui lui tombent sous la main dans le brouhaha de l’émeute.

Il est possible que La Maréchale ait été mise en répétitions à l’Odéon en 1830 et traversée par les événements ; mais, certainement, elle a été écrite à nouveau et mise au point, de juillet 1830 à juin 1831.

En tous cas, 1830 ou 1831, La Maréchale est bien un cadet du romantisme, et non seulement il y avait quelque temps que Cromwell, Hernani, Marion Delorme, Henri III et sa cour et même Antony avaient été écrits lorsqu’elle apparut ; mais encore, ce que M. Jules Lemaître ne me pardonnerait pas d’oublier, l’initiateur modéré, mais très hardi pour le temps, du romantisme au théâtre, c’est à savoir Casimir Delavigne, avait fait jouer Les Vêpres siciliennes, Le Paria et Marino Faliero. On peut compter que, en 1831, le romantisme luttait au théâtre contre la tragédie classique depuis douze ans. La Maréchale d’Ancre dut paraître plutôt, en juin 1831, quelque chose d’un peu vieillot.

Elle fut peu goûtée d’ailleurs. Jules Janin, dans le Journal des débats, qui la trouve personnellement assez agréable, qui la félicite de tout son cœur de n’être pas une tragédie politique, de contenir aussi peu d’histoire que possible et d’être purement un drame de passion, constate du reste que « jamais pièce ne fut moins applaudie » que La Maréchale d’Ancre.

Il ne faut pas croire pourtant que ce fut une lourde chute. Elle fut jouée vingt-cinq fois environ, du 25 juin 1831 au 1er août, ce qui, pour l’époque, équivaut à cinquante ou soixante représentations de la nôtre. Ce fut un succès honorable. Le goût de cette époque était si fort pour le drame historique national, pour l’histoire de France mise sur la scène (invention de Voltaire, ne l’oublions pas, que Dumas père exploita magistralement), qu’on goûta cette « tragédie françoise », comme disaient nos dramatistes du seizième siècle, encore qu’elle contînt aussi peu que possible d’histoire de France.

Et puis le rôle de Richard en 1831 ! Il faut avoir vécu à cette époque pour comprendre ce que le rôle de Richard disait, en 1831, à un garde national victorieux ! Bref, ce ne fut pas tout à fait un échec.

Du reste, sauf deux scènes, c’est une pièce pitoyable. Imaginez qu’il n’y a qu’un personnage relativement intéressant dans ce drame, et que sa destinée est accomplie au troisième acte, dans une pièce en cinq actes ! Le seul personnage intéressant, c’est la maréchale. Elle nous est donnée comme charmante, douce, élégiaque, nullement ambitieuse, usant à contrecœur de son influence sur la reine au profit de ce scélérat de Concini, parce qu’il est le père de ses enfants ; d’ailleurs charitable, tendre aux malheureux, amie du peuple, etc. Tout le monde, sauf les intrigants et les politiciens mécontents, l’adore et la plaint d’avoir un tel mari. En un mot, c’est le personnage sympathique.

Elle n’est pourtant que relativement intéressante, comme j’ai dit, parce qu’elle est toute passive. Elle ne lutte contre rien, ni contre personne. Elle est puissante ; elle fait le bien, ou à peu près. Les événements tournent contre elle. Elle souffre, subit, pâtit, s’écroule. Voilà tout. Elle excite la pitié, mais non pas cette sympathie ardente qu’on n’accorde, au théâtre, qu’à celui qu’on aime d’abord, et ensuite à l’activité de qui on se mêle, dans les desseins de qui l’on entre, dans l’œuvre de qui on croit intervenir comme collaborateur tant on désire qu’elle réussisse.

Et c’est ce personnage sympathique, qui ne l’est qu’à demi, sur le sort de qui l’on est fixé vers la moitié de l’ouvrage ! Voilà qui est dit ; la pièce est manquée. Elle n’est même pas conçue.

Voyez plutôt. Brève analyse. Au premier acte, la Léonora, comme on disait, est toute-puissante. Elle fait arrêter le prince de Condé, en un tournemain, c’est le cas de le dire, puisque c’est en laissant tomber son gant, comme la vestale en tournant le pouce. Un nuage : un certain Borgia, qui l’a aimée jeune fille, et à qui elle a brûlé la politesse en épousant Concini, réapparaît et croise le regard avec elle. Le péril est là.

Au second acte, Concini, qui a fait croire qu’il partait pour la Picardie, est dans une maison louche : avec qui ? Avec la femme de ce Borgia précisément, la candide Isabella, qu’il aime d’abord, et ensuite à qui il croit pouvoir soutirer certaine lettre compromettante pour lui (déjà les petits papiers !), lettre où est prouvé que Concini a trempé dans l’assassinat d’Henri IV, lettre qui, on ne sait comment, est en la possession de Borgia. Il commence, du reste, par n’arriver à rien ; mais nous verrons plus tard.

Au troisième acte, Borgia est chez la maréchale. Belle scène. Souvenirs du temps sacré. Reproches de Borgia. Disculpation de la maréchale. Attendrissement. La maréchale finit par confier ses enfants à Borgia, pour le cas où un malheur, qu’elle prévoit, lui arriverait…

Là-dessus, émeute, coups de fusil du peuple dans les fenêtres de la maréchale. Et, en même temps, on annonce qu’il y a coup d’État au château, comme il y a émeute dans la rue ; que la reine mère, par ordre du roi, est prisonnière chez elle. Et l’on vient, sans plus de cérémonie, arrêter la maréchale.

Eh bien ! ne voyez-vous pas que c’est un cinquième acte, cette fin de l’acte III ; que tout est fini ; que les Concini sont à bas ; que le roi règne, puisque la reine mère est détrônée ; que la « catastrophe » est accomplie, et que

Ce qui peut y manquer n’est qu’une minutie ?

Le personnage sympathique a passé du bonheur au malheur. La pièce est finie.

Il reste, il est vrai, Concini, là-bas, chez Isabella. Mais qu’est-ce que cela nous fait ? Nous ne nous intéressons en rien à Concini. La révolution qui se préparait contre lui est faite. On le retrouvera ce soir ou demain, et on lui fera son affaire. Nous sommes tranquilles là-dessus. Concini chez Isabella, quand la reine est arrêtée, c’est Charles X à Rambouillet.

Et il y a pourtant encore deux actes et même trois tableaux.

Au troisième acte (premier tableau), Concini, toujours chez Isabella, apprend que Borgia est chez la signora Concini et, ce chassé-croisé étant peu de son goût, il oublie tout ce qu’il est venu faire chez Isabella et ne songe qu’à chercher Borgia pour le poignarder. Mais qu’est-ce que cela nous fait que Concini poignarde Borgia ou que Borgia poignarde Concini, puisque l’on n’a su nous intéresser qu’à la maréchale ?

Au troisième acte (second tableau), la maréchale, à la Bastille, est accusée par Isabella, qui a tout appris et que la jalousie torture. La scène est bonne en soi ; mais qu’ajoutent les accusations d’Isabella au malheur parfaitement consommé de la maréchale ?

La maréchale, entre les mains de Luynes triomphant, pourrait, nous le sentons trop, être défendue par Isabella au lieu d’être accusée par elle : le résultat serait absolument le même. La pièce est finie, vous dis-je ; c’est une pièce finie qui fait sembler de durer encore.

Et enfin, au cinquième acte (ce qui fait sixième tableau), non sans grandeur, dans cette rue de la Ferronnerie où Concini a fait poignarder Henri IV, Concini se rencontre avec Borgia dans un duel en pleine obscurité et nuit noire, qui est une des choses les plus scéniques et les plus théâtrales que je sache ; et Concini navré par Borgia est achevé par les gardes du roi ; et la maréchale, qui marche au bûcher, fait des adieux déchirants à ses enfants, et tout cela fait, certes, son effet encore, mais vient beaucoup trop tard et alors que l’intérêt s’est envolé depuis longtemps.

Vigny n’avait ni le don de la composition dramatique qui est presque le tout du théâtre, ni le don du mouvement, si ce n’est par endroits. Toute l’œuvre est gauche, et il faut ajouter qu’assez souvent elle est obscure. Je ne mets pas Henri III très haut ; mais cependant quand on compare La Maréchale d’Ancre à Henri III

Cette vénérable œuvre du romantisme à son apogée a été jouée très convenablement à l’Odéon, et particulièrement Mme Weber s’y est fait un triomphe. Mais je ne crois pas que La Maréchale d’Ancre reste définitivement au théâtre.

À la Comédie-Française, on a lu bien médiocrement, sauf exceptions, les principaux poèmes d’Alfred de Vigny. Nous avons vu un très beau jeune homme, doué d’une voix puissante, mais rauque et sans souplesse, nous déclamer Dolorida. Pas trop mal, sans doute ; mais c’était un bien mauvais choix. Dolorida étant presque inintelligible à la lecture, vous jugez ce qu’à l’entendre dire on a dû y comprendre !

Ensuite, ç’a été un autre jeune homme, très beau aussi, dans un autre genre, qui nous a lu La Maison du berger, sans aucune nuance, dans une espèce de ronron mélancolique où tout se noyait comme en une brume du soir. La Maison du berger sans nuances ! Sans nuances, La Maison du berger qui est tout entière en changements de tons et en changements d’idées, deux pensées principales s’y entrelaçant, pour ainsi dire, et s’y montrant tour à tour, dans une suite, parfaitement logique et dans une savante progression ! Certainement ce jeune homme comprenait tout ce qu’il nous lisait ; mais il avait fait la gageure de nous empêcher de le comprendre.

Et puis ç’a été La Bouteille à la mer, lue très intelligemment, au contraire, très intelligiblement plutôt, mais sur le ton le plus inattendu du monde, sur un ton familier, bon enfant, tout rond, tout à fait à la bonne franquette. Maître d’école lisant à ses bambins Le Petit Chaperon rouge : « Mes enfants, c’est une bouteille. Vous savez ce que c’est qu’une bouteille ? Je n’insiste pas. Un capitaine, capitaine de vaisseau, sur la mer, comme il va sombrer, la jette dans l’eau. Bonne petite bouteille ! Elle fait son petit bonhomme de chemin… » C’était bien, raillerie à part, quelque chose comme cela. Vigny n’aurait pas cru que son poème fût quelque chose de si uni.

Les esprits simples commençaient à prendre de Vigny une idée peut-être un peu inexacte, quand M. Mounet-Sully est arrivé. Ah ! celui-là ! S’il est agaçant quand il se trompe, il est miraculeux quand il ne se trompe pas, et il lui arrive encore assez souvent de ne pas se tromper. Il a été admirable à lire Moïse. Sans un geste, tenant son papier des deux mains, sans une attitude, droit comme un piquet, par la seule puissance, par les seules inflexions infiniment variées de sa voix étonnante, il nous a décrit la Judée, le camp des Hébreux, la montagne effrayante et fatale, Moïse « triste et seul dans sa gloire », disant à Dieu tout ce qu’il y a de douleur dans une grande existence privilégiée. Peut-être y a-t-il eu un peu trop tôt trop de larmes dans la voix que M. Mounet-Sully prêtait au grand cher des Hébreux. La douleur, le désespoir même d’un Moïse ont sans doute quelque chose de plus viril et de plus austère. Mais quelle ampleur, quelle gravité, quelle majesté triste ! « Moïse » est un des grands rôles de M. Mounet-Sully.

Et la soirée se terminait par Quitte pour la peur. Pourquoi avoir été chercher cette petite œuvre mal venue, qui n’a jamais eu de succès, et qui ne mérite aucunement d’en avoir ? Quand je me reporte à mon feuilleton de 1833… Non, n’exagérons rien Quand je me reporte au feuilleton du Journal des débats du 1er juin 1833, j’y lis ceci : Quitte pour la peur, esquisse des mœurs de 1778…

(Car Vigny a donné successivement trois sous-titres à Quitte pour la peur. Il l’a surnommé : Esquisse des mœurs de 1778 ; puis : Ou une nuit de l’ancienne cour ; puis : Ou vengeance de cour. Il hésitait fort sur le surnom explicatif. Mais reprenons la citation de mon ancêtre de 1833.)

Quitte pour la peur, ou esquisse des mœurs de 1778. — « L’affiche annonçait que ce proverbe serait joué [à l’Opéra, pour un bénéfice de Mme Dorval] cette fois seulement. C’était là précaution inutile. Un homme que son esprit fin, satirique, élégant, observateur, devait mettre à l’abri de ce défaut, est cependant tombé hier dans cette manie de nous représenter les modes et ridicules du dix-huitième siècle, ces modes et ces ridicules, choses si rapides et si fugitives qu’on saurait à peine les saisir quand elles passent devant nous. Le triste et froid accueil que le public a fait aux trois scènes sans action, sans vraisemblance morale ou immorale, de ce proverbe, si c’est même un proverbe, l’a trop averti de son erreur pour la lui reprocher davantage. On peut dire cependant qu’il abuse du droit qu’il croit avoir de négliger les petites choses. »

Je suis complètement de l’avis de mon prédécesseur, sauf sur ce dernier point. Négliger les petites choses ! M. de Vigny avait négligé Quitte pour la peur comme une petite chose ! Oh ! que c’est bien précisément le contraire ! Alfred de Vigny avait pour défaut de ne pas connaître de petites choses, du moins de ne jamais tenir pour petites les choses où il portait la main ; et c’était avec majesté qu’il eût dit : « Nicole, apporte-moi mes pantoufles ». Comme Courier le fait dire à je ne sais plus qui, il aurait dit : « Ô mes pantoufles ! Et toi, ô Nicole ! » Vous savez que c’est à Vigny que Musset songeait quand il a écrit :

Sitôt qu’il nous vient une idée
Pas plus grosse qu’un petit chien,
Nous essayons d’en faire un âne.

Vigny ne pouvait avoir une idée de triolet ou de madrigal sans vouloir y faire entrer la conception générale de l’univers. Ce n’est pas qu’il « s’y essayât ». Ce n’était point effort ou gageure ; c’était son naturel même. Sainte-Beuve, bien entendu, a parfaitement saisi ce trait : « Il croit avoir renfermé dans son poème La Sauvage toute la quintessence de la philosophie de l’histoire et le produit net de la pensée politique de ce siècle et de tous les siècles. Il gonfle ainsi chacune de ses productions, et à force de la contempler il finit par y voir tout un monde. On l’a dit très spirituellement, s’il osait, il écrirait poème épique en tête d’un sonnet. »

Encore que ceci soit dicté par la haine la plus vigoureuse que jamais homme ait portée à un homme (à ce point que je crois bien, étant donné le pèlerin, je parle de Sainte-Beuve, qu’il a dû y avoir quelque femme là-dessous), nonobstant ce n’est pas faux, et Vigny avait bien quelque chose de ce travers-là.

Or donc, Vigny lit dans quelque Chamfort ou Rivarol l’anecdote suivante : « Le duc de *** qui n’a vu Mme son épouse que le jour du contrat et le jour du mariage, il y a six ans, vient d’apprendre que cette charmante duchesse se persuade qu’elle est en chemin de mettre au monde un futur duc. Le duc de *** est un galant homme. Il s’est rendu chez la duchesse à minuit, est sorti de chez elle au petit jour, et lui a dit : “Vos gens m’ont vu entrer et me voient sortir. Il suffit pour le monde. Je vous souhaite le bonjour et une bonne année.” Mme la duchesse n’avait pas laissé d’avoir quelque appréhension de meurtre… ou même de quelque chose de pis. »

M. de Vigny lit cela, et s’écrie : « Il y a une très jolie comédie là-dedans, quelque chose de pimpant, de cavalier, d’ironique, non sans un grain de fine polissonnerie dans le goût du temps… »

Il a parfaitement raison. Mais son mauvais démon, que je vous décrivais tout à l’heure, le reprend vite, et il poursuit : « Sans compter qu’il y a tout le dix-huitième siècle là-dedans, et même tout l’ancien régime, toute la vieille France… »

Et le malheureux les y a mis parfaitement ! Il y a dans Quitte pour la peur toutes les considérations de Duclos sur les mœurs de ce siècle, mais plus approfondies.

Il y a la Noblesse, l’Église, le Tiers-État et S. M. Louis XVI. Il y a l’honneur des aïeux ; il y a la marée montante des idées nouvelles ; il y a l’Amérique ; il y a Franklin et Voltaire, et le petit-fils de Franklin béni par le patriarche de Ferney. Tout cela, vous savez à propos de quoi. L’effet est extraordinaire. On a la sensation d’assister à un vaudeville solennel. On ne peut pas se draper plus majestueusement dans un bavolet. Oh ! non, Vigny ne négligeait pas les petites choses. Il les traitait avec cérémonie. Il les officiait. Il pontifiait en prenant sa prise de tabac. Il n’y a pas à se dissimuler que Quitte pour la peur est quelque peu ridicule.

On voit que le centenaire de Vigny n’a pas été très glorieux, et aussi peut-être qu’il était difficile qu’il le fût au théâtre. La vraie manière de « commémorer » Alfred de Vigny, comme il dit lui-même, c’était encore de le relire dévotement et religieusement au coin du dernier feu d’hiver. À le faire, on se confirme dans cette opinion que ce grand poète est bien inégal ; que l’expression définitive lui manque souvent ; que la ligne de prose vient trop souvent se glisser entre deux vers miraculeux ; que le souffle continu lui manque ; qu’il n’y a peut-être pas une pièce de lui, et que, en tous cas, il n’y en a pas deux, où la sensation du parfait s’impose à vous d’un bout à l’autre ; que, par conséquent, si la fécondité, la richesse perpétuelle d’imagination, l’aisance du vol infatigable dans les hauteurs sont des qualités, il y a plus grand que lui dans notre siècle ; — mais aussi, que, de ces vers profonds, essentiels, riches à la fois de pensée et de sentiment, de ces vers inépuisables, et dont on trouve, plus on les répète, qu’ils contiennent plus de substance ; de ces vers-là, il n’y en a nulle part en plus grand nombre et il n’y en a nulle part de plus beaux et de plus pleins que dans ce grand poète philosophe.

Et c’est quelque chose ; et il n’y a aucun poète européen, au dix-neuvième siècle, dont la gloire n’eût été doublée, si à son œuvre il eût ajouté seulement Éloa, Moïse ou La Maison du berger.

Et, dès lors, qu’importe que Vigny n’ait rien donné au théâtre de vraiment bon ? Qu’importe ? Non ! Mais enfin, il a de quoi se consoler.

Casimir Bonjour

Les œuvres de Casimir Bonjour ont été publiées par les soins pieux de sa fille, en quatre jolis volumes, chez Lemerre. C’est fort bien fait. Casimir Bonjour n’est pas un grand homme, mais il mérite d’être connu, et il gagne à l’être. Il a son originalité au moins. Il est de la première promotion de l’École normale, et il y fut reçu à quinze ans, et il est aussi le premier normalien qui ait fait banqueroute au grec et au latin pour faire de la littérature, exemple détestable et trop imité ; mais enfin c’est lui qui l’a donné. Il a son originalité.

Il était né à Clermont-en-Argonne, le 17 mars 1795. Son père, ancien commerçant ruiné par la Révolution, appartenait à l’armée, dans les bas grades ; il était fort pauvre. Sa mère restait au pays pendant que le mari guerroyait péniblement. On mit le petit Casimir à l’école, où il se distingua tout de suite, puis au lycée de Reims, comme boursier, mais tout ce qu’il y a de plus boursier. Sa mère ne put jamais lui acheter un autre livre que sa grammaire latine. Il n’en eut jamais d’autre pendant toute la durée de ses études.

Comment put-il faire ? Eh bien ! il était très ingénieux. En classe il suivait l’explication sur le livre de son voisin : rien n’était plus simple. Mais chez lui, dans sa mansarde d’écolier, recueilli dans une famille aussi pauvre à peu près que la sienne ? C’est ici qu’on pourrait écrire un chapitre sur l’utilité de la paresse. Pour une boîte de plumes, je veux dire un paquet de plumes, — car à cette époque c’étaient des plumes d’oie, — il s’engageait à faire toutes les versions d’un de ses camarades fainéant ; pour une rame de papier il faisait tous les thèmes d’un autre. Ainsi de suite.

Mais se chauffer ? La solution était plus simple. Il ne se chauffait pas.

Mais la lumière ? Ici, il y aurait à écrire un chapitre sur l’utilité des illuminations. On avait souvent l’occasion d’illuminer sous l’Empire. Les jours où Reims s’illuminait de la base au faîte, le jeune Casimir savait ce qu’il avait à faire. Il devenait voleur. Il parcourait discrètement la ville, et soufflait sournoisement sur les lampions qui étaient à sa portée. Cela passait sur le compte du vent. Le lendemain, au petit jour, il revenait enlever délicatement tous les lampions, pleins encore de bonne huile, qu’il avait éteints. L’automne venu, il avait sa provision de luminaire, et tous les soirs d’hiver il travaillait à la lueur d’un lampion volé, en se chauffant les doigts au verre chaud. Jamais homme n’a souhaité avec plus de passion les victoires de l’Empire, ni crié plus amoureusement du fond du cœur — déjà — le refrain de 1848 : « Des lampions ! Des lampions ! »

C’est ainsi que, mettant du reste les bouchées doubles et faisant en une seule année sa cinquième et sa quatrième, en une seule sa troisième et sa seconde, il fut à quinze ans le plus brillant élève de rhétorique du lycée de Reims, un de ces élèves qui font qu’il n’y a, pour les autres, compétition que pour les seconds prix.

Juste à cette époque, l’École normale était instituée. Il concourut, il fut reçu d’emblée. Seulement en lui annonçant qu’il était reçu, on le prévint qu’il était refusé, parce qu’il n’avait que quinze ans et qu’il en fallait dix-sept. Il fit intervenir un protecteur de son père, un maréchal. On écouta le maréchal, car alors on était militariste même à l’École normale, et on l’avertit qu’il était reçu ; mais en l’avertissant qu’il était reçu, on le prévint qu’il n’entrerait pas. Reçu oui, officiellement ; titre acquis. Mais pour entrer matériellement et suivre les cours, il fallait avoir dix-sept ans. Un peu byzantin, cela. Moins qu’on ne croit. Il est clair que, de même que dans les lycées on ne mélange pas les « grands » avec les « moyens », on ne voulait pas à l’École un enfant parmi des jeunes gens de dix-sept à vingt-cinq ans. M. Guéroult était un homme sage.

Le jeune Casimir dut employer et un peu perdre ces dix-huit ou vingt mois à « faire une éducation » à Bruges. Il y fit surtout la sienne.

Enfin en 1813 il entra décidément, matériellement et personnellement, à l’École normale supérieure. Il fut enchanté du règlement de l’École et de la façon dont le travail y était organisé. On donnait à l’École un enseignement excellent, par la bouche des meilleurs savants et des meilleurs hommes de lettres du temps, et l’on n’exigeait absolument aucun travail. Travaillait qui voulait, à ce qu’il voulait, et ceux qui préféraient ne rien faire ne faisaient rien. Cette méthode, scrupuleusement observée par M. Guéroult, jusqu’à la réorganisation de l’École par Royer-Collard, peut être discutée. Remarquez seulement qu’elle se combinait avec un internat très rigoureux. Dans ces conditions, force était bien à ceux qui n’étaient pas de purs crétins de travailler à leur manière, mais enfin de travailler, sous peine de mort par l’ennui.

Quoi qu’il en soit, elle plut infiniment à Casimir Bonjour. Longtemps il fut compté parmi ceux qui profitaient de la liberté de faire ce qu’on voulait pour ne rien faire du tout. C’est qu’il n’aimait pas à produire, marque d’un assez bon esprit, à dix-huit ans. Mais il aimait infiniment à lire. Il lut et il apprit par cœur, car pour lui c’était absolument la même chose, toute la bibliothèque de l’École, qui, alors, était restreinte. On le méprisait absolument. Un jour, pour s’amuser de la surprise qu’il provoquerait, il fit un assez long poème en vers grecs, qu’il lut en conférence. Le professeur de grec, Guingnault, fut abasourdi. Il faillit s’évanouir d’admiration. Le directeur fit publiquement des excuses à Casimir de l’avoir considéré pendant dix-huit mois comme un médiocre. On parla du poème en vers grecs et de l’helléniste impeccable en très haut lieu. La réputation universitaire de Casimir Bonjour était faite.

Il n’en profita point. Il ne professa jamais (je crois). Je ne sais pas ce qu’il fit de sa jeunesse, de 1815 à 1821. Il est probable qu’il vécut à Paris de leçons particulières, rimant, à ses loisirs, et glissant quelques articles dans les journaux ; du reste, ne rêvant que théâtre et de marcher sur les traces de Collin d’Harleville jusqu’à les effacer.

En 1821, il avait en portefeuille une pièce sur laquelle il comptait très fort. C’était La Mère rivale, quelque chose comme La Mère coquette, remise au goût du jour, quelque chose comme le développement du vers fameux :

Une fille, à seize ans, défait bien une mère.

Mais faire une pièce n’est rien. Il s’agissait de la faire jouer. À cette époque, c’était plus difficile qu’à présent ; car il n’y avait qu’un théâtre. Oui, il n’y avait qu’un théâtre. Les théâtres du Boulevard étaient réservés au mélodrame : les « petits théâtres », comme on disait alors, étaient réservés au vaudeville, toujours en un acte. Restait le Théâtre-Français et l’Odéon. Mais l’Odéon était à l’état d’enfance souffreteuse. Il était de création très récente, il brûlait de temps en temps, il ne comptait guère. Il n’y avait qu’un théâtre pour un auteur de comédie : c’était le Théâtre-Français. Casimir Bonjour se présenta au Théâtre-Français. Du reste, c’est toujours ce qu’il faut faire. Je recommande toujours aux jeunes auteurs de se présenter au Théâtre-Français : « Là, au moins, vous êtes absolument sûr d’être lu et de recevoir, sur votre ouvrage, un rapport parfaitement sincère, rédigé clairement par les plus consciencieux examinateurs que je connaisse. C’est bien quelque chose. About disait : “Le théâtre le plus abordable, c’est la Comédie-Française.” »

Bonjour présenta donc à la Comédie-Française La Mère rivale, qui est parmi les pièces les plus parfaitement manquées que je sache. Elle fut reçue à correction ; je me trompe, nous sommes dans le pays des nuances. À la Comédie-Française il y a le « reçu à correction » et le « reçu avec des corrections ». Reçu à correction veut simplement dire refusé ; mais reçu avec des corrections veut bien dire reçu, à la condition que l’auteur fasse des corrections. C’est ainsi que Casimir Bonjour avait été reçu. Oui ; mais quelles corrections faire ? C’est ce qu’on ne lui indiquait pas. Il réfléchit quelque temps et puis il lui vint une idée de poète comique. Il demanda une seconde audition, comme c’était son droit, pour faire valoir les corrections faites ; il l’obtint ; il relut sa pièce sans y avoir changé un mot, et il fut reçu à l’unanimité « vu les notables changements ». C’est là ce qu’il y a de meilleur dans la « Mère rivale ».

Mais ceci n’était rien encore. La pièce reçue, il fallait encore, en ce temps-là, trouver, obtenir les acteurs qui voulussent la jouer. Il fallait faire sa cour à tous les comédiens influents et toutes les comédiennes influentes du Théâtre Français. Il y eut des auteurs reçus avec acclamation, qui, pour cette cause, ne furent jamais joués. Bonjour nous en cite un dont le drame a été présenté, par tour de faveur, quinze ans après avoir été reçu avec enthousiasme. Voilà donc Bonjour en campagne. Il s’adressa d’abord à l’étoile de la maison, « Mademoiselle Mars », la perle du ciel dramatique, celle qui (très probablement) a inspiré à Victor Hugo le vers charmant :

On croyait voir une âme à travers une perle.

Mlle Mars répondit à Bonjour d’un ton fort sec : « Dieu merci, Monsieur, je ne suis pas encore réduite à jouer les rôles de mère. »

— « En effet, remarque Casimir, elle n’avait encore que quarante-huit ans. » (Je crois qu’il faut lire 43. Mars était née en 1778. La réflexion de Casimir n’en est pas moins juste. On pourrait à la rigueur jouer un rôle de mère quand on a largement l’âge d’aïeule.)

Rebuté de la tanche, Casimir ne trouva pas même du goujon. Il se tourna vers la seconde étoile. Elle lui grasseya avec dignité les paroles suivantes : « Monsieur, dans ma position vis-à-vis de mon ancienne, je ne puis accepter que les rôles de très jeunes personnes. »

« Elle avait trente-six ans et la plus riche encolure », nous dit le rancunier Casimir.

Il recourut à une comédienne qui pouvait encore faire son affaire. La pauvre fille venait d’accoucher de son septième enfant. Ce n’était pas la mère rivale ; c’était la mère sans rivale. Son refus, d’ailleurs, en pareilles circonstances, n’avait rien que de légitime.

Restait Mlle Volnais. C’était le limaçon de la fable. Elle était la dernière de l’emploi. Après elle, rien. Sans elle, point de représentation possible. Espoir suprême et suprême pensée. Allons, faisons donner la garde.

Casimir alla littéralement se jeter aux pieds de Mlle Volnais. Mlle Volnais le releva avec bonté, promit de lire la pièce qu’elle ne connaissait pas, et l’ayant lue : « Monsieur, votre sujet me plaît beaucoup. Faites-en un drame. Je n’aime jouer que le drame. »

Tout était perdu. Ici j’hésite, par sympathie pour Casimir Bonjour, à poursuivre ce récit. Casimir a une tache dans sa vie si pure. Casimir a fait un crime. À quoi ne pousse point le désir de parvenir, laudumque immensa cupido  ? Casimir fit tout simplement du chantage. Il existait alors une petite feuille satirique, très redoutée des comédiens, Le Miroir. Cauchois-Lemaire y rédigeait l’article Comédie-Française. Bonjour alla trouver Cauchois-Lemaire : « Faites-moi jouer ! Faites un article sur le talent de Mlle Volnais. Commencez par des douceurs ; finissez par des menaces. Toute la lyre, je vous en supplie, toute la lyre. »

Bonjour amusa Cauchois-Lemaire, qui fit l’article. Il était de haut goût. Le lendemain Casimir reçut le billet suivant : « Mais que devenez-vous, mon cher ? Voilà huit jours que je ne vous vois point. Seriez-vous découragé ? Venez donc ! Nous pourrons nous entendre ! » — C’était partie gagnée.

Mlle Volnais n’exigea plus de drame. Elle demanda seulement d’être aimée et épousée — j’entends dans la pièce — et que sa fille n’eût que quinze ans.

« Oh ! dit Bonjour, je n’y tiens pas. Mais pourquoi quinze ans au lieu de seize que je lui avais donnés ? — Cela va encore mieux. Si ma fille n’a que quinze ans, je pourrai n’en avoir que trente. » Casimir fut très bon prince ; Sophie n’eut que quinze ans, Mlle Volnais fut aimée et épousée, et la pièce fut jouée avec succès. Désormais, Casimir Bonjour fut un auteur très apprécié, presque à la mode, et toujours joué assez facilement et sans encombre. Il ne connut ni les grands succès ni les grandes chutes. À La Mère rivale succéda L’Éducation ou les Deux Cousines, représentée pour la première fois au Théâtre-Français en 1823. Cette fois, ce ne fut pas avec les comédiens qu’il eut maille à partir, mais avec les censeurs et même avec les ministres. Bonjour nous a rapporté avec exactitude, en soulignant tous les mots qui sont rigoureusement historiques, le dialogue qu’il eut avec un « vandale » du temps. Le morceau est curieux. Il caractérise très utilement pour l’histoire l’état d’esprit du monde officiel d’alors. Ce dialogue, que j’abrège, avec quelque regret, est du reste une des bonnes scènes de comédie qu’ait écrites Casimir Bonjour. J’y mets en italiques les propos que Bonjour donne lui-même comme textuels :

« Mon cher Monsieur, vous avez beau dire, il faut supprimer votre marquis. La noblesse est une chose trop respectable pour qu’on la mette en scène… Non, vous attaquez la noblesse ; vous êtes injuste envers nous.

— Mais Molière ?

— Molière, Monsieur, était un libéral. On ne laisserait pas aujourd’hui jouer ses pièces, si l’on m’en croyait.

— Laissez-moi, au moins, un comte, un baron, un chevalier, un… tenez : un seigneur étranger. Le seigneur étranger, cela arrange tout.

— Votre seigneur étranger est une mauvaise plaisanterie ; les noblesses sont solidaires.

— Allons, soit.

— Cela ne suffit pas. Il convient que vous indiquiez positivement que votre Rosambert, personnage antipathique, est un noble de Buonaparte, un homme enrichi par de mauvais moyens

— Je me résigne encore. Mais je voudrais sauver quelques passages qui ont été biffés au crayon et dont je regretterais la perte et qui me semblent très inoffensifs. Vous, Monsieur, qui avez l’habitude de la scène…

— Pas du tout ! Nous avons des mœurs. Nous n’allons pas au spectacle.

— Pardon ! Je croyais que, dans votre position, la chose était indispensable, et que vous ne jugiez pas les gens sans les entendre. Mais laissons cela. Ce vers-ci, pourquoi le devrai-je supprimer ?

Je prétends devenir l’ami de votre époux.

— C’est qu’il serait sifflé. Ne voyez-vous pas qu’il est indécent ?

— Mais pourquoi supprimer celui-ci :

Je ne méprise, moi, que ceux qui ne font rien !

— C’est qu’il serait applaudi.

— Mais Monsieur, je n’écris que pour l’être !

— Tous les passages applaudis de nos jours sont séditieux. D’ailleurs, de quoi vous plaignez-vous ? Nous avons remplacé votre vers.

— Celui que vous avez substitué est peut-être un peu terne.

— Je vous l’ai déjà dit. Votre vers serait applaudi, mettez le nôtre.

— Il ne le sera point. À la bonne heure ! Mais avec votre manière de juger, il n’y aura bientôt plus d’art dramatique en France.

— Oh ! le grand mal !… »

J’ai dit qu’à propos de cette même pièce, Casimir Bonjour eut aussi affaire aux ministres. Il avait à cette époque un petit emploi au Trésor, dont il vivait. Dans L’Éducation ou les Deux Cousines, il y avait ces deux vers qui firent fortune alors et qui passèrent en proverbe :

Il économisa cent mille écus de rente
Sur ses appointements qui n’étaient que de trente.

Le ministre des finances d’alors, M. de Villèle, se trouva blessé, personnellement, à ce qu’il paraît, de cette épigramme ; il fit venir dans son cabinet le jeune auteur, et sans préambule : « Monsieur, vous avez mis dans votre nouvelle pièce deux vers qui me choquent ; supprimez-les, ou je vous destitue.

— Ma foi, répondit Casimir Bonjour, je ne puis m’empêcher de vous dire que je préfère mes vers à votre place. » Et il fut destitué. Il avait du courage et le respect de sa plume. C’était un très honnête homme.

Les honorables succès se continuaient, du reste, pour lui sans défaillance. Après L’Éducation, qui mit son nom en vive lumière et qui, vraiment, n’est pas mauvaise, vint Le Mari à bonnes fortunes, en 1824, qui fit beaucoup de plaisir. Puis ce fut L’Argent, en 1826, toujours au Théâtre-Français. Voyez-vous, ainsi que je l’ai dit quelque part, d’ailleurs sans avoir lu un mot de Casimir Bonjour, mais d’après les journaux du temps que j’ai beaucoup pratiqués, comme Bonjour saisit vers 1825 tous les sujets qui seront repris plus tard par plus glorieux que lui ? Le Mari à bonnes fortunes, c’est Oscar ou le Mari qui trompe sa femme, de Scribe ; L’Argent c’est L’Honneur et l’Argent. Et même L’Éducation, c’est Blanchette ; c’est même tout à fait Blanchette. Je ne crie pas au plagiat, au moins ; les auteurs qui ont traité les mêmes sujets que Casimir n’ont jamais lu Casimir. L’immense majorité des plagiats littéraires sont involontaires. Je veux dire seulement que Casimir Bonjour avait l’instinct des sujets. Il l’avait à merveille.

À L’Argent succéda, en 1829, Le Protecteur et le Mari, qui était plutôt une réminiscence qu’une initiative ; car il n’était pas sans analogie avec L’École des vieillards. En 1831, comme vous vous y attendez parfaitement, Casimir Bonjour y alla de sa pièce politique. Ce fut Naissance, fortune et mérite, ou l’Épreuve électorale, qui eut un succès politique plutôt que littéraire, ainsi qu’elle le méritait. Puis vint, en 1833, Le Presbytère, pièce un peu politique aussi, cléricale et anticléricale, comme il sied, avec un bon prêtre et un mauvais prêtre. Ai-je besoin de vous dire que le bon prêtre est le prêtre tolérant, et le mauvais prêtre celui qui est convaincu de ce qu’il enseigne ? L’influence de Béranger est très sensible dans cette œuvre. Casimir Bonjour était un libéral. Vous connaissez très exactement le sens de cette dénomination en 1833. Le Presbytère est 1833 autant qu’on peut être 1833.

Le Bachelier de Ségovie, qui fut un succès, ne vint qu’en 1844. Casimir Bonjour était d’une santé précaire. Il eut un âge mûr très pénible, et il ne connut pas la vieillesse, ce qui, du reste, est le plus grand bonheur qui puisse échoir à un homme. Le Bachelier de Ségovie a quelque écho en lui d’une certaine mélancolie qui commençait à envahir le bon Casimir. Il regrettait presque cette éducation brillante qu’il s’était donnée avec tant d’entrain et de vaillance et qui l’avait conduit à quelque succès, mais à peu de solide, et il faisait dire à son héros principal :

Je dois pour mon malheur aux bontés de ma mère
Une éducation… dont je ne sais que faire.

Il avait quelques déboires qui l’aigrissaient un peu. Il s’était présenté plusieurs fois à l’Académie française et toujours sans succès. Les petits journaux l’en gouaillaient. Victor Mabille disait en vers faciles de faciles plaisanteries :

Casimir, quasi mort, en son Casimir noir,
À l’Institut maintes fois se présente.
Comme un seul homme les quarante
     À ce Bonjour disent : Bonsoir !

Casimir se retira de la lice. Pendant de longues années, il polit et repolit une dernière œuvre, La Filleule ou les Deux Âges, qui est encore, si l’on veut, un souvenir de L’École des vieillards, mais qui est originale et très originale en ce sens que c’est la première pièce, à ma connaissance, où une jeune fille épouse un vieillard, non parce qu’il l’aime, mais parce qu’elle l’aime. C’est invraisemblable, à la vérité, et même un peu répugnant, comme toute perversion du goût ; mais c’est traité par l’auteur avec une singulière délicatesse, et c’est, sans aucun doute ni aucune comparaison possible, son meilleur ouvrage. Il mourut en la remaniant, ou plutôt, avec la timidité qui saisit quelquefois les vieillards, il l’avait bien finie ; mais, sans doute, il n’osa pas la présenter. C’était vers 1850. Les talents vainqueurs régnaient encore et les talents nouveaux naissaient. Il y avait de quoi effrayer la muse inquiète et craintive du doux Casimir.

Il mourut le 24 juin 1856. Quoique âgé seulement de soixante et un ans, il était bien oublié.

C’était un homme doux, bon et fin, très spirituel, très fier et très poli. Il appartenait au dix-huitième siècle de toutes façons. C’était un fils spirituel de Collin d’Harleville qui aurait mérité d’être son frère. Vous savez l’épigramme que Le Brun fit sur Collin :

J’aime à voir Collin d’Harleville,
De Regnard élève charmant,
Attraper dans son vers facile
L’esprit, la grâce et l’enjouement ;
Mais, sur les pentes d’Aonie,
Collin d’Harleville au hasard,
Voulant attraper le génie,
Me semble un peu Colin-Maillard.

Il était de manières parfaites, et l’on ne s’étonne pas que parmi cinq ou six opuscules ou essais, que l’on tire pour nous des revues ou journaux du temps et que l’on remet en lumière, il y en ait un sur le savoir-vivre. Il est joli, du reste, et abondant en souvenirs et anecdotes caractéristiques. En voici deux ou trois. Mme de Flahaut, comtesse de Souza, était un jour à l’Opéra, en sa loge, sur le devant, avec son fils. Napoléon apparut tout à coup dans la loge juste en face. Aussitôt, le jeune homme se retira sur le second rang. Sa mère pouvait rester sur le même rang que l’empereur ; mais il ne convenait pas qu’un jeune homme, même au théâtre, fût dans les mêmes conditions de séance que le souverain. L’empereur fut enchanté et dit tout haut : « On voit bien que ce jeune homme a été élevé par une femme », et quelques jours après il témoigna le désir qu’on le lui présentât. La fortune des Flahaut était faite. Qu’on dise que Napoléon ne s’y connaissait pas en retraites ! Il y en a qui sont des victoires.

Une bien jolie leçon de politesse encore, donnée par Mme de Coislin à Fouché qui n’était pas encore duc d’Otrante, et qui, du reste, ne fut jamais un duc. Fouché avait exilé la sœur de Mme de Coislin, Mme d’Avaray. Mme de Coislin alla voir Fouché. Celui-ci, décidé à refuser sèchement, reçut Mme de Coislin, debout, accoudé à la cheminée, sans la prier de s’asseoir.

« Citoyen ministre, je viens vous demander pourquoi Mme d’Avaray est exilée.

— C’est qu’elle est ennemie du gouvernement ; c’est qu’elle a l’audace de le braver.

— Elle, audacieuse ! Elle bravant quelqu’un ! Que vous la connaissez mal ! Elle si timide, au contraire !… Si timide qu’elle n’oserait jamais vous dire : “Citoyen ministre, avancez-moi donc un fauteuil.” »

Fouché était spirituel. Il avança le fauteuil et rappela Mme d’Avaray.

Casimir Bonjour avait, lui aussi, en homme de son temps, le sens de la politesse, sans qu’on eût jamais besoin de le lui rappeler.

Il avait une manière de travailler qui n’était pas celle de tout le monde, quoiqu’elle fût exactement celle de l’autre Casimir, de Casimir Delavigne. Il travaillait dans la rue, en se promenant, au milieu du mouvement, même des fêtes publiques. L’agitation environnante l’excitait. De plus, il travaillait non pas de suite ; mais, par exemple, les cinq actes d’une comédie à la fois. C’est-à-dire que, le plan étant fait, il composait telle ou telle scène, soit du premier acte, soit du cinquième acte, selon l’inspiration du moment, la scène sérieuse s’il était mélancolique, la scène bouffe s’il était gai. Quand le tout était fait, il l’écrivait.

Il faut pour cela une mémoire peu commune ; mais la sienne était extraordinaire et infaillible. Elle étonna les comédiens du Théâtre-Français eux-mêmes, dont c’est le métier. Un jour de « lecture », il se présenta à eux, soit accident, soit à dessein, sans manuscrit. « Je l’ai oublié !

— Ah ! mais !…

— Ça ne fait rien ! je vais vous le réciter. » — Il le fit, sans anicroche. Les comédiens furent stupéfaits. Ils assurèrent d’abord que c’était le premier exemple de pareil tour de force. Mais le vieux Lemazurier trouva dans les registres de sa mémoire que cela était arrivé une fois à Crébillon.

*
* *

Venons à l’examen des œuvres mêmes de Casimir Bonjour…

On sait ce que c’était au dix-huitième siècle qu’une comédie. C’était une satire ou une épître encadrée dans un vaudeville ; c’était une dissertation de morale, en vers, encadrée dans un vaudeville. Toute la pièce, de faible intrigue et d’affabulation quelconque, était faite pour servir de cadre et de bordure à ce discours en vers qui était mis, quelque part, dans la bouche du raisonneur ou du raisonnable de la pièce, et qui faisait tout le succès de la pièce. C’était le morceau qu’attendaient les habitués, qu’ils accueillaient avec un mouvement de curiosité, qui décidait de la réussite ou de la chute de l’ouvrage, selon qu’il était jugé bon ou mauvais, et qui était mis, le lendemain, dans les journaux littéraires et dans les revues littéraires du temps. C’était l’âme même de la comédie. Le reste n’en était que les organes de locomotion.

On a fait la comédie ainsi depuis Destouches jusqu’à Casimir Bonjour, c’est-à-dire exactement pendant un siècle. S’il en est ainsi, c’est l’épître que, dans chaque pièce de Casimir Bonjour, nous allons surtout détacher, citer et mettre en lumière. Chemin faisant, si l’intrigue se trouve être agréable, nous ne nous dispenserons pas d’en parler ; si un caractère est heureux, nous l’indiquerons ; si une scène est particulièrement à effet…

Je ne dirai pas grand-chose de La Mère rivale, première pièce de l’auteur, qui est, comme je l’ai dit déjà, une petite « adaptation » de La Mère coquette de Quinault, sans la moindre originalité. Il y a quelques jolis vers de satire. Un personnage, qui nous ressemble un peu à tous, donne la raison secrète de l’impossibilité où il est d’être convaincu par les arguments de son adversaire :

À tous les arguments, je me disais tout bas :
S’il a raison, j’ai tort. Cela ne se peut pas.
Ils me citent des faits. Eh bien ! cela peut être ;
Mais, tout considéré, je ne saurais admettre,
Dussè-je contre moi trouver tout l’univers,
Que j’ai vu quarante ans les choses de travers.

Portrait d’un conférencier :

………………… C’était un homme unique.
Quand il vous expliquait le genre synthétique,
Il joignait au précepte un exemple à l’appui.
Toujours son eau sucrée était auprès de lui.
Il en buvait un verre à chaque paragraphe ;
Et sa leçon durait autant que la carafe.

La dissertation centrale est faite dans La Mère rivale par Lisette. C’est le portrait du « bienfaiteur » par ostentation :

Aimer les siens ? Fi donc ! Cela ne mène à rien.
Une telle conduite est par trop naturelle.
Quel gré vous en avoir ? Tout le monde s’en mêle.
Pour nous faire un beau nom, pour éblouir les gens,
Nous usons de moyens tout à fait différents.
Le bien qu’on fait chez soi n’est connu de personne.
Il faut, lorsque l’on veut passer pour être bonne,
Laisser là des parents qui vous tendent les bras
Pour aller secourir ceux qu’on ne connaît pas,
Attirer les regards est l’importante affaire,
Et ce n’est que le mal qu’on fait avec mystère.
Aussi, comme tu vois, on est du comité
Des prisons, de celui de la Maternité ;
On fait partout bénir son nom, sa bienfaisance ;
On va dans les greniers secourir l’indigence
Voit-on sur son passage un enfant demi-nu,
Expirant de besoin, si l’on pense être vu,
Sans affectation l’on descend de voiture ;
On fait au malheureux conter son aventure ;
On essuie une larme et, lui prenant la main,
On le fait habiller chez le tailleur voisin ;
Puis on échappe enfin, rouge de modestie,
Aux bénédictions de la foule attendrie.
Chez nous on ne fait rien qu’avec intention
Et nous donnons un but à la moindre action.
Par exemple, Comtois, tu t’étonnes peut-être
Que, sans même avoir eu le temps de te connaître,
Madame t’ait chargé d’aller faire ses dons…
Tiens ! en veux-tu savoir la raison. — Oui, pourquoi ?
— C’est que de la maison le plus bavard c’est toi.

L’Éducation est un assez vif factum contre le snobisme qui consiste à donner aux filles une instruction qui les fait aspirer à une autre sphère que celle où elles ont été élevées et qui les détourne d’épouser leur cousin, associé de la maison de commerce. Point de dissertation proprement dite ici. Elle est répandue et disséminée un peu partout dans les vers satiriques isolés qui sont souvent assez piquants.

Le Mari à bonnes fortunes est très joli. Il est vif, l’intrigue en est ingénieuse et claire, et le portrait central est très nettement dessiné. Le mari à bonnes fortunes est un de ces hommes qui sont tellement amoureux de toutes les femmes qu’ils le sont même de la leur. Il va plus loin, en paroles du moins. Il prétend qu’il ne fait la cour aux femmes que pour être plus aimé de la sienne, et du reste pour l’aimer, lui aussi, davantage, le moyen étant à son avis infaillible. Il fait son portrait et donne ses raisons à une dame de ses amies dans le couplet suivant, qui est la « dissertation centrale » de l’ouvrage :

Non, non, Madame, non. Il n’en est pas ainsi ;
Et je connais beaucoup les femmes, Dieu merci.
Pour leur plaire, je sais les plus secrètes routes.
J’ai toujours remarqué qu’elles consultent toutes,
Avant de nous juger et de donner leur cœur,
L’opinion d’autrui beaucoup plus que la leur.
J’en conclus qu’un mari qui veut plaire à sa femme
Doit mettre aux pieds d’une autre et ses vœux et sa flamme.
À chaque pas qu’il fait sur les chasses d’autrui,
Elle sent redoubler sa tendresse pour lui.
C’est par ce moyen-là que j’attache la mienne.
Aussi, je suis aimé… Vous comprenez sans peine,
Quand je parle d’aller faire ma cour ailleurs,
Que c’est honnêtement et sans blesser les mœurs.
Avant tout le respect pour la foi conjugale.
Si jadis… j’oubliai parfois cette morale,
Ma femme n’en sut rien, et d’ailleurs c’est un tort,
Madame, qui m’apprit à l’aimer plus encor.
Ah ! ne me parlez pas de ces époux timides,
De la fidélité partisans insipides,
D’une froide moitié, trop froidement épris.
N’ayant vu qu’un objet, leur hommage est sans prix.
Observateur par goût auprès de toutes belles,
J’aimais à comparer mon épouse avec elles.
Mais rien ne l’égalait, j’en conviens, sans détours.
Quand j’étais à leurs pieds, je me disais toujours :
« Ce n’est pas là son cœur ; ce n’est pas là son âme. »
Plus j’étais infidèle et plus j’aimais ma femme.

L’Argent, qui avait, s’il vous plaît — eh ! tout comme un autre — des « tendances sociales », souleva quelque animosité contre l’auteur. On lui reprocha de n’avoir peint que de « mauvais financiers » et de n’avoir pas, comme de juste, mis un « bon financier » en regard, en réplique et en parallèle.

Vous connaissez la loi de théâtre : le bon dévot, le mauvais dévot ; le bon journaliste, le mauvais journaliste ; le mauvais prêtre, soit, mais aussi le bon prêtre. On demanda à Casimir Bonjour, assez spirituellement, « un petit bout d’honnête homme ». Il répondit sans esprit, mais avec un accent de sincérité qui frappe et qui, sans doute, lui fait honneur : « Ce genre d’opposition est si ordinaire dans une comédie qu’on me fera l’honneur de croire que je n’avais pas été sans y penser ; mais je n’ai pas voulu l’admettre. L’identité de ridicule, dans mes personnages, était une nécessité de mon sujet tel que je l’avais conçu. La variété ne pouvait se retrouver que dans les formes du travers… Mon tableau pousse au noir, je le reconnais. La société actuelle offre des points de vue plus riants que, sans doute, je saisirai plus tard… Je crois être dans la vérité, j’ai peint ce que j’avais sous les yeux, ce qu’on rencontre à chaque pas. Le caractère de l’homme à toutes les époques est de rechercher son bien-être. Le caractère distinctif de l’homme de nos jours est de rechercher l’argent qui est devenu le seul signe et le moyen de bien-être. Tout individu qui a des désirs, des passions, c’est-à-dire tout individu normalement conformé, doit nécessairement se proposer ce but : c’est la tendance universelle. En elle-même, elle peut n’être pas blâmable ; mais elle a des effets qui le sont. C’est précisément là ce que j’ai voulu dire. » L’intrigue est assez forte dans L’Argent, et il y a jusqu’à trois personnages, représentant les serviteurs et en même temps les victimes de l’argent, qui sont dessinés avec netteté et qui ne se ressemblent point. C’est fort bien. La a dissertation centrale sur le prestige de Mgr l’Argent se termine assez gentiment ainsi. C’est une dame qui parle :

Mille pardons, Messieurs, il faut que je vous quitte.
Dame de charité, je songe aux malheureux ;
Ce matin je vais faire une quête pour eux.
— En carrosse, Madame, eh ! par quelle aventure ?
— Précisément, Monsieur, je n’y vais qu’en voiture.
Autrefois je quêtais seule et sans suite : eh bien,
Mes pauvres y perdaient ; je ne rapportais rien.
Du cœur humain telle est sans doute la nature.
À pied j’avais cent sous ; j’ai vingt francs en voiture.
L’aspect de l’opulence est toujours engageant.
C’est l’argent qui décide à donner de l’argent.
Aussi, Monsieur, afin d’obtenir davantage,
Je demande toujours l’aumône en équipage.

Le Protecteur et le Mari est une pièce tout à fait heureuse. Elle est amusante et elle dénonce un travers bien national qui, bien entendu, n’a fait que croître depuis 1829 : c’est le fonctionnarisme, « l’étatisme », la manie de demander tout à l’État, le fait, universel chez nous, de naître en rêvant une place du gouvernement. La pièce met en scène un préfet mis à la réforme et ne respirant qu’à être replacé. Il nous rappelle le sous-préfet de Daudet dans L’Évangéliste vous savez, ce sous-préfet qui employait ses loisirs forcés à « faire un peu de classement » dans sa correspondance, ne pouvant plus en faire dans les papiers administratifs. Sa femme nous trace son portrait de la manière suivante :

Il lui faut, avant tout, les titres, la puissance.
Nous pourrions à Parts vivre dans l’opulence.
Mais non ; il ne veut pas d’un bien qui vient s’offrir,
Et regrette les maux qu’il n’a plus à souffrir.
Nous avions un chef-lieu d’une maussaderie…
Mais admirez l’effet de la bizarrerie :
Depuis qu’il a quitté, par un bienfait du sort,
Cet ennuyeux séjour, il s’ennuie à la mort.
Sa santé dépérit ; il devient pâle et blême ;
Tout lui semble odieux, jusqu’aux choses qu’il aime ;
Enfin, il est-malade et de corps et d’esprit.
Les soucis l’engraissaient, le repos l’amaigrit.
Voulez-vous que son teint se ranime et s’épure ?
Faites-lui respirer l’air d’une préfecture.

Sur quoi, généralisant, un autre personnage fait le « Premier Paris » en vers, qui est la pièce essentielle de l’ouvrage dans ce genre de comédie :

Tout le monde veut vivre aux dépens de l’État.
On veut être commis, officier, magistrat ;
On veut des traitements avoir le privilège.
Qu’un jeune homme ait, dix ans dans le Fond d’un collège,
Mis du noir sur du blanc, il semble que le roi
Soit chargé de son sort et lui doive l’emploi.
Si le gouvernement suivait cette tendance,
Les administrateurs de notre pauvre France,
En se multipliant tous les jours par degrés,
Deviendraient plus nombreux que les administrés.

C’est précisément ce qui est advenu. Le bon Casimir était bon prophète à ses heures. Mais ce qu’il y a particulièrement à remarquer dans Le Protecteur et le Mari, c’est que Bonjour y a atteint au vrai comique, au comique vigoureux et à la verve, à la vis comica qu’il faut bien confesser qu’il a rarement. Il a une fin d’acte digne de Beaumarchais, dans Le Protecteur et le Mari. Cinq ou six maris causent ensemble, et l’un d’eux se gaudit de tout son cœur sur un mari trompé dont il vient d’être question. Il sort. Aussitôt, l’un de ceux qui restent :

……………………… Comme on s’abuse !
Il est plus amusant que ceux dont il s’amuse !
Vous l’avez vu, Messieurs, vous l’avez admiré,
Et ses éclats de rire et son air assuré ?
Mais il ne sait donc pas… ce que sait tout le monde ;
Que sa femme… Et c’est lui qui plaisante et qui fronde.
Et celui qui vient de parler ainsi sort à son tour. Et les autres :
Je n’en peux plus. J’étouffe ! Oh 1 c’est trop amusant !
Ce pauvre Ressimeux n’est-il pas bien plaisant ?
Avez-vous remarqué ces principes sévères ?
Il poursuit, abîme, il écrase… ses confrères.
Oh ! le drôle de corps ! Mais il ne sait donc point
Qu’il est infortuné, qu’il l’est au dernier point ?
Qu’on ne trouverait pas, de Pékin jusqu’à Rome,
Un mari plus complet que ne l’est le pauvre homme !
Mais j’entends le piano. Je me suis oublié.
— Ne sortez pas, mon cher… Vous êtes marié !
— C’est vrai. — Moi, je le fus. — Moi, je le suis encore.
— Je ne redoute rien ; mais. — Je sais qu’on m’adore
Et cependant. — Eh bien ! que faisons-nous ? — Ma foi,
Je n’ose m’en aller. — Ni moi non plus. — Ni moi !
— Ici nous sommes tous intimidés, ce semble !
Je ne vois qu’un parti, c’est de sortir ensemble.
(Rideau.)

Je passe sur Naissance, fortune et mérite, qui n’est guère qu’une pièce de circonstance. Le Presbytère a de plus hautes visées. Casimir Bonjour a prétendu y tracer sa règle de devoirs au clergé catholique, comme Molière a tracé les règles de la vraie dévotion dans le Tartuffe. Ces choses-là sont toujours amusantes. Mais la pièce est fort bien faite, d’ailleurs, et le talent de Casimir Bonjour s’y révèle sous un nouvel aspect. Il n’avait fait jusque-là que des comédies, et même des pièces qui tenaient comme le milieu entre la comédie et le vaudeville. Le Presbytère est un petit drame, une manière de tragédie bourgeoise. Abstraction faite de la thèse, du reste regrettable, sur la tolérance et l’intolérance et du parallèle entre le bon prêtre et le mauvais prêtre, c’est une pièce qui est quelque chose comme La Petite Ville de Picard, un peu poussée au noir. Cancans, médisances et calomnies de petite ville, dévots, dévotes, gens qui ont pris dans l’habitude de se confesser celle de confesser les autres, recherches dans le passé des voisins et découvertes terrifiantes : tout cela est vrai, précis, net et très vif, je dis, du moins, morceau par morceau ; car la pièce est un peu longue et traînante. Elle fait honneur, tout compte fait, au talent de Casimir Bonjour. Elle est un effort vers le grand art qui aboutit plus qu’à moitié.

Le Bachelier de Ségovie est une satire dirigée contre l’éducation ou plutôt contre « l’instruction » données sans discernement à des enfants qu’elle entravera, au lieu de les munir. C’est ce qu’un autre normalien, Dyonis Ordinaire, persiflait joliment dans les vers bouffes, passés en proverbe :

Expliquer les Métels, les Pauls et les Fabrices,
À d’honnêtes garçons qui vendront des épices !

ou plutôt qui n’auront acquis à cette éducation que l’incapacité d’en pouvoir vendre. La « dissertation centrale » prend dans cette pièce l’ampleur et le développement d’une véritable satire à la Boileau ou à la Juvénal, moins l’âpreté. Elle est vraiment distinguée. Je me fais un plaisir de la tirer de l’oubli, puisque aussi bien, ce que je fais aujourd’hui, c’est un recueil de « morceaux choisis ».

Je dois pour mon malheur aux bontés de ma mère
Une éducation dont je ne sais que faire…
— Dans la foule, mon cher, tu dois être aperçu ;
Et ton instruction… — Qui n’en a pas reçu ?
Les bourses des couvents, celles des séminaires
Rendent l’esprit commun et les talents vulgaires.
Cette ville en fourmille, et dans tous les quartiers
On ne voit que docteurs, misère et bacheliers.
Aussi quand, par hasard, une place est vacante,
Au lieu d’un candidat, on en trouve cinquante.
Découragé parfois d’un retard éternel,
J’ai voulu retourner à l’état paternel ;
Mais cette illusion était bientôt déçue :
Un bachelier peut-il conduire une charrue ?…
Gusman, écoute encore et ne m’interromps point.
Tu connais mon début, lorsque, de Ségovie,
Je vins à Salamanque, où j’entrai dans la vie ?
Mais jamais je n’obtins de triomphes si grands,
Si complets, que l’année où tu quittas les bancs.
En latin comme en grec, comme en métaphysique,
Mon nom fut sans rival et mon succès unique !
Chacun battait des mains ; les parents attendris,
À mon heureuse mère enviaient un tel fils.
Enfin j’eus de la gloire en version, en thème,
Et le corrégidor me couronna lui-même !!!
J’étais dans ce moment moins qu’un dieu, plus qu’un roi.
Le lendemain d’un jour si fortuné pour moi,
Quand, le cœur plein encor d’émotions si chères,
Et tout chargé de prix, j’allai voir les bons pères,
Mon principal me dit avec paternité :
« Vous entrez aujourd’hui dans la société ;
L’avenir est à vous, le passé vous protège ;
Vous fûtes, mon ami, le premier au collège :
Indubitablement vous le serez partout.
Choisissez un emploi. Vous êtes propre à tout.
— Dès lors, il ne s’agit que de vouloir, mon père.
J’ai de tout temps aimé le métier de la guerre.
Mon choix est fait. » — À quoi le vieillard répondit :
« C’est justement le seul qui vous soit interdit.
Qui n’a pas traversé l’École militaire
Languit sous-officier et meurt dans la misère.
Aussi sur d’autres points consultez votre goût ;
Car, excepté cela, vous êtes propre à tout.
— Si j’étais commerçant ? — Oh ! c’est une autre affaire.
Est commerçant qui veut : la loi laisse tout faire ;
Sous ce rapport au moins entière liberté.
Cependant, un obstacle a toujours existé.
Il faut, pour exercer le métier ou la banque,
De très gros capitaux ; et c’est ce qui vous manque.
Ainsi réfléchissez ; consultez votre goût.
À cela près, mon fils, vous êtes propre à tout.
— Avocat ?… — Pour le coup, vous êtes raisonnable.
Avocat, cet emploi me paraît convenable.
Point de frais de patente et d’établissement ;
Il faut, pour réussir, du raient seulement ;
Et vous ne craignez pas d’être mis à l’épreuve.
Allez donc, défendez l’orphelin ou la veuve !
Pourtant… ce choix présente une difficulté ;
Mais c’est la seule. Il faut suivre la faculté
Pendant trois ou quatre ans ; il faut rester peut-être
Cinq ou six ans encor, pour se faire connaître.
Vous ne le pouvez pas. Consultez votre goût.
À cela près, mon fils, vous êtes propre à tout. »
Ce discours me surprit sans m’ôter le courage.
J’expliquais sa froideur par les glaces de l’âge,
Et j’allais, sur l’avis qui m’en était donné,
Voir le corrégidor qui m’avait couronné.
Ou je m’étais beaucoup exagéré ma gloire,
Ou bien ce magistrat a fort peu de mémoire :
C’était le lendemain de mon ovation,
Et je fus obligé de lui dire mon nom.
J’osai solliciter de sa bonté puissante
La place de greffier en ce moment vacante.
« Vous greffier, mon ami, dit-il ; apparemment,
Vous oubliez qu’il faut un cautionnement ? »
Je sentis la rougeur me monter au visage ;
Mais, contenu devant un si grand personnage,
Mon orgueil descendit bientôt à le prier
De me nommer du moins commis de ce greffier.
« Mais un commis, dit-il, vous l’oubliez encore,
Doit savoir, s’il vous plaît, ce que son chef ignore.
Leur gestion diffère essentiellement ;
Car l’un a le travail, l’autre le traitement.
Avez-vous les talents que cette place exige ?
— Mais je suis bachelier, seigneur, lui répondis-je.
— Bachelier ! Ainsi donc vous savez ce que c’est
Qu’un archonte, un consul, et vous seriez sans peine
Commis de Cicéron, greffier de Démosthène ?
Mais très certainement vous ignorez encor
Les devoirs d’un alcade ou d’un corrégidor.
………………………………………………………
En Espagne, mon cher, pour faire son chemin,
Il faut être Espagnol et non pas un Romain.

Je connais peu, dans le genre classique qui est celui de Bonjour, de morceaux mieux faits et d’un meilleur tour que celui-ci. Évidemment, plus fait pour écrire des satires et des épîtres que des pièces de théâtre, il était, pour le genre où sa vocation l’appelait, dans sa pleine et forte maturité en 1844, à l’âge de quarante-huit ans. Le morceau que je viens de rapporter est digne d’être conservé dans les recueils de pièces classiques.

La Filleule ou les deux Âges, qui ne fut jamais représentée, mériterait de l’être. Elle est très fine, et elle est très bien conduite. Le sujet en est très joli. C’est, comme je l’ai dit, une « surprise de l’amour ». Une jeune fille, filleule d’un excellent vieux général, parce qu’elle aime son parrain de profonde affection, s’imagine l’aimer d’amour. Elle l’amène presque de force, de douce violence au moins, à la prendre pour femme. Ce qui devait arriver arrive. Il ne se passe pas un très long temps sans que la jeune femme s’éprenne pour de bon et très réellement d’un jeune homme parfaitement digne, du reste, de son amour. Nous voilà à une impasse, car en 1850 le divorce n’existait pas. Comment sortir de la ? En 1850 le divorce n’existait pas ; mais il existait des vieillards bien spirituels. Le vieux général s’est laissé faire, oui ; il a même été flatté et un peu plus remué qu’il n’aurait voulu, par l’amour de la jeune personne ; mais il n’a pas perdu la tête. Il s’est ménagé une porte de sortie. Il a contracté à dessein avec sa filleule un mariage qui, légal en Angleterre, était illégal en France.

Très malin, le vieux général. Si la jeune femme était restée, par impossible, éprise de lui, dix ans, par exemple, après le mariage, il lui aurait dit négligemment : « Je viens de m’apercevoir que nous n’étions pas mariés du tout. Réparons ; passons à la mairie. » Dans le cas contraire… C’est le cas contraire qui s’est produit, comme il était à peu près impossible qu’il se ne se produisît pas. Et le bon parrain a la joie de pouvoir dire à sa filleule : « Il y a maldonne », en style de joueur, ou : « au temps ! » en style militaire.

La pièce, un peu lente, comme toutes les pièces de Bonjour, est vraiment agréable cependant et d’une certaine profondeur psychologique en même temps que d’une véritable habileté dramaturgique. La « dissertation centrale » est au premier acte :

Consulte la raison. Est-ce que, par hasard,
Tu voudrais devenir la femme d’un vieillard ?
D’une telle union écoute le programme :
Quelquefois un vieillard émeut une jeune âme ;
Des qualités du cœur, des faits d’armes brillants,
Un peu de gloire, enfin, couvre ses cheveux blancs.
On veut, on croit aimer ; un doux nœud vous rassemble !
Mais dès qu’on a passé cinq ou six mois ensemble
L’illusion fait place à la réalité.
La gloire a disparu, le vieillard est resté.
Aussitôt, contre lui, la campagne est ouverte,
Et dix mille rivaux ont conspiré sa perte.
Les jeunes et les vieux, les oisifs, les jaloux ;
Et, d’avance, Sophie, une place est perdue,
Quand, si bien attaquée, elle est mal défendue ;
Et le seul point douteux, pour un public moqueur,
C’est le jour de la chute et le nom du vainqueur.
Admettons cependant, car je crois… aux miracles,
Qu’un couple adroit parvienne à forcer tant d’obstacles,
Que la femme, en dépit de cette hostilité,
Demeure respectable et l’époux respecté.
De ce zèle constant que rien ne peut abattre,
De cette vie entière employée à combattre,
Que résultera-t-il ? Gloire, sagesse, honneur,
Ils posséderont tout, excepté le bonheur…
Parmi les éléments du bonheur des époux,
La convenance d’âge est le premier de tous.

Bonjour écrivait en vers trop voisins de la prose pour notre goût, mais en bons vers didactiques de son temps, c’est-à-dire du dix-huitième siècle. Il doit figurer avec honneur dans cette suite du dix-huitième siècle qui s’est allongée à travers le dix-neuvième jusque vers 1850 et dont les personnages les plus éclatants sont Béranger, Delavigne et Scribe. Il ne faut pas tout à fait l’oublier. J’ai pris soin et j’ai pris plaisir à le remettre un-petit moment en mémoire. Une palmette sur cette petite tombe aimable.

La Comédie et les Mœurs sous la Restauration et la monarchie de Juillet (1815-1848), par M. Charles-Marc des Granges

M. Charles-Marc des Granges vient de publier une singulière brochure. Généralement, comme dit Musset :

Sitôt qu’il nous vient une idée
Pas plus grosse qu’un petit chien,
Nous essayons d’en faire un âne.

Sitôt que nous avons de quoi faire une brochure de cinquante pages, nous en faisons un juste volume de 360 pages un peu interlignées. Chez M. des Granges, c’est précisément le contraire. Il avait en main de quoi faire un gros volume très intéressant, très substantiel. Il a ramassé, tassé sa matière ; il a coupé le développement, toutes les fois qu’il commençait ; il a, de plus, fait des pages de 43 lignes à 60 lettres et il nous a donné ainsi son affaire en 100 pages tout juste. Quelle économie du temps de son lecteur !

Je vous dis tout cela pour que vous ne vous y trompiez pas. La Comédie et les Mœurs sous la Restauration et la monarchie de Juillet, ce n’est pas une brochure, c’est un volume condensé. Le public est prié de ne pas se méprendre. Il y a d’abord une immense lecture, et personne, sauf M. Charles Lenient, ne connaît le théâtre de 1815 à 1850 comme M. des Granges. « Il a tout lu, tout vu, tout bu », comme disait Veuillot. Les plus gros et les plus infimes lui ont passé par les mains et sous les yeux. Il n’a pas lu seulement tous les auteurs… — Eh bien ! quoi donc ? et qu’est-ce qu’il a pu lire ? Il a lu tous les critiques, et nous verrons tout à l’heure pourquoi. Et c’est cela qu’il nous donne en cent pages. Honneur à cet homme qui est si ménager de notre temps et de nos yeux, et qui veut nous instruire complètement dans le moins de temps possible. Je ne dissimulerai pas pourtant à M. des Granges que cela sent un peu l’effort vers le laconisme et que lui, si économe du temps, il ne perdra pas le sien à étendre sa brochure en un volume4 en donnant des analyses un peu plus étendues, des extraits des critiques un peu plus nombreux, à ses théories mêmes un peu plus d’exposition et en mettant un peu d’air dans tout cela.

Quant à l’utilité, soit de la brochure actuelle, soit du volume futur, elle est incontestable. La période de 1815 à 1850 a été une des plus brillantes et une des plus fécondes de toute notre littérature dramatique et, surtout, ç’a été une période d’évolution très circonstanciée, où l’on a eu à se débarrasser de quelque chose et à trouver ou retrouver quelque chose de très différent et où il y a eu des survivances encombrantes, des obstacles à vaincre, toute une révolution,

Et, d’autre part, ç’a été l’époque de véritables genres, très particuliers, assez contestables, mais qui ont eu leur vie, leur carrière et dont la carrière n’est pas encore tout à fait terminée et qui vivent encore plus ou moins artificiellement.

Voulez-vous que nous commencions par ceux-ci ? Peu vous importe, n’est-ce pas ? Eh bien ! ces genres très particuliers, assez contestables, mais qui ont été très goûtés, c’est la comédie dramatique et la comédie historique.

La comédie dramatique, c’est la comédie qui côtoie le drame et qui n’en diffère que parce qu’elle ne renonce pas à l’office propre de la comédie qui est de peindre les mœurs et que parce que, d’ordinaire, elle a un dénouement heureux. C’est un genre mixte. Elle peint les mœurs ou elle en a la prétention ; elle fait rire ou sourire ; mais elle a beaucoup de moments tragiques, et elle se sert des ressorts que l’on nomme la terreur et la pitié.

Ni M. des Granges ni moi ne prétendons qu’elle a été inventée de 1815 à 1850. Elle est dans Molière. Tartuffe est essentiellement une comédie dramatique ; c’en est même le type. Elle a été exploitée un peu lourdement par La Chaussée, comme vous savez assez. Elle a trouvé enfin dans Diderot un théoricien et dans Le Philosophe sans le savoir de Sedaine son second modèle très net. Tartuffe et le Philosophe sans le savoir sont les deux individus les plus précis et les plus classiques du genre comédie dramatique.

Mais il faut bien savoir, et je vous renvoie à l’ouvrage de M. des Granges pour les exemples, qui sont nombreux et éclatants, que c’est de 1815 à 1830 que la comédie dramatique a fleuri largement et s’est épanouie, beaucoup plus que du temps d’Augier, de Dumas et de M. Sardou. Cette époque de la Restauration et de Louis-Philippe est toute pleine de comédies dramatiques fort intéressantes. Les Scribe, les Mazères, les Bonjour, les Empis ont donné de tout leur cœur dans ce genre. Et donc, si vous acceptez la théorie de M. Lanson, qui n’est pas la mienne du reste, et je me suis expliqué là-dessus, mais où il y a une part de vérité, bien entendu ; si vous considérez Augier, Dumas et M. Sardou comme les successeurs de La Chaussée, il ne faudra, au moins, pas dire que les Augier, Dumas et Sardou sont remontés vers La Chaussée, ont rebroussé vers La Chaussée, mais que de La Chaussée à Augier, avec des interruptions assez sensibles à l’époque Révolution-Empire, il y a une tradition presque continue de comédie dramatique et que, s’il y a interruption, ce n’est pas de Scribe à Augier, ce n’est pas de 1840 à 1850 ; mais bien au contraire.

En vérité, il faut considérer la comédie dramatique comme ayant toujours existé depuis l’époque classique, comme ayant eu des manifestations très rares au dix-septième siècle, comme ayant eu des manifestations plus nombreuses au dix-huitième siècle, comme ayant eu des manifestations continues depuis 1815 ou plutôt depuis 1829, jusqu’à la fin du dix-neuvième siècle et jusqu’à nos jours.

Quoique, pour mon goût personnel, j’aime assez la distinction nette des genres, je crois cette comédie destinée maintenant à durer toujours. Elle est fondée en raison, puisqu’elle est une figuration assez exacte de la réalité, où la comédie est entremêlée sans cesse au drame ; elle détend l’attention du spectateur précisément par le passage agréable s’il est bien ménagère la joie à la crainte ou de la malice à la pitié ; c’est un genre mixte très acceptable, et si d’un côté j’aime l’unité de ton n’allant pas jusqu’à la monotonie, d’autre part, j’aime ce qui est difficile, et vous savez qu’il n’y a rien de plus difficile que la comédie dramatique. Les écoliers y vont tout droit comme à quelque chose de tout naturel et de très aisé ; mais ils s’y cassent le nez merveilleusement. L’inexpérience y court ; mais c’est seulement l’expérience consommée qui s’en tire. Je suis sûr que Molière vous dirait que c’est bien plus facile de faire Les Femmes savantes ou L’École des femmes que Tartuffe et Le Misanthrope (lequel n’est pas une comédie dramatique, mais tend déjà vers ce genre).

Mais ceci est de la théorie. Je ne voulais qu’indiquer, avec M. des Granges, que 1815-1830 est une grande époque de comédie dramatique et qu’il y a. à cet égard, une tradition continue de Scribe à Augier.

Une parenthèse — nous avons le temps — Scribe occupe une place immense dans l’ouvrage de M. des Granges et une place très honorable. De quelque côté qu’on se tourne, on le voit. De quelque genre qu’on s’occupe, on l’y trouve et toujours en position éminente. Scribe sort très grandi du livre de M. des Granges, et ce livre aurait fait nager dans la joie l’oncle Sarcey. Et notez que ce n’est pas du tout au point de vue de Sarcey que se place M. des Granges. Il ne s’occupe guère, ou vraiment point du tout, de l’habileté dramaturgique. Ce qui le frappe, c’est que Scribe a peint très exactement les mœurs de son temps, et c’est qu’il a été souvent très hardi, et il le prouve parfaitement ; et c’est qu’il a été un novateur et c’est absolument vrai ; et c’est qu’il a dans tous les genres poussé en avant et fait rendre à chaque genre tout ce qu’il pouvait donner à cette époque.

La raison en est simple ; mais il fallait s’en aviser, et pour mon compte, je n’y avais jamais songé, et M. des Granges y songe très bien. La raison… c’est d’abord qu’il avait beaucoup de talent ; mais la seconde raison, non moins essentielle et peut-être plus, c’est qu’il collaborait sans cesse, soit en nommant ses collaborateurs, soit en ne les nommant pas.

On lui apportait des pièces, des huit points de l’horizon. Il y avait de tout là-dedans : des drames noirs, des comédies dramatiques, des comédies historiques, des comédies-bouffes, des vaudevilles, des opérettes, etc., etc. Lui, très intelligent, très ingénieux, capable de comprendre tous les genres de théâtre, ne dédaignait rien, ne négligeait rien. Dans chaque ours il voyait l’idée qui, mal comprise ou point comprise du tout par l’auteur, pouvait fournir quelque chose entre ses mains. Alors, tantôt ne retenant que l’idée qui lui était venue à propos d’un manuscrit, il refusait le manuscrit et faisait une pièce absolument sienne et sur laquelle l’auteur du manuscrit n’avait absolument aucun droit ; — tantôt, trouvant l’ours déjà viable, il acceptait la collaboration et faisait subir à l’ours un travail d’orthopédie qui avait pour résultat qu’il pût marcher ; — tantôt enfin, trouvant l’ours presque agréable, il acceptait, encore et à plus forte raison, la collaboration et se bornait à lécher l’ours.

Mais il s’ensuivait de tout cela qu’il travaillait dans tous les genres possibles, puisqu’en dehors des pièces dont il avait lui-même l’idée première, il faisait beaucoup de pièces dont l’idée première, plus ou moins nébuleuse, plus ou moins consciente, était d’un autre. Il faisait des pièces qui étaient vaguement nées, ou dans un esprit sombre, ou dans un esprit amer, ou dans un esprit mélancolique, ou dans un esprit ironique, ou dans un cœur sentimental, ou dans une âme naïve, ou dans un tempérament joyeux, ou dans une complexion tournée au bouffe. Il en restait quelque chose, et son talent c’était la souplesse d’intelligence qui savait distinguer ce qu’il y avait de propre au théâtre dans chacune de ces conceptions ou de ces vagues tendances ; mais il en résultait que forcément il travaillait dans tous les genres dramatiques possibles. Il n’était pas seulement un homme de théâtre. Il était littéralement le théâtre tout entier de son temps. Tout le théâtre de son temps confluait à lui, et il en tirait un théâtre multiforme, infiniment varié, quelquefois très suranné et quelquefois très hardi, selon les provenances et selon le ton différent qu’il savait mettre aux provenances différentes. De là les étonnements de la critique à son endroit, qui, souvent, ne retrouvait plus son Scribe, et ne savait d’où lui venait ce Scribe tout nouveau. Reste que ce fut un merveilleux instinct dramatique et un étonnant metteur en œuvre des idées des autres, et même des siennes.

Fermons la parenthèse.

Un autre genre, très important, a été, plus que la comédie dramatique, de l’invention des auteurs qui ont brillé de 1815 à 1850. C’est la comédie historique, Ici il faut encore commencer par dire que la comédie historique existait avant 1815. Tout le monde connaît Les Trois Racan, qui est du dix-septième siècle et qui est tout à fait une comédie-historique, ou anecdotique, comme Scribe en a fait trente. Tout le monde sait que les comédies de Dancourt sont le plus souvent des anecdotes vraies du temps, dont Dancourt faisait de petites pièces. Tout le monde (et nous voici tout à fait à la comédie historique proprement dite), connaît La Partie de chasse de Henri IV, de Collé.

Il n’en est pas moins vrai qu’avant 1815 la comédie historique était fort rare. L’histoire, même anecdotique, avait une dignité, aux yeux de nos pères, une autorité imposante, que l’on n’estimait point compatible avec la comédie. Avec l’histoire, surtout ancienne, mais même moderne et même contemporaine (Bajazet, sans aller plus loin), on faisait des tragédies ; de comédies point, ou très rarement.

De 1815 à 1830, la comédie historique se met à abonder. Rémusat en donne une raison épigrammatique qui n’est presque qu’une boutade, mais qu’il faut cependant mettre en ligne de compte, quand bien même on ne citerait pas ce passage seulement parce qu’il est joli. À propos de Henri III, il écrivait : « Le public s’est plu à cette peinture comme à tout ce qui est dédain du passé. Cette disposition du public a opéré comme un renversement de l’art dramatique. Autrefois, la tragédie représentait les infortunes des princes et la comédie les ridicules des citoyens ; aujourd’hui, il nous faut le drame pour les infortunes des citoyens et les pièces historiques pour les ridicules des princes. »

Le paradoxe est bien spirituel. Et l’on sent bien qu’aussi il y a du vrai, beaucoup de vrai. Il va sans dire que, comme raison de la faveur dont a joui la comédie historique, c’est insuffisant, c’est trop étroit. Pour Rémusat, la comédie historique serait une dégénérescence de la tragédie et en même temps une parodie de la tragédie. Elle succéderait historiquement à la tragédie, comme, dans la même séance théâtrale, le Drame satirique succédait à la tragédie au théâtre d’Athènes. Ce n’est pas bête du tout. Seulement, pour que ce fût tout à fait vrai, il faudrait, d’une part, que la comédie historique n’eût pas existé du temps où régnait la tragédie, car c’est seulement dans ce cas que la comédie historique pourrait être considérée comme la dégénérescence de la tragédie et la parodie de la tragédie et la tragédie livrée aux bêtes et aux vers : « Sur le Racine mort, Scribe et Dumas pullulent » ; — et il faudrait, d’autre part, que la comédie historique eût été toujours, ou, au moins, le plus souvent, à tendances antiroyalistes, antiprincières, antiaristocratiques. Or, il n’en fut rien. La comédie historique était souvent, le plus souvent, aussi respectueuse des rois, princes et grands que l’avait été la tragédie, plus même que souvent ne l’avait été la tragédie du dix-huitième siècle.

La vérité est que la comédie historique était un genre mixte, tout comme la comédie dramatique, à laquelle elle fait comme pendant. La comédie dramatique était et est encore un mélange de drame et de comédie ; la comédie historique était un mélange de tragédie et de comédie. La comédie dramatique était un drame mitigé ; la comédie historique était une tragédie mitigée. C’était une tragi-comédie, comme on a dit un instant dans l’histoire littéraire dramatique ; c’était une tragédie souriante, comme la comédie dramatique était une comédie larmoyante, C’était une tragédie souriante, comme Don Sanche d’Aragon (car Corneille a tout inventé), comme Bérénice un peu, comme Esther un peu. Elle est née de ce seul fait qu’avant les siècles classiques et après les siècles classiques, les genres ne sont pas bien délimités et qu’un moment vient où, par exemple, l’histoire n’est plus prise exclusivement au sérieux et par conséquent renvoyée tout entière à la tragédie ; et où, par exemple, « les mœurs des hommes dans une condition privée » (définition de la comédie par Fénelon) ne sont pas données exclusivement à la comédie. Les genres se sont confondus comme les classes. Il n’y a pas d’autre raison à la naissance ou à la renaissance ou à la recrudescence, comme vous voudrez, de la comédie-historique dans la première moitié du dix-neuvième siècle.

Cette comédie historique a, du reste, produit de véritables chefs-d’œuvre, comme Le Verre d’eau et Don Juan d’Autriche et Mademoiselle de Belle-Isle.

Je sais bien que cette dernière comédie, qui fut tenue pour un chef-d’œuvre pendant soixante ans, est considérée, depuis la dernière reprise que la Comédie-Française en a faite, comme une stupidité. Mais d’abord, quoique je sois, au fond, de ce dernier avis et quoique, relativement, j’en aie toujours été, je n’ai jamais cessé de dire et j’ose le dire encore après la dernière reprise, que deux premiers actes de Mademoiselle de Belle-Isle sont une petite merveille de mouvement, de vie et d’adresse et d’habileté dramatiques ; et puis, voyez-vous, quand une pièce a été tenue pour un chef-d’œuvre pendant soixante ans, elle est un chef-d’œuvre. Elle peut ne plus plaire ; elle est sans doute inférieure aux pièces qui traversent les siècles sans jamais tomber, comme les écuyères font les cerceaux en papier ; sans doute, mais encore elle est un chef-d’œuvre ; car l’office d’une pièce de théâtre c’est d’exciter l’intérêt d’une foule renouvelée pendant cinquante ou soixante ans, c’est-à-dire par trois générations, et quand le Decies repetita placebunt est atteint, il faut s’incliner. Quand une pièce a plu au grand-père, au fils et au petit-fils, comme Diane de Poitiers, diantre, il faut que ce soit une jolie femme.

Pour ce qui est du Verre d’eau et de Don Juan d’Autriche, l’opinion est unanime, et l’on tombe d’accord à dire que ce sont toutes les deux des pièces excellentes.

La comédie historique a eu même sa situation dans le monde de la pensée et très probablement son influence sur les penseurs de l’âge qui ont suivi. Je l’ai fait plus d’une fois remarquer. Elle a pris position, s’il vous plaît, contre la « philosophie de l’histoire », boniment solennel, mais pris très au sérieux juste au moment où la comédie historique florissait. La philosophie de l’histoire assurait que les grands événements sortaient des grandes causes, des causes profondes, et elle s’évertuait à chercher ces grandes causes et à scruter ces causes profondes. À quoi la comédie historique répondait : « Il n’y a pas de grandes causes, et les grands événements sortent très souvent de causes toutes petites, de causes microscopiques. » C’est la philosophie du Verre d’eau, et vous la trouverez dans presque toutes les comédies historiques de cette époque. La comédie historique s’insurgeait tout simplement contre Ballanche, Guizot, Tocqueville, Herder, Quinet et Vico ! Elle allait bien, la comédie historique !

Remarquez d’abord qu’elle ne pouvait pas faire autrement. Reconnaître la philosophie de l’histoire, c’eût été de sa part un suicide. Si les grands événements naissent de grandes causes, point de comédie historique. L’événement, c’est le dénouement. Si le dénouement dépend de causes grandes, profondes et lointaines, je ne peux pas faire une comédie. Je ne peux pas faire mes quatre premiers actes avec l’influence de la Réforme sur l’individualisme, l’influence du concile de Trente sur les mœurs, et l’influence du système de Law sur la précipitation de la monarchie. Plus de comédie historique possible.

Si, au contraire, les grands événements peuvent très bien dériver de causes toutes petites, mon grand événement, c’est-à-dire mon dénouement, je le ferai dériver d’une petite cause, d’un petit fait ou de plusieurs petits faits, et c’est avec ces petits faits que je construirai mes quatre premiers actes, et ce sera la chute d’un verre d’eau qui sera cause de la guerre de 1750 ou de 1904, et ma comédie est possible.

Ainsi raisonnaient les comiques-historiens, et ils ne pouvaient pas raisonner d’autre sorte.

Ai-je besoin d’ajouter qu’ils avaient raison et que leur philosophie de l’histoire, négative de la philosophie de l’histoire qui était en vogue, était infiniment supérieure à celle-ci ? Les grands événements dérivant des petits faits, mais Pascal n’avait pas dit autre chose quand il écrivait : « Cromwell allait ravager toute la chrétienté, la famille royale était perdue et la sienne à jamais puissante, sans un petit grain de sable qui se mit dans son urètre. Rome même allait trembler sous lui ; mais ce petit gravier s’étant mis là, il est mort ; sa famille abaissée, tout en paix et le roi rétabli. »

Il n’a pas dit autre chose quand il a écrit : « Le nez de Cléopâtre. S’il eût été plus court, la face du monde eût été changée. »

Montaigne n’a pas dit autre chose quand il a écrit : « Les poux sont suffisants pour faire vaquer la dictature de Sylla. »

Voltaire a soutenu toute sa vie, on le sait assez, que les grands événements dérivent de causes imperceptibles, et il me semble que, comme historien, Voltaire peut compter.

Doudan n’a pas soutenu une autre doctrine quand il a écrit : « Mon cher ami, tandis qu’on se creusait la tête pour prévoir ce qui arriverait dans cet Orient, voici peut-être que le dénouement survient du côté où nul ne l’attendait. L’empereur de Russie, en mourant, laisse peut-être les seules chances possibles d’une paix un peu prompte. La moitié de l’histoire est faite ainsi d’événements inattendus qui font prendre une autre course au fleuve, et comme dans les romans d’Anne Radcliffe, c’est par une porte cachée dans la muraille qu’entrent et sortent les personnages importants du drame. »

Contestera-t-on Doudan comme penseur ? Eh bien, voici l’opinion de celui qui est considéré par toute l’Europe comme le plus grand penseur du siècle, de quoi, du reste, je ne crois pas un mot. Tolstoï n’a pas cessé de dire que le gain ou la perte des batailles dépendait, non du génie du général, non du courage ou de la constance du soldat, mais d’un je ne sais quoi, d’un rien du tout qui, à un moment donné, « change tout, donne à tout une face imprévue », d’où il suit que toute l’histoire est accidentelle.

Nierez-vous Tolstoï comme historien ? Eh bien, voici M. Seignobos, qui, je crois, passe pour un historien de quelque poids. Que nous dit-il dans sa conclusion de sa magnifique Histoire de l’Europe politique contemporaine ? Il nous dit ceci : « Une tendance naturelle à attribuer les grands effets à de grandes causes, nous porte à expliquer l’évolution politique, comme l’évolution géologique, par des forces profondes et continues plus larges que les actions individuelles. L’histoire du dix-neuvième siècle s’accorde mal avec cette conception. La révolution de 1830 a détruit l’alliance de l’Europe contre la Révolution, implanté dans l’Ouest le régime parlementaire et préparé l’incubation des partis catholique et socialiste : elle a été l’œuvre d’un petit groupe de républicains obscurs servis par l’inexpérience de Charles X. La révolution de 1848 a fait passer dans la pratique le suffrage universel, préparé l’unité nationale de l’Europe centrale, organisé les partis socialiste et catholique : elle a été l’œuvre de quelques agitateurs démocrates et socialistes aidés par le découragement subit de Louis-Philippe. La guerre de 1870 a créé l’empire allemand, l’a rendu prépondérant en Europe, a détruit le pouvoir temporel du Pape, a établi le régime de la paix armée ; la guerre de 1870 fut l’œuvre personnelle de Bismarck préparée par la politique personnelle de Napoléon III. À ces trois faits imprévus on n’aperçoit aucune cause générale dans l’état intellectuel, politique ou économique du continent européen. Ce sont trois accidents qui ont déterminé l’évolution historique de l’Europe contemporaine. »

On a infiniment gouaillé Scribe pour sa courte vue historique. C’était un penseur ! Il se plaçait tout simplement dans une liste de grands esprits qu’il faut lire ainsi : « Montaigne, Pascal, Voltaire ; Scribe, Doudan, Tolstoï, Seignobos. » Quand on répète Montaigne, Pascal et Voltaire ; quand on inspire, évidemment, Doudan, Tolstoï et Seignobos, on peut se moquer des gens qui vous trouvent petit esprit. — Que de choses dans Le Verre d’eau ! — Eh ! vous voyez bien qu’elles y sont.

*
* *

J’ai jusqu’ici examiné ce qui, dans le travail si intéressant de M. Desgranges, concernait les genres nouveaux ou presque nouveaux, inventés ou réinventés par les dramatistes de 1815 à 1830. Mais, au milieu de cela et, pour ainsi parler, entre la comédie dramatique et la comédie historique, que devenait bien la comédie, la comédie proprement dite, celle qui peint les mœurs des hommes dans une « condition privée » pour en faire rire et, s’il se peut, pour les corriger ? La décadence et la renaissance de cette comédie, c’est précisément le fond même du sujet qu’a entrepris M. Desgranges et du travail qu’il a fort bien exécuté.

En 1815, la comédie proprement dite se mourait, se mourait littéralement, et, depuis cent ans, c’est-à-dire depuis Le Sage, Regnard et Dancourt exclusivement. Car, remarquez, Regnard et Dancourt ne sont pas du tout des hommes de génie ; mais, enfin, ils sont de bons poètes comiques en ce sens qu’au moins ils font de la comédie. Ils regardent les hommes de leur temps et ils les peignent, et ils font Le Joueur, Le Légataire universel, c’est-à-dire le vieux célibataire en proie aux aigrefins ; et Le Chevalier à la mode, et Les Bourgeoises de qualité, etc., pendant que Le Sage fait Turcaret, la véritable comédie du temps.

Après ces hommes véritablement très considérables dans l’histoire de la comédie, la comédie proprement dite disparaît presque. Elle ne revit que par accident dans La Métromanie, dans Le Méchant (tout à fait grande et vraie comédie). On ne peut même pas dire qu’elle revive dans Beaumarchais, qui est un bouffe de génie, mais qui n’est nullement un peintre de mœurs de son temps.

Mais quoi donc, en vérité, avait pris la place de la comédie ? Quelque chose de très particulier, pas trop ennuyeux, mais qui n’avait de commun avec la comédie que le nom. Une manière de dissertation morale en dialogue. On prenait, non pas dans la réalité d’alentour, mais dans son cerveau, un type abstrait de travers éternel, le glorieux, le vaniteux, l’irrésolu, le grondeur, l’ambitieux, l’optimiste, le pessimiste ; on traçait correctement ce portrait, comme aurait fait Boileau dans une satire ou dans une épître ; on entourait cela de quelques discours à effet pour ridiculiser ou flétrir ce travers ; on reliait le tout par une intrigue quelconque à Angélique et à Dorante ; et l’on intitulait cela comédie.

Ce n’était pas du tout une comédie, c’était une dissertation morale dialoguée, une satire ou une épître portée plus ou moins ingénieusement sur la scène d’un théâtre. Les comiques du dix-huitième siècle ont cela de très curieux qu’ils ont pour maîtres, non Molière, mais Boileau et La Bruyère (sauf Beaumarchais qui a pour maître non Boileau, non La Bruyère, non Molière, mais la comédie italienne ou la comédie de la Foire). Cela dura jusqu’à 1820 environ, avec les Collin d’Harleville et les Picard (avec cette exception que Picard, un jour d’erreur, a fait La Petite Ville, qui est une comédie véritable et une excellente comédie).

Pourquoi cette persistance, cette survivance de la fausse comédie, de la grande comédie, de l’épître qui se croit une comédie, de la dissertation sans le savoir ? Pourquoi cette erreur dura-t-elle si longtemps,  et en France, dans le pays qui est le pays propre de la comédie ? C’est de quoi le livre de M. Desgranges donne des raisons et d’excellentes raisons, insuffisamment aperçues jusqu’au jour présent.

C’est que cette comédie était la comédie classique, comme la tragédie à casques et à périphrases était la tragédie classique. Voilà une première raison générale ; ce qui a été consacré comme classique ayant en France la vie et la survie très dures.

De plus, et comme raisons particulières, toutes sortes de choses concouraient à conserver à cette pseudo-comédie une vie factice. Les acteurs, les censeurs et une certaine catégorie de spectateurs y tenaient ferme, y tenaient à qui mieux mieux. — Les grands acteurs y tenaient. Chose très curieuse, et prouvée, les grands acteurs de cette époque (1800-1825) n’aimaient pas jouer les pièces nouvelles. Ils jouaient surtout dans le répertoire, dans les pièces du dix-huitième siècle. C’était leur honneur et leur tradition. Bien. C’est un fait.

Or, tout naturellement, quand ils daignaient accepter de jouer dans une pièce nouvelle, ils voulaient y placer leurs effets ordinaires, ils voulaient que leurs effets ordinaires leur y servissent.

Donc, ils imposaient aux auteurs nouveaux le moule, la complexion générale et la physionomie générale des pièces anciennes, de la comédie classique, de la pseudo-comédie, et par ainsi la comédie traditionnelle se maintenait, se survivait indéfiniment à elle-même.

La scène se reproduisait sans cesse, que Dumas père a racontée et que M. Desgranges rappelle avec beaucoup de raison, la scène de Lafon voulant absolument placer son effet sûr, et, si on ne lui permettait pas de placer son « effet sûr », refusant le rôle : « Voyons, Monsieur Dumas : c’est très bien votre Christine ; c’est très bien ; mais, est-ce qu’il n’y a pas dans votre pièce un gaillard bien campé, qui, au moment où Christine veut faire assassiner le malheureux Monadelschi, vient dire à cette drôlesse de reine : Majesté, vous n’en avez pas le droit ! Non, non, non ! Vous n’en avez pas le droit.

— Ah ! sapristi ! Monsieur Lafon, vous m’y faites songer ; seulement c’est trop tard. Non, ce rôle n’y est pas ; je conviens que ce rôle manque, Monsieur Lafon.

Et l’on ne pourrait pas l’introduire ? Je vous réponds que l’ouvrage y gagnerait, Monsieur.

— Je n’en doute pas ; mais il n’a pas été fait à ce point de vue-là. Que voulez-vous, Monsieur Lafon : nous sommes des réformateurs…

— Et vous n’admirez pas Orosman quand il dit à Nérestan : Te serais-tu flatté d’égaler Orosman en générosité ?”

— Non, Monsieur Lafon.

— Vous n’admirez pas Tancrède, quand il dit à Orbassan : Toi, superbe Orbassan, c’est toi que je défie. Viens mourir de ma main ou m’arracher la vie.

— Non, Monsieur Lafon.

— Alors, Monsieur, je comprends que vous n’ayez pas mis dans votre Christine un gaillard bien planté qui dise à cette drôlesse de reine : Votre Majesté n’a pas le droit d’assassiner ce pauvre homme. Non, non, non ! Elle n’en a pas le droit.

— Et du moment que je n’ai pas mis ce gaillard-là dans ma Christine

— Monsieur, ma visite n’a plus d’objet. »

Et voilà pourquoi les sociétaires de la Comédie-Française n’aimant à jouer que le répertoire et, quand ils jouaient les pièces nouvelles, voulant qu’elles fussent taillées sur le patron des pièces du répertoire, la comédie de 1720, qui n’était pas du tout la comédie, se continuait encore en 1825.

Autre raison : les censeurs. Il était tout naturel que les censeurs, très timorés, comme toujours, ne voulussent que la continuation de la comédie de 1820. Elle ne les gênait pas du tout, celle-là. Ce qui porte sur des ridicules éternels ne gêne pas les contemporains, et ce qui daube des types abstraits ne porte aucun ombrage à qui que ce soit. Quand un auteur voulait railler les ridicules des émigrés, ou des financiers, ou des courtisans, ou des politiciens, la censure dressait l’oreille et elle refusait l’ouvrage et elle disait à l’auteur : « Faites donc L’Avare ou Le Grondeur.

— Mais, Monsieur, ils sont faits.

— Peut-être. Eh bien ! prenez La Bruyère. Tenez, en voici un. Je ne me sépare jamais de La Bruyère. Voyez un peu : l’Ambitieux, le Fanfaron, l’Indifférent, le Fat, l’Admirateur de soi-même, l’Important, le Conteur, l’Égoïste, l’Amateur d’oiseaux, l’Amateur de tulipes, l’Amateur de prunes. Voilà des caractères.

— Et le Dévot ?

— Ah ! non, cependant ! Même dans La Bruyère il y a…

— Et l’Amateur de lis ?

— Ah ! non ! La Bruyère n’en a pas parlé.

— Et le Trembleur ?

— Monsieur, brisons là, je crains d’en trop entendre.

— Adieu, Pauline ! »

Troisième raison : les connaisseurs. Les connaisseurs sont une espèce disparue. Mais elle sévissait vertement de 1800 à 1830 et même un peu au-delà. Les connaisseurs étaient des lettrés, très peu répandus dans le monde, mais qui connaissaient à fond leur répertoire, et qui n’éprouvaient nullement le besoin qu’on leur peignît le monde réel, le monde de leur temps, où ils ne vivaient pas du tout, mais qui éprouvaient celui de retrouver leur cher répertoire dans les pièces nouvelles. Ils voulaient surtout que l’auteur d’une pièce nouvelle leur fit éprouver les mêmes sensations que celles où ils avaient coutume, et, par conséquent, fût suranné.

Je connais très bien cette abominable race. J’en suis. Sarcey en était. Je ne vais pas dans le monde, j’observe peu, je lis beaucoup, j’ai une bonne mémoire. J’ai l’esprit peuplé de types et de scènes appartenant  aux trois derniers siècles, et instinctivement ce sont ces types et ces scènes, légèrement modifiés, très légèrement, que je trouve bons quand on me les présente. Tolstoï a très finement, dans un livre très mauvais du reste, dans Qu’est-ce que l’art ? caractérisé cette race funeste. « La critique, dit-il (je résume), étant toute pénétrée du passé, commence toujours par ne rien comprendre à une œuvre originale et par lui reprocher précisément ce par quoi elle vaut ; et l’on peut être sûr que, si dans une œuvre nouvelle elle trouve quelque chose de bon, c’est un reliquat du passé, un résidu du passé, c’est une scorie… »

Or, « les connaisseurs » de 1800 à 1830 étaient tout simplement des critiques et, à ce titre, ils étaient essentiellement traditionnistes et conservateurs, et notez qu’ils formaient « bloc » et se serraient les coudes de très près. Ils étaient connaisseurs en ce  sens surtout qu’ils se connaissaient tous. Ils formaient un groupe très compact au parterre du Théâtre-Français et de l’Odéon, et ils maintenaient énergiquement la tradition, la comédie classique, la pseudo-comédie de 1720.

Voilà les raisons de la persistance et de l’opiniâtreté de survie factice de la fausse comédie à travers le premier tiers au moins du dix-huitième siècle.

Mais qu’est-ce qui, enfin, en a eu raison ? Par où la vraie comédie est-elle ressuscitée ?

C’est très curieux. Elle est ressuscitée un peu (car il faut tenir compte de tout) par les meilleurs d’entre les traditionnistes eux-mêmes : par Casimir Delavigne avec L’École des Vieillards et Les Comédiens et La Popularité ; par Casimir Bonjour (si féroce ennemi du vaudeville), avec Les Deux Cousines, Le Protecteur et le Mari, L’Épreuve électorale et Le Presbytère, qui sont de vraies comédies. Mais elle est ressuscitée surtout — vous ne le croiriez pas — par le vaudeville. De même que la tragédie classique a été peu à peu détrônée et éliminée par le mélodrame des boulevards, si longtemps méprisé ; de même que le drame romantique, Henri III, Hernani , surtout Antony , n’est que « le mélodrame parvenu » ; de même la comédie moderne, ou plutôt la vraie comédie de 1700, c’est au dix-neuvième siècle, dans le berceau du vaudeville, qu’elle renaquit.

J’ai résisté longtemps à cette idée, à cette vue. J’y ai résisté, parce que c’est trop symétrique. Voyez-vous bien ? D’un côté le drame romantique naissant du mélodrame et détrônant la tragédie, comme Geoffroy l’avait prédit dès 1810 ; de l’autre, la comédie moderne naissant ou renaissant du vaudeville, et détrônant la comédie genre dix-huitième siècle. C’est trop symétrique. Cela sent le manuel d’histoire de la littérature ; cela a l’air d’une loi. J’ai des défiances invincibles à l’égard des lois en histoire et en histoire littéraire.

Cependant, je me rends, à moitié au moins. Cette loi a bien l’air d’un fait, pour une fois. Il est bien certain que l’observation des ridicules actuels étant à très peu près éliminée de la « haute comédie » pour toutes les raisons que j’ai dites, c’est dans le vaudeville qu’elle s’était réfugiée.

Rien n’est plus différent de ce que nous appelons le vaudeville aujourd’hui que le vaudeville de 1825. Nous n’appelons plus guère vaudeville, aujourd’hui, que la pièce à quiproquos. Dès qu’une pièce légère est sans quiproquos, nous l’appelons une comédie. Le vaudeville de 1825 est une petite comédie, portant sur les ridicules du jour, spirituelle, gaie, mêlée de couplets. C’est une petite comédie.

Or, comme elle n’avait pas de prétentions, ni les acteurs, qui n’étaient pas les sociétaires du Théâtre-Français, mais les petits acteurs des boulevards, ne la dédaignaient et ne l’empêchaient de naître et de croître ; ni les « connaisseurs », qui n’y allaient pas, ne l’assommaient de leurs hautains mépris ; ni enfin les censeurs ne la gênaient beaucoup : un vaudeville, cela ne tire pas à conséquence.

Et, par cette porte basse, la comédie rentrait dans le monde théâtral et dans le monde littéraire. Les Scribe et les Mazères ont commencé par le vaudeville, très modestement et très utilement pour leur développement littéraire et pour leur gloire. Scribe n’a fait que des vaudevilles pendant une bonne dizaine d’années. Au point de vue du métier, il se faisait la main ; au point de vue de l’art, il prenait le meilleur chemin. Il se préparait à la grande comédie beaucoup mieux que s’il eût, du premier pas, abordé ou essayé d’aborder la Comédie-Française, où il aurait été forcé d’entrer dans le moule. Peut-être que le malheur de Casimir Bonjour, très bien doué, a été que Monsieur l’ancien élève de l’École normale a méprisé le vaudeville et a voulu aborder tout de suite la grande comédie. Il a eu quelque peine, ensuite, à se dégager du moule. Scribe, lui, n’a eu, quand la grande réputation lui est arrivée, qu’à élargir son cadre. Son vaudeville, petite comédie, n’a eu qu’à s’étendre pour devenir la comédie, et la vraie, je ne dis pas la supérieure, mais la vraie : La Calomnie, Une chaîne, Camaraderie, Charlatanisme, etc.

Et cette comédie-là, Balzac aidant, sans doute, ce qu’il ne faut pas oublier, a donné naissance à la comédie qui s’appellera « la comédie du dix-neuvième siècle », celle d’Augier, Dumas et Sardou.

Voilà ce que nous enseigne le petit volume de M. Desgranges.

Ajoutez que, chemin faisant, il abonde en renseignements de détail, en rapprochements curieux et infiniment instructifs. Tenez, entre cent, en voici un ou deux. Pour prouver, ce que nous savons, mais ce que le public ne sait pas, que les « hardiesses » les plus fortes du Théâtre Libre ou de n’importe quel théâtre moderne ont été égalées ou dépassées dès 1830, M. Desgranges cite la curieuse pièce de Scribe et Terrier (1832) : Dix ans de la vie d’une femme ou Les Mauvais Conseils. C’est tout simplement une Thérèse Raquin. On y voit une femme tomber de chute en chute au dernier degré de la misère et de l’ignominie. Et, vous savez, il y a du talent. Il y en a beaucoup. Très évidemment la pièce est de Terrier. Terrier aura apporté cela à Scribe, et Scribe aura dit : « Bigre ! C’est raide ! » Et puis, cédant à ce goût qu’il avait de gagner des gageures : « Mais, précisément pour cela, laissez-moi la pièce. Je parie que je fais passer ça. »

De la même époque, voici une pièce qui nous rappelle à nous, et Le Supplice d’une femme et La Loi de l’homme et encore L’Autre Danger. J’emprunte à M. Desgranges son analyse qui est absolument exacte, sauf un ou deux points sans importance.

M. Duresnel, honorable magistrat, ne voulant pas emmener aux Pyrénées sa femme, son fils d’un premier mariage et sa fille Fanny, les a laissés à Paris, où, dès le début de l’action, il vient les rejoindre. En son absence on a beaucoup reçu un jeune Anglais, lord Talmours, ami du fils. Fanny aime lord Talmours ; le fils croit que Talmours n’attend que le retour du père pour demander la main de sa sœur… Talmours feint de l’amour pour la fille, de l’amitié pour le fils ; mais il a entraîné la mère dans une faute irréparable. Mme Duresnel nous est représentée comme atterrée par une situation dont elle ne sent toute la gravité et toute l’horreur que depuis le retour de son mari.

La belle et robuste confiance de celui-ci, la radieuse et confiante naïveté de Fanny, l’amitié droite du jeune fils pour lord Talmours, forment avec les remords de la mère une opposition naturelle et puissante. C’est au moment même où l’on va signer le contrat de mariage de Talmours et de Fanny que M. Duresnel apprend la vérité… Duresnel ordonne à lord Talmours de se déshonorer lui-même aux yeux de Fanny en refusant, pour une question d’argent, de signer le contrat ; il ordonne à sa femme de garder le silence sur son crime, de vivre désormais auprès de lui et sans lui, expiant par son dévouement à sa fille l’inexpiable passé. — La beauté de ces dernières scènes est dans la rapidité et la simplicité de l’action et du style ; je ne sais rien de moins déclamatoire que cette pièce écrite en 1830.

Des anecdotes, encore, très intéressantes, illustrent comme les marges de cet agréable ouvrage. Il y en a une, bien piquante, sur l’influence du théâtre sur les mœurs. Vous savez assez comme Diderot, Sedaine, Voltaire y croyaient ferme. « Qu’est-ce, s’écriait Voltaire, qu’est-ce, en effet, que la bonne comédie ? C’est l’art d’enseigner la vertu et la bienséance en action et en dialogues. Que l’éloquence du monologue est froide en comparaison ! A-t-on jamais retenu une seule phrase de trente ou quarante mille discours moraux ? Et ne sait-on pas par cœur ces sentences admirables, placées avec art dans des dialogues intéressants : “Homo sum…” C’est ce qui fait le grand mérite de Térence ; c’est celui de nos bonnes tragédies, de nos bonnes comédies. Elles n’ont pas produit une admiration stérile ; elles ont souvent corrigé les hommes. J’ai vu un prince pardonner  une injure après une représentation de Cinna [il s’agit de Frédéric II]. Une princesse qui avait méprisé sa mère alla se jeter à ses pieds en sortant de la scène où Rhodope demande pardon à sa mère. Un homme connu se raccommode avec sa femme en voyant Le Préjugé à la mode [pièce de La Chaussée]. J’ai vu l’homme du monde le plus fier devenir modeste après la comédie du Glorieux ; et je pourrais citer plus de six fils de famille que la comédie de L’Enfant prodigue a corrigés… »

À ces exemples il convient d’ajouter celui-ci, que M. Desgranges trouve dans une préface de Mazères. Mazères avait fait une pièce, très jolie, ma foi, intitulée Le Jeune Mari, où il montrait les inconvénients qu’il y avait pour une vieille femme à épouser un jeune homme. Quelque temps après la première représentation de la pièce, il reçut d’une dame veuve, riche, élégante et d’un âge respectable, une invitation à dîner : « Monsieur, lui dit-elle presque aussitôt, vous êtes mon sauveur, et j’ai tenu à vous témoigner toute ma reconnaissance. Je ne suis plus jeune. Je cherche le bonheur. Je croyais le trouver dans un second mariage. Mais j’ai vu votre pièce et j’ai reçu une rude leçon qui me sera profitable. Je resterai veuve. » — Un mois après, ajoute Mazères, elle épousait un jeune et brillant militaire.

Mais où M. Desgranges a apporté peut-être le plus de soin, c’est à relever les jugements et appréciations de la critique à propos des pièces qu’il étudie. Car ce qu’il prétend faire, c’est l’histoire des mœurs par l’histoire de la littérature. Or, il me semble aussi convaincu que moi de la fausseté un peu ridicule de cet ancien axiome : « La littérature est l’expression de la société ». La littérature est si peu l’expression de la société qu’elle n’en est pas même le contraire. Si elle en était le contraire, ce serait très agréable. On n’aurait qu’à en prendre le contre-pied pour savoir quel était, en un temps, l’état d’une société ; et, signe certain d’erreur, elle le serait par conséquent de vérité.

Mais voici. La littérature est un peu l’expression du contraire de l’état de la société ; mais pas tout à fait. Elle est l’expression du contraire de l’état d’une société en ce sens que de cette société elle exprime non la réalité, mais le rêve. La littérature, c’est ce que rêve une société à un tel moment ; c’est l’idéal qu’elle caresse ; c’est à quoi elle aspire. Et comme on aspire toujours à ce qu’on n’a pas et à être ce qu’on n’est pas, la littérature est un peu l’expression du contraire de l’état d’une société à un moment donné. Le romantisme fleurit tout naturellement dans la platitude générale de la société française de 1815 à 1848.

Donc la littérature exprime un peu le contraire de l’état d’une société. Mais non pas tout à fait. Car la littérature s’inspire un peu du rêve de la société qui l’entoure ; mais elle s’inspire aussi de ses habitudes réelles et tendances de tous les jours.

Et encore la littérature vit d’une vie propre, comme l’art, se développe en un sens ou en un autre, sans que ni le rêve vaguement conçu par la société qui l’entoure, ni la réalité même de cette société l’inspire autant qu’on le croit. La littérature n’est pas absolument un monde à part, mais elle ne laisse pas d’être un monde à part. Et, en dernière analyse, ce que la littérature exprime le plus, c’est l’état d’âme des littérateurs.

Si l’on veut absolument faire l’histoire des mœurs par l’histoire de la littérature, comment donc s’y prendre et quelle est la méthode juste ? Eh bien ! dit M. Desgranges, il faut s’inquiéter de l’effet qu’ont produit les œuvres sur le public. C’est cela qui nous renseignera précisément, « Les mœurs d’une époque nous apparaissent bien moins dans les ouvrages mêmes que dans les jugements des critiques et des spectateurs contemporains. »

M. Desgranges a donc lu avec autant d’attention et extrait avec autant de diligence les Janin, les Gautier, les Béquet, les Planche (que, cependant, il néglige trop), que les Casimir Delavigne, Casimir Bonjour, Mazères, Scribe, Waflard et Théaulon.

Évidemment, il a raison. Que dit cette pièce ? Que veut-elle dire ? Combien a-t-elle eu de représentations ? A-t-elle été reprise ? Combien de fois ? Avec quel succès ? Qu’en ont pensé les critiques du temps ? Voilà évidemment comment il faut pousser l’enquête pour avoir quelques lumières, par la littérature, sur l’esprit d’un temps. Il n’y a rien à dire à une si évidemment bonne méthode.

Maintenant, mène-t-elle bien loin ? à des résultats bien certains ? Oh ! oh ! je n’en répondrais pas. Le succès d’une pièce est certainement un bon indice. Mais, étant donné qu’une œuvre d’art plaît comme œuvre d’art, littérairement et non moralement, et par suite d’habitudes et de préjugés littéraires qui n’ont rien avoir, ou peu de chose, avec l’état moral d’un peuple, le succès ou l’insuccès d’une pièce renseigne peu sur l’état des mœurs et des idées à telle date. De ce que Polyeucte a peu réussi en son temps et Athalie pas du tout, il faut conclure que le dix-septième siècle a été un siècle irréligieux. Est-ce bien sûr ? De ce que Hernani a réussi et les Burgraves point du tout, il faut conclure que la France était chevaleresque en 1830 et ne l’était plus en 1843. Est-ce certain ?

Quant aux critiques, ils sont peu sûrs, eux aussi, comme documentation. Souvent ils sont très personnels. Souvent ils s’expriment eux-mêmes et n’expriment qu’eux. M. Desgranges sait bien lui-même, presque mieux que moi, que Janin, Gautier et Planche n’expriment guère l’opinion du temps, mais la leur ; et ils ont diablement raison. Aussi descend-il jusqu’à des critiques de moindre valeur, qui ne sont plus des critiques, mais des enregistreurs. Bon ; mais ceux-ci sont tellement des imbéciles que ce qu’on trouve à les lire, même comme renseignements, ce n’est rien du tout. Il est très rare d’avoir la bonne fortune de trouver un critique qui, à la prit du public, et à la fois soit assez intelligent pour le bien analyser et le bien faire comprendre. Ce critique-là, c’était Sarcey. Les Sarcey sont rares.

Je conclurai qu’il faut, sans doute, s’occuper de la littérature pour faire l’histoire des mœurs ; mais que l’histoire des mœurs ne se fait guère, tout compte fait, avec l’histoire de la littérature.

Pixérécourt

Ambigu : Latude ou Trente-cinq ans de captivité, drame historique en cinq actes et six tableaux, de Guilbert de Pixérécourt et Anicet Bourgeois.

On sait que l’Ambigu a, jusqu’à nouvel ordre, renoncé aux drames nouveaux et puisé à larges brassées dans l’ancien répertoire du boulevard du Crime, qui ne cesse jamais de retrouver, sinon ses anciens et fabuleux succès, du moins un public très attentif et très sympathique. Et le voilà qui, me rappelant les théâtres de province du temps de ma jeunesse, remet bravement sur son affiche Latude ou trente-cinq ans de captivité… et soixante-neuf ans de succès.

Car Latude fut joué, pour la première fois, le 15 novembre 1834, à la Gaîté. Le nom du théâtre de la Gaîté était, à cette époque, absolument antiphrastique.

Il avait pour auteur le vieux Pixérécourt et le très jeune Anicet Bourgeois. M. Félix Duquesnel, mon très spirituel et très informé confrère, a retrouvé sur cette collaboration de l’automne et du printemps une phrase de l’époque dont il ne veut pas priver ses lecteurs et dont je serais désolé de frustrer les miens : « L’un a fourni l’expérience et le bienfait du savoir-faire ; l’autre, la fougue de la jeunesse, l’entrain de la vingtième année. » On ne saurait mieux dire. À distance, il serait difficile de démêler quelles sont les parties du drame qui sentent l’expérience et quelles sont celles qui sentent l’entrain et la fougue ; mais après soixante-neuf ans, il est permis à un drame de paraître tout entier un peu fatigué.

La vérité stricte, c’est que cet antique drame est comme le « vieux » de Daudet, et que les auteurs pourraient dire de lui : « Eh ! mon vieux ! il marche encore. »

Et on le voit marcher, véritablement, avec plaisir. L’histoire est un peu monotone ; mais elle est en progression d’intérêt, et depuis l’arrestation de Latude jusqu’à son évasion qui forme le « clou » central, et ensuite depuis son évasion et sa nouvelle arrestation jusqu’aux efforts de la bonne dame Legros pour obtenir son élargissement et jusqu’à sa délivrance, grâce à la décision du « vertueux Malesherbes », le drame a une suite ferme et présente très suffisamment, avec un grand intérêt de pitié, un très puissant intérêt de curiosité.

C’était un sujet très bien choisi. Aristote aurait dit, au chapitre des prisons ou à celui des échelles de corde, que le personnage principal était bon parce qu’il n’était « ni du tout bon, ni du tout méchant », ce qui est, paraît-il, l’idéal du personnage dramatique.

Car Latude n’était pas, comme bien vous savez, un innocent Il avait mérité cinq ans de prison avec sursis, à peu près. Il avait fait une simple petite tentative d’escroquerie. Petit gentilhomme languedocien, à l’en croire, né en 1725, à Montagnac, il avait en 1749, à vingt-quatre ans, ce qui est une excuse, recherché la protection de Mme de Pompadour. Cela n’est pas défendu ; mais, ne se fiant pas à sa figure ou à son étoile, il avait, pour s’acquérir cette bienveillance, inventé un complot contre la favorite ; puis il était venu lui dénoncer le complot imaginé par lui. C’était bien une petite escroquerie ; mais elle était vénielle, à tout prendre. Si l’on enfermait pour trente-cinq ans, carcere duro, tous ceux qui ont inventé un complot !…

Toujours est-il qu’on l’arrêta, qu’on le condamna a la détention perpétuelle et qu’il s’en fallut de peu que la détention ne fût perpétuelle en effet. Mais Latude avait la vie dure ; il résista aux tortures de trente-cinq ans de Vincennes, de Charenton et de Bicêtre. Il survécut vingt et un ans à sa détention. Libéré en 1784, il vit tous les préliminaires d’une Révolution qu’il avait évidemment appelée de tous ses vœux, la Révolution elle-même, le Consulat et le commencement de l’Empire. Il ne mourut, très obscur, sinon oublié, qu’en 1805, à l’âge de quatre-vingts ans. Il n’avait pas passé la moitié de sa vie en prison. Bien des maris trouveront qu’après tout il n’y a pas tant à s’apitoyer sur Latude.

Latude mania surtout des bâtons de chaise, des éclats de bûche et des ficelles pour en faire des échelles d’évasion ; mais il mania aussi la plume. Le Mémoire adressé à la marquise de Pompadour par M. Danry (pseudonyme de prisonnier qui lui avait été imposé) est bien de lui. Ses mémoires (Histoire d’une détention de trente-neuf ans (sic) dans les prisons d’État écrite par le prisonnier lui-même) sont apocryphes. Mais il a certainement une part, et importante, dans l’ouvrage de l’avocat Thierry : « Le Despotisme dévoilé, ou Mémoires de Latude rédigés sur les pièces originales (1793) ».

Le personnage est donc bon, et le sujet aussi. Il ne lui manque qu’une chose, l’attrait d’un certain mystérieux. Il n’y a pas de dessous ni d’arrière-plan. On voudrait un X, un secret, une profondeur d’ombre derrière Latude. On connaît trop, dès les premières scènes, toute son affaire. Il évolue dans la lumière. Le Masque de Fer, à cet égard, serait beaucoup plus intéressant. A-t-on fait des drames sur l’homme au Masque de Fer ? Évidemment. Mais je n’en connais pas. Renvoyé à L’Intermédiaire des chercheurs et des curieux.

Le drame du vieux Pixérécourt et du jeune Anicet Bourgeois est du reste tout pénétré de cet air de sincérité, d’honnêteté, de moralité, d’ingénuité et de candeur qui est le trait distinctif de toutes les œuvres de Pixérécourt. Ce Pixérécourt est un homme de toute importance dans l’histoire de la littérature dramatique. C’est lui et non pas un autre, qui, dès 1798, par Victor ou l’Enfant de la forêt, a créé le drame populaire. Ce n’est pas la Chaussée, ce n’est pas Diderot, ce n’est pas Sedaine, ce n’est pas Beaumarchais. La Chaussée, Sedaine, Diderot, Beaumarchais ont créé le drame bourgeois ; mais c’est Pixérécourt qui a fondé le drame populaire. On pourrait citer Collé. Oui, et ce ne serait pas bête. Collé a fait La Partie de chasse de Henri IV, et La Partie de chasse de Henri IV est bien un drame populaire. Cependant c’est encore un drame populaire élégant et noble. C’est un drame populaire où il y a un roi.

Si canimus silvas, silvæ sint consule dignæ.

Le véritable fondateur du drame, c’est bien M. le gentilhomme, M. le ci-devant, M. l’émigré Guilbert de Pixérécourt.

Son drame a, tout de suite, tous les éléments, tous les ingrédients, si vous voulez, du drame populaire. C’est un fait-divers. C’est un fait-divers lugubre. C’est un fait-divers où il y a un crime ou des crimes. C’est un fait-divers où il y a de l’extraordinaire et de l’invraisemblable, comme le voulait Corneille pour la tragédie. C’est un fait-divers où il y a des innocents ou des quasi innocents, affreusement persécutés. C’est un fait-divers où la vertu est récompensée et le vice puni au dénouement. Surtout, c’est un fait-divers qui, en dehors du dénouement et par le ton et l’esprit qui y règne, enseigne la vertu ; c’est du théâtre moral, moralisateur, moralisant. C’est donc le drame populaire tout entier. Pixérécourt ignorait le style et peut-être même l’orthographe ; mais il savait le théâtre et il a créé un théâtre.

Il en a été largement récompensé. Certes, on ne peut pas dire qu’il a été un inconnu. On ne saurait croire la vogue qu’il a eue, l’influence qu’il a exercée et l’état qu’ont fait de lui, non seulement son brave public populaire, mais les hommes les plus lettrés, les plus experts et les plus distingués. Ils voulaient bien oublier son style qui était un modèle, mais peut-être un modèle à ne pas imiter… Au fait, nous sommes de loisir, voulez-vous un échantillon du style de Pixérécourt ? En voici un, choisi dans Cœlina ou l’Enfant du mystère, car si Victor est l’enfant de la forêt, Cœlina est l’enfant du mystère, et, comme dit Brid’oison, on est toujours le fils de quelqu’un. Donc voici comme parle l’assassin qui a des remords, dans Cœlina : « Où fuir ? Où porter ma honte ? Errant depuis le matin dans ces montagnes, je cherche en vain un asile qui puisse dérober ma tête au supplice. Je n’ai pas trouvé d’antres assez obscurs, de cavernes assez profondes pour ensevelir mes crimes. Sous ces habits obscurs, rendu méconnaissable à l’œil le plus pénétrant, je me trahis moi-même. Baissant vers la terre mon front décoloré, je ne réponds qu’en tremblant aux questions que l’on m’adresse. Il me semble que tout dans la nature se réunit pour m’accabler (On entend résonner l’écho). Où suis-je ? Quelle voix menaçante ! Ciel ! que vois-je ? Ce pont, ces rochers, ces torrents… C’est là que ma main criminelle versa le sang d’un infortuné !… Oh ! mon Dieu ! vois mes remords… Arrête, misérable, et n’outrage pas le ciel. Les larmes, l’échafaud, voilà le sort qui t’attend et auquel tu ne pourras échapper. »

Nonobstant cette écriture étrange, les plus fins connaisseurs en littérature faisaient grand cas du bon Pixérécourt, et partageaient absolument l’opinion que la foule avait sur lui. Geoffroy l’appelait tantôt le Corneille et tantôt le Racine du boulevard, et quelquefois il lui donnait les deux noms à la fois. Charles Nodier l’admirait profondément. Il lui disait : « Vous avez fait la seule tragédie populaire qui convienne à notre époque. Vous avez dominé cet assemblage de scènes informe, abortif et monstrueux, qui était le drame du Directoire, orageux comme une émeute, mystérieux comme une conspiration, bruyant et meurtrier comme une bataille, tout rempli de cavernes, de spectres et de cachots Vous avez retrouvé l’entente des effets, la nouveauté hardie et vraisemblable des moyens, la propriété même du style, que sa forme apophtegmatique rend plus capable de laisser des traces dans les esprits » Nodier affirmait même, ce qui est peut-être le résultat d’une statistique, et alors, par ma foi, il faudrait s’incliner, que « les crimes ont été plus rares en France tant qu’on a joué Le Chien de Montargis », — et il ajoutait que Pixérécourt avait été à lui seul toute une religion.

Je n’exagère point : « Le théâtre de Pixérécourt, en l’absence du culte, a suppléé aux directions de la chaire muette. »

Ceci n’est pas tout à fait conforme aux dates : car la première pièce populaire de Pixérécourt est de 1798, et les églises ayant été rouvertes en 1799, Pixérécourt a pu suppléer à l’absence du culte, mais seulement pendant un an ou dix-huit mois, ce qui ne suffit pas pour mesurer la portée de cette suppléance ou de cet intérim.

Mais Nodier était emporté par l’enthousiasme, et il continuait : « De ce théâtre on sortait toujours meilleur, et ceci n’est pas une hyperbole ; car… » Et, comme on dit qu’un Anglais disait à un charretier qui brutalisait son cheval : « Tu n’as donc pas vu les dessins d’Hogarth ? » de même Nodier assure qu’un ex-chourineur, à qui on proposait de commettre un crime, aurait répondu : « Malheureux ! Tu n’as donc jamais vu jouer un drame de Pixérécourt ? »

Tel est, résumé, mais non augmenté et plutôt affaibli, le dithyrambe que Nodier chantait en l’honneur de Pixérécourt vers 1827. Et l’on m’a reproché d’avoir trop chanté M. Rostand sur le mode thébain !

Et Nodier n’était pas le seul. Raynouard, l’illustre Raynouard, l’auteur, s’il vous plaît, des Templiers, écrivait à Pixérécourt : « Il faut songer à légitimer vos bâtards par une bonne tragédie, et vous entrerez à l’Académie ». Raynouard était persuadé que Pixérécourt était parfaitement capable d’écrire ses Templiers en quelques semaines de printemps.

Et le très illustre Népomucène Lemercier, l’auteur, s’il vous plaît, de Pinto, lui écrivait : « Diderot, Sedaine, Beaumarchais ont pressenti ce que vous menez à bonne fin ».

Pixérécourt avait les noms de Nodier, Raynouard et Lemercier sur le front comme une couronne de lauriers, et on lui jetait encore ceux de Diderot, Sedaine et Beaumarchais comme un diadème d’étoiles.

Ainsi il alla, par Victor ou l’Enfant de la forêt, par Cœlina ou l’Enfant du mystère, par Les Mines de Pologne, par Les Maures d’Espagne, par Le Solitaire de la Roche-Noire, par Le Petit Carillonneur ou la Tour ténébreuse, par Le Chien de Montargis, par Christophe Colomb, par La Chapelle des bois ou le Témoin invisible, par La Peste de Marseille, par Polder ou le Bourreau d’Amsterdam, par L’Allée des veuves ou la Justice en 1773, par Latude ou Trente-cinq ans de captivité, de 1798 à 1834, pendant trente-six ans de captivité aux mains de Melpomène, de succès en succès, de victoire en victoire, de triomphe en triomphe.

Et après, ce ne fut pas fini ; car on reprit ses drames avec zèle et avec la plus grande fortune jusque vers 1860 à Paris, jusque vers 1870 en province. Je vois dans mes archives que Le Chien de Montargis, repris en 1853 à la Gaîté, eut un très grand succès et qu’à la même date Cœlina, je ne sais où, probablement à l’Ambigu, fut reçu avec un grand applaudissement.

Et voici qu’on recommence et avec faveur. Chaque genre a ses classiques. Les classiques du drame populaire sont Dumas père, Ducange, Anicet Bourgeois et d’Ennery. Leur père, leur créateur, leur source, leur Corneille, c’est Pixérécourt. Le drame épuisé revient à ses origines pour reprendre ses forces.

Savez-vous pourquoi ? C’est qu’en chaque genre c’est le créateur qui a la foi. Il n’est pas toujours habile ; il n’est pas toujours très fort ; mais il croit profondément à ce qu’il fait. Cela donne l’accent. Les autres sont souvent plus forts ; mais ils ne croient pas à ce qu’ils font ou ils y croient moins profondément, et cela ne se sent pas tout de suite, mais finit par se sentir. D’Ennery était bien fort, mais il ne croyait pas à ce qu’il faisait. C’était un homme d’esprit, un des hommes les plus spirituels que j’aie connus. Le public ne s’en doutait pas, parce que d’Ennery avait trop d’esprit pour être si bête que d’en mettre dans ses drames ; mais c’était un homme très spirituel qui s’amusait à faire des drames populaires pour gagner de l’argent et acheter des bibelots japonais. Mais il n’avait pas la foi, et cela s’il n’a pas été senti d’abord, se sentirait ou ne tarderait pas, je crois, à se faire sentir si l’on reprenait ses drames.

Voyez, dans un exemple, la déformation progressive du drame populaire aux mains de ceux qui y travaillent sans y croire. Le mélodrame, aux mains de Pixérécourt, est une pièce pleine de crimes destinée à en inspirer l’horreur, et il y réussit. Arrive, non pas Anicet Bourgeois, non pas même d’Ennery qui, tout compte fait, s’ils n’ont pas la foi, ont le respect du genre, mais par exemple Benjamin Antier. Antier est un bon faiseur, élève du reste de Pixérécourt lui-même et une fois ou deux son collaborateur, mais ce n’est pas du tout un ingénu ni un candide. Aussi, un jour, en présence d’un sujet à la Pixérécourt, c’est à savoir Robert Macaire, il le traita avec une conviction relative et un sérieux insuffisant. Il s’amusa un peu de son bandit, et il fit son bandit un peu amusant. Je dis un peu. Il n’eut pas pleinement conscience de ce qu’il faisait. Robert Macaire, au sortir des mains de l’auteur, pouvait encore passer pour un drame honnête, vertueux, excitant à la vertu et donnant quelque pitié aux victimes. Mais Frédérick Lemaître reçut le rôle. Il suivit son génie en l’interprétant. Il le tira tout à fait du côté de la drôlerie grandiose et de la bouffonnerie gigantesque. Le drame fut comme retourné. L’intérêt passa du côté des bandits parce qu’ils étaient amusants. Ce n’était pas seulement ce drame-là, c’était tout le système dramatique de Pixérécourt qui était « inversé », comme disait Mirabeau. Le scandale, même et surtout officiel, fut grand. Robert Macaire fut interdit pendant un assez long temps. On comprit bien que, si les choses continuaient à être prises ainsi, ce qui avait été l’école de la vertu devenait l’école du crime. Et, de fait, sans verser jusqu’à ce point, le drame populaire, depuis, a très souvent donné quelque inquiétude à cet égard.

Voilà un exemple. Voilà une des transformations que le mélodrame de Pixérécourt a subies, pour cause de moindre foi et sincérité dans l’âme de l’auteur. La décadence du mélodrame pourrait bien venir de là. Tous les genres littéraires qui s’adressent à la foule demandent de la candeur : la chanson, l’éloquence religieuse, le drame ; et, à perdre la foi enfantine, ils peuvent très bien paraître moins puérils, mais ils perdent peu à peu de leur action. Que la foule revienne au drame de Pixérécourt, ce sera le signe, non pas que Pixérécourt lui-même va recommencer sa prodigieuse fortune, mais qu’un mélodrame naïf, véritablement populaire, peut renaître et a des chances de bonne et heureuse fortune. Bien entendu, cela m’est bien égal ; mais, tout de même, il est bien entendu aussi que je le souhaite.

Latude à l’Ambigu n’était pas mal joué. L’ensemble est très acceptable, et M. Laroche, dans le personnage principal, était excellent.

Balzac

Odéon : La Rabouilleuse, drame en quatre actes, tiré de Balzac par M. Émile Fabre.

Vous connaissez suffisamment, Le Ménage de garçon de Balzac pour que je n’aie qu’à vous raconter avec précision La Rabouilleuse, moyennant quoi vous verrez très bien ce qui est de Balzac et ce qui est de M. Émile Fabre. Du reste, c’est très net : en gros les trois premiers actes sont de Balzac, ramassé et condensé, le quatrième est de M. Émile Fabre.

Nous sommes à Issoudun, comme vous savez, vers 1820. Flore Brazier, surnommée La Rabouilleuse parce que… c’est trop long et vous le savez et ça n’a aucun intérêt, est servante-maîtresse chez le vieux millionnaire Rouget qui a un gâtisme pour elle. Elle le mène tambour battant, et d’autre part elle a pour amant le beau commandant en demi-solde Max Gillet.

La sœur de Rouget, Mme Brideau, vient, accompagnée de son fils Joseph, solliciter un secours de Rouget, pour sauver des griffes de la justice du temps son autre fils, Philippe Brideau, impliqué dans une conspiration. Scène (trop longue) de supplications.

Rouget résiste, mais paraît ébranlé. Flore et Max arrivent à la rescousse. En trois ou quatre phrase nettes, Max met à la porte Mme Brideau et Joseph, montre qu’il est ici chez lui, se carre franchement au milieu de la chambre et de la maison et, Mme Brideau et Joseph partis, dit avec autorité : « Ce n’était pas plus difficile que ça ! » Rouget est content. Cependant, il dit avec un peu d’inquiétude : « Pourvu que Philippe ne soit pas acquitté et ne vienne pas ici ! » Nous attendons tous Philippe. — Cet acte est d’une précision, d’une clarté, d’une fermeté parfaites. Il est bien assis, bien campé et carré par la base. « C’est aux expositions qu’on sent l’homme de théâtre », a dit très probablement Aristote. M. Émile Fabre est homme de théâtre.

Au second acte, Max Gillet est plus que jamais l’amant de Flore. Il a sa chambre dans la maison de Rouget, et il traite ses amis, les demi-solde d’Issoudun, avec un large sentiment de l’hospitalité. Flore est heureuse et le père Rouget résigné. Tout à coup, alarme au camp. Un colosse entre sans frapper, donne des coups de canne sur les tables (il en donne trop) et déclare net qu’il va un peu nettoyer la maison. C’est Philippe Brideau. Rapidement Max et Flore « tirent un plan ». Flore simulera un départ pour se faire regretter et rejoindre. Sûrement Rouget la rejoindra à Bourges. Là on le parquera. On lui fera faire une donation de tous ses biens, et vienne Philippe Brideau alors !

Le départ est simulé. Rouget se désespère. « Laissez  donc, mon oncle, dit Philippe. Restez bien tranquille ici — et d’abord, mon cher oncle, je ne vous laisse pas sortir — et Flore reviendra d’elle-même, bien gentiment. Pariez qu’elle n’a pas quitté Issoudun… »

Un incident indique qu’en effet elle est dans une maison voisine : « Écrivez-lui qu’elle ait à réintégrer dans les cinq minutes ou qu’elle ne revienne jamais… C’est cela ; elle sera ici dans un demi-quart d’heure Et elle sera souple comme un gant. Je la ferai marcher au doigt et à l’œil. Vous ne connaissez pas les femmes. Les femmes sont des enfants méchants ; et il n’y a rien de plus facile que de les mater ; et il faut être une andouille pour se laisser mener par ces brutes-là… Tenez, que vous disais-je ? la voilà qui revient… Ma petite Flore, vous êtes charmante, vous allez rendre mon oncle heureux, très heureux. C’est moi qui vous le dis. Oui, oui. Parfaitement ! Vous êtes charmante… Ce n’est pas plus difficile que ça ! »

Cet acte, le meilleur des quatre, rapide, emporté en charge à fond de train, beau comme une bataille de l’Empire, brutal et comique à la fois, que l’on pourrait appeler, comme une pièce de Shakespeare Le Domptage de la mégère, a fait un plaisir infini. Il a remué, entraîné, emporté dans son tourbillon la salle entière. On se sentait parti pour un immense succès.

Le commencement du troisième acte a terriblement refroidi. D’abord on ne savait plus où on en était. C’est toujours la même maison, c’est toujours la même salle ; mais on dirait que Philippe Brideau n’a point passé par là.

Et d’abord il n’y est plus. Nous ne voyons que Max, Flore et Rouget. Quoi donc ? Philippe Brideau, vainqueur sur toute la ligne à la fin du II, a-t-il donc été vaincu entre le IIe et le IIIe ? Mais alors il faudrait nous le dire. Il faudrait certes nous le dire !

Ensuite, la situation est exactement la même qu’au commencement de l’acte Ier. Quelle faute ! Un troisième acte qui nous ramène au début du premier acte ! Et après un second acte si fort, si hardi et si décisif ! Nous ne comprenons pas du tout. Que fait donc Philippe Brideau ? Nous voulons Philippe Brideau ! Qu’on aille nous chercher Philippe Brideau ! Nous avons besoin du dompteur ou, tout au moins, de savoir ce qu’il est devenu.

Encore si on ne nous faisait pas languir au sujet de Philippe Brideau, c’est-à-dire au sujet de la pièce, puisque c’est lui qui la mène et puisque c’est lui que nous voulons qui la mène ! Mais on nous fait languir au sujet de Rouget. Vous ne devineriez jamais, vous qui savez ce que c’est qu’une pièce de théâtre, ce qu’on nous montre en ce long premier tiers de l’acte III. Sept ou huit demi-solde dînant en l’honneur du 2 Décembre chez Rouget, disant des bêtises sur le premier Empire, racontant des batailles et des aventures galantes du premier Empire. D’abord cela ne plaît pas au public. Le premier Empire est à la mode. Ça m’ennuie, moi, personnellement ; mais le premier Empire est à la mode. Présenter les débris de la grande armée autrement que comme des héros ; les présenter comme des soudards, des reîtres, des goujats et des idiots, cela désoriente, dépayse et désoblige le public. Le public est de glace. Ceci se trompe de date. C’eût été excellent vers 1867. M. Émile Fabre se trompe de date. Il est très exactement Balzacien, mais il est encore un peu provincial.

Ensuite, pour rentrer en pure et pleine dramaturgie, qu’est-ce que c’est que ceci ? Mais s’il vous plaît, c’est peinture générale, c’est peinture des entours, c’est description du « milieu ». Une description du « milieu » en pleine action, entre le II et le III, et interrompant l’action ! C’est une faute énorme. La scène manque complètement. On se déplaît à l’écouter, on ne veut pas l’écouter, surtout on ne peut pas l’écouter, et en tout cas, on ne l’écoute point. Où est Philippe Brideau ? Que devient Philippe Brideau ? On ne songe pas à autre chose.

Il arrive enfin. Il a été appelé, comme en incise, par le père Rouget, qui aime Flore plus que jamais, mais qui ne doute pas qu’elle le trompe avec Max et qui exècre Max de tout son cœur. Enfin, Philippe Brideau arrive. La pièce recommence. Philippe vient pour chercher querelle à Max, bien entendu. Seulement, très légère faute, mais faute cependant, ce n’est pas lui qui cherche querelle à Max ; c’est Max qui cherche querelle à Brideau. Il en résulte que Brideau a l’air d’être traîné malgré lui à la résolution qu’en réalité il a prise. Nous ne reconnaissons pas décidément notre Philippe Brideau, soit qu’il soit absent, soit qu’il soit devant nous, soit qu’il se soit retiré sous sa tente par une sécession inexplicable, soit qu’il apparaisse enfin devant nos yeux. Nous ne reconnaissons pas notre Brideau du second acte.

Quoi qu’il en soit, Max le traite de mouchard, Brideau traite Max d’écornifleur, et duel est décidé. Les témoins ne manquent pas. Tout le monde s’éloigne et Brideau reste seul avec Flore.

Ah ! ici, nous voilà en plein très beau drame ; et la fin de l’acte III ne le cède en rien à l’admirable acte II. Scène magnifique, un peu difficile à suivre par le public, peut-être, parce qu’il y a trois solutions qui s’entremêlent en quelque sorte, dont l’exposition s’entrelace sans cesse, mais scène magnifique et telle que, si le public ne la comprend pas suffisamment, je lui donne tort : il n’a qu’à suivre attentivement :

— Que voulez-vous faire ? dit Flore.

— Je veux tuer Max. Voilà tout.

— Je veux le sauver, Oh ! Max !

— Vous pouvez le sauver !

— Comment ?

— En fuyant avec lui et en ne revenant jamais.

— Et la fortune ?

— Je sais bien. Mais je suis ici pour mettre la main sur la fortune tout autant que pour tirer mon oncle de vos griffes.

— Je ne veux pas fuir.

— Très bien ! Je tuerai Max. Fuite avec Max ou Max tué : choisissez. Il est encore temps, parfaitement.

— Mais Max ne fuira pas avec moi si je n’ai pas le sou.

— Évidemment. Alors laissez-moi tuer Max… Il y a une autre solution encore, vous savez…

— Eh ?

— C’est d’épouser mon oncle… Oui, je vous y aiderai… C’est d’épouser mon oncle, d’attendre sa mort et de m’épouser ensuite. De cette manière, vous avez les millions, et moi aussi. C’est très simple.

— Mais Max ?

— Je reconnais que, dans cette solution, Max est écarté. Mais moi, eh ! eh ! Je vaux bien quelque chose.

— Oh ! sans doute, et…

— N’est-ce pas ? D’autant plus que je vous trouve charmante. Je vous l’ai toujours dit.

— Oh ! M. Philippe. Venez là, que je vous voie, que je vous regarde ; je n’ai jamais osé vous regarder. Vous me faisiez peur… et, en même temps… Ah ! quand une femme a peur d’un homme… Philippe, je sens que je vous aime.

— Ah ! ah ! la belle ! nous y voilà ! On prend Philippe Brideau pour un enfant ! On veut emmener Philippe Brideau dans son petit dodo, l’énerver de minuit à six heures de telle sorte que son poignet soit une chiffe demain matin et qu’il soit saigné par Max comme un petit poulet ! Ce n’est pas un lapin qui a battu l’Europe pendant quinze ans qui tombe dans ces pièges d’Issoudun ! Revenons à nos trois solutions. Fuite avec Max avant le lever du soleil ; ou Max tué ; ou l’oncle épousé et Philippe épousé après la mort de l’oncle. Vous ne vous décidez pas ! Je vais me coucher et dormir à poings fermés. Il me faut six heures de ronflements avant une bataille. Madame veuve Max, je vous souhaite une très bonne nuit. »

Cette scène, où l’on peut, et à peine, ici et là relever un raccord un peu gauche, est de tout premier ordre, de toute beauté, une des plus magistrales de tout le théâtre contemporain.

Au quatrième acte, Philippe Brideau a navré Max de telle manière que la vie de Max est en danger. Depuis huit jours il est entre la vie et la mort, Flore pleure et se désespère. Si Max meurt, gare à Philippe Brideau ! Car elle a un moyen de se venger de lui, moyen très élémentaire qui montre peu d’imagination de la part de l’auteur, mais enfin un moyen. Elle a remarqué que le domestique de Max, Orsanto, un Corse, son ancienne ordonnance, lui est profondément dévoué et serait capable de venger sa mort. Elle l’entretient dans ses bons sentiments et, aussitôt qu’elle apprend que Max est mort, bien mort, mort définitivement, elle jette le fauve sur Philippe Brideau.

Orsanto attend Brideau dans l’ombre, en une ruelle, par une nuit neigeuse, et l’assassine proprement.  Philippe vient mourir sur la scène en invectivant contre Flore.

Flore est veuve de Max et débarrassée de Brideau. On nous indique qu’il est probable qu’elle se consolera avec un autre demi-solde, que nous avons vu rôder autour d’elle aussitôt après la mort de Max. Tout dans la maison de Rouget va donc rentrer dans l’ordre accoutumé.

Ce dernier acte est d’un intérêt très faible. On sent l’auteur qui veut finir, et qui n’est pas très sûr de la manière de finir ni très puissant à en trouver une bonne. Vous voyez du reste le gros défaut de ce quatrième acte. Le deus ex machina, le personnage qui dénoue, est adventice. Il ne nous a pas été présenté avant le dernier acte. — Si bien ! Sans doute, nous avions vu Orsanto dès les premières scènes ; mais l’auteur n’avait pas su nous prévenir, par les procédés ordinaires ou par des procédés qu’il aurait inventés, que cet Orsanto jouerait ou pouvait jouer un grand rôle dans la pièce. Il aurait fallu que nous le vissions tout d’abord ou au moins que nous l’entrevissions comme le meurtrier probable de tout homme qui tuerait son maître. Tel qu’il est, il semble inventé tout à la fin pour les besoins de la cause.

J’ai signalé au cours de cette analyse toutes les qualités et tous les défauts particuliers de l’ouvrage. Il me reste à indiquer et son gros défaut général et sa grande qualité générale.

Son gros défaut général, qui lui fera un tort énorme aux yeux du grand public, c’est que l’intérêt change de camp, tout comme dans Cinna et un peu plus que dans Cinna. Pendant les deux premiers actes, le public est avec Philippe Brideau. Il voit un vieux exploité par une coquine, et il voit arriver avec bonheur le dompteur qui matera la coquine, qui remettra l’ordre dans cette maison et qui nettoiera les écuries d’Augias. Bien.

Et puis, au troisième acte, l’auteur laisse l’intérêt incertain entre Brideau et Flore, continuant de représenter Flore comme une coquine, mais montrant Philippe aussi comme un coquin. Incertitude, indécision du public.

Et enfin, au quatrième acte, l’auteur ramène ou veut ramener l’intérêt sur Flore. Il la montre très malheureuse et secouant le tyran et poursuivant de sa vengeance le meurtrier. Le public ne sait plus où il en est, qui il doit « épouser », avec qui il doit être. Il souffre à être violenté en quelque sorte et ramené, comme par la force, du camp où il était au camp où il semble qu’on veuille désormais qu’il soit.

L’auteur me répondra qu’il ne tient pas le personnage sympathique, que cet article n’est pas dans son magasin, et que tout simplement il fait vrai et qu’il n’y a pas un personnage sympathique dans son ouvrage, et que c’est comme cela qu’il comprend le théâtre. Alors, je lui répondrai que, s’il en est ainsi, c’est son second acte qui est manqué ; qu’il ne fallait pas rendre Brideau sympathique, qu’il fallait le faire très noir et très odieux tout en lui faisant jouer le même rôle ; qu’il fallait lui faire dire dès les premiers mots et plutôt dix fois qu’une : « Moi, je viens pour les millions, et je les aurai par douceur ou par violence, innocemment ou par crime. » Alors le public, qui aime mieux la pièce à personnage sympathique, mais qui accepte très bien la pièce qui n’en a pas et où il n’y a que coquins, ne se serait intéressé à personne, ne se serait intéressé qu’à la pièce elle-même ; mais il n’aurait pas été déplacé, dépaysé, désorienté, tourné d’un côté d’abord et d’un autre côté ensuite, ce qui est au monde ce qui lui est le plus désagréable.

Et j’ai dit qu’après avoir indiqué le gros défaut général, j’indiquerai la grande qualité générale. Cette grande qualité générale, c’est que la pièce est vivante, tout entière. Alors même qu’elle est un peu maladroite, elle est vivante, vivace, en relief, en scène, vigoureuse et de complexion forte et drue. Elle agace quelquefois ; elle déconcerte quelquefois ; elle n’ennuie jamais. M. Émile Fabre est évidemment un solide tempérament dramatique.

Je l’engagerais pourtant à mépriser ce métier d’adapteur qui est bien ingrat, où, quand il y a gloire, on la partage et où, quand il y a échec, on le supporte tout entier ; pour lequel, du reste, tout compte fait, il n’est pas né et où il n’a montré qu’une adresse moyenne. Que diable ! Quand on est capable d’écrire La Vie publique, on ne doit pas s’amuser, quelque génie qu’il y ait dans les œuvres de Balzac, à rhabiller des rabouilleuses.

La pièce a été jouée d’une façon très remarquable. M. Gémier avait Philippe Brideau. Il l’a joué avec un sens très fin du pittoresque et avec fougue et énergie. Un peu de monotonie dans les effets peut-être ; et, aussi, dans la prestance et dans les gestes, je ne dirai pas quelque chose d’étriqué, mais enfin pas assez d’ampleur, de largeur et de grandeur. Je ne retire pas ce dernier mot. Il faut jouer Balzac grand, il faut jouer Balzac à fresque. M. Gémier le joue d’une façon très intelligente, mais un peu trop en finesse, du moins après le premier effet produit, après l’entrée en coup de tonnerre, où M. Gémier a été admirable. Il fallait soutenir cela à peu, très peu près dans la même note.

Mme Mégard, plus faubourienne que paysanne, mais très intelligente aussi, faisant tout comprendre, mettant bien en valeur les variations de ce rôle multiple et diversement accablant, a fait le plus grand plaisir. Encore une jolie femme qui devient artiste et qui se classe définitivement. Je la félicite de cette promotion.

M. Janvier n’a point mal rendu la sénilité à la fois amoureuse et avare du vieux Rouget. C’était du conventionnel traversé de temps en temps par un trait de réalité. On ne saurait demander beaucoup davantage.

M. Dorival a fort bien rendu le personnage fait de fatuité conquérante et d’avidité à dents longues de Max Gilet. — M. Albert Lambert, dans un rôle de demi-solde ridicule, a été comique autant qu’il le voulait et peut-être même un peu plus. C’est un vrai succès.

L’ensemble, personnage collectif et nécessaire, était fort louable.

Théâtre expurgé ad usum Delphinorum

La Censure théâtrale, dont quelque « jeune studieux » ou « jeune curieux » devrait bien entreprendre l’histoire complète, depuis Tartuffe jusqu’à Thermidor de M. Sardou et Décadence de M. Guinon, a toujours été un des éléments de gaieté que la Providence amis dans l’univers. Vous savez de ses histoires en 1793. Elle fit interdire le Timoléon de Marie-Joseph Chénier parce qu’il y avait dans cette pièce des « rois vertueux » et des « républicains modérés » et que ce n’était pas « un bon exemple à donner aux patriotes ». Mais elle ne s’exerçait pas seulement sur les pièces nouvelles. Elle expurgeait avec soin le théâtre classique, Voltaire lui-même. C’est ainsi que dans son Brutus Voltaire ayant écrit :

Proscrire un citoyen sur de simples soupçons,
C’est agir en tyrans, nous qui les punissons,

le romancier officiel s’empressa de corriger ainsi :

Proscrire un citoyen sur un simple soupçon
Ne peut être permis qu’en révolution,

ce qui était orthodoxe et élégant.

Mais Molière lui-même ne fut à l’abri ni de ciseaux circonspects ni du crayon correcteur. C’est ainsi que les remaniements et suppressions suivantes furent pratiquées dans le Misanthrope.

Écrit par Molière :

Et parfois n’en déplaise à votre austère honneur,
Il est bon de cacher ce qu’on a dans le cœur.

Pourquoi le mot honneur déplaît-il au censeur ? Je ne sais trop. Peut-être est-ce un mot qui sent trop son gentilhomme, son ci-devant. Le censeur écrit :

Et parfois, n’en déplaise à votre austère humeur.

Écrit par Molière :

Mes yeux sont trop blessés, et la cour et la ville
Ne m’offrent rien qu’objets à m’échauffer la bile.

Oh ! oh ! il n’y a plus de cour ! À la vérité, il y en avait une du temps de Molière ; mais ça ne fait rien, il n’y a plus de cour. Le censeur écrit :

Mes yeux sont trop blessés, monsieur ; toute la ville

À la bonne heure ! Il n’y a plus de cour, même dans le vers de Molière.

Écrit par Molière :

Cette grande roideur des vertus des vieux âges
Heurte trop notre siècle et les communs usages ;
Elle veut aux mortels trop de perfection.
Il faut fléchir au temps sans obstination.
Et c’est une folie à nulle autre seconde
Que vouloir se mêler de corriger le monde.

Que fait le censeur de ces six vers-là ? Il les supprime, tout simplement. Bon ! Pourquoi les supprimer ? Je n’en sais rien du tout. Il n’a pas donné ses raisons. Il peut y en avoir deux. Les premiers vers sont un éloge, un peu ironique de la part de Philinte, mais enfin un éloge des vertus des vieux âges. On ne peut guère admettre qu’il y ait eu des vertus dans le monde avant 1792. Les derniers vers sont une attaque contre la théorie de la perfectibilité. Ils prétendent qu’on ne saurait corriger le monde. Car le gouvernement de 1793 a bel et bien la prétention de le corriger. Ce Molière est un peu réacteur. Voilà probablement les raisons du citoyen censeur. Et puis, peut-être est-ce tout simplement qu’il a trouvé les vers mal écrits. Il a son goût, cet homme-là.

Mais voici le mot cour qui revient. Molière a écrit :

Et je crois qu’à la cour de même qu’à la ville
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Le prodigue correcteur remanie avec une infinie délicatesse. Il écrit de son crayon rouge :

Et je crois qu’au dehors de même qu’à la ville…

Cet au dehors est délicieux.

Il me semble que quelquefois c’est un souci littéraire qui guide le citoyen langueyeur : Molière a écrit :

Non, l’amour que je sens pour cette jeune veine
Ne ferme pas mes yeux aux défauts qu’on lui treuve.

Le citoyen langueyeur a eu l’oreille choquée, probablement, de cet archaïsme treuve ; et il corrige ainsi :

Non, l’amour que je sens pour cette jeune dame
Ne ferme pas mes yeux aux défauts de son âme.

Mais le souci de l’orthodoxie politique le ressaisit. Molière a écrit :

Je crois qu’un ami chaud et de ma qualité.

Oh ! oh ! « qualité ! homme de qualité dans la République française. » Et le citoyen écrit :

Je crois qu’un ami chaud et de ma rareté.

C’est peu français, mais c’est civique.

Plus loin, le citoyen éprouve un plaisir exquis à supprimer Louis XIV. Supprimer Louis XIV, c’est un régal. Il le supprime net. Il raye les quatre vers suivants :

S’il faut faire à la cour pour vous quelque ouverture,
On sait qu’auprès du roi je fais quelque figure :
Il m’écoute et dans tout il en use, ma foi,
Le plus honnêtement du monde avecque moi.

Supprimer Louis XIV ne lui suffit pas. Il supprime aussi Henri IV. Molière a écrit :

Si le roi m’avait donné…

le citoyen écrit :

Si l’on me voulait donner…

Ce l’on a beaucoup servi aux corrections de ce genre. Dans un La Fontaine à l’usage des classes primaires laïques on a, de nos jours, remplacé : « Pourvu que Dieu lui donne vie » par : « Pourvu que l’on lui donne vie ». Il est évident que ce l’on comme substitut des dieux et des rois est de tradition dans un certain monde.

Mais comment le citoyen censeur de 1793 a-t-il remplacé « le roi Henri » quatre vers plus bas ? Très gentiment. Au lieu de : « Je dirais au roi Henri », il a mis : « Je dirais d’amour ravi. » D’amour ravi est un peu du style sublime pour la chanson de « ma mie, ô gué ». Mais Henri IV est supprimé : c’est l’essentiel. Louis XIV et Henri IV ont été guillotinés littérairement sous la Terreur.

Le « levé du roi » a été supprimé aussi comme rappelant des temps à jamais haïssables :

Parbleu, je viens du Louvre où Cléante, au levé,
Madame, a bien paru ridicule achevé,

devient sous le crayon de l’incorruptible :

Parbleu, je viens du Louvre où Cléante est trouvé,
Madame, en tous les points ridicule achevé.

Le souci littéraire intervenant de temps à autre, le Correcteur est choqué de « Monsieur, je suis malpropre à décider la chose », et il substitue décemment :

Monsieur, je suis peu propre à décider la chose.

Ailleurs une suppression très significative et qui fait le plus grand honneur aux sentiments civiques du correcteur. Écrit par Molière pour être dit par Éliante :

Et la sincérité dont son âme se pique
À quelque chose en soi de noble et d’héroïque.
C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui ;
Et je la voudrais voir partout comme chez lui.

Le censeur a biffé ces quatre vers. Il a détesté ces mots : noble, héroïque, et surtout il a craint que : « C’est une vertu rare au siècle d’aujourd’hui » ne fût trop applaudi.

— Mais Éliante, ou Molière, dit cela précisément d’un siècle de l’ancien régime, et par conséquent Éliante, ou Molière, est un censeur du siècle de Louis XIV et un précurseur de la Révolution française !

— Oui, sans doute ; mais le parterre en ferait une application au temps présent ; et voilà Molière biffé pour avoir dit qu’il y avait beaucoup d’hypocrisie en 1666. C’est assez drôle.

Mais c’est surtout sur la « scène des portraits » que le censeur républicain s’est exercé. La scène de portraits lui a donné un mal incroyable, et il est évident qu’il a passé quelques nuits blanches, s’il me permet de m’exprimer de la sorte, sur la scène des portraits. Il a avisé ces vers :

C’est un homme gonflé de l’amour de soi-même,
Son mérite jamais n’est content de la cour
Contre elle il fait métier de pester tout le jour,
Et l’on ne donne emploi, charge ni bénéfice,
Qu’à tout ce qu’il se croit on ne fasse injustice.

Plus de cour ! Plus de cour ! même pour représenter un homme qui en dit du mal et qui la détracte. Plus de cour ! Alors quoi ? Il faut refondre tout ce quatrain. Il faut reconnaître que le remanieur inconnu (est-ce Paysan ? Je ne sais) a fort ingénieusement refondu le quatrain. Le sien n’est vraiment pas mauvais :

Son mérite jamais n’est satisfait de rien,
Récompenser un autre est lui voler son bien ;
Et l’on n’obtient emploi, civil ou militaire,
Qu’on ne risque avec lui de se faire une affaire.

Eh ! eh ! « pas si bête, dirait Figaro, pas si bête ! » Il a moins réussi en un autre pas qui était difficile à franchir. Molière avait écrit :

                                  … Oh ! l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir du grand seigneur.
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse
Et ne cite jamais que duc, prince ou princesse.
La qualité l’entête, et tous ses entretiens
Ne sont que de chevaux, d’équipages et de chiens.
Il tutoie en parlant ceux du plus haut étage
Et le nom de Monsieur est chez lui hors d’usage.

Il n’y a pas moyen, n’est-ce pas ? de laisser tout cela. Grand seigneur, duc, prince, princesse, inacceptables ! Surtout les deux derniers vers étaient impossibles à avaler. Le bonhomme peint par Molière tutoie tout le monde, dont Molière le moque ; et précisément c’est une vertu révolutionnaire ; il n’emploie jamais le mot « Monsieur », dont Molière le blâme ; et précisément c’est un devoir républicain de ne le point employer ! Comment faire ? Eh bien, tout le contraire. Et c’est ce que le correcteur a fait, assez spirituellement, peut-être ; mais avec gaucherie et d’une façon assez pénible. Voici sa petite rédaction :

                                  … Oh ! l’ennuyeux conteur !
Jamais on ne le voit sortir de sa splendeur.
Dans le brillant commerce il se mêle sans cesse,
Jamais on ne l’entend citer que sa richesse.
Ses femmes, ses chevaux, ses chasses et ses chiens,
Ses terres, ses maisons, sont tous ses entretiens,
Le nom de citoyen est chez lui hors d’usage
Et d’être tutoyé lui paraît un outrage.

Voilà qui est proprement arrangé au moins, et Célimène faisant l’éloge du tutoiement égalitaire n’était pas un spectacle banal. Mais — question du costume — comment fallait-il que Célimène fût vêtue pour qu’elle pût tenir un pareil langage, et pour que ce langage ne fût pas en sa bouche un contresens formidable ? Évidemment, il fallait qu’elle fût habillée en tricoteuse. La métamorphose de Célimène en tricoteuse, c’est ineffable.

Il n’est pas jusqu’aux petits marquis, au rôle desquels le citoyen langueyeur n’ait touché d’une main sévère et ferme. Acaste ne vient-il pas dire quelque part :

Fort aimé du beau sexe et bien auprès du maître.

Le maître ! Il n’y a plus de maître ! Ni Dieu ni maître ! Si M. Jules Lemaître eût vécu dans ce temps-là, on l’eût forcé à s’appeler Julius l’Égal ! Le citoyen rectifie ainsi, assez spirituellement :

Adoré, recherché du beau sexe, mon maître.

Et cela est du dernier galant. Influence persistante du dix-huitième siècle. Excepté le beau sexe, il n’est rien qui soit maître.

Voilà ce qui est devenu Le Misanthrope en 1795. Mais sous le premier Empire il y a eu des remaniements tout semblables. On sait que Napoléon Ier craignait infiniment les pièces susceptibles d’applications et d’allusions. Il fit un jour une scène à son chambellan, qui voulait lui donner Athalie : « Athalie, Athalie ! Mais Athalie, c’est l’histoire d’une restauration ». On se gardait donc à carreau avec le plus grand soin à cet égard. Voulez-vous savoir, par exemple, ce qu’est devenue une pièce de Corneille, Héraclius, sous le premier Empire ? Voilà ! voilà ! J’en ai pour tout le monde. Je trouve dans le Bulletin de la Société de l’histoire du théâtre un article de M. Henri de Curzon qui a fouillé les archives de la police sous le premier Empire et qui en a rapporté ceci :

Il s’agit d’une représentation d’Héraclius à la cour, représentation qui doit être des environs de 1807. Le correcteur tombe en arrêt sur ces vers :

… Moi qui jadis, d’une obscure naissance,
Monté par la révolte à la toute-puissance,
Qui de simple soldat à l’empire élevé…

Hum ! se dit le correcteur, voilà qui pourrait bien s’appliquer à Sa Majesté. Corrigeons un peu :

… Moi qui jadis, loin des murs de Byzance,
Monté par la révolte à la toute-puissance,
Sans combats et sans gloire à l’empire élevé…

À la bonne heure ! on ne reconnaîtra plus l’empereur. « Sans combats et sans gloire » est même une délicate flatterie. Il indique que du moment qu’il y a combats et gloire, être élevé à l’empire est parfaitement légitime. Fort bien !

Ailleurs, il remarque la tirade suivante de Pulchérie :

Un chétif centenier des troupes de Mysie
Qu’un gros de mutinés élut par fantaisie,
Oser arrogamment se vanter à mes yeux
D’être juste seigneur du bien de mes aïeux !
………………………………………………

Ça, se dit-il, c’est encore susceptible d’applications. Atténuons ! atténuons !

Un « obscur » centenier des troupes de Mysie…

Car Bonaparte a été chétif, mais non jamais obscur. Il n’y a plus d’application…

Qu’un gros de mutinés élut par fantaisie,
Qui de son empereur osa verser le sang,
Prétendre avec justice en occuper le rang !

Corneille, plus loin, avait écrit :

Apprends que si, jadis, quelques séditions
Usurpèrent le droit de ses élections,
L’empire était chez nous un bien héréditaire :
Maurice ne l’obtint qu’en gendre de Tibère ;
Et l’on voit depuis lui remonter mon destin
Jusqu’au grand Théodose et jusqu’à Constantin.

Oh ! oh ! il y a trop d’hérédité là-dedans, trop de légitimité. Arrangeons cela de manière à en faire l’hérédité à partir du général victorieux, à partir de Napoléon Ier. En s’appliquant, on y arrivera très bien :

Apprends que si parfois, au gré des factions,
Le trône fut donné par des séditions,
Le besoin de l’État, la victoire et Tibère
En firent pour Maurice un bien, héréditaire,
Que l’empire sauvé par ses vaillantes mains
Aux enfants d’un héros confia ses destins…

Et comme cela, vivent l’empereur et le futur roi de Rome !

J’ai quelque idée même, puisqu’on ne sait pas la date, que la pièce, étant donné qu’il y a deux corrections l’une sur l’autre, l’une pour le public de Paris et l’autre pour la cour, a dû être corrigée de cette seconde et dernière façon pour les fêtes de la naissance du roi de Rome : 1811.

Ce qu’il y a de plus curieux dans cette édition d’Héraclius ad usum Imperatoris et peut-être ad usum Delphini, c’est qu’on n’y trouve pas seulement des corrections, mais on y trouve des tirades entières qui ne sont pas du tout de Corneille, qui sont du correcteur resté anonyme, lequel on voudrait bien connaître. Il y en a qui ont jusqu’à dix-huit, jusqu’à vingt vers. Sont-elles mauvaises ? Mon Dieu, non. En voici deux qui valent presque la peine d’être lues. Je n’ai pas besoin de dire qu’elles ne sont toutes les deux qu’une allusion continuelle au règne glorieux de Napoléon Ier. C’est Pulchérie qui parle :

Mon père appui du trône et vengeur de l’État,
Par Tibère adopté, choisi par le Sénat,
Couronné mille fois des mains de la victoire,
Transmit à ses enfants les titres de sa gloire.
Ainsi régna Trajan, l’amour du genre humain ;
Tels furent Théodose et le grand Constantin,
Qui, du milieu des camps, à la voix de Dieu même,
Vint aux pieds des autels ceindre le diadème.
Maurice avait suivi ces modèles fameux.
Mais toi, qu’avais-tu fait ? Quels travaux généreux
T’ont du peuple romain mérité le suffrage ?
Du cirque révolté favori sans courage,
Depuis que cet empire est tombé sous ta main,
Le Scythe et le Bulgare en déchirent le sein.
Va, ne reproche plus à mon âme indignée
Qu’en perdant tous les miens tu m’as seule épargnée ;
Sur un trône ébranlé redoutant l’avenir,
Tu ne veux m’y placer que pour t’y maintenir.
…………………………………………………………

Autre, de la même urne, et où l’adulation éclate plus franchement encore, et peut-être faudrait-il un adverbe un peu plus violent. Je répète qu’elle est tout entière de la main du Corneille de 1807 ou 1811. Du Corneille de 1647, Napoléon a dit : « Je l’aurais fait prince ». Le lieutenant de Corneille en 1807 ou 1811 a dû avoir l’ambition d’être au moins baron. Il l’a peut-être été, du reste ; et en vérité il méritait de l’être. Voici la tirade maîtresse qu’il a introduite dans Héraclius et qui a dû déchaîner un grand enthousiasme,  tout en faisant écarquiller les yeux aux lettrés. C’est Héraclius qui parle à Phocas :

Et pourquoi donc, seigneur, donner tant d’avantage
À celle dont l’orgueil brave votre courroux ?
Ne pouvez-vous régner qu’en l’unissant à vous ?
Sans contester ici les droits de ses ancêtres,
Combien de fois l’empire a-t-il changé de maîtres ?
Combien de fois Dieu même, en ses profonds desseins,
Élevant un héros au rang des souverains,
N’a-t-il pas, au déclin d’un siècle de mollesse,
De l’État languissant ranimé la vieillesse ?
C’est à vous de porter ce fardeau glorieux,
Seigneur ! Que Pulchérie invoque ses aïeux ;
Qu’elle soit vaine encor des grandeurs de sa race ;
Les dignes empereurs dont nous suivons la trace,
Enfants de la fortune, enfants des légions,
Comptaient au lieu d’aïeux leurs grandes actions.
Pour moi, sans dédaigner les droits de la naissance,
Si j’obtiens après vous la suprême puissance,
Seigneur, je veux du moins, par des titres certains,
Justifier un jour la faveur des Romains.

Il y a ceci encore à remarquer, qui est assez piquant, dans cet Héraclius impérial, qu’il y a eu, comme je l’ai dit incidemment, deux remaniements, l’un brochant sur l’autre, l’un pour Paris, l’autre pour le palais impérial, l’un pour « la ville », l’autre pour « la cour », et que le second remanieur a remanié et le texte de Corneille et aussi le texte du remanieur nº 1, jugé quelquefois encore trop subversif. C’est ainsi que le premier remanieur n’avait pas osé biffer le vers fameux et un peu scabreux, il le faut confesser :

Tyran ! descends du trône et fais place à ton maître.

Il n’avait pas osé ; car il le dit lui-même. Note de lui : « Ce vers admirable, peut-être le plus beau de la pièce, est au nombre de ceux que tout le monde sait par cœur. À Paris, son omission le ferait ressortir [c’est le eo magis effulgebant quod non visebantur ; et c’est très exact, et cela montre qu’en 1807 on savait les classiques par cœur]. Il a paru plus convenable de le préparer par les quatre vers ajoutés à cette tirade qui d’ailleurs sont parfaitement conformes à la vérité historique et au système général des changements ordonnés ».

Ainsi avait agi le premier remanieur. Mais le second a décidément biffé le vers redoutable et l’a remplacé par un couplet banal que je vous épargne.

Et d’autre part, dans les vers mêmes fabriqués par le premier remanieur (et dans un passage cité plus haut par moi), il y avait le vers suivant :

Sur un trône usurpé redoutant l’avenir.

« Trône usurpé », quoique parti, non de la main de Corneille, mais de la plume d’un correcteur officiel, a effrayé le second remanieur : « Le maladroit ! » s’est-il écrié en parlant du remanieur nº 1 ; et c’est lui qui a écrit :

Sur un trône ébranlé redoutant l’avenir,

qui, soit en 1807, soit en 1811, ne pouvait guère s’appliquer au trône de Napoléon.

C’est avec une douce impartialité que j’ai rapporté les exercices orthopédiques des censeurs de 1793 et des censeurs de 1807-1811 et que j’en ai tiré la conclusion peu originale que tous les despotismes sont aussi niais les uns que les autres.