(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Montluc — III » pp. 90-104
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(1870) Causeries du lundi. Tome XI (3e éd.) « Montluc — III » pp. 90-104

III

La courtoisie dont le marquis de Marignan usait envers Montluc assiégé, en lui envoyant la veille de Noël un cadeau de gibier et de vin, était en même temps une ruse de guerre ; car la même nuit il pensait à lui faire un autre festin, en tentant une escalade vigoureuse à la citadelle et à un fort qui donnait accès dans la ville. Montluc, tout faible qu’il était, sut être sur pied et dans l’action partout où il le fallait, et, après le premier moment de surprise, l’ennemi fut repoussé.

Vers le 20 janvier (1555) on apprit à Sienne que le marquis de Marignan faisait venir de Florence une artillerie complète pour battre la ville. Les Siennois se demandaient s’ils devaient en attendre l’effet, ou entrer dès lors en composition avec l’assiégeant. Observez que Montluc n’était pas entièrement maître dans la cité ; il devait concerter toutes ses démarches avec la seigneurie ou le magistrat de la république, et les amener à son avis par éloquence, prières et persuasion. Il ne fut tout à fait dictateur qu’en février, et pour un mois seulement, durant lequel la seigneurie remit entre ses mains tous les pouvoirs. Avant et après ce temps, il n’était que le lieutenant d’un roi allié : « Or là, dit-il, il ne me fallait pas faire le mauvais, car ils étaient plus forts que moi ; et fallait toujours gagner ces gens-là avec remontrances et persuasions douces et honnêtes, sans parler de se courroucer. Croyez que je forçai bien mon naturel… » Il s’attacha à réfuter par sa conduite les préventions qu’on avait formées en France contre son caractère, et il pratiqua le conseil que le roi lui avait donné en le nommant, qui était de laisser sa colère en Gascogne.

Ici il n’y a qu’à admirer ce que peut un sentiment énergique et l’aiguillon de la gloire. Que voulait Monlluc en ce siège ? espérait-il que le roi enverrait du secours en Toscane ? Il tâchait de le faire accroire aux Siennois assiégés pour leur donner patience : mais, lui, il n’en croyait rien ; il savait que le roi avait assez à faire ailleurs en cent endroits plus proches, aux frontières de son royaume, et qu’il n’enverrait si loin ni hommes ni argent. Ce que voulait Montluc, c’était de s’illustrer par une belle, par une incomparable défense, dont il fût à tout jamais parlé ; et comme il l’a dit du marquis de Marignan : « Il servait son maître, et moi le mien ; il m’attaquait pour son honneur, et je soutenais le mien ; il voulait acquérir de la réputation, et moi aussi. » Entre le marquis de Marignan et lui, c’était donc un pur duel d’honneur, et il s’agissait d’y engager les Siennois, qui jouaient un plus gros jeu, et de s’en faire assister jusqu’à l’extrémité moyennant toute sorte de talent et d’art ; en les séduisant, en les rassurant tour à tour, et surtout en évitant, peuple élégant et vif, de les heurter par la violence ; c’eût été feu contre feu.

Eh bien ! le farouche, le bizarre, le colérique Montluc, sous l’empire d’un noble et puissant désir, fera tout cela ; la plus forte de ses passions refrénera pour un temps toutes les autres. Il l’expliqua un jour très gaiement, et avec beaucoup d’imagination et d’esprit, au roi Henri II, qui, au retour de ce siège, l’accueillit comme il devait et l’entretint longuement durant cinq heures d’horloge, se faisant tout raconter, et ses harangues, et ses ruses, et le détail des souffrances, mais le roi ne pouvait, malgré tout, concevoir encore comment il avait su s’accorder si bien et si longtemps avec une nation étrangère et délicate, surtout en de pareilles détresses. L’explication que lui donna Montluc, si elle se trouvait dans une histoire ancienne, serait célèbre, et nous la saurions dès l’enfance :

Alors, je lui répondis (au roi) que c’était une chose que j’avais trouvée facile ; et comme je le vis affectionné à la vouloir entendre, connaissant qu’il prenait plaisir d’en ouïr conter, je lui dis que je m’en étais allé un samedi au marché, et qu’en présence de tout le monde j’avais acheté un sac et une petite corde pour lier la bouche d’icelui, ensemble un fagot, ayant pris et chargé tout cela sur le col à la vue d’un chacun ; et comme je fus à ma chambre, je demandai du feu pour allumer le fagot, et après je pris le sac, et là j’y mis dedans toute mon ambition, toute mon avarice, mes haines particulières, ma paillardise, ma gourmandise, ma paresse, ma partialité, mon envie et mes particularités, et toutes mes humeurs de Gascogne, bref tout ce que je pus penser qui me pourrait nuire, à considérer tout ce qu’il me fallait faire pour son service ; puis après je liai fort la bouche du sac avec la corde, afin que rien n’en sortît, et mis tout cela dans le feu ; et alors je me trouvai net de toutes choses qui me pouvaient empêcher en tout ce qu’il fallait que je fisse pour le service de Sa Majesté.

Tel fut l’apologue dont usa Montluc devant le roi pour résumer toute sa conduite morale à Sienne : cet apologue ne vaut-il pas celui de Menenius ?

On apprenait donc à Sienne l’arrivée d’une nombreuse artillerie amenée de Florence, et il fallait parer au découragement des Siennois qui provenait surtout de l’état de santé de Montluc et de la crainte de le perdre : « Que ferons-nous ? disaient les dames et les peureux (car en une ville il y a d’uns et d’autres), que ferons-nous, si notre gouverneur meurt ? Nous sommes perdus : toute notre fiance, après Dieu, est en lui ; il n’est possible qu’il en échappe. » Montluc avait donc à persuader d’abord qu’il était guéri et le mieux portant des gouverneurs. C’était difficile après la grande maladie dont il sortait à peine et que la diète ne réparait pas. On ne le voyait, quand il allait par la ville, qu’enveloppé d’étoffes et de fourrures à cause de l’hiver. Il médite un coup de théâtre. Il avait dans sa défroque un habillement complet de galant, du temps qu’il était en garnison et amoureux ; car les jours où l’on n’a rien à faire, on les peut donner aux dames : « En ce temps-là, je portais gris et blanc pour l’amour d’une dame de qui j’étais serviteur lorsque j’avais le loisir ; et avais encore un chapeau de soie grise, fait à l’allemande, avec un grand cordon d’argent et des plumes d’aigrette bien argentées. » Il nous décrit toute sa toilette à l’avenant, chausses de velours cramoisi, couvertes de passement d’or, pourpoint de même, chemise ouvrée de soie cramoisie et de filet d’or, casaquin de velours gris, garni de petites tresses d’argent à deux petits doigts l’une de l’autre, etc. De plus, il avait encore deux petits flacons de ce vin grec que le marquis de Marignan lui avait laissé parvenir :

Je m’en frottai un peu les mains, puis m’en lavai fort le visage, jusques à ce qu’il eût pris un peu de couleur rouge, et en bus, avec un petit morceau de pain, trois doigts, puis me regardai au miroir. Je vous jure que je ne me connaissais pas moi-même, et me semblait, que j’étais encore en Piémont amoureux, comme j’avais été ; je ne me pus contenir de rire, me semblant que tout à coup Dieu m’avait donné tout un autre visage.

C’est en ce déguisement et avec cette bonne mine d’emprunt qu’il traverse la ville à cheval et se rend au palais où il trouve les principaux Siennois assemblés. Il les harangue en son meilleur italien, et, dans cette occasion comme dans toute autre, il montre assez quelle importance il attache à savoir bien parler la langue des divers pays où il sert, et à joindre une certaine éloquence aux autres moyens solides : « Je crois que c’est une très belle partie à un capitaine que de bien dire. »

Il remonte donc par ses paroles le moral ébranlé des Siennois, leur rend toute confiance, et l’on se promet, citoyens d’une part, colonels et capitaines de l’autre, de ne point séparer sa cause et de combattre jusqu’à la mort pour sauver la souveraineté, l’honneur et la liberté. La petite exhortation que, dans ses mémoires, Montluc adresse ensuite, selon son usage, aux gouverneurs et capitaines qui le liront, est piquante de verve et brillante de belle humeur ; il ne veut point qu’ils cherchent des prétextes autour d’eux, qu’ils se déchargent de leur reddition sur les bourgeois qui les y ont forcés, ou sur leurs soldats qui étaient à bout de combattre :

Ce ne sont qu’excuses, ce ne sont qu’excuses, croyez-moi : ce qui vous force, c’est votre peu d’expérience. Messieurs mes compagnons, quand vous vous trouverez en telles noces, prenez vos beaux accoutrements, parez-vous, lavez-vous la face de vin grec, et la faites devenir rouge ; et marchez ainsi bravement parmi la ville et parmi les soldats, la care levée (la face levée), ne tenant jamais autre propos sinon que bientôt, avec l’aide de Dieu et la force de vos bras et de vos armes, vous aurez en dépit d’eux la vie de vos ennemis, et non eux la vôtre… Mais si vous allez avec un visage pâle, ne parlant à personne, triste, mélancolique et pensif, quand toute la ville et tous les soldats auraient cœur de lions, vous le leur ferez venir de moutons.

Il ne se contente pas de décrire ces scènes extérieures et de nous dire en général les vicissitudes et la marche du siège : il entre dans toutes les particularités et le détail des mesures qu’il a prises pour le faire durer et le soutenir. Montluc ne se donne pas pour un historien, c’est un écrivain spécial de guerre ; il semble qu’il tienne à justifier ce mot de Henri IV lisant ses Commentaires, que c’est la Bible du soldat : « Je m’écris à moi-même, et veux instruire ceux qui viendront après moi : car n’être né que pour soi, c’est à dire en bon français être né une bête. »

Il commence par établir une bonne police dans la ville ; il la divise en huit parties, dont chacune est sous la surveillance et les ordres d’un des huit magistrats nommés les « huit de la guerre » : dans chacune de ces sections, il fait faire un recensement exact des hommes jusqu’à soixante ans, des femmes jusqu’à cinquante, et des enfants depuis douze, afin qu’on voie quels sont ceux qui peuvent travailler aux choses de siège et à quoi ils sont propres ; dans le travail commun, les moindres ont leurs fonctions ; chaque art et métier, dans chaque quartier, nomme son capitaine, à qui tous ceux du même métier obéissent au premier ordre. Je ne fais qu’indiquer ce qu’il déduit et explique. Il s’adressait d’ailleurs à une population déjà exercée et aguerrie ; dès avant son arrivée et au premier cri de cette indépendance menacée, la population de Sienne, et les femmes les premières, avaient eu l’idée de s’organiser pour la défense et d’y aider de leurs mains : à ce souvenir et à la pensée de ce que lui-même a vu de bonne grâce généreuse et patriotique en ce brave et joli peuple, Montluc s’émeut ; son récit par moments épique redouble d’accent ; quelque chose de l’élégance et de l’imagination italienne l’ont gagné :

Il ne sera jamais, dames siennoises, que je n’immortalise votre nom tant que le livre de Montluc vivra : car, à la vérité, vous êtes dignes d’immortelle louange, si jamais femmes le furent. Au commencement de la belle résolution que ce peuple fit de défendre sa liberté, toutes les dames de la ville de Sienne se départirent en trois bandes : la première était conduite par la signora Forteguerra, qui était vêtue de violet, et toutes celles qui la suivaient aussi, ayant son accoutrement en façon d’une nymphe, court et montrant le brodequin ; la seconde était la signora Piccolomini, vêtue de satin incarnadin, et sa troupe de même livrée ; la troisième était la signora Livia Fausta, vêtue toute de blanc, comme aussi était sa suite, avec son enseigne blanche. Dans leurs enseignes elles avaient de belles devises : je voudrais avoir donné beaucoup et m’en ressouvenir. Ces trois escadrons étaient composés de trois mille dames, gentils-femmes ou bourgeoises : leurs armes étaient des pics, des palles (pelles), des bottes et des fascines ; et en cet équipage firent leur montre et allèrent commencer les fortifications. M. de Termes, qui m’en a souvent fait le conte (car je n’étais encore arrivé), m’a assuré n’avoir jamais vu de sa vie chose si belle que celle-là ; je vis leurs enseignes depuis. Elles avaient fait un chant à l’honneur de la France lorsqu’elles allaient à leur fortification : je voudrais avoir donné le meilleur cheval que j’aie, et l’avoir pour le mettre ici.

Or, sachez que ce meilleur cheval de Montluc, qu’il eût donné de tout son cœur pour avoir l’hymne des dames siennoises en l’honneur de la France, était un cheval turc dont il a dit « qu’il l’aimait, après ses enfants, plus que chose du monde, car il lui avait sauvé la vie ou la prison trois fois. »

Je n’ai pas à entrer dans le détail du siège ; il me suffit d’en avoir signalé le caractère et de donner envie aux curieux de rechercher les pages qui y sont consacrées14. Pendant qu’il le soutient, et indépendamment des assauts du dehors, Montluc a au-dedans à se tirer de deux circonstances difficiles : dans la première, il lui faut renvoyer les troupes allemandes qui s’accommodent peu du jeûne et qui vont affamer trop tôt la place : il les fait sortir de nuit avec adresse, et sans rien communiquer au Sénat ; et il raccommode ensuite cette dissimulation par de belles paroles, si bien que le courage des habitants n’est point ébranlé, mais bien plutôt accru par cette diminution de défenseurs. Une autre nécessité plus pénible et qui suivit aussitôt après, c’est lorsqu’il dut demander et qu’il obtint, au moins en partie, l’expulsion des bouches inutiles. Il n’était sorte de moyens ni de stratagèmes qu’il n’imaginât pour soutenir l’espoir et prolonger l’illusion courageuse des assiégés. Dans un moment où le soupçon régnait et où la discorde était près d’éclater parmi eux, il s’adressa à la dévotion italienne et fit diversion aux querelles moyennant des processions publiques et des prières : « Car de jeûnes, dit-il gaiement, nous en faisions assez. » Ces jeûnes étaient poussés aux dernières limites du possible : « Ni la ville ni nous ne mangeâmes jamais, depuis la fin de février jusques au vingt-deuxième d’avril, qu’une fois le jour : je ne trouvai jamais soldat qui en fît plainte. » Lui-même et les autres chefs ne mangeaient plus, depuis la fin de mars, qu’un petit pain, un peu de pois avec du lard et des mauves bouillies, et une fois le jour seulement :

Le désir que j’avais d’acquérir de l’honneur, dit-il, et de faire souffrir cette honte à l’empereur (Charles Quint) d’avoir arrêté si longuement son armée, me faisait trouver cela si doux qu’il ne m’était nulle peine de jeûner. Ce chétif souper avec un morceau de pain m’était un banquet, lorsqu’au retour de quelque escarmouche je savais les ennemis être frottés, ou que je savais qu’ils étaient en même peine que nous.

Cependant il fallait un terme à ces souffrances des habitants ; il était trop clair pour tout le monde qu’aucun secours ne viendrait de la part du roi. Une négociation fut donc entamée et conclue entre les Siennois et le duc de Florence, Côme, « l’un des plus sages mondains, dit Montluc, qui aient été de notre temps. » Un article de cette capitulation concernait Montluc et ses troupes. Pour rester dans les règles toutefois, il était convenable que le gouverneur stipulât directement, et en son nom, sa capitulation avec le marquis de Marignan ; mais au premier mot qui lui en fut dit de la part de ce dernier, il s’enflamma et parut se révolter, déclarant qu’il aimerait mieux perdre mille vies, et que le nom de Montluc ne se trouverait jamais en capitulation. Ce point de sa conduite a été critiqué dans le temps même, notamment par Brantôme, qui se fait en cela l’écho de plusieurs autres : il lui reproche d’avoir été plus cupide d’honneur que jaloux de l’intérêt général, et d’avoir plus songé à la singularité qu’à pourvoir à la sûreté de son monde ; car, en agissant ainsi, il semblait s’être mis à la merci du plus fort. Laissons la règle, et ne voyons que le cas en lui-même : il est singulier, il est unique peut-être, mais on regretterait de ne le point trouver. « En tout pourtant il y a du medium », a dit Brantôme. Qu’y faire ? Montluc n’était pas l’homme de ces justes milieux. Ce qui est certain, c’est qu’ayant affaire à un adversaire digne de le comprendre, sans aucune stipulation directe il se vit traité par lui sur le pied qu’il avait souhaité ; le dimanche matin, 22 avril (1555), il fut reçu au sortir de la ville par le marquis de Marignan et par toute cette armée, non comme un vaincu, mais comme un héros et le plus noble des compagnons :

Les trois mestres de camp des Espagnols me vinrent saluer, et tous leurs capilaines. Les mestres de camp ne descendirent point, mais tous les capilaines descendirent et me vinrent embrasser la jambe, puis remontèrent à cheval et m’accompagnèrent jusqu’à ce que nous trouvâmes le marquis et le sieur Chiapin, qui pouvaient être à trois cents pas de la porte de la ville ; et là nous nous embrassâmes, et me mirent au milieu d’eux, et allâmes toujours parlant du siège et des particularités qui étaient survenues, nous attribuant beaucoup d’honneur ; même me dit qu’il m’avait beaucoup d’obligation, car outre qu’il avait appris beaucoup de ruses de guerre, j’étais cause qu’il était guéri des gouttes.

Dans la description de sa marche, il n’a garde d’omettre qu’il emmena avec lui et fit passer tous les Siennois compromis qui s’exilaient, et en voyant les adieux de ceux qui partaient et de ceux qui restaient, leur déchirement, et toute cette ruine et désolation d’un peuple « si dévotieux à sa liberté », il n’avait pu retenir ses larmes. Malgré sa dureté de nature, dans toute cette affaire de Sienne et dans les actes qui s’y consomment, Montluc n’est point inhumain.

Cette défense célèbre mit le sceau à sa réputation militaire en Italie et par toute la France. Henri II, qui est bien le roi de Montluc, celui qu’il a raison de regretter avec douleur, car sous lui il ne fit que de purs et d’honorables exploits, Henri II, en le revoyant, l’accueillit avec amitié, lui donna le collier de l’ordre (distinction encore intacte), une pension et d’autres grâces. Après être allé quelques semaines voir sa maison et sa famille en Gascogne, avant la fin de l’année, Montluc retourne en Italie chercher de nouveaux hasards : dès les premiers moments, il s’y expose en soldat ; il va à cheval reconnaître une ville qu’on doit assiéger, à moins de cinquante pas et en plein jour. Car il voulait montrer, dit-il, que pour être allé voir madame sa femme, il n’avait rien oublié de ce qu’il avait coutume de faire. Dans les exploits de Montluc durant les années qui suivent et où il ne retrouve plus une occasion d’éclat égale à celle de Sienne, il apparaît un peu plus du capitaine d’aventure que d’un vrai chef et, comme disait M. de Guise, d’un lieutenant de roi. Il continue toutefois, non seulement de maintenir, mais de poursuivre et de promouvoir sa réputation avec le zèle d’un jeune guerrier. Il a là-dessus des principes qu’on doit trouver admirables et qui s’appliquent bien à tout ordre de travaux et de services où l’honneur est le prix : c’est de ne jamais se reposer sur ce qu’on a fait, de ne pas se contenter, sous prétexte qu’on a sa réputation établie, et que, quoi qu’on fasse désormais ou qu’on ne fasse pas, on sera toujours estimé vaillant :

N’en croyez rien, s’écrie-t-il, car d’heure à autre les gens jeunes deviennent grands, et ont le feu à la tête, et combattent comme enragés ; et comme ils verront que vous ne faites rien qui vaille, ils diront que l’on vous a donné ce titre de vaillant injustement… Si vous désirez monter au bout de l’échelle d’honneur, ne vous arrêtez pas au milieu, ains, degré par degré, tâchez à gagner le bout, sans penser que votre renom durera tel que vous l’avez acquis : vous vous trompez, quelque nouveau venu le vous emportera, si vous ne le gardez bien et ne tâchez à faire de mieux en mieux.

De mieux en mieux, c’est là une noble devise et qui doit être celle de quiconque a senti en soi le feu sacré et en est possédé dans toutes les carrières.

Au siège de Thionville et dans cette campagne aux frontières du Nord en 1558, Montluc se distingua infiniment sous M. de Guise : il avait charge de colonel général d’infanterie. À ce siège devant Thionville, il inventa un perfectionnement dans la pratique des tranchées ; c’était d’y faire, de distance en distance, et tantôt à droite, tantôt à gauche, des espèces de retours ou arrière-coins propres à loger des soldats qui défendraient au besoin la tranchée, si l’ennemi y sautait pour la détruire. Il y avait en Montluc l’étoffe d’un bon officier du génie. Et, pour énumérer quelques-unes de ses qualités spéciales et naturelles qui venaient en aide à sa bravoure et la distinguaient d’une aveugle témérité, il avait « le coup d’œil topographique », et là où d’autres ne voyaient rien qu’escarpement et difficulté absolue, il discernait l’assiette possible d’une batterie, le côté faible et vulnérable d’une place : aussi excellait-il aux reconnaissances. — Il avait cet autre coup d’œil qui sait nombrer de loin une troupe dans une plaine, et, à un demi-mille de distance, il savait son chiffre, si considérable qu’il fut à cinquante hommes près. — Il s’entendait à merveille, dans une escarmouche, à « tâter » l’ennemi, c’est-à-dire à connaître à sa marche et à son attitude s’il avait peur ou s’il était en force et solide. — Dans l’action enlin, il était prompt à saisir le joint et le moment, et à marquer l’instant décisif de donner sans perdre une minute. Telles étaient les qualités fines et savantes dont se guidait son indomptable bravoure, et que, sans la paix de Câteau-Cambrésis et la mort de Henri II (1559), il eût encore pu employer si utilement pour le service de la France.

Le temps de la gloire pour Montluc est fini ; à la veille de la mort de Henri II dans ce malheureux tournoi, et la nuit même qui précéda le coup fatal, Montluc raconte qu’étant chez lui, en sa Gascogne, il eut un songe qui lui représentait, avec toutes sortes de circonstances frappantes, son roi mort et tout saignant, et il s’éveilla éperdu, la face tout en larmes, racontant aussitôt son pronostic à sa femme et, le matin, à plusieurs amis. Quant à la paix qui venait de se conclure, il l’estimait désavantageuse à la France et, funeste, non seulement pour les conditions, mais aussi en ce qu’elle allait laisser vacants et sans emplois tant de grands capitaines, qui n’eurent plus qu’à « s’entremanger » ensuite dans les guerres civiles, et tant de soldats aguerris qui, faute de pain, durent prêter leurs bras aux factions qui les enrôlèrent. Lui-même, âgé de moins de soixante ans, il avait au cœur un reste de vigueur et d’ardeur dévorante qu’il ne sut plus comment dépenser, et qui en vint bientôt à s’exaspérer odieusement et à se dénaturer dans ces luttes intestines. Ce fut par toute la France comme un feu généreux qui se retourna contre lui-même et qui se porta tout d’un coup sur les entrailles. De rigoureux qu’il était, âlontluc devint cruel ; il le dit nettement, il ne marchande point les termes ; avec lui, le couteau et la corde jouèrent désormais autant que l’épée, et il s’en repent encore moins qu’il ne s’en vante. Il avait eu de tout temps le premier mouvement terrible, il érigea en système cette terreur :

Ce n’est pas comme aux guerres étrangères, remarque-t-il, où on combat comme pour l’amour et l’honneur : mais aux civiles, il faut être ou maître ou valet, vu qu’on demeure sous même toit ; et ainsi il faut venir à la rigueur et à la cruauté : autrement la friandise du gain est telle, qu’on désire plutôt la continuation de la guerre que la fin.

Nous ne le suivrons pas dans cette période sanguinaire, escorté de ses deux bourreaux qu’on appelait ses laquais, ne faisant point de prisonniers, et laissant partout, aux branches des arbres, sur les chemins, les insignes et les trophées de son passage. S’il rendit alors des services, il faudrait en aller démêler les titres sous trop de meurtres et de sang.

Politiquement toutefois, la partie de ses mémoires qui traite des guerres civiles est fort à prendre en considération. Par son cri d’alarme, il fait bien sentir le danger où fut à une certaine heure la France de se réveiller toute calviniste, au moins par la tête, c’est-à-dire à la Cour, dans les classes élevées et même dans la haute bourgeoisie ; car il y eut un moment de mode presque universelle pour la nouvelle religion ; la jeunesse parlementaire en était plus ou moins atteinte : « Il n’était fils de bonne mère, dit Montluc, qui n’en voulût goûter. » Montluc ne fait point la part de la conviction et de la conscience chez bon nombre de ses adversaires ; mais chez les chefs et les grands il fait très bien la part des motifs ambitieux et intéressés : « Si la reine (Catherine de Médicis) et M. l’amiral (de Coligny) étaient en un cabinet, et que feu M. le prince de Condé et M. de Guise y fussent aussi, je leur ferais confesser qu’autre chose que la religion les a mus à faire entretuer trois cent mille hommes, et je ne sais si nous sommes au bout… » Homme d’autorité et royaliste de vieille roche, il met bien à nu et dénonce l’esprit républicain primitif des Églises réformées et leur dessein exprès de former un État dans l’État. Quand on a lu cette partie des mémoires de Montluc et qu’on a surmonté l’impression d’horreur que causent et ses propres cruautés et celles qu’il prétend punir, on reconnaît mieux comment, en de pareils temps, les édits de L’Hôpital durent manquer leur effet ou en produire un qui, bientôt traduit et dénaturé au gré des passions, ne serait pas resté profitable et conforme à la pure idée de tolérancee. Parmi les protestants pas plus que parmi les catholiques, personne n’était mûr et préparéf.

La dernière partie des Commentaires de Montluc est remplie de récriminations et d’apologies. Lieutenant de roi en Guyenne et révoqué par Charles IX, il se vit remplacé dans le temps même où il envoyait sa démission, ayant reçu au siège de Rabastens (1570) sa dernière et horrible blessure, un coup d’arquebuse qui lui perça les os de la face ou du nez et le força à porter le reste de ses jours un masque au visage. Le bâton de maréchal, que Henri III lui mit en main à Lyon à son retour de Pologne (1574), ne fut qu’une récompense des services passés : Montluc, estropié et âgé de plus de soixante-dix ans, était hors d’état d’en rendre de nouveaux. Il mourut dans sa maison d’Estillac en Agenois, en 1577.

Montluc termine ses mémoires par une grande pensée et comme une vue d’éternité. Au milieu de tous ses défauts et de ses excès de nature, il était religieux ; il ne s’était jamais trouvé dans aucune entreprise sans invoquer Dieu à son aide, et il nous a laissé la formule de l’oraison qu’il prononçait dans les périls, et qui, lui rendant la netteté de l’entendement, chassait de lui toute crainte. Ces idées graves lui revinrent plus présentes dans l’inaction forcée à laquelle le condamnait la vieillesse ; de ses quatre enfants mâles, il en avait vu mourir trois avant lui pour le service du roi ; il prévoyait pour la France et pour son pays de Guyenne de nouvelles guerres et de nouveaux malheurs. C’est alors que le désir d’une plus absolue retraite le venait prendre quelquefois et le tentait de se vouer à une entière solitude :

Il me ressouvenait toujours d’un prieuré assis dans les montagnes, que j’avais vu autrefois, partie en Espagne, partie en France, nommé Sarracoli : j’avais fantaisie de me retirer là en repos ; j’eusse vu la France et l’Espagne en même temps ; et si Dieu me prête vie, encore je ne sais que je ferai.

C’est sur ce vœu austère que se ferment les mémoires de Montluc. On se le figure bien en ce prieuré perdu, en quelque âpre gorge ou sur un rocher nu des Pyrénées, plongeant son regard tour à tour sur l’Espagne et la France, vieillard tout chenu et à la face meurtrie, dur envers lui-même, se mortifiant, expiant le sang versé ; et cette âme de colère, apaisée enfin, se fixant opiniâtrement à la méditation des années éternelles. Le cadre est digne du personnage. Montluc n’a pas exécuté son projet, il n’en a eu que l’imagination ; mais il l’a eue simple et grande, et il nous la laisse15.