(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XX. De Libanius, et de tous les autres orateurs qui ont fait l’éloge de Julien. Jugement sur ce prince. »
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(1773) Essai sur les éloges « Chapitre XX. De Libanius, et de tous les autres orateurs qui ont fait l’éloge de Julien. Jugement sur ce prince. »

Chapitre XX.
De Libanius, et de tous les autres orateurs qui ont fait l’éloge de Julien. Jugement sur ce prince.

Nous venons de voir Julien écrivain et panégyriste, voyons-le maintenant comme empereur, et objet lui-même des panégyriques de son siècle. À la tête des orateurs qui l’ont loué, est ce Libanius, né à Antioche, et regardé comme l’homme le plus éloquent de l’Asie. Ce fut lui qui servit de modèle à Julien. On avait défendu à ce jeune prince de le voir, et il se faisait apporter en secret tous ses discours, qu’il achetait à prix d’or. Il parvint d’abord à en imiter parfaitement le style ; mais dans la suite, il y ajouta ces grâces piquantes que donne la cour, et ces beautés mâles que donne la philosophie. Empereur, il fut publiquement l’ami de celui dont il avait été le disciple en secret. Il paraît que Libanius n’eut que l’ambition des lettres et de cette espèce de gloire qui est indépendante de la fortune et des princes. Julien lui offrit une fortune qu’il dédaigna. Pouvant être préfet du palais, c’est-à-dire avoir une des premières places de la cour, il aima mieux rester orateur et homme de lettres. C’est un exemple à proposer à ceux qui avilissent les talents par l’intrigue, et briguent quelquefois de grandes places, parce qu’ils ne savent point honorer la leur.

On voit par l’histoire qu’il soutint toujours le même caractère. Julien, irrité contre les magistrats d’Antioche, avait fait mettre en prison le sénat tout entier. Libanius vint parler à l’empereur pour ses concitoyens. Comme il mettait dans son discours cet accent fier et vigoureux de la liberté et du courage, un homme pour qui apparemment cet accent-là était nouveau, lui dit : « Orateur, tu es bien près du fleuve Oronte, pour parler si hardiment. » Libanius le regarda, et lui dit : « Courtisan, la menace que tu me fais ne peut que déshonorer le maître que tu veux me faire craindre » ; et il continua. Julien, qui avait témoigné d’abord beaucoup d’empressement à le voir, parut dans la suite le négliger. Libanius ne se montra plus à la cour. L’empereur, en allant au temple, le vit dans la foule, et fut étonné qu’il ne vînt pas à lui. Les princes et tous ceux qui, sans être princes, ont ou croient avoir quelque supériorité sur les autres, sont sujets à porter le despotisme jusque dans l’amitié ; ils exigent beaucoup et donnent peu. Libanius avait cette sensibilité fière qui veut qu’il n’y ait plus de rang où est l’amitié, qui en calcule tous les devoirs, parce qu’elle les trouve tous dans son cœur, que l’inégalité révolte, que les remarques d’indifférence blessent, qui ne se plaint pas, ou ne se plaint qu’une fois, mais qui emportant dans son cœur l’amitié outragée, se tait et se retire. Julien le sentit, et revint à lui ; quoiqu’empereur, il fit les premières démarches. Comme ils s’estimaient tous deux, leur amitié fut vraie. Cependant Libanius n’alla jamais depuis au palais de Julien, sans être appelé. Il avait lui-même exigé cette condition ; car on en peut faire avec ses amis, quand l’inégalité des rangs pourrait changer en servitude les hommages libres de l’amitié.

Plusieurs ouvrages de Libanius se sont perdus, mais il nous en reste encore une partie. De ce nombre sont ses éloges ou panégyriques. Il y en a un prononcé devant les deux empereurs

Constantin et Constant, deux en l’honneur de Julien pendant sa vie, et deux après sa mort. En 363 il fut choisi par cet empereur pour faire le panégyrique d’étiquette. Julien y assista, et applaudit à l’orateur avec transport, oubliant que c’était lui-même qu’on louait. C’est ainsi qu’on a vu un poète célèbre dont on représentait une pièce, mêler ses acclamations aux cris du public, oubliant également et le théâtre, et les spectateurs, et lui-même. Je sais que ces sortes d’actions sont extraordinaires et doivent le paraître ; mais la nature passionnée a son prix, comme la nature réfléchie ; et les hommes peut-être les plus estimables ne sont pas ceux qui règlent froidement et sensément tous les mouvements de leur âme, qui avant de sentir ont le loisir de regarder autour d’eux, et se souviennent toujours à temps qu’ils ont besoin d’être modestes. Que ces gens-là aient l’honneur d’être sages, et qu’ils laissent à d’autres l’espérance d’être grands.

Il faut avouer que les discours de Libanius n’exciteraient pas le même enthousiasme aujourd’hui. Je ne parle point des défauts de goût, des citations multipliées d’Homère, de la fureur d’exagérer, d’un luxe d’érudition qui retarde la marche fière et libre de l’éloquence, et annonce plus de lecture que de génie ; ce sont là les défauts du siècle plus que de l’orateur : mais il en a d’autres qui lui sont personnels. Son style a quelquefois de l’affectation et de la recherche. Photius lui reproche de laisser trop apercevoir dans ses discours l’empreinte du travail, et d’avoir éteint, par un désir curieux de perfection, une partie de ces grâces faciles et brillantes que lui donnait la nature lorsqu’il parlait sur-le-champ. On lui a reproché aussi de l’obscurité ; il faut en convenir, ce n’est pas celle de quelques grands écrivains comme Tacite, qui voyant à une grande profondeur, ou rassemblant beaucoup d’idées en peu d’espace, fatiguent la faiblesse des hommes ordinaires, et que la médiocrité calomnie, parce qu’elle aime mieux blâmer les forces dans un autre, que de s’avouer l’insuffisance des siennes. Libanius ne fut pas assez heureux pour avoir ce tort dans ses ouvrages. Ce n’est pas non plus celle de Perse, qui, placé sous Néron, voulut, en disant la vérité, échapper au tyran. Libanius, sous un gouvernement plus juste, put parler impunément des vertus et des crimes. Son obscurité n’était qu’un défaut, sans avoir rien de piquant ; elle tenait seulement à un embarras de style.

À l’égard de son éloquence, elle a souvent de l’éclat, et est presque toujours animée des couleurs brillantes de l’imagination. On voit qu’il était prodigieusement nourri de la lecture des poètes. Leurs idées, leurs images lui sont familières. Presque à chaque page on rencontre des traits de la mythologie ancienne, et souvent son style même tient plus du coloris du poète que de l’orateur.

Le premier discours qu’il prononça à la mort de Julien ressemble moins à une harangue qu’à une espèce de chant funèbre ; le second offre des beautés d’un autre genre. L’indignation que le vice donne aux âmes dignes d’éprouver ce sentiment affermit quelquefois son style, et lui communique un degré de force qu’il n’a pas toujours. Tel est un morceau sur quelques abus de détail que réforma Julien en montant sur le trône. « Après avoir réglé, dit l’orateur, les objets les plus importants de l’administration et de l’empire, il jeta les yeux sur l’intérieur du palais ; il aperçut une multitude innombrable de gens inutiles, esclaves et instruments du luxe, cuisiniers, échansons, eunuques, entassés par milliers, semblables aux essaims dévorants de frelons, ou à ces mouches innombrables que la chaleur du printemps rassemble sous les toits des pasteurs ; cette classe d’hommes dont l’oisiveté s’engraissait aux dépens du prince, ne lui parut qu’onéreuse sans être utile, et fut aussitôt chassée du palais ; il chassa en même temps une foule énorme de gens de plume, tyrans domestiques qui, abusant du crédit de leur place, prétendaient s’asservir les premières dignités de l’État : on ne pouvait plus ni habiter près d’eux, ni leur parler impunément. Avides de terres, de jardins, de chevaux, d’esclaves, ils volaient, pillaient, forçaient de vendre ; les uns ne daignaient pas mettre un prix à l’objet de leurs rapines, d’autres le mettaient au-dessous de la valeur ; ceux-ci différaient de payer de jour en jour ; ceux-là après avoir dépouillé l’orphelin, comptaient pour paiement tout le mal qu’ils ne lui faisaient pas… C’est par ces voies qu’ils rendaient pauvres les citoyens riches, et qu’eux-mêmes devenaient riches, de pauvres qu’ils étaient. Ainsi, multipliant leur fortune par la misère des autres, ils étendaient leur insatiable avidité aux bornes de la terre, demandant, au nom et sous l’autorité du prince, tout ce qui flattait leurs désirs, sans qu’il fût jamais permis de refuser ; les villes les plus anciennes étaient dépouillées ; des monuments qui avaient échappé au ravage des siècles, étaient conduits à travers les mers pour embellir les palais destinés à des fils d’artisans, et leur faire des habitations plus belles que celles des rois : ces oppresseurs en avaient d’autres sous eux qui les imitaient ; l’esclave avait son ambition comme le maître ; à son exemple, il outrageait, tourmentait, dépouillait, chargeait de fers, et pour s’enrichir, reversait sur d’autres le despotisme que son maître exerçait sur lui. Le croirait-on ? les trésors ne leur suffisaient pas ; ils avaient l’audace de s’indigner s’ils ne partageaient point la considération attachée à la dignité, croyant voiler ainsi leur servitude… L’empereur chassa du palais ces animaux dévorants, ces monstres à cent têtes, et voulut qu’ils regardassent comme une grâce la vie qu’il leur laissait. »

Il était difficile, sans doute, de mieux peindre la corruption profonde de la cour de Byzance, cette chaîne de brigandage et d’oppression, et l’abus du crédit, dans une classe d’hommes qui, voués par état à des emplois obscurs, mais approchant du prince, ou paraissant en approcher, imprimaient de loin l’épouvante, parce qu’ils habitaient le lieu où réside le pouvoir.

Libanius, dans tout le reste du discours, qui est fort étendu, parcourt en détail la vie de Julien, depuis sa naissance jusqu’à sa mort ; quelquefois éloquent, quelquefois plus historien qu’orateur, toujours pittoresque dans son style, ayant en général moins d’élévation que de dignité, et un genre de sensibilité plutôt tendre que forte.

Le discours finit par une apostrophe touchante à Julien même. « Ô toi, dit l’orateur, élève et disciple de ces êtres qui occupent le milieu entre la Divinité et l’homme ; toi dont la tombe n’occupe qu’une petite portion de terre, mais qui par ta gloire remplis le monde ; toi qui en commençant ta carrière, as surpassé tous les grands hommes qui ne sont pas Romains, qui en la finissant, as surpassé ceux même de Rome ; toi que les pères regrettent plus que leurs propres enfants, et que les enfants regrettent plus que leurs pères ; toi qui as exécuté de grandes choses, mais qui devais en exécuter encore de plus grandes ; toi qui foulais aux pieds tous les genres de voluptés, excepté celles qui naissent du charme inexprimable de la philosophie, protecteur et ami des dieux de l’empire ; ô prince ! reçois ce dernier hommage d’une éloquence faible, mais à laquelle, pendant que tu vécus, tu daignas mettre quelque prix. »

Libanius n’est pas le seul orateur de son siècle qui ait fait l’éloge de Julien ; Celsus, qui avait été son ami, son condisciple et son rival, lorsqu’ils étudiaient ensemble dans Athènes, prononça un panégyrique en son honneur, quand son ami fut sur le trône. Cet éloge, où un particulier loue un prince avec lequel il a quelque temps vécu dans l’obscurité, pouvait être précieux ; le souvenir des études de leur jeunesse et cette heureuse époque où l’âme, encore neuve et presque sans passions, commence à s’ouvrir au plaisir de sentir et de connaître, devait répandre un intérêt doux sur cet ouvrage ; mais nous ne l’avons plus, et nous n’en pouvons juger ; nous savons seulement qu’il était écrit en grec. La langue d’Homère et de Platon commençait à devenir la langue dominante de l’empire. Cependant l’ancienne langue des Césars, quoiqu’altérée, se conservait toujours, et ces empereurs daces, pannoniens et barbares, qui, du fond de la Thrace et des bords de la mer Noire, commandaient au monde, étaient loués quelquefois dans la langue des Scipions.

Il nous reste encore un panégyrique dans cette langue, prononcé en l’honneur de Julien ; on y trouve de la noblesse dans les sentiments, quelques belles idées, et des défauts de goût. Il est de l’an 362. Pour connaître l’esprit des différents siècles, il n’est pas inutile d’observer que Mamertin, qui prononça cet éloge, parvint, par ses talents, aux premières dignités ; il occupa longtemps avec distinction le rang de sénateur ; et quand Julien monta sur le trône, il lui donna la place de surintendant général des finances de l’empire. « Vous cherchiez, dit-il à l’empereur, un homme qui eût assez d’élévation pour savoir dédaigner les richesses, assez de courage pour savoir déplaire, assez de fermeté pour braver la haine ; vous avez cru trouver ces qualités en moi, et vous m’avez choisi dans un temps où les provinces épuisées par les pillages des barbares et par des brigandages non moins funestes que honteux, imploraient votre secours. » Le même empereur le fit ensuite préfet des gardes prétoriennes, et lui confia le gouvernement de plusieurs provinces. Enfin, nommé consul par Julien, comme Pline par Trajan, il prononça aussi un panégyrique pour remercier son bienfaiteur et son prince ; mais il y a bien plus de distance entre les deux orateurs qu’entre les deux héros.

Après tous ces panégyriques, il serait curieux d’apprécier celui qui en fut l’objet. Il n’y a personne dont on ait dit ni plus de bien, ni plus de mal que de Julien. L’esprit de parti lui a élevé des statues, le zèle religieux les a brisées. On l’a peint tour à tour comme le plus coupable et comme le plus grand des hommes. Tâchons d’écarter, s’il se peut, l’éloge et la satire ; et sans un faux enthousiasme, comme sans injustice, cherchons la vérité. Il s’égara dans la religion, voyons du moins ce qu’il fut comme prince ; en détestant son crime, discutons ses vertus : l’aveu que nous en ferons ne peut nous rendre complices de ses erreurs.

On sait qu’il eut l’éducation la plus austère. Il apprit, dans la retraite, dans l’étude, dans l’éloignement des plaisirs, à se former et à commander aux hommes ; il est vrai que peut-être il fut forcé à la vertu par le malheur. La mort de son père et de ses frères, leur assassin sur le trône, l’avertissaient d’être simple et modeste ; mais aussi, environné de meurtres, il eut à lutter contre l’exemple des crimes. Mis à la tête de l’empire, il y soutint son caractère ; on le vit à la cour dédaigner le faste, fuir la mollesse, combattre ses sens, dompter en tout la nature, se contenter de la nourriture la plus grossière ; souvent il la prenait debout, souvent se la refusait, dormait peu, n’avait d’autre lit qu’une peau étendue sur la terre, et passait une partie des nuits ou dans son cabinet, ou sous sa tente, occupé au travail et à l’étude. Enfin, sous la pourpre, il eut les maximes et mena la vie rigide de Caton. On dira peut-être que ce sont là plutôt des vertus d’un cénobite que d’un prince ; on se trompe ; on ne pense point assez combien, dans celui qui gouverne, cette vie austère retranche de passions, de besoins, combien elle ajoute au temps, combien elle laisse au peuple, combien elle diminue les moyens de corruption et de faiblesse, combien, par l’habitude de se vaincre, elle élève l’âme.

Ce qui ajoute à son mérite, c’est que, dur pour lui-même, il n’en fut pas moins compatissant pour les autres ; en rendant la justice, il tempéra, par l’indulgence d’un prince, l’équité d’un juge.

On sait qu’à l’humanité de détail qui soulage dans le moment le malheureux qui souffre, il joignit cette humanité plus étendue qui prévoit les maux, rétablit l’ordre, substitue les grandes vues à la pitié, et sans le secours de cette sensibilité d’organes qui est aussi souvent une faiblesse qu’une vertu, sait faire un bien même éloigné, et s’attendrir sur des malheurs qu’elle ne voit pas. Ainsi, il s’occupa du soulagement des peuples ; mais d’autres empereurs qui eurent les mêmes vues, n’étant pas contredits sur le trône, purent être humains impunément : Julien, longtemps César, assujetti dans son pouvoir même à un tyran jaloux, qui l’avait créé par besoin et le haïssait par faiblesse, qui lui eût permis de faire le mal pour se déshonorer, et craignait qu’il ne fît le bien, qui, tout à la fois barbare et lâche, désirait que les peuples fussent malheureux, pour que le nouveau César fût moins redoutable ; Julien, environné dans les Gaules, des ministres de cette cour, qui étaient moins ses officiers que ses ennemis, et déployaient contre lui cette audace qui donne à des tyrans subalternes le secret de la cour, et l’orgueil d’être instruments et complices de la volonté du maître ; Julien enfin, traversé en tout par ces hommes qui s’enrichissent de la pauvreté publique, eut bien plus de mérite à arrêter les abus et à soulager les provinces.

Dans un empire tout militaire, et où le soldat féroce et avare vendait son obéissance à prix d’or, il sut résister à l’avidité des troupes.

On conspira contre lui, et il pardonna.

À l’exemple de Trajan, il soumit à la loi un pouvoir qui, par la force secrète de la nature et des choses, ne tend que trop souvent à s’affranchir de la loi. Comme lui, il fit la guerre en personne ; comme lui, il combattit en soldat. Enfin, en mourant, il témoigna la plus grande fermeté et le courage tranquille d’un homme qui obéit à la nature, et que ses actions consolent de la brièveté de sa vie56.

On voit, par toute la vie de Julien et par quelques-uns de ses ouvrages, que sa grande ambition était de ressembler à Marc-Aurèle. Si on regarde les talents, il eut plus de génie ; si on regarde le caractère, il eut plus de fermeté peut-être, et fut plus loin de cette bonté dont on abuse, et qui, voisine de l’excès, peut devenir une vertu plus dangereuse qu’un vice.

Mais aussi, à beaucoup d’égards, Marc-Aurèle eut des avantages sur lui ; ils furent tous deux philosophes, mais leur philosophie ne fut pas la même. Celle de Marc-Aurèle avait plus de profondeur, celle de Julien peut-être plus d’éclat. La philosophie de l’un semblait née avec lui. Elle était devenue un sentiment, une passion, mais une passion d’autant plus forte qu’elle était calme, et n’avait pas besoin des secousses de l’enthousiasme. La philosophie de l’autre semblait moins un sentiment qu’un système ; elle était plus ardente que soutenue ; elle tenait à ses lectures, et avait besoin d’être remontée. Marc-Aurèle agissait et pensait d’après lui ; Julien, d’après les anciens philosophes ; il imitait. Un autre caractère du grand homme lui manqua, c’est cette vertu qui fait que l’âme, sans s’élever, sans s’abaisser, sans s’apercevoir même de ses mouvements, est ce qu’elle doit être, et l’est sans faste comme sans effort ; en cela il fut encore loin de Marc-Aurèle. Son extérieur était simple, son caractère ne l’était pas ; ses discours, ses actions avaient de l’appareil et semblaient avertir qu’il était grand ; suivez-le, sa passion pour la gloire perce partout ; il lui faut un théâtre et des battements de mains ; il s’indigne quand on les refuse ; il se venge, il est vrai, plus en homme d’esprit qu’en prince irrité qui commandait à cent mille hommes, mais il se venge ; il court à la renommée, il l’appelle ; il flatte pour être flatté : il veut être tout à la fois Platon, Marc-Aurèle et Alexandre57.

Son caractère ardent est souvent inégal ; souvent il voit le but, l’atteint et le passe ; enfin, il eut dans ses idées plus d’impétuosité que de règle, et, dans plusieurs de ses sentiments, plus de grandeur que de sagesse.

Son changement de religion est un des grands problèmes de l’histoire. Ce changement fut-il l’effet de la persuasion ou de la politique ? Pour résoudre ce problème, jetons un coup d’œil sur son siècle ; nous reviendrons ensuite à Julien, et la question sera peut-être aisée à résoudre.

On sait que dans l’Europe et l’Asie ensemble, jamais il n’y eut autant de mouvement dans les esprits qu’il y en avait alors ; les progrès du christianisme, et le choc de ceux qui combattaient pour la religion de l’empire, avaient donné cette secousse. C’était là le grand objet de toutes les nations ; et il se mêlait tantôt sourdement, tantôt avec éclat, aux malheurs de la guerre et aux fureurs politiques. Le paganisme, trop faible, avait appelé la philosophie à son secours ; et la philosophie, sentant qu’il fallait réparer l’édifice pour le conserver, des débris de l’ancien système religieux, en avait presque formé un nouveau.

On s’attacha surtout à imiter plusieurs des caractères du christianisme. Aux idées pures et spirituelles d’un dieu unique, on proposa les idées platoniciennes sur la divinité ; à un dieu en trois personnes, cette fameuse trinité de Platon ; aux anges et aux démons, la doctrine des génies créés pour remplir l’intervalle entre Dieu et l’homme ; à l’idée d’un dieu médiateur, la médiation des génies célestes ; aux prophéties et aux miracles, la théurgie, qui, à force de sacrifices et de cérémonies secrètes, prétendait dévoiler l’avenir, et opérer aussi des prodiges ; enfin, à la vie austère des chrétiens, des pratiques à peu près semblables, et des préceptes d’abstinence et de jeûnes pour se détacher de la terre, en s’élevant à Dieu. Ainsi, l’erreur se rapprochait de la vérité pour la mieux combattre ; mais, dans cette agitation universelle, ce qui dominait le plus, c’était la fureur de connaître ce qui n’était point encore, et de franchir les bornes que la nature a posées aux connaissances comme au pouvoir de l’homme. Cette disposition était l’effet naturel de la fermentation des esprits, des malheurs des peuples, des grands intérêts politiques et religieux ; enfin de ce système des génies, imaginé ou puisé chez les Chaldéens par Platon, et renouvelé alors avec le plus grand succès. Telle était la situation des esprits, lorsque Julien parut.

Nous savons par l’histoire quels furent son caractère et ses goûts. Passionné pour les Grecs, nourri jour et nuit de la lecture de leurs écrivains, enthousiaste d’Homère, fanatique de Platon, avide et insatiable de connaissances ; né avec ce genre d’imagination qui s’enflamme pour tout ce qui est extraordinaire ; ayant de plus une âme ardente, et cette force qui sait plus se précipiter en avant que s’arrêter ; d’ailleurs, accoutumé dès son enfance à voir dans un empereur chrétien le meurtrier de sa famille, et, dans le fond de son cœur, rendant peut-être la religion complice des crimes qu’elle condamne ; placé entre l’ambition et la crainte, inquiet sur le présent, incertain sur l’avenir ; ses goûts, son imagination, son âme, les malheurs de sa famille, les siens, tout semblait le préparer d’avance à ce changement qui éclata dans la suite.

On ne peut douter, en le lisant, qu’il ne fût séduit par cette espèce de théologie platonique qui régnait alors, et dont il parle dans tous ses écrits avec enthousiasme. Son hymne au Soleil Roi est une hymne au Logos, ou à l’intelligence éternelle qui joue un si grand rôle dans Platon.

On ne peut presque pas douter qu’il n’ait cru aux génies. Deux fois il crut voir celui de l’empire : l’une en songe et dans les Gaules, lorsqu’il délibérait s’il accepterait le trône ; l’autre dans la Perse, et peu de temps avant sa mort, lorsque, pendant la nuit, il méditait sous sa tente. Alors le génie de l’empire lui parut triste et désolé, et la tête couverte d’un voile. Julien lui-même raconta ces deux apparitions à ses amis.

Enfin, quand on le voudrait, il serait également impossible de douter qu’il n’eût un penchant profond à la superstition. Oracles, présages, sacrifices, mystères, divinations, cérémonies théurgiques, il embrassait tout, il se livrait à tout. On le voit ; l’idée que la divinité pouvait se communiquer à l’homme, idée si analogue d’ailleurs à son siècle et aux idées générales qui occupaient alors l’univers, tourmentait et agitait son esprit. On a beau dire, je ne puis croire que sa politique seule fît sa superstition. La politique a moins de zèle, et n’a pas surtout cette activité inquiète et curieuse. L’intérêt, qui veut traîner le peuple aux autels, peut bien se mêler aux sacrifices, dans les fêtes et les cérémonies publiques ; mais l’intérêt ne joue pas l’enthousiasme religieux, tous les jours, tous les instants, et dans tous les détails de la vie.

Que penser donc de Julien ? qu’il fut beaucoup plus philosophe dans son gouvernement, et sa conduite que dans ses idées ; que son imagination fut extrême, et que cette imagination égara souvent ses lumières ; qu’ayant renoncé à croire une révélation générale et unique, il cherchait à chaque instant une foule de petites révélations de détail ; que, fixé sur la morale par ses principes, il avait, sur tout le reste, l’inquiétude d’un homme qui manque d’un point d’appui ; qu’il porta, sans y penser, dans le paganisme même, une teinte de l’austérité chrétienne où il avait été élevé ; qu’il fut chrétien par les mœurs, platonicien par les idées, superstitieux par l’imagination, païen par le culte, grand sur le trône et à la tête des armées, faible et petit dans ses temples et dans ses mystères ; qu’il eut, en un mot, le courage d’agir, de penser, de gouverner et de combattre, mais qu’il lui manqua le courage d’ignorer ; que, malgré ses défauts, car il en eut plusieurs, les païens durent l’admirer, les chrétiens durent le plaindre ; et que, dans tout pays où la religion, cette grande base de la société et de la paix publique, sera affermie ; ses talents et ses vertus se trouvant séparés de ses erreurs, les peuples et les gens de guerre feront des vœux pour avoir à leur tête un prince qui lui ressemble.