(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gautier, Théophile (1811-1872) »
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(1903) Le mouvement poétique français de 1867 à 1900. [2] Dictionnaire « Dictionnaire bibliographique et critique des principaux poètes français du XIXe siècle — G — Gautier, Théophile (1811-1872) »

Gautier, Théophile (1811-1872)

[Bibliographie]

Les Poésies de Théophile Gautier (28 juillet 1830). — Albertus ou l’Âme et le Péché (1833). — Les Jeune-France (1833). — Mademoiselle de Maupin (1835). — Fortunio (1838). — La Comédie de la Mort (1838). — Tra les montes (1889). — Une larme du Diable (1839). — Gisèle, ballet (1841). — Un voyage en Espagne (1843). — La Péri, ballet (1843). — Les Grotesques (1844). — Une nuit de Cléopâtre (1845). — Premières poésies, Albertus ; la Comédie de la Mort ; les Intérieurs et les Paysages (1845). — Zigzags (1845). — Le Tricorne enchanté, etc… (1845). — La Turquie (1846). — La Juive de Constantine, drame (1840). — Jean et Jeannette (1846). — Le Roi Candaule (1847). — Les Roués innocents (1847). — Histoire des peintres, en coll. avec Ch. Blanc (1847). — Regardez, mais n’y touchez pas (1847). — Les Fêtes de Madrid (1847). — Partie carrée (1851). — Italia (1852). — Les Émaux et Camées (1852). — L’Art moderne (1852). — Les Beaux-Arts en Europe (1852). — Caprices et zigzags (1802). — Aria Marcelin (1852). — Gemma (1854). — Constantinople (1854). — Théâtre de poche (1855). — Le Roman de la Momie (1856). — Jettatura (1857). — Avatar (1857). — Sakountala, ballet (1858). — H. de Balzac (1859). — Les Vosges (1860). — Trésors d’art de la Russie (1860-1863). — Histoire de l’art théâtral en France depuis vingt-cinq ans (1860). — Le Capitaine Fracasse (1863). — Les Dieux et les Demi-dieux de la peinture, avec A. Houssaye et P. de Saint-Victor (1863). — Poésies nouvelles (1863). — Loin de Paris (1864). — La belle Jenny (1864). — Quand on voyage (1865). — La Peau de Tigre, nouvelles (1865). — Voyage en Russie (1866). — Spirite (1866). — Le Palais pompéien de l’avenue Montaigne (1866). — Rapport sur le progrès des lettres, en collaboration avec Sylvestre de Sacy, Paul Féval et Édouard Thierry (1868). — Ménagerie intime (1869). — La Nature chez elle (1870). — Tableaux de siège (1871). — Théâtre : Mystères, comédies et ballets (1872). — Portraits contemporains (1874). — Histoire du romantisme (1874). — Portraits et souvenirs littéraires (1875). — Poésies complètes, en 2 vol. (1876). — L’Orient, 2 vol. (1877). — Fusains et eaux-fortes (1880). — Tableaux à la plume (1880). — Mademoiselle Dafné ; la Toison d’or, etc. (1881). — Guide de l’amateur au musée du Louvre (1882). — Souvenirs de théâtre, d’art et de critique (1883).

OPINIONS.

Auguste Desplaces

Je regardais, tout à l’heure, sur la fenêtre en face de la mienne, un vase de fleurs qu’une jolie voisine avait exposé là au vent frais du matin. La tige, plantée dans le sable humide, différentes fleurs bizarrement assorties composaient ces gerbes aux vives couleurs… J’ai cru voir là une image assez fidèle de la poésie de M. Gautier. Dans son œuvre, en effet, plus d’une fleur svelte et capricieuse comme le chèvrefeuille s’entrelace à d’autres d’un coloris brillant comme l’œillet ou d’une senteur âcre comme le nénuphar ; mais sur tout le reste domine incessamment la pivoine, cette fleur monstrueuse et formidable, pour parler la langue familière à l’école dont M. Gautier est, après le maître, l’expression la plus distinguée.

[Galerie des poètes vivants ().]

Charles Baudelaire

Gautier, c’est l’amour exclusif du Beau, avec toutes ses subdivisions, exprimé dans le langage le mieux approprié… Or, par son amour du Beau, amour immense, fécond, sans cesse rajeuni (mettez, par exemple, en parallèle les derniers feuilletons sur Pétersbourg et la Néva avec Italia ou Tra les montes), Théophile Gautier est un écrivain d’un mérite à la fois nouveau et unique. De celui-ci, on peut dire qu’il est, jusqu’à présent, sans doublure.

Pour parler dignement de l’outil qui sert si bien cette passion du Beau, je veux dire de son style, il ne faudrait jouir de ressources pareilles, de cette connaissance de la langue qui n’est jamais en défaut, de ce magnifique dictionnaire dont les feuillets, remués par un souffle divin, s’ouvrent toujours juste pour laisser jaillir le mot propre, le mot unique, enfin de ce sentiment de l’ordre qui met chaque trait et chaque touche à sa place naturelle et n’omet aucune nuance. Si l’on réfléchit qu’à cette merveilleuse faculté Gautier unit une immense intelligence innée de la correspondance et du symbolisme universel, ce répertoire de toute métaphore, on comprendra qu’il puisse sans cesse, sans fatigue comme sans faute, définir l’attitude mystérieuse que les objets de la création tiennent devant le regard de l’homme… Il y a, dans le style de Théophile Gautier, une justesse qui ravit, qui étonne, et qui fait songer à ces miracles produits dans le jeu par une profonde science mathématique…

Nos voisins disent : Shakespeare et Goethe ! Nous pouvons leur répondre : Victor Hugo et Théophile GautierThéophile Gautier a continué, d’un côté, la grande école de la mélancolie, créée par Chateaubriand. Sa mélancolie est même d’un caractère plus positif, plus charnel, et confinant quelquefois à la tristesse antique. Il y a des poèmes dans la Comédie de la Mort et parmi ceux inspirés par le séjour en Espagne, où se révèlent le vertige et l’horreur du néant. Relisez, par exemple, les morceaux sur Zurbaran et Valdès-Léal ; l’admirable paraphrase de la sentence inscrite sur le cadran de l’horloge d’Urrugue : Vulnerant omnes, ultima necat : enfin la prodigieuse symphonie qui s’appelle Ténèbres.

Je dis symphonie, parce que ce poème me fait quelquefois penser à Beethoven. Il arrive même, à ce poète accusé de sensualité, de tomber en plein, tant sa mélancolie devient intense, dans la terreur catholique. D’un autre côté, il a introduit dans la poésie un élément nouveau, que j’appellerai la consolation par les arts, par tous les objets pittoresques qui réjouissent les yeux et amusent l’esprit. Dans ce sens, il a vraiment innové : il a fait dire au vers français plus qu’il n’avait dit jusqu’à présent ; il a su l’agrémenter de mille détails faisant lumière et saillie et ne nuisant pas à la coupe de l’ensemble ou à la silhouette générale. Sa poésie, à la fois majestueuse et précieuse, marche magnifiquement, comme les personnes de cour en grande toilette.

[Théophile Gautier, notice littéraire précédée d’une lettre de Victor Hugo ().]

Jules Barbey d’Aurevilly

Il y a enfin une âme ici (dans Émaux et camées), une âme ingénue et émue dans cet homme voué, disait-il, au procédé ! Il a beau écrire Diamant du cœur, pour dire une larme et vouloir pétrifier tous ses pleurs pour en faire jaillir un rayon plus vif, dans son amour de l’étincelle, l’émotion est plus forte que sa volonté. Son titre est vaincu par son livre ! Ce titre ne dit pas la moitié du livre qu’il nomme.

Il en dit le côté étincelant et sec. Il n’en dit pas le côté noyé, voilé et tendre. Les émaux ne se dissolvent pas. Le livre de M. Gautier devrait s’appeler plutôt Perles fondues, car, presque toutes ces perles de poésie, que l’esprit boit avec des voluptés de Cléopâtre, se fondent en larmes aux dernières strophes de chacune d’elles, et c’est là un charme, un charme meilleur que leur beauté !

[Les Œuvres et les Hommes : les Poètes ().]

Sainte-Beuve

Son premier voyage en Espagne qui est de 1840, et qui fut, dans sa vie d’artiste, un événement, lui avait fourni des notes nouvelles, d’un ton riche et âpre, bien d’accord avec tout un côté de son talent ; il y avait saisi l’occasion de retremper, de refrapper à neuf ses images et ses symboles ; il n’était plus en peine désormais de savoir à quoi appliquer toutes les couleurs de sa palette. Son recueil de Poésies publié en 1845, par tout ce qu’il contient, et même avant le brillant appendice des Émaux et camées, est une œuvre harmonieuse et pleine, un monde des plus variés et une sphère. Le poète a fait ce qu’il a voulu ; il a réalisé son rêve d’art ; il ne se borne nullement à décrire, comme on a trop dit, pas plus quo, lorsqu’il a une idée ou un sentiment, il ne se contente de l’exprimer sous forme directe. Il nous a donné toute sa poétique dans une de ses plus belles pièces, le Triomphe de Pétrarque, où il s’adresse, en finissant, aux initiés et aux poètes :

Sur l’autel idéal entretenez la flamme.
……………………………………………………………
Comme un vase d’albâtre où l’on cache un flambeau,
Mettez l’idée au fond de la forme sculptée,
Et d’une lampe ardente éclairez le tombeau.

Quand je me remets à feuilleter et à parcourir en tous sens, comme je viens de le faire, ce recueil de vers de Gautier, qui mériterait, à lui seul, une étude à part, je m’étonne encore une fois qu’un tel poète n’ait pas encore reçu de tous, à ce titre, son entière louange et son renom…

J’aime infiniment mieux M. Gautier dans ses vers. Là, du moins, la forme est plus à sa place, et puis le sentiment n’en est jamais absent comme en prose. Je n’ai pas dit, de ses poésies, tout ce qu’elles suggéraient dans les détails ; il y en a de charmants, ou qui le seraient si quelque trait à côté n’y faisait tache, ou s’ils n’étaient ! en général, compromis et comme enveloppés dans le reflet, une fois reconnu, de l’ensemble… On aurait à louer chez M. Gautier quelques heureuses innovations métriques, par exemple, l’importation de la terza rima, de ce rythme de La Divine Comédie qui n’avait pas reparu dans notre poésie depuis le xvie  siècle, et qui a droit d’y figurer par son caractère gravement approprié, surtout quand il s’agit de sujets toscans. — Tout à côté, on peut admirer à la loupe une fine miniature chinoise sur porcelaine du Japon. L’auteur est maître en ces jeux de forme et de contraste.

[Nouveaux lundis, tome VI (). — Portraits contemporains ().]

Théodore de Banville

Dans cette tête brune, chevelue, aux joues larges et d’un pur contour, à la barbe légère, calme comme celle d’un lion, fière comme celle d’un dieu, aux yeux doux, profonds, infinis, où le front olympien abrite la connaissance et les images de toutes les choses, où le nez droit, large à sa naissance, est d’une noblesse sans égale, où sous la légère moustache, écartée avec grâce, les lèvres rouges, épaisses, d’une ligne merveilleusement jeune, disent la joie tranquille des héros, dans cette noble tête aux. sourcils paisibles, qui si magnifiquement repose sur ce col énergique de combattant victorieux, superbe dans ce blanc vêtement flottant et entr’ouvert sur lequel est négligemment noué un mouchoir aux raies de couleurs vives, — Phidias lui-même (qui savait bien les secrets de son art) ne serait pas arrivé à tailler une tête d’académicien à perruque verte, car il y a parfois un obstacle impérieux dans la nature des choses, et pour faire un marchand de parapluies ou un employé du Mont-de-Piété, vous n’auriez pas l’idée de prendre l’immortel Indra sur son char traîné par les coursiers d’azur, ni le Zeus-Clarios de Tégée, à la fois dieu de l’éther et de la lumière.

[Camées parisiens ().]

Victor Hugo

Je te salue au seuil sévère du tombeau.
Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau.
Monte l’âpre escalier. Du haut des sombres marches,
Du noir pont de l’abîme on entrevoit les arches ;
Va ! meurs ! la dernière heure est le dernier degré.
Pars, aigle, tu vas voir des gouffres à ton gré :
Tu vas voir l’absolu, le réel, le sublime.
Tu vas sentir le vent sinistre de la cime
Et l’éblouissement du prodige éternel.
Ton Olympe, tu vas le voir du haut du ciel,
Tu vas, du haut du vrai, voir l’humaine chimère,
Même celle de Job, même celle d’Homère,
Âme, et du haut de Dieu tu vas voir Jéhovah.
Monte, esprit ! Grandis, plane, ouvre tes ailes, va !
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Émile Blémont

Fils d’un siècle énervé qui de mélancolie
Pleurait, comme un automne où meurt le son du cor,
Il fit hardiment boire à la France pâlie
Un grand coup de vin pur dans une coupe d’or.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Jules Claretie

Un jour, dans un sonnet magique de splendeur,
Il peignit les contours de la fleur de Hollande,
La tulipe superbe, altière, droite et grande,
Plus hautaine qu’un lis, — belle mais sans odeur.

Fière, et se blasonnant, or avec pourpre en bande.
Sa poésie était semblable à cette fleur,
Mais, tulipe embaumée où se cachait un pleur,
Elle avait le parfum exquis de la lavande.

Turc d’Athènes flânant sur notre boulevard,
Rimeur oriental et chercheur de hasard,
Lui, fils de Rabelais qui chérissait Homère,

Il errait, poursuivant, fidèle à tous ses dieux,
Sa beauté, — strophe ardente ou marbre radieux, — 
Où coulât le sang pur de la Gaule, sa mère !
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

François Coppée

Maître, l’envieux n’a pu satisfaire
Sur toi son cruel et lâche désir.
Ton nom restera pareil à la sphère,
Qui n’a pas de point par où la saisir.

Pourtant, il fallait nier quelque chose
À l’œuvre parfaite où tu mis ton sceau.
Splendeur et parfum, c’est trop pour la rose,
Ailes et chansons, c’est trop pour l’oiseau.

Ils ont dit : Ces vers sont trop purs. Le mètre,
La rime et le style y sont sans défauts.
C’en est fait de l’art qui consiste à mettre
Une émotion sincère en vers faux.

Tu leur prodiguais tes odes nouvelles,
Embaumant l’Avril et couleur du ciel.
Eux, ils répétaient : Ces fleurs sont trop belles,
Tout cela doit être artificiel.

Et poussant bien fort de longs cris d’alarmes,
Ils t’ont refusé blessure et tourments,
Parce que ton sang, parce que tes larmes
Étaient des rubis et des diamants.

L’artiste grandit, la critique tombe.
Mais nous, tes fervents, ô maître vainqueur !
Nous voulons écrire aux murs de ta tombe,
Que ton clair génie eut aussi du cœur.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Emmanuel Des Essarts

Qu’on proclame l’Aède éternisé parmi
Les maîtres du grand Art radieux et prospère,
J’adorerai Celui dont il fut dit : « le Père »
Et dont nous disions, fils respectueux : « l’Ami »,

Mâle raison, courage ardemment affermi,
Qui, de rares vertus immuable exemplaire,
Vint embrasser Paris dans la chance contraire,
Et ne sut ni vouloir ni souffrir à demi ;

Être indulgent et bon, soulevant les poètes,
Tel qu’on voit Apollon sur un socle romain
Tenir un petit dieu d’ivoire dans sa main,

Et qui, plein de pudeur en ses fiertés muettes,
Voilait discrètement, hormis pour notre chœur,
Le plus beau, le plus pur des diamants, son cœur !
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Anatole France

Gautier, doux enchanteur à la parole fière,
Habile à susciter les contours précieux
Des apparitions qui flottaient dans tes yeux,
Tu fis avec bonté ton œuvre de lumière.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

José-Maria de Heredia

Sans craindre que jamais elle soit abattue
Dans un marbre ignoré, dans un divin métal,
Le Poète a sculpté lui-même sa statue.

Il peut rire du Temps et de l’homme brutal,
L’insulte de la ronce et l’injure de l’herbe
Ne sauraient ébranler son ferme piédestal.

Car ses mains oui dressé le monument superbe
À l’abri de la foudre, à l’abri du canon :
Il l’a taillé dans l’or harmonieux du Verbe.

Immortel et pareil à ce granit sans nom
Dont les siècles éteints ont légué la mémoire.
Il chante, dédaigneux de l’antique Memnon ;

Car ton soleil se lève et s’illumine, ô gloire !
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Catulle Mendès

Jeunes vierges, versez, avec de belles poses,
Versez des fleurs ! Celui qui dort dans ce tombeau
Aima d’un noble amour les vierges et les roses.

Jeune pâtre, conduis ton docile troupeau
Vers ce tertre ! Celui dont les lèvres sont closes
Paissait les rythmes d’or sur les hauteurs du Beau.

Sur ce front éclairé, vivant, d’apothéoses,
Allume, ardente nuit, ton multiple flambeau !
Cygnes, pour ce chanteur chantez, doux virtuoses !

Mais tous, vierges et fleurs, pâtres, étoile, oiseau.
Ne pleurez pas, malgré la plus juste des causes,
Car celui qui dort là dans un blême lambeau

Sut regarder sans pleurs les hommes et les choses.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Sully Prudhomme

Maître, qui, du grand art levant le pur flambeau,
Pour consoler la chair besoigneuse et fragile,
Rendis sa gloire antique à cette exquise argile,
Ton corps va donc subir l’outrage du tombeau !

Ton âme a donc rejoint le somnolent troupeau
Des ombres sans désirs, où t’attendait Virgile,
Toi qui, né pour le jour d’où le trépas t’exile,
Faisais des Voluptés les prêtresses du Beau !

Ah ! les dieux (si les dieux y peuvent quelque chose)
Devraient ravir ce corps dans une apothéose,
D’incorruptible éther l’embaumer pour toujours ;

Et l’âme, l’envoyer dans la Nature entière
Savourer librement, éparse en la matière,
L’ivresse des couleurs et la paix des contours !
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Auguste Vacquerie

Toi qu’on disait l’artiste ardent mais l’homme tiède,
Le rimeur égoïste et sourd à tous nos cris,
Le jour où l’Allemagne assiégea ce Paris
Haï des nations parce qu’il les précède,

Quand sachant que Paris difficilement cède
Et que, criblé, haché, broyé sous les débris,
Les obus n’obtiendraient de lui que son mépris,
L’Allemagne appela la famine à son aide,

Quand plusieurs étaient pris du goût de voyager,
Toi qui dans ce moment étais à l’étranger,
Chez des amis, avec une fille chérie,

Dans un libre pays, au bord d’un lac divin,
Pouvant vivre tranquille et manger à ta faim,
Tu choisis de venir mourir pour la patrie.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Léon Dierx

SALUT FUNÈBRE.

Salut à toi, du fond de la vie éphémère,
Salut à toi qui vis dans l’immortalité,
Où, près de Goethe assis, tu contemples Homère !

Salut ! Tu fus l’amant de la pure beauté !
Et dans ton cœur vibrant sous d’augustes présages
Tu lui bâtis d’avance un palais enchanté !

Jeune Grec exilé dans la laideur des âges,
Tu te ressouvenais, cil pleurant, les retards
De la beauté qui fait se lever les vieux sages !

Songeur mélancolique en nos siècles bâtards,
Frère de Phidias, tu chantas loin d’Athènes,
Mélodieux martyr des confus avatars !

Salut ! Tu fus l’amant des chimères lointaines !
Et tes yeux clairs cherchaient dans nos fleuves fangeux
Le reflet dont jadis ont frémi les fontaines !

Les Olympes toujours ont nos désirs pour jeux !
Mais tu fus le croyant qui voulut toujours croire,
À travers le bruit vain des peuples orageux.

Et c’est pourquoi d’en bas nous saluons ta gloire
Et ton rêve vainqueur de l’ennemi meurtrier,
Triomphal invité du Temple de Victoire !
…………………………………………………………
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Leconte de Lisle

Toi, dont les yeux erraient, altérés de lumière,
De la couleur divine au contour immortel.
Et de la chair vivante à la splendeur du ciel,
Dors en paix dans la nuit qui scelle la paupière !

Voir, entendre et sentir ? Vent, fumée et poussière.
Aimer ? La coupe d’or ne contient que du fiel.
Comme un dieu plein d’ennui qui déserte l’autel,
Rentre et disperse-toi dans l’immense matière.

Sur ton muet sépulcre et tes os consumés
Qu’un autre verse ou non les pleurs accoutumés ;
Que ton siècle banal l’oublie ou te renomme ;

Moi, je t’envie, au fond du tombeau calme et noir,
D’être affranchi de vivre, et de ne plus savoir
La honte de penser et l’horreur d’être un homme.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Swinburne

Pour mettre une couronne au front d’une chanson,
Il semblait qu’en passant son pied semât des roses,
Et que sa main cueillît comme des fleurs écloses
Les étoiles au fond du ciel en floraison.

Sa parole de marbre et d’or avait le son
Des clairons de l’été chassant les jours moroses ;
Comme en Thrace Apollon banni des grands cieux roses,
Il regardait du cœur l’Olympe, sa maison.

Le soleil fut pour lui le soleil du vieux monde,
Et son œil recherchait dans les flots embrasés
Le sillon immortel d’où s’élança sur l’onde

Vénus que la mer molle enivrait de baisers ;
Enfin, Dieu ressaisi de sa splendeur première,
Il trône, et son sépulcre est bâti de lumière.
[Tombeau de Théophile Gautier ().]

Théodore de Banville

Si Gautier a été longtemps méconnu comme poète, c’est qu’en cette qualité il dut soutenir la lutte contre un trop redoutable rival, contre le Théophile Gautier prosateur, qui, vêtu des plus belles étoffes de l’Orient, savait construire les palais, susciter les plus enivrantes féeries, évoquer mille gracieuses figures de femmes, et qui, pareil à la jeune fille du conte, ne pouvait ouvrir ses lèvres sans en laisser tomber des saphirs, des rubis, des topazes, et les lumineuses transparences de mille diamants. Ce magicien-roi qui sait tout, à qui toutes les époques et tous les personnages de l’histoire sont familiers, et qui ressuscite les Égyptiennes du temps de Moïse, aussi bien que la lydienne Omphale, a trop souvent caché, derrière son manteau de pourpre, le ferme et délicat rimeur, d’une pureté antique et d’une idéale délicatesse, qui, pareil à un statuaire grec, ne livre pas son Âme, et pudiquement la laisse deviner à peine sous les blancheurs du marbre sacré.

Être accusé de manquer de cœur est le sort commun de tous les artistes non effrontés, qui ne font pas de leur cœur métier et marchandise, et qui ne l’accommodent pas en mélodie pour piano ; peut-être faut-il qu’on soit resté simple et instinctif pour deviner l’être aimant et divinement tendre, en lisant le Triomphe de Pétrarque et l’héroïque Thermodon ; mais il me semble difficile que le premier venu puisse lire sans pleurer les strophes émues et déchirantes inspirées à Théophile Gautier par la mort de sa mère.

[Mes souvenirs ().]

Émile Faguet

On dirait une gageure. Un homme dépourvu d’idées, de sensibilité, d’imagination, et qui n’aime pas le lieu commun, se mêle d’écrire, et écrit toute sa vie : cela n’est pas très rare ; mais il y réussit : cela est extraordinaire, ne s’est produit peut-être qu’une fois dans l’histoire de l’art, est infiniment curieux à étudier. C’est le cas de Théophile Gautier. Il est entré dans la littérature sans avoir absolument rien à nous dire. Le fond était nul. Pas une idée. D’idées philosophiques, ou historiques, ou morales, ne nous en préoccupons même pas… Gautier n’avait pas plus de sensibilité que d’idées… Dès que Gautier écrit plus de deux pages en vers, il est mortellement ennuyeux. Faites l’épreuve. Poussez un peu un admirateur de Gautier. Il vous citera toujours un ouvrage très court, un sonnet, ou la Symphonie en blanc majeur, qui est exquise, ou Fatuité, qui est magnifique, ou Pastel, qui est d’un sentiment délicat et d’une exécution parfaite. Mais les grandes compositions et les longues méditations des premières poésies (1830-1845) ? Il ne les a pas lues. Il y a très longtemps qu’elles n’existent plus… C’était un homme admirablement doué pour le style et à qui il n’a manqué que le fond… Les hommes qui aiment les idées ont, à son endroit, une espèce d’horreur. Je voudrais qu’ils reconnussent en lui au moins des dons peu communs de peintre à la plume, que tout au moins ils avouassent être en présence d’une merveilleuse vocation manquée. Il périra, je crois, tout entier.

[Études littéraires sur le xixe  siècle ().]

Judith Gautier

Cette splendide aurore de l’art nouveau qui se leva à la première d’Hernani et illumina les premiers pas du jeune poète, a été la lumière de toute sa vie ! Victor Hugo a rayonné sur son esprit jusqu’au dernier jour, et son culte n’a jamais faibli. « Sa belle main pâle ne laissa tomber l’encensoir que glacée. » Cette phrase, la dernière que sa plume ait tracée, était dite à propos de Delphine de Girardin ; mais, comme elle s’applique bien à lui-même ! Quelques mois avant sa mort, il écrivait encore, et ce qu’il écrivait avant de poser la plume pour jamais, c’était justement l’histoire de la première d’Hernani.

[Souvenirs intimes (Le Temps, ).]

Maxime Du Camp

Toutes les pièces d’Émaux et camées sont composées avec un art maître de soi, que nulle surprise ne peut dérouter et pour qui la poésie n’a pas de secret. Elles sont construites selon un plan déterminé dont l’auteur ne s’écarte pas ; la rime, si difficile qu’elle peut se présenter, ne l’entraîne jamais hors de la voie qu’il s’est tracée, car il la force à obéir et elle obéit, venant, à point nommé, compléter sa pensée, selon la forme voulue et le rythme choisi… Dans ses poésies, aussi bien dans celles de la jeunesse que dans celles de l’âge mur, Gautier a une qualité rare, si rare, que je ne la rencontre, à l’état permanent, que chez lui : je veux parler de la correction grammaticale… De tous ceux qui sont entrés dans la famille dont Goethe, Schiller, Chateaubriand, Byron ont été les ancêtres, dont Victor Hugo a été le père, ceux-là seuls ont été supérieurs qui ont fait bande à part… J’ai déjà cité Théophile Gautier et Alfred de Musset, qui eurent à peine le temps d’être des disciples qu’ils étaient déjà des maîtres.

[Théophile Gautier ().]

Eugène Lintilhac

Après la Comédie de la Mort, véritable adieu au romantisme, il ouvre une voie nouvelle à l’art des vers. Il désencombre la poésie, qu’étouffait le moi lyrique. Il professe, pour la forme, un culte extraordinaire, fort heureux en somme, puisque ? grâce à lui, la raison reprend peu à peu sa place légitime, celle de frein dans les impulsions de l’imagination et de la sensibilité, et c’est là le vrai sens de la boutade : « Mes métaphores se tiennent, tout est là » ; c’est beaucoup du moins ; et comme on l’avait oublié autour de lui, Vigny et Sainte-Beuve exceptés !

[Précis historique et critique de la littérature française ().]