(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Le père Lacordaire. Quatre moments religieux au XIXe siècle. »
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(1865) Nouveaux lundis. Tome IV « Le père Lacordaire. Quatre moments religieux au XIXe siècle. »

Le père Lacordaire.80
Quatre moments religieux au XIXe siècle.

Je n’élude pas systématiquement tous les grands sujets qui passent. Le bruit qui s’est fait dernièrement autour du nom de M. Lacordaire, et, mieux que le bruit, le talent qui s’est déployé en son honneur, ont réveillé mes propres souvenirs. Je connus l’abbé Lacordaire à l’époque de ses premiers débuts et pendant tout le cours de sa liaison avec l’abbé de Lamennais, et je continuai de le voir encore dans les années qui suivirent, jusqu’à ce que son dernier habit fût venu mettre une sorte de barrière entre les profanes purement respectueux et lui. Je reviendrai bientôt sur ce moment de 1831 à 1837 qui fut une des phases mémorables de l’opinion religieuse en France dans notre XIXe siècle. S’il n’était question que d’éloquence et d’éclat de talent, que d’âme et de cœur, il serait facile de tomber d’accord sur les mérites du brillant dominicain qu’on a perdu ; mais avec lui il s’agit de bien plus désormais. Je viens de lire ses Lettres posthumes, publiées par un de ses amis et disciples, l’abbé Perreyve, qui semble lui avoir emprunté quelque chose de sa parole et de son glaive : il faut voir avec quelle fermeté, avec quelle certitude le panégyriste enflammé lui décerne son titre de saint, lui assigne son rang et son rôle d’apôtre, et le propose pour modèle aux jeunes générations catholiques de l’avenir. La critique littéraire, avec ses respects et ses réserves, s’arrête étonnée devant de tels élans enthousiastes ; elle y regarde à deux fois avant de les contrarier. On hésite, quand on marche seul, comme il convient à un esprit indépendant, et qu’on n’a pour soi que le groupe si disséminé des gens sensés, qui ne se connaissent pas entre eux, à venir admirer trop faiblement le chef d’une milice blanche éblouissante et de toute une nombreuse famille spirituelle, l’idole de toute une jeunesse si électrisée. Et pourtant il faut bien dire un mot de ce que nous pensons : c’est le propre et, si l’on veut, le faible de l’esprit critique, quand il a quelque chose (ne fût-ce qu’un petit mot) à dire, de ne pouvoir le garder ni sur le cœur ni sur la langue : il faut absolument que le grain de sel sorte, si grain de sel il y a.

Je crois en effet, comme on l’a dit, que le Père Lacordaire ne sera tout entier connu, et avec toutes ses qualités, que par ses lettres. Je distingue entre celles qu’on a déjà imprimées de lui. Les trois Lettres à un jeune homme sur la Vie chrétienne, données de son vivant et par lui-même81, ne diffèrent pas notablement d’une conférence en trois points. La théorie de l’union et de la confusion de la raison et de la foi, qui n’est autre qu’une paraphrase des premiers versets de saint Jean, ne peut paraître claire qu’à ceux qui sont déjà persuadés à l’avance et illuminés. Je ne conseillerais à aucun lecteur non déjà converti et initié, de commencer par là de lier connaissance avec le brillant écrivain. C’est toute une suite d’assertions contestables, d’affirmations sublimes qui ne soutiendraient pas plus l’épreuve du raisonnement que le contrôle des faits et de l’histoire, et qui relèvent uniquement de la révélation pure. L’inintelligible s’y donne pour la lumière même. Il s’y rencontre pourtant, est-il besoin de le dire ? des pages de talent, et du plus élevé. Dans la première lettre, une page d’imagination et de tendresse sur le culte de Jésus-Christ, et qui ressemble tout à fait à un couplet d’une églogue mystique ; dans la seconde, deux pages sur les Martyrs de Chateaubriand, qui illustreraient de plus beau cours de littérature. Les voulez-vous ? J’aime ces extraits qui font voyager les pensées d’un auteur là où elles n’iraient jamais autrement, et qui sèment jusque dans les camps opposés le respect, parfois même un peu d’affection pour ceux que l’on combat ; cela civilise les guerres :

« Il y a peu d’années, disait le Père Lacordaire, s’adressant à son jeune ami qu’il désigne sous le nom symbolique d’Emmanuel, les Martyrs de M. de Chateaubriand me tombèrent sous la main ; je ne les avais pas lus depuis ma première jeunesse. Il me prit fantaisie d’éprouver l’impression que j’en ressentirais, et si l’âge aurait affaibli en moi les échos de cette poésie qui m’avait autrefois transporté. À peine eus-je ouvert le livre et laissé mon cœur à sa merci, que les larmes me vinrent aux yeux avec une abondance qui ne m’était pas ordinaire, et, rappelant mes souvenirs sous le charme de cette émotion, je compris que je n’étais plus le même homme et que, loin d’avoir perdu de ma tendresse littéraire, elle avait gagné en profondeur et en vivacité. Ce n’était pas seulement l’âge qui l’avait mûrie ; un nouvel élément l’avait transfigurée : j’étais chrétien. Les Martyrs, qui n’avaient parlé qu’à mon imagination et à mon goût de jeune homme, leur parlaient encore sans doute, mais ils trouvaient dans ma foi un second abîme ouvert à côté de l’autre, et c’était le mélange de deux mondes, le divin et l’humain, qui, tombant à la fois dans mon âme, l’avait saisie sous l’étreinte d’une double éloquence, celle de l’homme et celle de Dieu82. Aucun écrivain, avant M. de Chateaubriand, n’avait eu cet art au même degré. Saint Jérôme, le plus passionné des Pères, avait bien retenu de l’Antiquité profane et des ardeurs de sa jeunesse un accent qui retentissait dans son style ; mais, pénétré de Jésus-Christ jusqu’à la moelle des os, le saint diminuait en lui les restes du poëte et du voyageur. Il se frappait la poitrine au souvenir de l’ancien Jérôme, et ce qui s’en entendait encore n’était plus que le cri du lion, affaibli par l’immensité du désert. En M. de Chateaubriand l’homme avait survécu. Comme le solitaire de Bethléem, il avait assisté aux révolutions des empires ; il avait vu tomber Versailles et persécuter le Christianisme ; comme lui, victime d’une mélancolie native que les événements du monde avaient nourrie, il avait cherché dans de lointains exils le remède de ses douloureuses contemplations ; la foi lui était venue de ses larmes, et, purifiant tout à coup son génie jusque-là sans règle, elle lui avait inspiré, sur les ruines de l’Église et de la monarchie, les premières pages qui eussent consolé le sang des martyrs et les tombes de Saint-Denis. Mais, si chrétien qu’il fût, l’homme était demeuré ; il se remuait tout vivant dans la magie de son style, et jamais le Christianisme n’avait eu pour prophète une âme où le monde eût tant d’éclat et Jésus-Christ tant de grandeur. Jusque dans ses traits M. de Chateaubriand portait cet illustre combat de sa destinée contre elle-même : il y avait dans sa tête la majesté pensive de la foi, les rayons de la gloire et ceux de la solitude, mais non pas toute la paix du chrétien qui depuis longtemps s’est assis au Calvaire en face de la Croix. Dieu nous l’avait donné aux confins de deux siècles, l’un corrompu par l’infidélité, l’autre qui devait essayer de se reprendre aux choses divines, et sa muse avait reçu le même jour, pour mieux nous charmer, la langue d’Orphée et celle de David. »

Certes, on ne saurait mieux ni plus magnifiquement parler de Chateaubriand, et dans une langue même qui le rappelle et qui rivalise avec lui. C’est de l’excellente, de l’éloquente rhétorique à l’usage de l’école de Sorèze ; mais j’ajouterai qu’on sent à chaque ligne que ce n’est que de la rhétorique. C’est un morceau.

Les nouvelles Lettres, publiées par l’abbé Perreyve, ont un tout autre caractère que ces trois Lettres ou discours à Emmanuel. Ce sont de vraies lettres ; elles en portent le cachet : elles sont vives et courtes pour la plupart ; on y sent l’homme pressé qui n’a qu’une demi-heure à lui et qui en profite. Le style y gagne ; il est court-vêtu en quelque sorte, sermo succinctus ; il s’y voit je ne sais quel air cavalier et beaucoup de désinvolture. Moi qui lis cela avec intérêt, qui, bien que de ceux qu’on appelle sceptiques, me tiens pour parfaitement sûr et certain de ce qu’il y a de faux et d’imaginaire dans le point de départ et dans certaines suppositions premières de celui qui écrit ; qui n’en cherche pas moins avec plaisir les preuves de talent, d’élévation, ou les saillies d’esprit, j’en trouve une, de ces saillies, et qui me paraît des plus agréables, dans une lettre à laquelle l’éditeur, qui s’y connaît et qui s’entend à étiqueter les matières, a donné ce titre piquant :

Un religieux à cheval. — « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes. »

Le commencement de la lettre se rapporte à des affaires de l’Ordre, au choix que venait de faire le Chapitre provincial d’un successeur du Père Lacordaire et à d’autres points particuliers ; mais voici le côté aimable, et qui me rappelle, je ne sais trop comment, de jolies lettres de Pline le Jeune :

«  Quant à vous, mon bien cher qui montez à cheval dans la forêt de Compiègne avec l’habit religieux et qui le trouvez tout simple, je n’ai rien à vous dire. Certainement un prêtre peut monter à cheval pour l’exercice de son ministère ; il y a des pays de montagnes où c’est la seule manière de voyager, et des évêques même ne se font pas scrupule de parcourir ainsi les parties abruptes de leur diocèse ; mais monter à cheval pour son plaisir, comme les fils de famille riches, qui vont passer la soirée au bois de Boulogne, je vous avoue que la chose me semble hardie dans un religieux. Le cheval donne de l’orgueil ; il est une habitude de luxe ; croyez-vous que Jésus-Christ soit bien aise de vous voir à cheval, lui qui est entré à Jérusalem sur un âne ? Ce n’est pas précisément qu’un ecclésiastique ne puisse se tenir convenablement sur un cheval ; mais porteriez-vous un habit écarlate avec des franges d’or, supposé que ce fût encore la mode en France ? votre cœur serait-il insensible à la pensée que vous êtes vêtu comme les riches et les grands de ce monde ? Quand M. de Rancé se convertit à Dieu, il vendit ses chevaux, ses voitures, quitta les habits magnifiques qu’il avait coutume de porter, et il enveloppa de deuil un corps qu’il avait longtemps consacré au péché. N’est-ce pas là le mouvement de l’âme recueillie et pénitente ? Croyez-vous qu’un jeune incrédule qui vous verrait à cheval serait tenté, le soir, de se mettre à genoux devant vous et de vous découvrir les misères de son cœur ? Non, je ne le pense pas. Un homme à cheval est trop haut pour qu’on se mette à genoux devant lui. Il faut s’abaisser pour qu’on puisse obtenir des abaissements. Il est raconté dans la vie d’un de nos Bienheureux qu’un jour il parcourait une ville à cheval avec ses amis : Dieu, qui le voulait avoir, le jeta par terre dans la boue, et ce fut l’occasion de son salut et de sa sainteté.

« Je suis de votre avis sur les montagnes, la mer et les forêts ; ce sont les trois grandes choses de la nature, et qui ont bien des analogies, surtout la mer et les forêts. Je les aime comme vous ; mais, à mesure qu’on vieillit, la nature descend et les âmes montent ; et l’on sent la beauté de ce mot de Vauvenargues : « Tôt ou tard on ne jouit que des âmes 83. » C’est pourquoi on peut toujours aimer et être aimé. La vieillesse, qui flétrit le corps, rajeunit l’âme, quand elle n’est pas corrompue et oublieuse d’elle-même, et le moment de la mort est celui de la floraison de notre esprit.

« Ce qui est certain, c’est que si je vous avais trouvé dans la forêt de Compiègne sur votre cheval, je vous aurais bien donné une douzaine de coups de cravache, en ma qualité de votre père et de votre ami ; ceci ne m’empêche pas de vous embrasser bien tendrement. »

On n’est pas plus aimable et plus cavalier en ne voulant pas l’être. J’y reviens : cette lettre si spirituelle et si bien troussée me rappelle, par je ne sais quelle réverbération, le joli billet de Pline écrivant à Tacite qu’il a pris trois sangliers dans une forêt, étant assis ses tablettes à la main. Un chasseur qui a des tablettes, un religieux qui porte cravache, cela fait pendant.

J’aurais peur de scandaliser toutefois en louant trop longtemps de cette sorte, et je ferai à d’autres lettres quelques objections sérieuses. La grande prétention et l’ambition, on le sait, du Père Lacordaire est de réconcilier pleinement le Christianisme, le Catholicisme, avec le siècle, de ne le retrancher d’aucun des actes, d’aucun des emplois légitimes de la vie et de l’esprit, de lui faire prendre pied partout pour y porter avec lui la consécration et le rajeunissement : aussi nie-t-il formellement que le dogme soit ni puisse être en rien opposé à la raison ; loin de là, il s’empare de la raison même au nom du dogme, pour la restaurer et la sanctifier. Écartons les querelles de mots et les confusions : pour qui lit ces lettres, comme pour qui a assisté aux conférences du Père, il est clair que la raison est subordonnée ; qu’elle a tort, selon lui, dès qu’elle n’est pas entièrement d’accord avec ce que l’auteur ou l’orateur déclare être la foi, et qui n’est, philosophiquement parlant, qu’un premier parti pris sur toutes les grandes solutions. Cela le mène à dire, par exemple, à un jeune homme qui lui parlait de l’Allemagne où il avait voyagé :

« Parmi les hommes que vous me nommez comme les gloires récentes de l’Allemagne, il en est au moins deux, Kant et Goethe, qui ont été de mauvais génies. J’avoue que de grands coupables par l’esprit peuvent avoir des noms glorieux ; mais cette gloire est d’un ordre que les cœurs chrétiens ne reconnaissent pas. Je voudrais que vous fussiez habitué de bonne heure à mépriser les renommées les plus hautes quand elles ont été le fruit d’une action perverse, et à n’estimer jamais que le bien et le vrai dans l’homme qui écrit comme dans l’homme qui agit. Écrire, c’est agir. Écrire l’erreur avec opiniâtreté, c’est commettre un crime, digne des plus honteux châtiments, et dont le succès ne fait qu’accroître la grandeur ! Jésus-Christ a changé le monde par l’Évangile ; quiconque n’écrit pas dans le sens de l’Évangile est l’ennemi de Dieu et des hommes, bien plus que la créature faible qui succombe à ses passions. La faiblesse qui pèche est digne de compassion : l’orgueil qui attaque la vérité n’inspire aucun sentiment doux. »

Le fils de saint Dominique se révèle ici avec une étrange menace de sévérité et de dureté qui, heureusement, s’est trompée de siècle. Et encore, dans la même lettre, après une sorte d’anathème lancé à Vico :

« Je vous supplie, mon cher ami, de ne pas vous laisser séduire aux écrits modernes. Presque tous sont infectés d’orgueil, de sensualisme, de doutes, de prophéties qui n’ont d’autre valeur que l’audace des poètes qui se les permettent. Étudiez beaucoup les Anciens. Les Païens eux-mêmes, tels que Platon, Plutarque, Cicéron et beaucoup d’autres, sont mille fois préférables à la plupart de nos écrivains modernes ; c’étaient des gens religieux, pénétrés de respect pour la tradition… Depuis trois ou quatre siècles, la littérature est dans un état de rébellion contre la vérité. »

Ainsi voilà trois siècles littéraires rayés d’autorité, et, ce qui est plaisant, rayés au nom de la tradition même. Mais ici je ne souris plus, et je dis avec toute l’énergie et la conviction d’un sentiment qui a aussi sa certitude :

De telles assertions, mises en pratique, et appliquées dans l’éducation, seraient la mort des bonnes et saines études et du véritable esprit qui doit y présider, — de l’esprit proprement moderne. Non qu’il n’y ait eu des Anciens qui aient eu eux-mêmes cette méthode d’examen et d’analyse, la seule vraie, la seule capable de mener à bien l’esprit humain dans la voie du progrès et des connaissances positives ; excellent Plutarque, ce ne furent jamais toi ni tes pareils, avec ces traditions de bonhomie crédule qu’on vient nous vanter un peu tard et qui auraient éternisé le Paganisme ! ce fut le grand Aristote d’abord, Démocrite avant lui et bien d’autres sans doute ; mais tout cela disparut et s’abîma avec l’ancien monde, s’égara avant sa fin même, ne se légua nullement au nouveau, et il fallut tout recommencer. L’humanité pendant des siècles fit naufrage, et elle eut besoin d’efforts inouïs avant de se remettre à flot. Il y a trois ou quatre siècles précisément et pas plus, que ce recommencement de marche et de progrès s’est fait avec suite par la Renaissance. Honneur à elle, et à tous ces braves et nets esprits que les dogmes scolastico-religieux et la lettre des textes n’ont point arrêtés dans l’examen de la nature, dans l’inspection du ciel, dans la découverte de ses lois ! honneur à tous ceux que les préjugés d’hier n’ont pas arrêtés davantage et n’arrêtent pas chaque jour dans l’interprétation des fouilles terrestres profondes, dans la perscrutation intime et atomistique de la vie, ou dans l’exploration ascendante et le déchiffrement graduel des vieux âges ! Toujours, à l’origine, la foi qui ne doute de rien, la tradition qui se plaît aux habitudes, la routine encroûtée et tenace, se sont opposées à la recherche, et ont lancé d’abord injure et anathème à ceux qui la tentaient : toujours, la découverte une fois démontrée et accomplie, la foi, la tradition vaincues ont dû s’en accommoder, et, reculant un peu, elles ont réparé tant bien que mal leurs lignes rompues, déclarant, toute réflexion faite, que les derniers résultats ne changeaient rien en définitive aux antiques croyances et que, bien au contraire, celles-ci s’en trouvaient confirmées et raffermies. Grand bien leur fasse ! et félicitons-les de faire preuve, grâce à une tolérance forcée, d’un si bon et d’un si heureux caractère ! Mais ce n’est point sans sophisme et sans des subtilités de plus d’un genre que ces toiles si souvent rompues et déchirées réussissent, en apparence et pour quelque temps, à se réparer et à se reformer. En général, le Père Lacordaire répugne aux sophismes déduits à froid et aux artifices d’argumentation compassée ; mais, lui, il a à son service le dédain, non moins commode, l’interdiction hautaine et tranchante, l’épée de feu du chérubin sur laquelle il est écrit : On ne passe pas là ! Il érige volontiers l’absence de toute critique en précepte et en dogme ; il dira par exemple à un jeune homme qui, selon lui, lit trop, et qui s’adresse à des auteurs de tout bord et de toute opinion, comme il sied à un estomac viril et à tout esprit émancipé :

« Je n’ai pas grand plaisir à vous voir lire des livres tels que ceux dont vous me parlez. Vous n’êtes plus sans doute un enfant ; mais, à tout âge, le poison est toujours dangereux. Qu’avez-vous à lire dans Voltaire après ses chefs-d’œuvre dramatiques ? sont-ce ses Contes, son Dictionnaire philosophique, son Essai sur les Mœurs des Nations, et cette multitude de pamphlets sans nom lancés à tout propos contre l’Évangile et l’Église ? Vingt pages suffisent pour en apprécier le mérite littéraire et la pauvreté morale et philosophique. J’avais dix-sept à dix-huit ans quand je lisais cette suite de débauches d’esprit, et jamais depuis je n’ai eu la tentation d’en ouvrir un seul volume ; non par crainte, il est vrai, qu’ils me fissent du mal, mais par le sentiment profond de leur indignité. A part le besoin des recherches dans un but utile, il ne faut lire ici-bas que les chefs-d’œuvre des grands noms ; nous n’avons pas de temps pour le reste. A plus forte raison, ne devons-nous pas en avoir pour ces écrits qui sont comme le cloaque de l’intelligence humaine, et qui, malgré leurs fleurs, ne recouvrent qu’une effroyable corruption. De même qu’un honnête homme évite l’entretien des femmes perdues de mœurs et des hommes déshonorés, de même un chrétien doit-il éviter la lecture des ouvrages qui n’ont fait que du mal au genre humain. Rousseau est meilleur que Voltaire ; il a le sentiment de ce qui est beau et généreux et ne méprise pas son lecteur. Mais son charme, utile quelquefois à des jeunes gens qui ne respectent rien, ne l’est que bien peu à une âme qui possède la connaissance et l’amour de Jésus-Christ. Il est rapporté dans la Vie de saint Jérôme qu’il fut battu de verges par un Ange, qui lui reprochait, en le frappant, de lire avec plus d’ardeur Cicéron que l’Évangile : combien plus vos lectures mériteraient-elles ce châtiment, si Dieu nous témoignait toujours, dès cette vie, ce qu’il pense de nos actions ? »

C’est piquant, c’est dominicain, mais ce n’est pas philosophique ; ce n’est pas même raisonnable. Oh ! que Voltaire, avec tous ses défauts qu’il se passait trop librement, est utile, au contraire, quand on n’y abonde pas et qu’on sait y joindre à propos les correctifs ! Et qu’ils sont utiles, en général, ces écrivains d’un bon sens prompt, vif, naturel, les Le Sage, les La Fontaine, les Cervantes, les Montaigne ! qu’ils sont, essentiels, — aussi essentiels même que le commerce des femmes, — pour nous faire hommes tout à fait, pour nous rompre et nous désapprêter l’esprit et nous le déniaiser, pour nous guérir de la gourme originelle, pour nous ramener de temps en temps à la terre quand nous sommes tentés de perdre pied, pour nous avertir avec un léger croc-en-jambe et nous empêcher de faire l’ange quand l’envie par hasard nous en prend. « Je vais au fait, c’est ma devise » disait Voltaire, et il disait vrai. Ne tromper personne, à commencer par soi-même, ne s’en faire accroire ni à soi ni aux autres ; n’être ni dupe, ni charlatan à aucun degré ; ne jamais aller prendre et montrer des vessies pour des lanternes (je parle à la Rabelais), ou des phrases brillantes pour des idées, ou de pures idées pour des faits ; mettre en tout la parfaite bonne foi avant la foi ; c’est aussi là un programme très-sain et un bon régime salubre pour l’esprit. Il est vrai que ce n’est pas un beau thème à l’éloquence : cela se débite en chambre, non en chaire ; à quelques-uns et à demi-voix, non à une foule assemblée.

Les beaux thèmes ! les thèmes à effet et à variations brillantes ! c’est ce qu’il y a de plus fatal à la vérité ; et qu’il est difficile de n’y pas céder et succomber quand on y est porté par le courant même de sa nature d’artiste et par toutes les voiles du talent, quand il y a comme une harmonie préétablie entre les sujets qui nous tentent et nos cordes secrètes ! Le Père Lacordaire m’en est un grand exemple. Tradition ou légende, tout lui est bon, pourvu que le tour d’imagination qui lui est cher y trouve son compte ; il n’admet à aucun degré la critique historique, appliquée aux choses sacrées : elle l’incommode. Elle n’existe pas pour lui. Par exemple, il vous dit sans rire et a l’air de croire, durant tout un livre ad hoc, que Marie-Magdeleine est venue mourir en Provence, à la Sainte-Baume84. Il n’hésite pas, il ne daigne pas discuter, il n’en fait ni une ni deux, il tranche ; et je suis sûr que s’il avait entendu élever un doute à ce sujet, il aurait été homme à répondre avec l’éclair dans les yeux que, vraie ou fausse en réalité, la tradition n’en était pas moins vraie, et dans un sens supérieur au réel : il y a de ces tours de force de l’éloquence. Je n’entends rien à ces magies-là, ou plutôt j’appelle cela des magies et de belles impostures, comme elles le sont en effet. Qu’elle est donc loin de nous et à jamais disparue cette école française sévère, cette Église gallicane prudente qui se défendait le plus possible de traiter la religion comme une mythologie !

Mais je me hâte d’ajouter, en ce qui est des Lettres présentes que, sauf cette veine d’enthousiasme, d’inspiration quand même, de chevalerie monastique à outrance, qu’il est impossible d’en retrancher ou d’en abstraire, et qui en fait la perpétuelle singularité, il y a quantité de vues morales, fines, délicates, exprimées à ravir, et bien des conseils appropriés, — les conditions toujours étant admises et le cadre accordé ; positis ponendis, comme on disait dans l’École. En un ou deux cas, les vues mêmes sont vraies indépendamment du cadre et du lieu. On peut voir notamment la lettre très-belle, très-juste, sur l’éducation domestique d’un petit monsieur gâté dans sa famille, « une sorte de petite momie enfermée dans un vase de soie et qui finit par se croire un petit dieu » (pages 125-128) ; cette lettre, qui est de la fin de 1850, présageait les talents que le Père Lacordaire ne se savait pas encore pour l’éducation de la jeunesse et qu’il a développés dans la dernière partie de sa carrière. N’ayant jamais eu aucune diversion d’humaine tendresse, tout avait tourné chez lui à l’ambition spirituelle, mais aussi à une certaine tendresse, également spirituelle, qui se manifestait dans la familiarité avec ceux qu’il appelait ses enfants, tant ceux de son Ordre que les élèves venus du dehors et qu’il tenait dans sa main. Il était tendre au sein de son ambition, comme l’aigle pour ses petits. Il y avait des parfums dans son âme, et la plupart de ses lettres de direction en sont imprégnées.

Ce coup-d’œil, à propos d’une dernière production du Père Lacordaire, m’a mené plus loin que je ne prévoyais : ce ne devait être d’abord, dans ma pensée, qu’une entrée en matière et une transition pour passer à un sujet plus général. Le XIXe siècle est évidemment un siècle où les questions religieuses ont repris une grande importance, sinon la prédominance même : il a débuté par une renaissance religieuse ; arrivé aujourd’hui bien au-delà de son milieu, il voit ces mêmes questions grossir chaque jour et se généraliser. Sans entrer dans aucune controverse proprement dite et en m’en tenant à la description morale, je voudrais rappeler et signaler en quelques traits exacts et ressemblants la physionomie des moments principaux qui se sont dessinés dans cet ordre de faits depuis 1800 : ces moments, selon moi, sont au nombre de quatre et diffèrent notablement entre eux.