Chapitre premier
Sensation et pensée
I. La matière des sensations est-elle saisie par une opération sensitive ? — II. La forme des sensations et leurs rapports sont-ils saisis par une opération sensitive ? — III. Part du sujet et apport de la conscience.
Les disciples contemporains de Descartes ou de Leibniz, et ceux mêmes de Kant, sont tous au fond platoniciens, car ils s’accordent avec Platon pour opposer absolument le monde de la sensation à celui de la pensée. Ouvrez les livres des spiritualistes et des « criticistes », ceux de Caro, de MM. Ravaisson, Janet, Lachelier, comme ceux de M. Renouvier, vous y trouverez reproduite, presque dans les mêmes termes, la critique autrefois dirigée par Platon, dans son Théétète, contre Protagoras et Héraclite. Ces antiques devanciers de la théorie de révolution considéraient la sensation comme « la mesure de toutes choses ». — « Rien n’est, disaient-ils, mais tout devient ; les sages, à l’exception de Parménide, s’accordent sur ce point : Protagoras, Héraclite, Empédocle ; Homère même n’a-t-il pas dit : l’Océan, père des Dieux, et Téthys, leur mère ; donnant à entendre que toutes choses sont produites par le flux et le mouvement ? »
À cette mobilité des choses sensibles Platon opposa les immuables rapports que saisit la pensée. « Il y a des objets que l’âme connaît par elle-même, et d’autres qu’elle connaît par les organes du corps. Dans laquelle de ces deux classes ranges-tu l’être ? — Dans la classe des objets avec lesquels l’âme se met en rapport immédiatement et par elle-même. — En est-il de même de la ressemblance et de la dissemblance, de l’identité et de la différence ? — Oui. — La science ne réside donc pas dans la sensation, mais dans la réflexion sur la sensation. »
Comment raisonneraient de nos jours Socrate et Théétète, s’ils reprenaient leur entretien ? Socrate aurait-il toujours le même dédain de la sensation ? Platon maintiendrait-il une séparation aussi absolue entre la sensation et l’idée, aboutissant à une sorte de dualisme intellectuel comme celui des Persans ? La pensée est Ormuzd, la sensation est Ahriman ; l’une est le dieu, l’autre le démon. Ne pourrait-on, sous la dualité devenue classique des opérations sensitives et intellectuelles, chercher une unité plus profonde et plus vraie ? Nous croyons, pour notre part, que cette unité existe. On la trouvera si on porte son attention sur un point trop négligé par les platoniciens, par les kantiens, par tous les intellectualistes, quoiqu’ils l’aient parfois eux-mêmes indiqué : le rapport des idées au désir et au mouvement, à « l’appétit » d’Aristote, au « vouloir vivre » de Schopenhauer, qui est le grand ressort de la lutte pour la vie. En étudiant la sensation en elle-même, nous avons déjà vu qu’elle se détermine et se développe par la sélection naturelle, par l’action du milieu et par la réaction de l’appétit ou de la volonté chez l’être vivant90 ; il nous reste à montrer maintenant que cette même action réciproque de l’appétit et du milieu dégage les rapports intelligibles entre les sensations, rapports attribués par les platoniciens à l’action du pur esprit. Le tort commun des idéalistes et des sensualistes, beaucoup plus voisins les uns des autres qu’ils ne le croient, est d’avoir méconnu le rôle de l’appétition, de la volonté et de l’activité motrice ; rétablir ce rôle, c’est marquer où réside la vraie force des idées et préparer la conciliation des doctrines à ce point de vue supérieur.
I
La matière des sensations est-elle saisie par une opération sensitive.
Rappelons-nous d’abord que, si nous n’avions que l’ouïe, sans aucun autre sens, les phénomènes extérieurs ne pourraient pénétrer en nous qu’en tant que phénomènes sonores et la sensation de l’ouïe serait pour nous ce que Protagoras appelait la mesure de toutes choses ; si nous n’avions que des yeux, tout prendrait nécessairement la forme lumineuse, le monde entier ne serait, comme dit Helmholtz, qu’un « phénomène lumineux », une immense aurore boréale, ou il échapperait nécessairement à nos prises91. Tels moyens de sentir, telles « mesures », telles connaissances. Ce qui est vrai de nos sens est vrai aussi de notre imagination, de notre mémoire, de notre entendement, de notre raison, de notre conscience même : nous ne pouvons connaître les choses que selon ce que nous sommes, non directement selon ce qu’elles sont. De là découle cette grande conséquence, si importante aux yeux de la philosophie contemporaine : relativité de toute connaissance d’objets. Sur ce point, l’accord est fait aujourd’hui entre la doctrine idéaliste et la doctrine de la sensation.
Mais Kant n’est pas encore allé assez loin, quand il a dit que nos connaissances sont relatives à notre constitution intellectuelle ; selon nous, elles sont relatives surtout à notre constitution comme êtres capables d’appétit et de volonté. Rappelons-nous, en effet, comment se sont développées en nous les sensations : nous avons vu que c’est la volonté de vivre, le désir d’écarter la peine et de retenir le plaisir par des mouvements appropriés, qui a donné aux sensations le degré de distinction et de force nécessaire pour se détacher dans la conscience92. C’est l’appétit et la volonté qui a ainsi emmagasiné ce que Kant et les platoniciens nomment la « matière » de la connaissance. Le contenu sensible de notre conscience a été déterminé par l’action du monde extérieur et par la réaction motrice de l’être qui veut vivre : les divers modes de sentir sont le résultat de la lutte des volontés pour la vie. La sensation n’est donc point, primitivement, une sorte de signe intellectuel, de symbole proposé par la nature à la pensée, comme la conçoivent avec Platon les écoles intellectualistes ; elle est un signe en quelque sorte vital, un symptôme de santé ou de malaise, ayant pour objet essentiel non la spéculation, mais l’action, le vouloir, la force et le mouvement. Les sensations ne sont que les organes supérieurs de l’action. On ne sent pas la lumière pour sentir, mais pour agir et mouvoir. La spécialisation des sensations s’explique, comme la spécialisation et le développement des autres organes, par le rapport aux besoins de la vie. La connaissance n’est, qu’un moyen, dont nous avons fait artificiellement une fin, en la détachant comme un tout du processus sensitif, émotionnel et moteur, du circulus vivant dont elle n’est naturellement qu’une partie.
II
La forme des sensations est-elle saisie par une opération sensitive. Les sentiments de différence et de ressemblance.
Passons maintenant aux rapports établis par la pensée entre les sensations, rapports qu’on appelle la « forme » de la connaissance. — Dans la sensation, disent les disciples de Platon, d’Aristote et de Kant, une variété indéfinie nous est donnée, mais l’entendement seul, par un acte tout spirituel et spontané, peut introduire l’unité dans ce chaos et y établir des rapports. — Nous voilà revenus à la discussion du Théétète sur le contraste des opérations intellectuelles et sensitives.
I. —
L’antithèse de la variété et de l’unité, de la matière et de la forme, chère à Platon et à Kant, paraît de plus en plus factice à mesure que la psychologie contemporaine pénètre davantage dans l’étude des sensations et de leurs éléments organiques. Quand j’ouvre les yeux et que je vois le dôme bleu du ciel, n’ai-je devant moi qu’une pluralité sans aucun lien, une poussière de sensations ? N’ai-je pas des sensations d’une qualité déterminée, en partie différentes, en partie semblables, continues▶, déjà liées et organisées à un degré aussi faible qu’on voudra ? Cette organisation n’est pas due au pur esprit, mais à la conformation héréditaire de mon œil ou de mon cerveau, au concert de leurs parties. Où est-elle donc, cette sensation informe, cette multiplicité, cette manière indéfinie, ἄπειρον, sinon dans l’imagination de Platon et de ses modernes disciples ? Les objets extérieurs, quand ils agissent simultanément ou successivement sur notre sensibilité, la déterminent d’une certaine façon régulière ; ils y produisent une contrainte au moyen de laquelle les représentations ne se peuvent saisir qu’en un seul rapport spécial et invariable. Si le son du tonnerre suit l’éclair, dépend-il de moi d’entendre le son avant l’éclair ? De même, dépend-il de moi de voir à droite ce qui est à gauche ? Si deux événements se sont succédé dans le monde extérieur avec une grande fréquence, niera-t-on que, par l’effet même de cette fréquence, l’image du premier événement tende à éveiller celle du second dans l’esprit ? C’est par une assertion arbitraire que les platoniciens et les kantiens limitent à la sensation informe l’effet des objets extérieurs sur nous ; tout porte à croire, au contraire, que les relations qui existent entre les objets mêmes ont un effet dans la conscience ; elles doivent s’y refléter, y produire enfin les relations qui existent entre nos sensations mêmes. Les rapports de nos sensations, leur coexistence ou leur séquence, s’impriment dans la conscience tout autant que le font les sensations elles-mêmes. Nous sentons cette impression dans la contrainte que le caractère défini des groupes de phénomènes impose à la conscience qui les perçoit ; nous ne pouvons percevoir, en effet, que selon une combinaison et un ordre déterminés. La forme de la lune ou celle d’une étoile s’impose à nous autant que les sensations élémentaires de lumière dont elle est la combinaison.
Quant à l’antique opposition platonicienne du sens et de l’intellect, de la sensibilité et de l’entendement, sans cesse reproduite par les disciples de Kant, comme par tous les spiritualistes platoniciens, elle est une division artificielle ou tout au moins relative. En quoi ces deux facultés s’opposent-elles ? — D’abord, nous dit Kant, l’une est passive ; c’est une réceptivité d’impressions, tandis que l’autre a pour caractère la spontanéité. — C’est là se payer de mots vagues. Veut-on dire que nous recevions passivement de l’extérieur nos sensations toutes faites, comme Démocrite croyait que les images subtiles des choses pénètrent à travers nos sens ? Ce serait une conception enfantine. La plus élémentaire des sensations suppose une action exercée sur un organisme qui réagit et dont les mouvements propres se combinent avec les mouvements venus des objets extérieurs. En ce sens, il n’y a pas de réceptivité pure. D’autre part, qu’est-ce que cette spontanéité dont Kant gratifie l’entendement ? Ce mot de spontanéité n’a aucun sens intelligible : Kant ne peut prétendre que l’entendement crée en toute liberté les formes qu’il applique aux choses et les rapports qu’il établit entre elles ; d’autre part, il n’admet pas que l’application de l’esprit dans l’attention soit libre ; que signifie alors la spontanéité ? — Une coopération de la conscience avec les objets extérieurs, soit ; mais, encore une fois, cette coopération existe aussi bien dans la plus humble des sensations que dans la plus haute des connaissances. On ne fait pas plus de photographie sans plaque sensible à la lumière qu’on n’en fait sans la lumière qui la modifie, mais la part que prend la plaque n’est nullement de la spontanéité. La douleur que cause la faim a pour facteur non seulement l’action des objets extérieurs, mais une certaine modification de la conscience ; celle-ci, pour être un élément indispensable et interne, n’est pas pour cela spontanée.
Les kantiens et platoniciens invoquent aujourd’hui en leur faveur la théorie de Helmholtz sur les sens et sur la perception : Helmholtz aurait prouvé, selon eux, que la perception de l’objet et de sa forme est l’œuvre d’une activité originale de l’esprit contenant des éléments supra-sensibles : par exemple, en éprouvant une sensation particulière de la rétine avec deux angles aigus et deux angles obtus, je perçois une table carrée, que cependant je ne sens pas carrée. — Sans doute, mais qu’est-ce que cette forme de carré ? Est-ce une idée platonicienne ? Est-ce un produit purement intellectuel et spontané ? N’est-ce pas simplement une des innombrables combinaisons de sensations possibles que le même objet (la table) peut me fournir et dont il éveille l’idée par association ? Je n’ai qu’à m’approcher du milieu de la table et à la regarder perpendiculairement, je la verrai carrée. L’objet est pour nous un ensemble de sensations virtuelles, comme dit Stuart Mill, et les qualités essentielles qui constituent la forme de cet objet sont des sensations triées parmi les autres selon les lois de la sélection naturelle, à cause de leur plus grande fréquence, de leur plus grande utilité, de leur plus grand agrément, enfin de leur plus grande simplicité, qui est pour nous une économie de force. Telle est précisément cette qualité de carré qui se détache des autres dans la table, comme la qualité la plus simple et la plus indépendante des positions variables que mon œil peut occuper. Le groupement des sensations, leur caractère d’unité dans la diversité, où le kantien Helmholtz voit « l’œuvre d’une activité originale de l’esprit »
, est le produit nécessaire et même mécanique de l’association sous ses deux formes, l’une simultanée, l’autre successive. La première sorte d’association est la fusion d’impressions simultanées en une sensation qui est leur synthèse : ainsi les harmoniques d’un son se fondent dans le timbre ; ainsi les impressions produites par une roue aux sept couleurs qui tourne avec rapidité se fondent et aboutissent à la sensation du blanc ; ainsi encore les sensations produites par les deux parties d’un compas qu’on rapproche sur la peau finissent par se fondre en une seule. La seconde forme d’association est celle des impressions présentes avec les impressions passées, selon les lois de contiguïté et de ressemblance que nous avons précédemment étudiées. Cette forme d’association unit aux sensations présentes des images qu’elles évoquent et qui leur font cortège ; elle nous permet ainsi d’interpréter les sensations présentes. Par exemple la vue d’un cube nous en fait imaginer la forme tactile, la résistance, etc. ; et toutes ces images sont tellement liées qu’il nous semble percevoir ce qu’en réalité nous imaginons. Mais aucun de ces deux modes de synthèse ne peut se prendre au sens kantien d’une « forme ordonnant les sensations »
, s’imposant à elles comme un moule extérieur. Quand le disque jaune d’une orange vu de loin éveille immédiatement en nous l’idée d’un fruit sphérique, cette interprétation des images n’a pas lieu par l’application d’une forme et d’un moule intellectuel à une matière informe ; elle a lieu par le lien de contiguïté, de fréquence, d’habitude, qui a uni dans notre expérience même la forme visible du disque avec la forme tangible de la sphère. La première sensation devient ainsi le signe de l’autre, et la classification des objets, où Platon voyait une opération du pur esprit, se fait alors par le fonctionnement automatique des cellules cérébrales, par le jeu de l’habitude et de la sélection mentale. Il n’y a toujours ici qu’une association qui lie des sensations présentes à des sensations absentes, mais possibles, actuelles même sous la forme affaiblie et la pénombre du souvenir.
En général, les rapports de nos états de conscience dans le temps, leurs rapports mêmes de dépendance mutuelle et de causalité empirique, leur ordre de succession constante et leurs lois de combinaison ne peuvent être attribués à notre conscience, mais à l’action plus ou moins immédiate des choses extérieures. Ce n’est pas dans ces lois de combinaison encore superficielles, c’est dans quelque chose de bien plus profond et de plus intime que nous trouverons la vraie part de notre conscience. Si quelque chose constitue l’apport de la conscience dans la connaissance, c’est précisément ce que platoniciens et kantiens dédaignent : la sensation même, avec sa qualité spécifique, avec la manière indéfinissable dont elle nous affecte. Ce n’est pas l’ordre de mes sensations de couleurs qui vient de moi, qui est la part de ma conscience ; ce sont ces sensations elles-mêmes en tant que senties, en tant qu’ayant telle nuance intérieure, telle qualité propre. Ce qui est irréductible à la seule action des objets externes, au seul mécanisme, c’est précisément ce que Kant nomme, avec Platon et Aristote, la matière de la connaissance. Et si quelque chose mérite d’être appelé a priori comme indépendant de l’extérieur et propre au sujet conscient, c’est avant tout le sensible, le matériel de la connaissance. La forme intellectuelle, au contraire, est en grande partie, au moins à l’origine, un ordre imposé du dehors et qui demeure lui-même extérieur : c’est un rapport constant de simultanéité ou de succession qui n’affecte pas les termes eux-mêmes, mais leurs relations mutuelles. Nous retournons donc entièrement le point de vue du kantisme et du platonisme : où ils voient une spontanéité interne, nous voyons plutôt la contrainte du dehors : c’est la forme, c’est la nécessité intellectuelle ; où ils voient les données du dehors, nous voyons la part originale de la conscience : c’est la matière, c’est la sensation.
II
Soit, dira-t-on, les relations de nos états de conscience sont produites par celles de leurs objets extérieurs ; mais la conscience même de ces relations, qui les dégage des sensations où elles sont réalisées, ne suppose-t-elle point un acte de l’esprit pur ? Par exemple, deux termes différents ou semblables, comme deux couleurs, sont sans doute des images sensibles, mais « le rapport de différence ou de ressemblance, lui, n’est pas imaginable » ; il est absolument « pur de toute représentation sensible »
; les termes seuls sont sentis, la conscience des rapports n’a absolument rien de sensible.
Au point de vue du raisonnement, cet intellectualisme est un cercle vicieux. Comment, en effet, prononcer « sur le même et l’autre », sur la différence et la ressemblance, en un mot sur la relation, par exemple sur celle du bleu et du rouge, si cette relation n’est pas donnée à la conscience en même temps que les termes où elle est encore engagée et d’où je l’extrais pour la penser à part ? En fait, ce n’est pas le pur esprit qui fait les choses semblables ou différentes, unes ou multiples : il ne fait que dégager les rapports des objets. Or, il ne connaît les objets que par ses impressions ; donc ces rapports existent déjà d’une manière concrète dans ces impressions mêmes ; donc il doit y avoir d’abord une certaine affection de notre conscience, un certain feeling, qui est l’effet propre en nous des choses multiples, différentes, identiques, et qui ne se retrouve pas dans les autres affections ou états de conscience ; donc, enfin, les relations, avec leurs effets sur nous, sont l’objet d’une conscience sensitive avant de pouvoir être l’objet de cette « opération intellectuelle » où Platon voyait une contemplation des idées. En un mot, nous avons quelque conscience concrète et spontanée des relations réelles avant d’en avoir la pensée abstraite et réfléchie. S’il n’y avait pas déjà, dans le sentiment même des choses inégales ou égales, différentes ou semblables, dans l’impression spécifique qu’elles produisent en vous, quelque signe d’égalité ou d’inégalité, quelque symptôme de différence ou de similitude, comment votre jugement « intellectuel » reconnaîtrait-il que la différence ou l’inégalité commence ici, que la ressemblance commence là ? Comment ne « brouillerait-il pas », selon les expressions mêmes du Parménide, toutes les applications qu’il doit faire de rapports purement intellectuels entre des choses qui ne lui donnent, selon vous, aucun sentiment préalable et caractéristique de ces rapports ? N’est-ce pas aussi impossible que de déclarer une chose bleue sans avoir la sensation de la couleur bleue et par un acte de pensée pure ? L’intellect ne peut être arbitraire ; il faut qu’il soit d’abord fondé dans le sens, in sensu, même quand il saisit des relations. Sans cela, la prétendue aperception de rapports ne serait qu’une dénomination extrinsèque et artificielle, comme l’application des catégories dans le système kantien.
Les platonisants sont forcés d’ailleurs de reconnaître qu’il est au moins deux cas où l’intuition des rapports est impliquée dans l’intuition même des données : c’est ce qui a lieu pour les rapports d’espace et les rapports de temps. La couleur, par exemple, est inséparable de quelque représentation de l’étendue, qui enveloppe un ensemble de rapports ; tous les états de conscience sont liés au sentiment de la succession ou de la durée, qui enveloppe encore un ensemble de rapports. Ces rapports sont réalisés et représentés effectivement dans la représentation des choses étendues ou des états de conscience successifs. La ligne qui joint deux points est déjà, en un sens, préformée dans la sensation avant d’être formée et tirée par la réflexion. — À quoi les platoniciens répondent : Si ces rapports sont représentés dans l’ensemble des données, ils n’en sont pas dégagés, abstraits et remarqués à part ; or, ils ne sont vraiment perçus que quand ils sont remarqués et extraits ; pour cela, il faut que les parties diverses de l’étendue et de la durée soient dissociées, séparées par l’analyse, puis réunies par une synthèse. — Assurément, répondrons-nous ; mais cette dissociation et cette association ultérieures ne supposent pas un acte de raison pure. Un point noir qui se meut sur une surface blanche trace une ligne et dissocie pour mes yeux certains éléments ; encore bien mieux mon doigt qui se meut sur une table. C’est par le mouvement que nous analysons l’étendue et la durée ; les résidus des divers mouvements n’ont besoin que de se fondre ensemble pour faire surgir dans notre imagination les lignes complexes de l’espace et dans notre sens intime la ligne simple du temps. C’est par une série d’expériences successives que le sentiment concret de tels ou tels rapports, demeurant invariable sous les sentiments de termes variables, s’extrait de ces sentiments, accroît son intensité et sa clarté par la répétition, pour devenir enfin capable de cette conscience réfléchie qui est le jugement proprement dit.
— Soit, dit-on encore ; il y a des cas ou les rapports sont représentés eux-mêmes d’avance avec leurs termes ; mais il y en a d’autres qui échappent à toute représentation de ce genre. Tels sont les rapports de différence et de ressemblance. Avant que j’aie reconnu la différence ou la ressemblance, elles ne sont nullement représentées dans mon esprit : ces idées, quand elles m’apparaissent, sont quelque chose « d’absolument nouveau »93. Voici deux figures d’hommes ou d’animaux ; vous jugez qu’elles diffèrent ou se ressemblent ; vous avez donc les idées de chaque figure, plus l’idée de la différence ou de la ressemblance. Or, quel rapport y a-t-il entre celle-ci et celles-là ? Les figures, on peut les dessiner ; la différence, la ressemblance, comment la dessiner ? Par quoi la représenter ? Il n’y a pas de représentation sensible ou imaginative de la différence ou de la ressemblance94. — Sans doute, répondrons-nous, on ne peut pas dessiner la différence ou la ressemblance comme on dessine deux têtes ; mais on ne peut pas dessiner non plus les paroles qui sortent de leur bouche ou les parfums que leurs cheveux répandent ; cependant tessons et les odeurs sont bien des manières de sentir. Reprenons l’exemple des couleurs. — « Voici du bleu et du rouge, disent les modernes disciples de Platon, vous jugez que ces deux couleurs différent ; mais la différence vous apparaît-elle bleue ou rouge ? La différence a-t-elle une couleur ? Une différence ne peut jamais se représenter par quelque chose d’analogue aux choses mêmes qui diffèrent95. »
— Assurément, mais vous ne prouvez point par là que la différence ne se manifeste pas d’une manière sensible à la conscience et ne s’y traduise pas par un « sentiment » particulier, au sens anglais du mot feeling ; et ce sentiment aura ceci d’analogue avec les autres qu’il est une affection, une impression subie par la conscience, non un acte tout intellectuel. La différence des ténèbres à la lumière n’est assurément pas analogue aux ténèbres mêmes, ni à la lumière, la différence n’est pas une donnée des cinq sens ; mais ce n’est pas une raison pour croire qu’elle ne puisse se sentir, car on pourrait appliquer le même raisonnement au bien-être et au malaise, à la chaleur, au mal de tête ou, plus généralement, au sentiment d’une vie facile, d’une vie entravée, toutes choses qu’un peintre serait bien embarrassé de dessiner. Le sentiment a des nuances innombrables et indéfinissables, qui n’en sont pas moins sensitives.
Quelle est donc la nature du sentiment de différence ? Spencer, dans certains passages de sa Psychologie, dit que la relation de différence consiste seulement en deux états ; mais, si elle ne consistait effectivement qu’en deux états successifs, — sensation de bleu et sensation de rouge, — le premier état ayant disparu quand paraît le second, aucune relation ne pourrait s’établir entre les deux. La relation de différence est un changement dans la conscience ; donc elle suppose, au point de vue psychologique, un état transitif entre deux autres états. En général, tout sentiment de relation est dans la conscience un sentiment de transition ; ainsi, quand je passe de la lumière aux ténèbres, il y a en moi un certain état intermédiaire entre la lumière et les ténèbres, que je désigne par le mot de contraste et qui se distingue d’un développement continu ou uniforme de la conscience. Je suis affecté par le contraste des objets, au moment même où il se produit, d’une autre manière que par la continuation d’un même sentiment. Ceci posé, une autre question se présente. Le sentiment de transition entre deux états, auquel se ramène psychologiquement le sentiment de relation, peut être conçu de deux manières : ou bien il est une union rapide et momentanée des deux états originaires, ou bien il est un troisième état ayant sa qualité spécifique et sa quantité. La première hypothèse a été soutenue par Condillac et, de nos jours, par un philosophe distingué de l’Angleterre, Barratt. Selon Condillac, quand nous comparons deux sensations, par exemple la sensation que nous avons eue et celle que nous avons, nous les apercevons à la fois toutes les deux… « Apercevoir ou sentir ces deux sensations, c’est la même chose96. »
Barratt écrit à son tour : « Il n’y a rien dans la relation au-delà de ses deux membres ; le changement n’est qu’une courte conscience simultanée des deux sensations. Il y a des sentiments simples et des sentiments mixtes ou composés. Le mélange de deux sentiments simples différents produit un sentiment de différence. »
Le sentiment transitionnel entre deux états, ou sentiment relationnel, serait donc, selon cette doctrine, un état composé de conscience consistant dans l’excitation simultanée des deux sensations. « J’ai une sensation de ténèbres, puis vient un changement qui amène une sensation de lumière ; durant ce changement, les deux sensations, ou du moins le résidu de la première et le commencement de la seconde, existent simultanément ; l’état composé de conscience qui en est le produit est une sensation de différence97. »
Cette théorie, selon nous, montre bien quelles sont les conditions du sentiment de différence : deux états et un état mixte où les autres coexistent pendant un instant, autant du moins qu’ils ne sont pas absolument exclusifs l’un de l’autre. Il se produit alors comme une rencontre de deux ondes nerveuses, l’une qui est le remous de la sensation d’obscurité, l’autre qui est le îlot montant d’une sensation de lumière. Mais cette théorie est insuffisante. Une sensation mixte où coïncident pendant un instant des sensations différentes n’épuise pas le contenu du sentiment de différence, qui enveloppe encore en soi un caractère propre et spécifique, une qualité et une quantité intensive capables de se retrouver au sein de différences très diverses, entre des termes très divers. La différence de la lumière et des ténèbres n’est pas seulement un mélange des deux sensations de lumière et de ténèbres, car alors toute différence apparaîtrait comme lumineuse ; elle est l’impression même de différence, qui peut se retrouver également entre le doux et l’amer, entre le mou et le résistant, entre le silence et le bruit, etc. Dans le contraste, outre les termes contrastés et leur fusion momentanée, il y a encore le sentiment même de contraste, qui est spécifique et plus ou moins intense. Condillac et Barrait n’ont vu que le côté passif et, comme nous disions tout à l’heure, statique ; ils n’ont pas vu le côté actif et dynamique, c’est-à-dire la réaction motrice plus ou moins énergique qui répond à l’action successive (ou momentanément simultanée) de deux excitations contraires. Quand j’éprouve les deux sensations de lumière et d’obscurité, je ne réfléchis pas passivement les deux choses comme un miroir, ce qui ne produirait qu’un mélange des deux en une teinte intermédiaire, demi-jour et demi-obscurité. Une seconde bougie ajoutée à une première produit une quantité de lumière plus forte, et voilà tout. Le changement, la transition est autre chose que ce mélange immobile et passif ; le changement enveloppe quelque chose d’actif et d’intensif.
Pour pénétrer plus avant dans la nature de ce sentiment de contraste, il faut, selon nous, outre la sensation proprement dite et ses combinaisons, introduire dans le problème trois autres éléments : l’émotion agréable ou pénible, la réaction intellectuelle de l’attention, la réaction motrice de la volonté. C’est sous forme d’émotion que s’est révélé primitivement à nous le changement. La première différence que l’être animé saisisse, c’est celle du malaise et de l’aise ; le premier éveil de l’intelligence, c’est la douleur.
Or, la différence qui se produit dans le passage du plaisir à la douleur est une résistance, une action contrariée. Après le sentiment du bien-être, nous avons le sentiment d’une résistance, d’un obstacle, et même d’un obstacle douloureux. L’image du bien-être passé subsistant dans la mémoire avec le sentiment du malaise actuel, il en résulte un conflit de sentiments en mutuelle résistance, une opposition, un contraste, une différence douloureuse, qui n’a rien encore d’abstrait. Cette différence est saisie immédiatement, par le seul fait de la coexistence d’une souffrance vive, d’une image confuse de bien-être et d’une tendance à écarter la souffrance. Inutile de faire intervenir ici des « idées pures » ou des « actes purs » de l’intelligence : le premier animal venu sent fort bien ce qu’il y a de nouveau quand la dent d’un ennemi pénètre dans ses chairs, les meurtrit, les écrase. La douleur est pour lui la différence instructive par excellence.
Outre la sensation et l’émotion, le changement douloureux provoque la réaction intellectuelle de l’attention, qui est elle-même une concentration et une direction nouvelle de l’activité intelligente, un changement intellectuel, une différence dans la pensée, toute prête à être une différence pensée.
Enfin la douleur excite une réaction motrice énergique, qui se traduit par la contraction des muscles : il y a exertion de force, réalisation du mouvement par l’effort. Le sentiment de l’effort moteur est inséparable du changement d’état appelé peine (πόνος) : il achève en nous le sentiment de la différence, il lui communique un caractère de plus en plus actif et dynamique : nous avons alors à la fois la différence subie comme douleur et la différence produite comme effort. Dans toute sensation, il y a nécessairement action subie et réaction exercée ; il s’y trouve donc toujours un élément moteur en même temps que sensitif ; que le phénomène se répète, de cette répétition se dégagera pour la conscience un élément sensitif, intellectuel et moteur commun à tous les cas : ce sera le sentiment de la différence. C’est donc, en dernière analyse, par la contrariété sensible de la peine, par la contrariété éprouvée et par la résistance qu’elle provoque, que nous faisons connaissance avec la contrariété pensée, avec cette opposition des « contraires », où Platon voit une combinaison d’idées pures. Le sentiment de différence est dynamique : c’est celui de la passion provoquant réaction, de la résistance provoquant une exertion de puissance. Même la différence agréable est un état nouveau qui s’oppose à l’ancien et auquel l’ancien résiste en une certaine mesure ; seulement, comme il y a alors surcroît, aide, concours, le moment de l’opposition s’évanouit immédiatement en harmonie. Il n’en est pas moins vrai qu’entre le souvenir de la peine passée et le sentiment du plaisir présent il y a une certaine opposition, une contrariété, une résistance bien vite vaincue du souvenir contre la réalité, de la douleur évanouissante contre le plaisir qui déborde. Il y a donc au moins trois états nécessaires au sentiment de la différence, et non pas seulement deux comme le dit Spencer : un premier état A, un second état différent B, et un état spécifique de transition, de contraste, de changement, une impression particulière d’action subie et de réaction proportionnelle. Cette impression est facile à reconnaître, quoique impossible à définir, comme toute impression, et elle nous devient d’autant plus familière que notre vie entière est une série de changements ou de transitions plus ou moins brusques provoquant attention et appétition.
Mais nous ne sommes pas au bout des difficultés. — Aucun état de conscience simple, un, homogène ne peut, dira-t-on, représenter une différence ; or, tout état sensitif, conflit et résistance non moins que lumière ou obscurité, est ce qu’il est, non autre chose ; il n’enferme donc pas la matière nécessaire de l’idée de différence. Ces difficultés rappellent les objections de Zénon contre le mouvement. La flèche est, à chaque instant, au même point, immobile ; comment peut-elle donc passer d’un point à l’autre ? Semblablement, chaque sensation est la même en chaque instant, elle est elle-même et non autre chose ; comment donc une seconde sensation, une troisième, une quatrième, qu’elle soit sensation de résistance ou d’autre chose, pourra-t-elle constituer un sentiment de différence, de changement, de mouvement, de transition, de relation ?
Nous répondrons, d’abord, que toute sensation n’a pas cette unité, cette homogénéité qu’on lui attribue. Regardez la ligne qui sépare le côté bleu et le côté rouge d’un disque : vous avez une sensation complexe, dont il ne vous reste plus qu’à faire l’analyse par le mouvement d’oscillation des yeux, allant du rouge au bleu, du bleu au rouge. De même, le sentiment de différence n’est pas un état de conscience simple et un, car nous venons de voir qu’il suppose, par exemple, le résidu de la sensation de lumière, la sensation d’obscurité, le sentiment de conflit au moment où la sensation d’obscurité a remplacé celle de lumière ; et ce conflit, nous l’avons vu encore, enveloppe une résistance, une sensation d’obscurité résistant à celle de lumière et résistant même au point de la supprimer sous sa forme vive. C’est donc dans un triple état sensible, auquel il faut ajouter encore le sentiment continu et total de l’existence, la cœnesthésie, qu’il faut chercher la « matière » du sentiment de différence. Encore n’est-ce là que le côté sensitif et réceptif, auquel nous avons dû ajouter le côté réactif, restitutif et moteur, car, en passant de la lumière à l’obscurité, nous réagissons, nous résistons nous-mêmes à l’état nouveau qui vient brusquement nous tirer de l’état ancien ; nous répondons à l’action du dehors par la réaction intellectuelle et motrice. C’est l’ensemble de tous ces états de conscience, les uns passifs, les autres actifs, qui, subsistant dans le souvenir, se combinent en un sentiment de changement, en une « forme » de différence, et de plus s’alignent sur la ligne du temps.
Les platoniciens raisonnent toujours comme si les sensations étaient des objets séparés par des vides, qui auraient besoin d’être rapprochés ensuite par l’esprit pur. Ils oublient cette continuité naturelle et cette fusion spontanée des images dont un jouet scientifique, le zootrope, suffirait à donner une preuve frappante. On sait que le zootrope présente successivement à la rétine une série d’images représentant les divers temps d’un mouvement complexe, comme celui d’un homme qui jongle ; quand la rotation est assez rapide, les sensations se fusionnent et vous donnent l’impression d’un personnage unique qui fait des mouvements continus. Donc les impressions différentes, comme les impressions semblables, viennent d’elles-mêmes coïncider dans la conscience, et il en résulte une impression composée, dont le mode particulier de composition s’appelle tantôt similitude, tantôt dissimilitude.
En résumé, c’est le rapport dynamique d’opposition qui produit l’idée de l’autre. L’autre, c’est ce qui résiste, fait effort, contrarie une action quelconque, comme quand un bras nous entraîne malgré nous ; le contraire est primitivement ce qui nous contrarie et ce que nous contrarions en retour. Donc, en définitive, c’est surtout par l’effort que nous saisissons directement et primitivement la différence. Dire : telles choses diffèrent, revient à dire : il y a effort de telle chose à telle chose. En d’autres termes, le sentiment de la différence est sensori-moteur ; nous subissons, puis faisons nous-mêmes la différence, et c’est en la réalisant par l’attention et par la motion que nous en avons la claire conscience ; le sentiment de différence est donc une façon complexe non seulement d’être affecté, mais encore de réagir, qui ne peut se produire qu’après deux états comme un troisième état différent des deux autres, mais il n’est pas pour cela d’un ordre tout différent ; s’il n’est point une perception venue du dehors, il est un sentiment interne et central, avec la réaction attentive et motrice qui en est inséparable. Il enveloppe la conscience des deux états précédents subsistant comme images et du sentiment transitionnel de conflit ou de résistance. Cet état transitif d’opposition de forces devient un moyen de dissociation et d’association tout ensemble entre les états opposés : il les réunit en les divisant et sert de pont entre les deux. Il est en effet un sentiment de changement, de passage, d’altération concrète : nous nous sentons autres que tout à l’heure ; l’état précédent subsistant en image à côté de l’état présent, notre conscience se trouve envelopper deux sentiments opposés avec un sentiment intermédiaire de transition. — Mais comment savons-nous que l’état de transition est en effet une transition, un passage d’un état à un autre différent ? — Parce que les trois termes successifs demeurent encore simultanés dans le souvenir, mais avec des intensités inégales, et disposés sur la ligne du temps. C’est une perspective qui se forme d’elle-même dans l’imagination. De plus, nous agissons nous-mêmes pour produire du changement ; nous passons activement d’un état à l’autre par l’effort. — Comment se fait-il, demande-t-on encore, que nous nous sentions changer et produire nous-mêmes des changements en faisant effort ? — Comment se fait-il, demanderons-nous à notre tour, que ces changements s’organisent sur la ligne du temps ou dans le cadre de l’espace ? — Questions ultimes, qui tiennent à la nature même de la conscience, de l’organisation mentale ou cérébrale, et auxquelles nous ne pouvons pas plus répondre qu’à celle-ci : — Comment se fait-il que nous ayons les sensations du bleu, du rouge, de la chaleur, du froid ? Il faut admettre comme un fait que l’être se sent exister et se sent changer, se sent faire effort et réagir, sent qu’il jouit, qu’il souffre, et conserve dans la souffrance même la représentation de la jouissance antérieure. Tout cela admis, le reste n’est plus que complication des données primitives.
Remarquons d’ailleurs que toute conscience distincte d’un état particulier suppose un changement, une opposition de cet état avec un état précédent. La discrimination des différences est donc identique à la conscience distincte elle-même ; or, sentir distinctement un état, c’est le sentir et en lui-même et dans son opposition à un autre état ; c’est donc avoir le sentiment d’une différence, d’un changement ; en d’autres termes, c’est avoir conscience à la fois de plusieurs états et d’un troisième état produit par le conflit même des deux autres, en même temps que par la réaction aperceptive et motrice qu’ils ont provoquée.
Tel est l’état concret de la conscience au moment de la discrimination. En réagissant, la conscience dissocie de plus en plus et réassocie de plus en plus les divers états primitivement confondus dans un ensemble vague.
Quant au jugement de différence, il n’est autre chose que la réflexion sur le sentiment de différence, réflexion qui a lieu principalement lorsque le sentiment de différence a eu plusieurs fois l’occasion de se produire. En ce cas, le résidu des sentiments antérieurs de contraste vient coïncider avec le sentiment actuel, l’augmente, lui donne un retentissement, le réfléchit sur lui-même. Si, de plus, le mot de différence a été lié au sentiment de différence, le jugement devient proposition.
III
Passons maintenant au second fait élémentaire contenu dans la conscience des rapports : la perception d’une ressemblance. Selon Spencer, cette perception se réduirait à deux différences en sens inverse qui se neutralisent. Deux bougies sont devant les yeux de l’enfant, son œil va de la première à la seconde, puis revient de la seconde à la première. Il s’est produit en lui deux changements en sens inverse ; ces deux oscillations contraires se contrebalancent, et c’est leur neutralisation qui constitue, dit Spencer, la perception de la ressemblance impliquée. Selon nous, cette théorie est insuffisante. Nous accorderons bien à Spencer que deux différences neutralisées provoquent la perception de la ressemblance ; mais on n’en peut conclure avec lui qu’elles la constituent. En effet, deux différences en sens contraire s’annulent et, s’il n’y a rien de plus dans la conscience, il ne reste rien. Pour qu’il y ait perception de la ressemblance, il est nécessaire que, sous les deux différences annulées, il y ait dans la conscience un certain état semblable qu’elle retrouve et reconnaît, une pédale ◀continue sous les accords changeants de la conscience. Il faut, en un mot, que dans l’état présent quelque chose demeure de l’état passé et, par anticipation, de l’état futur, il faut quelque chose de continu dans la conscience sous la discontinuité des perceptions et des changements. Spencer dit « qu’une conscience sans changement est une absence de conscience »
; soit, mais il oublie d’ajouter qu’une conscience sans quelque continuité, sans quelque identité, est encore bien plus une absence de conscience. Si donc la ressemblance est un état que nous sentons lorsque deux différences ont été neutralisées, elle n’est pas le sentiment même de la neutralité, qui serait zéro ; mais c’est un certain sentiment d’adaptation d’un état présent à l’état antérieur similaire, un sentiment de retour à l’équilibre antérieur, qui fait qu’on se retrouve, qu’on se repose, qu’on déploie sa force sans effort. Nous ne prétendons pas définir ce sentiment spécifique : définirions-nous la sensation de facilité, le sentiment d’habitude ou, dans une autre sphère, la sensation de vide ? Le sentiment de la ressemblance est un état de conscience, un mode de sentir et de réagir sans résistance, qui, pour échapper à l’analyse, n’est ni un acte pur, ni une contemplation d’idée pure. Après avoir vu une feuille dont la moitié était rouge et l’autre bleue, supposez la partie bleue remplacée par une rouge, si bien que les deux moitiés redeviennent de teinte semblable ; le résidu mental de toutes ces transitions et impressions successives sera l’impression de ressemblance, d’uniformité, qu’ensuite la réflexion pourra abstraire, distinguer des autres impressions, reconnaître dans des circonstances diverses et enfin, quand l’animal est doué de la parole, marquer par un mot. Si le caractère sensitif de la ressemblance est voilé, c’est précisément parce que le sentiment de la ressemblance présuppose deux différences antérieures neutralisées : sans se confondre avec cette neutralisation même, il se rapproche pourtant davantage d’un état neutre où la vie suit son cours monotone. La différence, au contraire, est nettement sentie, comme on sent un ébranlement soudain ; elle est une rupture d’équilibre, et toute rupture d’équilibre offre le caractère tranché d’un certain mode de sentir. Nos platonisants profitent de ce que l’impression produite par des objets semblables est un sentiment de retour à l’équilibre et d’état neutre pour en faire un acte mystérieux du pur esprit, étranger à tout sentiment. Dans leurs discussions relatives à la ressemblance, à l’identité, à l’égalité, les platoniciens et kantiens sont dupes d’eux-mêmes : ils oublient ce qu’il y a de négatif dans ces notions, et comme leur contenu positif est difficile à différencier, puisqu’il est précisément l’absence de différence, ils en concluent qu’il est quelque chose de purement rationnel, a priori.
Au reste, l’état neutre et indifférent qui correspond au non-différent est lui-même dérivé. Primitivement, il s’agit d’un rythme entre jouir et souffrir. Toutes les fois que ce rythme a lieu, il produit dans la mémoire de l’animal deux séries de représentations, dont l’une se résume pour nous dans le mot humain : souffrir, et l’autre dans le mot : ne pas souffrir ; souffrir, c’est la différence ; ne pas souffrir, c’est la non-différence, c’est l’identité émotionnelle, appétitive et en même temps motrice ; c’est la facilité et la régularité du cours de la vie, qui enveloppe déjà une jouissance. Si, de plus, ne pas souffrir prend la forme d’une jouissance précise, les deux états contraires présentent alors pour la sensibilité et la motilité un contraste maximum. Supposez donc dans la conscience : 1° un changement de plaisir en douleur ; 2° un changement en sens opposé, un retour de la douleur au plaisir, dont l’image avait subsisté pendant la douleur même : ce nouvel état sensitif coïncidera avec l’image de l’ancien. De plus, la tendance au bien-être, la « volonté de vivre », qui luttait contre la douleur, sera alors satisfaite ; le besoin sera rempli, l’énergie motrice aboutira à un succès. Succès, satisfaction, vide comblé, retour au premier état, c’est le côté sensitif et moteur de la ressemblance succédant à la différence, de l’harmonie ou de l’identité succédant à l’opposition ou à la contrariété : on se retrouve alors, on se ressaisit, on se reconnaît.
Ainsi, à l’origine, la ressemblance n’est pour l’animal que la continuation, la répétition ou le renouvellement du plaisir, du bien-être. Plus tard, par le progrès de la conscience, l’animal arrive, indépendamment du plaisir et de la douleur, à distinguer du changement l’absence de changement, de la différence la non-différence. A la non-différence correspond un état de conscience qui se prolonge, un mouvement qui se poursuit, et l’animal sent cette prolongation d’état ou d’appétition qui contraste avec le souvenir du changement. Quand aujourd’hui nous prononçons sur l’identité de deux sensations, nous ne faisons que nous apercevoir de la non-différence, de l’absence de changement entre les deux états extrêmes auxquels deux changements inverses sont venus aboutir. Je vois une lumière, puis je ne la vois plus, puis je la revois ; du premier état au second, changement ; du second état au troisième, changement inverse ; le troisième vient se superposer à l’image persistante du premier, qu’il renforce et dont il reproduit l’intensité première. En même temps les réactions motrices répondant à ces divers états, après s’être opposées, se superposent et se réconcilient : il y a harmonie, accord, action sans obstacle ; tout cela se sent et se fait, avant d’être jugé par la réflexion et exprimé par la parole. Le sentiment de l’identité n’est donc que le sentiment du retour à un premier état et à un premier mouvement ; ce retour s’apprécie par la superposition de l’image et de la sensation, par leur fusion finale aboutissant à un état de continuité, d’absence de changement, d’absence d’effort. La forme positive par excellence de cette fusion d’images, c’est la satisfaction du besoin, — ce modèle de coïncidence entre la représentation et la sensation, dont les superpositions des figures géométriques ne sont qu’une pâle esquisse. Le géomètre dit : Je transporte le triangle A sur le triangle B, de telle sorte que leurs côtés coïncident ; l’animal, sans le dire, sent que l’impression de la nourriture présente et la représentation de la nourriture absente viennent coïncider, se renforcer, aboutir à une suppression du contraste et de l’effort, de la distance entre la nourriture désirée et la nourriture prise, entre la faim douloureuse et la satisfaction agréable : la contrariété, au sens émotionnel du mot, a disparu, ainsi que la contrariété au sens intellectuel. C’est, en dernière analyse, par l’accord sensible du plaisir, par l’harmonie éprouvée et réalisée, que nous faisons d’abord connaissance avec l’accord intellectuel, avec l’harmonie pensée.
De même pour l’égalité. Voici deux lignes égales : — Comment, demandent les platoniciens, vous représenterez-vous l’égalité ? Vous en êtes réduit à dessiner deux lignes égales, c’est-à-dire que vous représentez seulement les lignes et laissez à l’esprit le soin de percevoir, s’il en est capable, l’égalité. N’en trouve-t-on pas l’aveu dans Hume lui-même ? « Puisque l’égalité, dit Hume, est une relation, elle n’est pas, à proprement parler, inhérente aux figures elles-mêmes, mais elle dérive de la comparaison que l’esprit établit entre elles. »
Habemus confitentem reum : si l’égalité n’est pas inhérente aux figures, lesquelles sont des impressions, l’égalité n’est donc ni une impression, ni la copie d’une impression, et Hume est réfuté par lui-même. — Je réponds qu’on triomphe beaucoup trop vite. De ce que l’égalité n’est pas inhérente à l’impression de figure colorée, comme telle, il n’en résulte pas qu’elle ne soit inhérente à aucune impression, extraite d’aucune impression : l’odeur n’est pas non plus inhérente à l’impression de figure ; elle n’en est pas moins une impression. Il reste donc toujours à savoir s’il n’existe pas une impression complexe d’égalité concrète. Si je regarde un carré, il y a dans les impressions mêmes qu’il produit, dans les résidus de ces impressions au sein de ma conscience, dans l’intensité de ces impressions, dans la réaction motrice qui suit ces impressions, dans l’intensité et dans la durée de cette réaction, dans les résidus qu’elle laisse elle-même, enfin dans l’intérêt que peuvent offrir ces résidus et dans l’attention qui en résulte, il y a là, dis-je, tous les éléments nécessaires pour produire un sentiment d’égalité, de répétition symétrique. Un carré se voit et se sent, et on le sent régulier, on le sent égal par la répétition des impressions et des réactions motrices correspondantes ; si on n’avait pas ce sentiment confus et complexe d’égalité, on n’en pourrait pas dégager par le jugement l’égalité abstraite. Après tout, ce n’est pas la pensée pure qui fait l’égalité ; elle l’aperçoit, elle y fait attention, mais il faut pour cela que l’égalité soit réalisée, et réalisée dans un certain processus sensori-moteur.
De Hartmann, qui lui aussi platonise, nous dit que deux cubes ne possèdent point par eux-mêmes la qualité d’être égaux ; supprimez le premier, l’égalité en question n’existe plus pour le second ; l’existence du second ne peut enrichir le premier d’une qualité nouvelle, ni changer sa nature, ni par conséquent être cause de son égalité avec l’autre cube : la notion de l’égalité n’est donc pas tirée des choses. — Jusque-là, ce beau raisonnement platonicien peut se soutenir : il eût comblé d’aise Socrate et embarrassé peut-être Protagoras ; mais pourtant il s’agit de nos perceptions et non des cubes eux-mêmes. « Eh bien ! répond de Hartmann, l’égalité ne se tire pas davantage des perceptions seules que les choses font naître en nous, car le même raisonnement s’appliquerait ici aux perceptions, dont la première ne peut enrichir la seconde d’une qualité nouvelle. »
De Hartmann est dupe des jeux de sa dialectique : il considère les perceptions comme de petits cubes qui existent l’un en dehors de l’autre avec une parfaite indifférence l’un pour l’autre, si bien que leur voisinage ne leur apporte pas le moindre changement. Mais la conscience n’est pas ainsi un ensemble de perceptions séparées, dans un milieu vide et neutre ; percevoir en même temps deux cubes rapprochés sous un même regard, ce n’est nullement être affecté ni réagir de la même manière que si on regardait un cube seul, puis l’autre, en oubliant le premier devant le second. De Hartmann sépare artificiellement ce qui est uni et continu dans la conscience, puis il invoque l’inconscient pour pouvoir souder les fragments qu’il avait séparés : « Puisque, dit-il en termes platoniciens, toute âme d’homme ou d’animal possède en réalité l’idée de la similitude et de l’égalité, il ne reste plus qu’à admettre que l’ensemble d’opérations qui y aboutit se déroule, en sa partie essentielle, hors de la conscience ; et que le résultat auquel il conduit, la notion d’égalité et le jugement que A et B sont égaux, tombe seul sous le regard de la conscience. »
Cette mythologie, par laquelle le métaphysicien allemand se tire d’embarras, est aussi peu scientifique que l’hypothèse platonicienne de la réminiscence. Pourquoi ne conclurait-on pas aussi bien, avec Platon, que nous avons dû contempler l’égalité dans une vie antérieure et que nous apportons dans ce monde le souvenir d’un autre monde ? Au lieu d’invoquer l’inconscient, mieux vaudrait chercher plus avant dans sa conscience : on y trouverait que l’égalité est le résultat complexe d’une série de sensations et de mouvements qui se fondent, se superposent, coïncident, donnent le sentiment du retour à un état dont la représentation subsistait dans la mémoire.
« S’il est vrai, dit-on encore avec Platon, que je ne puisse me représenter un triangle équilatéral sans provoquer un mouvement particulier dans le siège de la pensée, est-il également vrai que j’y provoque d’autres mouvements pour saisir le rapport d’égalité qui existe entre ses côtés98 ? — Oui certes, répondrons-nous, je provoque des mouvements pour saisir cette égalité : je parcours des yeux les trois lignes, tout aussi bien que si je les parcourais avec mes mains, et en mouvant ainsi mes yeux, je m’aperçois de la superposition réelle des trois séries de sensations motrices répondant aux trois côtés parcourus ; ces trois séries se fondent et coïncident dans mon souvenir ; je m’aperçois qu’en passant de l’une à l’autre je ne sens pas de choc, de contraste, de contrariété. »
Ce mécanisme de l’imagination est bien plus rapide et plus délicat que les instruments de vérification qui me permettraient de superposer les côtés : leur superposition est faite par mon imagination sans que j’aie besoin de mètre ; le sentiment d’égalité se produit comme résultat au bout de ce travail.
Pour se changer en une « idée » véritable et distincte, le sentiment de ressemblance n’a besoin que d’être renforcé, porté au point visuel de la conscience, érigé ainsi en force dominante qui entraine à sa suite les mouvements appropriés. Il en est de même du sentiment de différence. Et ce résultat est une conséquence de la sélection naturelle. A l’origine, il n’y eut pas même besoin que le sentiment de la ressemblance ou celui de la différence se dégageât des émotions et mouvements semblables en fait ou différents en fait : le mécanisme de la vie suffisait pour produire des mouvements semblables dans des circonstances semblables, des mouvements divers dans des circonstances diverses. Il importe au plus haut point à l’animal qui veut vivre d’exécuter les mêmes mouvements de défense et de fuite devant le même ennemi ou devant un ennemi semblable au premier. Il n’importe pas moins à l’animal d’exécuter les mêmes mouvements pour saisir la même proie ou une proie semblable. L’être chez qui des mouvements différents ne suivraient pas des représentations différentes, cet être, fût-il possible, disparaîtrait de la terre. Supposez maintenant que, dans le monde, il apparaisse un être chez qui le sentiment de la différence et de la ressemblance, contenu en germe dans les émotions et motions successives, se renforce en se répétant, se dégage au point de devenir lui-même une sorte de représentation reconnaissable parmi les autres, un objet d’intérêt et de réflexion, un tel être n’aura-t-il pas des chances de survie bien supérieures ? Au lieu de se mouvoir selon les apparences les plus externes et les plus superficielles, il pourra adapter ses mouvements à des ressemblances ou à des différences plus intimes, plus cachées, qu’il aura remarquées, tandis que les autres êtres ne les auront pas saisies. Au lieu d’agir semblablement dans les cas semblables par un automatisme sans aucune conscience de la similitude, comme fait la bête, il agira semblablement dans les cas semblables avec conscience de la similitude, c’est-à-dire avec un sentiment de la ressemblance assez fort pour être réfléchi et aperçu. Au lieu de reconnaître simplement des objets semblables, il reconnaîtra encore le sentiment même qu’il a de la ressemblance, et il lui donnera un nom. Avec cet être, porté au-dessus des autres par la sélection naturelle, commencera la science proprement dite. Les idées mêmes de ressemblance et de différence, fixées dans le langage, seront devenues des centres d’action et de mouvement, des idées-forces groupant autour d’elles et sous elles toutes les autres idées, réalisant ainsi dans le monde de la vie l’idéal abstrait de la dialectique platonicienne.
Concluons que tous les faits de conscience sont sensitifs par quelque côté, même ceux qu’idéalisent le plus les Platon et les Aristote, puisque ces faits contiennent toujours des manières spéciales d’être affecté, d’être modifié, de sentir, et entraînent des manières spéciales de réagir. C’est là ce qu’il y avait de vrai dans la vieille thèse du sensualisme, que confirme sur ce point la psychologie physiologique. Odeur de rose, saveur de miel, contact de velours, peine ou plaisir, inquiétude, espérance, décision, contraste, uniformité, égalité, etc., chacun de ces états intérieurs a sa qualité propre et sensible, sa nuance indéfinissable et pourtant distinctive, qui répond à un mode déterminé d’ondulation cérébrale ; il y a une façon dont chaque état de conscience se fait sentir en passant, ou, si l’on veut, se sent lui-même. Le tort de Platon et de ses modernes sectateurs est de rechercher l’élément supérieur à la matière, soit dans des objets intelligibles, soit dans des rapports intelligibles, au lieu de le chercher dans l’intelligence seule, dans la conscience : la psychologie moderne, encore un fois, aboutit à cette conclusion que tout objet proprement dit est sensible et que tout rapport d’objets est pour nous sensitif, réductible dans la conscience à un mode complexe de sentir et de faire effort.
En résulte-t-il que la conscience, le sujet, n’ait point sa part nécessaire et essentielle dans la connaissance ? Nullement, et il nous reste à déterminer cette part.
III
Part du sujet et apport de la conscience
Si nous ne pouvons saisir en nous la pensée absolument pure et séparée de tout organe qui, pour Platon même et Aristote, était plutôt divine qu’humaine, ce n’est pas à dire que Inintelligence puisse s’expliquer tout entière par un mécanisme passif, comme le croient les sensualistes de nos jours. Il y a d’abord une chose qui demeure irréductible à l’action du dehors et qui suppose quelque coopération du dedans : cette chose est la sensation même, qui est la façon originale dont la conscience est affectée. La conscience traduit selon sa nature propre les choses extérieures, elle leur répond en son langage. Nous avons vu que le rapport des sensations est un ordre imposé du dehors et plus ou moins extérieur, tandis que la sensation même, avec sa couleur indéfinissable et sa qualité spécifique, est l’apport propre de la conscience, irréductible au mécanisme et à la seule action des objets matériels. En d’autres termes, la sensation même est déjà « intellectuelle » ; elle est déjà un rudiment de pensée par ce seul fait qu’elle est déjà accompagnée d’une conscience spontanée. Selon M. Lachelier, on peut sentir sans savoir qu’on sent, et par conséquent Platon aurait raison de dire que la sensation est étrangère à toute connaissance, même aveugle et obscure. Nous ne saurions l’admettre. Une sensation, selon nous, n’existe en elle-même qu’à la condition d’exister aussi pour soi à quelque degré, et il n’y a pas plus de sensation absolument inconsciente que de souffrance inconsciente ; or, par cela même qu’un état de conscience est senti, on peut dire aussi que, dans la même mesure, il est connu comme tel. Il n’est pas besoin d’y faire descendre d’en haut la vérité comme une lumière divine ; son être et sa vérité immanente, c’est d’être perçu : esse est percipi disait Berkeley. Platon et ses disciples auront beau répondre que la sensation meurt en naissant, qu’elle n’a pas même le temps de se nommer, de se distinguer du reste : cela n’est vrai qu’à moitié ; en tout cas, jusque dans l’instantanéité il y a pourtant une réalité, et comme cette réalité se sent elle-même, il y a une vérité : un éclair est encore une lumière. Nous ne saurions donc admettre, avec M. Lachelier, que l’intellectuel, entièrement absent de la sensation, commence seulement avec la réflexion. Que fait la réflexion en définitive ? Elle se borne à accuser et à accroître cette existence pour soi qui était déjà inhérente à la conscience spontanée ; la réflexion est une répétition ou une concentration, physiologiquement liée au pouvoir qu’ont les cellules de l’écorce cérébrale de répéter et de condenser ce qui a déjà fait vibrer les autres cellules ; la réflexion ne crée rien, elle ne fait que renforcer, comme certains échos qui, au foyer des voûtes sonores, ramassent les sons épars, les amplifient, en font une voix. Ce n’est donc pas la réflexion, c’est la conscience spontanée qui a une originalité absolue, irréductible au mécanisme. — Mais, dira-t-on, en admettant que la sensation puisse exister pour soi et se saisir elle-même, du moins ne peut-elle saisir ce que Platon appelait la vérité et l’être, et c’est pour cela que Platon faisait de la vérité intelligible quelque chose de transcendant. Voici, par exemple, une souffrance simplement sentie, non localisée dans l’espace ni dans le temps : est-ce là atteindre ce qui est ? — Non sans doute, au sens étroit des mots, mais, au sens large, la souffrance est un fait de conscience qui saisit « un morceau de l’universelle réalité », à savoir lui-même. Ici, en effet, l’objet ne se distingue pas de la sensation, puisque c’est la sensation seule et non autre chose qu’il s’agit de saisir : c’est l’ombre projetée sur le mur de la « caverne » qui est ici seule en cause, et cette ombre, comme telle, est aussi réelle que les corps qui la projettent. Voir une ombre ou voir un corps, c’est toujours voir, c’est toujours sentir, c’est toujours penser. La pensée, au sens le plus large de ce mot, indique seulement l’existence d’une chose pour la conscience et dans la conscience, existence saisie telle qu’elle est, représentée d’une manière identique à sa réalité. Cette « représentation adéquate », la sensation, tant méprisée de Platon, est précisément ce qui nous en offre le type, l’idéal réalisé. Une pensée universelle des choses serait une sensation universelle, une conscience universelle, un éclair illuminant la totalité de l’abîme et, au lieu de s’évanouir, se fixant en un jour sans fin.
S’il en est ainsi, les états de conscience ne diffèrent pas, comme le croient les platoniciens et les péripatéticiens, en ce que tantôt ils seraient et tantôt ne seraient à aucun degré des pensées, des représentations, des idées ou formes ; ils différent simplement en ce qu’ils sont pensées de plus ou moins de choses, en ce qu’ils enveloppent une vérité plus ou moins large. La vérité de la sensation n’est qu’un point : voilà sa réelle infériorité.
Mais, si l’intellectualisme abstrait est un point de vue incomplet, ce n’est pas à dire que le sensualisme exclusif suffise à expliquer la connaissance. Outre qu’il ne rend compte ni de la sensation même, ni de l’émotion, il ramène la formation de la pensée à un jeu d’impressions passives et reçues toutes faites du dehors ; il méconnaît la part de la réaction dans le cerveau. Il ne voit pour ainsi dire dans le réflexe mental que le premier terme, qui est l’excitation ; il ne voit pas le dernier, qui est la réaction motrice déterminée par l’appétit de l’être vivant et par l’attention intellectuelle qui en est inséparable. Comme les intellectualistes, les sensualistes sont portés à négliger le caractère moteur des états de conscience, le point de vue de la volonté. Nous croyons que la nouvelle psychologie devra insister de plus en plus sur cet aspect des faits intérieurs, dont nous avons montré plus haut l’importance.
C’est l’oubli de cet élément qui rend inexplicable à la fois pour l’intellectualisme et le sensualisme l’acte par excellence de la pensée, l’apport propre de l’intelligence : l’affirmation. Dans tout état de conscience, dans toute sensation, à côté du sentiment passif de l’excitation, il y a toujours la conscience plus ou moins obscure de l’opération, de l’impulsion volontaire, attentive et motrice. Cette conscience est manifeste dans les mouvements des membres et du tronc ; elle l’est moins déjà dans les mouvements imperceptibles de l’œil ou de l’oreille ; elle l’est moins encore dans les mouvements subtils qui accompagnent l’aperception ; il n’en est pas moins vrai qu’il y a innervation motrice sous tout acte de l’esprit. C’est précisément parce qu’on ne discerne pas les sentiments d’impulsion et de désir dans les actes intellectuels qu’on se figure encore, avec Platon, un intellect pur, indépendant, une sorte de jugement contemplatif « prononçant sur la vérité intelligible ». Nous verrons plus loin que tout jugement, toute affirmation est un prélude à l’action et au mouvement, et que c’est même la conscience de cette action commençante qui est caractéristique de l’affirmation. « Savoir, c’est pouvoir »
, disait profondément Aristote ; ajoutons que pouvoir, c’est toujours mouvoir. Je puis agir volontairement sur les choses par mes idées des choses ; donc je les connais et je les affirme, autant du moins qu’il est nécessaire à la connaissance purement scientifique. Si, par une série de mouvements des mains, l’enfant place une montre auprès de son oreille et se donne à lui-même la sensation du tic-tac déjà éprouvée, il sourit de plaisir, et ce sourire signifie : Je sais. Toute idée, tout sentiment n’existe qu’en vue de l’action et tourne en action. Quelque étrange que la chose paraisse, nous irons jusqu’à dire, contrairement à certaines spéculations abstraites des platoniciens sur la « vérité » : — C’est la portée pratique qui fait la valeur théorique, qui distingue la réalité du rêve, même du rêve « bien lié ». La mesure de la vérité n’est pas la sensation seule, comme le disait Protagoras ; elle n’est pas non plus la pensée pure ; mais elle est la sensation jointe à faction.
Ce n’est pas tout. J’arrive à concevoir d’autres êtres sentant et voulant comme moi, d’autres séries de sensations et d’appétitions se déroulant, comme les miennes, sous un crâne. Si mes idées et mes désirs agissent non seulement sur mon propre monde, mais encore sur le monde d’autrui, j’admets alors que mon idée n’est pas seulement un songe, pas même un songe bien lié, mais qu’elle a une action réelle, qu’elle est effective et conséquemment objective. Ce qui distingue la connaissance objective et effective de l’état « affectif », c’est donc, comme l’a dit William James, sa « valeur fonctionnelle », son usage, son importance pour l’action. Une vague et passive modification, qui serait tout le contenu de ma conscience, ne me servirait à rien, n’aurait aucune fonction et aucune relation, n’aboutirait à aucun mouvement déterminé et de large conséquence. Comment reconnaissons-nous que nos idées ressemblent aux réalités, ou du moins que leurs rapports ressemblent aux rapports des réalités ? Pour cela nous n’avons qu’un moyen : agir et nous mouvoir selon notre idée, afin de voir si elle est une force capable de conséquences pratiques dans le monde réel. Les conséquences pratiques manquent au rêve, qui ne modifie pas les rapports des choses conformément aux rapports de ses fantaisies. Seule, la force de l’idée, son lien avec l’action et le mouvement permet de lui attribuer une valeur objective, de la considérer non comme un rêve, mais comme une véritable connaissance en acte.
La théorie scientifique est donc essentiellement pratique : elle est un développement du processus appétitif et sensori-moteur. Considérez les problèmes de la science dans leur origine, dans leur nature, dans leur méthode de solution, et vous verrez se maintenir du commencement à la fin ce caractère à la fois sensitif, émotionnel et appétitif, dont la science ne peut se défaire. D’abord, la connaissance scientifique suppose un effort, une attention à un problème. Or, la plupart des problèmes viennent d’impressions sensibles, soit vives, soit nouvelles ; c’est un intérêt qui nous fait penser. Il n’y a pas lieu de séparer une pensée théorique et une pensée pratique : il n’y a au fond qu’une manière de penser, qui, dans son origine, est essentiellement pratique, c’est-à-dire issue d’appétitions et tendant à des appétitions ; elle s’élève peu à peu vers des objets d’un intérêt plus général, mais sans perdre jamais, même à l’apogée de son développement, la marque de son caractère primitivement sensible et volitif. En présence d’un objet nouveau, est-il vrai que la première question soit celle-ci : Qu’est-ce que cet objet ? N’est-ce pas plutôt, comme le remarque Horwicz, l’idée de la préservation qui s’impose d’abord à l’esprit de l’animal et de l’enfant sous cette forme impérieuse : Que faire ? Sans doute le sujet déjà adulte et héritier de toute une race ne parle plus ainsi ; mais la pensée scientifique, comme tout autre mode d’activité mentale, n’en fut pas moins à l’origine inséparable du mouvement, et du mouvement musculaire ; or, qu’est-ce que le mouvement, sinon l’acte par lequel la volonté cherche instinctivement à satisfaire un besoin éveillé par une sensation ? C’est dans le rapport même qui existe entre notre volition et le mouvement subséquent, ou du moins entre notre volition et les sensations subséquentes, que réside le germe de l’idée de cause ; rien de plus naturel, par suite, que de voir le problème de la causalité se poser au commencement sous la forme rudimentaire et pratique : Que causer ? et non sous la forme dérivée : Quelle est la cause de ceci ? Examinons maintenant la méthode générale que suit la pensée pour résoudre ce problème et les autres qui s’y rattachent. Un objet extérieur (par exemple une chose qui blesse un enfant) fait impression sur le système nerveux ; une excitation se produit et rayonne dans tous les rameaux du système nerveux, jusqu’à ce qu’elle rencontre un nerf dont la mise en mouvement ait pour effet de le soulager. Ce nerf, en se mouvant, donne une certaine sensation caractéristique de soulagement, que l’enfant ne peut pas ne pas remarquer. Que la même série de faits se reproduise un grand nombre de fois, le souvenir aidant, la solution du problème deviendra de plus en plus facile et familière ; au tâtonnement fortuit succédera l’effort éclairé par la réflexion, le mouvement volontaire, principalement le tact ; et ce processus instinctif aboutira à la forme primitive de tout raisonnement : « J’ai déjà éprouvé cette même sensation (par exemple la faim), je me suis soulagé par tel mouvement (manger) ; donc c’est le même mouvement qu’il faut faire. »
Ainsi les problèmes de la pensée naissent de l’appétition, où se pose en fait, d’une manière concrète et active, la question de la causalité, et ils trouvent leur solution dans la classification des différences et ressemblances, qui subordonne toutes choses à la notion d’identité. La causalité, disent Wolf et Reimarus, fournit la matière de la pensée, l’identité en est la forme ; elles se supposent réciproquement. Mais elles ne sont pas d’abord en nous à l’état d’idées pures ; ce sont des lois concrètes qui président au développement de nos appétitions et de nos actions, parce qu’elles sont les conditions de notre existence même.
Il y a en définitive, dans tout acte de l’esprit, trois éléments dus à la conscience et inexplicables par l’influence du dehors. Ce ne sont pas des rapports intelligibles, mais au contraire quelque chose de fondamental, d’intérieur et de vivant : d’abord la sensation, qui est la manière spéciale dont la conscience est modifiée, puis l’émotion agréable ou pénible, enfin l’appétition aperceptive et motrice, qui est la manière originale dont la conscience réagit pour imprimer sa direction propre aux mouvements organiques. Tous les faits intérieurs doivent être considérés sous ce triple aspect, qu’un philosophe anglais, Lewes, par comparaison avec les trois couleurs fondamentales du spectre solaire, appelait le « spectre mental ». Quant aux diverses opérations « intellectuelles » qu’on oppose aux « sensitives », nous allons voir tout à l’heure, en les examinant plus en détail, qu’elles sont une combinaison ou un développement de la sensation, de l’émotion et de la volonté. La pensée et ses « idées » nous apparaîtront ainsi, non comme des intuitions d’un monde intelligible, à la manière de Platon, ni comme des formes sans contenu, à la manière de Kant, sortes d’ouvertures vides sur un monde inconnaissable, mais comme des forces actives de conservation et de progrès, ayant leur origine dans le désir, leur effet dernier dans le mouvement, contenant ainsi en soi des conditions de changement interne et externe qui en font de véritables facteurs. Nous éviterons donc à la fois le mysticisme des platoniciens, le formalisme des kantiens, la passivité du sensualisme, pour y substituer, avec les idées-forces, la réalité et la vie.