Paris, le 8 mai 1886.
Chronique du mois
La saison Wagnérienne a été clôturée à Paris par le concert du vendredi-saint qu’a donné M. Lamoureux. Ouverture de Tannhaeuser, fragments symphoniques du troisième acte des Maîtres, préludes de Parsifal et scène du Vendredi-saint, Faust-ouverture, prélude du troisième acte de Tristan, le premier acte de la Walküre et la Chevauchée, puis le Waldweben v, la marche de Siegfried et l’entracte de Lohengrin, — bien des morceaux différents, différents de signification, d’époque, de manière … Que l’on eût préféré une exécution intégrale d’une seule œuvre, Tristan ou Goetterdaemmerung, soit ! mais, en attendant, il était bon de chercher et de choisir dans l’œuvre de Wagner des pages aptes à être comprises isolément et aptes à donner du système une idée un peu complète. Deux des pièces exécutées par M. Lamoureux étaient moins heureuses, le Vendredi-saint, bien déparé par l’absence des paroles, et surtout le Waldweben, bizarre compilation de motifs triés dans le second acte de Siegfried, mais toutes les autres, même la marche funèbre, même le prélude de Parsifal, offrent un sens défini, et sont, chacune, le développement intégrai d’une émotion. Quant à ceux qui veulent étudieriez différentes manières de Wagner, de tels programmes leur sont des bonheurs précieux autant que rares. Pour regretter d’ailleurs l’absence d’ouvrages entiers, qui ne comprend que ces auditions fragmentaires doivent être une préparation aux auditions totales que de plus en plus chacun demande chaque jour ?
M. Lamoureux est en train de faire chez nous une œuvre artistique considérable. Jouer du Wagner, ce n’est pas seulement donner aux Wagnéristes des jouissances, aux entreteneurs d’opéra des colères ; c’est fonder dans notre pays une nouvelle école d’art. Au milieu d’une école de composition vouée irréfragablement aux mièvreries issues de M. Gounod, avec une école d’exécutants aussi parfaitement modelés que possible au caractère des ouvrages à la mode, et plus généralement, dans un monde artistique encore possède de romantisme (oublieux de la tradition du réalisme racinien, curieux uniquement des contrastes à la Hugo et à la Berlioz), c’est une œuvre sérieuse que d’introduire Parsifal, Tristan, ces retours au poème psychologique et réaliste, que de constituer des musiciens pour les interpréter, un public pour les comprendre.
M. Lamoureux a compris que la première qualité d’une interprétation est la précision : la précision, l’exacte observance d’un texte, la fidélité qui met à sa place chaque minuscule intention de l’auteur !… M. Hans de Biilow joue « exactement mais froidement » Beethoven ; M. Rubinstein interprétant Beethoven a des « trouvailles de génie » : j’aime mieux le génie de Beethoven, simplement. Ah ! l’inflexible rigueur, qui fait surgir, nue, la pensée d’une œuvre ! et le mépris des exagérations qui empoignent les galeries, des enjolivements chers aux stalles, des expressions dont se pâment les loges !… A tant d’illustres directeurs allemands qui devant la partition de Tristan ou du Ring « trouvent », je préfère celui qui se contente de vouloir — et d’avoir — ce qui est écrit. — Mais si l’on savait ce qu’est une pareille tâche, être exact ! et combien mille et mille fois il est plus facile d’avoir beaucoup de génie !
Des occasions nombreuses se présenteront bientôt de revenir à ces questions. Voici déjà d’ailleurs que sous l’influence Wagnérienne une nouvelle école de musiciens se lève en France. Deux noms sont à la tête, qui ont été les héros de la saison, MM. Vincent d’Indy et Emmanuel Chabrier.w
Très jeune encore, tout à ses débuts, très faible est cette école, — et quoi de plus naturel ? Dans la rénovation Wagnérienne il y a en effet deux degrés ; l’un, tout extérieur, est l’abandon du cadre de l’opéra, l’institution de la forme du drame lyrique ; un second, plus intime, est ce retour dont nous parlions à l’expression psychologique. Or, il faut le dire, et sans réserve comme sans hésitation : nos compositeurs sont tout au commencement. MM. d’Indy et Chabrier ; et d’autres avec eux, par les théories et les œuvres Wagnériennes ont appris à répudier la loi du poème à forme fixe ; leur esprit s’est habitué à un développement libre des émotions ; et, en même temps qu’ils s’inspiraient de la forme dramatique Wagnérienne, ils s’inspiraient (justement), de la langue Wagnérienne.
Mais, romantiques, ils le sont restés ; c’est-à-dire qu’ils ne se sont pas astreints, comme Wagner, à l’unique expression du développement sentimental, la musique n’est pas pour eux le langage de la dernière psychologie, ils sont des virtuoses encore, et ils continuent▶ à broder, autour d’une très mince émotion non approfondie, des variations, toujours. —Tristan quand Isolde conte à Brangœne ses rages, que sont ces musiques, sinon les exactes, rigoureuses, logiques et terriblement vivantes notations d’états d’âme … Mais faire de la musique qui soit une psychologie, c’est faire ce qu’ont fait (à peu près seuls) Beethoven et Wagner, c’est être de la taille de Beethoven, Wagner, Stendhal et Racine.
La Cloche est presque uniquement du décor ; mais un décor conçu et exécuté originalement. Dans Gwendoline une moitié est sacrifiée (descriptions, divertissements, aubades) ; une moitié est un visible essai à l’analyse ; essai à suivre une série de sentiments, essai à dire une émotion, essai à faire de l’humain, — chétif et pauvre essai pour qui se rappelle vingt mesures de Parsifal ou de la Missa Solemnis, — mais admirable et superbe effort parmi l’affaissement, l’ignorance des théories, l’incuriosité de toute recherche, le croupissement d’insignifiante badauderie où se complaisent, à la suite de la musique mendelsohnnienne, compositeurs et public.
Notes sur la peinture wagnériennex et le salon de 1886
Je croirai longtemps que le Wagnérisme véritable n’est pas seulement à admirer les œuvres musicales de Richard Wagner ; que ces œuvres nous doivent émouvoir surtout comme les exemples d’une théorie-artistique ; et que cette théorie — sans cesse éclairée par le Maître, en ses livres — appelle la fusion de toutes les formes de l’art, dans une intention commune. Aux admirateurs de son génie, Wagner a imposé le devoir de protéger la rénovation de l’art ; il leur a montré par quels moyens, et pour quelles fins, l’art, en toutes ses formes, devait être rénové.
Aussi les wagnéristes ne bornent pas à la musique — à la musique hélas ! morte après Wagner — leurs curiosités : ils espèrent et recherchent les progrès de l’art wagnérien dans les œuvres des littérateurs, des poêles, des peintres.
Par un malheur, ce n’est pas au Salon de Peinture qu’ils peuvent chercher l’art wagnérien ni même un art d’aucune sorte : par un malheur, certes, mais qui ne mérite point d’habituelles indignations. Sous les nécessités croissantes d’une lutte pour vivre, les peintres ont dû renoncer le souci de l’art, ils ont obéi, comme tous ont fait, à la loi commerciale de l’offre et de la demande ; et, dans ce marché annuel, où la concurrence les presse et leur besoin, ils ne peuvent offrir des créations artistiques, puisque l’art n’est point ce que demande une société démocratique. Reprocher aux exposants du Palais de l’Industrie qu’ils ne peignent point des œuvres d’art, sous le prétexte de ce qu’ils emploient des procédés (dessins, couleurs) pouvant servir à des œuvres d’art, n’est-ce point être cruel sans justice, et inintelligent de la destination que doit avoir le Salon de Peinture ? Je n’ai jamais compris, les respectant fort, les colères des critiques qui jugent, au nom de l’art, ces estimables denrées. La plus décente façon d’apprécier un Salon, le Salon présent, par exemple, elle serait à tenir nettement ce Salon pour un magasin, et les peintres exposants pour des industriels ; puis à établir, d’après les plus graves expertises, l’avantage que peuvent procurer ces diverses images à leurs acheteurs, et à quels acheteurs, et les prix moyens qui leur siéent. Et si je n’étais pas engagé, par le souvenir de Wagner, à parler ici de l’art seul, je voudrais esquisser cette critique, enfin sérieuse et sans préjugés, je tiendrais compte de la notoriété commerciale, du prix que possèdent aujourd’hui, du prix probable que posséderont demain telles signatures. Je tairais seulement — mais par un calcul un peu bas, et pour les déprécier, — quelques peintures spécialement divertissantes, désireux d’enrichir, avec une faible dépense, le petit musée où je recueille les plus drôles des drôleries contemporaines.
Je ne ferai point, cependant, cette expertise utile : car j’ai trouvé, entre ces marchandises, certaines œuvres d’artistes véritables, égarés là ; et je les dois considérer respectueusement ; et je dois évoquer, devant elles, la théorie artistique de la peinture wagnérienne : condamné, par leur présence, à omettre les produits qui les avoisinent, et l’intéressante boutique où elles sont.
I
La peinture étant une forme de l’Art, doit se rattacher à la destination totale de l’Art.
L’Art, nous dit Wagner, doit créer la vie. Pourquoi ? Parce qu’il doit poursuivre, volontairement, la fonction naturelle de toute activité intellectuelle. C’est que le monde où nous vivons, et que nous dénommons réel est une pure création de notre âme. L’esprit ne peut sortir de lui-même ; et les choses qu’il croit extérieures à lui sont, uniquement, ses idées. Voir, entendre, c’est créer en soi des apparences, donc créer la Vie. Mais l’habitude funeste des mêmes créations nous a fait perdre la conscience joyeuse de notre pouvoir créateur ; nous avons cru réels ces rêves que nous enfantions, et ce moi personnel, limité par les choses, soumis à elles, que nous avions conçu. Dès lors nous avons été les esclaves du monde, et ce monde, où nous avons engagé nos intérêts, il nous a été sans plaisir. Et la Vie que nous avions créée, créée afin de nous donner la joie créatrice, a perdu son caractère premier. Il faut donc la recréer : il faut, au-dessus de ce monde des apparences habituelles profanées, bâtir le monde saint d’une meilleure vie : meilleur par ce que nous le pouvons créer volontairement, et savoir que nous le créons. C’est la tâche même de l’art.
Mais où l’artiste prendra-t-il les éléments de cette vie supérieure ? Il ne les peut prendre nulle part, sinon dans notre vie inférieure, dans ce que nous appelons la Réalité. C’est que l’artiste, et ceux à qui il veut communiquer cette vie qu’il crée, ne pourront par suite de leur habitude mentale, ériger vivante une œuvre en leurs âmes, si elle ne s’offre pas à eux dans les conditions même où ils ont toujours perçu la vie. Ainsi s’explique la nécessité du Réalisme dans l’art : mais non point d’un réalisme transcrivant, sans autre but, les apparences que nous croyons réelles : d’un réalisme artistique, arrachant ces apparences à la fausse réalité intéressée où nous les percevons, pour les transporter dans la réalité meilleure d’une vie désintéressée. Nous voyons autour de nous des arbres, des maisons, des hommes, et nous les supposons vivants : ils ne sont, ainsi perçus, que des ombres vaines, tapissant le décor mobile de notre vision : ils vivront seulement lorsque l’artiste, dans l’âme privilégiée duquel elles ont une réalité plus intense, leur imposera cette vie supérieure, les recréera devant nous.
L’Art doit donc recréer, dans une pleine conscience, et par le moyen de signes, la vie totale de l’Univers, c’est-à-dire de l’Ame, où se joue le drame varié que nous appelons l’Univers. Mais la vie de notre âme est composée d’éléments complexes ; et les différences de leur complexité produisent des modes spéciaux de la vie, qui peuvent, par la limitation arbitraire d’un classement, être ramenés aux trois modes distincts et successifs de la Sensation, de la Notion, et de l’Émotion. Tous trois sont en réalité formés d’un élément simple et commun : la Sensation. A l’origine, notre âme éprouve des sensations, phénomènes de plaisir ou de peine : et c’est les diverses couleurs, résistances, odeurs, ou sonorités, toutes choses que nous croyons des qualités externes, et qui sont, uniquement, des états intérieurs de l’esprit. Puis nos sensations s’agrègent, et, par leur répétition, se limitent : des groupes s’organisent, abstraits de l’ensemble initial : des mots les fixent. Les sensations deviennent alors des Notions : l’âme pense, après avoir senti. Enfin sous les notions, se produit encore un mode plus affiné : les sensations s’emmêlent en des souffles très denses ; et c’est dans l’âme comme l’impression d’un immense flot dont les vagues s’éperdent, indistinguées. Les sensations et les notions s’amincissent, se multiplient, au point qu’elles deviennent imprécises, dans la coulée totale. C’est les émotions, la passionnante angoisse et la fervi de joie, états suprêmes, et rares de l’esprit ; elles sont encore un tourbillon confus de couleurs, de sonorités et de pensées : et puis un éblouissement devant ce vertige.
Dans les trois modes de la Sensation, de la Notion et de l’Émotion, est toute la vie de notre âme. Aussi l’Art, récréation volontaire et désintéressée de la vie, a-t-il — il le devait — tenté une reconstitution esthétique de ces trois modes vitaux.
La sensation est le mode initial : les premiers arts eurent donc pour objet la sensation. Mais les sensations sont diverses, il y a les odeurs, et les sons, et les saveurs, et les résistances. Fallait-il à chacun de ces groupes un art spécial ? Un seul, l’art plastique, a suffi pour tous. Car, longtemps avant la naissance de l’art, les diverses sensations s’étaient associées : nos sens avaient acquis la propriété de s’appeler les uns les autres, et l’un d’eux surtout, la vue, avait obtenu, merveilleusement, cette fonction suggestive. Sous une habitude, nos sensations visuelles sont devenues capables d’évoquer en nous, par leur seule présence, toute la grappe des autres sensations : il a suffi, désormais, à l’homme de voir des couleurs pour percevoir, sans autre secours, le relief, et la résistance, et aussi la température et l’odeur et le son des objets. Les premiers artistes n’ont donc pas eu besoin de recréer, au moyen d’artifices spéciaux, les diverses sensations ; assez leur a été, pour cette fin, de faire naître les sensations visuelles. L’art des sensations a, dès le début, été l’art plastique de la Vue.
Je ne puis même, ici, ébaucher l’histoire de cet art plastique, montrer comment, toujours, il fut réaliste, et quelles diverses formes il a prises, sous l’influence de diverses façons de voir. Il fut, d’abord, la première sculpture polychrome des Égyptiens9, puis la sculpture monochrome, ou plutôt achrome, des Grecs, non moins soucieuse, en ses rares chefs-d’œuvre, de la sincérité et de la vie. Et naquit la sculpture du moyen-âge. Cette statuaire incomparable des bâtisses romanes, traduisant avec une loyale exactitude, la vision d’âmes naïves et pieuses. Ensuite, malgré les charmants essais des Robbia, et cette Renaissance où furent, un moment, restaurées les dispositions intellectuelles des anciens, ce fut la fin de la sculpture. Pourquoi ? Parce que la vue devenait, déplus en plus, le sens spécial de l’art plastique, et son instrument, les lumières ; mais surtout parce que l’art, à mesure que les esprits s’affinent, exige sans cesse davantage des procédés différents de ceux qu’emploie la réalité, pour nous suggérer la même vie. Une statue polychrome, ainsi, ressemble trop, par sa matière, aux modèles qu’elle recrée : dès lors nous ne pouvons la recréer vivante : nous songeons involontairement que, si ressemblante de matière à un homme réel, cette statue a sur lui une infériorité ; le défaut de ne se point mouvoir. Un drame lu paraîtra, aux âmes délicates, plus vivant que le même drame joué, sur un théâtre, par des acteurs vivants. Nous avons le besoin, toujours plus vif, pour conserver les sentiments de l’art, que les impressions de la vie nous soient données, dans la vie artistique, par d’autres moyens que dans la vie réelle.
A ce besoin répond la Peinture. Les moyens qu’elle emploie pour nous suggérer artistiquement les sensations, diffèrent entièrement des moyens employés par la réalité. Car les couleurs et les lignes, dans un tableau, ne sont pas la reproduction des couleurs et des lignes, tout autres, qui sont dans la réalité. Elles ne sont que des signes conventionnels, devenus adéquats à ce qu’ils signifient par le résultat d’une association entre les images ; mais aussi différents, en somme, des couleurs et des lignes réelles, qu’un mot diffère d’une notion ou un son musical de l’émotion qu’il nous suggère.
Et la Peinture, depuis que, au moyen-âge, glorieusement elle apparut, demeura, comme jadis la Sculpture, un art pleinement réaliste.10 Les admirables maîtres primitifs n’eurent de soin qu’à recréer les sensations qu’ils éprouvaient. Leur ignorance des anatomies réelles était constante, extrême leur souci de l’expression : ils ont peint le corps humain et la nature tels que, dans la disposition précieuse de leurs âmes, ils les voyaient. Puis ce fut avec Raphaël et les Vénitiens un ressaut du réalisme ; le corps humain, naguère ignoré, avait apparu, et ces peintres témoignèrent la vision éblouie qu’ils en avaient reçue. Des réalistes merveilleux, ce furent les peintres flamands, jusque cet extraordinaire dominateur de la vie. Mais, le Prince très vénérable des peintures. Et Vélasquez fut un réaliste scrupuleux, ayant seulement, sous d’autres motifs, d’autres visions. Plus tard David recréa la vivante face humaine ; et vinrent ces réalistes. Rousseau, Chintreuil, Dehodeucq. Après eux la vision de la réalité s’affina. Des maîtres admirables, aux yeux doués d’une rare sensibilité, habituèrent les artistes à voir les choses dans l’air qui les baignait. Dès lors, le vocabulaire de la peinture fut modifié : des signes nouveaux créèrent les sensations nouvelles.
Cependant l’art des notions s’était constitué, la Littérature, et ce fut enfin l’art des émotions, la Musique. Wagner, après Beethoven, l’exerça, dans la maîtrise de son fort génie. Mais il comprit que désormais la musique aussi bien que les autres arts, n’avait plus, à leur tour, la possibilité d’exister isolément ; et il réunit, pour la production d’une vie totale, les trois formes séparées de l’Art.
II
La peinture, la littérature, la musique, suggèrent seulement un mode de la vie. Or la vie est l’union intime de ses trois modes. Aux peintres bientôt, comme aux littérateurs, leur art dut paraître insuffisant pour créer toute la vie qu’ils concevaient. Aussi voulurent-ils, dès longtemps, élargir les attributions de leur art, l’employer à reconstituer des formes différentes de la vie. Les littérateurs, par exemple, aperçurent que les mots, en outre de leur signification notionnelle précise, avaient revêtu, pour l’oreille, des sonorités spéciales, et que les syllabes étaient devenues des notes musicales, et aussi les rythmes de la phrase. Alors ils tentèrent un art nouveau, la poésie. Ils usèrent les mots non plus pour leur valeur notionnelle, mais comme des syllabes sonores, évoquant dans l’âme l’émotion, par le moyen d’alliances harmoniques.
Le même besoin de traduire, par les procédés de leur art, la vie de l’émotion, ce besoin a, très tôt, pris les peintres. Et une nouvelle peinture fut essayée, rendue possible par de naturelles circonstances. C’est que les couleurs et les lignes, sous l’influence de l’habitude, ont également revêtu pour les âmes une valeur émotionnelle, indépendante des objets même qu’elles représentaient. Nous avons toujours vu telle expression de la face, telle couleur ou tels contours accompagner tels objets qui nous inspiraient, par d’autres motifs, telle ou telle émotion : voici ces couleurs, et ces contours, et ces expressions, liés dans notre âme à ces émotions ; et les voici devenus, non plus seulement les signes de sensations visuelles, mais les signes, aussi, de nos émotions ; les voici devenues, par le hasard de cette liaison, et comme les syllabes de la poésie, comme les notes de la musique, des signes émotionnels. Alors certains peintres ont pu abandonner la destination première de la peinture, qui était à nous suggérer les sensations précises des visions. Ils ont employé les couleurs et les lignes dans un pur agencement symphonique, insoucieux d’un sujet visuel à peindre directement. Aujourd’hui ces couleurs et ces lignes, procédés de la peinture, peuvent servir à deux peintures très diverses, l’une sensationnelle et descriptive, recréant la vision exacte des objets ; l’autre émotionnelle et musicale, négligeant le soin des objets que ces couleurs et lignes représentent, les prenant, seulement, comme les signes d’émotions, les mariant de façon à produire en nous, par leur libre jeu, une impression totale comparable à celle d’une symphonie.
Mais à quoi bon cette musique nouvelle, et la musique des sons ne suffisait-elle pas à traduire toute l’émotion ? En aucune façon. Les poètes, les peintres symphonistes, créent bien des émotions comme les musiciens ; mais ils créent des émotions tout autres, dont la différence ne peut se définir, l’émotion, par sa nature même, étant indéfinissable en des paroles. Qu’on se rappelle, par exemple, un tableau du symphoniste Rembrandt, ou des maîtres que nous appelons les Coloristes. Assurément l’objet qu’ils peignent nous indiffère pleinement : ils ne nous montrent rien, ou ce qu’ils nous montrent est faux, impuissant à nous suggérer une Vie réelle de vision. Mais leurs tableaux nous émeuvent par l’agencement des lumières et des lignes baignées dans ces lumières. Chacun des éléments a, ici, la valeur d’un accord harmonique : ces peintres, pour ne pas représenter une vision réelle, sont puissamment réalistes en ce qu’ils recréent une émotion totale, réelle et vivante. Mais ne sent-on pas combien cette émotion est spéciale, peu ressemblante à l’émotion suggérée par une œuvre de musique ?
Aussi la peinture émotionnelle, à côté de la peinture descriptive, a-t-elle un droit légitime à exister, et la valeur d’un art également précieux. Elle est seulement plus récente, étant un art d’émotions affinées ; et elle a produit des œuvres d’une beauté moins parfaite. Son maître premier (après, peut-être, Mantegna, puis le Pérugin, si différents des réalistes de leur temps) ce fut l’extraordinaire poète Léonard de Vinci. Il nous donna les émotions d’une lascive terreur, par le mystère d’expressions perverses et surnaturelles. Plus tard, un non moindre génie, Pierre Paul Rubens édifia les plus intenses symphonies de la couleur. Il fut angoissant et léger, connut le charme des fines mélancolies et l’emportement hautain des ivresses triomphales11. A lui nous avons dû l’absolu chef-d’œuvre de la peinture émotionnelle, cette biographie prétendue de Marie de Médias ; un merveilleux mépris du sujet à décrire ; et la paradisiaque luxure des éblouissements, le halètement irréfléchi et languide de notre âme, comme sous les allégros finals de Beethoven, ou cette glorieuse Marche de Fête, qu’a dressée, par-dessus les musiques, à jamais, notre glorieux maître Richard Wagner. Avec Rembrandt, l’emmêlement apaisé des lumières, créant une émotion plus calme. Puis Watteau fut le traducteur des tristesses élégantes : il dédia l’adorable tiédeur de ses dessins à des Andantes légers et doux, qui rappelleraient un idéal Mozart. Delacroix fut le lyriste des violentes passions, un peu vulgaires dans leur romantisme.
Tous ces maîtres ont prouvé que la peinture pouvait, avec un égal bonheur, être descriptive de sensations réelles, ou suggestives de réelles émotions. Ils ont compris, seulement, que ces deux tendances exigeaient deux arts différents, et qu’ils devaient choisir, sans compromission, l’un ou l’autre de ces deux arts. Aujourd’hui la nécessité d’un choix s’impose encore plus vivement. Et cependant nos peintres, dans leur ignorant dédain des théories, s’acharnent à confondre les deux peintures. Us veulent être, ensemble, émouvants et descriptifs, représenter les choses qu’ils voient, et, en même temps, les embellir, c’est-à-dire joindre à cette représentation une poésie. Ils font ainsi des œuvres où manque la vie, déformant leur vision pour la poétiser. Ils confondent, dans une imitation imbécile et funeste, les procédés sensationnels de Manet et les procédés émotionnels de M. Puvis de Chavannes.
III
Des fabricants de tableaux commerciaux, et, parmi eux, quelques artistes, niais égarés dans une compromission funeste : je pourrais résumer en ces deux termes le Salon de Peinture de 1886. Je n’y ai point trouvé une seule œuvre entièrement belle, capable d’être un exemple parfait à cette théorie de la peinture wagnérienne. Je noterai cependant plusieurs efforts intéressons, et où paraissent mieux perçues, encore peu nettement, les destinations véritables de la peinture.
Entre les peintures sensationnelles, ayant pour objet la représentation complète et exclusive des visions, je crois bien que la plus précieuse est, cette année, comme déjà en 1885, un tableau de M. Bartholomé. il nous avait montré des jeunes filles courant et jouant dans la cour ensoleillée d’une école. Il nous rend, aujourd’hui, le même sujet, mais agrandi, un peu modifié, toujours charmant. Assises les voici, en leurs blouses bleuâtres, les petites : au milieu du cercle qu’elles ont formé, une d’elles est debout, prête à des mouvements rapides. C’est quelque jeu enfantin, car tous les visages disent une joie franche et douce de jouerie, devant l’inquiète attitude de la fille qui est debout. Cependant un soleil alangui, et tamisé par des frondaisons, éclaire mollement leurs formes ; il donne à leurs chevelures des reflets fugaces, à l’une, surtout, dont les cheveux rouges scintillent. Et, au loin, dans le plein soleil, d’autres filles courent, traînant les pieds. Ce spectacle d’enfants parisiens nous donne une louable impression de réalité vivante. M. Bartholomé, évidemment, n’a point, devant les objets, les très intenses sensations colorées de M. Monet, ni la vision, toujours aimablement sentimentale de M. Cazin. Il éprouve des sensations fort simples, volontiers atténuées ; telles, sans un effort à trahir sa réalité, il nous les présente : exemplaire par cette artistique franchise.
Je ne sais pas si M. Bartholomé est Français ; mais voici deux peintres qui, à coup sûr, ne le sont point et ainsi je m’explique, par leur ignorance de Paris, qu’ils aient eu l’idée d’exposer, dans ce bazar, leurs œuvres honnêtement créées.
C’est d’abord M. Kroyer qui a peint une fonderie, dans le flamboiement torride de la coulée. Les ouvriers tâchent, autour du jet, tandis que s’irradient, au lointain du vaste hall, les rouges reliefs. Une opposition trop sommaire des couleurs, peut-être, dans le groupe central : l’œuvre suggère, pourtant, une vie réelle et neuve. La scène a été vue par un artiste qui l’a voulu recréer franchement : elle nous console des nombreuses illustrations techniques : intérieurs d’usines, équipes d’ouvriers, etc., que nous étalent là, sous le prétexte de naturalisme, MM. Gueldry, Soyer, Carrier-Belleuse.
Un autre étranger, M. William Stott, a figuré une jeune fille qui joue d’un violon ; c’est moins achevé encore que le tableau de M. Kroyer, mais j’ai vu l’effort d’une sincérité précieuse et originale, dans la sobre peinture de la robe et l’attitude simple et vraie du corps.
Les charmants plis de robes, bleue et rose, dans une chambre aux rideaux tirés, et le jeu sur elles d’une lumière légèrement bleutée, et les malicieuses expressions d’une enfantine face, M. Blanche nous fait voir ces aimables visions, en deux tableaux. A l’étude des peintures impressionnistes, assurément, M. Blanche a dû l’éducation préalable de ses yeux, cette préoccupation des teintes exactement graduées, et cette exclusion des bitumes, et maints artifices techniques. Mais il a gardé un caractère spécial, le mérite manifeste de la sincérité. Il n’a point recherché là d’autres complications chromatiques que celles même de ses visions ; sous l’habileté de ses procédés, son impression demeure tout loyale. Assise ou debout, la jeune fille qu’il a vue séduit par l’aspect d’une délicate et artistique vie.
Je n’ai point découvert, au Palais de l’Industrie, d’autres modèles intéressants de la peinture sensationnelle. Les très belles épaules d’une dame que nous montre M. Roll n’excusent point le vilain paysage qu’il leur adjoignit. J’ai regretté les vains tâtonnements où s’attarde ce peintre, autrefois hardi et sincère. J’ai déploré, encore, les heures jadis perdues à espérer un artiste chez M. Rafaëlli. Il avait apporté une vision originale : la vie manquait, et l’air, à ses sites de banlieue ; mais la description avait un charme de franchise personnelle. Depuis lors, il n’a pas acquis le sentiment de la lumière et de la vie ; et il a exagéré ses procédés, déformé ses visions, pour l’effet à produire. Les œuvres de cet ancien réaliste sont aujourd’hui « composées », tout autant que les paysages des chromolitographes aimés.
IV
La peinture émotionnelle, symphonique, doit reconnaître aujourd’hui pour maître M. Puvis de Chavannes. Récemment, ce peintre nous a montré, dans le portrait au pastel d’une femme, qu’elle prodigieuse science il possédait du dessin descriptif. Mais il a préféré dédier ses grandes toiles à la création harmonieuse d’intimes et vivantes émotions. Il a justement dédaigné, pour cette fin, la reproduction exacte des formes réelles et de leurs tons. Il a dressé des poèmes passionnels incomparables, par le jeu symphoniques des tons et des formes. Dans son inoubliable tableau, le pauvre pêcheur, par une raideur voulue des contours, et leur gracilité, et par une disposition apâlie des couleurs, se chantait la pitoyable souffrance des âmes. Les grands panneaux décoratifs de M. Puvis de Chavannes, à dire vrai, m’ont toujours moins ému : un souci, peut-être, trop visible du sujet à décrire, une expression un peu riche, uniforme ; ou bien comme dans ce très beau tableau de l’inspiration chrétienne, un arrangement fautif ; car le majestueux paysage mystique, et les colonnes du cloître, si austères, sont une admirable décoration toute d’ensemble ; et j’y regrette ces personnages dont les expressions saisissent, perçues en détail, mais qui, à distance, raient de lignes trop frustes l’impression totale. Quelle précieuse et prévoyante peinture, en revanche, cette vision antique, une fantaisie de couleurs qui se vont élargissant, et des contours vaguement humains achevant, en des poses languides, l’émotion calme et parfumée du tableau ! C’est assurément l’art affiné d’un poète, et, comme on l’a dit, « le charme hautain d’une pure musique apaisée »12.
Avec un tempérament tout autre et par des moyens différents, M. Besnard poursuit la même fin artistique, la création désintéressée, par les peintures, de l’émotion passionnelle. Nul n’est respectable autant que cet artiste, pour la constante sincérité des ambitions et des progrès. Il essaya, quelque temps, la reproduction impressionniste de ses visions ; puis — et c’est une surprenante conscience théorique, — il comprit qu’une autre peinture lui était destinée. Alors il nous montra des études de couleurs, une série d’improvisations harmoniques. Déjà il négligeait, dans le besoin d’une émotion à créer, les couleurs et les lignes réelles des objets. Puis il osa peindre de jolis poèmes sans nul sujet décrit, des jeux de nuances, délicates et larges. Aujourd’hui sous le prétexte d’un portrait, il présente une symphonie de couleurs bleues et blanches.
L’idée qu’il a voulu suivre, apparaît nettement, dès l’abord. Il a rêvé une émotion voluptueuse, spécialement féminine, et traduite par les variations contrapuntiques de ceux thèmes lascifs. C’est, à gauche, une atmosphère d’un bleu violacé ; à droite, les notes très vives d’un jaune clair. Et, au milieu, c’est le corps d’une femme, où les deux thèmes s’allient en des accords élégamment variés ; le visage d’une pâleur jaune, allongé, accentue le caractère féminin de l’émotion ; au-dessous, une éblouissante robe, et la symphonie des deux couleurs s’y épand, dans un jaillissement prestigieux de nuances.
Telle fut, je pense, l’intention du peintre : nulle n’est plus belle, plus conforme à la théorie de la peinture émotionnelle. Mais l’effort était trop superbe, encore, et M. Besnard n’est point parvenu à nous donner complète l’émotion qu’il a tentée. Telle liaison des couleurs ici, ailleurs telle opposition, n’est point assez fine. Mais je crois bien — déjà, aux Pastellistes, M. Besnard a fait voir des œuvres plus achevées — que ce peintre deviendra bientôt, à côté de M. Puvis de Chavannes, le poète exemplaire de la peinture moderne.
Je constatais, au Salon de 1886, l’absence de chef-d’œuvre, en aucun genre. Voici cependant un entier chef-d’œuvre : Boules de Neige, quatre petits dessins de M. Willette. Point de musiques plus légères, plus spirituelles et plus vivantes, que ces fantaisies d’un délicieux artiste. Leurs sujets ? Quelques filles un peu folles, volontiers dévêtues, et des croques-morts falots ; et les blanches ondulations d’une neige, et des figures enfantines, qui vaguement se jouent, en des attitudes malignes. Mais nulle part, vraiment, le sujet n’importe aussi peu. Rêveries d’une mélancolie nonchalante et harmonieuse, ces images ont un charme indécis et subtil, étrangement parisien. Elles rappellent les fantaisies pareilles de Watteau ; mais elles nous suggèrent les émotions plus aimées de notre sang moderne ; et, dans un mystérieux enchantement de grâce, d’ironie, et de quelque angoisse rieuse.
J’admire, en M. Willette, le créateur incomparable de ces exquises légèretés. Ses œuvres ne sont point graves, peut-être, ni doctorales ; mais je leur dois une émotion vivante, et la très sainte joie de l’Art.
M. Whistler est, expressément, un symphoniste dans la peinture. Mais cette symphonie de couleurs sombres, qu’il expose au Salon, me paraît une étude, un exercice, plutôt qu’une œuvre artistique. L’effet extérieur rappelle trop le magnifique portrait sombre, le portrait d’une dame anglaise, que le peintre nous montrait, en 1885. Mais surtout ce portrait d’un violoniste diffère du portrait précédent, en ce que M. Whistler a remplacé, sans raison, par les formes ingracieuses d’un personnage en habit noir, ce qui, l’année dernière, rendait si intense l’émotion de son tableau, ces vagues contours féminins, et cette ressemblance d’un mince visage lascif, imprégnant à peine d’une mystérieuse tache claire l’harmonie sombre des couleurs, Aujourd’hui ce n’est plus une symphonie, mais un portrait : et nous nous affligeons, alors, de ce que la réalité visuelle n’ait pas été reproduite.
Faut-il louer M. Fantin-Latour d’avoir adjoint la couleur aux éléments symphoniques qui rendaient si émouvants ses dessins wagnériens ? Nous avions accoutumé, du moins, voir ces œuvres se passant des couleurs : et leur adjonction ne fait guère plus vive notre délicieuse impression première. Mais il y a, dans ce Salon, quelques nouvelles lithographies du maître, dont l’une, un chef-d’œuvre : Parsifal et les Filles-Fleurs. Dans l’épanouissement chaud d’une mystique lueur, c’est un adolescent, qu’entoure un groupe joyeux de jeunes filles.
Et j’ai cherché vainement, dans les étouffantes salles, quelque autre peinture qui pût être citée. J’ai vu le Nabuchodonosor de M. Rochegrosse, qui est un compromis, peu plaisant, entre toutes sortes de tendances et d’imitations. Et j’ai vu à droite, à gauche, sur les cimaises, dans les combles, à l’exposition de sculpture aussi13, les spécimens inartistiques de l’industrie moderne.
Un petit nombre d’œuvres intéressantes, donc intéressantes surtout par la noblesse artistique qu’elles témoignent. Malgré elles, cette exposition donnerait une opinion désolante de l’état actuel et futur de la peinture française. Nous savons heureusement, que les maîtres de cet art poursuivent, au loin du Salon, leurs hautes créations. Achevant l’œuvre des sincères artistes Manet et Cézanne, M. Monet, avec une merveilleuse sincérité et le prestige d’une délicatesse visuelle incomparable, analyse le jeu mobile des nuances lumineuses. M. Cazin reproduit, avec une sincérité pareille, de tout autres visions : c’est la franche et simple perception d’une âme noblement sentimentale. Et le maître parfait de la peinture moderne, M. Degas, nous avons vu par lui saisis, comme jadis par Hals, les artistiques secrets du mouvement et de la vie. Cependant la peinture émotionnelle complique et modifie ses précédés symphoniques, sous un afflux d’émotions plus complexes. M. Gustave Moreau, qui, naguère avait promis à l’art quelque moderne Vinci, se plaît à l’ordonnance harmonieuse de coloris charmants. M. Odilon Redon, en des paysages sinistres, tente une création nouvelle de l’épouvante désolée. Et je sais des images cruelles de M. Félicien Rops qui disent, amèrement, les vicieuses passions d’une époque perverse.
C’est — tandis que s’étale aux Salons la banalité des formules prochaines, — c’est, par ces maîtres, une splendide floraison d’œuvres ; comme si (devant l’imminente fin des inégalités saintes) les rares âmes différentes de ce temps avaient affiné encore leurs différences, pour tenter les suprêmes luttes. Lorsque s’approche et monte, inimplorée, la séculaire ondée d’un déluge, les hommes de haute taille pour n’être pas emportés se redressent, et se réfugient aux sommets lointains. Mais bientôt l’envahissante marée de la démocratie atteindra leurs refuges : et les fils de ces artistes, dans l’égalité des besoins, renonceront les vains soucis d’un art désormais sans clients. Les jours arrivent où dominera seul, enfin, l’art du Suffrage Universel.
Teodor de Wyzewa.
Le wagnérisme à l’étranger
Lettre d’Angleterre
L’histoire du Wagnérisme en Angleterre est celle d’un combat dont, jusqu’à présent, n’est résulté qu’une demi-victoire. Je puis dire sans crainte que malgré les efforts de beaucoup d’apôtres dévoués et de grand talent, l’idée Wagnérienne n’est toujours qu’à demi comprise par le public anglais et même par les musiciens anglais.
Pour bien comprendre la position anormale que le Wagnérisme (j’emploie ce nom faute de mieux) occupe chez nous, il faut connaître un peu l’état général de la musique en Angleterre. Chez nous donc la musique a toujours été et, en dépit de tout ce qu’on peut dire, est toujours un article de luxe ; elle n’entre nullement dans la vie ordinaire de notre peuple, et il y a des milliers d’excellents citoyens qui passent à travers l’existence sans jamais entendre une seule note de musique. Les uns trouvent leur distraction dans la politique, les autres dans le sport, un nombre bien plus petit dans le drame, la littérature et les beaux-arts ; mais l’Anglais type est tellement absorbé dans ses affaires qu’il ne s’intéresse guère à ce qui se passe hors de son bureau. Il a peu d’imagination et moins de sentiment et il a honte de montrer combien peu de ces qualités il possède ; il n’a donc aucun souffle de cet enthousiasme sans lequel les poètes et les compositeurs ne sauraient vivre. Son rare enthousiasme ne peut être excité que par une violente harangue politique, ou bien par un chœur de Haendel chanté par cinq mille voix avec accompagnement du plus grand orgue de l’Europe, d’un orchestre de mille hommes et de plusieurs fanfares. Et alors ce n’est pas la musique qui le fait tressaillir mais le frisson physique toujours produit par le cri ou le chant d’une immense foule. Quand il arrive qu’un Anglais est vraiment musicien, il demanda à ses compositeurs de rester dans un chaste et tranquille milieu : ils ne doivent pas passer les limites des convenances en lui offrant des mets nouveaux auxquels son palais n’est pas déjà accoutumé. Science, contrepoint, facture à la façon des maîtres classiques, voilà les qualités qu’il estime le plus hautement, et celui-là sera jugé le plus grand qui saura le mieux écrire une fugue. Ou bien son goût musical tombe à une profondeur qui n’est connue, je l’espère bien, dans aucun pays autant que dans le nôtre.
Une autre circonstance que vos lecteurs ne doivent pas oublier, c’est que l’Angleterre, qui jusqu’à Cromwell avait eu une magnifique école nationale de musique, n’en a possédé aucune trace depuis la restauration de Charles II. Nous parlons de l’école Française, Allemande ou Italienne, mais l’école Anglaise, comme celles des Pays-Bas, a depuis longtemps cessé d’exister. Depuis l’arrivée de Haendel, ce malheureux pays a été en tout ce qui concerne la musique, sous la domination de l’étranger ; nos compositeurs ont oublié qu’un style national puisse être restitué et ils employent tout leur talent à imiter, plus ou moins directement, celui-ci Gounod, celui-là Wagner, cet autre Brahms, tel autre Mendelssohn, chacun en prenant bien soin d’assaisonner tous leurs efforts d’une forte sauce Handelienne. Enfin il faut se souvenir que nous n’avons jamais possédé un Opéra National. Les mots Drame Lyrique n’ont aucune signification pour nous. Le grand public anglais ne connaît l’Opéra que sous la forme introduite par Offenbach, traduite en anglais et rendue bien plus décente et bien moins amusante par Sullivan. On peut dire que jusqu’au jour ou Cari Rosa commença son entreprise, l’Opéra était absolument inconnu hors de Londres. Nos théâtres de province sont pour la plupart petits et incommodes, et même ceux des plus grandes villes comme Manchester et Liverpool n’ont jamais une troupe opératique à eux ; il s’ensuit que toute l’Angleterre dépend pour son drame musical de Londres, et puisque Cari Rosa est le seul imprésario qui ose jouer l’Opéra à Londres, toute l’Angleterre dépend de Cari Rosa.y
Quel fut donc l’effet de l’apparition de Wagner dans un tel horizon musical ? — Pendant nombre d’années nous avons tout ignoré. Nos musiciens du bon vieux temps n’étaient pas très instruits ; quelque science musicale qu’ils possédassent, ils ne possédaient nulle autre connaissance, et ils étaient surtout ignorants de tout ce qui concernait « l’étranger. » Aussi étions-nous si occupés de notre Balfez et de notre Mendelssohn, que la production de Tannhaüser à Dresde n’eut aucun écho sur nos bords. Plus tard arriva un sourd murmure qu’il y avait quelque part un nommé Wagner, un fou qui bouleversait la mélodie et violentait toutes les règles de l’art ; qu’il avait écrit une brochure scandaleuse contre Mendelssohn et Meyerbeer, les deux dieux de la musique : c’était très amusant et nous nous tordions. Nous avions en effet fait enfin connaissance avec ce diable d’homme. N’était-il pas venu diriger notre société philharmonique ? Une espèce de Berlioz allemand, seulement un peu plus fou peut-être (car ils étaient tous les deux fous, n’est-ce pas ?). Notre presse — musicale ou non — se hâta d’écrire des articles très fins sur Wagner : un homme qui disait savoir plus en musique que nos meilleurs professeurs ; un homme qui avait annoncé son intention de détruire l’opéra et de le reconstruire à neuf d’après un système nouveau. Qu’est-ce que vous voulez qu’on fasse avec un homme comme ça ?
Mais, peu à peu, un changement arriva. Deux ou trois hommes qui savaient ce que Wagner était vraiment, apparurent parmi nous et commencèrent, d’une manière bien modeste encore, à nous enseigner. Il me semble que la place d’honneur doit être assignée à M. Edouard Dannreutheraa qui commença la propagande avec énergie et surtout avec discrétion. Il prépara le terrain par des articles dans le Monthly Musical Record, par des traductions de plusieurs œuvres théoriques de Wagner, et il fit le premier grand pas en avant dans l’établissement d’une Société Wagnérienne (ne pas confondre cette société avec la Société Wagnérienne actuelle) qui avait pour but des représentations orchestrales des œuvres de Wagner. Ses programmes étaient tout d’essai, et leur objet semblait être de prouver premièrement que Wagner était au moins aussi mélodique qu’aucun autre compositeur. Ainsi nous y trouvons les ouvertures de Rienzi, de Tannhaeuser, de Lonengrin, le splendide entracte de Lohengrin, le chœur des Fileuses du Hollandais et tous ces autres fragments qui depuis sont devenus populaires même parmi les anti-Wagnéristes. La Société de Dannreuther vécut deux ans ; elle accomplit son but, et nos nourrices cessèrent d’employer le nom de Wagner pour nous effrayer quand nous étions méchants. Tannaeuser et Lohengrin furent produits en italien sur nos deux scènes d’opéra avec un grand succès. Plus tard arrivèrent les journées de Bayreuth, et notre attention fut dirigée de nouveau vers le Maître. Rien n’en impose en Angleterre comme le succès ; la victoire que Wagner avait gagnée malgré toutes les difficultés et les décourage monts, nous fit réfléchir qu’il devait bien y avoir quelque chose de grand dans cet homme, Ensuite vint la troisième visite de Wagner à Londres et le mémorable Festival de l’Albert Hall. Nous n’étions pas prêts. Nous ne faisions que commencer à comprendre les idées Wagnériennes ; placés face à face avec la pratique, nous perdîmes le chemin, je me souviens parfaitement de l’espèce d’ahurissement avec lequel le vaste auditoire écouta, par exemple, les cent cinquante mesures de l’accord de mi bémol qui forment l’introduction du Rheingold.
Au point de vue Wagnérien ces festivals étaient la plus grande erreur possible. Une bonne chose pourtant nous en resta, Richter ; et dès lors Richter a plus fait pour la cause Wagnérienne que tous les auteurs qui ont écrit sur le sujet, Richter fut le premier qui nous apprît que la question importante, à part même tout Wagnérisme. était le Style, et que, si nous désirions comprendre nos bien aimés Mendelssohn et Weber que nous croyions connaître par cœur, nous avions intérêt à nous tourner vers Wagner. L’importance de la révolution dans l’exécution orchestrale qui date de l’arrivée de Hans Richter, ne peut être exagérée. Il y a naturellement une faction chauviniste qui cherche à chasser Richter et à organiser une espèce de Germanophobie. Voilà la reconnaissance ordinaire des nations. Après avoir appris tout ce que nous pouvions de Richter, nous essayons de le mettre à la porte : heureusement Richter ne se laisse pas si facilement mouvoir. Les plus grands succès de Richter furent atteints en 1882, quand une société allemande sous sa direction joua tous les drames de Wagner à Drury-Lane. Au même temps une autre troupe, sous Angelo Neumann, dirigée par Seidl, donna l’Anneau du Nibelung au théâtre de la Reine. Cette dernière représentation fut une étrange et inattendue manifestation de l’énorme puissance de Wagner. L’orchestre était tout ce qu’il y a de mauvais ; la mise en scène aurait perdu un théâtre de province de troisième rang ; les représentations étaient données en allemand : et cependant, l’auditoire tout considérable qu’il fût, était saisi. J’étais présent au premier cycle, et je pus constater l’effet extraordinaire produit par cette œuvre, surtout quand on se rappelle que ce public n’était pas initié aux mystères Wagnériens. On était venu voir une chose nouvelle, et l’on y trouvait une impression inouie.
Depuis ces jours nous avons eu des reprises régulières d’opéra Wagnérien sous Richter, et tous nos organisateurs de concert rivalisent dans la production de morceaux Wagnériens. La Société Wagnérienne a été fondée avec grand succès, et partout une appréciation plus juste des idées Wagnériennes commence à se montrer. Nos jeunes compositeurs, en dépit des exhortations de leurs mentors, prenne ni avec assiduité dans les œuvres de Berlioz et de Wagner leurs modèles d’instrumentation et, moins prudemment ce me semble, leurs modèles de mélodies.
Quel en est le résultat ? Quelle est la position de l’art Wagnérien en Angleterre ?
Le premier résultat est que l’Opéra Italien est mort, il n’y a pas de doute possible ; il est mort honteusement, et c’est l’autre jour que nous l’avons honteusement enseveli au théâtre de la Reine. Il se peut bien qu’il montre encore quelques signes d’une vie galvanisée tant que nous posséderons encore la Diva Patti : ab mais après ?
D’autre part, nous n’avons rien à mettre à sa place. Cari Rosa qui semblait vouloir devenir le champion du drame Wagnérien chez nous, paraît avoir perdu courage ; une saison de trois à six semaines ne peut être appelée un Opéra National.
Quel effet maintenant l’idée Wagnérienne a-t-elle eu sur nos compositeurs ? — Je pense qu’il est beaucoup trop tôt pour donner une opinion. Nous sommes à présent dans un état de transition et il nous faudra encore beaucoup d’années pour nous fixer. Le Wagnérisme comme je l’entends veut dire style national et populaire ; or c’est justement un style anglais qui manque à tous nos compositeurs d’aujourd’hui. C’est pour cette raison que hors d’Angleterre les noms de nos meilleurs maîtres ne sont pas même connus. Cependant je maintiens que nous avons tout le génie et toute la science nécessaires. Un pays qui contient des maîtres comme Villiers, Stanford, Cowen, Mackenzie et quantité d’autres, n’a pas à craindre des comparaisons avec aucune autre nation dans tout ce qui se rapporte à la science et au talent naturel. Malheureusement ces messieurs n’ont pas encore développé un style personnel et anglais. Us sont tous des Wagnéristes de la mauvaise espèce. Ils ne se contentent pas d’employer tout ce que Wagner a pu leur apprendre, de prendre son système pour point de départ et de l’adapter à des formes et des mélodies anglaises, mais ils forcent leur muse à entrer en des formules Wagnériennes — ce qui est autre chose ; ainsi nous trouvons dans leurs œuvres des Leitmotifs qui ont presque l’air d’avoir été pris dans quelque drame de Wagner.
De cette accusation j’excepte un musicien dont le nom même est peut-être inconnu à vos lecteurs, Thomas Winghamac. Il ne se dit pas Wagnérien, et cependant j’ose croire qu’en lui nous trouverons notre guide et notre sauveur. Il a montré en effet dans ses œuvres une mélodie élevée et neuve ; et, comme il est anglais jusqu’à la moelle, le résultat est une musique anglaise. Je suis bien aise d’avoir cette occasion d’attirer l’attention de vos lecteurs vers un nom dont ils entendront encore parler.
Il y a bon nombre d’autres noms qui ne devaient pas être oubliés dans une étude de la question Wagnérienne en Angleterre. Un des plus importants est Frédéric Corder qui a traduit tous les poèmes du Maître en anglais et qui a écrit des analyses très lucides et très soignées de presque tous ses drames14.
Enfin, la Société Wagnérienne accomplit une grande œuvre qui avec du temps, et surtout avec de l’argent, deviendra de la première importance. L’art Wagnérien hors le théâtre n’est qu’une chose incomplète ; et l’œuvre que la Société Wagnérienne devrait, ce me semble, se proposer, serait d’acquérir grâce à ses moyens croissants un théâtre, si petit qu’il fût, avec ses membres (parmi lesquels j’ai déjà autrefois signalé nos meilleurs artistes) de constituer une troupe modèle, et de donner des représentations.
Je sens bien toutes les fautes et les omissions de cette esquisse. Un cruel rédacteur en chef ne m’a donné que quelques jours pour écrire ce qui demandait plusieurs semaines, mes lecteurs me plaindront et me pardonneront ; et ils se souviendront encore que je me sers d’une langue étrangère et horriblement difficile !
Louis N. Parker
Tannhaeuser par Franz Liszt15
L’ouverture de Tannhaeuser résume la pensée du drame. Le chant des pèlerins et le chant des syrènes y sont posés comme deux termes, qui dans le final trouvent leur équation. D’abord le motif religieux apparaît calme, profond, à lentes palpitations, comme l’instinct du plus beau, du plus grand de nos sentiments, mais il est submergé peu à peu par les insinuantes modulations de voix pleines d’énervantes langueurs, d’assoupissantes délices, quoique fébriles et agitées : agaçant mélange de volupté et d’inquiétude ! La voix de Tannhaeuser, celle de Vénus, s’élèvent au-dessus de ces flots écumants et bouillonnants, qui montent incessamment. Les appels des syrènes et des bacchantes, deviennent toujours plus hauts et plus impérieux. L’agitation atteint à son comble ; elle ne laisse aucune corde silencieuse ; elle fait résonner chaque libre de notre être. Les notes vibrantes et pantelantes, tantôt gémissent, tantôt commandent dans une alternative désordonnée, jusqu’à ce que l’immense aspiration de l’infini, le thème religieux, revienne graduellement, s’empare de tous ces sons, de tous ces timbres, les fonde dans une suprême harmonie, et déploie dans toute leur vaste envergure les ailes d’un hymne triomphal !…
La première scène nous introduit dans cette grotte secrète, que le Hœrselberg renfermait, disait-on. Nous y voyons, dans un clair obscur rosé, les Nymphes, les Dryades, les Bacchantes agitant leurs tyrses, et leurs pampres. Elles entourent la Déesse étendue sur sa couche, vêtue de la tunique grecque qui flotte en drapant sa taille, comme si son léger tissu n’était qu’un encens plus rose, que le reste de l’atmosphère. Dans les cavités de la grotte, les eaux calmes des lacs réfléchissent les ombrages des bosquets, où errent des couples heureux ; là aussi, se voient les syrènes charmeresses. Aux pieds de Vénus, son amant est assis, triste, morne, et tenant sa lyre d’une main distraite. Elle s’informe de la cause de ses ennuis. Il soupire profondément comme réveillé d’un songe qui l’emportait bien loin des objets présents. Elle ◀continue ses questions inquiètes. » Liberté !… » lui répond alors le captif, et saisissant vivement sa lyre, il entonne un chant où il lui promet de toujours vanter ses attraits, mais où il ajoute qu’il est altéré du désir » de revoir les Cieux », et la verdure des prés … d’entendre le ramage des oiseaux, et « les cloches des églises … » Ce chant d’une énergie mâle, reproduit la mélodie de l’ouverture ; les paroles qui s’y appliquent sont à la louange de Vénus. Mais cette strophe est immédiatement suivie d’une anti-strophe, qui par des modulations douloureuses et quelque peu effarées, s’échappe de la poitrine comme un cri aigu : le cri de l’aigle prisonnier qui veut retourner aux régions de tempêtes et du soleil : le cri de l’âme qui veut remonter aux Cieux. Trois fois la strophe et l’anti-strophe sont répétées, et toujours à un demi-ton plus haut, ce qui leur donne un accroissement strident d’accentuation passionnée.
Par un seul mot, mais par un de ces mots qui suffisent pour revêtir la Poésie de toute la majesté de la Vérité, sa sœur, Wagner révèle la grandeur des âmes insatisfaites au sein des plus suaves paresses, lorsque Tannhaeuser s’écrie : « Les jouissances » ne comblent pas mon cœur !… Resté mortel, je veux ma part » des luttes de la terre !… Toujours dans les délices, j’aspire à la douleur !… » — Aspirer a la Douleur, n’est-ce point aspirer à l’Infini, car qu’est-elle alors, sinon la meurtrissure de l’âme s’aheurtant aux limites de notre nature, qu’elle ne veut pas renoncer à dépasser ?
L’enchanteresse blessée, se lève irritée comme une panthère atteinte au flanc, interrompt son prisonnier en lui arrachant la lyre des mains, et appelant autour d’eux un nuage qui les isole, se raille des vains regrets de l’insensé. Elle lui rappelle « qu’il est maudit … qu’il lui appartient de par tous les pouvoirs des anathèmes éternels … qu’il n’avait que faire de songer à un monde qui le répudierait avec horreur s’il pouvait y rentrer à jamais ! Le fier chevalier n’en croit pas l’orgueilleuse femme.
Il lui dit « que la Pénitence est plus puissante que la Malédiction », et leurs mutuelles résistances occasionnent un duo, plein de mouvement, de colères, de haines réciproques, qui prennent flamme l’une à l’autre, et que Vénus suspend soudainement en recourant à de plus hypocrites armes. Elle fait entendre la voix des syrènes qui dans l’éloignement semble gagner des inflexions encore plus alanguies, et se penchant amoureusement vers son oreille, paraît instiller goutte à goutte dans ses veines un incurable poison, une défaillance voluptueuse qui accable de chaînes indissolubles ses forces évanouies. Son chant assez long reproduit à un demi-ton plus bas le motif de l’ouverture que nous avons désigné du nom de mélopée. Il est accompagné également pianissimo, et ennuagé par les trémolos de violon. Cette scène pourrait être considérée par les esprits qui goûtent le symbolisme, comme la peinture d’une de ces luttes intestines, qui déchirent les poitrines humaines, durant lesquelles l’âme s’entretient avec elle-même, divisée qu’elle est par un parallélisme de velléités, dissemblables de formes et identiques d’essence, cependant ; ceux-là, au lieu de personnages différents, croiraient écouter les contraires discours des passions, se choquant dans un dialogue emporté, dont nul ne saurait prévoir l’issue, fatale ou miraculeuse. — Tannhœuser se dégage violemment des bras qui l’enserrent, s’éloigne de la Déesse, et dans une invocation de fiévreuse infélicité, il met son salut dans la Vierge Marie ! — A peine a-t-il prononcé ainsi ce nom, que la Déesse, les Nymphes, les Syrènes, les Bacchantes disparaissent. Tout s’évanouît.
La grotte, en se refermant, laisse voir l’extérieur de la montagne, au sein de laquelle les traditions populaires plaçaient son existence, et tout le paysage qui environne le château de la Wartbourg. Le chevalier est en un instant transporté du fond de ces retraites où les cassolettes et les lampes odorantes éclairent de leurs feux colorés une nuit de plaisirs sans fin, au milieu d’une fraîche et pure matinée de printemps. Aux clameurs agitées des scènes précédentes succède le silence total de l’orchestre, et la douce et rêveuse chanson d’un pâtre assis sous une roche voisine ; le refrain de son chalumeau que le cor anglais figure très heureusement, amène une opposition bienfaisante. Bientôt on entend venir de loin un chœur de pèlerins : durant ses pauses la voix du berger qui se recommande à leurs prières, forme un nouveau contraste, longtemps maintenu par le retour du refrain en guise de contre-point figuré, qui suspend et enguirlande sa mélodie pastorale, semblable à un festonnage de fleurs champêtres, sur les graves contours du pieux cantique, s’élevant comme les arceaux d’une voûte ogivale.
Des pèlerins approchent, paraissent, s’avancent, et leur chant, où se trouve intercalée la seconde moitié du thème religieux de l’ouverture, est d’une calme et pieuse solennité. Dans cette quiétude, des élans exaltés vibrent cependant, et l’on y discerne une extase contenue, un secret ravissement ; Ils s’arrêtent devant une statue de la Madone, et Tannhaeuser en les écoutant se jette à genoux Aussi épouvanté du prodige de miséricorde qui vient de le sauver, que stupéfait de voir son vœu audacieux si soudainement exaucé, et sa délivrance si inopinément accomplie, il répète les paroles des pèlerins : « je suis oppressé par mon péché, je succombe sous son poids, je ne veux donc plus connaître ni la paix, ni le repos, je ne choisis désormais pour moi que peines et fatigues ! »
Les clochers d’églises éloignées appellent les fidèles à la prière du matin, et en même temps des signaux de cors de chasse, venus de distances diverses, complètent l’impression causée par cette heure d’agreste et sylvestre simplicité. Peu après, le Landgrave traverse ce chemin avec toute sa chasse, et remarquant un chevalier qui n’en faisait point partie, s’en approche, et reconnaît Tannhaeuser. Nous avons dit que c’est Wolfram d’Eschenbach, son rival en poésie et en amour, qui insiste pour le ramener à la princesse Élisabeth qui l’aime, et en lui parlant d’elle, le décide à reprendre son ancienne place, entre eux poètes qu’il avait maintes fois vaincus, et qui pourtant déploraient son absence. Cette cantilène, d’un motif mélodique charmant, respirant une émotion attendrie et pénétrante, est reprise dans ses huit premières mesures, et dialoguée dans l’andante d’un sextuor, formé par les cinq poètes et le Landgrave, sollicitant Tannhaeuser de revenir auprès d’eux. Au nom d’Élisabeth celui-ci est comme illuminé d’un rayon vivifiant, et s’écrie : « Je reconnais maintenant cet univers auquel j’étais soustrait ! Le Ciel me sourit … la Nature me répond … et mon cœur crie hautement : Vers Elle !… Vers Elle !… »
Lorsque sa voix se joint aux autres, le septuor attaque un allegro entraînant et joyeux, dont la stretta entrecoupée par les fanfares des gens de la chasse termine le premier acte. Les divers timbres de voix sont groupés, et leurs parties dessinées dans ce morceau d’ensemble avec une finesse si exquise et tant de noblesse, qu’on ne saurait y méconnaître un appel de poètes, une invitation de nobles rivaux à de nobles luttes. Aussi ce final est-il un de ceux qui saisissent le public irrésistiblement, et que la salle entière applaudit dans un commun accord d’admiration !
Rien de plus ingénu, de plus pudique, et de plus saintement tendre, que l’allégresse, la joie sans mélange d’arrière-pensée ou de rancœur jalouse, par lesquelles Elisabeth accueille son chevalier que lui amène Wolfram lui-même. Avec le pas léger et le sourire heureux de la première jeunesse qui n’a point encore perdu les gestes de l’enfance, elle accourt dans cette vaste salle, où elle avait entendu les chants qui s’étaient si profondément gravés dans son cœur, et où depuis la disparition de son poète elle n’était plus revenue. Elle arrive les bras étendus, comme pour jeter sur tous les objets environnants, le brillant éclat de son bonheur, le rayonnement de sa félicité expansive et généreuse. Elle entre déjà parée pour la fête qui va commencer, et dont elle ne saurait douter que son chevalier-poète ne sorte vainqueur, afin de l’obtenir pour prix de sa victoire. Un étroit cercle d’or, plus semblable encore à une auréole qu’à une diadème, entoure sa tête blonde ; ses longues tresses retombent sous un voile léger le long des plis du satin blanc, sur lequel des passementeries d’argent découpent le pittoresque corsage des robes de cette époque. Un manteau de velours bleu attaché à ses épaules paraît encadrer dans l’azur du Ciel cette apparition de l’Innocence elle-même.
Si la Déesse, couronnant de roses sa noire chevelure retenue par une résille grecque sur une nuque que penche la volupté, croisant sur ses pieds d’albâtre les bandelettes purpurines de ses sandales, exerçant tous les pouvoirs et déployant tous les charmes renfermés sous ses paupières demi-closes et dans cette ceinture qui tantôt reluit, tantôt échappe aux yeux, avait pu sembler au Poète enivré la beauté même, la beauté absolue, inégalée et inégalable, la princesse Elisabeth devait ravir son âme par une beauté suprême et surprenante, qu’on eût dit descendre du haut de l’Empyrée, pour le disputer à celle qui, de l’insondable profondeur des îlots amers, était montée au séjour des hommes.
Le duo entre Elisabeth et Tannhaeuser au second acte pourrait se comparer pour le sentiment et la beauté musicale, au duo d’Achille et d’Iphigénie dans Gluck. Même absorption dans le bonheur présent, même chaste abandon, même aveu simple et entier d’une passion profonde, même reprise d’un thème toujours varié et toujours identique, d’un thème d’amour si heureux qu’on le croirait, écho des célestes liesses, ne pouvoir jamais être interrompu ou brisé ! Il est terminé par un allegro où éclatent toutes les jubilations de l’âme, et où s’exhale une félicité passionnée, qui retentit comme un Hosanna magnifique chanté à l’Amour.
Le combat des poètes dont nous avons déjà résumé le sujet quelque peu abstrait et métaphysique, mais inhérent au nœud du drame est un épisode qui le domine, et dont la partie musicale est traitée avec une grande pompe, et une remarquable supériorité. Elle est précédée d’une marche pendant laquelle défilent avec tout le cérémonial et l’étiquette de ces temps, les illustres hôtes du Landgrave, pour se placer selon leurs dignités, sur les sièges disposés autour de la salle, dont le milieu est réservé au groupe des chanteurs. Les hauts Barons arrivent, couverts de leurs manteaux dont les pans sont brodés de leurs armes. Les nobles Châtelaines vêtues des couleurs de leur maison, font porter leurs traînes par de jeunes pages. La marche qui s’exécute alors, est un rhythme qui cadence merveilleusement la démarche décidée et emphatique de ces Seigneurs, pour qui c’était gloire, de manier la lyre aussi bien que l’épée. Cette marche en si majeur est relevée par une autre en sol majeur, destinée à l’entrée des poètes ; d’une mesure plus lente, elle a un caractère plus réfléchi, plus élégant et plus noble que la première ; c’est là un de ces détails finement, intentionnés, qui rendent les compositions de Wagner riches, substantielles, et d’une étude si attachante.
Lorsque les nombreux assistants sont rangés, que les poètes sont arrivés, un à un, il s’établit un grand silence. Wolfram se lève avant les autres, car c’est son nom que la princesse Elisabeth a retiré de l’urne, où le sort devait indiquer le premier appelé dans la lice. Il tient sa harpe en main ainsi que les autres poètes ; cet instrument accompagne tous leurs chants et joue un grand rôle non-seulement dans cet acte, mais dans le cours de la partition entière, qui demande un habile artiste pour accomplir les passages compliqués qui lui sont destinés, et trop saillants pour être élagués.
Nous sommes forcés à remettre au prochain numéro la fut de cette étude et /a Bibliographie, notamment le compte-rendu de la traduction rhythmée que M. La Fontaine a donnée de La Walkyrie