(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Discours prononcé à la société des visiteurs des pauvres. » pp. 230-304
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(1899) Les contemporains. Études et portraits littéraires. Septième série « Discours prononcé à la société des visiteurs des pauvres. » pp. 230-304

Discours prononcé à la société des visiteurs des pauvres.

Mesdames, Messieurs,

Vous connaissez le mot d’Augier. Une dame, venant d’entendre un prédicateur à la mode, s’écrie avec admiration : « Il a dit sur la charité des choses si nouvelles ! — A-t-il dit qu’il ne fallait pas la faire ? » demande quelqu’un. Des choses nouvelles, je crois bien que, sur ce sujet-là, on n’en trouve guère depuis l’Évangile. Je ne vous en dirai donc point : je ne ferai que vous répéter à ma manière ce que j’ai lu dans le simple et éloquent rapport de M. René Bazin, et ce qui était auparavant dans vos esprits et dans vos cœurs.

Ne nous flattons point. Être charitable même au hasard et sans discernement, cela déjà veut un effort. Les pharisiens, peu estimés de Jésus, donnaient la dîme. Or, c’est déjà très rare de donner le dixième de son revenu. Il y a des gens, même riches et assez bons, pour qui ce serait un véritable arrachement. Mettons cependant tout au mieux. On a, je suppose, bonne volonté. On fait assez volontiers l’aumône. On la fait sans orgueil. On la fait dans une pensée de réparation et de restitution, comme le recommandaient les Pères de l’Église pour qui la conception romaine de la propriété — jus utendi et abutendi — était une damnable erreur, et aux yeux de qui certaines fortunes démesurées étaient par elles-mêmes un scandale et un péché.

Mais, avec les meilleures intentions et le plus ferme propos de n’être point égoïste ni avare, on est souvent fort embarrassé. Dans les petits groupes ruraux, même dans les petites villes, on sait où sont les pauvres et qui ils sont. À Paris il en va autrement. Un des crimes de la civilisation industrielle et scientifique, c’est, en entassant les têtes par millions, d’isoler les âmes. Dans ces agglomérations des grandes villes où les riches et les pauvres ne se connaissent point et sont plus séparés par les mœurs qu’ils ne l’étaient jadis par les institutions, où toute communication semble coupée entre ceux qui pâtissent et ceux qui seraient disposés à les secourir, et où, par surcroît, on a à se garder des professionnels de la mendicité, il y a une chose aussi difficile que l’effort de donner, c’est de savoir à qui donner ; c’est d’atteindre les pauvres.

Et les atteindre n’est pas tout ; on voudrait leur apporter un soulagement efficace. Il en est parmi eux, dont la misère est telle — quelquefois, hélas ! à cause de leurs vices — qu’elle ne peut être, pour ainsi dire, qu’entretenue et prolongée. Ce n’est pas que vous vous désintéressiez de ceux dont le cas paraît sans remède, ni même des misérables qui ne sont pas vertueux. Mais vous ne pouvez tout faire et vous êtes bien obligés de vous en remettre, pour empêcher ceux-là de mourir de faim, à des œuvres plus anciennes et plus riches que la vôtre. Ce que vous vous proposez, c’est justement d’enlever des recrues possibles à la sombre et dolente armée du vice pauvre et de la détresse sans espoir. Vous recherchez ceux qui peuvent encore être sauvés. L’article premier de vos nouveaux statuts, fruit d’une expérience généreuse, définit ainsi votre objet : « La Société des Visiteurs a pour but de venir en aide à des familles qui, se trouvant dans l’impossibilité momentanée de subvenir à leurs besoins, sont reconnues susceptibles d’échapper, grâce à un appui temporaire, à la misère définitive ».

Quand vous avez trouvé vos pauvres, une seconde difficulté se présente : c’est d’établir entre eux et vous des rapports vraiment affectueux et qui leur semblent, à eux comme à vous, « naturels ». Il n’est pas commode d’aborder les pauvres d’un air qui soit exempt d’affectation, qui ne sente ni un effort trop grand ni, d’autre part, le contentement de soi et le sentiment de sa supériorité. Ces gens, que vous voulez aider sont souvent très différents de vous par l’éducation, par les manières, par tout le détail de la vie extérieure. Ils ne sont pas toujours agréables à voir. Il y a chez eux des choses qui peuvent d’abord vous choquer, et l’impression que vous en recevez risque de vous donner un air de contrainte. Par suite, il est à craindre que le premier mouvement de vos clients ne soit la défiance, et que cette défiance ne fasse bientôt place à l’hypocrisie.

Surtout, il faut se garder de l’affreuse « condescendance » de certains philanthropes. Il faut venir aux pauvres comme de plain-pied. Il faut les convaincre que nous les aimons tout simplement parce qu’ils sont des hommes comme nous ; et je ne sais qu’un moyen de les en convaincre, c’est de les aimer en effet.

Les aimer… cela ne va pas tout seul. Pour en arriver là, les personnes pieuses trouvent une aide merveilleuse dans leur foi. Elles croient au prix inestimable et à la sainte égalité des âmes rachetées par le même Dieu. C’est en ce Dieu qu’elles les aiment, et, en travaillant pour les pauvres, elles travaillent pour lui. Rien, j’imagine, n’égale en puissance ces mystérieuses raisons.

On peut néanmoins concevoir d’autres excitants d’une vraie charité, d’un sincère amour des hommes. C’est d’abord le sentiment de la solidarité humaine, laquelle est un fait, quoique nous ne l’apercevions pas toujours. C’est l’idée que chacun est intéressé au bien-être et à la santé morale de tous, et inversement ; et que si la société, dont nous ne retirons, nous autres, que bénéfices, commet des erreurs ou des oublis et fait des victimes, nous en devenons responsables, pour notre part, dès que nous nous retranchons dans notre égoïsme. C’est encore l’idée que, seul, un hasard heureux nous a préservés des nécessités qui oppriment les pauvres et qui parfois les réduisent à un abaissement moral que nous aurions peut-être subi comme eux si nous avions été à leur place, mais qui, d’autres fois, développent en eux des vertus dont nous n’aurions peut-être pas été capables. C’est aussi un sentiment de fraternité dans la souffrance, la faiblesse et l’ignorance communes à tous les hommes, riches ou pauvres. C’est enfin la préoccupation de ne point laisser décroître, par notre faute, la somme de vertus indispensable à la vie de l’humanité, et de sauver de ce trésor fragile et nécessaire tout ce qui peut encore en être sauvé ; c’est le désir de rechercher s’il ne subsiste pas, chez ces êtres accablés, humiliés et ulcérés par leur triste destinée, quelques germes de noblesse et de dignité morale, de préserver ces germes et de les faire fructifier ; bref, d’« élever » les malheureux par la manière dont on leur tend la main.

Ils vous accorderont peu à peu leur confiance, s’ils sentent en vous une fraternelle pensée et que vous ne vous croyez pas meilleurs qu’eux ni d’une essence supérieure. En étant très simples et très francs ; en y mettant, s’il se peut, de la bonhomie ; en les traitant comme des hommes ; en respectant d’avance — sans vains discours, mais par votre façon d’être — la dignité que vous leur supposez, vous la ferez renaître en eux. Des conseils, des recommandations, des services plutôt que des aumônes ; l’aide spirituelle, qui rend efficace le secours matériel et l’empêche d’être humiliant, voilà la vérité. Vous l’avez parfaitement compris. La forme que vous savez donner à votre charité implique que vous regardez le pauvre comme étant moralement votre égal et comme n’étant pas incapable de le devenir même socialement. Dès lors, vous pouvez causer ensemble. Tout cela, je le répète, est délicat dans la pratique, demande de la patience, de la finesse, du tact. Mais ce tact, vous l’aurez si vous avez de la bonne volonté et un bon cœur.

Vous en serez récompensés, soyez-en sûrs. L’esprit de votre société est excellent : il n’a rien d’étroit, rien d’administratif ni de formaliste. Il respecte votre liberté et vous excite même à en user : il développe en vous l’initiative, l’effort individuel, tout comme si vous étiez des Anglo-Saxons. Votre œuvre vous fait mieux connaître la vie et les hommes. En sorte que la charité, comme vous l’entendez, non seulement sauve et élève les autres, mais vous améliore vous-mêmes et vous fortifie ; que c’est à vous-mêmes aussi que vous la faites, et que vous êtes les obligés de vos obligés.

Je suis étonné des propos édifiants que je vous ai tenus, et j’en éprouve quelque pudeur, car mes paroles valent évidemment mieux que moi. Mais vous ne m’accuserez pas d’avoir voulu me faire valoir en les prononçant, puisque je vous ai prévenus que ce que j’exprimerais ici, ce seraient vos propres pensées.

Au Gymnase : Les Transatlantiques, comédie en quatre actes, de M. Abel Hermant. — À la Comédie-Française : Catherine, comédie en quatre actes, de M. Henri Lavedan. — Aux Variétés : Nouveau Jeu, comédie en sept tableaux, de M. Henri Lavedan. — À la Renaissance : L’Affranchie, comédie en trois actes, de M. Maurice Donnay.

Oui, j’en serais persuadé depuis quinze jours si je ne l’avais été déjà auparavant, la critique impersonnelle est le vrai ; et « l’application de la doctrine évolutive à l’histoire de la littérature et de l’art » est presque seule « capable de communiquer au jugement critique une valeur vraiment objective »5. Je voudrais donc, de bon cœur, juger d’après cette méthode les comédies que ce dernier mois nous a apportées. Mais je ne vous cache pas que j’y pressens quelques difficultés. Le XVIIIe siècle a eu des douzaines d’auteurs dramatiques, qui ont écrit des centaines de pièces. Or je ne pense pas que la méthode évolutive et la critique impersonnelle puissent retenir, comme significatifs, plus de cinq ou six de ces auteurs, ni plus d’une vingtaine de ces ouvrages. — C’est par centaines que le XIXe siècle compte ses dramaturges, et c’est par milliers qu’il compte leurs comédies. L’éloignement permet sans doute d’en faire le triage pour la période antérieure à 1870, de discerner tout en gros celles par qui s’est faite l’évolution du théâtre, et de dessiner sommairement la « courbe » de cette évolution. Mais quel moyen avons-nous de connaître la valeur historique des comédies du dernier mois, et de savoir quelle place elles occuperont dans l’histoire littéraire, ou même si elles y occuperont une place ?

Si pourtant je crois entrevoir qu’aucune d’elles n’est destinée à « marquer une date » (et je vous ai déjà dit qu’il y avait eu des chefs-d’œuvre dans ce cas), suis-je du moins capable de fixer la valeur intrinsèque des Transatlantiques, de Catherine, du Nouveau Jeu, de l’Affranchie et de Paméla, et d’en faire une critique qui soit véritablement « impersonnelle » et « objective » ? Ces œuvres sont trop près de moi pour cela. L’esprit et la sensibilité qui s’y rencontrent sont trop « miens », j’entends qu’ils sont trop l’esprit et la sensibilité d’aujourd’hui pour que je ne risque point soit de m’y complaire, soit de m’en défendre avec un zèle excessif. — Et ce n’est pas tout. Supposez qu’un critique, ayant à parler des auteurs dramatiques du mois, se trouve avoir, avec tous, commerce d’amitié ou de camaraderie. Sera-t-il libre, même en s’y efforçant ? ou, s’il s’y efforce, ne tombera-t-il pas d’une indulgence trop molle dans une défiance trop inquiète et trop armée ? Et le dessein d’être stoïque contre un ami ne peut-il pas être aussi une cause d’erreur ?

Il reste que je « juge », si j’ose encore m’exprimer ainsi, les cinq dernières productions de notre art dramatique d’une manière toute subjective et sur le plaisir qu’elles m’ont fait. Ce n’est pas glorieux, mais c’est tout ce que je puis.

Il n’y a peut-être de critique digne de ce nom que celle qui a pour objet des œuvres suffisamment éloignées de nous et dont nous sommes personnellement détachés. Encore faut-il qu’elle porte sur d’assez vastes ensembles pour que nous y puissions saisir les justes relations que soutiennent entre elles les œuvres particulières. La critique au jour le jour, la critique des ouvrages d’hier n’est pas de la critique : c’est de la conversation. Ce sont propos sans importance. Et c’est très bien ainsi. À considérer dans quel rapport numérique sont les œuvres significatives et durables avec celles (souvent charmantes) que négligeront les historiens de la littérature, on voit que cette critique écrite sur le sable ne convient pas mal à des comédies dont si peu paraîtront un jour gravées sur l’airain.

Après cela, ce n’est pas nécessairement juger de travers que de juger d’après son plaisir. Car notre plaisir vaut en somme ce que nous valons. Il n’est pas seulement un effet de notre sensibilité : il dépend aussi un peu de notre raison, de notre goût, de notre expérience, même des dispositions et habitudes de notre conscience morale. Un esprit « bien fait » (je sais d’ailleurs ce que cette épithète sous-entend de postulats et qu’on ne peut écrire une ligne sans affirmer quantité de choses) ne saurait prendre un plaisir complet et sans mélange à une pièce qui, par exemple, n’est pas harmonieuse et mêle deux genres distincts et contraires ; — à une pièce mal composée et qui, après l’exposition, s’en va visiblement au hasard ; — à une pièce sur la vérité et la qualité morale de laquelle l’auteur paraît s’être mépris ; — à une pièce où la prétention vertueuse du dénouement fait un contraste trop fort avec l’excitation sensuelle qu’elle nous a auparavant donnée ; — à une pièce encore où l’action est réduite à un tel minimum que les conditions essentielles et naturelles de l’art dramatique y semblent presque méconnues, etc. Et ainsi la critique impressionniste et personnelle, si humble mine qu’elle ait au prix de l’autre, n’en est pas, du moins, l’opposé, comme on le croit communément. Elle peut, quelquefois et de très loin, lui préparer sa besogne, en commençant pour elle, modestement, le triage des œuvres.

M. Abel Hermant était, certes, de force à écrire la comédie du grand mariage franco-américain. Cette comédie, il l’a commencée ; il a même fait, et très bien fait, quelques-unes des scènes qu’elle comporte. Le jeune duc de Tiercé, ayant épousé pour ses dollars la fille d’un Yankee milliardaire, est puni, et très logiquement, de sa prostitution, car c’en est une. Ce pleutre ayant continué d’entretenir sa maîtresse avec l’argent de sa femme et se trouvant de nouveau criblé de dettes, le beau-père, Jerry Shaw, vient remettre les choses en ordre. Il tient à son gendre ce discours plein de sens : « Le mari est celui qui « fait de l’argent », comme nous disons, pour subvenir aux besoins et aux caprices de sa femme. Vous, c’est le contraire. C’est votre femme qui « fait de l’argent » pour vous. Vous êtes donc la femme, la petite femme. Par suite, vous devez la fidélité à ma fille, qui est le mari puisqu’elle a la fortune. Ça n’empêche pas que vous ne soyez gentil, très gentil… » Et, tout en lui parlant, il lui tapote les joues comme à une petite femme, en effet ; et il apparaît ici que le jeune duc est qualifié et traité, fort exactement, comme il le mérite.

Très bien vue aussi, la rencontre de la race d’outre-mer avec la nôtre, et les surprises et malentendus qui en résultent. Jerry Shaw réduit d’un million à 300.000 francs la créance des usuriers de son gendre. Quoique ceux-ci n’y perdent rien, le duc n’accepte pas cet arrangement, car enfin c’est pour un million qu’il a donné sa signature. Et sans doute ce raffinement de probité est beau : mais où étaient les scrupules de notre gentilhomme quand il empruntait, pour des plaisirs extra-conjugaux, un argent qu’il savait bien ne pouvoir jamais rembourser lui-même ? Ainsi éclate ce qu’il y a d’artifice et de vanité dans la conception de l’« honneur » aristocratique quand il se sépare de la simple honnêteté, et ce que cette conception a d’inintelligible pour l’esprit pratique d’un marchand américain.

Très vraie encore, la jeune duchesse yankee. Elle reste bien une fille de son pays. Elle approuve son père ; et, quand le duc lui rapporte avec indignation comment Jerry a maté le syndicat des usuriers : « Vous croyez, lui dit-elle, que je vais faire comme la marquise de Presle ? Vous attendez « le coup du Gendre de Monsieur Poirier » ? Eh bien, non, mon ami. Je ne suis pas d’ici, moi, et vous me l’avez trop laissé comprendre. » Mais tout de même, dans le fond, elle sent ce qui lui fait défaut ; elle a le respect et la superstition du seul luxe qui manque aux rois de l’or du nouveau monde : l’ancienneté des noms et des souvenirs, une tradition, des meubles et des portraits de famille, et les façons d’être qui sont liées à cette ancienneté. Et ce respect est bien celui qu’on a pour les choses qu’on achète : il est mêlé de quelque secrète mésestime. On respecte ces choses-là, parce qu’on les paye très cher ; mais, parce qu’on les paye, on les tient un peu au-dessous de soi.

Non moins finement rendu, le sentiment complexe, fait de mépris et d’émerveillement, qu’inspire à l’Américain Jerry ce futile Paris, ville de joie et capitale du plaisir. Et toutefois il est une scène où la grâce de Paris, tout simplement incarnée dans une fille galante qui n’est pas bête, touche décidément le Yankee positif et péremptoire ; où il balbutie des paroles de désir qui jamais auparavant n’étaient montées à ses lèvres rases ; et où il abdique et se fait humble, ou presque, devant la volupté du vieux monde. Et cela est exquis.

Bref, les Transatlantiques sont pleins de fragments de comédie sérieuse et quelquefois profonde. Par malheur ces fragments précieux sont noyés, emportés dans un flot tumultueux d’opérette. L’entrée de la tribu des Shaw dans le salon des Tiercé ressemble à une invasion de Peaux-Rouges. Cela continue pendant trois actes ; et cela, il faut le dire, est d’un amusement extraordinaire ; même, sous l’outrance exaspérée de la bouffonnerie, un peu de vérité transparaît encore çà et là ; on devine que l’auteur a voulu signifier que, en dépit de M. Demolins et de moi-même, quelque chose d’irréductible s’oppose à ce que nous soyons jamais des Anglo-Saxons, quelque chose d’intime et de séculaire qui est heurté, bousculé, offensé par ce qu’on sent de brutal et d’insociable dans ces pétarades de l’individualisme et dans ces excessives énergies transatlantiques, — et enfin par l’impudeur de ces « flirts », la pudeur étant mieux comprise, malgré tout, par le vieux peuple corrompu que nous sommes. — Mais, tout cela, M. Hermant le signifie avec trop de violence, et par des traits d’une convention par trop folle. Si bien que, lorsqu’il sort de l’opérette pour rentrer dans la comédie et redevient sérieux pour réconcilier tant bien que mal le duc et la duchesse, nous n’y sommes plus du tout. Cette pièce, où abondent l’observation la plus fine et l’imagination la plus farce, souffre de la plus déconcertante duplicité de ton. C’est là son seul défaut ; mais il est, j’en ai peur, rédhibitoire.

M. Henri Lavedan a fait un tour de force charmant. Il nous a donné, dans la même quinzaine, Catherine et le Nouveau Jeu, c’est-à-dire la comédie la plus effrontément attendrissante et vertueuse, et la plus effrontée peinture de mauvaises mœurs amusantes. Et le plus fort, c’est que, dans l’une et l’autre entreprise (j’en suis persuadé pour ma part), il a été également sincère ; j’entends qu’il a également suivi son goût et contenté son cœur et son esprit. Car il y a chez lui un fonds de candeur intacte, une âme « vieille France », des restes sérieux de bons principes, d’éducation religieuse et provinciale, un penchant aux attendrissements honnêtes, et qui ne craint même pas un rien de banalité, tant il est certain de sauver tout par la grâce. Mais en même temps M. Lavedan est un observateur pittoresque, aigu, hardi, et qui se grise volontiers de sa propre hardiesse ; un moraliste hanté de la peur que quelque autre moraliste n’aille encore plus loin que lui dans la peinture du vice contemporain et ne paraisse donc encore plus moral. Et c’est l’homme sensible et bon qui a fait Catherine, et, c’est le satirique un peu fiévreux qui a fait le Nouveau Jeu : mais les intentions de celui-ci égalent en pureté les intentions de celui-là ; et tous deux font bien un seul et même homme.

Tout ce qui pouvait le mieux charmer l’âme enfantine du public, et aussi tout ce qui était le plus propre à arracher du cœur soulagé des « honnêtes gens » le fameux : « Ouf ! » que provoqua jadis l’Abbé Constantin, tout ce qu’il y a de Berquin dans Jules Sandeau, de Bouilly dans Octave Feuillet, et de Mme de Genlis dans Émile Augier, M. Lavedan l’a résolument fourré dans Catherine, en y ajoutant encore du sien. Il n’a pas été chercher loin son sujet. Il a simplement transporté dans un décor d’à présent le conte éternellement aimable du roi qui épouse une bergère pour sa vertu. Le petit duc de Coutras, jeune homme à la fois vertueux et passionné, s’est mis à adorer la maîtresse de piano de sa sœur, Mlle Catherine Vallon. Il dit à sa mère : « Je veux l’épouser. » La bonne duchesse fait quelques objections, qu’elle est ravie de voir repousser par l’impétueux jeune homme, et dit : « Tu as raison, j’irai moi-même demander la main de Mlle Catherine. » — Puis, c’est l’intérieur pauvre et décent des Vallon : le père Vallon, bonhomme à longs cheveux, naïf et timide, organiste à Saint-Séverin ; la petite sœur poitrinaire qui fait des abat-jour ; et la bonne Catherine qui, presque dans le même moment, pioche son piano, coud à la machine, réconforte son père, aide sa petite sœur, et fait le pensum de l’aîné de ses petits frères : immuablement souriante, comme l’automate même de la vertu. Puis, c’est l’entrée de la duchesse, l’effarement du bon organiste, la demande en mariage… et le refus de Catherine.

Mais voilà le malheur. Si Catherine refuse, ce n’est pas du tout parce qu’elle est une fille raisonnable, je veux dire une fille à qui l’idée ne serait jamais venue d’aimer un duc (car, outre que, dans la réalité, l’occasion en est si rare que ce n’est pas la peine d’en parler, ces idées-là ne viennent que quand on le veut bien). Non, c’est que Catherine, un peu auparavant, a engagé sa foi à un brave garçon, Georges Mantel, qui l’aime depuis longtemps, pour qui elle a de l’estime et de l’amitié, et dont les six mille francs d’appointements sauveraient la famille Vallon.

Ici apparaît un des plus graves inconvénients du « romanesque », qui, étant une déformation optimiste du monde réel, ne peut absolument pas souffrir que la vertu soit longtemps malheureuse, et qui, dans son désir de la récompenser, ne s’aperçoit pas toujours qu’il lui communique trop à elle-même ce besoin de récompense et qu’il lui ôte quelques-unes des marques auxquelles précisément on la reconnaît. Si Catherine redemandait simplement à Mantel sa parole, elle ne serait pas héroïque, mais du moins elle serait franche. Au lieu de cela, elle lui dit (avec des façons, je le sais, et comme si cela lui échappait) : « Le duc demande ma main. Je suis forcée d’avouer que je l’aime, mais j’ai refusé, car vous avez ma promesse. » Elle dit cela, sachant bien ce que répondra le pauvre garçon, et elle se laisse parfaitement dégager par lui, et elle se résigne assez vite à écrire, sous ses yeux, le « oui » qui la fait duchesse et millionnaire. Bref, elle escompte et exploite la magnanimité de son ami, tout en prétendant garder elle-même les apparences de la générosité dans le moment où elle est le moins généreuse… Elle est hypocrite et faible, — avec circonstances atténuantes, je ne l’ignore pas, — mais elle l’est enfin ; et ce qui me choque, c’est que l’auteur n’a vraiment pas assez l’air de s’en douter.

Hormis cette inadvertance, les deux premiers actes de Catherine forment une moderne berquinade jolie et harmonieuse. Mais il faut poursuivre, et il semble que l’auteur ait éprouvé, ici, quelque embarras.

On a dit : « Il fallait nous montrer les difficultés que trouve l’institutrice devenue duchesse à s’adapter à son nouveau milieu, les fautes qu’elle commet contre le protocole mondain, les luttes qu’elle a à soutenir contre les belles dames du faubourg, etc. » À la bonne heure ; mais c’était sortir du pays bleu, c’était rentrer dans la réalité : et quelle figure eût faite alors l’innocente idylle du commencement ? Ce conte, nous n’y croyons pas : car, des mésalliances de cette force, on a pu en voir, quelquefois, qui étaient l’ouvrage du vice ; de la vertu, jamais. Nous ne croyons pas, dis-je, à ce conte de ma mère l’Oie, mais nous l’aimons. À une condition pourtant : c’est qu’il restera bien un conte. Celui-là ne comporte d’autre suite que : « Ils furent heureux et eurent beaucoup d’enfants. » L’histoire de la bergère épousée par le roi est finie lorsque le roi a épousé la bergère.

Voici toutefois ce qu’a ajouté M. Lavedan, parce qu’il se croyait obligé d’ajouter quelque chose. Quand le rideau se relève (six mois après), le jeune duc de Coutras paraît déjà détaché de sa femme. Il lui reproche, notamment, de ne pas savoir monter à cheval, de ne pas avoir assez l’air d’une duchesse, et de le tutoyer devant les étrangers ; et l’on s’étonne que l’intelligente « largeur de vues » et, si je puis dire, l’antisnobisme de ce gentilhomme philosophe aient si peu survécu à son mariage. Il reproche aussi à Catherine la vulgarité du papa Vallon et l’indiscrétion turbulente des petits frères ; et l’on s’étonne que la prudente et fine jeune fille des deux premiers actes ait commis cette erreur, d’installer toute sa tribu au château. On nous a changé notre roi et notre bergère. Horreur ! ils ne sont donc pas parfaits ? Et, là-dessus, voilà qu’une jeune parente du petit duc, Hélène de Grisolles, dont il est aimé depuis longtemps et qu’il n’a pas su deviner, se décide à lui faire sa déclaration en face, avec l’ardente brutalité de Julia de Trécœur ou de Gotte des Trembles ; elle tombe dans ses bras qu’il referme poliment sur elle, et Catherine les surprend dans cette attitude… En vain son mari, soudainement repentant, essaye de la retenir. « Je m’en vais, dit-elle. Une autre femme pourrait pardonner : moi, je ne puis pas ; car on me soupçonnerait toujours d’avoir voulu rester duchesse et millionnaire. » À quoi il n’y a rien à répondre. — Ce seul trait excepté, l’aventure des deux derniers actes pourrait servir de suite à n’importe quel autre mariage aussi convenablement qu’à celui du jeune duc indépendant et de la sage institutrice.

C’est le vertueux Georges Mantel qui arrangera tout. C’est lui, finalement, le héros du drame. Appelé par Catherine, il accourt exprès pour être sublime et pour se sacrifier de nouveau, non sans une emphase bien permise. D’abord bousculé par le duc, il dit à peu près : « J’aimais Catherine, et je vous l’ai donnée. Ce premier sacrifice me donne le droit de commander ici, et de disposer d’elle par une seconde immolation. Je lui ordonne de se réconcilier avec vous. » Ah ! vous voulez de la vertu ? Eh bien, en voilà ! Catherine obéit, et le duc serre respectueusement la main de l’indiscret et héroïque Mantel. La scène, en soi, a quelque grandeur. Pourquoi faut-il que je croie si faiblement à l’histoire qu’elle conclut ? Encore y croirais-je, si les personnages étaient habillés comme dans les Deux Billets ou dans le Bon Père de Florian : mais que ces jaquettes me gênent !

Le succès de Catherine a été éclatant.

Encore plus éclatant, le succès du Nouveau Jeu, qui est le contraire de Catherine et qui est pourtant, à certains égards, la même chose.

Car, si les personnages de Catherine étaient un peu les fantoches aimables de la vertu, les personnages du Nouveau Jeu sont comme les polichinelles du vice « chic », du plaisir enragé, de l’irrespect et de la blague ; et, selon la fantaisie, attendrie ou ironique, de M. Lavedan, ceux-ci et ceux-là semblent s’éloigner également, quoiqu’en sens contraire, de « l’humble vérité ». Mais, je l’avoue, le Nouveau Jeu me plaît davantage, et me plaît même infiniment. Ici d’abord, l’action, très simple, est bien ordonnée et forme un tout. Puis, la joyeuse outrance des types laisse encore voir les attaches qu’ils gardent avec la réalité. Ce n’est, en somme, que le monde de Viveurs, un peu plus agité et épileptique. M. Henri Lavedan n’a fait qu’exagérer jusqu’à la plus intense bouffonnerie la démarche capricante des images qui traversent ces faibles cerveaux, leur inconscience, l’incohérence de leurs associations d’idées, l’imprévu de leurs impulsions, rapides, irrésistibles et courtes comme celles des singes.

Le « nouveau jeu » est de tous les temps. Il y avait dans presque toutes les comédies romanesques du second Empire, un Desgenais qui le définissait avec indignation : « Ah ! vous allez bien, vous autres !… La vertu ? Vieux mot ! La famille ? Préjugé ! La patrie ? Rengaine !… » Vous reconnaissez le thème. Le nouveau jeu est simplement le nihilisme moral. Mais il n’est pas toujours tel qu’on le doive prendre au tragique. Il peut y avoir des ahuris, des jocrisses et des bouffons du nihilisme, qui est, à vrai dire, un bien gros mot pour eux. L’art de M. Lavedan, c’est d’avoir rendu leur néant prodigieusement amusant et gai, et d’avoir, dans leur vide profond, fait craquer et pétiller de fugitifs et fantasques feux d’artifice.

Pour cela, il leur a prêté une langue qu’il a en partie inventée ; et c’est peut être là le mérite le plus rare de sa pièce. L’origine de cette langue, c’est l’argot du boulevard, des cercles et aussi de beaucoup de salons, cet argot recueilli, il y a quinze ans, par Gyp, l’étonnante rénovatrice du genre « Vie parisienne ». Mais, au lieu que, dans la réalité, ils se contenteraient d’user docilement des quelques locutions colorées et canailles qu’ils ont apprises, les personnages du Nouveau Jeu en trouvent continuellement d’inédites ; et leur langage est comme un tissu de métaphores cocasses, de synecdoches débraillées, et de familières et violentes hypotyposes. Et Costard, Labosse, Bobette et les autres nous apparaissent ainsi comme des façons de poètes burlesques.

C’est ce langage, outré, convenu, mais d’un pittoresque et d’un mouvement extraordinaires, et ce sont les innombrables sautes de sentiments et d’idées que ce langage exprime, qui font l’intérêt de la simple et folle aventure de Paul Costard. Joignez-y un renversement presque continuel des rapports normaux entre les personnages, — lesquels sont tous de joyeux « hors-la-loi », et dont la psychologie fait exprès d’être souvent à rebours de toutes les prévisions des psychologues assermentés. — La jeune fille de bonne bourgeoisie que Paul Costard se décide subitement à épouser, c’est aux Folies-Bergère qu’il l’a rencontrée. Lorsqu’il en fait part à sa mère, c’est à une heure du matin, près de la table où traînent les restes d’un souper, et pendant que sa maîtresse attend dans le cabinet de toilette. Et le projet paraît tout à fait drôle à cette bonne mère aux cheveux rouges, « gobée » de Bobette qui un jour, étant malade, a reçu d’elle un panier de vin. — Or, le lendemain, venu chez Labosse pour faire sa demande, qui est instantanément accueillie, Costard reconnaît dans son futur beau-père le vieux monsieur avec qui il a fraternisé l’autre nuit, chez Baratte, à quatre heures du matin : et de se taper sur le ventre, et de se rouler de rire, tant « elle leur semble bonne ». — Peu de mois après, l’idée d’être trompé par sa femme amuse tellement Costard, que Bobette ne peut se tenir de lui apprendre que « ça y est » en effet. « Tiens ! vous ne riez plus » ? dit-elle. « Attends que ça vienne », répond-il. Et ça vient. Et il est vraiment « très bien » dans la scène où, son petit chien sur le bras, il fait constater le « flagrant délit » de sa femme : mais celle-ci est mieux encore lorsqu’elle ôte son corsage, dont les manches la gênent, pour remettre son chapeau, et se fourre ensuite, par pudeur, dans le lit de la chambre garnie. Joignez que Costard ne lui cède en rien quand, surpris à son tour en compagnie de Bobette, il offre le champagne au commissaire et déclare qu’il ne s’est jamais tant amusé. Tout cela, relevé par l’imprévu bariolé des propos, est d’une démence à quoi rien ne résiste.

Démence très attentive dans le fond. La suite des « mouvements d’âme » de Paul Costard est extravagante, mais vraie. À un moment, il raconte « la plus forte émotion de sa vie ». C’était un soir où, ayant « plaqué » une petite amie, il était venu chercher l’apaisement aux Folies-Bergère. Il y vit « sept étalons de l’Ukraine » présentés en liberté. Ces noirs coursiers balançaient lentement leurs têtes surmontées de panaches noirs, ce pendant que l’orchestre jouait une musique solennelle. Et cette musique, ces panaches de corbillard… Paul Costard sentit quelque chose pleurer dans son cœur. De même, après la constatation parallèle des deux flagrants délits, Costard, abandonné par Bobette, et, là-dessus, ayant lu par hasard Paul et Virginie, n’est pas très loin de croire à l’immortalité de l’âme. Pourquoi non ? Que, dans un moment de détresse sentimentale, les chevaux noirs et les cuivres imposants des Folies-Bergère l’aient fait songer à la mort ; que, dans une autre heure mélancolique, la symétrie des deux flagrants délits lui ait paru vaguement providentielle et l’ait rendu vaguement spiritualiste… c’est saugrenu, mais plausible ; nous connaissons cela ; c’est, après tout, d’impressions analogues que sont sorties les Nuits et l’Espoir en Dieu ; et il y a donc, dans Paul Costard, un Musset qui s’ignore ; un Musset « loufoque », pour parler sa langue.

C’est cette démence qui sauve ce que certaines scènes du Nouveau Jeu ont d’extrêmement osé. Lorsque dans la chambre de Bobette, au petit jour, Costard raconte à son amie dans quelles circonstances il a « pincé » sa femme, et que, durant dix minutes, charmée par ce récit, Bobette, en chemise de nuit, fait des sauts de carpe parmi le désordre des draps et des couvertures, ce tableau d’extrême intimité nous effarerait peut-être un peu, si nous ne nous souvenions que nous sommes à Guignol et que nous assistons aux ébats de deux marionnettes. Et puis, l’auteur de Catherine s’est si bien mis en règle avec la vertu qu’on lui peut passer quelques licences.

D’ailleurs, fidèle à son devoir, le moraliste convaincu qui cohabite, chez M. Lavedan, avec le satirique audacieux, surgit au dénouement. Les personnages, calmés, défilent devant le juge d’instruction, qui paternellement les sermonne ; et Bobette, avec l’autorité de l’expérience, donne l’explication de la comédie. Le « nouveau jeu », c’est une gourme qu’on jette, et cela ne tire pas à conséquence. On s’aperçoit un jour que la règle a du bon. Costard finira dans la peau d’un bourgeois correct, respectueux des convenances et même des préjugés, et Bobette, vieillie, sera une bonne dame qui invitera son curé et rendra le pain bénit. — À vrai dire, tout cela n’est pas sûr : témoin Labosse, demeuré polichinelle jusque dans un âge avancé. Puis, on ne voit pas assez si l’auteur est ironique dans cette conclusion même, et s’il se rend bien compte que Costard et Bobette, « rangés » de la façon qu’il dit, vaudront moins qu’ils ne valaient, puisque passer du nouveau jeu au vieux jeu, ce sera, pour eux, passer du cynisme ingénu à l’hypocrisie. — Mais surtout ce dernier acte est si inutile ! Et Catherine suffisait si bien à nous garantir la moralité de l’auteur !

M. Maurice Donnay a diverses originalités, toutes rares. Il me semble d’abord qu’il est le seul de sa bande qui écrive encore plus pour son plaisir que pour celui des autres ; et que cet esprit, qui plaît si naturellement, ne sacrifie que peu, si l’on y regarde de près, au désir de plaire. Ne vous y trompez pas, dans ses trois comédies psychologiques, ce « charmeur » est un réaliste très ingénu : je sens en lui un très sincère et presque intransigeant amour de la vérité, et une horreur des « ficelles », où il y a du défi et de la candeur. Son dialogue est unique. Si vous lisez ses pièces imprimées (j’excepte, bien entendu, Lysistrata), vous verrez que ce dialogue est ce qu’on a fait, au théâtre, de plus approchant, par le mouvement et la syntaxe, du style de la conversation. Pas une phrase « écrite » ; jamais on n’a plus subtilement usé de la syllepse, de l’ellipse, ni de l’anacoluthe. Et cette familiarité n’est jamais plate ; cela est ailé, fluide, et, d’autres fois, d’une couleur délicieuse. Car ce réaliste est un poète. Il fait beaucoup songer, par sa grâce, au Meilhac de la Petite Marquise, de la Cigale, de Ma Camarade, — avec, si vous voulez, une langueur plus chaude ou un pittoresque plus aigu : ce qui veut peut-être seulement dire qu’il est d’aujourd’hui.

Cette fois (dans l’Affranchie), il faut avouer que M. Maurice Donnay s’est laissé un peu égarer par sa chimère d’une comédie exactement ressemblante à la vie ; d’une comédie où il n’arrive, extérieurement, presque rien et où les principaux événements sont les sentiments des personnages ; d’une comédie absolument simple, plus simple encore, quant à la fable, que Bérénice ou Amants (cette Bérénicette). C’est un nouvel épisode de l’histoire éternelle des amants. Dans la première pièce amoureuse de M. Donnay, les amants se quittaient sans mensonge. Dans la Douloureuse, ils étaient séparés par un mensonge réciproque. Dans l’Affranchie, l’amant souffre moins d’un mensonge précis de sa maîtresse que de la découverte qu’il fait de son habitude de mentir, et il se débat moins contre tel ou tel mensonge que contre une menteuse. — Mais comme cette menteuse presque involontaire est une femme qui aime, cela forme quelque chose d’extrêmement complexe et embrouillé, qui demeure mal connu de celle même qui ment et de celui à qui elle ment ; quelque chose enfin de trop fuyant et de trop insaisissable pour être proprement dramatique. C’est du moins mon impression.

Voici les faits. Roger Chambrun est l’amant d’Antonia de Maldère, une dame libre, riche, de condition sociale un peu indécise. Roger a pour marotte la loyauté en amour. « Tu es libre, dit-il à Antonia ; et, le jour où tu ne m’aimeras plus, dis-le-moi franchement ; je ne te ferai aucun reproche. Pourquoi mentir, et souffrir ou faire souffrir inutilement ? » Roger est sans doute naïf de croire, ou que cette franchise est possible, ou qu’elle supprimerait la souffrance, ou que l’on connaît toujours le moment où l’on a cessé d’aimer. Mais les gens les plus spirituels peuvent avoir de ces naïvetés.

Or, au premier acte, Antonia ment à Roger, en lui faisant un récit arrangé de sa vie, et en lui contant qu’elle est veuve, alors qu’elle est divorcée et qu’elle a été chassée par son mari. — Au deuxième acte, Roger découvre ce premier mensonge, et Antonia lui en fait un second à propos d’une photographie d’un de leurs amis, Pierre Lestang. — Au troisième acte, Roger découvre ce second mensonge et que, dans l’entr’acte, Antonia est devenue la maîtresse de Pierre. Il lui dit son fait ; elle lui jure qu’elle n’a pas cessé de l’aimer ; elle lui avoue, avec les apparences d’une horrible franchise, qu’elle s’est donnée à Pierre par une curiosité perverse et inepte : mais Roger ne la croit plus ; il est plus irrité encore de ce perpétuel et inextricable mensonge que de la trahison elle-même ; et, Antonia étant tombée à la renverse sur un canapé, il sonne sa gouvernante et dit : « Soignez madame ; elle est peut-être évanouie. »

Ce « peut-être » est le mot final ; et le malheur, c’est qu’il pèse sur toute la pièce. — Lorsque Antonia, à Venise, au clair de lune, improvisait une version romanesque et avantageuse de son passé, elle ne s’apercevait peut-être pas qu’elle mentait ; ou, ce qu’elle en faisait, c’était pour plaire à son amant, et c’était peut-être moins par vanité ou par ruse que par amour. Lorsqu’elle s’est livrée à Pierre Lestang pour savoir comment était fait un homme à qui sa maîtresse a naguère logé une balle dans la tête, peut-être se méprisait-elle elle-même ; peut-être aimait-elle toujours Roger, comme elle l’assure ; et les lettres si enflammées et si tendres qu’elle lui écrivait étaient peut-être sincères. Et elle sera peut-être désespérée si Roger l’abandonne. Le cas d’Antonia est vrai. Il est très vrai qu’elle ignore, sur elle-même, la vérité. Il est très vrai que beaucoup de femmes, et quelques hommes pareillement, ne savent rien de l’arrière-fond de leurs âmes, ni s’ils aiment, ni qui ils aiment, ni comment et dans quel degré, ni s’ils mentent, ni pourquoi ils mentent. Mais le public, lui, veut savoir. Il veut voir clair, même où la vérité veut qu’il ne fasse pas clair. Il ne se laisse pas congédier sur un « peut-être ». C’est aussi bête que cela ; et c’est pour cette raison que l’Affranchie a finalement déconcerté la foule, en dépit du talent de l’auteur, qui n’a pas diminué ; en dépit du rôle adorable de Juliette, sœur de la petite Alice Doré de Sapho, mais moins « brebis » ; en dépit du five o’clock de perruches du deuxième acte, et des mots charmants, et des mots profonds, et de la psychologie pénétrante et souple, et de la grâce partout répandue.

Notez que le sens même du titre reste incertain. Il signifie, je crois, que l’« affranchie » Antonia a conservé des habitudes d’esclave. Je ne saurais cependant l’affirmer.

Mais est-ce que par hasard M. Maurice Donnay ne pourrait pas nous montrer un drame survenu dans un ménage régulier ?

Au Vaudeville, Paméla, marchande de frivolités, comédie en quatre actes et sept tableaux, de M. Victorien Sardou, — Au Gymnase, Mariage bourgeois, comédie en quatre actes, de M. Alfred Capus.

Paméla est une pièce de même genre que Thermidor et Madame Sans-Gêne. Ce genre agréable et mêlé, moitié drame historique, moitié comédie d’intrigue, Paméla n’en est pas le chef-d’œuvre ; mais c’est encore une pièce singulièrement ingénieuse.

Il y a dans Paméla deux endroits fort attendrissants. C’est d’abord quand Barras fait à une bande de jolies femmes la galanterie de les mener au Temple pour leur montrer le petit Louis XVII prisonnier. On sort l’enfant de sa chambre ; les jolies dames s’apitoyent, le questionnent d’un ton suave de perruches charmées de « tenir une émotion ». L’enfant, hâve, chétif, les genoux enflés, tout abruti par la souffrance, la maladie et la solitude, — trop bien peigné seulement, car nous sommes au théâtre, — garde un silence farouche. Si l’auteur s’en était tenu là, l’effet de cette apparition muette du petit martyr parmi ce carnaval de « merveilleuses » fût demeuré vraiment tragique. Mais il a craint de nous trop serrer le cœur. Il a donc voulu que cette bonne Paméla restât seule avec l’enfant. Elle le caresse, le débarbouille, l’apprivoise. Le petit, encouragé, demande des nouvelles de sa mère, comprend qu’elle est morte, sanglote et se pâme. Quel mauvais cœur résisterait à ce spectacle ?

L’autre endroit, c’est quand, le soir de l’enlèvement, le républicain Bergerin, l’amant de Paméla, découvre le petit roi dans le panier de blanchisseuse. Brutus va faire son devoir. Mais l’enfant royal, sommeillant à demi, lui jette ses deux bras au cou ; et ce geste d’enfantine confiance désarme Brutus et fait subitement crouler, au choc d’un sentiment très simple de pitié humaine, toute son intransigeance abstraite et têtue. « Bah ! dit-il, pour un enfant qu’on lui vole, la Nation n’en mourra pas ! » Et il laisse Paméla porter le petit Louis aux conjurés qui l’attendent à l’entrée du souterrain…

Le reste est rempli par l’histoire de la conspiration. C’est d’abord une matinée de Barras, avec beaucoup, presque trop de « couleur locale » et de détails anecdotiques artificieusement enfilés. Barras reçoit des policiers, — et quelques pots-de-vin, — puis Paméla, qui vient lui faire payer une note de Joséphine. Il interroge deux royalistes accusés de préparer l’évasion du petit roi, et les fait mettre en liberté : car il a son idée. — Puis, c’est la visite des merveilleuses au petit prisonnier. — Puis, c’est l’atelier de menuiserie où les conspirateurs, déguisés en ouvriers, ont creusé un souterrain qui aboutit à la cour de la prison. Tout est préparé pour l’enlèvement. Ils ont gagné les gardiens et la blanchisseuse du Temple ; cette femme emportera l’enfant dans un panier de linge. Mais au dernier moment, effrayée, elle se dérobe : tout est perdu ! La bonne Paméla s’offre à prendre sa place : tout est sauvé !

Puis, c’est une fête chez Barras, car il faut varier et contraster les tableaux. Barras dit à Paméla : « Je sais tout »… et lui donne un laissez-passer qui lui permettra de pénétrer au Temple après l’heure où l’on ferme habituellement les portes. « À une condition, ajoute-t-il : c’est que l’enfant me sera remis. » (Il compte s’en servir, le cas échéant, pour traiter avec le comte de Provence.) — Paméla rencontre alors le farouche patriote Bergerin, son amant, qui a des soupçons et à qui elle finit par tout avouer. Embarras de Bergerin : s’il dénonce le complot, il livre sa maîtresse ; s’il se tait, il trahit son devoir. Il s’arrête à cette solution : « Je serai ce soir au Temple. — J’y serai aussi ! » dit Paméla.

Ici, pour nous délasser de ce « sublime », un intermède tragi-comique. Les conspirateurs sont occupés, dans le souterrain, à donner les derniers coups de pioche… Ils savent qu’il y a parmi eux un traître, mais ignorent qui c’est. Là-dessus, une patrouille envahit le souterrain et arrête tout le monde. Le faux frère se trahit lui-même en montrant au chef sa carte de policier. On le ficelle avec soin. La patrouille était une fausse patrouille. Le « truc » est divertissant. — Vient alors le tableau de l’enlèvement, très adroitement aménagé et qui se termine, comme j’ai dit, par les deux bras du rejeton des tyrans autour du cou de Brutus.

Et ça finit en opérette, de façon qu’il y en ait pour tous les goûts. Des paysans de théâtre, qui sont des conjurés, font la fenaison au bord de la Seine. Le petit roi, qu’on s’est bien gardé de remettre à Barras, repose dans une maison voisine. Barras, qui s’est imprudemment mis à sa poursuite, se voit soudainement entouré par les faux villageois armés d’engins champêtres. Il ne perd pas la tête et demande à présenter ses hommages à Sa Majesté Louis XVII. On amène l’enfant sur un brancard orné de feuillages et de fleurs, sorte de pavois rustique, et Barras lui baise respectueusement la main et l’assure de son dévouement profond, quoique éventuel…

Voilà bien de la variété, bien de l’agrément, bien de l’esprit, bien de l’ingéniosité, et, semble-t-il, tout ce qu’il faut pour plaire. D’où vient donc que Paméla n’ait pas obtenu le succès étourdissant de Madame Sans-Gêne, ni même le succès de Thermidor ? J’en entrevois trois ou quatre raisons.

Il y avait dans Thermidor plusieurs forts « clous » : le chœur des tricoteuses, le cantique des religieuses dans la charrette, la séance de la Convention, — sans compter, dans un ordre d’intérêt plus rare, l’admirable scène des dossiers. Les « clous » de Paméla sont plus modestes. — Dans Madame Sans-Gêne il y avait le premier Empire, et il y avait « Lui » ! Le décor et les costumes de Paméla sont moins nobles et moins magnifiques ; et peut-être aussi que le Directoire est une période trop hybride et dont la description morale, même superficielle, comporte trop d’ironie pour que la foule y prenne un plaisir simple et sans mélange.

Surtout la pièce elle-même est hybride. L’hypothèse de M. Sardou touchant l’évasion de Louis XVII fait que Paméla n’est ni un drame historique, ni une fiction.

Il est peut-être vrai, quoique indémontrable, que l’enfant royal ait été enlevé de son cachot ; mais quelques curieux seuls y croient : la foule, prise en masse, n’y croit pas, et c’est sans doute ce qui la gêne ici. La défiance qu’elle a l’empêche de se laisser prendre aux entrailles. Elle pourrait s’émouvoir sur la délivrance d’un petit martyr qui s’appellerait Émile ou Victor et qui aurait été inventé par l’auteur. Mais, du moment que l’enfant dont on lui montre l’évasion s’appelle Louis XVII, elle résiste, parce qu’elle a idée que cette évasion n’a jamais eu lieu, et parce que Louis XVII, pour elle, c’est, essentiellement, l’enfant maltraité par le cordonnier Simon et mort de rachitisme au Temple. On est intéressé, mais peu touché, par le développement d’une hypothèse contre laquelle on était en garde d’avance. Paméla manque à cette règle, tant de fois promulguée et établie par mon bon maître Sarcey, qu’une pièce historique ne doit pas trop contrarier les notions ou les préventions du public sur les événements et les personnages qu’on lui met sous les yeux. Si bien que Paméla, pour réussir complètement, aurait dû être précédée d’une campagne de presse et de conférences qui eût persuadé le public de la vérité ou de l’extrême vraisemblance de ce que l’auteur prétendait, si j’ose dire, lui faire avaler. Est-ce que je me trompe ?…

Mais ce n’est pas tout. Ce qui, dans Paméla, tient la plus grande place, ce n’est pas Louis XVII et son martyre (et j’avoue que ce spectacle, trop prolongé, de souffrances surtout physiques eût été vite intolérable), et ce ne sont pas non plus les personnes et les sentiments des conjurés : c’est la conspiration elle-même, vue par l’extérieur. Et les détails matériels, les épisodes et les péripéties de cette conspiration sont tels, qu’ils conviendraient presque tous à n’importe quelle autre conspiration où il s’agirait d’enlever un prisonnier politique. Toutes les scènes de l’atelier de menuiserie, de la fête chez Barras et du souterrain pourraient servir, très peu modifiées, pour d’autres pièces. On est amusé par les faits et gestes des conjurés, indépendamment de ce qu’ils pensent et de l’objet qu’ils poursuivent : et, dès lors, on est seulement amusé, rien de plus, et encore assez doucement. C’est comme qui dirait la conspiration « en soi », la conspiration « passe-partout ».

On est un peu déçu. Car on s’attendait à quelque drame du devoir et de la passion ; on se figurait que l’essentiel de cette histoire, ce serait la lutte entre la sensible Paméla et son amant républicain. Mais cette lutte n’est qu’indiquée. Deux fois, chez Barras et au Temple, Paméla et Bergerin se trouvent en présence et font mine de s’expliquer. La rencontre pouvait être belle de ces deux amants, divisés entre eux et divisés contre eux-mêmes par des sentiments très vrais, très humains, très forts et peut-être également généreux. Bergerin pouvait aller beaucoup plus loin dans ce qu’il croit son devoir, être décidément romain et Cornélien. Et tous deux (mais peut-être n’eût-il pas été mauvais de nous convaincre davantage de la grandeur de leur amour mutuel) pouvaient avoir de beaux déchirements — et de beaux cris. Paméla en a quelques-uns, mais surtout des mots de théâtre, comme lorsqu’elle convie les femmes « au 14 juillet des mères ». Et Bergerin n’est qu’un Brutus de carton. Le mouvement du petit prince qui l’embrasse dans son demi-sommeil est une trouvaille charmante ; mais les fureurs qui cèdent à ce baiser d’enfant étaient étrangement pâles et modérées, et le petit prince avait trop beau jeu.

Ces deux rencontres de Bergerin et de Paméla, on dirait que M. Sardou les traite avec une sorte de négligence et d’ennui, et qu’elles ne le remuent lui-même que médiocrement. C’est comme si le grand dramaturge, pour avoir, dans sa vie, trop imaginé de ces situations violentes, trop développé de ces tragiques conflits, n’avait plus eu, cette fois, le courage de faire l’effort qu’il faut pour se mettre à la place de ses personnages, pour se congestionner consciencieusement sur leur cas, pour se représenter leurs émotions et trouver des phrases qui les expriment avec quelque précision et quelque force. Il y a, dans Paméla, comme un détachement fatigué à l’égard de ce qui est pourtant la partie la moins insignifiante de l’invention dramatique : les sentiments, les passions, les mouvements des âmes.

La dextérité de M. Sardou reste d’ailleurs surprenante, et j’aime cette dextérité pour elle-même. — J’aurais voulu sans doute que la politique et les intrigues de Barras fussent un peu plus poussées (je songe à Bertrand et Raton ou à Rabagas) : tel qu’il est, néanmoins, le Barras de M. Sardou ne me déplaît point. C’est un fantoche, soit ; mais beaucoup d’hommes de la Révolution ont peut-être été des fantoches, et je ne vois pas d’époque où la disproportion ait paru si grande entre les hommes et les événements. Et je garde un faible pour Paméla, figure facile, mais très bien venue, d’une gentillesse, d’une gaîté, d’une bravoure et d’une sensibilité si « bonnes filles ».

M. Alfred Capus continue de « s’affirmer » comme un réaliste de beaucoup d’esprit et de beaucoup d’observation à la fois, et comme le meilleur spécialiste que nous ayons de la « comédie de l’argent ». Il connaît très bien le personnel de cette comédie-là, surtout le personnel inférieur, qui en est aussi le plus pittoresque : coulissiers marrons, agents de publicité, entrepreneurs d’affaires vagues, ou d’affaires précises, mais un peu osées. Dans Mariage bourgeois, Piégois, directeur de Casino, — ou tenancier de tripot, comme il s’appelle lui-même, — est un type singulièrement vivant de forban cordial et de canaille bon enfant, et qui mérite de rester dans la mémoire tout autant que le visionnaire Brignol, de Brignol et sa fille.

Une « comédie de l’argent » est, naturellement, une comédie qui en fait voir la funeste puissance, et les lâchetés et les vilenies auxquelles l’argent plie les âmes. Elle est donc, d’une part, pessimiste et satirique. Mais, naturellement aussi, — et à moins d’un parti pris amer, comme celui de Lesage dans Turcaret, — l’auteur est amené à nous montrer, à côté des esclaves de l’argent, ceux qui échappent à son pouvoir, et par suite, à introduire dans sa comédie satirique une certaine dose d’optimisme et, volontiers, de romanesque. Cette dose me semble plus forte dans Mariage bourgeois que dans les autres pièces de M. Capus.

Par là, il tendrait à se rapprocher, quant au fond, d’Émile Augier. Mon Dieu, oui. Mais il est moins rigoriste, moins « ferme sur les principes », mieux instruit de la diversité des « morales » professionnelles ou individuelles, et de ce qu’il peut y avoir de relatif dans la valeur de nos actes. Puis l’horreur qu’il a des mauvaises actions conseillées par l’argent le rend infiniment indulgent aux fautes où l’argent n’est pour rien, et, d’autres fois, lui fait éprouver une sympathie presque excessive pour les mouvements accidentels de bonté dont peut encore être capable tel coquin qui s’est enrichi à force de manquer de scrupules.

Il fait dire, ou à peu près, par Piégois au jeune Henri Tasselin, probe (quoique avide) dans les questions d’argent, mais impitoyable et déloyal en amour : « Vous, vous ne feriez tort d’un sou à personne ; mais vous avez lâché, pour un beau mariage, la jeune fille à qui vous aviez fait un enfant. Moi, j’ai roulé beaucoup d’imbéciles dans ma vie ; mais j’ai épousé, quand elle est devenue mère, une ouvrière que j’avais séduite. Chacun a sa morale, et nul n’est parfait. » Et le bon tenancier, la sympathique crapule ajoute plaisamment : « Si les imbéciles n’étaient pas roulés, ils triompheraient et le monde ne serait plus habitable. »

L’auteur, ici, ne nous cèle guère sa préférence pour Piégois. Cependant Piégois a dû, au cours de ses louches spéculations, faire parmi les « imbéciles » qu’il a « roulés » des victimes aussi intéressantes — qui sait ? — et aussi à plaindre qu’une fille-mère abandonnée par son amant. Mais ces victimes lui demeuraient lointaines et inconnues, il ne les a pas vues souffrir ; et il est possible que notre responsabilité ne soit pas seulement en raison du mal que nous avons fait, mais en raison aussi de la malice réfléchie et de la dureté que nous avons déployées pour le faire. Le meurtre, par le moyen d’un bouton qu’on presse, d’un « mandarin » invisible, est, en soi, un crime aussi abominable qu’un assassinat par le couteau ; mais il n’est clairement tel qu’aux yeux d’une conscience très formée. Donc, nous inclinons à croire finalement, avec l’auteur, que Piégois, qui certes ne vaut pas grand’chose, vaut pourtant mieux que ce sec et lâche Henri Tasselin, qui n’a encore volé personne, mais qui est sans entrailles.

Pareillement, les filles-mères étant presque toujours sacrifiées à l’argent, M. Alfred Capus témoigne une tendresse et un respect croissants aux filles-mères. Il les fait honnêtes, loyales, désintéressées, héroïques. Il en a encore mis une dans Mariage bourgeois, qui est exquise. — Enfin, le mariage, trop souvent, se passant d’amour et n’étant qu’un marché, M. Alfred Capus confesse une préférence de plus en plus marquée pour le concubinage, dans les cas où le concubinage n’est pas déshonoré lui-même par la question d’argent. Et il a soin de communiquer ce sentiment à quelques-uns de ses personnages « sympathiques ». Dans Rosine, il faisait absoudre l’amour libre par un père de famille ; il le fait absoudre, dans Mariage bourgeois, par une jeune fille bourgeoise.

M. Alfred Capus paraît donc assez hardiment révolutionnaire. Mais je ne fais ici que signaler ses tendances, puisqu’il n’est point un écrivain à thèses et qu’il ne disserte jamais. Il a ce grand mérite, de soulever fréquemment des cas de conscience, sans s’en douter peut-être, et rien que par la façon dont il observe et traduit la réalité. Ce qu’il y a de plus clair, c’est que l’esprit de son théâtre est généreux, avec un soupçon de scepticisme et de veulerie et quelque incertitude morale. Il n’a pas la sereine et sûre distinction du bien et du mal, qui est une des marques, par exemple, de M. Eugène Brieux. Cela veut peut-être dire que M. Capus respecte mieux la complexité des mobiles humains. Mais il est un point qui, au travers des questions de casuistique posées et non résolues, et peut-être non aperçues par l’auteur, ressort de plus en plus (qui l’aurait cru naguère ?) du théâtre de ce réaliste ironique ; et sur ce point nous pouvons nous accorder avec lui : c’est que la première et la meilleure vertu (il dirait lui, « la seule », en quoi il aurait tort), c’est la bonté.

Et maintenant, il faut bien dire un mot de la fable de Mariage bourgeois. Ce n’est pas très commode ; car l’éparpillement de l’action et de l’intérêt est le plus grand et sans doute l’unique défaut de cette comédie. Essayons pourtant, en ne retenant que l’essentiel.

Henri, jeune avocat qui veut faire son chemin, fils du digne chef de bureau André Tasselin et neveu du banquier Jacques Tasselin, est fiancé à Mlle Ramel qui a 200.000 francs de dot.

Ici intervient notre Piégois. Il dit au banquier Tasselin (j’abrège ses propos et j’en intervertis l’ordre, mais cela vous est égal) : « Vous êtes, quoique personne ne s’en doute encore, dans de mauvaises affaires. Je vous prête 500.000 francs, mais à une condition : ma fille Gabrielle, qui a un million de dot et trois millions d’espérances, est follement éprise de votre neveu. Je la lui donne si vous voulez. — Mais son mariage avec Mlle Ramel ? — Vous pouvez le défaire. Votre neveu a secrètement, à Paris, une maîtresse et un enfant. Que M. Ramel en soit averti, il retirera son consentement, et votre neveu épousera ma fille. » Marché conclu.

Seulement, nos gens ont compté sans la vertu de Suzanne Tillier, la jeune fille séduite par Henri Tasselin. Cette Suzanne est une brave créature ; n’étant plus aimée du père de son enfant, elle lui a rendu sa liberté ; et, quand M. Ramel vient la questionner, elle répond qu’elle n’est point la maîtresse d’Henri et qu’elle n’a aucune raison d’empêcher son mariage avec Mlle Ramel.

Mais, du moment qu’Henri ne peut plus être son gendre, Piégois refuse au banquier Jacques Tasselin les 500.000 francs qu’il lui avait conditionnellement promis. Acculé à la faillite, ayant même mangé la petite fortune de son frère le chef de bureau (ce qui amène enfin la rupture des fiançailles d’Henri et de Mlle Ramel), Jacques Tasselin songe d’abord au suicide. Puis, sur le conseil d’un vieux caissier philosophe, il « file » à l’étranger, — avec la ferme résolution, d’ailleurs, de se refaire et de restituer un jour ou l’autre. Et les angoisses du banquier, ses suprêmes tentatives, sa scène avec Piégois, sa scène avec son frère qui, d’abord furieux, finit par l’embrasser, tout cela forme un drame simple et poignant, d’une rare intensité d’émotion.

Ainsi, — et là est, à mon sens, l’idée vraiment originale de M. Capus, et, s’il l’eût mieux mise en relief, le succès de sa pièce n’eût pas été douteux, — c’est la générosité de la fille séduite, qui, sans le savoir, punit le séducteur en lui faisant manquer un mariage d’un million, et qui, en outre, ruine toute la famille de ce coriace jeune homme. C’est par la délicatesse d’une fille-mère qu’est bouleversée la vie de tous ces bourgeois. Piquante « justice immanente » et moralité ironique des choses !

M. Alfred Capus finit toutefois par consentir à un dénouement heureux, mais il a soin que l’optimisme en soit sans fadeur. Comme les affaires de la famille Tasselin avaient été gâtées par la vertu d’une irrégulière, c’est la bonté d’âme d’un irrégulier qui les rétablit. Piégois, en effet, se ravise. Sa fille est toujours aussi follement amoureuse du sec Henri Tasselin et dit qu’elle mourra si on ne le lui donne. (L’auteur ne nous a pas montré cette enfant, et des critiques s’en sont plaints ; mais je m’en console, parce que je me la représente très facilement.) Donc, Piégois

(Les cœurs de tenanciers sont les vrais cœurs de père)

va trouver le jeune avocat : « J’ai obtenu un concordat, des créanciers de votre oncle ; ils se contenteront de 250.000 francs ; j’ai arrêté les poursuites, car je connais beaucoup de juges. Ma fille est à vous avec son million, moins ces 250.000 francs, soit 750.000 francs. » Henri accepte, avec très peu d’hésitation.

Mais, si Henri est ignoble, sa petite sœur Madeleine est exquise. C’est une ingénue sans niaiserie ni timidité. Elle était l’amie intime de Suzanne Tillier, l’orpheline si vilainement séduite par Henri. (Et je ne vous ai pas assez dit combien cette Suzanne était charmante. Ce n’est plus la fille-mère geignarde et un peu hypocrite du théâtre d’autrefois. Elle a, notamment, la franchise de se reconnaître responsable de sa propre chute.) Dans un second acte, — épisodique, oui, mais touchant et d’un esprit généreux, — Madeleine s’en vient chez Suzanne, l’embrasse, la console, est charmée qu’elle ait un bébé, ne s’effare pas une seconde de la « situation irrégulière » de son amie. Elle-même, tandis que son frère ne cherche que l’argent dans le mariage, n’y cherche que l’amour et profite de la débâcle de sa famille pour épouser un bon petit garçon, à peu près sans le sou, qu’on lui avait refusé jusque-là. Mariée, elle recueillera chez elle Suzanne et son bâtard. Et la mère de Madeleine, brave femme, la laisse faire. « La bourgeoisie, dit Piégois attendri, sera sauvée par les femmes. » Ainsi soit-il. — Remarquez ici la décroissance, heureuse après tout, du pharisaïsme public. Des choses que Dumas fils, il y a trente ans, n’aurait hasardées qu’avec un luxe de préparations, et qu’il eût tour à tour insinuées avec des finesses de diplomate ou imposées avec des airs de dompteur, passent maintenant le plus aisément du monde et sans l’ombre de scandale.

Ce que je ne puis vous dire, c’est, dans cette histoire un peu éparse et que je suis loin de vous avoir résumée tout entière, l’esprit, l’observation pénétrante, la finesse des remarques sur le train de la société actuelle (exemple : « Il y a aujourd’hui tant de déclassés qu’ils formeront bientôt une classe »), et, partout, l’admirable naturel du dialogue.

Au Gymnase, l’Aînée, comédie en quatre actes, cinq tableaux.

L’Aînée n’est point une pièce à thèse et n’est qu’accessoirement une comédie de mœurs. C’est un simple « drame bourgeois » et, plus spécialement, une histoire d’âme.

Cette âme est celle de Lia, l’aînée des six filles du pasteur Pétermann. Lia est bonne, pieuse, dévouée ; et elle a habitué les autres à son dévouement. « Ah ! la brave fille ! » dit un voisin de campagne, mûr, curieux, et un peu philosophe, M. Dursay. « C’est elle qui a été la vraie mère de toutes ses jeunes sœurs, et qui tient le ménage, et qui gouverne la maison, et qui dispense M. et Mme Pétermann de surveiller leurs filles. Et tout cela avec une grâce presque silencieuse, et un oubli de soi, et une ignorance de son propre mérite !… Elle ne s’est pas aperçue, tandis qu’elle vivait pour les autres, qu’elle atteignait ses vingt-cinq ans. Heureusement, je crois qu’elle va épouser ce solennel pasteur Mikils, qui n’est qu’un bon nigaud, mais qu’elle a la naïveté de prendre pour un grand homme, à qui elle prêtera tous les talents et toutes les vertus, et avec qui elle sera probablement heureuse, parce que son bonheur est en elle. »

Mais l’ingénu pasteur Mikils s’est laissé prendre aux coquetteries effrontées de Norah la cadette, et il l’a choisie, justement parce qu’il ne devait pas la choisir. Il annonce lui-même la nouvelle à Lia, sous couleur de la consulter. Et Lia résignée dit à sa jeune coquine de sœur : « Ma pauvre, pauvre Norah ! Sois heureuse, et surtout ne le rends pas malheureux. Sois bonne, patiente, dévouée, fidèle. »

Cinq ans après. Le père Pétermann a perdu sa petite fortune dans des spéculations financières faites à bonne intention. Heureusement quatre des petites Pétermann étaient mariées avant le désastre. Lia reste seule, dans le foyer attristé et rétréci, avec sa dernière sœur, Dorothée. Elle est institutrice dans une des écoles de la ville. Elle n’est pas malheureuse. « Je vous ai, dit-elle à ses parents ; j’ai deux neveux et une nièce pour qui je tricote des brassières et des petits jupons ; j’ai ma classe qui m’intéresse. Toutes mes heures sont occupées ; c’est comme un réseau d’habitudes qui enveloppe et protège ma vie intérieure… » Mais elle n’a pas oublié l’avantageux pasteur Mikils.

Là-dessus tombent à la maison Mikils et sa femme, avec des figures bizarres. Norah n’a pu, tant il était ennuyeux, rester fidèle à son mari. Il en a eu de sérieux indices, sinon la seule preuve sans réplique, celle qui consiste à voir de ses yeux ; et alors, très embarrassé, il a trouvé cela, d’amener Norah à son père, au chef spirituel de la famille, pour qu’il la juge et qu’il décide d’elle. C’est Norah elle-même qui conte ces choses à Lia, et qui la supplie d’obtenir de Mikils qu’il pardonne sans rien dire. Et cette confidence et cette prière ont pour effet d’affranchir Lia de son premier et mélancolique amour, par le sentiment de l’ironie de la situation et de l’inutilité de son renoncement.

Elle s’indigne d’abord : « Ta faute, dit-elle à Norah, n’est pas seulement horrible en elle-même ; elle ridiculise, elle bafoue mes scrupules et ma résignation et rend grotesques à mes propres yeux cinq années de ma triste vie !… » Puis, elle se calme ; elle ne peut s’empêcher de trouver Mikils un peu ridicule, de le voir « comme un pauvre être diminué qu’on plaint avec un sourire », et « de le traiter presque dans sa pensée comme feraient les gens du monde et les personnes sans religion ni bonté ». C’est presque avec raillerie, et comme si elle prenait une revanche, qu’elle remontre à Mikils l’imprudence de son mariage et qu’elle l’exhorte au pardon. Or le malheureux aime toujours sa femme ; il l’aime, comme il dit, « honteusement » ; il confesse à Lia sa faiblesse, et la lâcheté de sa passion réveillée par les images mêmes de la faute, et comment, peut-être, le péché de Norah l’a lui-même corrompu. Et la vierge, restée seule : « Ah ! il m’a dégoûtée ! Faut-il, mon Dieu, avoir tant rêvé, tant prié, tant pleuré à propos de cet imbécile ! »

Du coup, Lia enterre, si l’on peut dire, sa vie de jeune fille. Elle a trente ans ; elle est moins naïve, plus intelligente, plus avertie qu’au premier acte. Le syndic Müller, quinquagénaire encore assez frais, et brave homme, et qui a rendu des services aux Pétermann, a, tout à l’heure, demandé sa main et doit venir chercher la réponse. Le cœur libre désormais, Lia accepte sans répugnance l’idée de ce mariage de raison : « Évidemment, dit-elle, il doit y avoir des émotions et des joies dont il faut bien que je fasse mon deuil… Mais elles sont très mêlées, ces joies-là, je le sais… J’aimerai M. Müller, puisqu’il est bon. Et puis, j’aurai peut-être des enfants… D’ailleurs mon mariage facilitera celui de Dorothée. M. Müller lui même s’y emploiera. Sans compter bien des petites douceurs pour papa et maman… Oui, oui, je suis plutôt contente. »

Mais il est sans doute dans la destinée et dans le caractère de Lia d’être dupe. Lorsque M. Müller vient « chercher la réponse », c’est Dorothée qui le reçoit. Sous prétexte de tendresse innocente et de jalousie de petite fille, la jeune effrontée se frotte, en pleurant, contre le bonhomme ; elle laisse échapper ce cri : « Je ne veux pas que vous épousiez Lia, parce que j’en mourrais ! » et s’abat, en une demi-syncope, sur le gilet de son respectable ami… Et quand elle est calmée, Müller s’esquive en murmurant : « Ma foi, je reviendrai un autre jour. »

Le lendemain, le voisin Dursay donne une garden party, où sont tous les Pétermann et quelques autres invités. Pendant que la compagnie se promène sur le lac, Lia est restée à garder les enfants. La bande revenue, elle sent que ses sœurs et ses beaux-frères, et Mikils et Norah réconciliés, tout le monde « s’aime » autour d’elle. Et Müller n’a toujours pas parlé. Lia commence à souffrir. Et voilà qu’elle apprend de son père et de sa mère que M. le syndic s’était trompé sur ses sentiments, le pauvre homme ! et qu’il les a priés de considérer comme non avenue sa démarche de la veille. Lia souffre tout de bon : « Ce que je ne lui pardonne pas, c’est cet effort que j’ai naïvement fait pour l’aimer ; je souffre cruellement, moi qui lui échappais par mon indifférence, de m’être mise, par bonté d’âme, dans le cas de pouvoir être rejetée et méprisée par lui. Ce n’est pas dans mon cœur que je suis blessée, mais dans ma fierté la plus légitime, et très profondément, je l’avoue… »

Mais que devient-elle, lorsqu’elle apprend que ce n’est pas tout, que Müller a demandé la main de Dorothée, et que M. et Mme Pétermann ont consenti à une substitution si naturelle ! Cette fois, c’est trop vraiment ; Lia se révolte contre son destin d’éternelle déçue et d’éternelle sacrifiée ; et au pasteur Pétermann qui lui dit : « Tu sais où est la consolation, tu te tourneras vers Dieu, tu prieras », elle répond : « Non, mon père. »

À ce moment critique, se présente un lieutenant de hussards, neveu de Dursay, et qui n’a d’autre caractère que d’être lieutenant de hussards, car c’est tout ce qu’il fallait ici. Le bel officier propose à Lia un tour de valse. Lia, énervée, et comme ivre de chagrin, se montre d’autant plus imprudemment provocante et coquette que c’est la première fois et qu’elle y apporte quelque gaucherie. Il y a des mots qu’elle veut entendre, ne les ayant jamais entendus ; et le lieutenant les lui dit sans se faire prier. Et elle s’excite, raille le monde où elle a été élevée, ne cache pas au militaire que ce qu’elle apprécie en lui, c’est qu’il n’a pas de « vie intérieure » et qu’il doit être « loyalement païen » ; traite de mensonge et d’hypocrisie une discipline morale qu’elle a acceptée jusque-là avec foi et avec respect ; prononce enfin, ne s’appartenant plus, des mots qu’elle réprouvera demain : et c’est la revanche momentanée de la nature contre la grâce.

Le lieutenant juge cette fille singulière et amusante. Doucement, il l’entraîne dans un pavillon écarté, la fait asseoir, veut la saisir et l’étreindre. Subitement dégrisée, elle retrouve sa vraie âme de vierge et de puritaine. Loyale, et pour se faire pardonner « sa vilaine, sa coupable coquetterie », elle lui conte, héroïquement et maladroitement, sa triste histoire et sa dernière et grotesque déception, et comment elle n’était plus elle-même quand le hussard est survenu. « Vous devez me croire, monsieur, car il faut être très humble et par conséquent très sincère pour dire tout ce que je vous ai dit là et que je n’avais dit à personne, bien sûr. »

Mais le lieutenant ne la croit pas. Tout ce qu’il voit en cette affaire, c’est que cette fille de trente ans doit « avoir quelque chose dans son passé » et qu’il peut donc « marcher ». Et il « marche », et de nouveau il veut la prendre, sincèrement ému d’ailleurs par cette confession et ces larmes, mais tout autrement que Lia ne le voudrait. Et cependant on cherche Lia dehors et on l’appelle. « Ils sont là toute une bande, dit le lieutenant. Si vous sortez, vous êtes perdue. — Perdue aux yeux des autres, pas aux miens ! » dit-elle. Et elle s’arrache des bras de l’officier et apparaît aux invités du bon M. Dursay, la robe froissée et les cheveux dénoués, en disant : « Me voilà ! »

Scandale effroyable. M. et Mme Pétermann, atterrés, ont beaucoup de peine à pardonner à leur fille aînée. Ils cèdent enfin aux évangéliques objurgations de Mikils, à qui la conscience de sa lâcheté charnelle a fait l’esprit miséricordieux, et surtout à l’intervention hardie de Norah, cette aimable prime-sautière n’ayant rien trouvé de mieux, pour hâter le pardon, que de déclarer à ses parents qu’elle a fait, elle, bien pis que sa grande sœur. « … Tu le sais bien, toi, Lia ; tu le sais bien, puisque c’est toi qui m’as raccommodée avec Auguste. Raccommodée quand il me croyait coupable. Depuis, il me croit innocente… »

On annonce alors M. Dursay. Il vient demander la main de Lia pour son neveu. Lia refuse : « Je ne saurais, dit-elle, être la femme d’un homme qui m’a voulu prendre de force, dont les bras m’ont meurtrie, dont mon visage a senti le souffle, et qui a pu croire, fût-ce par ma faute, que j’allais être sa maîtresse… Et enfin je n’aime pas votre neveu, et cela répond à tout. » Au reste elle ne se pose point en victime. Dursay lui ayant dit : « Mais, si vous refusez cette réparation, vous voilà probablement condamnée pour jamais à la solitude », elle répond : « Ce sera donc ma punition. Et, comme elle est juste, je l’accepterai d’un tel cœur qu’elle me deviendra légère… Si j’ai eu jadis quelques mérites, je les ai perdus du moment que j’ai pris des airs vulgaires de sacrifiée et que j’ai quêté sottement des consolations. Des consolations à quoi, je vous prie ? On m’aimait bien, on me prenait très au sérieux. J’avais une vie calme, réglée, harmonieuse, avec des renoncements qui n’avaient rien d’excessif ni de tragique, et qui pourtant me donnaient la flatteuse idée que je n’étais point inutile aux autres… Il ne me manquait rien… que les orages et les délices de la passion. Je les ai entrevus, et cela m’a peu réussi… Et mon seul vœu, c’est, après quelques années d’exil nécessaire, de reprendre ici cette vie pâle et douce, où j’avais la lâcheté de me croire malheureuse. » Bref, elle s’est ressaisie ; la foi, le courage et la paix lui sont revenus ; et elle a définitivement compris que ce fameux « droit au bonheur », dont de bouillants Norvégiens lui ont peut-être parlé, est un mot dépourvu de sens pour une chrétienne.

Et Dieu l’en récompense immédiatement, parce que nous sommes au théâtre. Le philosophe Dursay, qui a été le confident de Lia tout le long de la pièce, est vivement touché de cette modeste beauté d’âme. Il fait tout à coup une découverte : « Ma chère Lia, est-ce que vous ne croyez pas que nous sommes, à l’heure qu’il est, encore plus amis que nous ne nous le figurions ? » Et il ajoute : « Une idée me vient, qui n’a contre elle que d’être simple à l’excès et de me venir un peu tard. Mais quoi ? Je m’étais arrangé une vie égoïste et commode, telle que je n’en concevais pas de meilleure… Je m’étais peut-être trompé… » Il supplie donc Lia d’être sa femme ; et Lia le veut bien. Rien ne s’y oppose. Dursay s’était fait passer pour marié, afin, dit-il, d’être tranquille, — et aussi pour qu’on ne pût escompter le dénouement et que Lia ne pût l’entrevoir ou le désirer, même dans le plus secret de sa pensée. En réalité il n’y a jamais eu de Mme Dursay. — Dursay n’a que quarante-cinq ans. Son mariage avec Lia est un mariage d’automne, mais qui n’a rien de déplaisant à envisager.

Voilà l’histoire de Lia. Je me suis laissé entraîner à la conter un peu longuement parce qu’on n’est jamais mieux servi que par soi-même. Dans quelle mesure j’ai réussi à donner à cette histoire la forme dramatique ; si elle est vraisemblable, si elle est cohérente, si elle est intéressante, si j’ai su y introduire, comme je l’eusse désiré, le maximum d’analyse morale que supporte le théâtre, je l’ignore et je m’en remets à quelques-uns, — pas à tous, oh ! non, du soin d’en décider.

Un éminent critique romantique, — qui semble avoir pris pour criterium de la valeur des pièces la somme de vigueur génésique dépensée par les personnages, — souhaitait tour à tour, en rendant compte de l’Aînée, que Lia s’abandonnât totalement aux bras de l’officier bleu, et qu’elle se noyât dans le lac. Je n’ai rien à répondre, sinon que je n’y ai pas songé et que, ayant voulu très expressément montrer une fille chaste et croyante, il m’était vraiment bien difficile d’accueillir l’idée soit de cette chute, soit de ce suicide.

L’histoire de Lia est, comme j’ai dit, toute la pièce. Mais à cette histoire j’ai cherché un « milieu » qui lui fût approprié. Il m’a paru qu’une âme comme celle de Lia, sérieuse et de forte vie intérieure, devait plus vraisemblablement se rencontrer dans le monde protestant. Et c’est de quoi les protestants devraient me remercier. Mon dessein exigeait, en outre, que Lia eût derrière elle toute une bande de petites sœurs, et c’est dans un foyer évangélique qu’elles pouvaient le plus vraisemblablement pulluler. — Mais, d’autre part, l’histoire morale de Lia, telle que j’en avais conçu le développement, impliquait un peu d’égoïsme et d’innocent pharisaïsme chez ses bons parents et, aussi, l’infortune conjugale de son beau-frère le pasteur. Et c’est de quoi j’ai pris mon parti, et de quoi se sont émues certaines personnes « de la religion ».

Plusieurs m’ont envoyé des lettres d’injures. Cela me met à l’aise pour leur dire :

Ma comédie, je le répète, n’est point une comédie de mœurs et est encore moins une pièce à thèse. Ma peinture ou, plus exactement, mon croquis de mœurs protestantes et pastorales est tout accessoire, assez superficiel, et fantaisiste à demi. Donc, en disant que j’ai voulu jeter le ridicule sur les ménages de pasteurs et écrire un plaidoyer en faveur du célibat des prêtres, vous me faites un procès de tendances. Mais, puisque vous y tenez, « allons-y ! »

Quand j’aurais fait tout ce que vous dites, en quoi aurais-je excédé mon droit et manqué aux convenances littéraires ? Ces conséquences du mariage de vos ministres, ce contraste entre la mission sacrée de M. Pétermann et ses préoccupations de père de famille, les ai-je donc inventés ? Ne sautent-ils pas aux yeux ? À moins de supposer que les pasteurs sont réellement de bois, comme ils paraissent quelquefois, ne sont-ils pas sujets à aimer leurs femmes de la façon dont Mikils aime la sienne ? et cette façon-là n’a-t-elle pas un je ne sais quoi qui s’accommode mal avec la mission publique d’un ministre de Dieu ? Eh bien, oui, je prends à mon compte les aveux de cet excellent, de ce sympathique et sincère pasteur Mikils : « Mon caractère ? Ma profession ? hélas ! c’est d’être un homme, un pauvre diable d’homme. Oh ! je ne me fais plus guère d’illusions là-dessus. Comment se piquer d’être auprès des autres l’interprète de la parole divine, d’être leur guide public et reconnu, quand on est embarrassé soi-même des nécessités où se débat le commun des hommes ? Qu’est-ce qu’un ministre de Dieu amoureux de sa femme, troublé de désir ou d’angoisse dans son propre foyer, ou obsédé du souci de marier ses enfants ?… » — Est-ce ma faute si le prêtre marié me fait sourire, du moins hors des cités antiques où il n’était qu’un fonctionnaire de l’État et n’avait point charge des âmes ? — Mais j’irai plus loin : pendant que j’y suis, je songe à ces pasteurs « esprits forts », qui ne croient que bien juste en Dieu ; et, comme tout à l’heure je conciliais mal le sacerdoce avec le ménage, voilà maintenant que j’ai peine à concevoir le sacerdoce lui-même dans une religion rationaliste (si ces mots peuvent aller ensemble) ou qui tend au rationalisme.

Quelques-uns m’ont déjà répondu : — « La fonction du ministre protestant n’est point un sacerdoce proprement dit. Un ministre n’est qu’un père de famille chargé de faire de la morale aux autres et de les enterrer. Voilà tout. » Et il est vrai que, à voir en quoi consiste le rôle de beaucoup de pasteurs, je me suis souvent dit que je suffirais à le remplir, et que, de prêcher tous les dimanches la morale des honnêtes gens et la philosophie de Jules Simon, cela n’exige assurément pas une consécration spéciale. Mais alors il s’ensuit que j’ai raillé, — fort doucement, — non point des prêtres, mais une classe d’hommes pareille aux autres, et que mon crime n’est pas plus grand que si je m’en étais pris à la corporation des avocats, des professeurs ou des notaires.

Quant au reproche d’avoir livré à la moquerie publique de pauvres gens « odieusement calomniés et persécutés » à l’heure qu’il est (m’a-t-on assuré)… « non, laissez-moi rire ! » comme dit Mikils, déniaisé.

Enfin, si je ne craignais de paraître « reculer » et faire des excuses, je vous prierais de remarquer que la plupart des personnages protestants de l’Aînée sont de très bonnes gens. N’étaient les petites lâchetés, insoupçonnées d’eux-mêmes, où les entraîne la nécessité de marier leurs filles, M. et Mme Pétermann méritent notre respect et sont d’un niveau moral supérieur à celui de la plupart des misérables catholiques que nous sommes. Après ses pertes d’argent, le père Pétermann est admirable de résignation souriante, de courageux optimisme ; et c’est très sincèrement que, après l’aventure de Lia, Mme Pétermann, décidée à quitter la ville et ne pouvant plus respirer cet air « tout plein de la mauvaise renommée de son enfant », déclare que la pauvreté n’a rien qui l’effraie. Tous deux, à la fin, reconnaissent leurs faiblesses et, ayant pardonné à Lia, lui demandent de leur pardonner à son tour. Dorothée n’est qu’une petite bête d’instinct : mais il y a de la bonté dans cette folle de Norah… Je ne puis vous dire quelle amitié j’ai pour Mikils, avili un moment, mais humanisé en somme, et le cœur et l’esprit élargis par la souffrance qui lui vient de sa femme. Et pour Lia, ses coreligionnaires ne devraient pas oublier que, l’ayant voulue sérieuse et exquise, je l’ai faite protestante, afin de lui pouvoir prêter une vie morale plus attentive, plus profonde, plus consciente.

Mais j’aurai beau dire, ils ne m’absoudront point. Cela me laisse froid. Ou du moins, je trouve cela naturel. Il y a dans la patrie française, et quoique fondus en elle pour tout le principal, des groupes qui demeurent quand même un peu susceptibles et ombrageux. Ils ont la chance d’être plus vertueux et, proportionnellement à leur nombre, beaucoup plus forts que nous : mais cet avantage les laisse méfiants. C’est qu’ils sont arrière-petits-fils de persécutés. Leur mauvais caractère nous punit encore des crimes de nos aïeux. C’est bien fait, — quoique nous n’ayons, personnellement, ni révoqué l’Édit de Nantes, ni massacré Israël. Certains de nos embarras d’aujourd’hui viennent encore de ce que nos pères furent atroces :

Delicta majorum immeritus lues.

Résignons-nous ; soyons indulgents à ces frères sans grâce et reconnaissons que cette attitude de perpétuelle défensive et d’éternelle protestation sur des riens n’est pas seulement, chez eux, un phénomène d’atavisme, mais une marque, — déplaisante, il est vrai, — de leur noblesse morale.

C’est égal, il est curieux que ces gens-là, qui trouveraient très bien que je fusse détaché de ma religion natale, s’indignent que je paraisse détaché de la leur. — Notez d’ailleurs que je me suis contenu, justement parce que je suis né catholique. Si j’avais l’avantage (très appréciable aujourd’hui) d’être né protestant, j’aurais bien autrement poussé la satire.

Je me suis étendu sur ma pièce plus longuement que la décence ne le permettait. C’est qu’on m’avait attaqué, et injustement, et sur autre chose que sur son mérite dramatique ou littéraire, dont je crois faire exactement le cas que je dois.

Au Vaudeville : Zaza, comédie en cinq actes, de MM. Pierre Berton et Charles Simon. — Au Théâtre Antoine : l’Épidémie, un acte de M. Octave Mirbeau.

Que tout le monde l’ait dit, cela n’est pas pour m’empêcher de le redire : Zaza est « une pièce pour Mme Réjane », et d’ailleurs très adroitement appropriée à son objet.

Une pièce pour Mme Réjane, c’est d’abord une histoire d’amour brutalement sensuel. Puis c’est une pièce qui nous montre « l’étoile » dans toutes les postures où le public a coutume de l’admirer. Elle comporte donc un certain nombre de scènes prévues. Il y a la scène où la grande comédienne est gamine et fait rire ; la scène où elle se déshabille, largement ; la scène où, les yeux chavirés, elle s’abandonne à des étreintes furibondes et colle sa bouche sur celle de son amant ; la scène attendrissante et généreuse où elle nous découvre la délicatesse de son cœur ; la scène de jalousie et la scène de rupture, où, parmi les sanglots et les hoquets, elle crie (du nez) sa souffrance, sa rage, son désespoir et, par surcroît, son mépris de l’humanité ; la scène philosophique où elle se révèle femme supérieure et experte aux ironies désenchantées… Et enfin il y a la scène non prévue, celle où elle fait ce qu’on ne l’avait pas encore vue faire. Dans le Partage, elle sautait à la corde ; ici, elle époussète les meubles, avec ses jupes relevées jusqu’au ventre. Et autour de l’étoile, rien, ou presque rien.

Zaza est strictement conforme à ce séduisant programme. Zaza, fille de fille, est chanteuse dans un « beuglant » de Saint-Étienne. Elle « se toque » d’un voyageur de commerce qui traverse la ville, un nommé Dufresne, et l’allume de son déshabillage et de ses frôlements ; et c’est le premier acte. — Au second, Zaza et Dufresne se possèdent avec frénésie. Zaza a « sacqué » ses anciens amants ; elle est « toute changée », — comme Marguerite Gautier, — car tel est l’effet des grandes passions. Mais elle n’est pas sans inquiétude : Dufresne est souvent appelé à Paris pour ses affaires, et sera prochainement obligé de partir pour l’Amérique. Là-dessus Cascart, camarade et ancien amant de Zaza, pas jaloux, mais sensé, dit à la bonne fille : « Ma fille, tu perds ton avenir. Dufresne n’est pas riche, et puis il a un ménage à Paris. » Zaza répond : « J’y vais. » Et elle y va. Elle tombe chez Dufresne et y trouve, en l’absence de madame, une petite fille de huit ans qu’elle fait bavarder. Elle constate, avec fureur et attendrissement à la fois, que Dufresne est bon mari et bon père ; sent malgré elle que le vrai bonheur de son amant est là, qu’elle ne peut pas lutter contre « la Famille », et s’en va comme elle était venue. De retour à Saint-Étienne, elle laisse échapper, dans une conversation avec son amant, le secret de son voyage à Paris ; comprend, à la colère de Dufresne, que c’est, au fond, sa femme qu’il aime ; éclate en imprécations forcenées, et le chasse. — Cinq ou six ans après, Zaza est devenue une étoile de café-concert de la plus haute distinction, de celles qui portent l’esprit français à travers le monde, qui ont les appointements de vingt généraux de division, qui envoient des lettres aux journaux et qui ont des opinions sur la littérature. Attiré par la vedette de l’affiche, Dufresne l’attend, un soir, à sa sortie des Ambassadeurs. Il ne serait pas fâché de s’offrir l’étoile en exploitant les anciens souvenirs ; mais, douce et grave, un peu solennelle et faisant paraître dans ses discours la hautaine mélancolie d’une âme supérieure, la grue arrivée lui explique qu’il y a des souvenirs si poétiques, si frais, si « ailes de papillon », qu’il ne faut pas commettre ce sacrilège de les dévelouter.

Bref, Zaza, c’est la sempiternelle histoire de la courtisane amoureuse, une variation de plus sur le thème de Manon Lescaut, de la Dame aux Camélias et de Sapho (avec un dénouement « philosophique », à l’instar d’Amants). Mais Manon parlait une langue décente et jolie ; Marguerite ne redoutait pas l’élégance du style, une élégance aujourd’hui un peu surannée ; et Sapho s’exprimait, en général, comme une fille intelligente qui s’est frottée à des écrivains et à des artistes. Pour Zaza, ce n’est plus « courtisane amoureuse » qu’il faudrait dire, mais quelque chose comme « gigolette qui a un béguin. »

Ce qu’il y a de relativement nouveau dans la pièce de MM. Pierre Berton et Charles Simon, c’est que l’amour de Zaza est bien, dans son fond, « la grande passion », celle qui s’ennoblit, à ce qu’on assure, par « le désintéressement » et la souffrance, mais que cette passion, égale en « dignité » à celle des amoureuses tragiques de la plus haute littérature, s’exprime ici de la façon la plus bassement vulgaire, et, tranchons le mot, la plus canaille. Par exemple, dans l’une des scènes où Zaza est le plus torturée, Cascart lui ayant dit : « Tu souffres, hein ? » elle répond à travers ses larmes : « J’t’écoute ! » Et il vous est loisible d’estimer ce mot aussi tragique qu’une réplique de Roxane ou d’Hermione, de vous sentir aussi émus par cette exclamation ultra-familière que par un hémistiche de Racine, et de vous en émerveiller. En réalité, c’est là un procédé que nous connaissions déjà. Il est en germe dans la Chanson des Gueux, et notamment dans Larmes d’Arsouille ; et c’est lui qui fait le prix de la Lettre de Saint-Lazare et autres chansons, sentimentales dans l’ignominie, de l’astucieux ex-directeur du Mirliton.

Ce procédé me laisse assez froid pour ma part. En dépit des poètes, des romanciers et des dramaturges, je n’ai jamais clairement conçu pourquoi l’amour jouissait, entre toutes les passions humaines, d’un privilège honorifique, ni comment il confère, à ceux qui en sont possédés, une supériorité morale, ni en quoi c’est une façon plus relevée et plus estimable que les autres d’aller fatalement à son plaisir. À mes yeux donc, l’amour, dans le roman ou sur les planches, ne vaut pas par lui-même, mais par l’analyse des sentiments qu’il engendre et par l’expression qu’il revêt. Et cette expression, je l’aime mieux subtile et belle que sommaire et ravalée : voilà tout.

Or à la canaillerie de la forme s’ajoute, ici, celle du « milieu ». L’entourage de Zaza est digne d’elle. Laissons Dufresne, qui n’est qu’un pleutre. Mais Malartot, tenancier de beuglant, et ses pensionnaires ; Mme Anaïs, mère de Zaza, une Mme Cardinal, sans aucune tenue et adonnée à la boisson ; le bon Cascart, si soucieux de l’avenir de Zaza et qui conspire si cordialement avec la mère pour sauver la fille en la livrant au bon gâteux Dubuisson ; tous ces gens-là, — dont chacun, pris à part, ne serait peut-être que comique et pourrait même exciter en nous une sorte de sympathie veule et amusée, — ne laissent pas de former, tous ensemble, une société par trop uniformément crapuleuse et autour de qui flotte pesamment une atmosphère par trop épaisse de vice tranquille. Et, sans doute, je loue en quelque manière la véracité des auteurs, et j’accorde que, ayant voulu peindre le monde des coulisses d’un bouiboui, ils ne pouvaient guère le peindre autrement. Je veux simplement dire qu’il y a des peintures qui ne me touchent plus à l’âge que j’ai, qui me paraissent inutiles ou qui même me dégoûtent… On emporte de ces cinq actes une impression de basse humanité vraiment accablante. (Je le dis d’autant plus librement que je suis sûr, en le disant, de ne faire aucun tort à la pièce, mais plutôt d’y envoyer du monde.)

Je n’ignore pas, d’autre part, qu’une des façons de renouveler, si c’est possible, « l’histoire de la courtisane amoureuse » (en supposant qu’il soit absolument nécessaire de la renouveler), c’est d’en changer le « milieu ». Toutefois, je souhaiterais que les auteurs l’eussent choisi un peu moins bas, car vous ne trouverez, au-dessous, que la maison Tellier. Mais, au reste, je constate avec équité que, plus le « milieu » est bas, et mieux Mme Réjane y déploie son immense talent. Elle a été, dans Zaza tout bonnement admirable. Le seul moyen qui lui restât de nous paraître plus admirable encore, c’eût été de nous laisser respirer de temps en temps et de nous laisser entendre un peu ses camarades.

Car M. Huguenet, entre autres, est vraiment bien bon à entendre et à voir. Dans le rôle de Cascart (le moins banal de la pièce), avec sa lourde face romaine de bel homme rasé et son triangle de cheveux luisants et plats entre les yeux, il est, de pied en cap, le chanteur de café-concert, le chanteur avantageux et gras ; et, en même temps que l’extérieur et l’allure du personnage, il en exprime avec plénitude l’âme molle et paisible, l’expérience toute spéciale et qui ne saurait avoir d’étonnements, le doux cynisme totalement inconscient, cordial, bonhomme, et dont la bassesse n’admet pas un grain de méchanceté. Oui, il est bien le « moraliste » de cette pièce-là.

Telle qu’elle est, Zaza est une pièce amusante, au sens un peu humble du mot, mais enfin amusante. Elle est redevable à M. Porel d’une mise en scène vivante et ingénieuse, et à M. Jusseaume de deux décors pittoresques et divertissants : le premier et le dernier.

La bile ardente et le beau style passionné de M. Octave Mirbeau éclatent dans cette pochade à la Daumier : l’Épidémie.

Un conseil municipal apprend que la fièvre typhoïde sévit dans les casernes de la ville. « Ce ne sont que des soldats : qu’est-ce que ça nous fait ? » Mais on annonce qu’un bourgeois a succombé à l’épidémie. Le conseil s’affole, entonne le panégyrique du défunt, et vote un emprunt de cent millions pour mesures de salubrité. La donnée est donc fort simple, mais elle est développée avec une rare puissance verbale et une outrance étonnamment soutenue.

Et ce serait une satire farouche, si ce n’était, plutôt, un truculent exercice littéraire. Cela, pour deux raisons, je crois : l’artifice presque constant de l’exécution, et une certaine difficulté à saisir nettement l’objet même de cette « charge » furibonde.

L’artifice consiste d’abord à mettre dans la bouche des personnages de hideuses paroles, conformes peut-être à leur hideuse pensée secrète, mais que jamais, dans la réalité, ils ne prononceraient. Ainsi le maire, excusant l’absence du conseiller Barbaroux, boucher de son état : « Notre honorable collègue aurait été arrêté pour avoir vendu à la troupe de la viande corrompue, ou soi-disant telle. Nous n’avons pas, je pense, à nous prononcer sur cet incident purement commercial. » Et le docteur Triceps : « … Dois-je ajouter que notre collègue Barbaroux s’est toujours montré un boucher d’une loyauté parfaite envers ses clients civils et que, s’il est vrai qu’il a vendu des viandes corrompues, ça n’a jamais été qu’à des militaires, dont je m’étonne que les estomacs soient devenus tout d’un coup si intolérants, et à des pauvres, ce qui n’a pas d’importance. » Ainsi encore le maire : « L’épidémie n’a pas atteint d’officiers, heureusement ! Le mal s’arrête aux adjudants. » Et les conseillers : « Si les soldats n’ont pas d’eau, qu’ils boivent de la bière ! — Plaignons-les, je le veux bien, mais les soldats sont faits pour mourir ! — C’est leur métier ! — Leur devoir ! — Leur honneur ! — Aujourd’hui qu’il n’y a plus de guerre, les épidémies sont des écoles, de nécessaires et admirables écoles d’héroïsme », etc.

Vous sentez la convention, d’autant plus déconcertante ici que ces manifestations invraisemblables de vraisemblables pensées sont mêlées çà et là de traits de vérité comique. En sorte qu’on ne sait plus bien ce qu’on a devant les yeux. Si ces personnages sont des abstractions et des symboles, au moins qu’ils le soient sans interruption ! (Ajoutez que, dans la vie réelle, un conseil municipal peut bien être uniquement composé d’âmes médiocres et viles, mais est composé aussi de pères de famille dont le fils est astreint au service militaire, et qu’ainsi, la salubrité des casernes ne saurait être tout à fait indifférente à leur égoïsme.)

L’artifice consiste encore à faire célébrer par les bourgeois eux-mêmes, en style livresque et d’une ironie énorme, l’ignominie du type dont ils s’avouent les représentants. « … Un bourgeois est mort… Nous ignorons son nom, qu’importe ? Nous connaissons son âme ! Messieurs, c’était un bourgeois vénérable, gras, rose, heureux !… Son ventre faisait envie aux pauvres… Sa face réjouie, son triple menton, ses mains potelées étaient pour chacun un vivant enseignement social… » Et chaque conseiller exalte à son tour le défunt en strophes et antistrophes harmonieusement balancées. Et le plus vieux conseiller chante la dernière strophe : « Oui, ce fut un héros ! Un héros modeste, silencieux et solitaire !… Comme il sut écarter de sa maison les amis, les pauvres et les chiens !… Comme il sut préserver son cœur des basses corruptions de l’amour, son esprit des pestilences de l’art !… Il détesta, ou, mieux, il ignora les poésies et les littératures, car il avait horreur de toutes les exagérations, étant un homme précis et régulier… Et si les spectacles de la misère humaine ne lui inspirèrent jamais que le dégoût, en revanche, les spectacles de la nature ne lui suggérèrent jamais rien… » Je cite pour ma démonstration, mais pour mon plaisir aussi, car toute cette oraison funèbre du bourgeois est, en soi, un bon morceau de rhétorique.

Mais (j’arrive ainsi à mon second point) ce « bourgeois » que M. Mirbeau prend pour tête de Turc, ce bourgeois qui, chose étrange, se flétrit, s’insulte, se piétine et s’étripe lui-même avec une ironie atroce, qu’est-ce donc au juste ? Un type moral ou une classe sociale ?

Les bourgeois, disait Flaubert, sont ceux qui pensent bassement. Ce sont encore ceux qui à la fois sont peu intelligents et manquent de générosité et de bonté. On pourrait dire d’un seul mot, inélégant, mais expressif et qui est à la mode aujourd’hui, que les bourgeois ce sont les « mufles ». Mais, de ces gens-là, il y en a évidemment dans toutes les classes de la société sans exception ; il y en a parmi le peuple et les ouvriers, comme parmi les gens du monde, et même parmi les littérateurs, les artistes, les esthètes et les socialistes. Il y a, en ce sens, des « bourgeois » même parmi ceux qui font profession de « tomber » les bourgeois. Au reste, il faut ici rendre justice à M. Octave Mirbeau. Dans sa pièce, le bourgeois ce n’est pas seulement le « petit rentier » pleuré comme un frère par les conseillers municipaux ; ce n’est pas seulement le conservateur égoïste, obtus et dur. Bourgeois aussi, le « membre de l’opposition », radical avancé qui tient un cabaret « fréquenté de tous les souteneurs et de toutes les filles de la ville » ; bourgeois, le péremptoire docteur Triceps, homme de progrès et de science, quelque chose comme le docteur Homais, et de la race horrible des « médecins-députés »…

Si donc le « bourgeois » n’est, au bout du compte, qu’un type moral, pourquoi l’a-t-on appelé de ce nom de bourgeois, qui est celui d’une classe sociale, flottante, à vrai dire, et elle-même assez malaisément définissable ? C’est une petite question historique, que je n’ai pas la prétention d’élucider.

Le romantisme de 1830, en opposant les poètes et les artistes aux « bourgeois », commence de déshonorer, si je puis dire, ce dernier vocable. Le mauvais renom s’en aggrave encore quand on s’aperçoit que c’est presque uniquement l’ancienne bourgeoisie qui a profité des « conquêtes de la Révolution », et qu’elle en abuse. Il arrive enfin que, sous la monarchie de Juillet, et grâce au régime censitaire, le nom de bourgeois s’applique réellement à une classe distincte du reste de la nation ; et, comme cette classe se montre en effet égoïste, cupide et pusillanime, on conçoit assez la défaveur croissante du mot dont elle est étiquetée.

Cette défaveur se conçoit moins et ne paraît plus guère fondée en raison depuis le suffrage universel, et surtout après vingt années de République démocratique. L’emploi flétrissant du mot « bourgeois » sera donc, en somme, une réminiscence politique et littéraire. Ou plutôt, le mot ne signifie plus, à aucun degré, une classe, mais un état d’esprit inférieur et ignominieux. Et quand l’amère fantaisie de M. Mirbeau nous laisse finalement entendre que cet état d’esprit est, aujourd’hui encore, le propre d’une catégorie sociale, on flaire un anachronisme gênant et qui fait un peu tort à la limpidité de sa conception.

Cette catégorie sociale est, en réalité, infiniment diverse. Quelle dureté l’on y voit ! quelle avarice ! quel agenouillement devant l’argent ! quelle sottise ! quelle incompréhension de la poésie et de l’art ! quelle cuirasse de préjugés stupides ! Mais quelle générosité aussi ! quelle liberté d’esprit ! quel sentiment de l’art ! quel héroïsme ! Presque tous nos grands écrivains ont été bourgeois ; bourgeois, la plupart des premiers rôles de la Révolution ; bourgeois, Auguste Comte, Proudhon, Fourier, Leroux, et les vieux de 48. Le noble dessein d’affranchir et d’élever le peuple, d’établir le règne de la justice, de fonder la cité idéale, et de tuer la bourgeoisie, est presque toujours né dans des cervelles de bourgeois. Le socialisme est lui-même une invention bourgeoise. La bourgeoisie est une zone sociale aux limites indéfinissables et incessamment traversées par de nouveaux venus. C’est le peuple arrivé. C’est la partie de la nation où la vie est le plus intense, où fonctionnent les plus gros appétits et s’étalent les plus durs égoïsmes, mais où fleurissent aussi les aristocraties intellectuelles. Tel esthète ou tel rêveur humanitaire est fils du « petit rentier » de l’Épidémie, ou neveu du boucher radical Barbaroux. Et tous sont bourgeois.

C’est contre un mot que M. Mirbeau a l’air de se ruer. Ou plutôt, c’est contre un type littéraire : M. Prudhomme, M. Homais, M. Vautour. Cela ôte un peu de consistance à cette satire éperdue. C’est dommage. Car cet écrivain d’une violence si folle est un écrivain très pur, et dont l’outrance est respectueuse du génie de la langue et des règles de la rhétorique. Il a l’imagination burlesque et tragique, un don remarquable de grossissement et de déformation caricaturale et souvent, par suite, de très belles colères contre des fantômes. Il a une espèce de générosité vague, d’autant plus effrénée dans son expression que les mobiles et l’objet en demeurent un peu confus.

Mais ces fureurs laissent parfois deviner un envers de sensibilité souffrante, inquiète, et même cette sorte d’humilité qui fait que le pessimiste ne s’excepte point lui-même de son dégoût et de son universelle malédiction. M. Octave Mirbeau est, dans le fond, un « impulsif » sentimental, et un impulsif dont la forme est très volontiers celle d’un rhéteur : arrangez cela ! Au reste, je ne reçois de lui, je l’avoue, que des impressions incohérentes et mêlées, et, quoique je l’essaie ici pour la seconde fois, je vois bien que je n’ai pas réussi à le définir. Je crains aussi de m’être trop appesanti sur une petite pièce qui n’est sans doute, dans l’esprit de son auteur, qu’une fantaisie un peu véhémente.