(1861) Cours familier de littérature. XI « LXIIIe entretien. Cicéron (2e partie) » pp. 161-256
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(1861) Cours familier de littérature. XI « LXIIIe entretien. Cicéron (2e partie) » pp. 161-256

LXIIIe entretien.
Cicéron (2e partie)

I

On vient de voir, dans le précédent entretien, que toute la vie de Cicéron ne fut qu’un admirable équilibre entre la pensée et l’action : homme d’État pendant les convulsions politiques de sa patrie, il devenait homme de lettres pendant les loisirs que l’impopularité ou l’exil lui faisaient à la campagne ou hors de l’Italie. Cet équilibre dans les deux exercices alternatifs des grandes facultés de l’homme est la condition de son développement le plus complet sur la terre. La pensée, nourrie par l’étude, prépare à l’action politique ; l’action politique donne un corps à la pensée, exerce le caractère, enseigne par l’expérience les choses humaines et construit en nous le suprême résultat d’une longue vie, la philosophie (ce que les anciens appelaient la sagesse).

Je sais bien que l’envie et la médiocrité, qui veulent tout rabaisser à leur niveau, contestent dans ce siècle la possibilité de cet équilibre entre les facultés de l’homme d’action et les facultés de l’homme de pensée. Mais l’histoire de tous les siècles et de tous les pays proteste contre cet axiome ; Moïse, David en Judée, Confucius en Chine, Mahomet en Arabie, Solon et Démosthène en Grèce, Scipion, Cicéron et César à Rome, Dante et Machiavel à Florence, vingt hommes d’État historiques, à la fois grands orateurs, grands écrivains, grands courages, attestent la compatibilité puissante de l’action et de la pensée.

C’est plutôt le contraire qui est vrai : scinder l’homme en deux, c’est le diminuer de moitié, c’est vouloir des têtes sans bras ou des bras sans tête. Si l’on aperçoit une insuffisance dans quelques grands hommes d’action, c’est que la pensée, à un certain degré, leur manque. Si l’on sent la faiblesse dans quelques grands hommes de lettres, c’est que l’action n’a pas retrempé leur âme dans la réalité des choses. Laissons donc l’envie et la médiocrité se consoler de leur impuissance en mutilant les puissantes natures : elles seront toujours écrasées toutes les fois qu’il naîtra un vrai grand homme, et qu’il naîtra une vraie postérité pour le juger.

II

Jamais cet équilibre entre les deux facultés, penser et agir, ne fut plus caractérisé que dans Cicéron. On sait que Rome formait par ses institutions des hommes tout entiers, précisément parce qu’elle les employait tout entiers, au forum, au sénat, dans les magistratures, dans les pontificats, dans les proconsulats, dans les lettres, à la guerre. Cicéron fut un Romain complet.

III

On s’étonne, en réfléchissant à ses accablantes occupations d’homme public, comme défenseur ou accusateur devant les tribunaux, comme orateur politique devant le peuple ou au sénat, comme consul dans des temps d’orages civils, comme proconsul en Asie, comme général d’armée, comme administrateur de provinces, comme candidat aux magistratures, comme aspirant au triomphe, comme conseil de Pompée, comme ami de Brutus, comme ennemi de Clodius ou d’Antoine, comme tuteur et victime d’Octave ; on s’étonne, disons-nous, qu’il soit resté tant de loisirs à cet esprit universel pour toutes les parties de la littérature depuis la rhétorique et la poésie jusqu’à la philosophie et la religion. On s’étonne bien plus quand on contemple le degré de perfection auquel il a porté tous ces ouvrages. Trente-quatre volumes ont à peine suffi à les contenir. Nous n’avons pas tout. Voltaire seul, dans les temps modernes, a autant écrit ; mais Voltaire, maître, pendant une longue vie, de ses heureux loisirs, n’était ni orateur dans les causes privées, ni orateur dans les causes publiques, ni proconsul, ni général d’armée, ni consul, ni lieutenant de Pompée, ni négociateur avec César, ni accusateur de Catilina, ni sauveur de la patrie, ni proscrit, ni victime des triumvirs.

Sa liberté et sa retraite, tantôt à Potsdam chez un roi lettré, tantôt à Cirey chez une amie, tantôt à Ferney chez lui-même, doublaient sa vie.

IV

Celle de Cicéron était répandue dans tout l’univers romain et décimée par tout le monde, en sorte que ce n’est pas seulement le génie qu’il faut admirer dans Cicéron, c’est la volonté. Il ne perdit pas une heure dans toute sa vie, pas même l’heure de sa mort ; il écrivait encore on ne sait quoi sur ses tablettes dans sa litière, au moment où, arrêté par les sicaires d’Antoine, il leur tendit sa tête pour mourir.

C’est l’amour de la campagne qui multipliait en lui le goût et le temps des études. Cet amour était très habituel aux grands Romains, nourris par la louve, et fils de Cincinnatus, le grand laboureur. Le sol de la Sabine, celui de Rom, celui de la Campanie (Naples), étaient couverts de leurs maisons des champs. Scipion, Pompée, Lucullus, Sylla, César, Cicéron, Brutus, Caton et plus tard Horace possédaient partout des villas où ils se retiraient du bruit de Rome. Cicéron, aussitôt qu’il avait un jour d’inaction, allait s’enfermer à Tusculum, au milieu de ses livres, accompagné de ses secrétaires et quelquefois d’un ou deux amis. Là il préparait ou revoyait ses harangues, enlevant avec la plume les imperfections de la parole ; il dictait les règles des différents genres d’éloquence, il composait ses deux poèmes épiques, il commentait la philosophie grecque de Platon, il la dépouillait de ses rêveries sophistiques, il la fortifiait par cette sévérité logique et expérimentale, caractère de la haute et sévère raison des Romains. Enfin il s’élevait de raisonnements en raisonnements jusqu’au ciel, et il y découvrait, autant que la faible intelligence humaine le permet, la vraie nature de la Divinité, unique, infinie et parfaite à travers le nuage des idolâtries de son temps. Puis il se délassait de ces théologies philosophiques par des traités familiers sur la vieillesse, lui pour qui la vieillesse n’était que la récolte d’automne de sa vie. Parcourons ses œuvres.

V

La première des œuvres littéraires de Cicéron, c’est le recueil de ses discours. Mais ces discours sont trop nombreux pour que nous les parcourions même rapidement dans ce coup d’œil sur cet écrivain monumental. Nous le ferons quand, dans nos entretiens de l’année prochaine, nous vous parlerons de l’éloquence sous toutes ses formes. L’éloquence est la littérature directe et parlée : la plus passionnée, la plus impressive, mais la plus fugitive de toutes les littératures. Elle ne survit pas à la circonstance ou à la passion qui la fait naître, à l’orateur qui la profère, au peuple qui l’écoute, ou plutôt elle n’y survit qu’à condition que l’orateur soit en même temps un écrivain accompli, tel que Démosthène, Eschine, Cicéron, Bossuet, Chatham, Sheridan, Mirabeau, Vergniaud, hommes qui, en parlant au jour, gravent pour l’éternité.

VI

L’éloquence romaine, née des institutions libres, aristocratiques et populaires de Rome, avait fleuri avant Cicéron. Elle connaissait, elle pratiquait ces règles innées du discours, le commencement, le milieu, la fin, l’exorde, l’exposition, le raisonnement, le pathétique, la péroraison ; elle savait que l’ordre dans les idées et dans les faits, la clarté et la force dans le langage, la chaleur dans les sentiments, l’agrément même dans la diction, sont les conditions sans lesquelles l’orateur ne peut ni commander l’attention, ni communiquer la conviction aux assemblées publiques. L’expérience déjà longue du forum, du sénat, des tribunaux, du peuple, avait instruit les Romains des convenances et des moyens de l’art oratoire. Tout citoyen romain était orateur dans la mesure de son esprit et de son talent ; la grande loi, la loi suprême, la loi de la place publique, c’était la parole. Elle fut longtemps aussi presque la seule littérature. Les Caton l’employaient à modérer le peuple ; les Gracques, formés par leur mère Cornélie, à le soulever ; Hortensius, à le charmer ; Catilina, à renverser la société romaine ; César, à corrompre la multitude afin de l’asservir par ses vices à son ambition naissante. Cicéron, à l’âge de vingt-quatre ans, homme nouveau comme disaient les Romains, c’est-à-dire sans illustration héréditaire sur son nom, avait à lutter contre ces modèles ou contre ces émules. La nature et l’étude l’avaient façonné pour ces luttes ; l’habitude de plaider des questions judiciaires devant les tribunaux inférieurs l’avait exercé.

Après avoir parlé devant les juges, il ne craignait plus de parler devant le peuple, puis devant le sénat. Il s’éleva aux causes politiques, les seules qui rendent historique le nom d’un orateur.

Profondément versé dans les poètes, dans les philosophes et dans les orateurs grecs, il s’était, de bonne heure, proposé de donner à la parole dans le discours toute la solidité, toute la durée, toute l’élégance classiques, toute la grâce, tout l’atticisme de la parole écrite : on croyait lire en écoutant. Sa mémoire, puissance qu’on multiplie en la chargeant, le servait avec fidélité, mais aussi avec cette liberté qu’elle doit laisser à l’improvisation, tout en rappelant l’orateur à son but et à son texte ; sa diction, sans être théâtrale, était modulée. La prose oratoire avait à Rome un peu du rythme de la poésie ; l’orateur était pour le peuple romain un musicien de la pensée ou de la passion. Ces orateurs avaient rendu l’oreille du peuple exigeante comme un auditoire d’artistes ; des instruments donnaient le diapason à la voix de l’orateur.

Rien, dans nos assemblées ou dans nos tribunes modernes, ne peut donner l’idée de ces conditions de l’éloquence antique. C’était un cirque dont les orateurs étaient les lutteurs devant un peuple délicat. Il fallait charmer ou mourir. Le son de voix, l’attitude, les gestes, étaient l’objet d’une étude dont Tacite, Cassius, Brutus, Quintilien et Cicéron donnent les règles dans leurs traités.

VII

Ces règles, il les pratiqua le premier avec une supériorité de nature et d’étude qui le laissa promptement sans rival à Rome. Ses premiers discours contre le proconsul Verrès, spoliateur et assassin de la Sicile, sont un modèle d’éloquence accusatrice. Il n’y a rien de comparable à ces discours contre Verrès, que les deux immortels discours de Burke et de Sheridan contre lord Hastings et contre les spoliateurs de l’Inde dans le parlement britannique ; peut-être aussi, en France, l’accusation et la contre-accusation mutuelle de Robespierre et de Vergniaud se vouant l’un l’autre à la mort dans les séances de la Convention qui précédèrent la mort des Girondins. Mais, si ces derniers discours étaient aussi envenimés, ils n’étaient pas aussi oratoires : l’homme y était animé à la vengeance, l’artiste en discours n’y était pas aussi complet. Il faut lire les sept discours successifs de Cicéron dans l’accusation contre Verrès, pour se faire une idée de toute l’invention, de toute la disposition, de tout le pathétique, de toutes les fécondités d’arguments d’un accusateur qui veut faire partager son indignation contre le crime, sa pitié pour les victimes, sa colère, sa fureur même, contre l’accusé.

Cependant c’était là encore le début de Cicéron dans les causes politiques. Il y a un peu trop d’apprêt, un peu trop de déclamation juvénile, on y sent trop l’avocat, pas assez le citoyen. Mais, comme perfection d’éloquence écrite, rien n’est égal dans aucune langue.

Dans ses discours contre Catilina on sent autant l’orateur, mais on sent mieux le consul, l’homme d’État, le vengeur, le sauveur, le père de la patrie. Sa situation était très embarrassée et donne une apparence d’inconséquence à ce discours aux yeux de ceux qui ne connaissent pas parfaitement la circonstance. Si Cicéron consul, se dit-on, jugeait en conscience Catilina si criminel et si dangereux pour Rome, pourquoi donc ne l’arrêtait-il pas, et pourquoi se bornait-il à l’invectiver et à le conjurer, à force d’imprécations, de sortir de Rome ?

Le secret de cette inconséquence et de cette faiblesse apparente, c’est que Cicéron parlait devant César et devant les amis de César ; il savait, sans pouvoir le prouver, que César et les amis de César, dans le sénat, étaient secrètement complices de Catilina, mais il n’avait point de preuves contre eux. De plus, ils étaient si populaires parmi la multitude, qu’il était obligé de les ménager en frappant de sa parole leur complice à visage découvert. Il fallait donc déverser sur Catilina seul tout l’odieux de la conspiration et le contraindre à fuir de peur d’avoir à le juger. Voilà tout le mystère de ces discours qui ont fait accuser Cicéron de pusillanimité par les rhétoriciens qui ne savaient pas assez l’histoire. Mais lisez maintenant cette immortelle apostrophe, et vous comprendrez sous les paroles ce que les paroles cachaient, comme le poignard d’Aristogiton, sous les derniers replis du cœur du consul !

« Jusques à quand, Catilina, abuseras-tu de notre patience ? Combien de temps encore ta fureur osera-t-elle nous insulter ? Quel est le terme où s’arrêtera cette audace effrénée ? Quoi donc ! ni la garde qui veille la nuit au mont Palatin, ni celles qui sont disposées par toute la ville, ni tout le peuple en alarme, ni le concours de tous les bons citoyens, ni le choix de ce lieu fortifié où j’ai convoqué le sénat, ni même l’indignation que tu lis sur le visage de tout ce qui t’environne ici, tout ce que tu vois enfin ne t’a pas averti que tes complots sont découverts, qu’ils sont exposés au grand jour, qu’ils sont enchaînés de toute part ? Penses-tu que quelqu’un de nous ignore ce que tu as fait la nuit dernière et celle qui l’a précédée, dans quelle maison tu as rassemblé tes conjurés, quelles résolutions tu as prises ? Ô temps ! ô mœurs ! le sénat en est instruit, le consul le voit, et Catilina vit encore ! Il vit ! que dis-je ? il vient dans le sénat ! il s’assied dans le conseil de la république ! il marque de l’œil ceux d’entre nous qu’il a désignés pour ses victimes ! et nous, sénateurs, nous croyons avoir assez fait si nous évitons le glaive dont il veut nous égorger ! Il y a longtemps, Catilina, que les ordres du consul auraient dû te faire conduire à la mort… Si je le faisais dans ce même moment, tout ce que j’aurais à craindre, c’est que cette justice ne parût trop tardive, et non pas trop sévère. Mais j’ai d’autres raisons pour t’épargner encore. Tu ne périras que lorsqu’il n’y aura pas un seul citoyen, si méchant qu’il puisse être, si abandonné, si semblable à toi, qui ne convienne que ta mort est légitime. Jusque-là tu vivras : mais tu vivras comme tu vis aujourd’hui, tellement assiégé (grâce à mes soins) de surveillants et de gardes, tellement entouré de barrières, que tu ne puisses faire un seul mouvement, un seul effort contre la république. Des yeux toujours attentifs, des oreilles toujours ouvertes, me répondront de toutes tes démarches, sans que tu puisses t’en apercevoir. Et que peux-tu espérer encore, quand la nuit ne peut plus couvrir tes assemblées criminelles, quand le bruit de ta conjuration se fait entendre à travers les murs où tu crois te renfermer ? Tout ce que tu fais est connu de moi, comme de toi-même. Veux-tu que je t’en donne la preuve ? Te souvient-il que j’ai dit dans le sénat qu’avant le 6 des calendes de novembre, Mallius, le ministre de tes forfaits, aurait pris les armes et levé l’étendard de la rébellion ? Eh bien ! me suis-je trompé, non seulement sur le fait, tout horrible, tout incroyable qu’il est, mais sur le jour ? J’ai annoncé en plein sénat quel jour tu avais marqué pour le meurtre des sénateurs : te souviens-tu que ce jour-là même, où plusieurs de nos principaux citoyens sortirent de Rome, bien moins pour se dérober à tes coups que pour réunir contre toi les forces de la république, te souviens-tu que ce jour-là je sus prendre de telles précautions, qu’il ne te fut pas possible de rien tenter contre nous, quoique tu eusses dit publiquement que, malgré le départ de quelques-uns de tes ennemis, il te restait encore assez de victimes ? Et le jour même des calendes de novembre, où tu te flattais de te rendre maître de Préneste, ne t’es-tu pas aperçu que j’avais pris mes mesures pour que cette colonie fût en état de défense ? Tu ne peux faire un pas, tu n’as pas une pensée dont je n’aie sur-le-champ la connaissance. Enfin rappelle-toi cette dernière nuit, et tu vas voir que j’ai encore plus de vigilance pour le salut de la république que tu n’en as pour sa perte. J’affirme que cette nuit tu t’es rendu, avec un cortège d’armuriers, dans la maison de Lecca ; est-ce parler clairement ? qu’un grand nombre de ces malheureux que tu associes à tes crimes s’y sont rendus en même temps. Ose le nier : tu te tais ! Parle ; je puis te convaincre. Je vois ici, dans cette assemblée, plusieurs de ceux qui étaient avec toi. Dieux immortels ! où sommes-nous ? dans quelle ville, ô ciel ! vivons-nous ? Dans quel état est la république ! Ici, ici même, parmi nous, pères conscrits, dans ce conseil, le plus auguste et le plus saint de l’univers, sont assis ceux qui méditent la ruine de Rome et de l’empire ; et moi, consul, je les vois et je leur demande leur avis, et, ceux qu’il faudrait faire traîner au supplice, ma voix ne les a pas même encore attaqués ! Oui, cette nuit, Catilina, c’est dans la maison de Lecca que tu as distribué les postes de l’Italie, que tu as nommé ceux des tiens que tu amènerais avec toi, ceux que tu laisserais dans ces murs, que tu as désigné les quartiers de la ville où il faudrait mettre le feu. Tu as fixé le moment de ton départ ; tu as dit que la seule chose qui pût t’arrêter, c’est que je vivais encore. Deux chevaliers romains ont offert de te délivrer de moi, et ont promis de m’égorger dans mon lit avant le jour. Le conseil de tes brigands n’était pas séparé que j’étais informé de tout. Je me suis mis en défense ; j’ai fait refuser l’entrée de ma maison à ceux qui se sont présentés chez moi, comme pour me rendre visite ; et c’étaient ceux que j’avais nommés d’avance à plusieurs de nos plus respectables citoyens, et l’heure était celle que j’avais marquée.

« Ainsi donc, Catilina, poursuis ta résolution : sors enfin de Rome ; les portes sont ouvertes, pars. Il y a trop longtemps que l’armée de Mallius t’attend pour général. Emmène avec toi tous les scélérats qui te ressemblent ; purge cette ville de la contagion que tu y répands ; délivre-la des craintes que ta présence y fait naître ; qu’il y ait des murs entre nous et toi. Tu ne peux rester plus longtemps ; je ne le souffrirai pas, je ne le supporterai pas, je ne le permettrai pas. Hésites-tu à faire par mon ordre ce que tu faisais de toi-même ? Consul, j’ordonne à notre ennemi de sortir de Rome. Et qui pourrait encore t’y arrêter ? Comment peux-tu supporter le séjour d’une ville où il n’y a pas un seul habitant, excepté tes complices, pour qui tu ne sois un objet d’horreur et d’effroi ? Quelle est l’infamie domestique dont ta vie n’ait pas été chargée ? quel est l’attentat dont tes mains n’aient pas été souillées ? enfin quelle est la vie que tu mènes ? car je veux bien te parler un moment, non pas avec l’indignation que tu mérites, mais avec la pitié que tu mérites si peu. Tu viens de paraître dans cette assemblée : eh bien ! dans ce grand nombre de sénateurs, parmi lesquels tu as des parents, des amis, des proches, quel est celui de qui tu aies obtenu un salut, un regard ? Si tu es le premier qui aies essuyé un semblable affront, attends-tu que des voix s’élèvent contre toi, quand le silence seul, quand cet arrêt, le plus accablant de tous, t’a déjà condamné, lorsqu’à ton arrivée les sièges sont restés vides autour de toi, lorsque les consulaires, au moment où tu t’es assis, ont aussitôt quitté la place qui pouvait les rapprocher de toi ? Avec quel front, avec quelle contenance penses-tu supporter tant d’humiliations ? Si mes esclaves me redoutaient comme tes concitoyens te redoutent, s’ils me voyaient du même œil dont tout le monde te voit ici, j’abandonnerais ma propre maison ; et tu balances à abandonner ta patrie, à fuir dans quelque désert, à cacher dans quelque solitude éloignée cette vie coupable réservée aux supplices ! Je t’entends me répondre que tu es prêt à partir, si le sénat prononce l’arrêt de ton exil. Non, je ne le proposerai pas au sénat ; mais je vais te mettre à portée de connaître ses dispositions à ton égard de manière que tu n’en puisses douter. Catilina, sors de Rome, et, puisque tu attends le mot d’exil, exile-toi de ta patrie. Eh quoi ! Catilina, remarques-tu ce silence ? et t’en faut-il davantage ? Si j’en disais autant à Sextius, à Marcellus, tout consul que je suis, je ne serais pas en sûreté au sénat. Mais c’est à toi que je m’adresse, c’est à toi que j’ordonne l’exil ; et, quand le sénat me laisse parler ainsi, il m’approuve ; quand il se tait, il prononce : son silence est un décret.

« J’en dis autant des chevaliers romains, de ce corps honorable qui entoure le sénat en si grand nombre, dont tu as pu, en entrant, reconnaître les sentiments et entendre la voix, et dont j’ai peine à retenir la main prête à se porter sur toi. Je te suis garant qu’ils te suivront jusqu’aux portes de cette ville, que depuis si longtemps tu brûles de détruire… Pars donc : tu as tant dit que tu attendais un ordre d’exil qui pût me rendre odieux. Sois content ; je l’ai donné ; achève, en t’y rendant, d’exciter contre moi cette inimitié dont tu te promets tant d’avantages. Mais, si tu veux me fournir un nouveau sujet de gloire, sors avec le cortège de brigands qui t’est dévoué ; sors avec la lie des citoyens ; va dans le camp de Mallius ; déclare à l’État une guerre impie ; va te jeter dans ce repaire où t’appelle depuis longtemps ta fureur insensée. Là, combien tu seras satisfait ! quels plaisirs dignes de toi tu vas goûter ! à quelle horrible joie tu vas te livrer lorsque, en regardant autour de toi, tu ne pourras plus ni voir ni entendre un seul homme de bien !… Et vous, pères conscrits, écoutez avec attention, et gravez dans votre mémoire la réponse que je crois devoir faire à des plaintes qui semblent, je l’avoue, avoir quelque justice. Je crois entendre la Patrie, cette Patrie qui m’est plus chère que ma vie, je crois l’entendre me dire : Cicéron, que fais-tu ? Quoi ! celui que tu reconnais pour mon ennemi, celui qui va porter la guerre dans mon sein, qu’on attend dans un camp de rebelles, l’auteur du crime, le chef de la conjuration, le corrupteur des citoyens, tu le laisses sortir de Rome ! tu l’envoies prendre les armes contre la république ! tu ne le fais pas charger de fers, traîner à la mort ! tu ne le livres pas au plus affreux supplice ! Qui t’arrête ? Est-ce la discipline de nos ancêtres ? Mais souvent des particuliers même ont puni de mort des citoyens séditieux. Sont-ce les lois qui ont borné le châtiment des citoyens coupables ? Mais ceux qui se sont déclarés contre la république n’ont jamais joui des droits de citoyen. Crains-tu les reproches de la génération suivante ? Mais le peuple romain qui t’a conduit de si bonne heure par tous les degrés d’élévation jusqu’à la première de ses dignités, sans nulle recommandation de tes ancêtres, sans te connaître autrement que par toi-même, le peuple romain obtient donc de toi bien peu de reconnaissance, s’il est quelque considération, quelque crainte qui te fasse oublier le salut de tes concitoyens !

« À cette voix sainte de la République, à ces plaintes qu’elle peut m’adresser, pères conscrits, voici quelle est ma réponse. Si j’avais cru que le meilleur parti à prendre fût de faire périr Catilina, je ne l’aurais pas laissé vivre un moment. En effet, si les plus grands hommes de la république se sont honorés par la mort de Flaccus, de Saturnius, des deux Gracques, je ne devrais pas craindre que la postérité me condamnât pour avoir fait mourir ce brigand, cent fois plus coupable, et meurtrier de ses concitoyens ; ou, s’il était possible qu’une action si juste excitât contre moi la haine, il est dans mes principes de regarder comme des titres de gloire les ennemis qu’on se fait par la vertu.

« Mais il est dans cet ordre même, il est des hommes qui ne voient pas tous nos dangers et tous nos maux, ou qui ne veulent pas les voir. Ce sont eux qui ont fortifié la conjuration en refusant d’y croire.

« Entraînés par leur autorité, beaucoup de citoyens aveuglés ou méchants, si j’avais sévi contre Catilina, m’auraient accusé de cruauté et de tyrannie. Aujourd’hui, s’il se rend, comme il l’a résolu, dans le camp de Mallius, il n’y aura personne d’assez insensé pour nier qu’il ait conspiré contre la patrie. Sa mort aurait réprimé les complots qui nous menacent, et ne les aurait pas entièrement étouffés. Mais, s’il emmène avec lui tout cet exécrable ramas d’assassins et d’incendiaires, alors, non seulement nous aurons détruit cette peste qui s’est accrue et nourrie au milieu de nous, mais même nous aurons anéanti jusqu’aux semences de la corruption.

« Ce n’est pas d’aujourd’hui, pères conscrits, que nous sommes environnés de pièges et d’embûches ; mais il semble que tout cet orage de fureur et de crimes ne se soit grossi depuis longtemps que pour éclater sous mon consulat.

« Si parmi tant d’ennemis nous ne frappions que Catilina seul, sa mort nous laisserait respirer, il est vrai ; mais le péril subsisterait, et le venin serait renfermé dans le sein de la république. Ainsi donc, je le répète, que les méchants se séparent des bons ; que nos ennemis se rassemblent en une seule retraite, qu’ils cessent d’assièger le consul dans sa maison, les magistrats sur leur tribunal, les pères de Rome dans le sénat, d’amasser des flambeaux pour embraser nos demeures ; enfin qu’on puisse voir écrits sur le front de chaque citoyen ses sentiments pour la république.

« Je vous réponds, pères conscrits, qu’il y aura dans vos consuls assez de vigilance, dans cet ordre assez d’autorité, dans celui des chevaliers assez de courage, parmi tous les bons citoyens assez d’accord et d’union, pour qu’au départ de Catilina tout ce que vous pouvez craindre de lui et de ses complices soit à la fois découvert, étouffé et puni.

« Va donc, avec ce présage de notre salut et de ta perte, avec tous les satellites que tes abominables complots ont réunis avec toi, va, dis-je, Catilina, donner le signal d’une guerre sacrilège. Et toi, Jupiter Stator, dont le temple a été élevé par Romulus, sous les mêmes auspices que Rome même ! toi, nommé dans tous les temps le soutien de l’empire romain ! tu préserveras de la rage de ce brigand tes autels, ces murs et la vie de tous nos citoyens ; et tous ces ennemis de Rome, ces déprédateurs de l’Italie, ces scélérats liés entre eux par les mêmes forfaits, seront aussi, vivants et morts, réunis à jamais par les supplices. »

VIII

Nous ne donnerons aujourd’hui que cet éclair de l’éloquence parlée de Cicéron. Les innombrables citations que nous pourrions en faire vous montreraient dans tous les genres de discours ce feu, ce débordement, cet ordre, cette majesté, cette véhémence, cette haute convenance dominant la passion elle-même, cette habileté instinctive qui dit tout ce qu’il faut dire et qui fait penser ce qui ne peut être dit, enfin cette vigueur de l’honnête homme qui prête le nerf de la conscience aux formes les plus académiques de l’art. Mais ce n’est pas le moment. Ce que nous voulons surtout vous faire admirer aujourd’hui, c’est l’homme, c’est l’esprit transcendant, c’est le lettré, c’est l’écrivain, c’est le philosophe. Il est assez connu comme orateur accompli ; il ne l’est pas assez comme intelligence suprême et universelle.

IX

Les premiers et les derniers loisirs que laissèrent à Cicéron les proscriptions ou les éclipses de la liberté dans sa patrie, il les consacra, comme nous l’avons dit en commençant, à donner aux jeunes Romains les préceptes de l’art oratoire, dont il leur avait donné déjà tant d’exemples. Voyez comment, dans ses dialogues sur l’Orateur, il apprécie dignement le grand art qu’il se propose d’enseigner :

« J’avance, dit-il, que je ne connais rien de plus beau que de pouvoir, par le talent de la parole, fixer l’attention des hommes rassemblés, charmer les esprits, gouverner les volontés, les pousser ou les retenir à son gré. Ce talent a toujours fleuri, a toujours dominé chez les peuples libres, et surtout dans les États paisibles. Qu’y a-t-il de plus admirable que de voir un seul homme, ou du moins quelques hommes, se faire une puissance particulière d’une faculté naturelle à tous ! Quoi de plus agréable à l’esprit et à l’oreille qu’un discours poli, orné, rempli de pensées sages et nobles ! Quel magnifique pouvoir que celui qui soumet à la voix d’un seul homme les mouvements de tout un peuple, la religion des juges et la dignité du sénat ! Qu’y a-t-il de plus généreux, de plus loyal, que de secourir les suppliants, de relever ceux qui sont abattus, d’écarter les périls, d’assurer aux hommes leur vie, leur liberté, leur patrie ! Enfin quel précieux avantage que d’avoir toujours à la main des armes qui peuvent servir à votre défense ou à celle des autres, à défier les méchants ou à repousser leurs attaques ! »

De temps en temps Cicéron interrompt ses dialogues et ses citations sur l’éloquence par des retours sur le sort des grands orateurs de son temps, sur lui-même et sur le sort de sa patrie, retours qui sont eux-mêmes des chefs-d’œuvre de sentiment, de raison, de patriotisme. Tel est ce morceau sur l’orateur Crassus, son modèle et son maître, dont il raconte la mort en descendant de la tribune, mort sur le champ de triomphe, semblable à celle du plus grand des orateurs modernes, lord Chatham, le père de Pitt :

« C’est alors que Crassus, poussé à bout, dit-on, par le consul qui l’accusait, parla ainsi, comme un dieu : “Penses-tu que je te traiterai en consul, quand tu ne me traites pas en consulaire ? Penses-tu, quand tu as déjà regardé l’autorité du sénat comme une dépouille, quand tu l’as foulée aux pieds en présence du peuple romain, m’effrayer par de semblables menaces ? Si tu veux m’imposer silence, ce n’est pas mes biens qu’il faut m’ôter : il faut m’arracher cette langue que tu crains, étouffer cette voix qui n’a jamais parlé que pour la liberté ; et, quand il ne me restera plus que le souffle, je m’en servirai encore, autant que je le pourrai, pour combattre et repousser la tyrannie.”

« Crassus parla longtemps, avec chaleur, avec force, avec violence. On rédigea sur son avis le décret du sénat, conçu dans les termes les plus forts et les plus expressifs, dont le résultat était que, toutes les fois qu’il s’était agi de l’intérêt du peuple romain, jamais la sagesse ni la fidélité du sénat n’avaient manqué à la république. Crassus assista même à la rédaction du décret.

« Mais ce fut pour cet homme divin le chant du cygne, ce furent les derniers accents de sa voix ; et nous, comme si nous eussions dû l’entendre toujours, nous venions au sénat, après sa mort, pour regarder encore la place où il avait parlé pour la dernière fois. Il fut saisi, dans l’assemblée même, d’une douleur de côté, suivie d’une sueur abondante et d’un frisson violent ; il rentra chez lui avec la fièvre, et au bout de sept jours il n’était plus. Ô trompeuses espérances des hommes ! ô fragilité de la condition humaine ! ô vanité de nos projets et de nos pensées, si souvent confondus au milieu de notre carrière !

« Tant que la vie de Crassus avait été occupée dans les travaux du forum, il était distingué par les services qu’il rendait aux particuliers et par la supériorité de son génie, et non pas encore par les avantages et les honneurs attachés aux grandes places ; et l’année qui suivit son consulat, lorsque, d’un consentement universel, il allait jouir du premier crédit dans le gouvernement de l’État, la mort lui ravit tout à coup le fruit du passé et l’espérance de l’avenir !

« Ce fut sans doute une perte amère pour sa famille, pour la patrie, pour tous les gens de bien ; mais tel a été après lui le sort de la république, qu’on peut dire que les dieux ne lui ont pas ôté la vie, mais lui ont accordé la mort.

« Crassus n’a point vu l’Italie en proie aux feux de la guerre civile ; il n’a point vu le deuil de sa fille, l’exil de son gendre, la fuite désastreuse de Marius, le carnage qui suivit son retour ; enfin il n’a point vu flétrir et dégrader de toutes les manières cette république qui l’avait fait le premier de ses citoyens, lorsque elle-même était la première des républiques.

« Mais, puisque j’ai parlé du pouvoir et de l’inconstance de la fortune, je n’ai besoin, pour en donner des preuves éclatantes, que de citer ces mêmes hommes que j’ai choisis pour mes interlocuteurs dans ces trois dialogues que je mets aujourd’hui sous vos yeux. En effet, quoique la mort de Crassus ait excité de justes regrets, qui ne la trouve pas heureuse, en se rappelant le sort de tous ceux qui, dans ce séjour de Tusculum, eurent avec lui leur dernier entretien ? Ne savons-nous pas que Catulus, ce citoyen si éminent dans tous les genres de mérite, qui ne demandait à son ancien collègue Marius que l’exil pour toute grâce, fut réduit à la nécessité de s’ôter la vie ? Et Marc-Antoine, quelle a été sa fin ? La tête sanglante de cet homme à qui tant de citoyens devaient leur salut, fut attachée à cette même tribune où, pendant son consulat, il avait défendu la république avec tant de fermeté, et que, pendant sa censure, il avait ornée des dépouilles de nos ennemis. Avec cette tête tomba celle de Caïus César, trahi par son hôte, et celle de son frère Lucius ; en sorte que celui qui n’a pas été témoin de ces horreurs semble avoir vécu et être mort avec la république.

« Heureux encore une fois Crassus, qui n’a point vu son proche parent Publius, citoyen du plus grand courage, mourir de sa propre main ; la statue de Vesta teinte du sang de son collègue, le grand pontife Scévola, ni l’affreuse destinée de ces deux jeunes gens qui s’étaient attachés à lui : Cotta, qu’il avait laissé florissant, peu de jours après, déchu de ses prétentions au tribunat par la cabale de ses ennemis, et bientôt obligé de se bannir de Rome ; Sulpicius, en butte au même parti, Sulpicius, qui croissait pour la gloire de l’éloquence romaine, attaquant témérairement ceux avec qui on l’avait vu le plus lié, périr d’une mort sanglante, victime de son imprudence et perdu pour la république ! Ainsi donc, quand je considère, ô Crassus, l’éclat de ta vie et l’époque de ta mort, il me semble que la providence des dieux a veillé sur l’une et sur l’autre. Ta fermeté et ta vertu t’auraient fait tomber sous le glaive de la guerre civile, ou, si la fortune t’avait sauvé d’une mort violente, c’eût été pour te rendre témoin des funérailles de ta patrie ; et tu aurais eu non seulement à gémir sur la tyrannie des méchants, mais encore à pleurer sur la victoire du meilleur parti, souillée par le carnage des citoyens. »

X

Voilà la rhétorique de ce grand cœur. Cela ne ressemble guère à celle de la Harpe. Le génie et le civisme éclatent sous l’enseignement du maître de paroles.

Il passe de là aux règles les plus techniques de l’art ; il les énumère avec une admirable sagacité. Il exige tant, qu’il ne se sent satisfait ni de lui-même, ni de son seul rival dans l’antiquité, Démosthène :

« Je suis, dit-il, si difficile à contenter, que Démosthène lui-même ne me satisfait pas entièrement. Non, ce Démosthène, qui a effacé tous les autres orateurs, n’a pas toujours de quoi répondre à toute mon attente et à tous mes désirs, tant je suis, en fait d’éloquence, avide et comme insatiable de perfection ! »

Voyez combien l’idéal est, dans les plus grands hommes, au-dessus de ce qu’ils ont tenté en tout genre. On vise toujours plus haut que nature ; c’est la preuve de notre future destinée : Vous serez des dieux ! Nous ne sommes que des hommes !

XI

C’est dans ces traités ou dialogues sur la rhétorique, sur l’orateur, que l’esprit aussi critique que créateur de Cicéron donne sur les différents styles oratoires les préceptes qui gouverneront éternellement l’expression de la pensée humaine. C’est un cours complet de littérature parlée ou écrite.

On s’étonne qu’un esprit aussi improvisateur ait été en même temps un esprit aussi analytique et aussi réfléchi : Semblable à un Archimède intellectuel, inventeur des plus miraculeux mécanismes, Cicéron démonte devant vous sa machine oratoire et vous en fait toucher au doigt les ressorts, pour vous démontrer comment on persuade, on touche, on passionne, on apaise les hommes rassemblés. Mais, pour animer ces ressorts, il faut une âme.

En lisant attentivement ces préceptes d’éloquence ou de style, on voit que le style et l’éloquence n’ont pas fait une seule découverte nouvelle depuis les préceptes ou les exemples de Cicéron. L’esprit humain était aussi complet alors que de nos jours, il se connaissait lui-même aussi bien que nous nous connaissons. Nous ne professons rien dans nos écoles qui n’ait été professé par ce grand maître.

On croit voir César ou Napoléon dictant leurs commentaires sur l’art de la guerre, devant les champs de bataille où ils ont remporté leurs victoires ou subi leurs défaites. Ces écrits sur l’art de penser et d’écrire sont les commentaires du parfait orateur et du parfait écrivain.

Si vous voulez un modèle de ce style aussi amolli dans la félicité que vigoureux dans l’indignation, lisez ces passages de son allocution au peuple romain à son retour dans sa patrie, après ses biens restitués et sa maison rebâtie aux frais de l’État. Voyez combien il sait relever sa reconnaissance par toutes les images qui peuvent la rendre éloquente aux oreilles charmées de ses concitoyens. Ce n’est là en effet que du style, mais quel style !

Discours
de Cicéron au peuple
.

« Romains, dans le temps où j’ai fait le sacrifice de ma vie et de mes biens pour votre sûreté, pour votre repos et le maintien de la concorde, je me suis adressé au souverain des dieux et à toutes les autres divinités ; je leur ai demandé que, si jamais j’avais préféré mon intérêt à votre salut, ils me fissent éternellement subir la peine due à des calculs coupables ; que si, au contraire, dans tout ce que j’avais fait jusqu’alors, je m’étais uniquement proposé la conservation de la république, et si je me résignais à ce funeste départ dans la seule vue de vous sauver, en épuisant sur moi seul tous les traits de cette haine que depuis longtemps des hommes audacieux et pervers nourrissaient dans leur cœur contre la patrie et tous les bons citoyens, le peuple, le sénat et toute l’Italie daignassent un jour se rappeler mon souvenir et donner quelques regrets à mon absence. Je reçois le prix de mon dévouement, et le jugement des dieux immortels, le témoignage du sénat, l’accord unanime de toute l’Italie, la déclaration même de mes ennemis et votre inappréciable bienfait, qui sont ma récompense, ont rempli mon âme de la joie la plus vive.

« Quoique rien ne soit plus à désirer pour l’homme qu’une félicité toujours égale et constante, qu’une vie dont le cours ne soit troublé par aucun orage, toutefois, si tous mes jours avaient été purs et sereins, je n’aurais pas connu ce bonheur délicieux, ce plaisir presque divin, que vos bienfaits me font goûter dans cette heureuse journée. Quel plus doux présent de la nature que nos enfants ! Les miens, et par mon affection pour eux et par l’excellence de leur caractère, me sont plus chers que la vie : eh bien ! le moment où je les ai vus naître m’a causé moins de joie qu’aujourd’hui qu’ils me sont rendus.

« Nulle société n’eut jamais plus de charmes pour moi que celle de mon frère : je l’ai moins senti lorsque j’en avais la jouissance que dans le temps où j’ai été privé de lui et depuis le moment où vous nous avez réunis l’un à l’autre. Tout homme s’attache à ce qu’il possède : cependant cette portion de mes biens que j’ai recouvrée m’est plus chère que ne l’était ma fortune quand je la possédais tout entière. Les privations, mieux que les jouissances, m’ont fait comprendre ce que donnent de plaisir les amitiés, les habitudes de société, les rapports de voisinage et de clientèle, les pompes de nos jeux et la magnificence de nos fêtes.

« Mais surtout ces distinctions, ces honneurs, cette considération publique, en un mot tous vos bienfaits, quelque brillants qu’ils m’aient toujours paru, renouvelés aujourd’hui, se montrent à mes yeux avec plus d’éclat que s’ils n’avaient souffert aucune éclipse.

« Et la patrie elle-même, ô dieux immortels ! comment exprimer les sentiments d’amour et le ravissement que sa vue m’inspire ! Admirable Italie ! cités populeuses ! paysages enchanteurs ! fertiles campagnes ! récoltes abondantes ! que de merveilles dans Rome ! que d’urbanité dans les citoyens ! quelle dignité dans la république ! quelle majesté dans vos assemblées ! Personne ne jouissait plus que moi de tous ces avantages. Mais, de même que la santé a plus de charmes après une maladie longue et cruelle, de même aussi tous ces biens, quand la jouissance en a été interrompue, ont plus d’agrément et de douceur que si l’on n’avait jamais cessé de les posséder.

XII

« Pourquoi donc toutes ces paroles ? pourquoi, Romains ? C’est pour vous faire sentir que tous les moyens de l’éloquence, que toutes les richesses du style s’épuiseraient en vain, sans pouvoir, je ne dis pas embellir et relever par un magnifique langage, mais seulement énoncer et retracer par un récit fidèle la grandeur et la multitude des bienfaits que vous avez répandus sur moi, sur mon frère et sur nos enfants. Je vous dois plus qu’aux auteurs de mes jours : ils m’ont fait naître enfant, et par vous je renais consulaire.

« J’ai reçu d’eux un frère, avant que je pusse savoir ce que j’en devais attendre. Vous me l’avez rendu, après qu’il m’a donné des preuves admirables de sa tendresse pour moi. La république m’a été confiée quand elle allait périr : je l’ai recouvrée par vous, après que tous les citoyens ont enfin reconnu qu’un seul homme l’avait sauvée. Les dieux immortels m’ont accordé des enfants : vous me les avez rendus. Nos vœux avaient obtenu de leurs bontés beaucoup d’autres avantages : sans votre volonté, tous ces présents du ciel seraient perdus pour nous.

« Vos honneurs enfin, à chacun desquels nous étions parvenus par une élévation progressive, vous nous les restituez tous en un seul et même jour ; en sorte que les biens que nous tenions soit de nos parents, soit des dieux, soit de vous-mêmes, nous les recevons tous à la fois de la faveur du peuple romain tout entier. En même temps que la grandeur de votre bienfait surpasse tout ce que je puis dire, votre affection et votre bienveillance se sont déclarées d’une manière si touchante, que vous me semblez avoir non seulement réparé mon infortune, mais ajouté un nouvel éclat à ma gloire.

XIII

« Si l’on pense que ma volonté soit changée, ma vertu affaiblie, mon courage épuisé, on se trompe. Tout ce que la violence, tout ce que l’injustice et la fureur des scélérats ont pu m’arracher, m’a été enlevé, a été pillé, a été dissipé : ce qu’on ne peut ravir à une âme forte m’est resté et me restera toujours. J’ai vu le grand Marius, mon compatriote, et, par je ne sais quelle fatalité, réduit comme moi à lutter non seulement contre les factieux qui voulaient tout détruire, mais aussi contre la fortune, je l’ai vu, dans un âge très avancé, loin de succomber sous le poids du malheur, se roidir et s’armer d’un nouveau courage.

« Je l’ai moi-même entendu quand il disait à la tribune qu’il avait été malheureux, lorsqu’il était privé d’une patrie que son bras avait sauvée de la fureur des barbares ; lorsqu’il apprenait que ses biens étaient possédés et pillés par ses ennemis ; lorsqu’il voyait la jeunesse de son fils associée à ses infortunes ; lorsque, plongé dans un marais, il avait dû la conservation de sa vie à la pitié des Minturniens ; lorsque, fuyant en Afrique sur une frêle nacelle, il était allé, pauvre et suppliant, implorer ceux à qui lui-même avait donné des royaumes : mais il ajoutait qu’ayant recouvré ses anciens honneurs et les biens dont on l’avait dépouillé, il aurait soin qu’on reconnût toujours en lui cette force et ce courage qu’il n’avait jamais perdus.

« Toutefois, entre ce grand homme et moi, il y a cette différence qu’il s’est vengé de ses ennemis par les moyens qui l’ont rendu si puissant, c’est-à-dire par les armes ; moi, j’userai des moyens qui me sont ordinaires : les siens s’emploient dans la guerre et les séditions ; les miens, dans la paix et le repos. Au surplus, son cœur irrité ne méditait que la vengeance ; et moi, je ne m’occuperai de mes ennemis qu’autant que la république me le permettra.

XIV

« En un mot, Romains, quatre espèces d’hommes ont cherché à me perdre. Les uns m’ont poursuivi avec acharnement, par haine de ce que j’ai sauvé la patrie malgré eux ; d’autres, sous le masque de l’amitié, m’ont indignement trahi ; d’autres, n’ayant pu obtenir les honneurs, parce qu’ils n’ont rien fait pour les mériter, me les ont enviés et sont devenus jaloux de ma gloire ; les autres enfin, préposés à la garde de la république, ont vendu ma vie, l’intérêt de l’État, la dignité du pouvoir dont ils étaient revêtus. Ma vengeance se proportionnera aux divers genres d’attaques dirigées contre moi : je me vengerai des mauvais citoyens, en veillant avec soin sur la république ; des amis perfides, en ne leur accordant aucune confiance et en redoublant de précaution ; des envieux, en ne travaillant que pour la vertu ; des acquéreurs de provinces, en les rappelant à Rome et les forçant à rendre compte de leur administration.

« Toutefois j’ai plus à cœur de trouver les moyens de m’acquitter envers vous que de chercher de quelle manière je punirai l’injustice et la cruauté de mes ennemis. Se venger est plus facile ; il en coûte moins pour surpasser la méchanceté que pour égaler la bienfaisance et la vertu. D’ailleurs la vengeance n’est jamais une nécessité ; la reconnaissance est toujours un devoir.

« La haine peut être fléchie par les prières ; des raisons politiques, l’utilité commune, peuvent la désarmer ; les obstacles qu’elle éprouve peuvent la rebuter, et le temps peut l’éteindre. Ni les prières, ni les circonstances politiques, ni les difficultés, ni le temps, ne peuvent nous dispenser de la reconnaissance ; ses droits sont imprescriptibles. Enfin l’homme qui met des bornes à sa vengeance trouve bientôt des approbateurs ; mais celui qui, s’étant vu, comme moi, comblé de tous vos bienfaits, négligerait un moment de s’acquitter envers vous, s’attirerait les reproches les plus honteux. Il y aurait chez lui plus que de l’ingratitude : ce serait une impiété. Il n’en est point de la reconnaissance comme de l’acquittement d’une dette : l’homme qui retient l’argent qu’il doit ne s’est pas acquitté ; s’il le rend, il ne le possède plus ; mais celui qui a témoigné sa reconnaissance conserve encore le souvenir du bienfait, et ce souvenir lui-même est un nouveau payement.

XV

« Romains, je garderai religieusement la mémoire de ce que je vous dois, tant que je jouirai de la vie ; et, lors même que j’aurai cessé de vivre, des monuments certains attesteront les bienfaits que j’ai reçus de vous. Je renouvelle donc la promesse que je vous ai faite, et je prends l’engagement solennel de ne jamais manquer ni d’activité pour saisir les moyens de servir la patrie, ni de courage pour repousser les dangers qui la menaceront, ni de sincérité pour exposer mes avis, ni d’indépendance en résistant pour elle aux volontés de quelques hommes, ni de persévérance en supportant les travaux, ni enfin du zèle le plus constant pour étendre et assurer tous vos avantages et tous vos intérêts.

« Oui, Romains, vous que j’honore et que je révère à l’égal des dieux immortels, oui, mon vœu le plus ardent, le premier besoin de mon cœur sera toujours de paraître à vos yeux, aux yeux de votre postérité et de toutes les nations, digne d’une cité qui, par ses unanimes suffrages, a déclaré qu’elle ne se croirait rétablie dans sa majesté que lorsqu’elle m’aurait rétabli moi-même dans tous mes droits. »

XVI

Dix volumes contiendraient à peine ces plaidoyers et ces harangues politiques, autant de chefs-d’œuvre de pensée, de sentiment et d’élocution, que nous parcourrons bientôt ensemble quand nous traiterons spécialement de l’éloquence. Mais laissons un moment Cicéron orateur et critique, et voyons Cicéron écrivain et philosophe. Il ne perd pas une ligne de sa taille en descendant de la tribune, ni un rayon de sa majesté en sortant du sénat ; nous nous aiderons pour vous faire mesurer cette grandeur, qui est dans l’homme et non dans la dignité, du beau travail de translation de M. Nisard. Ce travail, comme celui de d’Olivet dans le dix-huitième siècle, et de M. Leclerc de nos jours, atteste l’éternelle jeunesse des œuvres de Cicéron.

Le temps, cependant, ne nous a pas tout conservé de ces monuments de l’esprit humain. Il faut mesurer ce grand homme comme le Colisée, par ses ruines. Au nombre de ces ruines est un ouvrage didactique, intitulé les Académiques ; on n’en possède que des fragments.

Voyez avec quelle âme et avec quel style détendu et pour ainsi dire assis il commence le second livre de ces Académiques ! Cela rappelle le début de la profession de foi du Vicaire savoyard de J.-J. Rousseau ou des Soirées de Pétersbourg du comte Joseph de Maistre. L’orateur ne harangue plus : il s’entretient comme nous faisons ici, et il affecte l’abandon et la nonchalance de la conversation entre hommes graves à la campagne.

« J’étais dans ma campagne de Cumes (près de Baïa et de Naples), en compagnie de mon cher Atticus, quand Varron me fit annoncer qu’il était arrivé de Rome la veille au soir, et que, sans la fatigue de la route, il serait venu immédiatement nous trouver. À cette nouvelle, nous décidâmes qu’il ne fallait mettre aucun retard à voir un homme avec qui nous étions liés par la communauté de nos études et par une vieille amitié. Nous nous mîmes en marche sur-le-champ pour le rejoindre. Nous étions encore à quelque distance de la villa, lorsque nous l’aperçûmes venant au-devant de nous ; nous l’embrassâmes tendrement et nous le reconduisîmes chez lui. Il nous restait à faire un assez long chemin.

« Je demandai d’abord à Varron s’il y avait quelque chose de nouveau à Rome. Mais Atticus, m’interrompant aussitôt : Laissez là, nous dit-il, je vous en conjure, un sujet sur lequel on ne peut rien demander ni rien apprendre sans douleur (c’était le temps des compétitions déplorables entre Pompée et César), et que Varron nous dise plutôt ce qu’il y a de nouveau chez lui. Notre ami garde un silence plus long qu’à l’ordinaire avec le public, et pourtant je crois qu’il n’a pas cessé d’écrire, mais il nous cache ce qu’il compose. — Point du tout, dit Varron ; ce serait, selon moi, une folie que de faire des livres pour les cacher, mais j’ai un grand ouvrage sur le métier ; il y a déjà longtemps que j’ai mis le nom de cet ami (c’était de moi qu’il parlait) en tête d’un travail assez volumineux et que je tiens à exécuter avec le plus grand soin.

« — Il y a longtemps aussi, lui dis-je, que j’attends cet ouvrage, et cependant je n’ose pas vous presser, car j’ai appris de notre ami Libon, dont vous connaissez la passion pour les lettres, que vous n’interrompez pas un seul instant ce travail, que vous y employez tous vos soins et que jamais il ne sort de vos mains ; mais il est une demande que je n’avais jamais songé à vous faire et que je vous ferai, maintenant que j’ai entrepris moi-même d’élever quelque monument à ces études qui me furent communes avec vous, et d’introduire dans notre littérature latine cette ancienne philosophie de Socrate. Pourquoi, vous qui écrivez sur tant de sujets, ne traitez-vous pas celui-là, puisque vous y excellez ? »

XVII

Varron s’excuse sur la difficulté de se faire comprendre des esprits vulgaires en traitant en termes de l’école des sujets grecs dont les termes mêmes sont étrangers à la plupart des Romains.

« Les épicuriens, dit-il, pensent tout simplement que le sort de l’homme et de la brute, c’est tout un.

« Mais vous, qui êtes comme moi sectateur des principes plus spiritualistes et plus sublimes des disciples de Socrate et de Platon, avec quelle délicatesse ne faudra-t-il pas en développer la philosophie pour être compris ? Il vaut mieux renvoyer les esprits, qui parmi nous s’occupent de ces matières, aux écrivains grecs eux-mêmes. »

« Vous avez raison, Varron », répond Cicéron en rappelant avec la complaisance de l’amitié les beaux ouvrages poétiques et historiques composés par cet ami. « Pour moi, ajoute-t-il (je vais vous confesser les choses telles qu’elles sont), pendant le temps où l’ambition, les honneurs, le barreau, la politique et plus encore ma participation au gouvernement de la république m’entravaient dans un réseau d’affaires et de devoirs, je renfermais en moi mes connaissances philosophiques, et, pour que le temps ne les altérât pas, je les renouvelais dans mes heures de loisir par la lecture.

« Mais aujourd’hui que la fortune m’a frappé d’un coup terrible et que le fardeau du gouvernement ne pèse plus sur moi, je demande à la philosophie l’adoucissement de ma douleur, et je la regarde comme l’occupation de mes loisirs la plus douce et la plus noble à la fois. Cette occupation sied parfaitement à mon âge ; elle est plus que toute autre chose en harmonie avec ce que je puis avoir fait de louable dans ma vie publique ; rien de plus utile pour l’instruction de mon pays. »

Après cette introduction, les amis s’asseyent pour écouter Cicéron, qui commence ainsi :

XVIII

« Socrate me paraît être le premier, et tout le monde en tombe d’accord, qui rappela la philosophie des nuages et des mystères pour l’appliquer à la conduite morale des hommes et lui donner pour objet les vertus ou les vices ; il pensait qu’il n’appartient pas à l’homme d’expliquer les choses occultes et qu’alors même que nous pourrions nous élever jusqu’à cette connaissance, elle ne nous servirait de rien pour bien vivre. »

Il définit ensuite la philosophie pratique de Socrate et la philosophie spéculative de Platon, et il parsème son analyse de ses propres axiomes philosophiques à lui-même. Dieu, l’âme du monde, la providence ou la fortune (appelée ainsi parce qu’elle fait naître mille événements imprévus dont les causes existent, mais dont nous ne pouvons apercevoir de si bas ni prévoir ces causes) gouverne l’univers. L’esprit débute par la sensation, mais on ne reconnaît pas aux sens la faculté de juger. La vérité, la raison ou l’intelligence est l’unique juge des choses ; … il adopte ces seules maximes éminemment spiritualistes. Qu’adoptons-nous de plus et de mieux aujourd’hui ? La raison, la providence ou la divinité active dans les choses universelles sont-elles autrement définies par nos philosophes ?

Après avoir raconté toute l’histoire des écoles, des sectes, des philosophies grecque et romaine, il combat énergiquement le scepticisme ou la philosophie du doute, et il le combat par le plus beau des arguments : la conscience et la vertu.

« L’idée seule de la vertu, dit-il, nous prouve que l’on peut comprendre et certifier certaines choses. Je demande pourquoi l’homme de bien, qui s’est résolu à souffrir tous les tourments plutôt que de trahir son devoir ou sa conscience, s’est imposé de si dures lois à lui-même lorsqu’il n’avait pour s’immoler ainsi ni motif ni raison. Une sagesse qui ne connaîtrait pas pourquoi elle est sage, est-ce une sagesse, oui ou non ? Et d’abord, comment mériterait-elle de s’appeler sagesse ? Comment ensuite oserait-elle prendre résolument et poursuivre énergiquement un parti, s’il n’y a point de règles certaines qui la dirigent ? Et si elle ne sait pas ce que c’est que le souverain bien (la vertu), comment serait-elle la vertu ? Si l’homme donc ne peut connaître intuitivement ses devoirs, quel motif aura-t-il d’agir et quel attrait pourra-t-il sentir ou vers le mal ou vers le bien ? Eh quoi ! si je prouve ainsi aux sceptiques que leur doctrine anéantit la raison et la nature humaine, persisteront-ils dans leur doctrine ?… »

XIX

La suite de cette argumentation de la raison contre le scepticisme est d’une force et d’une évidence qu’aucune philosophie et qu’aucune logique moderne n’ont surpassées.

Les vérités nécessaires sont contemporaines de tous les temps, parce qu’elles sont nécessaires à tous les hommes.

La philosophie raisonnée de Cicéron est égale à celle de Platon, mais Platon rêvait après avoir raisonné. Cicéron ne rêve jamais : il pense. Il écrit le code de la raison humaine ; Platon n’en écrit que le poème.

« L’intelligence, poursuit-il, étant faite pour donner à l’homme la connaissance, elle aime la connaissance pour elle-même d’abord, car rien n’est plus délicieux pour l’esprit que la lumière, et elle l’aime ensuite pour ses conséquences pratiques ; c’est pourquoi l’intelligence exerce ses sens, invente les arts comme des sens nouveaux qu’elle donne à l’homme et donne assez d’évidence et de force à la philosophie pour produire enfin la vertu, cette chose excellente qui met l’ordre dans la vie ! »

Il y a deux mille ans bientôt que le plus grand des orateurs et le plus honnête des hommes politiques de Rome écrivait ces lignes. Quelles lignes philosophiques plus belles ont donc été écrites depuis ces deux mille ans par nos orateurs, nos hommes d’État, nos philosophes ? Oh ! que ce serait une belle et utile chose qu’un cours d’antiquité ! et que de philosophies, qu’il croit d’hier, l’homme retrouverait à l’origine des hommes ! Mais on aime mieux jeter le voile de l’ignorance sur les sagesses de Cicéron, de Confucius, et parler de progrès pour se nier son néant.

XX

Le style est, dans toute cette longue argumentation, à la hauteur des idées ou des sentiments. On y sent le poète comme l’orateur. Virgile n’a pas de plus fortes images que ce livre à propos des sceptiques, qui nient la lumière de l’esprit suffisante pour déterminer le bien ou le mal, le vice ou la vertu.

« Les Cimmériens (peuples voisins du pôle) à qui la vue du soleil est dérobée ou par un dieu, ou par quelque phénomène de la nature, ou plutôt par la position de la terre qu’ils habitent, ont cependant des feux à la lueur desquels ils peuvent se conduire ; mais ces philosophes du doute, dont vous vous déclarez les sectateurs, après nous avoir enveloppés de si épaisses ténèbres, ne nous laissent pas même une dernière étincelle pour éclairer nos regards et nos pas !… » Quelle figure et quelle langue, éclatant vivement dans l’image comme la chaleur dans la clarté !

« Ah ! comment, dit-il ensuite, ne pas aspirer à connaître le vrai, moi qui me réjouis de trouver seulement quelquefois le vraisemblable ? Je suis un grand faiseur aussi de conjectures ; je ne prétends pas ne jamais me tromper, ne jamais me laisser égarer par mes préjugés (car je ne me donne pas pour un sage), et je dirige, pour m’égarer le moins possible dans mes suppositions, mes pensées non du côté de la petite Ourse, ce guide nocturne des Phéniciens au milieu des flots, comme dit Aratus, constellation qui dirige d’autant mieux, selon lui, que dans sa course restreinte elle décrit un orbe plus borné, mais vers la grande Ourse et l’éclatante région du nord, c’est-à-dire vers l’espace plus étendu et où l’esprit est plus au large dans la région des choses probables, ce qui fait que j’erre souvent à l’aventure de mon esprit », etc.

Ne croirait-on pas lire Montaigne ? Mais combien Cicéron croyant ne se relève-t-il pas aussitôt au-dessus du sceptique !

Vient ensuite une longue et magnifique discussion où toutes les philosophies disputent entre elles en termes admirables prêtés par Cicéron à la controverse.

Après cette confusion d’idées, de dogmes, de conjectures, « il ne reste, dit Cicéron, que deux combattants debout : le plaisir, ou l’égoïsme, et la vertu. Si vous suivez la doctrine du plaisir ou de l’égoïsme, bien des choses périssent, et d’abord ces beaux rapports qui nous unissent à nos semblables, l’amour des hommes, l’amitié, la justice et les autres vertus ; car, sans le désintéressement, ce ne sont plus que des chimères ; lorsque nous sommes portés à remplir nos devoirs par l’attrait du plaisir et par l’appât des récompenses, ce n’est pas la vertu, c’est le faux semblant et comme un plagiat de la vertu ».

Cependant Cicéron, esprit tolérant parce qu’il est vaste, laisse une grande latitude à la controverse ; il expose plus qu’il n’impose. Le livre, que nous ne possédons que par débris, comme les marbres de Phidias au Parthénon, finit familièrement, ainsi qu’il a commencé, par une gracieuse détente des esprits et par un retour sur les douceurs de pareils entretiens :

« Mais le matelot nous appelle (le batelier qui avait attaché son bateau au môle de Baïa, près du cap Misène, et qui voyait l’ombre descendre sur la mer), le matelot nous appelle, Lucullus ! Le zéphyr lui-même semble nous murmurer qu’il est temps de rentrer dans nos barques. Je crois d’ailleurs en avoir dit assez ; je termine donc ici mon discours. Mais si, dans la suite, nous renouons ces entretiens, nous nous occuperons de ces divergences entre les philosophes qui soutiennent des doctrines si opposées sur les biens ou sur les maux réels : voilà les sujets qui méritent de nous occuper plutôt que les vanités et les erreurs de la vie, etc.

« Je suis loin de regretter, dit alors Lucullus, les heures employées à ces entretiens ; quand nous nous trouverons réunis, surtout dans nos jardins de Tusculum, nous pourrons souvent débattre ensemble ces belles questions, etc. »

Et ils s’embarquent à la fin du jour dans un silence plein de pensées.

XXI

Voilà ce qui nous reste de ce livre des Académiques. Ce mélange de la vie publique et de la vie méditative, cette alternative de l’éloquence et de la philosophie dans la vie du même homme d’État, qui allait mourir sous le glaive des sicaires d’Antoine après avoir combattu les sicaires de Clodius, ne se retrouve dans aucun de nos grands hommes de tribune moderne au même degré. Chatham et William Pitt n’élevaient pas leur âme à ces hauteurs sereines de la pensée ; Mirabeau et Vergniaud perdaient la moitié de leur force en descendant des tribunes ; ils n’écrivaient pas du même style sur les lois et sur la Divinité. Bossuet lui-même n’était pas homme public à la mesure de Cicéron ; plus libre que l’orateur romain comme orateur, il n’avait à lutter ni contre les tumultes du sénat, ni contre les démagogues, ni contre la tyrannie de César, ni contre les assassins d’Antoine ; il n’avait qu’à servir un roi, à ménager en pontife habile le prince et sa conscience, à mourir sur les escaliers de Versailles en sollicitant pour un indigne neveu la continuation des faveurs d’Église conquises par son propre génie de théologien et d’écrivain. Si l’orateur est égal ou supérieur dans Bossuet, l’homme est plus universel et plus intrépide dans Cicéron. Ajoutons que, pour son temps, Cicéron est personnellement plus philosophe : car Bossuet répète la philosophie sacrée du christianisme, et sa force n’est que sa foi.

XXII

Mais voici un autre fruit des loisirs de Cicéron, supérieur aux Académiques : ce sont les quatre livres sur les vrais biens et les vrais maux, adressés à Brutus, son ami, aussi lettré que lui-même.

Il commence par s’excuser, dans un préambule, d’importer dans la langue de Rome les philosophies originaires de la Grèce. Il se justifie victorieusement de cette tentative par des exemples d’autres écrivains romains :

« Quant à moi, dit-il, qui, au milieu des soucis, des travaux, des orages, des discussions publiques, crois n’avoir jamais déserté le poste que le peuple romain m’avait confié, je crois devoir aussi, dans la mesure de mes forces, éclairer l’âme de mes concitoyens par mes travaux, mes études, mes veilles d’écrivain.

« Ceux qui me blâment d’écrire sur la philosophie devraient être plus justes, ils devraient se rappeler que j’ai déjà beaucoup écrit sur d’autres sujets, et autant qu’aucun autre Romain ait jamais fait ; et qu’y a-t-il donc au-dessus de l’intérêt de ces grandes questions, et dont l’homme ait à retirer plus de véritable utilité ? Si ma vie se prolonge, je ne renonce pas à traiter d’autres matières encore ; mais quiconque voudra s’appliquer à étudier mes ouvrages de philosophie reconnaîtra qu’il n’y a point de lecture dont on puisse recueillir plus de fruit. »

Il part de là pour faire contre Épicure la plus magnifique théorie de la vertu et des différentes théories du bien qui ait été écrite en aucune langue humaine. Ce n’est pas, comme dans Platon, l’imagination, c’est la raison divinement parlée, qui divinise par sa plume la morale. Cependant il rend bientôt à Épicure son véritable caractère, en prouvant que la vertu (et par exemple l’amitié) est la véritable volupté. Dans cette page sur l’amitié, on sent l’homme qui a fait ses délices d’aimer et d’être aimé. C’est la vertu instinctive du caractère. Celui de Cicéron ne comportait pas la haine ; il s’indignait, il ne haïssait pas.

XXIII

Au début de son second livre sur le bien et le mal, Cicéron dit à ses amis : « Ne me regardez pas ainsi en silence, comme on regarde un homme qui va professer. Le vrai mode de traiter les sujets philosophiques, c’est l’échange mutuel des pensées, des objections et des réponses, c’est la conversation : causons. »

XXIV

Après avoir élagué toutes les subtilités scolastiques d’Épicure ou des autres prétendus sages, il préconise avec une admirable force de langage et de conscience les deux pivots de la vertu, l’honnête et la raison. Écoutez en passant ces définitions du bon sens :

« L’honnête est ce que l’on est forcé d’estimer par soi-même, abstraction faite de toute espèce d’intérêt personnel, etc. » (Quelle preuve de Dieu par la conscience !)

« La raison est cette intelligence si prompte et si vaste à la fois, cette sagacité de l’esprit qui pénètre les causes, discerne l’enchaînement de ces causes avec leurs conséquences, rapproche les ressemblances, découvre les semblables au milieu des diversités, conjoint l’avenir avec le présent, et embrasse ainsi d’un coup d’œil le cours entier d’une existence bien enchaînée.

« Par la raison, l’homme recherche la société des hommes ; par elle il s’élève, de l’affection pour ses parents et pour ceux que la nature a rapprochés de son cœur, jusqu’à l’affection pour ses concitoyens, compris dans son amour, et enfin jusqu’à répandre sa tendresse sur l’humanité tout entière. » ( Caritas generi humani , Évangile inné des sages de tous les siècles.)

« Car l’homme, ajoute-t-il, doit se souvenir qu’il n’est pas seulement pour lui seul, mais pour les siens, pour sa patrie, et que c’est de la moindre partie de lui-même qu’il lui est permis de s’occuper ; et, comme la nature nous a doués d’un invincible attrait pour la vérité, inspirés que nous sommes par ce noble instinct, nous aimons forcément tout ce qui est vrai et réel, comme la bonne foi, la fidélité, la candeur, la constance, et nous haïssons tout ce qui est faux et trompeur, comme la fraude, le parjure, la méchanceté, l’injustice.

« Enfin la raison a je ne sais quelle supériorité majestueuse qui lui donne le droit de commander et qui lui fait mépriser de haut les événements humains, toujours élevée qu’elle est au-dessus de nos faiblesses et de nos erreurs. À ces trois vertus s’en joint une quatrième, qui a la même beauté et qui conspire avec elles pour la grandeur de l’homme : c’est l’amour de l’ordre.

« La beauté essentielle de l’ordre avait d’abord frappé l’esprit dans l’univers visible, et c’est de là que nous l’avons transporté dans nos actions et dans nos paroles, monde moral dont l’ordre est l’ornement ; puis vient la modération, ou la mesure qui nous fait éviter en tout l’excès ou la témérité, qui nous détourne d’offenser nos semblables par nos actions ou par nos discours, et de rien faire, en un mot, a qui soit indigne de la nature humaine.

XXV

« Voilà, mon cher Torquatus, la définition exacte de ce qu’on entend par l’honnête ; c’est ce qui a fait dire proverbialement de l’homme de bien : On peut frayer avec lui dans les ténèbres. »

Que pensez-vous, lecteurs, de ces définitions de l’honnête, de la raison, de la vertu, datées de vingt siècles et écrites de la main d’un des plus sublimes écrivains de tous les siècles ? Avez-vous une plus haute philosophie morale, une plus saine raison, une plus solide vertu, un plus beau style ? Votre crépuscule n’est-il pas là ?

Saluez l’antiquité : elle sait tout, même ce que vous croyez avoir appris hier. Si ces lignes étaient trouvées par vous anonymes dans un volume de vos bibliothèques de Paris ou de Londres, ne les attribueriez-vous pas en conscience à Bacon, à Fénelon, à vos plus pures philosophies, à vos plus éloquentes plumes ? Elles sont du consul, de l’orateur, du lutteur romain contre Catilina, du sauveur de la patrie, du maître de Brutus, de l’ami de Pompée, de l’amnistié de César, de la victime d’Antoine, se reposant au soir d’un jour agité, à quelques jours de sa mort, résigné à l’ombre de son jardin de Tusculum, au murmure de l’Anio, qui murmure encore tout près des ruines de sa maison de campagne.

XXVI

Et ce passage, sur l’immatérialité et sur l’immortalité de l’âme, qu’en direz-vous après l’avoir lu :

« L’origine de notre âme ne saurait se trouver dans rien de ce qui est matériel, car la matière ne saurait produire la pensée, la connaissance, la mémoire, qui n’ont rien de commun avec elle. Il n’y a rien dans l’eau, dans l’air, dans le feu, dans ce que les éléments offrent de plus subtil et de plus délié, qui présente l’idée du moindre rapport quelconque avec la faculté que nous avons de percevoir les idées du passé, du présent et de l’avenir. Cette faculté ne peut donc venir que de Dieu seul ; elle est essentiellement céleste et divine. Ce qui pense en nous, ce qui sent, ce qui veut, ce qui nous meut, est donc nécessairement incorruptible et éternel ; nous ne pouvons pas même concevoir l’essence divine autrement que nous ne concevons celle de notre âme, c’est-à-dire comme quelque chose d’absolument séparé et indépendant des sens, comme une substance spirituelle qui connaît et qui meut tout.

« Vous me direz : Et où est cette substance qui connaît et qui meut tout ? et comment est-elle faite ? Je vous réponds : Et où est votre âme ? et comment se la représenter ? Vous ne sauriez me le dire, ni moi non plus. Mais, si je n’ai pas pour la comprendre tous les moyens que je voudrais bien avoir, est-ce une raison pour me priver de ce que j’ai ? L’œil voit et ne voit pas : ainsi notre âme, qui voit tant de choses, ne voit pas ce qu’elle est elle-même ; mais pourtant elle a la conscience de sa pensée et de son action. Mais où habite-t-elle et qu’est-elle ? C’est ce qu’il ne faut pas même chercher… Quand vous voyez l’ordre du monde et le mouvement réglé des corps célestes, n’en concluez-vous pas qu’il y a une intelligence suprême qui doit y présider, soit que cet univers ait commencé et qu’il soit l’ouvrage de cette intelligence, comme le croit Platon, soit qu’il existe de toute éternité et que cette intelligence en soit seulement la modératrice, comme le croit Aristote ? Vous reconnaissez un Dieu à ses œuvres et à la beauté du monde, quoique vous ne sachiez pas où est Dieu ni ce qu’il est : reconnaissez de même votre âme à son action continuelle et à la beauté de son œuvre, qui est la vertu. »

XXVII

Et celui-ci, sur la divisibilité des sens et de l’âme, autrement appelée la mort :

« Que faisons-nous quand nous séparons notre âme des objets terrestres, des soins du corps et des plaisirs sensibles, pour la livrer à la méditation ? Que faisons-nous autre chose qu’apprendre à mourir, puisque la mort n’est que la séparation de l’âme et du corps ? Appliquons-nous donc à cette étude, si vous m’en croyez ; mettons-nous à part de notre corps et accoutumons-nous à mourir. Alors notre vie sur la terre sera semblable à la vie du ciel ; et, quand nous serons au moment de rompre nos chaînes corporelles, rien ne retardera l’essor de notre âme vers les cieux. »

Tout l’ascétisme chrétien qui allait éclore en Orient n’était-il pas là par pressentiment ?

Et celui-là, sur le noble désintéressement de la vertu, que les disciples d’Épicure appellent si faussement un habile égoïsme, et que Cicéron appelait, lui, de son vrai nom, un sacrifice de soi-même ? Lisez :

« Appliquez, dit-il, ces mêmes principes à la modération, à la tempérance, qui est la sage mesure des passions et qui les soumet à la raison. Sera-ce garder suffisamment la pudeur que de prendre sans témoins des plaisirs honteux ? N’y a-t-il pas des actions d’elles-mêmes infâmes, lors même que leur auteur échapperait à la flétrissure publique ? Que font les hommes de cœur ? N’est-ce qu’après avoir calculé leur intérêt qu’ils entrent dans le combat et qu’ils versent à flots leur sang pour la patrie ? N’y sont-ils pas excités plutôt par une vertueuse impulsion de dévouement et par leur généreux courage ? Et si ce grand Torquatus avait pu nous entendre, lequel de nous deux, je vous le demande, eût-il écouté plus volontiers, ou de moi, qui affirme qu’il n’a rien fait en songeant à lui, mais par amour de la république, ou de vous, qui soutenez qu’il n’a rien fait que pour lui seul ? Le bien pour le bien, voilà la vraie maxime ! »

XXVIII

Le début de son second livre, où il combat les stoïciens contre Caton, après avoir, dans le premier, combattu Épicure, est une mise en scène d’une digne, grave et douce familiarité.

Lisez ceci ; c’est une scène biblique de philosophie parlée entre ces deux patriarches de la pensée humaine, Cicéron et Caton :

« J’étais à Tusculum, et, désirant me servir de quelques livres du jeune Lucullus, je vins chez lui pour les prendre dans sa bibliothèque, comme j’en avais l’usage.

« J’y trouvai Caton, que je ne m’attendais pas à rencontrer ; il était assis et tout entouré de livres stoïciens.

« Vous savez qu’il avait une avidité insatiable de lecture, jusque-là que, dans le sénat même, et pendant que les sénateurs s’assemblaient, il se mettait à lire, sans se soucier des vaines rumeurs qu’il exciterait dans le public, et sans dérober pourtant un seul des instants qu’il devait aux intérêts de l’État. Aussi, jouissant d’un loisir aussi complet, et se trouvant dans une aussi riche bibliothèque, il semblait, si l’on peut se servir d’une comparaison aussi peu noble, vouloir dévorer les livres. Nous étant donc ainsi rencontrés tous deux sans y songer, il se leva aussitôt. Nous échangeâmes ensuite les premières questions que l’on se fait d’ordinaire lorsqu’on se revoit. — Qui vous amène ici ? me dit-il. Vous venez, sans doute, de votre campagne ? Si j’avais pensé que vous y fussiez, j’aurais été certainement vous y rendre visite. — Hier, lui dis-je, dès que les jeux furent commencés, je quittai la ville et j’arrivai le soir chez moi. Ce qui m’a amené ici, c’est que j’y suis venu chercher quelques livres. Voilà bien des trésors assemblés, Caton, et il faudra que notre jeune Lucullus les connaisse parfaitement un jour ; car j’aimerais mieux qu’il prît plaisir à ces livres qu’à toutes les autres beautés de ce séjour, et j’ai son éducation fort à cœur, quoiqu’elle vous appartienne plus qu’à personne, et que ce soit à vous de le rendre digne de son père, de notre Cépion et de vous-même, qui le touchez de si près. Mais ce n’est pas sans sujet que je m’intéresse à ce qui le regarde : j’y suis obligé par le souvenir de son aïeul Cépion, que j’ai toujours tenu en grande estime, comme vous le savez, et qui, selon moi, serait maintenant un des premiers hommes de la république s’il vivait, et j’ai continuellement devant les yeux Lucullus, ce modèle accompli, à qui les liens de l’amitié et une communauté parfaite de sentiments et de vues m’unissent si tendrement. — Vous faites bien, me dit Caton, de conserver chèrement la mémoire de deux hommes qui vous ont recommandé leurs enfants par leurs testaments, et je suis charmé de voir que vous aimez le jeune Lucullus. Quant au soin de son éducation, qui me regarde tout particulièrement, dites-vous, je m’en charge avec plaisir, mais il faut que vous le partagiez avec moi. Ce que je puis ajouter, c’est qu’il me paraît déjà donner beaucoup de marques d’une belle âme et d’un noble esprit ; mais vous voyez combien son âge est tendre. — Je le vois bien, lui dis-je, et c’est aussi dans cet âge qu’il faut l’initier à ces études et ouvrir son âme à ces sentiments qui le prépareront aux grandes choses qui l’attendent. — C’est à quoi il faut que nous travaillions ensemble, et de quoi nous nous entretiendrons plus d’une fois. Cependant asseyons-nous, s’il vous plaît. C’est ce que nous fîmes aussitôt.

« Mais vous, continua-t-il, qui avez tant de livres chez vous, quels sont donc ceux que vous venez chercher ici ? — J’y venais prendre, lui dis-je, quelques commentateurs d’Aristote pour les lire pendant que j’en ai le loisir, ce que vous savez qui ne nous arrive guère ni à l’un ni à l’autre. — Que j’aurais bien mieux aimé, dit-il, que votre goût eût incliné pour les stoïciens ! Certes, s’il appartenait à quelqu’un au monde d’estimer qu’il n’y a de bien que dans la vertu, c’était à vous. »

XXIX

Cicéron démontre ensuite, avec une évidence véritablement révélatrice, que l’honnête, ou le souverain bien, est un instinct de notre nature intellectuelle aussi irréfutable que le bien-être physique est un instinct de nos sens matériels ; de là, dit-il, ces législations, aussi divines qu’humaines, qui établissent les rapports des hommes entre eux sur les bases d’une équité sociale, qui est la conscience publique du genre humain. Cependant il blâme dans le livre suivant l’excès des stoïciens, qui les porte à sacrifier entièrement le corps à l’âme. Cet excès, dit-il, n’est pas conforme à la nature complexe d’un être formé d’âme et de corps, et qui a été doué d’un instinct de conservation. La sagesse est dans l’harmonie qu’il faut maintenir entre nos deux natures : régler la nature, ce n’est pas la contredire.

XXX

Nous ne pouvons renoncer à vous reproduire ici le commencement du cinquième livre, réminiscence délicieuse du temps et des lieux où Cicéron, voyageur à Athènes, repassait avec ses amis sur les traces de l’antiquité :

« Comme j’étais à Athènes, et qu’un jour, suivant ma coutume, j’avais entendu Antiochus dans le gymnase de Ptolémée, en compagnie de Pison, de mon frère Quintus, de Pomponius et de L. Cicéron, mon cousin germain, que j’aime comme s’il eût été mon frère, nous fîmes dessein de nous aller promener ensemble l’après-midi à l’Académie, parce que, dans ce temps-là, il ne s’y trouvait d’ordinaire presque personne. Nous nous rendîmes donc tous chez Pison au temps marqué ; et de là, en nous entretenant de choses diverses, nous fîmes les six stades de la porte Dipyle à l’Académie. Quand nous fûmes arrivés dans un si beau lieu, et qui n’est pas célèbre sans cause, nous y trouvâmes toute la solitude que nous voulions. Alors Pison : — Est-ce par un dessein de la nature, nous dit-il, ou par une erreur de notre imagination, que, lorsque nous voyons les lieux où l’histoire nous apprend que de grands hommes ont passé une partie de leur vie, nous nous sentons plus émus que quand nous écoutons le récit de leurs actions ou que nous lisons leurs écrits ?

« C’est là ce que j’éprouve moi-même en ce moment : le souvenir de Platon me vient assaillir l’esprit ; c’est ici qu’il s’entretenait avec ses disciples, et ses petits jardins, que vous voyez si près de nous, me rendent sa mémoire tellement présente qu’ils me le remettent presque devant les yeux. Ces lieux ont vu Speusippe, ils ont vu Xénocrate et Polémon, son disciple, dont voici la place favorite. Je n’aperçois même jamais le palais du sénat (j’entends la cour Hastilie, non pas ce palais, nouveau monument bien plus vaste et qui paraît plus petit à mes yeux), que je ne songe à Scipion, à Caton, à Lélius, et surtout à mon aïeul. Enfin les lieux ont si bien la vertu de nous faire ressouvenir de tout, que ce n’est pas sans raison qu’on a fondé sur eux l’art de la mémoire. — Rien n’est plus vrai, Pison, lui dit mon frère Quintus. Moi-même, en venant ici, les yeux fixés sur Colone, le séjour de Sophocle, je croyais voir devant moi ce grand poète, à qui j’ai voué une si profonde admiration, vous le savez, et qui fait mes délices ; l’image même d’Œdipe, qu’il représente venant ici et demandant dans ces vers qui arrachent des larmes en quels lieux il se trouve, m’a tout ému ; ce n’est qu’une image vaine, et cependant elle m’a remué. — Et moi, dit Pomponius, à qui vous faites la guerre de m’être rendu à Épicure, dont nous venons de passer les jardins, je vois s’écouler dans ces jardins bien des heures en compagnie de Phèdre, que j’aime plus qu’homme au monde. Il est vrai que, averti par l’ancien proverbe, je pense toujours aux vivants ; mais, quand je voudrais oublier Épicure, comment le pourrais-je, lui dont nos amis ont le portrait, non seulement reproduit à grands traits par la peinture, mais encore gravé sur leurs coupes et sur leurs bagues ?

« Notre ami Pomponius, lui dis-je alors, veut s’égayer, et il est peut-être dans son droit, car il s’est établi de telle sorte à Athènes que déjà on peut le prendre pour un Athénien, et que je ne serais pas surpris qu’un jour il ne portât le surnom d’Atticus. Mais je suis de votre avis, Pison ; rien ne fait penser plus vivement et plus attentivement aux grands personnages que les lieux fréquentés par eux.

« Vous savez que j’allai une fois à Métaponte avec vous, et que je ne mis le pied chez mon hôte qu’après avoir vu le lieu où Pythagore rendit le dernier soupir, et le siège où il s’asseyait d’ordinaire. Tout présentement encore, quoique l’on trouve partout à Athènes les traces des grands hommes qu’elle a portés, je me suis senti ému en voyant cet hémicycle où Charmadas enseignait naguère. Il me semble que je le vois (car ses traits me sont bien connus) ; il me semble même que sa chaire, demeurée pour ainsi dire veuve d’un si grand génie, regrette à toute heure de ne plus l’entendre. Alors Pison : — Puisque tout le monde, dit-il, a été frappé de quelque souvenir, je voudrais bien savoir ce qui a fait impression sur notre jeune Lucius ? Serait-ce le lieu où Démosthène et Eschine se livraient leurs grands combats ? Chacun, en effet, est guidé par ses études de prédilection. Lui, en rougissant : — Ne m’interrogez pas là-dessus, dit-il, moi qui suis même descendu sur la plage de Phalère, où l’on dit que Démosthène déclamait au bruit des flots, pour s’habituer à vaincre par sa voix le frémissement de la place publique. Je viens même de me détourner un peu sur la droite pour voir le tombeau de Périclès : mais, dans cette ville-ci, les souvenirs sont inépuisables ; il semble, à chaque pas que l’on y fait, que du sol jaillisse l’histoire. — Les recherches, lui dit Pison, quand on les fait dans la vue d’imiter un jour les grands personnages, sont d’un excellent esprit ; mais, quand elles n’ont pour but que de nous mettre sur les traces du passé, elles témoignent seulement d’un esprit curieux. Aussi nous vous exhortons tous, et je vois que déjà vous vous y portez de vous-même, à marcher sur les pas des grands hommes dont vous prenez plaisir à reconnaître les vestiges. — Vous savez, dis-je alors à Pison, qu’il a déjà prévenu vos conseils ; mais je vous suis obligé des encouragements que vous lui donnez. — Il faut donc, reprit-il avec son extrême bienveillance, que nous tâchions tous de contribuer aux progrès de notre jeune ami ; il faut avant tout qu’il tourne ses études vers la philosophie, tant pour vous imiter, vous qu’il aime, que pour être en état de mieux réussir dans l’éloquence. Mais vous, Lucius, continua-t-il, est-il besoin de vous y exhorter, et ne vous y sentez-vous pas tout naturellement enclin ? Au moins, il me semble que vous écoutez avec beaucoup d’intérêt les leçons d’Antiochus. — J’ai grand plaisir à les suivre, répondit Lucius avec une honnête timidité ; mais vous avez parlé de Charmadas : je me sens entraîné de ce côté-là. Antiochus me le rappelle, et c’est la seule école que je fréquente. »

Viennent ensuite des définitions admirables de l’âme, de ses facultés, de ses vertus, filles, dit-il, de notre liberté morale telles que la prudence, la tempérance, la force, la justice, la modération, l’abnégation, le sacrifice de soi-même aux autres, tout ce dont se compose aujourd’hui encore le code de l’homme parfait.

Et l’on voit, dit Érasme dans sa préface des Tusculanes, que la vie de Cicéron était conforme à ce code sublime de la vertu antique. Érasme s’indigne comme nous que des ignorants appellent un vain étalage de style la sagesse substantielle de ces leçons. Le plus éloquent des hommes en est en même temps le plus sage.

Mais passons aux Tusculanes elles-mêmes. Quelle lucidité ! quelle souplesse ! quelle facilité ! quelle profondeur ! quelle logique ! quelle force ! quelle grâce et en même temps quel enjouement dans ces leçons, s’écrie le philosophe du moyen âge, en étudiant le philosophe romain. Goûter Cicéron, s’écrie à son tour l’esprit le plus antique de l’antiquité, Quintilien, c’est prouver qu’on avance dans la philosophie comme dans l’éloquence.

XXXI

Les Tusculanes prennent leur nom de la maison de campagne de Cicéron où ces Méditations en prose furent composées par lui. Ces Méditations étaient à la fois des loisirs, des perfectionnements de son âme, des consolations. La politique l’avait odieusement rejeté dans la vie inactive. Rome, en proie aux démagogues, à la soldatesque, à la tyrannie, à la gloire de mauvais aloi, n’était plus digne de lui ; la pensée de Cicéron quittait ce monde vulgaire et pervers pour les régions sublimes et éternelles de la pensée.

« Quand j’ai vu enfin, dit-il en commençant les Tusculanes, qu’il n’y avait presque plus rien à faire pour moi, ni au forum, ni au sénat, je me suis remis à une sorte d’étude dont le goût m’était toujours resté, mais que d’autres soucis avaient toujours interrompu ou ajourné : j’entends par cette étude la philosophie, qui renferme toutes les connaissances utiles à l’homme pour bien vivre……

« Les Grecs, dit-il, ont excellé plus que nous dans la poésie et dans les arts ; nous les égalons seulement dans l’art oratoire né de la constitution même de Rome ; hors de là nous leur sommes jusqu’ici inférieurs. Après avoir tenté moi-même de porter l’art oratoire à un point encore plus élevé que nos prédécesseurs romains, je m’efforce avec plus de zèle encore de mettre dans son jour cette philosophie, d’où j’ai tiré tout ce que je puis avoir développé d’éloquence.

« Aristote, ce rare génie qui savait tout, jaloux de la gloire de l’orateur Isocrate, entreprit, à son exemple, d’enseigner l’art de la parole, et voulut allier la philosophie à l’éloquence. Je veux de même, sans oublier mon ancien caractère d’orateur, m’attacher aux matières de philosophie : je les trouve infiniment plus grandes, plus abondantes, plus fécondes que celles de la tribune ; mon opinion a toujours été que ces questions élevées, pour ne rien dire de leur intérêt et de leur beauté, doivent être traitées avec étendue et avec toutes les perfections de style qui dépendent du langage. J’ai essayé si je pourrais y réussir, et j’ai même poussé si loin la chose que j’ai tenu des entretiens philosophiques à la manière des Grecs. Tout récemment, mon cher Brutus, après que vous fûtes parti de Tusculum, j’éprouvai mes forces devant un grand nombre d’amis. C’est ainsi que ces exercices oratoires d’autrefois, où j’avais pour but de me préparer au forum, et dont j’ai continué l’usage plus que personne, sont aujourd’hui remplacés par un exercice de vieillard. Je faisais donc proposer par ces amis le sujet sur lequel on voulait m’entendre, je discourais sur cette matière, assis ou debout, et, comme nous avons eu ces sortes d’entretiens pendant cinq jours, je les ai rédigés à loisir en autant de livres. »

XXXII

Voilà l’origine des cinq Méditations ou Tusculanes que nous allons, à notre tour, parcourir avec vous. Elles sont en grande partie écrites sous la forme du dialogue, qui présente les deux faces ou les mille faces du sujet au même instant et au même regard. La première roule sur la mort, ce grand mystère de l’esprit, ce grand achoppement à toute félicité humaine.

Rien n’est plus hardi et plus net que la pensée de Cicéron, hautement exprimée, sur les mystères de la religion de son temps. Les Romains étaient très tolérants sur ces matières, pourvu qu’on respectât les cérémonies du culte légal en tant que loi de l’État. On pouvait penser et professer tout ce qu’on voulait comme foi individuelle ou comme philosophie théologique générale. Le pontife, dans Cicéron ou dans César, ne nuisait point au philosophe ; l’un suivait des rites traditionnels et populaires, l’autre professait des doctrines souverainement libres et dédaigneuses des crédulités du vulgaire. Chacun avait ainsi sa part d’erreur ou de vérité qu’il se faisait à soi-même : au peuple la fable, aux sages la vérité.

Écoutez Cicéron, à la première page de la première Tusculane, sur le ciel et sur l’enfer des théologies populaires de son temps :

« Si vous craignez la mort, demande-t-il à son interlocuteur, n’est-ce pas parce que l’idée de l’enfer vous épouvante ? Un Cerbère à trois têtes, les flots bruyants du Cocyte, le passage de l’Achéron, un Tantale mourant de soif et qui a de l’eau jusqu’au menton sans qu’il y puisse tremper ses lèvres ; ce rocher contre lequel Sisyphe, épuisé, hors d’haleine, perd, à rouler toujours, ses efforts et sa peine ; des juges inexorables, Minos et Rhadamanthe, devant lesquels, au milieu d’un nombre infini d’auditeurs, vous serez obligé de plaider vous-même votre cause, sans qu’il vous soit permis d’en charger ou Crassus ou Antoine, ou, puisque ces juges sont grecs, Démosthène : voilà l’objet de votre peur, et sur ce fondement vous croyez la mort un mal éternel.

L’auditeur.

« Pensez-vous que j’extravague jusqu’à donner là-dedans ?

Cicéron.

« Vous n’y ajoutez pas foi ?

L’auditeur.

« Pas le moins du monde.

Cicéron.

« Vous avez, à la vérité, grand tort de l’avouer.

L’auditeur.

« Pourquoi, je vous prie ?

Cicéron.

« Parce que, si j’avais eu à vous réfuter sur ce point, j’allais m’ouvrir une belle carrière.

L’auditeur.

« Qui ne serait éloquent sur un tel sujet ?

Cicéron.

« Tout est plein, cependant, de traités philosophiques où l’on se propose de le prouver.

L’auditeur.

« Peine perdue ; car se trouve-t-il des hommes assez sots pour en avoir peur ?

Cicéron.

« Mais, s’il n’y a point de misérables dans les enfers, personne n’y est donc ?

L’auditeur.

« Je n’y crois personne. »

On voit qu’il y avait deux hommes dans les hommes supérieurs de Rome, le citoyen et le philosophe. Le philosophe se moquait de la religion officielle du citoyen. Cicéron était convaincu, comme César et comme Sénèque, que la superstition était incorrigible dans le peuple, et qu’il fallait se contenter de penser à part du vulgaire, sans lui contester ses dieux, ses élysées et ses enfers, peuplés de ses fables, de ses traditions et de ses rêves.

XXXIII

Mais l’existence d’une divinité une et suprême, l’immatérialité de l’âme et son immortalité sont confessées plus loin comme des vérités rationnelles avec une force de logique et avec une multiplicité d’arguments qui n’ont jamais été surpassées. Lisez ces lignes du premier livre des Tusculanes :

« Thémistocle pouvait couler ses jours dans le repos, Epaminondas le pouvait, et, sans chercher des exemples dans l’antiquité ou parmi les étrangers, moi-même, je le pouvais. Mais nous avons au dedans de nous je ne sais quel pressentiment des siècles futurs, et c’est dans les esprits les plus sublimes, c’est dans les âmes les plus élevées, que ce sentiment est le plus vif et qu’il éclate davantage. Ôtez ce pressentiment, serait-on assez fou pour vouloir passer sa vie dans les travaux et dans les dangers ? Je parle des grands cœurs. Et que cherchent aussi les poètes, qu’à éterniser leur mémoire ? Témoin celui qui dit :

« Ici sur Ennius, Romains, jetez les yeux ;
Par lui furent chantés vos célèbres aïeux.

« Tout ce qu’Ennius demande pour avoir chanté la gloire des pères, c’est que les enfants fassent vivre la sienne.

« Qu’on ne me rende point de funèbres hommages, dit-il encore. Mais à quoi bon parler des poètes ? Il n’est pas jusqu’aux artisans qui n’aspirent à l’immortalité. Phidias, n’ayant pas la liberté d’écrire son nom sur le bouclier de Minerve, y grava son portrait. Et nos philosophes, dans les livres mêmes qu’ils composent sur le mépris de la gloire, n’y mettent-ils pas leur nom ? Puisque donc le consentement de tous les hommes est la voix de la nature, et que tous les hommes, en quelque lieu que ce soit, conviennent qu’après notre mort il y a quelque chose qui nous intéresse, nous devons nous rendre à cette opinion, et d’autant plus qu’entre les hommes ceux qui ont le plus d’esprit, le plus de vertu, et qui, par conséquent, savent le mieux où tend la nature, sont précisément ceux qui se donnent le plus de mouvement pour mériter l’estime de la postérité………………………………………………………………………………………………

« C’est ce dernier sentiment que j’ai suivi dans ma Consolation, où je m’explique en ces termes : On ne peut absolument trouver sur la terre l’origine des âmes, car il n’y a rien dans les âmes qui soit mixte et composé, rien qui paraisse venir de la terre, de l’eau, de l’air ou du feu.

« Tous ces éléments n’ont rien qui fasse la mémoire, l’intelligence, la réflexion, qui puisse rappeler le passé, prévoir l’avenir, embrasser le présent. Jamais on ne trouvera d’où l’homme reçoit ces divines qualités, à moins que de remonter à Dieu. Et, par conséquent, l’âme est d’une nature singulière qui n’a rien de commun avec les éléments que nous connaissons. Quelle que soit donc la nature d’un être qui a sentiment, intelligence, volonté, principe de vie, cet être-là est céleste, il est divin, et dès lors immortel. Dieu lui-même ne se présente à nous que sous cette idée d’un esprit pur, sans mélange, dégagé de toute matière corruptible, qui connaît tout, qui meut tout, et qui a de lui-même un mouvement éternel……………………………………………………………………………………………………

« Car, enfin, que faisons-nous en nous éloignant des voluptés sensuelles, de tout emploi public, de toute sorte d’embarras, et même du soin de nos affaires domestiques, qui ont pour objet l’entretien de notre corps ? Que faisons-nous, dis-je, autre chose que rappeler notre esprit à lui-même et que l’éloigner de son corps tout autant que cela se peut ? Or détacher l’esprit du corps, n’est-ce pas apprendre à mourir ? Pensons-y donc sérieusement, croyez-moi, séparons-nous ainsi de nos corps, accoutumons-nous à mourir. Par ce moyen la vie d’ici-bas tiendra déjà d’une vie céleste, et nous en serons mieux disposés à prendre notre essor quand nos chaînes se briseront. Mais les âmes qui auront toujours été sous le joug des sens auront peine à s’élever de dessus la terre, lors même qu’elles seront hors de leurs entraves. Il en sera d’elles comme de ces prisonniers qui ont été plusieurs années dans les fers : ce n’est pas sans peine qu’ils marchent. Pour nous, arrivés un jour à notre terme, nous vivrons enfin, car notre vie d’à présent, c’est une mort, et, si j’en voulais déplorer la misère, il ne me serait que trop aisé.

L’auditeur.

« Vous l’avez déploré assez dans votre Consolation. Je ne lis point cet ouvrage que je n’aie envie de me voir à la fin de mes jours, et cette envie, par tout ce que je viens d’entendre, augmente fort.

Cicéron.

« Vos jours finiront, et, de force ou de gré, finiront bien vite, car le temps vole. Or, non seulement la mort n’est point un mal, comme d’abord vous le pensiez ; mais peut-être n’y a-t-il que des maux pour l’homme, à la mort près, qui est son unique bien, puisqu’elle doit ou nous rendre dieux nous-mêmes, ou nous faire vivre avec les dieux…………………………………………………………………………………………………………

« Pour nous, au cas que nous recevions du ciel quelque avertissement d’une mort prochaine, obéissons avec joie, avec reconnaissance, bien convaincus que l’on nous tire de prison, et que l’on nous ôte nos chaînes, afin qu’il nous arrive ou de retourner dans le séjour éternel, notre véritable patrie, ou d’être à jamais quittes de tout sentiment et de tout mal. Que si le ciel nous laisse notre dernière heure inconnue, tenons-nous dans une telle disposition d’esprit que ce jour, si terrible pour les autres, nous paraisse heureux. Rien de ce qui a été déterminé ou par les dieux immortels, ou par notre commune mère, la nature, ne doit être compté pour un mal. Car enfin ce n’est pas le hasard, ce n’est pas une cause aveugle qui nous a créés : mais nous devons l’être certainement à quelque puissance, qui veille sur le genre humain. Elle ne s’est pas donné le soin de nous produire et de nous conserver la vie, pour nous précipiter, après nous avoir fait éprouver toutes les misères de ce monde, dans une mort suivie d’un mal éternel. Regardons plutôt la mort comme un asile, comme un port qui nous attend. Plût à Dieu que nous y fussions menés à pleines voiles ! Mais les vents auront beau nous retarder, il faudra nécessairement que nous arrivions, quoique un peu tard. Or ce qui est pour tous une nécessité, serait-il pour moi seul un mal ? Vous me demandiez une péroraison, en voilà une. »

XXXIV

On voit qu’il avait raison d’écrire ces belles lignes par lesquelles il se consolait de ne plus être que philosophe :

« Dans la nécessité où je suis de renoncer aux affaires publiques, je n’ai pas d’autre moyen de me rendre utile que d’écrire pour éclairer et consoler les Romains ; je me flatte qu’on me saura gré de ce qu’après avoir vu tomber le gouvernement de ma patrie au pouvoir d’un seul, je ne me suis ni dérobé lâchement au public, ni livré sans réserve à ceux qui possèdent l’autorité. Mes écrits ont remplacé mes harangues au sénat et au peuple, et j’ai substitué les méditations de la philosophie aux délibérations de la politique sur les destinées de la patrie. »

On voit par les lignes suivantes combien la philosophie, la religion raisonnée et le patriotisme en vue des devoirs imposés à l’homme par la Divinité, étaient pour Cicéron une même et sainte chose.

« Quelques-uns affectent de croire, écrit-il, que la Divinité ne s’intéresse pas à l’homme, et ne se mêle pas de nos actes et de nos destins. Sur ce principe, que deviendraient la piété, la sainteté, la religion ? Ce sont là de véritables devoirs obligatoires qu’il faut savoir exactement accomplir… Il en est de la piété comme de toutes les autres vertus ; elles ne consistent pas dans de vains dehors : sans elles point de sainteté (mot qui signifie moralité de nos actes) ; sans elles point de culte, et dès lors que devient l’univers ? Quel désordre et quelle anarchie dans l’espèce humaine ! Quant à moi, ajoute-t-il, je doute si éteindre la piété envers la divinité, ce ne serait pas anéantir du même coup la bonne foi, la conscience, la société humaine tout entière, et la vertu qui supporte à elle seule le monde, je veux dire l’instinct de la justice !… »

XXXV

Mais l’espace me manque ici pour vous entrouvrir seulement le trésor de ces loisirs philosophiques de Cicéron. Nous allons, dans un dernier entretien sur ce grand homme, vous initier plus avant dans cette sagesse antique, résumée par la plus brillante parole de l’antiquité.

C’est ainsi qu’il se reposait de la vie et qu’il se préparait à la mort dans ce dialogue sur la mort. Quelques amis, fidèles à sa mauvaise fortune, lui prêtaient encore l’oreille et le cœur ; ses livres, recueillis avec amour en Grèce pendant ses voyages ou ses exils, lui ouvraient leurs pages consolatrices ; les arbres qu’il avait plantés dans sa jeunesse à Tusculum ou à Astur, ses maisons des champs, ne lui avaient pas été ravis, du moins avant sa mort, par l’ingratitude de sa patrie et par la nécessité de ses créanciers. Les rigoles qu’il avait dérobées à l’ Anio præceps pour en irriguer ses jardins, qui murmuraient encore sous ses platanes et remplissaient ses portiques champêtres de leur rumeur et de leur fraîcheur ; le temple sépulcral qu’il avait élevé à sa fille chérie pour diviniser ses regrets brillait encore à l’horizon de la Sabine comme un appel aux pensées graves et comme une promesse des éternelles réunions ; il remplissait sa vie et il célébrait la mort sans savoir encore de quelle mort il devait périr, mais sûr du moins que ce ne serait pas d’une mort honteuse.

Tel était Cicéron au moment où il écrivait cette première Tusculane. Nous allons suivre sa plume jusqu’à la dernière ligne de cette grande vie ; elle ne fut qu’un grand travail pour l’immortalité. — Il ne se trompa pas.

Lamartine.