M. Fustel de Coulanges
Histoire des institutions politiques de l’ancienne France.
I
Qu’est donc ce Fustel de Coulanges, dont le nom rappelle l’ami de Madame de Sévigné ? Il est, sans doute, fort connu et fort estimé dans l’Université de France, mais, en France, il n’a pas fait encore cette impression retentissante qui s’appelle la célébrité. Qu’il soit tranquille, il la fera !… La Célébrité ressemble le plus souvent à la Calomnie, qui rase la terre avant de s’élever et d’éclater sur nos têtes. M. Fustel de Coulanges n’en est jusqu’ici qu’au ras du sol, mais il va monter… Maître de Conférences à l’École normale supérieure quand il fit paraître ce livre, il n’a, pour moi, contre lui, que son titre d’universitaire ; mais c’est un esprit que je crois assez vigoureux pour secouer et mettre à ses pieds les préjugés traditionnels de l’Université et de son enseignement. En 1864, il publiait un livre intitulé : La Cité antique, qu’il nommait, avec une modestie qu’il est impossible de prendre au mot, une Étude sur le culte, le droit et les institutions de la Grèce et de Rome, — ouvrage couronné par l’Académie, et c’est ce que j’en puis dire de pis… En matière d’Histoire, je connais et j’ai souvent signalé les tendances, odieusement païennes, de l’Académie. Or, quoique couronné par elle, le livre en question n’inclinait nullement au paganisme. C’était même un livre qui n’inclinait d’aucun côté, — un livre planté droit dans l’Histoire, qui disait les faits et les établissait avec une imperturbable solidité. Au jeu de billard, les plus maladroits peuvent quelquefois caramboler ; l’Académie fit ce carambolage de couronner le livre de M. Fustel de Coulanges. — Elle s’honora, en cela, plus qu’elle ne l’honorait… Ce livre, qui préparait et qui précursait l’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France que M. Fustel de Coulanges nous a donnée depuis, attaquait l’Histoire à une profondeur de nature humaine jusque-là inconnue à la plupart des historiens. Jamais personne n’avait plongé plus avant dans la notion de cette religion domestique dont l’ancien monde était sorti, et c’était là une découverte magnifique de simplicité ! Dans ce livre, on entrevoyait quelque chose comme un Montesquieu, mais un Montesquieu sans épigrammes, épris de netteté, — comme l’autre, cet hypocrite de profondeur ! l’était de clinquant, — et coulant, aisé et large, au lieu de se cristalliser péniblement en de petits angles pointus…
Il paraît que ce livre fit coup — ainsi que disent les Italiens — dans le cercle de l’Enseignement ; mais il ne porta pas plus loin. Il n’entra pas d’une volée, comme il aurait dû y entrer, dans l’opinion littéraire de ce temps. Ce pauvre temps a bien d’autres babioles à lire et à vanter que des livres profonds en Histoire, et en une histoire qui n’est pas la sienne ! Seulement, pour peu que M. Fustel de Coulanges, ce robuste, nous frappe deux ou trois livres avec cette force qu’il a montrée dans son premier, il faudra bien que la Critique et l’opinion littéraire s’occupent de ce premier livre, où une méthode nouvelle et un talent neuf se révèlent. C’est, en effet, la destinée des écrivains plus forts que leur temps, de lui faire retourner la tête vers une œuvre qu’il n’avait pas vue, quoiqu’elle fût sous ses yeux. C’est le contraire de l’aumône qu’on fait aux aveugles : c’est l’aumône des aveugles à qui y voit clair.
Et M. Fustel de Coulanges est bien cet homme-là. Il y voir clair, et il y fait voir clair… Avec sa profonde manière d’attaquer l’Histoire, il pourrait être obscur comme un allemand ; et il brille de la clarté la plus française. La première impression que donne son livre, c’est là satisfaction de la clarté… Ce n’est pas la vérité encore que la clarté, mais elle y conduit et elle y tient par son rayon. L’auteur des Institutions politiques de l’ancienne France établira-t-il la vérité complète, absolue, sans objection, de l’histoire qu’il a entreprise ?… Le vrai a cela de bon qu’on le pressent avant que la preuve en soit faite, et nous désirons que ce pressentiment, inspiré par M. Fustel de Coulanges, ne nous trompe pas. Le livre qu’il a publié là n’est que le premier volume d’un ouvrage qui doit en avoir plusieurs. Quels que soient, d’ailleurs, les titres différents que M. de Coulanges donne à ses ouvrages, ils ne sont tous, si j’en saisis bien le sens et la portée, que les chapitres écrits d’un livre qui se continue, que les parties échafaudées d’un ensemble historique embrassé de haut, comme on embrasse tout un pays du sommet de ses montagnes. Les montagnes, en Histoire, sont les idées générales d’où l’on voit tout et d’où l’on résume tout, et M. Fustel de Coulanges, par la nature de son esprit, tend vers elles. Le travail d’ensemble historique qu’il prépare ne peut donc pas avoir dit le dernier mot sur lequel on le jugera. Mais, en attendant qu’il le dise, on ne saurait trop présumer d’un historien qui introduit dans l’Histoire un point de vue aussi puissant et aussi renversant que celui qu’il vient d’y ouvrir, et qui, s’il est vrai absolument et sans réplique, comme il doit l’être, bouleverse l’Histoire telle qu’elle est écrite et acceptée, et en change instantanément tous les aspects.
II
Ce point de vue supérieur, d’une unité grandiose, que l’auteur des Institutions politiques de l’ancienne France fait planer sur son histoire, et qui en contredit toutes les origines, c’est l’influence de l’Empire Romain sur le monde barbare, — c’est-à-dire tout le contraire de ce qu’on a pensé depuis des siècles. Depuis des siècles, et surtout depuis le xvie , on a cru que l’Empire Romain était une dégradation de la République et la décadence de Rome, châtiée enfin de l’immense corruption de la victoire par les Barbares, ses vainqueurs, qui lui ouvrirent les veines et les lui vidèrent de son vieux sang, pour y infuser leur jeune sang de Barbares. Eh bien, selon M. Fustel de Coulanges, c’est le contraire qui est le vrai ! M. de Coulanges retourne cette antique histoire comme on retournerait un gant. Lisez-le ! Il ne croit guères plus à la corruption des Romains qu’à la virginité des Barbares. C’est la corruption de quelques-uns de leurs empereurs, — supportés, malgré la monstruosité de leurs vices, pour des raisons qui font plus d’honneur que de honte à l’esprit romain, puisque c’était par respect de leur tradition politique qu’ils acceptaient l’Empire à travers l’Empereur, quel qu’il fut ; — c’est cette corruption des empereurs, qui a fait croire à l’universelle corruption des Romains. Mais eût-elle existé au degré où les historiens modernes l’ont poussée, que les Romains n’eussent pas été châtiés par les Barbares, même quand ils furent envahis par eux. Singulière destinée pour les exécuteurs des hautes œuvres de la Providence ! au contact formidablement puissant des Romains, les Barbares se romanisèrent. Entrés Barbares au cœur de l’Empire, ils y restaient ou ils en ressortaient Romains. Et, bien loin d’être une décadence pour Rome et une dégradation de son ancienne République, l’Empire réalisa l’idée romaine par excellence. Le principe romain du pouvoir politique tel que la République l’avait affirmé, l’Empire le concentra et l’éleva à sa plus haute puissance. Car, ne vous y trompez pas ! l’Empire ne fut jamais que la Dictature de la République, mesurée à la vie d’un homme. Telle est, en quelques mots, la thèse du nouvel historien. Il ne la formule pas, il est vrai, avec cette étreignante rigueur ; il s’y prend, lui, de plus longue main que moi. Homme d’analyse, avant tout, et d’investigation patiente et prudente, il cherche dans tous les faits attestés par les historiens contemporains de son histoire, la trace de cette merveilleuse influence de Rome, qui s’étendit sur les Barbares et qui les pénétra, pour se les assimiler. Mais sous toutes ces analyses respire la synthèse qu’il organisera probablement plus tard. On la voit distinctement sous ces analyses, et il est facile de l’en dégager.
Et je l’ai dégagée parce que j’aime, pour mon compte, les conclusions de cette forte thèse ; — parce qu’elle soufflette largement, comme les servantes de Boileau, les histoires modernes et toutes les idées sur la liberté politique dont la philosophie et le libéralisme les ont bourrées ! La bêtise moderne est de croire à la liberté chez les Anciens. Rome, en particulier, nous a valu les imbécilités féroces, sous prétexte de liberté, de la Révolution française. Rien de ce qu’on en dit n’exista. Rome, qui a mérité, avant le Christianisme, d’être la maîtresse du genre humain, ne l’a été que parce qu’elle fut le pouvoir le plus fort qu’il y ait eu parmi les hommes. Les piailleurs contre le despotisme n’ont pas su voir combien, au fond, elle était despote, et bien moins encore dans ses hommes d’État que dans ses Institutions. M. Fustel de Coulanges nous en a fait l’histoire. Il nous a donné un détail qu’ici nous ne pouvons suivre, de ces Institutions puissantes, dans lesquelles tenaient tant de place la naissance, la richesse, l’aristocratie, les classifications, les hiérarchies, tout ce que la Démocratie abhorre. C’est à l’étonner et à l’épouvanter, la
Démocratie ! « À Rome, — dit fort bien M. Fustel de Coulanges, — les magistratures n’étaient pas des fonctions, mais des pouvoirs. »
La révolution de 509, qui, suivant nos ineptes phraséologies, changea la Royauté en République, ne changea pas la nature de l’autorité comme, à Rome, on la comprenait. Les consuls gouvernaient en vertu des mêmes principes que les rois. Ces têtes romaines, organisées pour la politique, comme les têtes grecques l’étaient pour l’art, admettaient que le droit du magistrat fût absolu ; et il l’était à tous les degrés de la magistrature, pour le censeur comme pour le tribun, pour le préteur comme pour le consul. Et c’est cette conception du pouvoir qui, en se concentrant, fit l’Empire, L’Empire n’est qu’une résultante de toute la société romaine. Le droit de vie et de mort, qui n’existe plus dans nos systèmes énervés de gouvernement, et qu’a gardé, comme un dernier vestige du droit romain, la monarchie française jusqu’à Henri III, qui fit tuer Guise sans jugement, et Louis XIII, le maréchal d’Ancre, ce droit terrible était inhérent au pouvoir politique chez les Romains. Néron et Commode pouvaient être des monstres et abuser effroyablement de leur droit, mais ils pouvaient s’en servir. L’État, c’était eux, dix-sept cents ans avant Louis XIV. La Majesté, c’était l’autorité omnipotente de l’État. Et tombe ici le grand reproche de bassesse ! Dans ce système, comme je l’ai indiqué plus haut, ce qu’on a pris pour de l’abjection
chez le peuple romain, était la preuve de sa solidité politique. Les erreurs, et quelles erreurs ! de ces esprits éperdus : Commode, Néron, Caligula, ne purent dégoûter la tête ferme des Romains de cette chose toute romaine : — le pouvoir absolu.
Et bien en prit au monde entier, du reste ! Bien en prit à tout ce qu’il y avait alors de civilisation, menacé par tout ce qu’il y avait de barbarie ! L’Empire ne résista pas seulement aux Barbares : il les convertit, bien avant même que le Catholicisme eût ajouté sa conversion à la sienne…
III
Et, en effet, ceci remonte haut. Ceci remonte à César et aux Gaulois, ces premiers Barbares dans la longue chaîne de Barbares qui devait suivre ; les premiers dans le temps, mais aussi les premiers par leurs grandes qualités de peuple, par la supériorité de leur race. C’est en raison même de cette supériorité que les Gaulois reçurent vite le coup de cette fascination romaine, qui était mieux que la fascination du glaive ; car il y avait autant d’éclairs dans le glaive de
Brennus que dans le glaive de César. Si ce n’avait été là qu’une question de guerre, jamais la Gaule n’aurait été conquise. On ne lui eût rien imposé par la force. Si elle se transforma, si elle se romanisa, si elle s’imprégna de l’esprit romain au point que le Druidisme, c’est-à-dire ce qui devait être le plus profond en elle, disparut en deux générations, c’est que sa volonté, à elle, était dans cette transformation. « Jamais population italienne ou latine — dit M. de Coulanges — ne s’établit en Gaule, et ce qu’il y vint de Romains est imperceptible. »
Sans les Gaulois, César lui-même ne serait pas venu à bout des Gaulois. Il les incorpora dans son armée, mais, d’eux-mêmes, ils y seraient entrés. On ne force pas la main à tout un peuple. On ne le façonne point à son image. Cette prétention de dieu, qui perdit Napoléon, est une de ces fatuités qu’un peuple aussi politique que le peuple romain n’avait pas. Non ! si la Gaule devint promptement romaine, c’est qu’elle avait compris, avec l’instinct d’une race supérieure, que l’unité Romaine valait mieux pour elle que les diversités dont elle souffrait. Déchirée par des démocraties locales, elle alla, avec les instincts de son magnifique tempérament de peuple, où elle vit une organisation. Et elle y alla d’une sympathie si naturelle, que ceux-là mêmes qui, les premiers, dans la Gaule encore gauloise, s’allièrent aux Romains, ne furent jamais dans le sentiment gaulois des traîtres à la patrie, des hommes qui passaient à
l’ennemi. Et ils n’y passaient point, en effet. Ils passaient de l’anarchie, qui tue les peuples, à l’organisation, qui les fait vivre. En vain les Germains invoquèrent-ils une barbarie commune pour fausser et briser le lien qui attachait Rome à la Gaule, le faisceau qu’elles formaient résista. Et, que dis-je ? eux-mêmes, les Germains, malgré l’infériorité de leur race comparée à la race gauloise, furent atteints à leur tour par ce prodigieux magnétisme qu’exerçait Rome sur l’univers.
IV
Rien de plus curieux que l’histoire de ce magnétisme de l’Empire Romain, retrouvé partout par l’historien des Institutions de l’ancienne France, et même jusque dans les invasions contre l’Empire. En réalité, ces invasions, dont on a fait des événements si majeurs, et qui n’eurent que l’importance de leurs ravages, ne furent ni calculées, ni délibérées, ni libres. Elles n’étaient que des conséquences de défaites antérieures entre Barbares, d’expulsion de territoires, de poussées effrayantes de Goths sur Germains et de Huns sur Goths, fuyant vers Rome et s’écrasant dans leur fuite contre elle. Quand Alaric disait, vague pour être plus terrible : « Je ne sais quoi me pousse !… » il mentait. Il le savait bien ! Tous ces Barbares, Germains, Burgundes, Suèves, se haïssaient entre eux, mais ils ne haïssaient pas Rome, et dès les commencements, ils l’avaient servie. Arminius, le Germain révolté, était un chevalier romain. Arbogaste, pour le compte de Rome, avait fait la guerre à Sunno et à Marcomer, les ennemis de l’Empire. Les Goths, établis sur les bords du Danube, battus par Dioclétien, étaient devenus ses auxiliaires. Le paysan du Danube n’est qu’une fable de La Fontaine, renouvelée d’une fable espagnole du xvie siècle. Il n’y avait pas en Germanie de ces paysans, parce qu’il n’y avait pas de pays. Il n’y avait que des tribus et des peuplades errantes, sans nationalité et sans fierté ; — car c’est encore un préjugé, que la fierté des Barbares ! En face de l’Empire Romain, ils furent plus souples et plus bas que les Byzantins. Réduits à n’être que ce qu’ils étaient, ils sentirent, dans une moindre mesure que les Gaulois, mais ils sentirent aussi, le magnétique rayonnement de l’unité Romaine qu’ils avaient en face d’eux, comme les aveugles sentent le soleil… Le mot qui court dans les histoires, que les Germains servirent les Romains pour les combattre, est un mot faux. Ils servirent et furent très fidèles. Ils gardaient très bien les frontières. Ces conquérants, qui demandèrent humblement des terres à Rome, on leur en donna, et ils les labourèrent. Ils justifièrent l’ancien mot de la fierté romaine : « Nous faisons semer par les Barbares ! »
Avouez que, vus ainsi, ils ne sont pas grands, ces hommes qui paraissaient gigantesques, et à qui on a trop fait les honneurs de l’Histoire ! L’implacable historien auquel ils ont affaire aujourd’hui diminue la hauteur de leur taille, et donne la mesure de leur action, si étonnamment exagérée. Jusqu’ici, on les avait envisagés comme des conquérants, et même on s’est assez vanté d’en descendre ! L’idée de leur conquête a longtemps partagé le monde féodal en fils de vainqueurs et en fils de vaincus, — insolence biffée par M. de Coulanges, qui nie la conquête, pièces en main. Si les Germains, en se culbutant les uns sur les autres, entrèrent dans l’Empire, ils n’y restèrent point par leur propre force, ce qui est le fait et le caractère de toute conquête. Ils n’y restèrent et ne s’y établirent qu’à la condition de devenir plus ou moins Romains, d’accepter la loi Romaine, de devenir des fonctionnaires de l’Empire. Étrange nécessité pour des vainqueurs, que cette soumission aux vaincus ! L’introduction des Germains dans la Gaule complètement Romaine n’eut point cette netteté d’une conquête, sur laquelle il est impossible de se tromper. Comme ailleurs, comme partout, ennemis entre eux, ils se battirent entre eux, et la royauté des Francs sortit même de ces guerres de Barbares à Barbares. Mais Clovis, vainqueur des Burgundes et des Visigoths, est lui-même un fonctionnaire romain. Il était patrice et consul, et ce n’étaient pas pour lui des dignités vaines ; il en avait autant d’orgueil que de sa royauté barbare. Il fut toute sa vie l’ami de saint Rémy, qui était un Gallo-Romain. Grégoire de Tours est aussi un Gaulois, et M. Fustel de Coulanges fait remarquer qu’il ne parle nulle part des Germains comme des vainqueurs de sa race. Quant à l’Empire Romain, que les Barbares ne détruisirent pas, ce fut lui qui se frappa lui-même en accordant à l’importunité des Germains qui le servaient la juridiction civile avec le gouvernement militaire, qui auraient dû rester dans des mains romaines. Il y a toujours, chez les nations, un jour fatal, qui, dans toutes les nations, finit tout, et, presque toujours, ce jour est le jour d’une faute. Le jour de cette funeste concession fut réellement la fin de l’Empire. Ce jour-là, il se frappa dans le cœur, dans le principe même de sa constitution. Mais peut-on dire que celui à qui on a donné ait conquis ?…
V
Voilà le fil d’idées que j’ai été obligé de raccourcir, mais qui s’étend, sans se rompre une seule fois,
dans le livre de M. Fustel de Coulanges. En ce premier volume, l’auteur n’est encore qu’à la porte de son sujet. Il va nous faire l’Histoire des institutions politiques de l’ancienne France, et il commence par les arracher à ce Germanisme à travers lequel on a voulu si obstinément les voir. Ce volume-ci s’arrête aux Mérovingiens. Et si, alors, l’Empire Romain était un grand nom plus qu’une grande choie, s’il n’était plus guères qu’un dais avec une momie byzantine par dessous, il existait encore énergiquement par l’influence ; il existait et planait encore comme une divinité politique sur toutes les royautés barbares. Plus tard, l’auteur, sans doute, dégagera de ce qu’il appelle les Institutions de l’ancienne France, l’immense part de cette influence qui les a pénétrées comme l’eau pénètre l’éponge. « La collection de Justinien — dit-il en passant — a eu force de loi jusqu’au milieu du Moyen Âge… »
Mais, en ce moment, ce qu’il veut, c’est de marquer notre lignage et de le purifier de cette tache originelle de la conquête, que l’Histoire lui a fait trop longtemps porter. Dans la partie de son volume occupée par les Mérovingiens, le profond historien s’acharne à prouver qu’il n’y eut jamais dépossession d’une race par une autre race. La Gaule romanisée resta l’égale de la société franke dans sa législation et dans ses mœurs. Elle garda sa religion et sa langue. « Le latin — dit l’historien, qui pense à tout, — ne fut point relégué au second rang, comme
en Angleterre le saxon, après la conquête normande. »
Toujours les Mérovingiens voulurent être Romains. Sous leurs règnes, le mécanisme de l’administration, l’impôt, la justice, furent choses romaines. Les preuves que l’historien entasse pour prouver sa thèse submergeraient ce chapitre, si je tenais à les rapporter. J’ai vu rarement une argumentation plus forte. Ce qu’il faut surtout admirer dans M. Fustel de Coulanges, c’est le raisonnement historique, c’est le sens critique qu’il porte dans l’interprétation de tous les faits contemporains de son histoire. Et je dis contemporains, car, dans une époque confisquée par l’esprit moderne, il n’a pensé à prendre son histoire que dans les écrivains des six premiers siècles. Il a compris que, pour se débarbouiller des idées historiques de ces derniers temps, il fallait se plonger aux sources, et il s’y est plongé. Il a traité l’Histoire écrite par les modernes avec le mépris qu’elle mérite. Il n’a pas dit un mot de Gibbon, et s’il a nommé Montesquieu une seule fois, c’est pour lui donner le plus laconique et le plus cruel démenti.
Eh bien, tout cela est excellent ! tout cela, pour moi, fait un premier livre supérieur, qui engage superbement la question des Institutions de l’ancienne France. Nous allons donc les voir jugées par un homme compétent, et dont le premier acte est de s’inscrire en faux contre cette idée de la conquête Germanique, qui a fait prendre la Féodalité pour une des conséquences déshonorantes de cette conquête, l’affranchissement des communes pour le soulèvement des vaincus contre les vainqueurs, et la Révolution française pour la revanche suprême et définitive de ces mêmes vaincus. Je l’ai dit plus haut : c’est l’Histoire retournée, bout pour bout. Nous voilà dégermanisés ! Nous voilà rappelés à nos origines, qui sont essentiellement romaines. En lisant le livre de M. Fustel de Coulanges, il est impossible de ne pas conclure que tout, pour nous autres Français, est sorti de l’Empire Romain. Quand il fondait son Empire à lui, Napoléon ne l’ignorait pas !
Cet homme, dont l’instinct politique respirait de loin l’Histoire, quand il ne la savait pas, devinait les choses que M. Fustel de Coulanges nous a racontées, lorsqu’il accusait Tacite de n’être qu’un pamphlétaire, un journaliste contre les empereurs. Leurs vices, à ces prodigieux misérables, ne troublaient pas sa souveraine raison sur la grandeur et sur la beauté de l’institution impériale. Malheureusement, une telle institution, à une si grande longueur de siècles, ne se reprend pas, quelle que soit la force d’un homme. Mais, disons-le pour l’en glorifier, en fondant son Empire, à lui, Napoléon, comme il l’avait conçu et comme il l’a un moment réalisé, ce despote, puisqu’il est reçu de déshonorer avec ce mot-là les champions du principe de l’autorité et de la nécessité du commandement parmi les hommes, essaya, du moins, de nous replacer dans notre vraie tradition politique, qui, comme la religieuse, est Romaine. Il opposa le romanisme vrai du pouvoir absolu au romanisme faux de la Révolution française, dont l’esprit démocratique ne pouvait rien comprendre à la constitution romaine. Ce ne sont que d’affreux masques que les Romains de la Révolution française ! L’Empire de Napoléon est détruit, mais la question du romanisme subsiste toujours… Serons-nous Romains ou Barbares ? La Démocratie de ces derniers temps, plus anarchique encore que les tribus germaines, nous menace de ses invasions, et il ne s’agit plus pour elle de nous passer sur le ventre, mais de nous arracher du ventre tout ce qui nous reste de romain.
Le souffrirons-nous ?