(1864) William Shakespeare « Première partie — Livre V. Les âmes »
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(1864) William Shakespeare « Première partie — Livre V. Les âmes »

Livre V. Les âmes

I

La production des âmes, c’est le secret de l’abîme, l’inné, quelle ombre ! qu’est-ce que cette condensation d’inconnu qui se fait dans les ténèbres, et d’où jaillit brusquement cette lumière, un génie ? quelle est la règle de ces avènements-là ? ô amour ! Le cœur humain fait son œuvre sur la terre, cela émeut les profondeurs. Quelle est cette incompréhensible rencontre de la sublimation matérielle et de la sublimation morale en l’atome, indivisible au point de vue de la vie, incorruptible au point de vue de la mort ? L’atome, quelle merveille ! pas de dimension, pas d’étendue, ni hauteur, ni largeur, ni épaisseur, aucune prise à une mesure quelconque, et tout dans ce rien ! Pour l’algèbre, point géométrique. Pour la philosophie, âme. Comme point géométrique, base de la science ; comme âme, base de la foi. Voilà ce que c’est que l’atome. Deux urnes, les sexes, puisent la vie dans l’infini, et le renversement de l’une dans l’autre produit l’être. Ceci est la norme pour tous, pour l’animal comme pour l’homme. Mais l’homme plus qu’homme, d’où vient-il ?

La suprême intelligence, qui est ici-bas le grand homme, quelle est la force qui l’évoque, l’incorpore et la réduit à la condition humaine ? Quelle est la part de la chair et du sang dans ce prodige ? Pourquoi certaines étincelles terrestres vont-elles chercher certaines molécules célestes ? Où plongent ces étincelles ? où vont-elles ? comment s’y prennent-elles ? Quel est ce don de l’homme de mettre le feu à l’inconnu ? Cette mine, l’infini, cette extraction, un génie, quoi de plus formidable ! d’où cela sort-il ? Pourquoi, à un moment donné, celui-ci et non celui-là ? Ici, comme partout, l’incalculable loi des affinités apparaît, et échappe. On entrevoit, mais on ne voit pas. Ô forgeron du gouffre, où es-tu ?

Les qualités les plus diverses, les plus complexes, les plus opposées en apparence, entrent dans la composition des âmes. Les contraires ne s’excluent pas ; loin de là, ils se complètent. Tel prophète contient un scoliaste ; tel mage est un philologue. L’inspiration sait son métier. Tout poëte est un critique ; témoin cet excellent feuilleton de théâtre que Shakespeare met dans la bouche d’Hamlet. Tel esprit visionnaire est — en même temps précis ; comme Dante qui écrit une rhétorique et une grammaire. Tel esprit exact est en même temps visionnaire ; comme Newton qui commente l’Apocalypse ; comme Leibnitz qui démontre, nova inventa logica, la sainte Trinité. Dante connaît la distinction des trois sortes de mots, parola plana, parola sdrucciola, parole tronca ; il sait que la piana donne un trochée, la sdrucciola un dactyle et la tronca un ïambe. Newton est parfaitement sûr que le pape est l’antechrist. Dante combine et calcule ; Newton rêve.

Nulle loi saisissable dans cette obscurité. Nul système possible. Les adhérences et les cohésions croisent pêle-mêle leurs courants. Par moments on imagine surprendre le phénomène de la transmission de l’idée, et il semble qu’on voit distinctement une main prendre le flambeau à celui qui s’en va pour le donner à celui qui arrive. 1642, par exemple, est une année étrange. Galilée y meurt, Newton y naît. C’est bien. Voilà un fil, essayez de le nouer ; il se casse tout de suite. Voici une disparition : le 23 avril 1616, le même jour, presque à la même minute, Shakespeare et Cervantes meurent. Pourquoi ces deux flammes soufflées au même moment ? Aucune logique apparente. Un tourbillon dans la nuit.

À chaque instant des énigmes. Pourquoi Commode sort-il de Marc-Aurèle ?

Ces problèmes obsédaient dans le désert Jérôme, cet homme de l’antre, cet Isaïe du Nouveau Testament ; il interrompait les préoccupations de l’éternité et l’attention au clairon de l’archange pour méditer sur telle âme de païen qui l’intéressait ; il supputait l’âge de Perse, rattachant cette recherche à quelque chance obscure de salut possible pour ce poëte aimé du cénobite à cause de sa sévérité ; et rien n’est surprenant comme de voir ce penseur farouche, demi-nu sur sa paille, ainsi que Job, disputer sur cette question, frivole en apparence, de la naissance d’un homme, avec Rufin et Théophile d’Alexandrie, Rufin lui faisant remarquer qu’il se trompe dans ses calculs et que, Perse étant né en décembre sous le consulat de Fabius Persicus et de Vitellius et étant mort en novembre sous le consulat de Publius Marius et d’Asinius Gallus, ces époques ne correspondent pas rigoureusement avec l’an II de la deux cent troisième olympiade et l’an il de la deux cent dixième, dates fixées par Jérôme. Le mystère sollicite ainsi les contemplateurs.

Ces calculs, presque hagards, de Jérôme, ou d’autres semblables, plus d’un songeur les refait. Ne jamais trouver le point d’arrêt, passer d’une spirale à l’autre comme Archimède, et d’une zone à l’autre comme Alighieri, tomber en voletant dans le puits circulaire, c’est l’éternelle aventure du songeur. Il se heurte à la paroi rigide où glisse le rayon pâle. Il rencontre la certitude parfois comme un obstacle et la clarté parfois comme une crainte. Il passe outre. Il est l’oiseau sous la voûte. C’est terrible. N’importe. On songe.

Songer, c’est penser çà et là. Passim. Quelle est cette naissance d’Euripide pendant cette bataille de Salamine où Sophocle, adolescent, prie, et où Eschyle, homme fait, combat ? Quelle est cette naissance d’Alexandre dans la nuit où est brûlé le temple d’Éphèse ? Quel lien entre ce temple et cet homme ? Est-ce l’esprit conquérant et rayonnant de l’Europe qui, détruit sous la forme chef-d’œuvre, reparaît sous la forme héros ? Car n’oubliez pas que Ctésiphon est l’architecte grec du temple d’Éphèse. Nous signalions tout à l’heure la disparition simultanée de Shakespeare et de Cervantes. En voici une autre, non moins surprenante. Le jour où Diogène meurt à Corinthe, Alexandre meurt à Babylone. Ces deux cyniques, l’un du haillon, l’autre de l’épée, s’en vont ensemble, et Diogène, avide de jouir de l’immense lumière inconnue, va encore une fois dire à Alexandre : Retire-toi de mon soleil.

Que signifient certaines concordances des mythes représentés par les hommes divins ? Quelle est cette analogie d’Hercule et de Jésus qui frappait les Pères de l’Église, qui indignait Sorel, mais édifiait Du Perron, et qui fait d’Alcide une espèce de miroir matériel de Christ ? N’y a-t-il pas communauté d’âme, et, à leur insu, communication entre le législateur grec et le législateur hébreu, créant au même moment, sans se connaître et sans que l’un soupçonne l’existence de l’autre, le premier l’aréopage, le second le sanhédrin ? Étrange ressemblance du jubilé de Moïse et du jubilé de Lycurgue ! Qu’est-ce que ces paternités doubles, paternité du corps, paternité de l’esprit, comme celle de David pour Salomon ? Vertiges. Escarpements. Précipices.

Qui regarde trop longtemps dans cette horreur sacrée sent l’immensité lui monter à la tête. Qu’est-ce que la sonde vous rapporte jetée dans ce mystère ? Que voyez-vous ? Les conjectures tremblent, les doctrines frissonnent, les hypothèses flottent ; toute la philosophie humaine vacille à un souffle sombre devant cette ouverture.

L’étendue du possible est en quelque sorte sous vos yeux. Le rêve qu’on a en soi, on le retrouve hors de soi. Tout est indistinct. Des blancheurs confuses se meuvent. Sont-ce des âmes ? On aperçoit dans les profondeurs des passages d’archanges vagues, sera-ce un jour des hommes ? Vous vous prenez la tête dans les mains, vous tâchez de voir et de savoir. Vous êtes à la fenêtre dans l’inconnu. De toutes parts les épaisseurs des effets et des causes, amoncelées les unes derrière les autres, vous enveloppent de brume. L’homme qui ne médite pas vit dans l’aveuglement, l’homme qui médite vit dans l’obscurité. Nous n’avons que le choix du noir. Dans ce noir, qui est jusqu’à présent presque toute notre science, l’expérience tâtonne, l’observation guette, la supposition va et vient. Si vous y regardez très souvent, vous devenez vates. La vaste méditation religieuse s’empare de vous.

Tout homme a en lui son Pathmos. Il est libre d’aller ou de ne point aller sur cet effrayant promontoire de la pensée d’où l’on aperçoit les ténèbres. S’il n’y va point, il reste dans la vie ordinaire, dans la conscience ordinaire, dans la vertu ordinaire, dans la foi ordinaire, ou dans le doute ordinaire ; et c’est bien. Pour le repos intérieur, c’est évidemment le mieux. S’il va sur cette cime, il est pris. Les profondes_ vagues du prodige lui ont apparu. Nul ne voit impunément cet océan-là. Désormais il sera le penseur dilaté, agrandi, mais flottant ; c’est-à-dire le songeur. Il touchera par un point au poëte, et par l’autre au prophète. Une certaine quantité de lui appartient maintenant à l’ombre. L’illimité entre dans sa vie, dans sa conscience, dans sa vertu, dans sa philosophie. Il devient extraordinaire aux autres hommes, ayant une mesure différente de la leur. Il a des devoirs qu’ils n’ont pas. Il vit dans de la prière diffuse, se rattachant, chose étrange, à une certitude indéterminée qu’il appelle Dieu. Il distingue dans ce crépuscule assez de la vie antérieure et assez de la vie ultérieure pour saisir ces deux bouts de fil sombre et y renouer son âme. Qui a bu boira, qui a songé songera. Il s’obstine à cet abîme attirant, à ce sondage de l’inexploré, à ce désintéressement de la terre et de la vie, à cette entrée dans le défendu, à cet effort pour tâter l’impalpable, à ce regard sur l’invisible, il y vient, il y retourne, il s’y accoude, il s’y penche, il y fait un pas, puis deux, et c’est ainsi qu’on pénètre dans l’impénétrable, et c’est ainsi qu’on s’en va dans les élargissements sans bords de la méditation infinie.

Qui y descend est Kant ; qui y tombe est Swedenborg.

Garder son libre arbitre dans cette dilatation, c’est être grand. Mais, si grand qu’on soit, on ne résout pas les problèmes. On presse l’abîme de questions. Rien de plus. Quant aux réponses, elles sont là, mais mêlées à l’ombre. Les énormes linéaments des vérités semblent parfois apparaître un instant, puis rentrent et se perdent dans l’absolu. De toutes ces questions, celle entre toutes qui nous obsède l’intelligence, celle entre toutes qui nous serre le cœur, c’est la question de l’âme.

L’âme est-elle ? première question. La persistance du moi est la soif de l’homme. Sans le moi persistant, toute la création n’est pour lui qu’un immense à quoi bon ! Aussi écoutez la foudroyante affirmation qui jaillit de toutes les consciences. Toute la somme de Dieu qu’il y a sur la terre dans tous les hommes se condense en un seul cri pour affirmer l’âme. Et puis, deuxième question, y a-t-il de grandes âmes ?

Il semble impossible d’en douter. Pourquoi pas de grandes âmes dans l’humanité, comme de grands arbres dans la forêt, comme de grandes cimes sur l’horizon ? On voit les grandes âmes comme on voit les grandes montagnes. Donc, elles sont. Mais ici l’interrogation insiste ; l’interrogation, c’est l’anxiété ; d’où viennent-elles ? que sont-elles ? qui sont-elles ? y a-t-il des atomes plus divins que d’autres ? Cet atome, par exemple, qui sera doué d’irradiation ici-bas, celui-ci qui sera Thalès, celui-ci qui sera Eschyle, celui-ci qui sera Platon, celui-ci qui sera Ézéchiel, celui-ci qui sera Macchabée, celui-ci qui sera Apollonius de Tyane, celui-ci qui sera Tertullien, celui-ci qui sera Épictète, celui-ci qui sera Marc-Aurèle, celui-ci qui sera Nestorius, celui-ci qui sera Pelage, celui-ci qui sera Gama, celui-ci qui sera Kopernic, celui-ci qui sera Jean Huss, celui-ci qui sera Descartes, celui-ci qui sera Vincent de Paul, celui-ci qui sera Piranèse, celui-ci qui sera Washington, celui-ci qui sera Beethoven, celui-ci qui sera Garibaldi, celui-ci qui sera John Brown, tous ces atomes, âmes en fonction sublime parmi les hommes, ont-ils vu d’autres univers et en apportent-ils l’essence sur la terre ? Les esprits chefs, les intelligences guides, qui les envoie ? qui détermine leur apparition ? qui est juge du besoin actuel de l’humanité ? qui choisit les âmes ? qui fait l’appel des atomes ? qui ordonne les départs ? qui prémédite les arrivées ? L’atome trait d’union, l’atome universel, l’atome lieun des mondes, existe-t-il ? N’est-ce point là la grande âme ?

Compléter un univers par l’autre, verser sur le moins de l’un le trop de l’autre, accroître ici la liberté, là la science, là l’idéal, communiquer aux inférieurs des patrons de la beauté supérieure, échanger les effluves, apporter le feu central à la planète, mettre en harmonie les divers mondes d’un même système, hâter ceux qui sont en retard, croiser les créations, cette fonction mystérieuse n’existe-t-elle pas ?

N’est-elle pas remplie à leur insu par de certains prédestinés, qui, momentanément et pendant leur passage humain, s’ignorent en partie eux-mêmes ? Tel atome, moteur divin appelé âme, n’a-t-il pas pour emploi de faire aller et venir un homme solaire parmi les hommes terrestres ? Puisque l’atome floral existe, pourquoi l’atome stellaire n’existerait-il pas ? Cet homme solaire, ce sera tantôt le savant, tantôt le voyant, tantôt le calculateur, tantôt le thaumaturge, tantôt le navigateur, tantôt l’architecte, tantôt le mage, tantôt le prophète, tantôt le héros, tantôt le poëte. La vie de l’humanité marchera par eux. Le roulement de la civilisation sera leur tâche. Ces attelages d’esprits traîneront le char énorme. L’un dételé, l’autre repartira. Chaque achèvement de siècle sera une étape. Jamais de solution de continuité. Ce qu’un esprit aura ébauché, un autre esprit le terminera, liant le phénomène au phénomène, quelquefois sans se douter de la soudure. À chaque révolution dans les faits correspondra une révolution proportionnée dans les idées, et réciproquement. L’horizon ne pourra s’élargir à droite sans s’étendre à gauche. Les hommes les plus divers, les plus contraires parfois, adhéreront par des côtés inattendus, et dans ces adhérences éclatera l’impérieuse logique du progrès. Orphée, Bouddha, Confucius, Zoroastre, Pythagore, Moïse, Manou, Mahomet, d’autres encore, seront les chaînons de la même chaîne. Un Gutenberg découvrant le procédé d’ensemencement de la civilisation et le mode d’ubiquité de la pensée, sera suivi d’un Christophe Colomb découvrant un champ nouveau. Un Christophe Colomb découvrant un monde sera suivi d’un Luther découvrant une liberté. Après Luther, novateur dans le dogme, viendra Shakespeare, novateur dans l’art. Un génie finit l’autre.

Mais pas dans la même région. L’astronome s’ajoute au philosophe ; le législateur est l’exécuteur des volontés du poëte ; le libérateur armé prête main-forte au libérateur pensant ; le poëte corrobore l’homme d’état. Newton est l’appendice de Bacon ; Danton dérive de Diderot ; Milton confirme Cromwell ; Byron appuie Botzaris ; Eschyle, avant lui, a aidé Miltiade. L’œuvre est mystérieuse pour ceux même qui la font. Les uns en ont conscience, les autres points. À des distances très grandes, à des intervalles de siècles, les corrélations se manifestent, surprenantes ; l’adoucissement des mœurs humaines, commencé par le révélateur religieux, sera mené à fin par le raisonneur philosophique, de telle sorte que Voltaire continue Jésus. Leur œuvre concorde et coïncide. Si cette concordance dépendait d’eux, tous deux y résisteraient peut-être, l’un, l’homme divin, indigné dans son martyre, l’autre, l’homme humain, humilié dans son ironie ; mais cela est. Quelqu’un qui est très haut l’arrange ainsi.

Oui, méditons sur ces vastes obscurités. La rêverie est un regard qui a cette propriété de tant regarder l’ombre qu’il en fait sortir la clarté.

L’humanité se développant de l’intérieur à l’extérieur, c’est là, à proprement parler, la civilisation. L’intelligence humaine se fait rayonnement, et, de proche en proche, gagne, conquiert et humanise la matière. Domestication sublime. Ce travail a des phases ; et chacune de ces phases, marquant un âge dans le progrès, est ouverte ou fermée par un de ces êtres qu’on appelle génies. Ces esprits missionnaires, ces légats de Dieu, ne portent-ils pas en eux une sorte de solution partielle de cette question si abstruse du libre arbitre ? L’apostolat, étant un acte de volonté, touche d’un côté à la liberté, et, de l’autre, étant une mission, touche par la prédestination à la fatalité. Le volontaire nécessaire. Tel est le messie ; tel est le génie.

Maintenant revenons, — car toutes les questions qui se rattachent au mystère sont le cercle et l’on n’en peut sortir, — revenons à notre point de départ et à notre interrogation première : Qu’est-ce qu’un génie ? Ne serait-ce pas une âme cosmique ? ne serait-ce pas une âme pénétrée d’un rayon de l’inconnu ? Dans quelles profondeurs se préparent ces espèces d’âmes ? quels stages font-elles ? quels milieux traversent-elles ? quelle est la germination qui précède l’éclosion ? quel est le mystère de l’avant-naissance ? où était cet atome ? Il semble qu’il soit le point d’intersection de toutes les forces. Comment toutes les puissances viennent-elles converger et se nouer en unité indivisible dans cette intelligence souveraine ? qui a couvé cet aigle ? l’incubation de l’abîme sur le génie, quelle énigme ! Ces hautes âmes, momentanément propres à la terre, n’ont-elles pas vu autre chose ? est-ce pour cela qu’elles nous arrivent avec tant d’intuitions ? quelques-unes semblent pleines du songe d’un monde antérieur. Est-ce de là que leur vient cet effarement qu’elles ont quelquefois ? est-ce là ce qui leur inspire des paroles surprenantes ? est-ce là ce qui leur donne de certains troubles étranges ? est-ce là ce qui les halluciné jusqu’à leur faire, pour ainsi dire, voir et toucher des choses et des êtres imaginaires ? Moïse avait son buisson ardent, Socrate son démon familier, Mahomet sa colombe, Luther son follet jouant avec sa plume et auquel il disait : Paix là ! Pascal son précipice ouvert qu’il cachait avec un paravent.

Beaucoup de ces âmes majestueuses ont évidemment la préoccupation d’une mission. Elles se comportent par moments comme si elles savaient. Elles paraissent avoir une certitude confuse. Elles l’ont. Elles l’ont pour le mystérieux ensemble. Elles l’ont aussi pour le détail. Jean Huss mourant prédit Luther. Il s’écrie : Vous brûlez l’oie (Hus), mais le cygne viendra. Qui envoie ces âmes ? qui les suscite ? quelle est la loi de leur formation antérieure et supérieure à la vie ? qui les approvisionne de force, de patience, de fécondation, de volonté, de colère ? à quelle urne de bonté ont-elles puisé la sévérité ? dans quelle région des foudres ont-elles recueilli l’amour ? Chacune de ces grandes âmes nouvelles venues renouvelle la philosophie, ou l’art, ou la science, ou la poésie, et refait ces mondes à son image. Elles sont comme imprégnées de création. Il se détache par moments de ces âmes une vérité qui brille sur les questions où elle tombe. Telle de ces âmes ressemble à un astre qui égoutterait de la lumière. De quelle source prodigieuse sortent-elles donc, qu’elles sont toutes différentes ? pas une ne dérive de l’autre, et pourtant elles ont cela de commun que toutes elles apportent de l’infini. Questions incommensurables et insolubles. Cela n’empêche pas les bons pédants et les capables de se rengorger, et de dire, en montrant du doigt sur le haut de la civilisation le groupe sidéral des génies : Vous n’aurez plus de ces hommes-là. On ne les égalera pas. Il n’y en a plus. Nous vous le déclarons, la terre a épuisé son contingent de grands esprits. Maintenant décadence et clôture. Il faut en prendre son parti. On n’aura plus de génies, — Ah ! vous avez vu le fond de l’insondable, vous !

II

Non, tu n’es pas fini. Tu n’as pas devant toi la borne, la limite, le terme, la frontière. Tu n’as pas à ton extrémité, comme l’été l’hiver, comme l’oiseau la lassitude, comme le torrent le précipice, comme l’océan la falaise, comme l’homme le sépulcre. Tu n’as point d’extrémité. Le « tu n’iras pas plus loin », c’est toi qui le dis, et on ne te le dit pas. Non, tu ne dévides pas un écheveau qui diminue et dont le fil casse. Non, tu ne restes pas court. Non, ta quantité ne décroît pas ; non, ton épaisseur ne s’amincit pas ; non, ta faculté n’avorte pas ; non, il n’est pas vrai qu’on, commence à apercevoir dans ta toute-puissance cette transparence qui annonce la fin et à entrevoir derrière lui autre chose que toi. Autre chose ! et quoi donc ? l’obstacle. L’obstacle à qui ? L’obstacle à la création ! l’obstacle à l’immanent ! l’obstacle au nécessaire ! Quel rêvé !

Quand tu entends les hommes dire : « Voici jusqu’où va Dieu. Ne lui demandez pas davantage. Il part d’ici, et s’arrête là. Dans Homère, dans Aristote, dans Newton, il vous a donné tout ce qu’il avait. Laissez-le tranquille maintenant. Il est vidé. Dieu ne recommence pas. Il a pu faire cela une fois, il ne le peut deux fois. Il s’est dépensé tout entier dans cet homme-ci ; il ne reste plus assez de Dieu pour faire un homme pareil. » Quand tu les entends dire ces choses, si tu étais homme comme eux, tu sourirais dans ta profondeur terrible ; mais tu n’es pas dans une profondeur terrible, et étant la bonté, tu n’as pas de sourire. Le sourire est une ride fugitive, ignorée de l’absolu.

Toi, atteint de refroidissement ; toi, cesser ; toi, t’interrompre ; toi, dire : Halte ! Jamais. Toi, tu serais forcé de reprendre ta respiration après avoir créé un homme ! Non, quel que soit cet homme, tu es Dieu. Si cette pâle multitude de vivants, en présence de l’inconnu, a à s’étonner et à s’effrayer de quelque chose, ce n’est pas de voir sécher la sève génératrice et les naissances se stériliser ; c’est, ô Dieu, du déchaînement éternel des prodiges. L’ouragan des miracles souffle perpétuellement. Jour et nuit les phénomènes en tumulte surgissent autour de nous de toutes parts, et, ce qui n’est pas la moindre merveille, sans troubler la majestueuse tranquillité de l’Être. Ce tumulte, c’est l’harmonie.

Les énormes ondes concentriques de la vie universelle sont sans bords. Le ciel étoile que nous étudions n’est qu’une apparition partielle. Nous ne saisissons du réseau de l’Être que quelques mailles. La complication du phénomène, laquelle ne se laisse entrevoir, au-delà de nos sens, qu’à la contemplation et à l’extase, donne le vertige à l’esprit. Le penseur qui va jusque-là n’est plus pour les autres hommes qu’un visionnaire. L’enchevêtrement nécessaire du perceptible et du non perceptible frappe de stupeur le philosophe. Cette plénitude est voulue par ta toute-puissance, qui n’admet point de lacune. La pénétration des univers dans les univers fait partie de ton infinitude. Ici nous étendons le mot univers à un ordre de faits qu’aucune astronomie n’atteint. Dans le cosmos que la vision épie et qui échappe à nos organes de chair, les sphères entrent dans les sphères, sans se déformer, la densité des créations étant différente ; de telle sorte que, selon toute apparence, à notre monde est inexprimablement amalgamé un autre monde, invisible pour nous invisibles pour lui.

Et toi, centre et lieu des choses, toi, l’Être, tu tarirais ! Les sérénités absolues pourraient, à de certains moments, être inquiètes du manque de moyens de l’infini ! Les lumières dont une humanité a besoin, il viendrait une heure où tu ne pourrais plus les lui fournir ! Mécaniquement infatigable, tu pourrais être à bout de forces dans l’ordre intellectuel et moral ! On pourrait dire : Dieu est éteint de ce côté-là ! Non ! non ! non ! ô Père !

Phidias fait ne t’empêche pas de faire Michel-Ange. Michel-Ange créé, il te reste de quoi produire Rembrandt. Un Dante ne te fatigue pas. Tu n’es pas plus épuisé par un Homère que par un astre. Les aurores à côté des aurores, le renouvellement indéfini des météores, les mondes par-dessus les mondes, le passage prodigieux de ces étoiles incendiées qu’on appelle comètes, les génies, et puis les génies, Orphée, puis Moïse, puis Isaïe, puis Eschyle, puis Lucrèce, puis Tacite, puis Juvénal, puis Cervantes et Rabelais, puis Shakespeare, puis Molière, puis Voltaire, ceux qui sont venus et ceux qui viendront, cela ne te gêne pas. Pêle-mêle de constellations. Il y a de la place dans ton immensité.