Chapitre II
Signes de la prochaine transformation
1. Préparation du romantisme dans la littérature : sensation, sentiment ; thèmes tyriques. — 2. Préparation du romantisme dans la société. Types d’âme romantique : Mlle de Lespinasse, Mme Roland. — 3. Obstacles au renouvellement de la littérature : le monde, le goût, la langue. Exemple de Ducis.
Bernardin de Saint-Pierre nous introduit au romantisme. Tout le siècle est prêt avec lui, semble-t-il. Et cependant trente ans encore s’écouleront après Paul et Virginie (1787) ; une grande intelligence et un génie supérieur, Mme de Staël et Chateaubriand, se dépenseront sans que l’on aperçoive encore le port où l’on paraissait toucher. D’où vient cette suspension du mouvement, cette lenteur d’éclosion des germes ?
1. Tendances nouvelles de la littérature
Mais d’abord ces germes existaient-ils bien ? Nous n’en douterons pas si nous ramassons sous nos yeux tous les indices de renouvellement prochain que la littérature et la société nous présentent.
Le genre en apparence le plus conservateur, le plus lié par les traditions et les
règles, c’est le genre dramatique. Regardez ; de toutes parts la forme classique
craque, et ne se soutient plus. De toutes parts, elle est en contradiction avec
l’esprit qui l’emploie. Un goût singulier de représentation des choses sensibles,
concrètes, particulières s’y insinue. On ne peut plus supporter les spectateurs sur
la scène604: et
cette scène rendue libre appelle l’action, le décor, la figuration. De l’Opéra et de
la Foire, le souci de la mise en scène, des accessoires exacts et pittoresques,
gagne la Comédie Française : les princesses grecques quittent leurs paniers, les
héros romains rejettent leurs perruques. Mlle Clairon, qui montre Électre en
haillons, fraye la voie à Talma, qui, au début de notre siècle, fera Cinna
« laid comme une statue antique »
. Regardez les costumes des
méchants drames qu’on joue dans les dernières années de l’ancien régime : une
curiosité réaliste s’y fait sentir : voyez notamment Préville en menuisier
travaillant à son établi605. Lisez les
indications si précises, si détaillées des drames de Diderot et de Beaumarchais : il
y a là des effets tout extérieurs qu’on n’a pas dépassés. Nous ne sommes pas même
encore arrivés à cette suppression de l’entr’acte, que Beaumarchais tentait pour la
continuité de l’illusion. Comme avec cela l’action se complique, se charge
d’incidents, elle se ramasse plus difficilement dans un seul lieu, en un seul jour.
Beaucoup d’œuvres sont librement ordonnées selon les nécessités locales du sujet :
ainsi le Barbier et le Mariage. Il est impossible que
les unités continuent à tyranniser notre théâtre : la mise en scène, la structure
des pièces, la curiosité physique des spectateurs réclament des cadres moins
étroits. Même la forme du vers est menacée : la comédie, le drame l’abandonnent ; on
tente la tragédie en prose. Les sujets se renouvellent : l’histoire de France, les
histoires modernes s’emparent de la scène ; et ces sujets ne se contentent pas d’un
vague décor sans caractère ; ils amènent infailliblement le pittoresque exact, les
essais de restitution historique dans la composition littéraire et dans la
représentation théâtrale.
Partout l’éveil des sens se fait sentir dans notre littérature jusque-là tout intellectuelle. Le roman se charge d’impressions, de descriptions du monde extérieur ; il substitue les silhouettes aux types, il indique les formes, les milieux, les fonds. Jean-Jacques fait de la beauté des campagnes, des bois, des cieux, un des objets nécessaires de l’art littéraire. Diderot abat la barrière qui séparait la peinture, l’architecture de la littérature ; il fait des œuvres des artistes une matière d’activité et de plaisir littéraires. Les littérateurs hantent les peintres, les sculpteurs, les architectes ; les uns et les autres font échange de pensées, de goût, d’idéal606 Les littérateurs même seront au premier rang dans les vives polémiques auxquelles donneront lieu les Bouffons d’abord, et plus tard la rivalité de Gluck et de Piccinni. De ces commerces tend à se dégager une esthétique générale, qui rétablira la littérature au nombre des arts.
Dans le même sens agit l’influence de la littérature anglaise, fortement physique et réaliste. Mais elle est sentimentale aussi et, lyrique, et par là, comme la littérature allemande, elle correspond à des caractères nouveaux que notre littérature est en train de développer. Depuis La Chaussée, mais surtout depuis Diderot et Rousseau, les types littéraires ont changé : d’actifs, raisonneurs, et conscients, ils sont devenus sentimentaux, imaginatifs, enthousiastes, mélancoliques. L’écrivain lui-même renonce aux exactes et fines analyses : il déborde de sensibilité comme ses personnages, il s’abandonne à des transports délirants ; son inspiration est fiévreuse, troublée, intempérante. On ne recherche plus la connaissance par la raison, mais la jouissance par le sentiment. Et l’on identifie par surcroît la vérité avec le désir ou l’amour. L’écrivain prend sa règle dans son tempérament personnel. Nous avons vu que la littérature, chez Diderot, chez Rousseau, chez Bernardin de Saint-Pierre, devient décidément individualiste : faut-il rappeler que Voltaire même, dans sa forme classique, est constamment tyrannisé par son individualité, que ses théories religieuses et politiques tiennent aux plus secrètes inclinations de son moi, et qu’enfin il n’a pas craint d’appliquer la grave, l’impersonnelle tragédie à la représentation de sa personne, de son ménage et de ses goûts ? Nous avons vu avec Diderot, avec Rousseau, les thèmes lyriques se constituer : les caractères propres du romantisme, l’infini des aspirations et des lamentations, le goût des larmes, des ruines, de la tristesse et de la mort, la recherche des contrastes touchants ou terribles, tout cela apparaît entre Rousseau et Volney607.
Enfin quel mot décisif que ce cri de Beaumarchais : « Si quelqu’un est assez
barbare, assez classique… ! »
2. Tendances nouvelles de la société
Et la société est en parfait accord avec la littérature. Sons sa brillante surface, ce monde est triste. Il s’est trompé quand il a cru s’assurer le bonheur par la morale facile. Il a permis avec une douce indulgence la libre poursuite du plaisir sensuel, sous la seule condition de respecter les convenances sociales, du reste singulièrement élargies ; et voici que de la sensation physique toute pure, dans laquelle il avait simplifié l’amour, est sortie la satiété ; la vanité même, par où on en relevait la saveur, n’a pas suffi à dissiper l’impression de langueur accablante, d’écœurante monotonie, que dépose à la longue dans les cœurs le libertinage du siècle. Par un chemin tout opposé, par l’intensité de la vie intellectuelle, on est conduit au même point. Un amour profond de la vérité, une noble foi dans la raison et dans la science soutiennent les savants adonnés aux plus âpres études. En ce temps-là même, les hommes qu’anime le véritable esprit scientifique embrassent avec bonheur les objets de leur pensée, lussent-ils bien creux et chimériques : un Dalembert, un Condorcet se satisfont par leur pensée. Mais le monde dont l’inquiète analyse est excitée par la vaine peur de paraître dupe, qui dissout par jeu la foi, l’autorité, la tradition, et ne tend qu’à mouvoir son intelligence, sans poursuivre de solides ou bienfaisants résultats, le monde s’épuise dans la continuité de l’action intellectuelle, sans but et sans passion. Les étincelantes conversations qui éblouissent par le dehors ne laissent au fond de l’âme qu’une désespérante sensation de vide et d’inutilité. Cette spirituelle société meurt de sécheresse et de froid : le trop d’esprit la tue. De là la maladie mondaine du siècle : l’ennui. On ne sait où se prendre. Un triste « à quoi bon ? » monte aux lèvres à tout propos.
Où chercher le remède ? Dès la fin du règne de Louis XIV, quelques fines natures l’ont entrevu. La vie sensuelle et la vie intellectuelle ont besoin d’être illuminées, réchauffées par la participation du cœur. L’intérêt sentimental qu’on prend aux choses, voilà le bonheur. Ainsi s’oriente le monde vers la « sensibilité », vers l’idée d’abord et le désir, peu à peu vers la réelle capacité des plaisirs du sentiment. L’imagination développe, multiplie, amplifie les impressions de l’âme et leurs résonances. Si bien que cette société, la plus intelligente, la plus sceptique, la plus raisonnable qui ait jamais été, finit dans les mélancolies sans cause et les espoirs sans mesure, dans les vagues attendrissements et les transports effrénés : elle ne croit plus au merveilleux de la religion ; mais Cagliostro la séduit, et elle court au baquet de Mesmer. Elle a soif de mystère et d’infini. Alors commence le règne de la musique, où l’on savoure le maximum de puissance émotionnelle uni au minimum de détermination intellectuelle.
Quelques types mondains nous représentent très nettement la transformation intime des âmes.
Mme du Deffand, qui a connu toutes les excitations de la vie sensuelle et de la vie intellectuelle, agonise dans l’ennui le plus aigu, le plus douloureux dont jamais âme humaine ait été torturée. Elle redouble son mal en l’analysant, elle en trouve la formule : c’est la privation du sentiment, avec la douleur de ne pouvoir s’en passer. Elle a trouvé le remède aussi : dans l’extrême vieillesse, elle apprend à aimer, à pleurer ; elle guérit l’ennui par la souffrance. Dans la crise salutaire de sa vie, la littérature ne fut pour rien. Profondément indifférente à toutes ces œuvres de l’esprit français qui ne parlaient qu’à son esprit, secouée par instants et réveillée au contact de Shakespeare, elle a le goût incurable cependant : son intelligence n’est ouverte qu’à Voltaire. La vie seule l’a renouvelée et guérie. Elle a senti d’abord le besoin d’être aimée ; puis elle a aimé, d’un amour absurde, ridicule, tourmenté ; toutes les sécheresses de son cœur se sont fondues : jamais elle n’a plus vécu, et plus délicieusement, que depuis qu’elle est hors de la raison, hors de toutes les convenances, depuis qu’elle a ouvert en elle d’intimes sources de tendresse et de douleur.
Il n’y a de salut que dans l’amour, et dans l’amour-passion. Cette conclusion, où
Mme du Deffand n’arrive que péniblement, par une affection sénile, Mlle de
Lespinasse s’y réfugia de bonne heure. Elle ne laissa point dessécher son âme de feu
dans les bienséances mondaines, ni dans l’exercice intempérant de l’esprit.
« Il n’y a que la passion, disait-elle, qui soit raisonnable. »
Et
il n’y avait que l’infini qui la satisfit : « Je n’aime rien de ce qui est à
demi, de ce qui est indécis, de ce qui n’est qu’un peu. »
Elle manifesta
magnifiquement l’essentiel idéalisme de l’amour, par la disproportion de ses
inassouvibles passions aux éphémères ou médiocres objets qui en étaient l’occasion.
Quand elle eut perdu M. de Mora, quand elle eut mesuré M. de Guibert, l’univers,
l’art, pas même la musique n’offrirent rien à son âme qui la contentât ; elle ne
sentit plus de raison de vivre, et elle aima la mort. « J’ai souffert. J’ai
haï la vie ; j’ai invoqué la mort ; mais, depuis le bûcheron, elle est sourde aux
malheureux ; elle a peur d’être encore repoussée. Oh ! qu’elle vienne ! et je fais
serment de ne pas lui donner de dégoût, et de la recevoir au contraire comme une
libératrice 608. »
Ne voyons-nous pas se former dans les cœurs et
déborder sur les lèvres les sentiments romantiques, le lyrisme éperdu de l’amour ou
du désespoir ? L’amour et la mort, c’est le thème que Leopardi, que Musset
chanteront : Mlle de Lespinasse l’a vécu. Les âmes aussi élevées, aussi désespérées
sont rares. Mais de tous les côtés nous rencontrons les dispositions enthousiastes
ou rêveuses, le bouillonnement sentimental du désir ou de la tristesse, je ne sais
quelle inquiète projection des sentiments intérieurs sur l’univers environnant.
Une petite bourgeoise qui demeure sur le quai, au coin du Pont-Neuf, se met à sa
fenêtre au soleil couchant : « On eût dit, écrit-elle à une amie, que le roi
du jour, descendu de son char derrière ces hauteurs, avait laissé suspendu
au-dessus d’elles son manteau de couleur rouge et orangée. Cette couleur
enflammant un large espace de la voûte céleste allait s’affaiblissant par degrés
insensibles jusqu’à ce point de l’orient, où elle était remplacée par la teinte
sombre des vapeurs élevées, qui promettaient une rosée bienfaisante609. »
Et, la
même, de sa petite chambre, écrivait encore : « Alexandre souhaitait d’autres
mondes pour les conquérir : j’en souhaiterais d’autres pour les aimer610 »
. Qui croirait
qu’on attendra encore près d’un demi-siècle pour que Lamartine, Hugo, Musset
répondent à cette voix ?
Et voici le prince de Ligne écrivant à une marquise française : d’un haut
promontoire de la Crimée, le soir, il regarde la mer immobile, il reporte sa pensée
sur tous les hommes, tous les peuples qui sont venus par cette mer, ont passé sur
cette côte, ont vécu dans ces villes dont il vient de fouler les ruines. Il se
demande ce qu’il est, où il va, le but et la fin de son agitation. Il voit tous les
ravages du temps dans les œuvres et dans les cœurs des hommes. « Je juge le
monde et le considère comme les ombres chinoises… Je pense au néant de la gloire…
Je pense au néant de l’ambition. »
Et la nuit descend, enveloppant le
songeur ; les Tartares font rentrer leurs moutons ; une voix tombe du haut minaret :
recueillant ses pensées, l’homme s’enfonce dans la nuit sur un cheval tartare611 . Qui reconnaîtrait
là l’aimable héros de salon que fut le prince de Ligne ? Cette lettre où l’émotion
intime s’encadre dans une vision de paysage, c’est une méditation
lyrique.
3. Obstacles au renouvellement littéraire
Quels furent donc les obstacles qui, en dépit de toutes ces dispositions et de tous ces indices, retardèrent l’évolution de la littérature et la constitution d’un art nouveau ? Ces obstacles, c’étaient le monde, le goût, la langue.
Le monde ne peut subsister sans les convenances ; les convenances interdisent la libre expansion de l’individualité ; l’émotion intense, l’émotion sincère est de mauvais ton. Ne pas se distinguer, voilà la règle suprême. Or individualité, intensité, sincérité, distinction (au sens étymologique, et non au sens mondain), tout cela, c’est où l’on tend ; et, si l’on y arrive, ce sera la défaite, même la fin du « monde ».
Le goût est fixé par des règles traditionnelles, qui sont concertées pour l’expression des idées, pour la facilité de l’analyse, du raisonnement, pour l’acquisition de la connaissance abstraite. Les règles barrent le passage à la sensation, l’excluent de l’œuvre littéraire. Elles ne reçoivent le sentiment, la passion que comme objet d’étude analytique. Elles imposent des formes fixes, rigides, immuables, à la matière dramatique ou poétique, et nul n’a droit de s’affranchir des procédés connus, de renoncer aux moules usés, aux répliques sans fin des mêmes modèles : le monde a adopté les règles et en fait une partie intégrante de ses convenances.
Enfin la langue des livres et des salons est un système délicat de signes aptes à représenter des idées ; elle est indigente de formes figuratives des choses concrètes, vide de propriétés évocatrices des émotions. Elle est exacte, sèche, fine, agile, incolore. Elle est réfractaire à la poésie, tout au plus susceptible d’éloquence. Dès qu’on veut l’employer à représenter des sensations, des passions, plutôt que des idées, des impressions plutôt que des déductions, elle sonne faux ; elle se tend, et craque ; elle se boursoufle, et bâille. Elle ne peut éviter l’emphase. Elle ne sert qu’à l’analyse : ses qualités les plus exquises la rendent impuissante aux synthèses.
Pour que le renouvellement de la littérature s’accomplisse, il faudra que la vie mondaine disparaisse, que les règles soient détruites, que la langue soit bouleversée.
N’avons-nous pas vu Rousseau, en qui est la source du romantisme, pénétrer plus profondément dans les âmes qui vivent hors du monde, comme Mlle Phlipon ? Dans le monde, il faut des âmes d’exception, et de rares passions, pour forcer l’obstacle qu’il oppose : le cas de Mlle de Lespinasse est unique. Lisez la lettre du prince de Ligne que je résumais tout à l’heure ; et vous verrez comment l’habitude des relations mondaines, de la pensée abstraite, du langage élégant et analytique a dégradé l’admirable thème lyrique que la disposition momentanée de son âme lui avait ouvert. Mme du Deffand n’a jamais pu se défaire de sa lucidité cruelle, de son spirituel sang-froid d’intelligence, de son sec, conscient et critique langage. Voltaire est resté d’un bout à l’autre du siècle le grand, l’incomparable poète, le modèle unique et inimitable. Ceux qui méprisent l’homme, ceux qui contestent la doctrine, ceux que Rousseau enfièvre, tous sont unanimes à répéter avec Mirabeau :
« Voltaire fut au théâtre un génie de premier ordre, dans tous ses vers un
grand poète »
. Et le type de la poésie voltairienne, avec les règles et la
langue qu’elle impliquait, pesait sur la littérature, scrupuleusement maintenu par
l’opinion du inonde, bien qu’en contradiction avec ses secrètes aspirations.
Voltaire mort et devenu l’intangible idéal, l’abbé Delille représenta la plus haute forme du génie poétique que le public fût capable de concevoir. Le cruel abbé ! son implacable esprit réduisait à la connaissance abstraite toutes les occupations de la vie, tous les produits de l’industrie ou de la nature, tous les êtres de la création. Il était didactique et descriptif à jet continu : et il a réussi à exprimer les notions de toutes les choses sensibles, sans en avoir ni en donner peut-être une seule fois l’impression. Il a mis toutes ces notions en vers réfléchis, exacts, ingénieux, froids, il a su par ses épithètes et ses périphrases prévenir en nous toute velléité de sensation, et nous retenir aux idées sans jamais atteindre la nature. Le triomphe de son art, c’est l’expression indirecte qui oblige l’esprit à résoudre une petite équation ; il n’est suggestif que de signes, qu’il s’agit de substituer à d’autres par une rapide opération, pour déterminer la valeur intelligible du vers ou de la phrase. Et ce bel esprit qui n’a jamais su faire que des inventaires ou des catalogues, à sa mort mit la France en deuil : ses funérailles furent une apothéose, et l’on croyait enterrer avec lui la poésie !
Un écrivain, à la fin du xviiie
siècle, nous aide à
mesurer de quel poids le monde, le goût et la langue pesaient sur les esprits.
Jamais génie ne fit un plus triste naufrage que le bon Ducis612. Il avait l’âme
idyllique et héroïque, tendre et enthousiaste. Delille ne le satisfaisait pas : il
ne lui rendait pas « le charme de la nature qui est à elle, et que tout
l’esprit du monde ne peut saisir »
. Shakespeare l’enchantait, le vrai
Shakespeare, et tout Shakespeare. Eh bien ! il n’a pas pu, pas su rendre les
impressions de son âme, les conceptions de son esprit, emprisonné qu’il était dans
le respect des convenances, des règles et du style. Il nous fait rire quand il nous
parle des « jeux de tonnerre », unis aux « jeux de flûte » dans son « clavecin
poétique », ou de « ce je ne sais quoi d’indompté » qui soulève son âme honnête : il
ne se flattait pas pourtant ; mais il ne s’est pas répandu dans son œuvre. Il nous
apparaît vaguement confondu dans la troupe des versificateurs, à peine distinct par
un air original de bonté attendrie, sans emphase et sans fadeur : voilà pour ses
poésies ; pour son théâtre, il ne s’est sauvé de l’oubli que par le ridicule.
Il a rogné les drames de Shakespeare avec d’impitoyables ciseaux sur le patron de Voltaire : il y a retaillé des tragédies à la française, creuses, sentencieuses, sentimentales, avec tous les agréments traditionnels, billets, travestis, méprises, conspirations, songes, confidents. Ophélie est une princesse de tragédie, fille de Claudius, afin que l’amour et la nature déchirent le cœur du sensible Hamlet. Un banal édit forme un obstacle pour séparer les deux amants, avant les révélations du spectre. Plus de comédiens, bien entendu, et plus de pantomime : presque plus de monologue ; à peine quelques traits de cette admirable méditation surnagent. Plus de fossoyeurs ni de crânes. Au dénouement, une sédition où Hamlet tue Claudius : et Gertrude se tue, pour éviter un parricide au sympathique jeune premier. Et Roméo ! Plus de frère Laurent, plus d’alouette aussi : en revanche Dante est appelé à corser Shakespeare : Montaigu en prison dévore ses quatre fils ! Juliette et son Roméo sont un couple quelconque, des amis d’enfance ; Roméo élevé près de Juliette sous un faux nom : et quand nous le voyons, le doux, le tendre, le poétique enfant de Shakespeare est un « guerrier redoutable », un général vainqueur, enfin l’insipide héros cent fois revu. Il semble même que nous rétrogradions à Timocrate : Roméo, en sa vraie qualité de Montaigu, tue le fils de Capulet, et Capulet, pour venger son fils, s’adresse à Roméo, son fils adoptif sous le nom de Dolvedo. Voltaire ici est dépassé. Voici lady Macbeth : elle s’appelle Frédegonde. Selon la poétique établie depuis Crébillon, Malcolm, fils de Duncan, est cru fils d’un simple montagnard. Pas de sorcières, sauf dans une timide variante. Othello s’expédie en vingt-quatre heures. Othello et Hédelmone (nom plus classique sans doute que Desdémone) ne sont pas mariés. Un amoureux qui a en effet des entretiens secrets avec Hédelmone donne de la jalousie à Othello : l’action est réduite à une rivalité d’amour, et l’intrigue est un long quiproquo, comme dans Zaïre. Iago, ce terrible Iago que Ducis admirait, a disparu. Le teint d’Othello est éclairci. Plus de mouchoir, mais un billet. Un noble poignard remplace le trivial oreiller. Enfin le dénouement est à volonté : une variante marie les deux amants, pour la satisfaction des âmes sensibles.
Pour le style de Ducis, en voici le son :
C’est un de ces mortels qui. dans l’obscurité,Par de mâles travaux domptent l’adversité.Qui, près de leurs enfants, de leurs chastes compagnes,Coulent des jours heureux, au sein de ces montagnes613.
Cet échantillon suffit, je pense.
Ducis avait du génie, l’âme haute, l’esprit large : et voilà où le respect du public, l’observance des règles, les scrupules de style l’ont mené.
Rien ne pourra se faire tant que le monde gardera sa souveraineté ; le monde ayant disparu, les règles ne se soutiendront plus : mais rien n’aboutira tant que la langue littéraire ne sera pas refondue.