(1874) Premiers lundis. Tome II « Mémoires de Casanova de Seingalt. Écrits par lui-même. »
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(1874) Premiers lundis. Tome II « Mémoires de Casanova de Seingalt. Écrits par lui-même. »

Mémoires de Casanova de Seingalt.
Écrits par lui-même.

Édition originale, la seule complète.

Il ne faut pas avoir beaucoup vécu et observé pour savoir que, s’il est de nobles êtres en qui le sentiment moral domine aisément et règle la conduite, il y a une classe assez nombreuse d’individus qui en sont presque entièrement dénués, et chez qui cette absence à peu près complète permet à toutes les facultés brillantes, rapides, entreprenantes, de se développer sans mesure et sans scrupule. Nous ne voulons pas dire que cette dernière classe soit nécessairement vouée au vice, à l’intrigue, à la licence des aventures. Sauf un petit nombre d’exceptions mystérieuses et de véritables monstruosités morales, l’homme est libre, bien que plus ou moins enclin ici ou là ; il peut lutter, bien qu’il lutte trop peu ; il peut s’appuyer sur certains principes qu’il sait bons et utiles, nouer alliance avec ses facultés louables contre ses penchants plus dangereux15, bien que d’ordinaire ce soit pour ceux-ci qu’il se déclare. Mais en fait, d’après la loi de l’infirmité et de la lâcheté humaine, dans le manque d’éducation forte et de croyance régnante, ce sont les instincts naturels qui décident en dernier ressort et qui font l’homme. Ceux donc qui ont reçu en naissant la fermeté, la vénération, l’estime d’eux-mêmes, ces nobles et gouvernantes facultés que la nature, à ce que pensent les phrénologistes, aurait placées au sommet du front comme un diadème moral, ceux-là agissent avec suite, se maintiennent purs dans les vicissitudes, et opposent aux déchaînements les plus contraires une auguste permanence. Un certain nombre, qui ne possèdent ces hautes facultés qu’inégalement ou selon une mesure assez moyenne, sont favorisés dans leur honorable ténacité, par le peu de tentation que leur donnent à droite ou à gauche les facultés mobiles et divertissantes, presque nulles chez eux. Quant aux personnages spirituels, aventureux, pleins de ressources et de souplesse, que ces derniers penchants tout extérieurs emportent sans contre-poids à travers la vie, rien n’est plus rare que de les voir unir la moralité et la véracité rigoureuse à une curiosité si courante et si dissipée. Même quand ils ne deviennent ni des fripons, ni des escrocs avilis, ni des hâbleurs impudents ; quand quelque chose de l’honnête homme leur reste, et qu’on peut leur donner la main, il ne faut pas s’attendre à beaucoup de scrupules de leur part ; leur sens moral, chatouilleux peut-être et intact sur un ou deux points, vous paraîtra fort aboli et coulant pour tout le reste. La vertu en ce bas monde, à cause du rebours trop habituel, consiste presque entièrement à s’abstenir, à sacrifier ; à assister, sans y participer, aux choses et à leur dire non en face bien souvent. Les anciens Perses dans leur mythologie appellent l’Esprit du mal Celui qui dit toujours non ; eh bien ! dans la réalité pratique de la vie, ce rôle est en grande partie dévolu à l’homme de bien. Or, l’homme habile, à expédients, le génie à métamorphoses, le Mercure politique, financier ou galant, l’aventurier en un mot, ne dit jamais non aux choses ; il s’y accommode, il les prend de biais, il a l’air parfois de les dominer, et elles le portent parce qu’il s’y livre et qu’il les suit ; elles le mènent où elles peuvent ; pourvu qu’il s’en tire et qu’il en tire parti, que lui importe le but ? Gil Blas et Figaro sont les admirables types de ce personnage qui vit d’action plutôt que de conviction. Dans la réalité, Grammont, Law, Marsigli, Bellisle, Bonneval, Beaumarchais lui-même, Dumouriez, etc. … s’en rapprochent plus ou moins par quelques traits. Un sentiment d’honneur, et même une sorte de tendresse d’âme, sont compatibles, il faut le dire, avec cette facilité bizarre, comme cela se voit chez l’abbé Prévost dans sa jeunesse, chez l’abbé de Choisy, chez Gil Blas. Casanova de Seingalt rentre tout à fait dans cette famille ; c’en est un des fils les plus prodigues et nés le plus complètement coiffés.

Ce Vénitien, issu de sang espagnol, qui compte dans sa généalogie force bâtards, religieuses enlevées, poètes latins satiriques, compagnons de Christophe Colomb, secrétaires de cardinaux, et une mère comédienne ; ce jeune abbé, qui débute fraîchement comme Faublas et Chérubin, mais qui bientôt sent l’humeur croisée de Lazarille et de Pantalon bouillonner dans sa veine, qui tente tous les métiers et parle toutes les langues comme Panurge ; dont la vie ressemble à une comédie mi-partie burlesque et mi-partie amoureuse, à un carnaval de son pays qu’interrompt une atroce captivité ; qui va un jour visiter M. de Bonneval à Constantinople, et vient à Paris connaître en passant Voisenon, Fontenelle, Carlin, et être l’écolier du vieux Crébillon ; ce coureur, échappé des Plombs, mort bibliothécaire en un vieux château de Bohême, y a écrit, vers 1797, à l’âge de soixante et douze ans, ses Mémoires en français, et dans le meilleur et le plus facile, dans un français qu’on dirait naturellement contemporain de celui de Bussy. Il y raconte tout et peut-être au-delà ; il s’y montre à nu, sans façon et d’assez bonne grâce pour un vieillard ; épicurien comme Horace, qu’il aime à citer, sensualiste ouvertement, sans trop de cynisme, quelque peu chrétien par là-dessus, à ce qu’il dit, je ne me chargerai pas d’expliquer comment ; plein de regrets pour le passé, mais sans trace de repentir, il va, il déroule à plaisir, il recommence sa jeunesse. Ses premiers aveux, qui ne lui coûtent pas plus que le reste, sont d’une belle naïveté ; je me figure que les filles d’Otaïti se seraient confessées de la sorte peu après l’arrivée de M. de Bougainville, ou les jeunes Zélandaises, le soir du départ de l’Astrolabe. Comme le chroniqueur ingénu ne paraît guère préoccupé de l’idée de pudeur, cela fait que le lecteur est médiocrement choqué lui-même, et qu’il laisse courir le récit du moins prude des mondains. A prendre la chose de ce côté, on n’y est pas plus scandalisé qu’à de certaines pages de Boccace.

Quoi qu’il en soit, l’honnête lecteur doit se tenir pour bien averti. A ceux qui ont toujours dans leur poche et souvent dans leurs mains le petit Horace Elzevir non expurgé par Jouvency, à ceux qui savent par cœur les épigrammes salées de Catulle et de Martial, les vers de Solon, qui citent volontiers certains passages d’Ovide et de Tibulle, et les fredaines du Lucius d’Apulée, qui suivent sans répugnance la naïve Chloé dans la grotte des Nymphes, faciles nymphæ risere ; à ceux que notre vieille littérature grivoise et conteuse ne rebute pas, qui se dérident à La Fontaine, qui se délectent aux Amours des Gaules, qui ne perdraient pas une ligne des Mémoires de Choisy, si tout le manuscrit de l’Arsenal était imprimé ; à ceux que les premières pages des Confessions n’irritent nullement, que les lettres de Diderot à Mlle Yoland enchantent sans réserve, qui en aiment jusqu’aux propos de madame d’Aine, jusqu’aux allusions insinuantes de Diderot comptant les arbres de ses vordes chéries : à ceux-là, loin de le défendre, nous conseillerons plutôt Casanova ; ce ne sera pas pour eux une dangereuse nouveauté ni un scandale attrayant, ce sera un tableau de plus, non le moins vif et le moins varié, dans le réfectoire de leur abbaye de Thélème. — Un jour, durant l’année que le docte Saumaise passa à Stockholm près de la reine Christine, comme il avait la goutte et gardait le lit, la reine le vint visiter ; or, en ce moment, pour se désennuyer et tromper son mal, le grave commentateur lisait un livre très agréable, mais assez leste (perfacetum guidem, at subturpiculum), Le Moyen de parvenir, de Béroalde de Verville. Voyant la reine entrer, et craignant de choquer sa délicatesse, Saumaise fourra vite le volume sous la couverture, mais pas assez vite pour le dérober à cet œil curieux de femme et de savante. La reine saisit donc le livre à temps, quoique déjà sous la couverture ; elle en lut au hasard quelques lignes qui la firent bien sourire, et, ayant appelé mademoiselle de Sparre, noble et belle fille de sa suite, et sa favorite la plus chère, elle lui marqua du doigt certains passages, qu’elle lui ordonna de lire tout haut, malgré les fréquents arrêts, la rougeur et la honte de cette jeune personne, et aux grands éclats de rire de tous les assistants. — Qui nous raconte cela, s’il vous plaît, sur ce ton de badinage ? rien moins que l’évêque d’Avranches, Huet, dans les Mémoires écrits durant sa vieillesse. Saumaise lui avait rapporté l’histoire à Leyde, bien des années auparavant, et, pour mieux circonstancier le fait, il avait envoyé chercher l’exemplaire du Moyen de parvenir à la Bibliothèque de la ville, et l’avait donné à Huet, fort élégamment relié. Eh bien ! à ceux qui entendent raillerie de la sorte, qui l’entendent comme Huet, comme Christine, comme Saumaise, Ménage et Lamonnoie, nous croyons pouvoir, sans rien compromettre, parler des Mémoires de Casanova ; nous ajouterons pourtant, de peur que l’anecdote citée tout à l’heure ne fasse équivoque, que mesdemoiselles de Sparre ne doivent en lire aucun passage ni haut ni bas.

Jacques Casanova naquit à Venise en 1725 ; les liens de famille ne l’étouffèrent pas. Sa mère, qui l’aimait beaucoup, mais qui était belle comme le jour, séjournait, tantôt à Londres, tantôt à Saint-Pétersbourg ou à Dresde, jouant la comédie. Son père était mort le laissant en bas âge. Quant à ses frères et sœurs, il ne les connut pas tous, sinon lorsqu’il les rencontra ensuite par le monde dans ses voyages. Son frère François, le peintre de batailles, avec qui il fut le plus lié, lui portait de la jalousie, bien qu’il mêlât ce sentiment à quelque amitié. « Son vice, comme tous les miens, dit l’auteur des Mémoires, doit aujourd’hui être mort de vieillesse. » Élevé d’abord chez sa grand-mère maternelle, qui s’appelait Marzia, soumis par elle, dans une maladie qu’il fit, à toutes les superstitions populaires et aux pratiques occultes de la magie, il y prit, sans trop y croire, un avant-goût de cette disposition à la cabale et aux enchantements, qui fut quelquefois une de ses ressources en ce siècle de Cagliostro. On le mit bientôt en pension à Padoue chez un bon chanoine Gozzi, très ignorant, très zélé pour la prédication, ayant en sa faveur la figure et la voix, et par conséquent fort suivi des femmes, dont il était d’ailleurs l’ennemi juré, et qu’il ne regardait jamais en face. Le chanoine Gozzi avait une sœur de quatorze ans, Bettine, la plus jolie fille du quartier, toujours à la fenêtre, grande liseuse de romans, laquelle soignait et peignait les écoliers de son frère. Pour qu’il fût plus aisé à Bettine de tenir le jeune Casanova propre, on avait coupé à celui-ci ses cheveux noirs, et on l’avait affublé d’une perruque blonde. Mais madame Casanova passant un jour à Venise, et s’y étant fait amener son fils par le docteur Gozzi, qui pour le coup n’osait regarder une si belle femme au visage, madame Casanova, donc, se plaignit de cette étrange perruque blonde, et dit au docteur qu’elle ferait à Bettine un beau présent si elle coiffait désormais son écolier en cheveux. A partir de ce temps, Bettine soigna, peigna, lava si exactement et si longuement chaque matin le petit Casanova dans sa chambre, qu’il faillit en résulter mille accidents ; cette fille malicieuse et ce précoce enfant s’en tirèrent, l’une avec duplicité et coquetterie consommée, l’autre avec une fermeté rare et une sorte de vertu qu’il ne devait pas garder longtemps. A quelle école, se demande Casanova, cette jeune fille spirituelle, si ingénue en apparence, si trompeuse et insaisissable, à quelle école avait-elle appris à connaître le cœur humain ? Or, la réponse qu’il se fait est précieuse : « C’est en lisant des romans, dit-il. Il se peut que la lecture de plusieurs soit la perte de bien des jeunes personnes ; mais il est certain que la lecture des bons leur apprend la gentillesse et l’exercice des vertus sociales. »

A la bonne heure ! Quant à Casanova lui-même, il ne tarda pas à se perfectionner, et sans avoir besoin de lire beaucoup de romans, je crois. Ayant fait à Padoue de suffisantes études, il revint à Venise, où il reçut du patriarche les quatre ordres mineurs. Le voilà petit abbé à poil follet, l’orgueil de sa vieille grand-mère. L’illustre poète lubrique Baffo donna l’œil à l’achèvement de son éducation poétique ; un vieux sénateur retiré des affaires, mais non du monde, perclus de jambes, mais sain de tête, M. de Malipiero, lui ouvrit sa maison, sa table, avec les conseils d’une expérience vénitienne de soixante-dix ans, et l’initia au savoir-vivre exquis et à une honnête corruption. Aussi le jeune abbé, sous un tel maître, fut-il promptement au fait des vertus sociales, si bien qu’un jour M. de Malipiero, en finissant sa sieste plus tôt que de coutume, le trouva trop tendrement engagé dans son salon avec la jeune Thérèse, dont lui-même était épris, et dut y mettre ordre à coups de canne. Vers ce même temps, Casanova fut présenté chez une courtisane et actrice à la mode, J…, qu’il trouva singulière, et aux impertinences de laquelle il résista : « Chaque fois qu’elle me regardait, elle se servait d’un lorgnon, ou bien elle rétrécissait ses paupières comme si elle eût voulu me priver de l’honneur de voir entièrement ses yeux, dont la beauté était incontestable : ils étaient bleus, merveilleusement bien fendus, à fleur de tête et enluminés d’un iris inconcevable que la nature ne donne quelquefois qu’à la jeunesse, et qui disparaît d’ordinaire vers les quarante ans, après avoir fait des miracles. Le grand a Frédéric l’a conservé jusqu’à sa mort. »

Nous avons voulu citer la peinture de cet iris, pour montrer avec quelle facilité lumineuse écrit notre Vénitien, et comme je ne sais quelle grâce des Sévigné, des Choisy et des Bussy a passé par là et voltige sous cette plume d’au-delà des monts. C’est, au reste, la même J…, qu’après diverses rencontres Casanova retrouvait, six ou sept ans plus tard, dans la galerie de Fontainebleau, devant être présentée au roi Louis XV le lendemain ; mais sa majesté étant venue à passer avec M. le maréchal de Richelieu, lorgna la galante étrangère un peu dédaigneusement, et dit au maréchal assez haut pour que J… pût l’entendre : « Nous en avons ici de plus belles. » L’iris fascinateur avait manqué son triomphe, et la présentation n’eut pas lieu.

Il y a aussi vers ces débuts du jeune abbé à Venise et aux environs, une jolie figure espiègle et enfantine, la petite paysanne Lucie de Paséan. Les scènes de la chambre et du lit, par leur mélange de désirs et d’innocence, ressemblent aux ingénuités de Chloé près d’un Daphnis moins ignorant, mais scrupuleux encore. Ces scrupules s’en vont tout à fait dans l’intrigue avec Nanette et Marton, deux sœurs qu’il appelle ses anges, et qui réalisent au-delà de ce qu’on peut croire, la bonne intelligence des deux épouses chinoises aux bras du même mari. Ce qui me frappe surtout dans les amours de Casanova, dans les premières comme dans celles qui viendront plus tard, dans ses passions les plus vraies et les plus profondes au moment où il les a, dans ce qui n’est ni pur caprice ni désœuvrement, ni débauche, dans sa liaison avec dona Lucrezia, avec Bellino-Thérèse, avec madame F., avec la jeune comtesse A. S., avec la belle Henriette, avec ces divinités sans nombre qu’il a aimées et qu’il déclare toutes suaves, c’est la facilité, l’insouciance mêlée de tendresse, le plaisir dominant, le bonheur, l’amour à l’antique, nu, comme les Grecs ioniens, comme Horace l’entendaient, comme Courier de nos jours et Béranger, un amour vif, tendre, jouissant, successif et oublieux, l’âme n’y étant que pour orner les sens, les délasser et leur sourire, non pour les torturer de ses jalousies ou de ses remords. Ses héroïnes, jeunes filles ou femmes, se prêtent à merveille à ce genre de passion qui est le sien et le partagent. Nulle part il ne rencontre de ces amantes acharnées qui s’attachent violemment à leur proie et ne lâchent pas volontiers leur infidèle ; nulle part de ces fornarina échevelées et menaçantes, comme Byron en affront à Venise ; nulle part non plus de ces êtres gracieusement débiles qui meurent d’un abandon. Les femmes que Casanova a le plus aimées, et qui l’ont le plus aimé aussi, ne meurent pas, ne menacent pas ; je ne dis point qu’elles l’oublient ni qu’elles se consolent entièrement ; mais elles lui promettent au départ de vivre et de tâcher d’être heureuses dans leur tristesse, de même qu’elles lui font promettre d’être heureux à son tour, et d’aimer encore, et de les oublier. Aussi le bon Casanova, quand il rencontre sur le chemin de son récit toutes ces tendres aventures, s’y repose comme au premier jour, les développe avec un nouveau bonheur, et sur un ton de Boccace ou d’Arioste, en style de Pétrone et d’Apulée, sans ironie ni amertume de vieillard ; et, bien qu’il prétende en un endroit, épicurien qu’il est, que l’homme vieux a pour ennemi la nature entière, il n’a pas l’air de trop maudire sa vie ni d’en rien rejeter depuis le jour où son père, comme il dit, l’engendra dans une Vénitienne.

Ayant été amené à Rome par un concours bizarre de circonstance, et y étant devenu presque secrétaire du cardinal Acquaviva, notre abbé, qui venait de se faire raser pour la première fois (car son poil follet n’était plus de mise), fréquenta beaucoup à ses heures de loisir dona Lucrezia, femme d’un avocat de Naples, qu’un procès ecclésiastique retenait à Home. Casanova, qui avait été leur compagnon de route, ne les abandonna pas à leur arrivée ; et la belle dona Lucrezia lui fournit l’occasion d’être de leurs excursions à Frascati, à Tivoli et aux villas d’alentour. Durant l’une de ces promenades délicieuses, où ils avaient perdu exprès tous les deux la compagnie, Lucrezia lui tenait ce langage : « Comment ! je suis ton premier amour ! ah ! malheureux ! tu n’en guériras pas. Que ne suis-je à toi ! tu es aussi le premier amour de mon cœur, et tu seras certainement le dernier. Heureuse celle que tu aimeras après moi ! je n’en serai pas jalouse ; mais je souffrirai de ne pas lui connaître un cœur tel que le mien. » Et comme ils s’oubliaient dans ces paroles et dans leurs mutuels témoignages, Lucrezia répondit à son ami, qui craignait quelque surprise : « Oh ! ne crains rien, mon ami, nous sommes sous la garde de nos génies ! — Oui, nos génies nous gardent, ajouta-t-elle ; tiens, vois le petit démon. Comme il nous observe ! comme son œil est vigilant ! c’est tout ce que la nature a de plus occulte. Admire-le. C’est certainement ton génie et le mien. » Et elle lui montrait un petit serpent qui passait à côté sur le gazon. A cette vue, Casanova convient qu’il eut peur, et que son premier mouvement fut d’éloigner son amie ; mais elle, qui, d’ordinaire, avait peur de la moindre couleuvre, ne craignant rien à cette heure et en ce moment, continuait : « Son aspect me ravit, te dis-je, et je suis sûre que cette idole n’a de serpent que la forme, ou plutôt que l’apparence. » Et elle redoublait de bonheur et d’oubli. On croirait lire quelque idylle d’un érotique grec. Et comme Lucrezia avait une plus jeune sœur, qui, s’apercevant de son amour, la blâmait et la plaignait ; comme cette sœur, qui n’aimait pas le jeune abbé, allait se marier et se fixer à Rome, la belle amante dit un jour : « Mon ami, mon bonheur ne saurait durer longtemps ; nos affaires se terminent, je touche au moment cruel où il faudra que je me sépare de toi. Dès que je serai partie, impose-toi la tâche de la réduire à reconnaître son erreur. Elle me plaint, venge-moi. » Et cette vengeance eut lieu, même avant le départ ; Lucrezia y força elle-même et y aida, un certain matin, à Tivoli, sa sœur Angélique : Marton et Nanette n’avaient pas vécu plus complaisamment.

De toutes les beautés dont Casanova nous entretient dans ces premiers volumes, celle qui est reine évidemment, celle qui lui a laissé la plus profonde empreinte, et pour laquelle il démentirait le plus volontiers sa définition un peu outrageuse de l’amour que, ce n’est qu’une curiosité plus ou moins vive, jointe au penchant que la nature a mis en nous de veiller à la conservation de l’espèce ; cette femme mystérieuse, appelée Henriette, qu’il rencontre la première fois en habit d’officier, et qui se trouve être une noble personne française, ne diffère pas notablement, par le caractère, de dona Lucrezia, ni de tous ces cœurs d’amantes voluptueux, passionnés, non jaloux et capables de séparation. Lorsque Casanova la voit d’abord à Césene ou à Mantoue (je ne sais lequel), voyageant avec un vieux capitaine hongrois, lui-même il avait éprouvé depuis son séjour à Rome bien des traverses et des vicissitudes. Forcé de quitter le cardinal Acquaviva, il s’en était allé à tout hasard jusqu’à Constantinople avec une lettre de son éminence pour le renégat Bonneval, non plus en abbé, pensez-le bien, mais en officier de la noble République. De nouvelles chances l’avaient ramené de Corfou à Venise, où, tombé dans la misère et presque dans l’avilissement, il s’était relevé à temps par la connaissance qu’il avait faite du bon M. de Bragadin, riche sénateur, qui l’avait adopté pour son fils. Quelques escapades, qui cette fois ne le conduisirent pas encore aux Plombs, l’éloignaient momentanément de Venise, lorsqu’il rencontra cette divine Henriette, dont le vieil Hongrois fut heureux de se débarrasser. Trois mois se passèrent dans une félicité sans mélange, chaque jour révélant un surcroît de perfection et un talent imprévu dans cette personne rare, dont il ignora jusqu’à là fin l’histoire antérieure et le secret. Une rencontre qu’ils firent à la cour de Parme d’un M. d’Antoine, noble Provençal et parent d’Henriette, mit fin à ce beau rêve. Dès ce moment, dit Casanova, notre amour commença à devenir triste, et il ajoute naïvement : « La tristesse est une maladie qui finit par le tuer. » Il obtint d’Henriette la permission de l’accompagner jusqu’à Genève où elle le quitta pour rentrer en France. Au moment de partir, comme elle avait touché mille louis de son banquier, elle lui mit dans la poche cinq rouleaux de cent louis, faible consolation, a-t-il soin de nous dire, pour mon cœur accablé d’une si cruelle séparation . Voici la dernière lettre qu’Henriette lui écrivit : « C’est moi, mon unique ami, qui ai dû t’abandonner ; mais n’augmente pas la douleur en pensant à la mienne. Soyons assez sages pour nous persuader que nous avons fait un agréable songe, et ne nous plaignons pas du destin ; car jamais songe délicieux n’a été aussi long. Vantons-nous d’avoir su nous rendre parfaitement  heureux pendant trois mois de suite ; peu de mortels en peuvent dire autant… Ne t’informe pas de moi, et si le hasard te fait parvenir à savoir qui je suis, ignore-le toujours. Je te ferai plaisir en t’informant que j’ai si bien mis ordre à mes affaires que je serai pour le reste de mes jours aussi heureuse qu’il peut m’être donné de l’être, privée de toi. Je ne sais pas qui tu es, mais je sais que personne au monde ne te connaît mieux que moi. Je n’aurai plus d’amants de ma vie ; mais je souhaite que tu ne penses pas m’imiter. Je désire que tu aimes encore et même que ta bonne fée te fasse trouver une autre Henriette. Adieu, adieu. » Cette Henriette-là, sauf qu’elle ne meurt pas d’un anévrisme, est un peu l’aïeule de la bonne et dévouée mademoiselle de Liron16. La façon, dont en moins de huit jours Casanova s’était consolé d’Henriette, n’a rien d’assez idéal ni même d’assez décent pour que j’ose l’indiquer : ce n’est ni par la dignité ni par la mélancolie qu’il brille. Pour qui sait et veut l’amour, il y a quelque chose de profondément triste à voir cette consolation perpétuelle et banale : quand don Juan change si vite, on sent du moins de l’ironie dans ses infidélités. Casanova n’est pas à cette hauteur ni à cette profondeur dans le vice ; qu’il glisse à la surface ou qu’il s’y embourbe, il s’y abandonne gaîment.

Nous reviendrons une autre fois sur Casanova, et nous le suivrons à Paris où il se perfectionne dans le français sous le vieux Crébillon le tragique, singulier maître de langue, de qui il apprit, j’imagine, bien moins qu’il ne prétend. C’est là qu’on le voit aussi fort lié avec un homme du plus grand mérite, M. l’abbé de Voisenon. Cet illustre écrivain le présente à Fontenelle, âgé alors de quatre-vingt-treize ans, et comme Casanova dit au philosophe qu’il arrive d’Italie tout exprès pour le voir : « Convenez, monsieur, répliqua le malin vieillard, que vous vous êtes fait attendre bien longtemps. » Casanova connut aussi dès son arrivée dans la capitale, M. Patu, jeune poète, qui, s’il avait vécu, aurait suivi de près Voltaire. Tout cet épisode de Paris est très-facétieux.