(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VII : Théorie de la raison par M. Cousin »
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(1868) Les philosophes classiques du XIXe siècle en France « Chapitre VII : Théorie de la raison par M. Cousin »

Chapitre VII :
Théorie de la raison par M. Cousin

Il y a dans M. Cousin une doctrine capitale sur laquelle il établit sa théodicée, qui lui semble le fondement de la morale et de la science, avec laquelle il réfute les sensualistes, la seule entre toutes les siennes qui renferme autre chose que les maximes du sens commun : la théorie de la raison ; elle est sa place d’armes. C’est de là qu’il part, toutes les fois qu’il commence une expédition philosophique. C’est là qu’il se réfugie toutes les fois qu’il est pressé par un adversaire. C’est ce fort dont nous allons examiner la solidité.

I

M. Cousin appelle raison la faculté ou pouvoir qu’a l’esprit de produire les axiomes et les idées des objets infinis. Les axiomes sont des propositions nécessaires, par exemple : Toute qualité suppose une substance ; tout corps est situé dans l’espace ; tout changement arrive dans le temps, etc. Les objets infinis sont, par exemple, l’espace, le temps, Dieu, etc. Ces axiomes sont bien réellement nécessaires ; non-seulement nous n’apercevons pas de cas où ils soient faux, mais nous apercevons très-nettement qu’en aucun cas ils ne peuvent être faux. Ces objets sont bien réellement infinis ; non-seulement nous ne leur découvrons pas de limite, mais nous savons très-évidemment qu’ils ne peuvent pas en avoir.

La théorie consiste à dire que ces axiomes et ces idées ne peuvent se tirer par aucune voie, addition, abstraction, combinaison, transformation, etc., des jugements et des idées que fournissent les sens et la conscience. Ainsi, mes sens me donnent l’idée d’un corps étendu ; la théorie prétend que par aucun moyen je ne pourrai tirer de cette idée la notion de l’étendue infinie qu’on appelle l’espace. Je me connais moi-même par la conscience, et je juge qu’entre autres qualités, la faculté de sentir appartient à mon être ou à ma substance ; la théorie prétend que de ce jugement particulier je ne pourrai jamais tirer le jugement universel ou axiome : toute qualité suppose une substance. Voici les preuves sur lesquelles on établit cette théorie. Elles sont dispersées dans les différents ouvrages de M. Cousin. Je vais les exposer avec toute la rigueur dont je suis capable.

On ne peut tirer d’une chose que ce qu’elle contient ; on ne peut donc tirer des jugements portés par les sens et par la conscience autre chose que ce qu’ils renferment. Ils ne renferment qu’un rapport de contingence, et ne renferment pas de rapport nécessaire. Dans ces deux jugements : « Je souffre ; cette pierre est ronde », il n’y a qu’un rapport contingent, il n’y a point de rapport nécessaire. On ne peut donc tirer d’eux un rapport nécessaire. Donc les axiomes ou jugements nécessaires ne peuvent être tirés des jugements portés par la conscience et les sens.

Autre point de vue : additionnez tous les cas où par les sens et la conscience vous avez remarqué que le tout est plus grand que la partie, qu’une qualité suppose une substance, et autres vérités semblables. Votre vie a commencé ; donc vous n’avez remarqué qu’un nombre limité de cas ; donc le total de votre addition ne comprendra qu’un nombre limité de cas. Mais l’axiome : toute qualité suppose une substance, s’applique à la totalité des cas, non-seulement à tous ceux que vous avez remarqués, mais à tous ceux qui vous ont précédé, à tous ceux qui paraîtront après vous, à tous ceux que vous ne connaissez pas. Donc vous ne l’avez pas formé en additionnant vos expériences, c’est-à-dire les jugements portés par votre conscience et par vos sens. Donc vous ne l’avez pas tiré de ces jugements. — De même, additionnez toutes les étendues finies que vous avez observées. Votre vie a commencé ; donc vous n’avez pu en observer qu’un nombre fini ; donc en les joignant bout à bout, vous n’avez encore qu’une quantité finie. Mais l’espace est une quantité infinie. Vous n’avez donc pas formé son idée en additionnant toutes les étendues que vos sens ont observées. Donc vous n’avez pas tiré sa notion des notions que vous acquérez par les sens.

En résumé, on ne tire pas l’universel du particulier, l’infini du fini, le nécessaire du contingent, par cette raison très-simple qu’on ne tire pas d’une chose ce qu’elle ne contient pas.

Appelons ces axiomes vérités absolues ; à l’instant la théorie se complète. « Comme tout phénomène a son sujet d’inhérence, comme nos facultés, nos pensées, nos volitions et nos sensations n’existent que dans un être qui est nous, de même la vérité suppose un être en qui elle réside, et les vérités absolues supposent un être absolu comme elles, où elles ont leur dernier fondement. Cet être absolu et nécessaire, puisqu’il est le sujet des vérités nécessaires et absolues, d’un seul mot on l’appelle Dieu44. »

M. Cousin, au dernier chapitre, rassemble toutes les preuves et toute la théorie en une page45. « Les vérités universelles et nécessaires ne sont pas des lois générales que notre esprit tire par voie d’abstraction des choses particulières ; car les choses particulières sont relatives et contingentes et ne peuvent renfermer l’universel et le nécessaire. D’un autre côté, ces vérités ne subsistent pas en elles-mêmes ; elles ne seraient ainsi que de pures abstractions, suspendues dans le vide et sans rapport à quoi que ce soit. La vérité, la beauté, le bien, sont des attributs et non des êtres. Or, il n’y a pas d’attributs sans sujet. Et comme il s’agit ici du vrai, du beau, du bien absolus, leur substance ne peut être que l’Être absolu. »

Cette théorie repose sur deux pétitions de principe et sur deux équivoques de langue :

Première pétition de principe. Vous dites qu’en additionnant un nombre limité d’expériences, on ne forme pas un jugement universel. Rien de plus vrai. Mais vous prenez pour accordé que l’addition est le seul moyen par lequel on puisse tirer d’une expérience particulière un jugement universel. Ce qui n’est pas. Car on peut faire deux opérations sur une expérience particulière, l’addition et la soustraction. On peut la transformer soit en lui ajoutant quelque chose, soit en lui retranchant quelque chose. Des deux voies, vous n’en fermez qu’une à l’adversaire ; vous lui fermez l’addition ; vous ne lui fermez pas cette opération qui retranche, et qu’on nomme abstraction. Oubliant qu’elle existe, vous avez supposé qu’elle n’existe pas, et vous avez pris pour accordé ce qu’on ne vous accorde pas.

Deuxième pétition de principe. Vous dites qu’en additionnant un nombre limité d’objets finis, on ne forme pas un objet infini. Cela est vrai. Mais vous supposez, par un oubli semblable au précédent, que l’addition est le seul moyen par lequel de l’idée d’un objet fini on puisse tirer l’idée d’un objet infini. Ce qui n’est pas. On peut faire sur une idée comme sur un jugement deux opérations, l’addition et la soustraction que nous venons d’appeler abstraction. Vous nous avez interdit l’addition, vous ne nous avez point ôté l’abstraction. Vous avez raisonné comme si on vous accordait qu’il n’y a qu’une méthode de transformation. Ce qui est une pétition de principe, puisque la pétition de principe consiste à prendre pour accordé ce qu’on ne vous accorde pas.

Première équivoque. Quand vous dites qu’on ne peut pas tirer d’une proposition contingente une proposition nécessaire, vous prononcez une phrase à double sens. Dans une proposition, il y a deux choses, les termes et leur rapport. Vous dites vrai, si vous parlez du rapport. Vous dites faux, si vous parlez des termes. Vous dites vrai, si vous affirmez que d’un rapport contingent on ne peut tirer un rapport nécessaire. De ce que cette fleur est rose, on ne peut conclure que cette fleur est nécessairement rose. De ce que ces quatre chevaux sont blancs, on ne peut conclure que nécessairement ces quatre chevaux sont blancs. Il y a dans le second jugement un mot et une idée de plus que dans le premier. Puisqu’ils sont en plus dans le second, c’est qu’ils n’étaient pas dans le premier ; s’ils n’y sont pas, je ne puis les y trouver ; si je ne puis les y trouver, je ne puis les en tirer. — Au contraire, vous dites faux, si vous affirmez que de termes contingents on ne peut tirer un rapport nécessaire. Une fois posé que ces quatre chevaux sont blancs, on peut par abstraction détacher l’idée de quatre, le décomposer par abstraction en 3 + 1 et en 2 x 2, remarquer par abstraction l’égalité nécessaire de ces deux quantités, et dégager ainsi, d’une proposition contingente, une proposition nécessaire. Une fois posé que cette fleur est rose, on peut par abstraction dégager du mot fleur l’idée de substance, et du mot rose l’idée de qualité, comparer ces deux termes, isoler entre eux par abstraction un rapport nécessaire, celui de substance à qualité, et tirer ainsi une vérité nécessaire d’une vérité contingente. Vous accordez vous-même qu’entre l’attribut ou qualité, et le sujet ou substance, il y a un rapport nécessaire. Puisqu’il y est, je puis l’y trouver ; si je le trouve, je puis l’en tirer. Sous ce mot jugement ou proposition, vous confondez donc deux choses distinctes, les termes et leur rapport. Vous raisonnez comme si le rapport était la même chose que les termes. Vous imposez aux termes une conséquence qui ne s’applique qu’au rapport, et vous arrivez à une conséquence fausse par un faux raisonnement.

Deuxième équivoque. Quand vous dites qu’il y a des vérités nécessaires, et que ces vérités étant un attribut supposent un sujet ou substance nécessaire en qui elles résident, vous prenez le mot vérité dans un double sens. « Il y a des vérités nécessaires » : dans ce membre de phrase, vérité signifie rapport, et vous voulez dire, avec tout le monde, qu’il y a des rapports nécessaires entre certains sujets et certaines qualités. « Ces vérités sont un attribut et supposent un sujet nécessaire46 » : dans ce second membre vous entendez par vérité connaissance d’un rapport nécessaire et vous voulez dire qu’une connaissance nécessaire suppose un être connaissant, lequel existe nécessairement. La conséquence est très-bonne. Mais remarquez que pour la tirer vous avez confondu sous le mot vérité deux choses fort distinctes, une connaissance et un rapport. Le rapport du tout et de la partie existe dans le tout et dans la partie ; la connaissance de ce rapport n’existe ni dans le tout ni dans la partie, mais dans l’être intelligent qui connaît l’un et l’autre. Le rapport est une différence ou une ressemblance entre deux objets qui souvent ne pensent point ; la connaissance est l’action d’un être qui pense. Vous imposez au rapport une propriété qui ne convient qu’à la connaissance, et vous profitez ainsi d’une équivoque pour faire une pétition de principe. Ajoutez que cette conclusion fausse engendre des absurdités. Si « le sujet de la vérité est la raison universelle et absolue », si les vérités nécessaires ne sont pas dans les choses47, si elles sont des pensées de l’intelligence divine, j’aperçois des pensées de l’intelligence divine lorsque je les aperçois. Quand je remarque que quatre est le double de deux, ce n’est pas un rapport que je vois, c’est une idée, une idée d’autrui, une idée de Dieu ; c’est Dieu lui-même, car on ne voit pas une idée sans voir l’intelligence qui la produit. Si j’écris des formules d’algèbre pendant une heure, je vois Dieu pendant une heure. Ce gros mathématicien, mon voisin, qui, la craie en main, s’amuse à chiffrer en fumant, l’air gai et l’esprit tranquille, contemple en ce moment cette intelligence immense qu’on ne peut concevoir sans stupeur. Proposition si énorme, si contraire à l’expérience intime, si violemment réfutée et à chaque minute par la conscience, qu’on ne comprend pas qu’elle ait pu entrer dans un cerveau humain.

Le lecteur voit que cette théorie se réduit à des fautes de langue. Quelqu’un disait : « La métaphysique s’occupe à souffler des ballons ; la grammaire vient, et les crève avec une épingle. »

Par quelle opération formons-nous ces jugements nécessaires et ces idées d’objets infinis ? Au lieu de faire des raisonnements, regardons des faits. Formons un de ces jugements et une de ces idées sous les yeux du lecteur ; il saura comment les uns et les autres se forment en les voyant se former.

II

Nous allons chez le gros mathématicien qui fume ; nous le saluons et nous l’abordons ainsi :

« Monsieur, nous sommes philosophes, c’est-à-dire fort embarrassés et à court. Il s’agit des propositions nécessaires. Si vous en connaissez, comment les découvrez-vous ? — Messieurs, c’est mon métier, je n’en découvre pas d’autres ; prenez des chaises ; je vais en trouver devant vous.

 

Avec de la craie, je trace sur le tableau un triangle A B C ; par le sommet C, je mène une parallèle à la base. L’angle 1 égale l’angle 5 comme alternes internes ; l’angle 2 égale l’angle 4 pour la même raison ; ajoutons des deux parts une même quantité, l’angle 3 ; la somme des angles 1, 2, 3, égalera la somme des angles 3, 4, 5. Mais la première somme, comprenant tout l’espace qui est au-dessous d’une ligne droite, égale deux angles droits. Donc la deuxième somme, qui est celle des trois angles du triangle, égale deux angles droits. Donc, nécessairement et universellement, dans tout triangle, la somme des trois angles égale deux angles droits.

— Monsieur, comment avez-vous fait ?

— J’ai tracé un triangle particulier, déterminé, contingent, périssable, ABC, pour retenir mon imagination et préciser mes idées. J’ai extrait de lui le triangle en général ; pour cela je n’ai considéré en lui que des propriétés communes à tous les triangles, et je n’ai fait sur lui que des constructions dont tout triangle pourrait s’accommoder. Analysant ces propriétés générales et ces constructions générales, j’en ai extrait une vérité ou rapport universel et nécessaire. J’ai retiré le triangle général compris dans le triangle particulier ; ce qui est une abstraction. J’ai retiré un rapport universel et nécessaire contenu dans les propriétés générales de la construction générale ; ce qui est encore une abstraction. Pour découvrir une proposition universelle et nécessaire, il suffît donc d’employer l’abstraction.

— Ainsi vous n’avez pas contemplé la pensée de Dieu ?

— Pas que je sache.

— En effet il était plus court de contempler le triangle abstrait. Mais soyez complaisant jusqu’au bout, et donnez-nous encore un exemple.

— 7 ouvriers font 14 mètres d’ouvrage ; combien 12 ouvriers en feront-ils ? Par une règle de trois, on trouve que le nombre demandé est 24.

Ce problème contient des nombres déterminés dont aucun n’est nécessaire, et qui pourraient tous être remplacés par d’autres. À leur place, mettons des lettres ; nous les transformerons ainsi en quantités indéterminées, générales et abstraites :

A ouvriers font H mètres ; combien B ouvriers en feront-ils ?

Nous arrangeons ces quantités en équation, et nous faisons les transpositions et transformations nécessaires ; ce qui signifie que, par abstraction ou analyse, nous tirons d’une expression les diverses expressions qu’elle contient :

 

Cette équation finale est une solution nécessaire et universelle, qui s’applique à tous les problèmes du même genre, sans qu’il y ait ni qu’il puisse y avoir une seule exception. Faites varier tant qu’il vous plaira le nombre des ouvriers et des mètres. Universellement et nécessairement, le quatrième nombre inconnu égale le produit du deuxième par le troisième, divisé par le premier.

Ici l’abstraction est visible, puisqu’elle se manifeste par la conversion des chiffres en lettres, et qu’elle constitue une science entière, l’algèbre. Et il est visible aussi qu’elle agit seule, puisqu’une fois les chiffres traduits en lettres, il n’y a qu’à leur trouver une position convenable, et à remplacer les expressions ainsi formées par des expressions équivalentes. Il y a ici un ouvrier agissant, l’abstraction ; il n’y a ici qu’un ouvrier agissant, l’abstraction ; il se fabrique une œuvre qui un instant auparavant n’existait pas : une proposition nécessaire et universelle. C’est donc l’abstraction ou analyse seule qui a fabriqué cette proposition. — Fort bien. À présent, permettez-nous d’aller réfléchir à ceci là-bas dans un coin.

Voilà des jugements universels et nécessaires, formés par l’abstraction seule. Probablement ils ne sont pas les seuls. Il faut voir si par hasard les choses ne se passent pas en métaphysique comme en mathématiques. Peut-être est-ce une opération d’algèbre qui forme les fameux axiomes de M. Cousin.

Prenons l’axiome des substances, et commençons par l’entendre. Toute qualité suppose une substance. Qu’est-ce qu’une substance et qu’est-ce qu’une qualité ? Cette pierre est dure, blanche, carrée. Cet homme est laid, spirituel, méchant. Le moi est sensible, passionné, intelligent. La pierre, l’homme, le moi, voilà des substances ; la blancheur, la dureté, la laideur, la méchanceté, l’intelligence, voilà des qualités. Réfléchissons un instant, et nous verrons que les qualités sont des parties, des points de vue, des éléments, bref des abstraits de la substance, et que la substance est l’ensemble, le tout indivisible, en un mot la donnée concrète et complexe d’où sont extraites les qualités. L’objet avant analyse et division, c’est la substance ; le même objet analysé et divisé, ce sont les qualités. La substance est le tout, les qualités sont les parties ; ôtez toutes les qualités d’un objet, toutes ses manières d’être, tous les points de vue par lesquels on peut le considérer, il ne restera rien. La substance n’est donc pas quelque chose de réel, distinct et différent de ses qualités ; c’est par illusion qu’on se la représente comme une sorte de siège et d’appui sur lequel les qualités viennent se poser. Cette pierre n’est rien en dehors de la forme, de l’étendue, de la dureté, de la couleur, des propriétés physiques et chimiques qu’elle possède. Elle en est, non la collection, car ce mot semble indiquer un tout fabriqué de parties primitivement séparées, mais l’ensemble primitif, et les qualités ne sont que des parties de cet ensemble ultérieurement séparées. Maintenant l’axiome s’entend très-clairement. Toute qualité suppose une substance. Cela signifie : tout abstrait, c’est-à-dire toute partie, tout fragment, toute donnée extraite d’une donnée plus complexe suppose une donnée plus complexe. Tous voyez que le mot donnée plus complexe se trouve dans le sujet comme dans l’attribut de la phrase, qu’ainsi l’attribut ne fait qu’isoler ce qui est déjà dans ce sujet, et que par conséquent il n’y a là qu’une analyse. Ainsi, pour former l’axiome de substance, il suffit d’analyser les notions de qualité et de substance. Mais on aura ces notions dès qu’on pourra observer une qualité et une substance particulières, et en tirer par abstraction l’idée d’une substance et d’une qualité en général. Or, nous observons par la conscience une substance qui est nous-mêmes et des qualités qui sont nos manières d’être. Il suffira donc, pour former l’axiome de substance, de deux observations de conscience, de deux abstractions ayant pour effet de produire deux idées générales, et d’une analyse ou abstraction pratiquée sur ces deux idées. Il suffira donc, pour produire un axiome, d’employer l’expérience et l’abstraction.

Essayons. J’aperçois mes sensations par la conscience. J’aperçois par la même conscience un tout continu et persistant, dont ces sensations sont des moments isolés, et que j’appelle moi. En d’autres termes, ces sensations sont des données extraites d’une donnée plus complexe, le moi. À ce titre je les appelle qualités, et j’appelle la donnée plus complexe substance. Par abstraction, je dégage deux idées générales, l’idée de qualité, et l’idée de substance. J’analyse celle de qualité, et j’y retrouve ce que je viens d’y mettre, l’idée de substance L’axiome est formé. Récapitulez, et vous trouverez que les seules facultés qui l’ont produit sont l’expérience et l’abstraction.

Or, tous les axiomes sont des propositions de ce genre. L’attribut est toujours enfermé dans le sujet, et on l’en extrait par analyse. Kant avait cru qu’en certains cas il n’en est pas ainsi. Hégel a prouvé que les exceptions apparentes rentrent dans la règle générale. Et il faut bien qu’elles rentrent dans la règle générale, puisque le sens unique et toute la force du verbe être est d’exprimer que l’attribut est enfermé dans le sujet. On voit maintenant comment on peut tirer une proposition nécessaire et universelle de la notion d’un objet limité et contingent. De cet objet, substance limitée, on tire par abstraction l’idée générale de substance. Cette idée étant générale convient à toutes les substances ; donc ses propriétés se retrouvent dans toutes les substances. Dans ce mot toutes vous voyez naître les propositions universelles. — De ce même objet, substance contingente, on tire un groupe d’idées qu’on réunit en une seule notion. Cette notion est identique aux idées qui la composent, et qui sont elle-même sous un autre nom. On ne peut donc l’en séparer, puisqu’on ne la peut séparer d’elle-même. Il faut donc que toujours et partout elle les contienne. Dans ce mot il faut vous voyez naître les propositions nécessaires. Réduisez les mots à leur valeur. Rapport universel signifie rapport entre deux abstraits ; mais il y a des abstraits dans les choses limitées ; on peut donc découvrir dans les choses limitées des rapports universels. Rapport nécessaire signifie rapport d’identité ; mais il y a des données identiques à d’autres dans les choses contingentes. On peut donc découvrir des rapports nécessaires dans des objets contingents.

Reste un second point. Revenons au mathématicien. Monsieur, secourez encore une fois la métaphysique. Si vous connaissez des objets infinis, comment les connaissez-vous ?

— Messieurs, rien de plus simple. L’infini entoure toute quantité. Dans les hautes mathématiques, on l’exprime, on le met en équation, on compare ses diverses formes, on le calcule, on s’en joue. Vous allez le voir dans un compte de cuisinière et dans une numération d’écolier.

La série des nombres est absolument infinie. Cela signifie que non-seulement nous n’apercevons pas la limite de cette série, mais qu’elle n’en a pas et ne peut en avoir.

Pour former l’idée de cet infini, je forme les idées de deux ou trois nombres. Soit 2, c’est 1 + 1. J’observe dans ce cas particulier que j’ai pu ajouter 1 à 1. Mais le second 1 est absolument semblable au premier. Je puis donc faire sur lui la même opération que sur le premier, et lui ajouter 1, ce qui donne 3. Ce troisième 1 a la même nature que les autres. De ces trois cas, je dégage par abstraction la conception de l’unité en général ; de cette conception je dégage encore par abstraction cette loi générale qu’une seconde unité tout à fait semblable à la première peut être ajoutée à la première. Cette loi engendre une addition éternelle. Il suffit de l’analyser pour apercevoir par abstraction cette addition parmi ses conséquences. Ici encore l’abstraction forme une idée générale, en tire une loi générale, et par cette loi produit en nous l’idée d’un infini.

— Nos yeux sont plus intelligents que notre cervelle. Daignez trouver un exemple qui rende sensible la génération de l’infini.

— Soit 1 à diviser par 3.

 

La série verticale des 1 et la série horizontale des 3 sont visiblement infinies.

Remarquez la façon dont vous découvrez cette infinitude. Dès la première opération, vous constatez que le reste est 1 comme le dividende. Puisque le diviseur ne change pas, la deuxième opération se trouve la même que la première. Donc, puisque la première en engendre une autre semblable à elle-même, la deuxième en engendrera une autre semblable à elle-même, et ainsi de suite. Puisque le quotient de la première est 3, le quotient de la seconde est 3, et ainsi de suite. D’où je conclus que le nombre des chiffres du quotient est absolument infini, et que tous les chiffres sont des 3. Toutes ces conséquences naissent d’une seule remarque obtenue par abstraction, à savoir que le reste est semblable au dividende. En découvrant que le dividende engendre un dividende absolument semblable, j’ai découvert la cause d’une division éternelle. L’abstraction, appliquée sur une opération particulière, a dégagé l’idée générale du dividende et du reste ; puis, de cette idée, elle a tiré la loi générale qui, au quotient, répète toujours les mêmes chiffres et les répète à l’infini.

— De sorte que vous n’avez contemplé ni un être infini, ni une intelligence infinie, mais simplement des quantités exprimées par des chiffres, et leurs propriétés isolées, par abstraction ? Retournons dans notre coin ; probablement nous allons trouver que nos infinités, comme les vôtres, ont l’abstraction pour mère. Leurs idées naîtront humainement par analyse, et non plus divinement par révélation.

Soit l’idée d’un objet infini, par exemple, l’espace. Examinons d’abord ce que nous entendons par espace et ce que contient cette idée. L’espace est une grandeur continue à trois dimensions, absolument infinie, c’est-à-dire excluant toute limite. De plus, nous le concevons comme n’étant ni un être réel, ni la qualité d’un être réel, ce qui signifie qu’il est une grandeur abstraite ; d’où l’on voit pourquoi il est nécessaire, et pourquoi on ne peut le supposer détruit. Pour pouvoir être détruit, il faut être, et il n’est pas. De plus, sa grandeur continue à trois dimensions se confond absolument avec celle des corps, qu’on appelle étendue : ce qu’on exprime en disant que les corps occupent l’espace. L’espace est donc l’étendue abstraite séparée du corps, non réelle, purement possible, et portée à l’infini.

Voyons maintenant ce que nous entendons par infini. Ces traductions, à demi grammaticales, à demi logiques, sont la seule lumière en philosophie ; les maîtres du dix-huitième siècle nous les enseignent ; il faut les faire et comprendre parfaitement son idée, avant d’expliquer comment elle peut se former. Dire qu’une grandeur est infinie, c’est dire qu’elle exclut toute limite, et que, si elle était limitée, il y aurait en elle une contradiction. Concevoir l’espace comme infini, ce n’est pas apercevoir expressément et distinctement par un seul acte de l’esprit la totalité de ses parties, c’est simplement lui concevoir une limite quelconque, analyser cette idée de limite et y trouver une contradiction. C’est donc encore une analyse qui me fera concevoir l’espace comme infini. Et cette analyse portera comme précédemment sur une idée générale, puisqu’elle portera sur l’idée d’une limite quelconque, c’est-à-dire d’une limite en général. Cette idée sera donc tirée comme précédemment d’un cas particulier, et il suffira pour la former de considérer une certaine limite particulière. Ce sont là tous les procédés employés plus haut pour former les axiomes, employés dans le même ordre, avec le même effet. Concluez que la même théorie s’applique aux idées d’objets infinis aussi bien qu’aux axiomes, et que partout l’expérience et l’abstraction suffisent pour expliquer les jugements et les notions que M. Cousin explique par la raison.

Essayons l’opération. Soit un corps connu par le toucher ou une sensation étendue observée par la conscience. Je puis séparer cette étendue de son sujet, et par abstraction la considérer à part. Cette étendue étant abstraite n’est rien que de l’étendue ; et ses parties, comme elle, étant étendues et n’étant rien de plus, sont absolument semblables l’une à l’autre. Ce qu’on exprime dans le langage ordinaire, en disant qu’entre les parties de l’espace pur il n’y a aucune différence. Donc ce qui sera vrai de l’une sera vrai de l’autre. Ainsi considérez l’une d’elles, vous connaîtrez toutes les autres. Or, arrivé à sa limite, vous apercevez une autre partie qui la continue. Mais la limite de cette autre partie est, d’après ce qu’on vient de dire, absolument semblable à celle de la première ; vous devez donc concevoir une troisième partie, c’est-à-dire un espace nouveau qui continue la seconde et la prolonge au-delà de l’espace que vous avez considéré d’abord. De l’idée de ces trois étendues limitées, vous tirez par abstraction l’idée d’une étendue limitée quelconque. Vous avez maintenant l’idée générale d’étendue, et, par abstraction aussi, vous découvrez ce qu’elle contient. Ce qu’elle contient, c’est la loi suivante : toute étendue limitée peut être continuée par une seconde étendue limitée. Vous analysez cette loi, et vous trouvez que la seconde étendue a la même définition que la première, qu’ainsi elle est soumise à la même loi, que, par conséquent, elle engendre elle-même une nouvelle étendue, et ainsi de suite. Vous remarquez que si à un endroit quelconque cet accroissement n’était plus possible, la loi serait contredite. Dès lors vous avez l’idée de l’espace infini, puisque vous avez l’idée d’une étendue abstraite et purement possible, c’est-à-dire de l’espace, et que vous avez découvert en elle la loi génératrice de l’infinitude, et dans cette loi l’impossibilité de la limitation. Comptez vos pas. Vous avez employé l’expérience des sens ou de la conscience pour former l’idée d’un objet réel étendu. Vous avez employé l’abstraction pour isoler cette étendue et la considérer pure. Vous avez encore employé l’analyse ou abstraction pour découvrir en elle la similitude absolue de toutes les parties, et la propriété que possède une partie d’être continuée par sa voisine. Vous avez formé ainsi l’idée générale d’une partie quelconque. Analysant cette idée, vous en avez tiré la loi en question. Reconnaissez donc ici par l’observation, comme tout à l’heure par le raisonnement, qu’il suffit de l’expérience et de l’abstraction pour produire l’idée de l’espace infini.

Je conclus contre M. Cousin que les propositions nécessaires et les idées des objets infinis se tirent par abstraction ou analyse des notions et des jugements acquis par l’expérience. »

Pourquoi cette longue discussion ? C’est un plaidoyer en faveur de l’analyse. Expérimenter, analyser les idées et les jugements acquis par l’expérience, la méthode n’est rien de plus. L’expérience nous donnera tous les faits, l’analyse nous donnera toutes les lois. Appliquons aux expériences que le dix-neuvième siècle sait si bien faire l’analyse que le dix-huitième siècle enseignait, et que, grâce à M. Cousin, nous avons désapprise. La question qu’on vient d’examiner est celle-ci : Où est la vérité ? De la réponse dépend toute la méthode, et quelque chose de plus grave encore, je veux dire la direction habituelle et involontaire de l’esprit. Si, comme on vient de le montrer, la vérité est dans les choses, il suffit pour la trouver de décomposer les choses, de les résoudre par l’analyse en leurs éléments, de noter ces éléments par des signes précis, d’assembler ces signes en formules exactes, de convertir ces formules les unes dans les autres, et d’arriver par des équations à l’équation finale qui est la vérité cherchée. Un esprit élevé dans ces habitudes court droit aux faits sitôt qu’on lui propose une question générale ; il en choisit un particulier et contingent ; il le garde incessamment sous ses yeux ; il sait qu’il n’a pas d’autre moyen de préciser et vérifier ses idées ; il y revient sans cesse ; il sait que ce fait est la source de tous les termes abstraits qu’il va recueillir et combiner. C’est la marche de Condillac dans cette admirable Langue des calculs, que nous ne lisons plus. Si au contraire, comme le veut M. Cousin, la vérité est en Dieu, si les faits particuliers ne sont que l’occasion et l’accident qui tourne nos yeux vers elle, si c’est en Dieu que nous l’apercevons, c’est Dieu qu’il faut contempler pour la connaître. Pour étudier une chose, il faut étudier ce qui la contient. Si l’on est conséquent, on prend à l’instant pour méthode l’extase des Alexandrins. Faute de hardiesse et de logique, M. Cousin ne s’élance pas dans ces aventures. Privé de la méthode que demande sa théorie, il est privé de toute méthode. Faute d’analyser les choses, il n’aperçoit point dans les choses ce que l’analyse y découvre, c’est-à-dire les rapports nécessaires, ni ce que l’analyse en tire, c’est-à-dire les idées des objets infinis. Faute d’analyser les idées, il ne voit pas qu’une proposition nécessaire est un rapport nécessaire, qu’un rapport nécessaire est un rapport d’identité, qu’il y a dans tout objet, contingent ou non, des termes identiques, et que partant on peut tirer de tout objet des propositions nécessaires. Faute d’analyser les idées, il ne voit pas qu’une proposition universelle est un rapport entre deux abstraits, qu’il y a des abstraits dans toute chose particulière, et qu’ainsi, de toute chose particulière, on peut tirer des propositions universelles. Faute d’analyser les idées, il ne voit pas que l’idée d’un objet infini n’est que l’idée d’un objet fini, jointe à la connaissance de la loi ou cause intérieure qui, en excluant de lui toute limite, le prolonge au-delà des termes que nous apercevons ; et il ne remarque pas que cette loi, étant générale ou abstraite, peut se tirer par abstraction de la moindre partie de cet objet fini. Faute d’analyser, il déclare l’analyse impuissante ; elle se venge en lui imposant l’obligation de fonder sa théorie capitale, et par suite toute sa philosophie, sur deux pétitions de principe, et sur deux équivoques de langue.