Hector de Saint-Maur
Le Dernier Chant.
I
Pourquoi Le Dernier Chant ?… Je n’ai pas aimé ce titre, qui semblait une démission et une menace de silence. Mais les poètes ont parfois de ces mélancoliques coquetteries, pour toucher et amener à eux les imaginations. Byron a souvent écrit dans sa Correspondance et dans les préfaces de ses Poèmes que c’était son dernier chant aussi, mais l’Inspiration était la plus forte, et il repartait d’un chef-d’œuvre ! Il m’était bien difficile d’admettre que Saint-Maur eût dit son dernier mot dans ce livre, qui, selon moi, était son premier dans la grande publicité, — la publicité retentissante. Jusque-là, il était peu connu, et les raffinés ne l’en aimaient que davantage. Il était peu connu, ce poète qui avait passé trente ans dans la volupté de sa rêverie et de ses vers, et qui a eu le temps de ramasser cet éclatant boisseau de poésies de toute espèce qu’il versait en une seule fois si luxueusement à nos pieds.
Saint-Maur eut cette originalité des plus rares que, parmi les poètes de notre époque, ces féroces et sonores amoureux du bruit, il ne se pressa pas avec la renommée. Il savait qu’il avait le temps. Il savait qu’il pouvait « s’attendre » comme dit madame de Staël… et il s’est attendu patiemment, sans souffrir de cette longue attente, sans s’user sous cette lime de feu qui use le bronze des âmes les plus brûlantes. Fils d’une horrible époque pressée et qui veut vivre à la minute, où tous se ruent sur le petit sou du Savoyard, — le petit sou de la célébrité ou de la monnaie, — il ne s’est mêlé ni aux poussées ni aux culbutes de son temps ; il s’est noblement tenu coi et à l’écart dans son talent, comme l’abeille dans sa ruche d’or. Il n’était point dédaigneux de la gloire, mais il était bon enfant avec elle, qui devait le prendre au lit, comme l’homme de la fortune, dans La Fontaine, si elle le prenait un jour. Il jouissait, sybarite intellectuel, de la vie et de la pensée dans son rayonnement solitaire, sans se préoccuper le moins du monde de la longueur de ses rayons. Physionomie très exceptionnelle au xixe siècle ! Cordial et gai, — gai comme s’il n’avait pas été poète et le plus sensible des poètes, et qu’il eût été le plus rieur des hommes d’esprit ; d’une si grande placidité foncière et d’une si bonne humeur à la surface que c’est pour lui ou pour les natures comme la sienne que Shakespeare, le profond Shakespeare, a écrit que parmi les Anges, pâles d’amour, la Patience est le seul qui ait les joues roses !
J’ai dit qu’il était à peu près inconnu ; je n’ai pas dit qu’il fût méconnu. Quelques-uns d’entre nous le connaissaient : les amateurs du coin de la reine, ceux que j’appellerai, si vous voulez, les francs-maçons de la Poésie. Au début de sa vie, il avait publié cette chanson ou cette romance de L’Hirondelle :
Hirondelle gentille,Voltigeant à la grilleDu cachot noir… etc.
qui se posa sur une foule de têtes, excepté la sienne, d’où elle était sortie. On l’attribua à Jeanne, le républicain, tué sur les barricades de Saint-Merry. On l’attribua à Maurice Saint-Aguet, un poète étranglé par la vie, cette étrangleuse de poètes ! À qui ne l’attribua-t-on pas ?… Seulement, charmant d’indifférence et du goût le plus patricien en ne réclamant pas contre les mensonges de cette commère de renommée à laquelle il ne faut répondre jamais, puisqu’elle se noie bientôt elle-même dans les crachats qu’elle a expectorés, Saint-Maur laissa dire et laissa passer cette troupe de grues que j’appelle le public. Les autres faisaient leur bruit ; il continuait son silence.
De temps en temps, une Revue, à laquelle il faut rendre cette justice qu’elle n’a pas cessé d’être littéraire quand la littérature véritable, la littérature désintéressée n’avait pas une pierre pour reposer sa tête, L’Artiste, publiait des vers charmants à faire presque croire qu’Alfred de Musset vivait toujours… Ces vers, qui, d’ailleurs, ne jouaient ni au pastiche, ni au mystère, ces vers sincères, étaient sincèrement signés de ce nom euphonique de Saint-Maur, qui, du moins, n’écorchera pas la bouche de la gloire, si cette renchérie se donne la peine de le prononcer ! Ce fut donc dans L’Artiste, et exclusivement, je crois, dans L’Artiste, cet écrin des poètes niellé par Arsène Houssaye et par Coligny, que ce nom de Saint-Maur, si bien fait pour briller un jour, commença doucement de reluire. Comme l’émeraude, ces feux attirèrent. Bientôt, le poète de L’Artiste eut ses quarante personnes auxquelles Stendhal, l’homme de goût, noblement dégoûté, bornait la gloire. Il eut autour de lui, mais très serrée autour de lui, une chaîne sympathique et vibrante, et dans cette chaîne, il y eut un homme qui en valait bien, à lui seul, deux ou trois ! C’était Alexandre Dumas, le plus grand prestidigitateur qu’aient eu le théâtre, le roman et la causerie, dont de Saint-Maur a gardé comme un éblouissement. Il y avait aussi, payant pour plusieurs, Roger de Beauvoir, le plus brillant des boute-en-train littéraires, ce Roger Bontemps qui n’a pas duré (hélas ! les bons temps ne durent pas !), ce Roger Bontemps de l’esprit, qui jeta le sien, comme sa fortune, par la fenêtre, sous laquelle personne ne l’a ramassé !… Tels étaient les échos pour qui la Muse de Saint-Maur aimait à chanter. Esprit ouvert, cœur ouvert, main ouverte à tous les amis ! Sa célébrité, à moitié voilée mais d’autant plus piquante pour la curiosité, ne dépassait guères alors le tour de la table dont il était souvent l’Amphytrion. Elle aurait dû le dépasser, — Si paresseuse à se lever, cette aurore, attardée jusqu’au crépuscule, a souvent montré combien, dans les vrais poètes, immortels d’esprit et de cœur, le couchant ressemble à l’aurore.
Saint-Maur ne débuta pas précisément à l’heure où les autres finissent, pourtant, car, avant son Dernier Chant, il avait, ce poète de tant de cordes à sa lyre, publié une traduction des Psaumes d’une étreinte de texte et d’une sévérité d’exécution qui étonnèrent beaucoup ceux qui s’imaginaient ne trouver eu lui qu’un délicieux poète, gracieux et coloré. Mais le volume que voici nous le révèle intégralement dans toutes ses puissances poétiques et la variété de ses inspirations.
II
Élégiaque, lyrique, et comique ! Voilà les trois faces qui sont les trois profondeurs du talent de Saint-Maur. Ce n’est point du tout un monocorde. C’est, au contraire, le nombre des cordes qui fait la force de sa lyre. On parle toujours des sept cordes de la lyre… mais je crois que la sienne en a plus de sept. Imagination très étendue et très sensible, qui a sous ses mains un clavier énorme et qui monte et descend en un clin d’œil la gamme de tous les sentiments. D’aucuns vous diront qu’il est éclectique en poésie, mais ne les croyez pas ! Il est vrai. Il est sincère. Il ne choisit rien ; il éprouve tout. Il n’est pas plus éclectique que la harpe éolienne tendue aux vents dans les rameaux d’un amandier, et qui gémit d’un autre ton à tous les souffles passant à travers elle ! Saint-Maur est le plus vrai des poètes comme il était le plus vrai des hommes, et c’est sa vérité qui fait sa puissance. Ah ! je le sais bien et je ne le dirai pas, le défaut de ce poète que j’aime et qui est le défaut de la presque universalité des poètes de ce temps, mais je dirai ce que je me permets de regretter dans son livre : c’est qu’on y voit qu’il a trop lu les poètes de son époque ; il s’est trop imprégné de ceux qu’il admire. Sans doute, l’auteur du Dernier Chant vit assez par lui-même, il a assez en lui de la substance du poète, pour être poète à son tour malgré ceux qu’il a lus. Mais pourquoi n’a-t-il pas partout une forme virginale d’originalité et une conception immaculée ? Il faut bien le reconnaître, la Poésie est une Vierge, et pour la plupart des poètes, à cette heure, elle n’est qu’une veuve… quand elle n’est pas pis. Elle porte l’odeur d’un autre dans le mystère de sa personne, et sur ses chastes bras, l’impression brûlante encore des bras qui déjà l’ont étreinte…
Lamartine a seul, parmi nous, la virginité de la Muse· C’est la seule voix de notre siècle qui ne rappelle pas une autre voix. Quand ses Méditations parurent, après les versifications du xviiie
siècle et de l’Empire, elles semblèrent tomber du ciel. Elles ne descendaient de personne. On ne pouvait pas même comparer au phénix cette Poésie nouvelle, car le phénix, c’est l’oiseau flamboyant et merveilleux qui renaît de ses cendres, et la poésie de Lamartine n’était point une renaissance. Elle ne renaissait pas : elle naissait ! Fille sans mère,
prolem sine matre creatam !
Elle n’était dans aucune tradition connue, dans aucun accent appréciable, sinon dans le sien… Elle avait le grand caractère virginal et divin de la Poésie dans sa pure beauté absolue. Aussi fit-elle· dans les imaginations et les sensibilités d’alors une révolution qui n’a pas recommencé, — un de ces coups de tonnerre qui ne revibrent qu’à de longues distances ! Lamartine sema autour de lui des adorateurs, qui chantèrent, à leur tour, sur ce mode nouveau qu’il avait inventé ; car c’est le destin des grands poètes de produire des imitateurs qui vengent la médiocrité humaine de la supériorité du génie, et l’empêchent d’avoir trop d’orgueil en le forçant de se regarder dans le miroir diminuant de leurs œuvres. Après Lamartine, humilié dans ses imitateurs, vinrent d’autres poètes inférieurs à cet incomparable. Ils étaient, eux, dans une tradition. Ils appartenaient à des groupes et à des familles. Archaïstes d’imitation plus ou moins, Victor Hugo rappelait Ronsard et le xvie
siècle, de Musset, La Fontaine et Byron. Or, à leur tour, Musset et Hugo ont influé, par l’admiration qu’ils ont inspirée, sur la poésie contemporaine. Or encore, l’admiration d’un homme tue toujours un peu l’originalité de celui qui l’admire. On ruisselle toujours de l’eau dans laquelle on se plonge. On a bu de ce philtre enivrant et on en a gardé quelque chose dans l’haleine, — quelque chose qui nuit à la pureté d’éther que doit avoir le souffle des poètes !
Et je l’ai dit, c’est le reproche, et le seul reproche, que j’aie à faire à l’auteur du Dernier Chant. Il a trop aimé la poésie de son époque, et en cela il a fait tort à la sienne. Hélas ! on aime toujours trop, quand on veut rester fort… L’amour a passé par là, disait Fontenelle, quand il voyait une femme pâlie et défaite. L’amour de Hugo et de de Musset a passé par là, dans Saint-Maur ! Quand donc trouverai-je enfin un poète qui préserve la naïveté de sa source, la pureté de son inspiration par la plus heureuse des ignorances, et qui ne soit pas littéraire dans une époque de vieille civilisation bien plus littéraire que poétique ? Au fond, Saint-Maur est, de tempérament, assez poète pour se passer de littérature, pour ne pas avoir besoin de cette impalpable et brillante poussière de la fleur des autres qui colore quelquefois ses ailes et que j’aurais voulu n’y pas retrouver·
III
Et, en effet, c’est un poète, Saint-Maur, et un poète involontaire. Les poètes de volonté n’existent pas. Il n’aurait jamais lu de poète, — ce que j’aurais souhaité, — qu’il le serait encore. C’est un poète d’organisation et de race, — et de race est le mot. Il n’est pas un étonnant et mystérieux aérolithe comme Lamartine ! Je sais son origine, à lui ; il nous appartient. Il est de race gauloise comme La Fontaine et Boileau, — non pas Boileau, le froid et didactique auteur de l’Art poétique, mais Boileau, le chantre coloré et chaud du Lutrin. Ce qui ne l’empêche pas, du reste, d’être lyrique et idéal, le poète du Dernier Chant, quand son âme s’émeut et s’élève. Sa Muse est née à la même place que la Muse d’Hégésippe Moreau, qui eut aussi l’impérissable accent gai au milieu de toutes les misères de sa vie. Seulement, la rose de Provins qui couronne la Muse de Saint-Maur n’est jamais tombée où celle d’Hégésippe, le Villon moderne, s’est quelquefois salie. Il l’a gardée dans un de ces vases « à corsage bleu » dont il nous parle en ses sonnets :
J’ai cueilli des sonnets, — belles fleurs de Tantale, —J’ai fait luire une perle à leur triple pétale,Mis à leur gorgerette un anneau de saphir.
Le vent n’est pas venu caresser leur poitrine,L’abeille s’en détourne, et je les vois mourirDans le corsage bleu de mes vases de Chine !
Plus pur et plus heureux, Saint-Maur est, comme son compatriote, le pauvre Hégésippe, du pays où la poésie s’est appelée longtemps : « la gaie science ». C’est, de tempérament, un gai, que Saint-Maur, et c’est par là qu’il se sépare de son époque, qui est triste et où la comédie de bon sens et d’observation si française, présentement n’existe plus. Quoique appartenant par les dates à la première période du Romantisme, l’auteur du Dernier Chant est d’une constitution trop saine pour avoir gardé les morbidités et les désespérances de cette époque lacrymatoire. Assurément, puisqu’il a vécu, il a eu, comme tout homme, ses raisons de pleurer, et même je lui en connais une qui a laissé une trace bien touchante dans les dernières pages de son volume (Date lilia !), mais il n’a jamais eu les tristesses voulues d’une époque aussi artificielle dans ce qu’elle appelait son inspiration que violente à froid dans ses procédés littéraires, et qui fit art jusque des larmes. Art facile, du reste ! Rien de moins difficile que de faire pleurer ; Excepté les larmes que l’admiration fait couler, excepté celles de César devant la statue d’Alexandre, je méprise assez cette eau qui coule et je la laisse couler… Saint Maur, qui est d’un naturel trop franc et trop à pleine main pour jamais rien affecter, tempère, sous le dictame de son esprit, les tristesses qui sont le fonds commun de la misérable nature humaine. Il est trop vivant et trop équilibré dans ses facultés, il est trop harmonieux en toutes choses, pour tomber dans cette mélancolie que Saint-Chrysostôme — gai lui-même comme un Saint et qui s’en moquait — appelait si joliment : « le bain du diable ». Le Romantisme, rectifié et purifié en lui par la plus charmante des natures, lui a laissé ce qu’il avait de bon : le sentiment de l’idéal, les tendresses vives ou rêveuses, les touches chrétiennes, ici et là, adorables à plusieurs places dans son livre (voir ses Fleurs de Missel), et la race de son esprit a ajouté à tout cela la verve joyeuse, l’observation inattendue et piquante, la bonhomie et le comique enfin. Le comique, cette force perdue ! car il va jusque-là. Il ne monte pas, il est vrai, cet esprit de provenance gauloise, jusqu’à la hauteur audacieuse de Rabelais, et il ne descend pas jusqu’à la profondeur de Molière ; mais il se tient dans l’entre-deux. Il pourrait très bien aller, par exemple, de Boileau à Gresset, — les deux auteurs des deux Lutrins, — touchant, par la bonne humeur et le style, aux Épîtres du premier (V. Le Dernier de la classe et Octave), et peut-être capable de refaire le Vertvert du second, s’il n’était pas fait, ce chef-d’œuvre ! Poète même pour moi, esprit absolu et borné parce que je suis absolu, poète pour moi qui n’aime que les intenses, Saint-Maur n’en est pas un, cependant. L’était-il à vingt ans, l’âge des intensités ? Je ne le crois point. Il n’a aucune exubérance. C’est un tempéré de nuances justes. Même au temps des Chevelus (il en était), il ne pouvait avoir le lyrisme de ces Chevelus échevelés. Je suis sûr que déjà il était exquis !… Corrégien de coloris, sanguin blond, qui peint rose plutôt qu’écarlate, il se tient dans un milieu d’art réfléchi, mais qui quelquefois pousse en haut et devient superbe, comme un jet d’eau ensoleillé jaillissant tout à coup d’une mer calme. Tenez ! pour vous en donner une idée, voyez ce paysage. Ce n’est plus seulement une description, mais une espèce d’ascension lyrique, qui, de strophe en strophe, vous porte plus haut, et, dans son rythme et son sentiment, vous enlève :
Pour atteindre au plateau de la montagne, il fautSuivre un sentier pierreux, capitonné sur tranchesDe buis mystérieux et d’aubépines blanches.La côte est difficile et raide, — c’est très haut ;
Sur le sommet du mont, dans la mousse et dans l’herbe,Sainte Cécile est là, devant vous : — regardezL’humble chapelle avec ses vieux murs lézardés.Sa croix sur le clocher qui penche, — c’est superbe ;
Et pourtant à la voir comme nous la voyons,Rien d’artistique en elle ! on dirait d’une grange,Vieille masure à jour, mais pleine de rayons.Son humilité fait sa grandeur, — c’est étrange.
Un cimetière autour, sans aucun ornement,Quelques tertres verdis par places inégales,Que traverse une chèvre, où chantent les cigales,Tout embaumé de lys sauvages, — c’est charmant.
Couchés sous les gazons dans le vieux cimetière.Us dorment leur sommeil en paix, ces trépassés !Qu’ont-ils besoin de marbre et d’épitaphe altière ?Si leur âme fut simple et juste, — c’est assez.
Tout près, dans l’angle obscur de l’étable rustique,— Jadis le presbytère, — une vache au poil rouxVous regarde passer d’un œil profond et doux,Et l’on songe à la crèche, à Jésus, — c’est mystique.
L’homme alors que tourmente un éternel souciS’interroge : — Est-ce là l’asile salutaireOù la pensée est sainte, où la joie est austère ? » —La cloche du vieux mont lui répond : — « C’est ici. »
— Par les beaux soirs d’été, quand le soleil abîmeSes rayons enflammés dans l’outremer du ciel,De cette autre Sion, de ce nouveau Carmel,Regardez à vos pieds l’horizon, — c’est sublime ;
Les champs, les prés, les bois, le fleuve et le ravinSont inondés de rose et teintés de lumière.L’âme semble briser sa chaîne, et la prièreDans l’infini s’envole et monte, — c’est divin !
J’ai tout cité, — la pièce entière. Comment s’arrêter sur cette échelle de Jacob, qui va jusqu’au ciel ! Croyez-vous, maintenant, qu’il y ait en poésie une composition plus originale ? Quelque chose de plus simple et de plus savant dans sa simplicité, de plus un et de plus complet, de plus « sphérique », enfin, comme disait Platon quand il parlait de la beauté accomplie ?… Disque d’or plein que cette poésie, lancé par le poète à une hauteur à laquelle, chez les Grecs, jamais lanceur de disque ne lança le sien. Et partout, partout, c’est ainsi, en cette masse de poésies entassées dans ce volume qui déborde, et où l’auteur nous a donné toute sa vie poétique en une fois. C’est partout la même simplicité, le même fini, le même art caché et profond, dans les pièces les plus attendries comme dans les plus riantes ; car Saint-Maur, ce vivant et ce jeune toujours, a les deux émotions du rire et des larmes. Il a les deux Muses, les deux célestes jumelles, qui ne sont pas, elles ! attachées l’une à l’autre par le dos, mais par la poitrine. Saint-Maur a, pour qualités premières, l’abondance Lamartinienne, la souplesse, l’aisance du nageur dans le rythme, la largeur de la touche et du développement, la difficulté facile des vrais poètes et le secret de leur magie ; car il y a deux facilités, et l’autre s’appelle la facile difficulté, — et c’est le trompe-l’œil des imbéciles ! Physiquement, au point de vue de sa construction métrique et rythmique, le vers de Saint-Maur est irréprochable, mais ce qu’il verse dans cette coupe ciselée et incrustée est encore plus beau que sa forme. Je l’ai dit : ce qui distingue le plus ce riche et plantureux poète, c’est le nombre des fibres de sa lyre et la grasse plénitude de leurs accords. Il a tous les tons, depuis le ton du Sonnet, ce soupir de flûte fait de quatre haleines, jusqu’au ton de l’Ode, au long souffle éclatant qui résonne et qui plane ; depuis le gémissement de l’Élégie, jusqu’à l’éclat de rire que Racine, le tendre Racine, avait aussi, quand, de la plume qui avait écrit Bérénice, il nous écrivait Les Plaideurs. Fantaisiste enchanté que ce Saint-Maur, il nous peint un jour des portraits de femmes sur porcelaine, médaillons d’un contraste et d’un charme inouïs : c’est Sylvanie, Orphyse, Yseult, Myrto et Flavie, — mais celle-là peinte sur onyx ! Et un autre jour, il jette au Soleil et à l’Océan des strophes qu’eut admirées Pascal et dans lesquelles il aurait reconnu sa pensée. Un troisième jour encore, c’est le Date lilia qu’il chante, cette poésie dont la première partie, celle qui va jusqu’aux vers :
N’exigez pas de moi que je le remercie,Ce Dieu qui m’a fait orphelin !
est une élégie de tant de douleur qu’elle ferait saigner le papier sur lequel j’écris, si je vous la citais. Lisez-la ! On ne peut pas citer les poètes comme Saint-Maur ; on aurait trop à citer et un chapitre n’y suffirait pas. Il faudrait l’espace d’une Revue pour donner une idée de cette variété infinie. Oui ! lisez tout Le Dernier Chant, si vous êtes digne de boire à cette coupe d’Hercule de poésie, de cette poésie filtrée, épurée, gardée tant d’années en bouteille parle poète, et devenue ainsi plus savoureuse, comme le vin, ce fils du soleil et du temps ! Les poètes sont rarement populaires. Ils échappent à la popularité, cette applaudisseuse d’en bas, par la hauteur de leur pensée. Mais je crois bien que s’il est un poète qui puisse devenir populaire, c’est Saint-Maur, malgré la hauteur de la sienne, et par la raison que sa poésie, avec son accent profondément humain et sensible, est au niveau de tous les cœurs. C’est ce niveau-là qui pouvait faire son succès. Le poète du Dernier Chant a dit, avec un tour triste et gai en même temps, et qui n’est qu’à lui :
Quand elle veut, la femme est bien forte, — elle oublie !
Eh bien, non ! ici, les femmes ne voudront pas l’oublier. Elles n’oublieront pas la manière dont il a chanté en pleurant sa fille morte, et c’est elles qui commenceront sa gloire. Un jour, son compatriote Hégésippe écrivit la délicieuse romance dont le refrain s’est, je crois, mêlé aux vers de Saint-Maur :
L’oiseau que j’attends ne vient pas !
Ce qui fut vrai pour Hégésippe le sera-t-il pour le poète du Dernier Chant ?…
L’oiseau qu’il attendait semblait arrivé. Mais c’est la mort qui est venue·