(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Achille du Clésieux »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Achille du Clésieux »

Achille du Clésieux46

I

Les poètes pleuvent pour l’heure. Borate, cœli, et nubes pluant justum. Le poète est presque aussi rare que le juste. Hier, c’était l’éclatant et cordial Saint-Maur47 que je vous présentais par la main. Aujourd’hui, ce sera Achille du Clésieux, l’auteur d’Armelle 48. Enfin Richepin, l’auteur de la Chanson des Gueux 49, une pousse de l’arbre vigoureux et immortel qui s’appelle Mathurin Régnier, et qui vient d’être condamné en justice, hélas ! pour avoir été trop Matliurin

Régnier par l’expression, en ce prude temps de République où l’on publie impudemment des livres athées, comme les Dialogues philosophiques de Renan, par exemple, et qu’on ne poursuit pas !

Mais laissons ces choses que le temps emportera. La seule qu’il n’emporte point, c’est le talent, quand on en a.

II

Comme Saint-Maur, dont il doit être, à bien peu d’années près, le contemporain, Achille du Clésieux porte aussi sur son front la flamme, l’inextinguible flamme de 1830. Il est de l’époque qui fut la jeunesse, ardente et féconde, de ce siècle, déjà décrépit. Littérairement, car il n’en est pas à ses débuts poétiques, nous le connaissions. — La Bretagne le compte dans ce groupe de poètes qui s’ouvre à Brizeux et se ferme à La Morvonnais. — Achille du Clésieux est de la vieille garde des poètes qui avaient le feu sacré, comme les grenadiers de Napoléon. Aujourd’hui, il nous donne un poème de ce temps-là, — un poème d’âme, — d’une inspiration qui n’est plus guères l’inspiration de ceux qui ont encore la prétention d’être des poètes… Ceux-là, qui sont une bande, et oui, malheureusement pour eux ne sont pas des bandits, appelleront, je n’en doute pas, s’ils ont a en parler, l’auteur d’Armelle un romantique attardé. Mais qu’il les laisse dire ! la poésie ne se mesure pas à la mesure du temps. L’autre jour, un critique, d’un sentiment très ému sur ce poème d’Armelle, Pontmartin, se demandait, et, disait-il, avec mélancolie, ce qu’aurait été le succès d’Achille du Clésieux si son poème d’aujourd’hui avait été publié dans les beaux jours du romantisme, dans cette période de seize années, qui va des Premières Méditations à Jocelyn. Je ne sais pas, pour ma part, ce qu’il aurait été, car rien n’est plus traître que le destin des livres, bête comme tous les destins. Il n’y a que la Providence de spirituelle. Mais ce que je sais, et surtout ce que je veux voir, c’est le poème en soi, — et non pas l’accueil du public. Applaudi de 1830 à 1845, il n’aurait pas plus de valeur que délaissé en 1876. C’est le même poème, les mêmes sentiments, la même manière de les exprimer. La Poésie est une Immortelle. Le vieux Villon, quand il est poète, est aussi jeune que Lamartine ; et s’il n’y a pas succès quand il y a poète, c’est une raison pour que la Critique soit plus méprisante contre l’opinion qui ne pense pas comme elle, et qui en jugeant usurpe sa place, et pour que le poète soit plus fier.

Achille du Clésieux n’est pas un jouvenceau poétique, et la Critique ne doit pas avoir pour lui des sentiments de jouvencelle attristée. C’est un homme, et il a vécu, et c’est même tant mieux, pour sa poésie, qu’il ait vécu ! Ceux qui ont le plus goûté aux fleurs amères et aux poisons de la vie parmi les poètes, sont les plus puissants. Les poètes jeunes, à pressentiments plus qu’à expériences, ont un charme moins pénétrant et moins fort que les profonds poètes du souvenir. Pourquoi Dieu l’a-t-il voulu ainsi ? La vie n’est belle et touchante qu’en se retournant, et elle le devient… de ce qu’elle est perdue ! Pour des créatures de passage comme nous, qui ne seront peut-être plus demain, l’accent désespéré ou résigné — au fond, si on veut bien y penser, la même chose, — est l’accent qui doit remuer le plus les cœurs !

III

Achille du Clésieux les remuera certainement, et je suis sûr que, déjà, il les a remués. Il ira trouver les âmes d’élite dans leur isolement ; car les âme d’élite sont toujours isolées. Mais quant à ce qu’on appelle un succès littéraire, — un violent retentissement de publicité, — j’en suis moins sûr que d’un succès intime, avec l’abaissement universel de nos esprits et de nos mœurs. L’auteur d’Armelle est, avant tout, un poète de sentiment, — une de ces sensibilités d’organisation qui semblent penser moins avec la tête qu’avec la poitrine. C’est l’accent du cœur qui le met à part des poètes d’un temps où l’âme se retire de toutes choses devant la sensation et la matière envahissantes… Naturellement, un pareil poète doit être plus ou moins méconnu à une époque vide et pédante où lord Byron lui-même paraît affecté, Lamartine vague, et Alfred de Musset négligé ; car c’est là l’opinion qui commence à courir parmi ceux qui se croient les forts de la littérature actuelle, parmi les poètes matérialistes et réalistes de notre décadence littéraire. L’auteur d’Armelle n’a rien de commun avec la nouvelle génération qui a surgi depuis quelques années. Mais ce n’est pas une vieillesse, cela… Au contraire ! Il n’est point un parnassien ; parnassien, nom païen qui dit tout ! Il n’est, lui, ni un sonnettiste, ni un ciseleur, les deux petites choses populaires, pour l’instant, en littérature. Ce n’est pas plus un technicien de rhythme qu’un descriptif, qui croit que calquer la nature sans y ajouter rien de l’âme humaine, c’est la peindre… Ce n’est point, enfin, un de ces objectifs, comme ce coucou de Gœthe en a pondu dans le nid de la France, depuis le Victor Hugo des Orientales jusqu’au Théophile Gautier d’Émaux et Camées et à Leconte de Lisle. Achille du Clésieux a l’accent des vrais poètes, qui est un accent passionné. Certes ! il n’a point, et qui l’a donc maintenant ? l’accent tout puissant d’amertume et d’ironie de l’Ajax poétique qui s’appelle lord Byron ; mais il n’en a pas moins l’accent du désespoir de la vie, sans lequel nulle grande poésie ne peut exister, dans ce monde où l’idéal entrevu nous fuit de toutes parts !

Il l’a, cet accent, — adouci, plaintif et calmé ; mais il l’a… Comme Lamartine, il est un poète de grande inspiration spiritualiste et religieuse, et, disons-le, soit qu’il l’imite, soit qu’il lui ressemble, il procède évidemment de ce beau génie. Son esprit, à l’origine de sa vie, a dû être trempé dans cet attendrissement dont Lamartine pénétra tout son siècle, au temps de sa jeunesse, quand, après le sang qu’avait fait couler ce terrible poète de Napoléon Bonaparte, ce fut au tour des larmes de couler… A ce moment unique dans l’Histoire, toutes les imaginations faites pour la poésie s’imbibèrent de celle-là, inconnue dans la littérature française, car avant Lamartine, excepté La Fontaine, en quelques vers trop rares, mais divins, quel poète français avait vraiment rêvé ?… Les voluptueuses fatigues d’André Chénier lui-même, en ses sensuelles Elégies, ne sont pas des rêveries comme celles que Lamartine apprit à la France… L’auteur d’Armelle dut boire avec délices de cette rosée céleste, et son esprit, qui était fait pour elle, n’a pas cessé, par tous ses pores, de l’exhaler. Il est resté, toute sa vie, un lamartinien. Seulement, ce lamartinien a l’avantage, sur tous les autres lamartiniens, pour qui Lamartine fut une Circé, qu’en lui quelque chose résista aux enchantements du poète, et ce quelque chose fut mieux que le talent ; ce fut la conscience et la foi. Le granit breton ne fut pas entamé. Il casserait toutes les baguettes magiques… Lamartine, tout religieux qu’il fût dans les racines même de son être, enivré par les idées amollissantes de ce lâche siècle trébucha et tomba souvent dans un christianisme faux. Achille du Clésieux, qui n’est pas seulement religieux, mais catholique, est resté ferme dans sa croyance et dans la vérité, malgré les orages de son âme et les entraînements d’une imagination qui est toujours un danger… Quand on vient de lire le poème d’Armelle, il est impossible de ne pas penser au poème de Jocelyn ; Jocelyn, ce chef-d’œuvre, dont le héros seul fait tache souvent dans la splendide lumière du poème, tandis que le héros d’Armelle fait toujours lumière dans le sien !

Telle est la différence suprême, qu’il faut d’abord noter, entre ces deux poèmes, qui ont des analogies que j’indiquerai tout à l’heure. Si le génie de l’expression rayonne davantage dans Lamartine, si le pathétique de la passion et des larmes est incomparable dans son poème sublime où la nature muette, après les cris qu’y pousse la nature vivante, est peinte avec plus de relief et plus de grandeur que dans Virgile, — et par la raison que la nature vivante s’empreint sur cette nature muette pour la spiritualiser et la transfigurer, — la supériorité morale appartient pourtant à du Clésieux, et la supériorité morale n’est pas une chose indifférente ou vaine en littérature. Byron lui-même l’admirait. Byron, accusé d’être immoral par tous les Tartuffes de l’Angleterre, n’admettait pas les esthétiques athées que nous admettons très bien maintenant, et qui, moins polis que Platon, jettent, sans couronne, la morale à la porte de la poésie. Il a glorifié Pope, dans sa critique de Bowles, d’être un poète moral. Du Clésieux, dans son poème, est resté jusqu’à la dernière page et jusqu’à son dernier vers dans la beauté du sentiment chrétien le plus pur, et cette beauté s’ajoute à celle de l’émotion humaine qui fait palpiter tout son poème, comme un cœur vivant…

IV

Rien de plus simple que ce roman en vers qui pourrait bien être une histoire, et cette simplicité est si grande que la donnée du poème peut se raconter en deux mots… Le héros du livre, qui n’est pas nommé dans le poème, l’amant d’Armelle, est un Childe Harold de ce temps où toute âme un peu haute est plus ou moins Childe Harold, et n’a pas besoin d’aller au fond de toutes les coupes que nous tend le monde pour s’en détourner et revenir à la solitude, — et pour s’essuyer, comme un enfant à la robe de sa mère, de ses souillures et de ses dégoûts, à la Nature. Eh bien, c’est là que par un de ces hasards vulgaires de la vie, le héros de du Clésieux tombe amoureux d’une jeune fille rencontrée au fond des campagnes qu’il habite. Cette jeune fille n’est point à son niveau social. Or, dans l’opinion de du Clésieux, comme dans la mienne, les lois sociales doivent peser sur le destin des hommes. Le père et la mère de l’amant d’Armelle s’opposent justement à un mariage qui serait une mésalliance. La mère mourante, et forte de sa mort prochaine, arrache à son fils la promesse qu’il n’épousera pas celle qu’il aime. Elle meurt et le laisse ayant promis, et désolé de sa promesse. Le poème, c’est l’histoire du déchirement de cette âme entre son serment et son amour ; c’est l’affliction désespérée de l’idéale et malheureuse Armelle ; et le dénouement de cette histoire c’est l’entrée au cloître de la jeune fille qui, après cet époux impossible sur terre et qu’elle adore, n’a plus que Dieu, cet époux après tous les autres : — Celui-là qui ne se refuse jamais à la main qui se tend vers lui !… Écartez l’idée de Corneille, dont le grand nom écrase tout, mais pourtant remarquez bien que c’est là la donnée — variée et simplifiée — du Cid, le combat de l’amour et du devoir. Seulement, ce n’est pas ici le combat entre l’amour et l’honneur tel que l’entend le monde ; mais le combat entre l’amour et un autre honneur que le monde n’entend presque plus. On comprend encore — et ce ne sera pas très long ! — l’honneur à la manière du Cid, l’honneur chevaleresque, qui a l’épée au poing et qui venge un père outragé. On le comprend, parce que c’est militaire, héroïque, de grande attitude aux yeux de la galerie, malgré la philanthropie, nouvellement inventée, qui nous observe et qui nous châtre.

Mais la respectueuse obéissance à la volonté paternelle, et le sacrifice de sa vie, et de celle pour qui on donnerait dix fois sa vie au serment qu’on a fait à une mère mourante ; cet obscur et cruel devoir qui n’a pas, lui, d’attitude sculpturale et plastique, est plus difficile à comprendre dans la noblesse de son humilité. Il faut avoir le courage amer de le dire : la Famille, telle que le Christianisme l’avait constituée, tombe, se détrempe et se fond dans l’égoïsme universel. Pour ma part, (horresco referens !) je connais, en ce moment, des fils, qui ne sont pas des monstres, et qui disent avec une familiarité révoltante : « mon ami », quand ils parlent à leur père, et, ce jour-là, ces imbécilles de pères les trouvent charmants ! J’en connais d’autres qui disent insolemment du leur : « le vieux », et sont trouvés charmants par des fils comme eux, vils parricides, sans main !… Quand une société en est là de ramollissement et de lâche mépris pour tout ce qui fut autrefois la force et la dignité des nations chrétiennes, le sentiment filial comme on le rencontre dans Armelle est bien près de n’être plus compris.

Et, tenez ! il en est si près, que le critique, très bienveillant pour l’auteur, dont j’ai parlé en commençant,  Armand de Pontmartin, estime que l’amant d’Armelle, ce héros de la vie privée, qui a ses héros comme la vie publique, diminue, dans l’intérêt que lui porte le lecteur, précisément de ce qui fait son héroïsme… Oui ! selon ce critique, qui est chrétien pourtant et d’une noble race, fidèle aux anciennes traditions et aux anciennes mœurs, il fallait que l’amour d’Armelle mis dans la balance avec le serment fait à la mère l’emportât dans le cœur du fils, sous peine de disproportion entre le motif du sacrifice et son objet ; et, le pourra-t-on croire ? c’est cette prétendue disproportion qui choque tout ce que Pontmartin a de raison et de… prosaïsme dans l’esprit, et qui lui paraît d’une exagération difforme ! Une pareille opinion, dont il m’est impossible de ne pas m’étonner venant de la plume qui l’exprime, aurait peut-être sa valeur si le poème d’Armelle, au lieu de s’adresser aux âmes, une à une, dans l’intimité de chacune d’elles, était une œuvre dramatique, s’adressant à un public en masse, c’est-à-dire à cette moyenne d’esprits qui ne regardent comme vraisemblables et touchants que les sentiments dont ils sont capables. Dramatiquement, elle serait discutable au moins. Mais poétiquement, littérairement, elle ne l’est pas. Elle ne vaut pas qu’on s’y arrête. Le critique de la Gazette de France pose, il est vrai, à l’amant d’Armelle, l’alternative de l’épouser, — elle, — ou de se taire, — lui, — ce qui serait, du coup, la suppression du poème ; mais l’âme ne se prend pas si vite et si facilement que cela dans le petit étau d’un dilemme. Elle y échappe par sa passion même… et c’est là justement ce qui fait la poésie d’Armelle et ce qui la rend incompréhensible aux esprits désorientés dans l’horizon où cette poésie aurait toute sa puissance… « Ce n’est pas sur mon bras perdu qu’il faut pleurer, — disait Saint-Hilaire à son fils, au coup de canon qui, avec son bras, emportait Turenne, — c’est sur ce grand homme qui n’est plus ! » Et ce n’est pas non plus sur la venue tardive du poème de du Clésieux dans la poussée des choses du temps qu’il faut exprimer des regrets, mais sur la perte de ce grand sentiment chrétien, mort comme Turenne, et qui serait nécessaire pour bien sentir cette poésie, austère et attendrie à la fois.

V

Quant à la forme qu’elle a revêtue, cette poésie qui déroutera encore l’esprit byzantin et blasé de ce temps par la simplicité de son expression et par la simplicité des choses décrites, autant que par celle de son inspiration première, je l’ai déjà caractérisée en disant que l’auteur, qu’il le veuille ou non, qu’il le soit d’imitation ou de nature, est un lamartinien. Il a de Lamartine l’abondance fluide, la sinuosité, les contours  noyés, la facilité dans le rhythme et l’absence de toute matérialité dans la peinture, la couleur puisée seulement et prise dans le sentiment, — ce qui est absolument le contraire du procédé le plus en honneur parmi les poètes et les écrivains d’aujourd’hui. La société, en se matérialisant, a tout matérialisé. Les arts plastiques, qui sont la tyrannie de l’imagination et de la curiosité moderne, et qui ont pris parmi nous un développement qui tient de la rage, les arts plastiques ont profondément modifié la notion du style en le surchargeant d’ornementations et d’images, en le poussant aux reliefs et à la couleur, qui est un relief de plus… On voudrait écrire en rondes-bosses peintes, pour mieux entrer dans l’imagination. La langue de Racine a presque disparu, et fait l’effet maintenant de ce spectre charmant de Francesca, dans un des poèmes de Byron, à travers la main pâle de laquelle passe un clair rayon de la lune… Et ce n’est pas dire pour cela que la langue de Racine dût être l’idéal — éternel et immobile — de la langue poétique. Je constate seulement que cette langue n’est plus dans la préoccupation littéraire, et que s’il y a un contemporain qui la rappelle encore, mais en la faisant vibrer plus fort que Racine, c’est Lamartine, le souverain des poètes français du xixe  siècle, et peut-être de tous les temps. Les poètes que Lamartine a inspirés, — car tout grand poète fait semence de poètes, — les Élisées qui ramassent le manteau du prophète et qui cherchent à s’entortiller dans ses plis d’azur et de lumière, ceux, enfin, que j’appelle les lamartiniens, — comme, par exemple, le poète d’Armelle, — ont contre eux maintenant le goût public, qu’ils ont eu pour eux si longtemps. C’est la peinture, et la plus intense, qui domine en littérature. Ce n’est plus la musique, l’intangible et divine musique de la poésie lamartinienne, qui nous fondait si délicieusement le cœur dans la rêverie et semblait vaporiser eu nous la réalité des douleurs, l’épaisseur noire des mélancolies…

L’auteur d’Armelle a ce don mélodieux du chant auquel on préfère une poésie plus physique, et qui, pour arriver à l’âme, passe par un autre organe que l’oreille. La poésie passe aujourd’hui par les yeux, — le plus sensuel des organes. Du Clésieux est un poète à la voix pleine, harmonieuse, étendue, mais qui chante dans un medium dont il ne sort jamais par ces éclats si magnifiques dans Lamartine, qui, en sa qualité de génie poétique absolu, ayant tous les dons, a aussi le don de peindre avec des puissances, des délicatesses et des chastetés de pinceau véritablement raphaélesques, et quoique le musicien soit bien au-dessus du peintre dans son génie. Le poète d’Armelle n’a pas ces qualités prodigieuses, mais il en a de charmantes. Chez lui, le talent est moelleux et toujours ému. Chose rare, et qu’il faut savoir apprécier ce qu’elle vaut, l’émotion que le poète ressent et qu’il donne, cette émotion, contenue et continue, qui est le caractère de son poème, ne cesse pas une minute, dans ce récit en vers de plus de trois cents pages. Il porte, d’une main qui ne laisse rien déborder, cette coupe de larmes… Et elle est pleine jusqu’aux bords ! et on admire la pureté des larmes et la sûreté de la main !

VI

J’ai dit maintenant ce que je pense de ce poème d’Armelle. C’est d’ensemble que je l’ai vu et que je l’ai jugé. Je ne suis pas descendu aux détails. Je n’ai pas voulu déchirer cet opulent et soyeux tissu pour y chercher quelques légers défauts, quelques fils manqués ou rompus dans sa trame. Qu’importent les quelques varechs que roule la vague, si la vague est bleue ! si l’azur de la mer où joue cette vague n’en est pas troublé ! et je vous assure que la mer est toujours bleue, chez du Clésieux… Laissons quelques vers faibles, sur tant de vers ! Toutes les puretés s’engendrent. Il est impossible que le fond de la langue poétique ne soit pas pur quand on a cette pureté dans l’inspiration. Je l’ai dit déjà ; c’est le premier mot et le dernier de ce chapitre : Achille du Clésieux est un poète d’âme. Il l’est suprêmement, — et il ne l’est pas que la plume à la main. Il l’est aussi dans la vie. Il est le poète de l’action comme il est le poète du rêve et du souvenir. Ce lamartinien a l’instinct des grandes œuvres comme il a l’instinct des beaux vers, et il l’a prouvé par des œuvres chrétiennes immenses. Poète signifie faiseur ; il a fait ; il a agi ; il a créé. Ses fondations ouvrières sont l’admiration de la pieuse Bretagne. Il a bâti presque des villes, comme les poètes des anciennes mythologies. Mais sa lyre n’est pour rien là-dedans. Par la vertu de ce Christianisme qui peut tout, le poète d’Armelle a été le seul socialiste pratique de ce temps. Pendant que les autres, depuis Fourier jusqu’à Cabet, enflaient et crevaient leurs bulles de savon, lui, du Clésieux, réalisait au profit des masses pauvres, qu’il christianisait et auxquelles il donnait l’intérêt du travail, des choses superbes et solides, et dans l’exercice de sa charité il montrait presque des facultés de gouvernement. Sous Louis XIV, elles l’auraient fait au moins intendant de province, et sous Napoléon, peut-être ministre. A-t-on assez cité le mot de Napoléon sur Corneille ? Corneille, avec tout son génie, pouvait être un mauvais ministre, car, dire, et même sublimement, n’est pas faire. Mais Achille du Clésieux a fait. Il faudrait un autre chapitre, plus long que celui-ci, pour dire ce qu’il a fait. Et, d’ailleurs, à quoi bon ? Dieu l’a vu, et son noble pays le sait !