(1875) Premiers lundis. Tome III « M. Troplong : De la chute de la République romaine »
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(1875) Premiers lundis. Tome III « M. Troplong : De la chute de la République romaine »

M. Troplong : De la chute de la République romaine

La Revue contemporaine publie sous ce titre une suite de chapitres tirés d’un ouvrage que M. Troplong a composé sur cette intéressante époque, où l’on va puiser sans cesse pour la comparer ou pour l’opposer à la nôtre. Il a semblé à l’éminent écrivain que tout un côté de la question était à remettre en lumière et à traiter avec cette sévérité d’analyse et cette autorité de raison qui lui appartiennent, et dont il a donné tant de preuves en ses autres écrits. La société romaine était sans doute profondément distincte de la société moderne ; l’industrie seule et la place restreinte qui lui était faite, en comparaison du rôle qu’elle remplit dans notre civilisation, suffiraient à marquer la différence. A Rome, elle était le lot et la charge des petits, soit esclaves, soit assujettis ; elle n’émancipait pas ou n’émancipait qu’imparfaitement ; il y avait barrière entre ceux qui possédaient et ceux qui travaillaient : « Et non-seulement, fait observer M. Troplong, la richesse, concentrée dans une seule classe, restait presque inaccessible aux autres classes, mais il y avait encore à Rome cette circonstance particulière et remarquable, que les riches attiraient à eux, par le prêt à usure, toute la substance des petits. » La conséquence est que « le luxe et la richesse, qui sont dans la société moderne un élément de fécondité, furent dans les sociétés anciennes un véritable embarras », une cause de ruine, et qu’à Rome particulièrement l’excès de prospérité, quand la paix intérieure eut immobilisé l’univers, aboutit à une sorte d’engloutissement de tout par quelques-uns et à une orgie que de loin on exagère sans doute quand on se la figure en permanence. Mais, malgré ces différences profondes, et qui intéressent surtout notre avenir et notre destinée (car il s’ensuit que la décadence dont on nous menace par analogie n’est nullement nécessaire), malgré cet élément essentiellement nouveau d’une industrie libre marchant au flambeau de la science, et travaillant non pas à corrompre, mais à améliorer la vie, il y a des ressemblances frappantes dans l’ordre politique. Les Romains de la fin de la République avaient des institutions qui mettaient en jeu les mêmes facultés, les mêmes passions que nous avons vues à l’œuvre ; ils assistaient à des révolutions analogues ; les caractères soumis aux mêmes épreuves prenaient les mêmes formes ; et, en se transportant parmi eux au siècle de Cicéron, on pourrait, au premier abord, se croire encore parmi nous. L’histoire de ces temps peut donc servir à la nôtre, ou plutôt le spectacle de ce que nous avons eu sous les yeux et le sentiment de ce que nous avons observé nous-mêmes peuvent nous servir à entendre complètement cette histoire du passé ; car c’est moins l’histoire ancienne qui, en général, éclaire le présent, que l’expérience du présent qui sert à rendre tout leur sens et toute leur clarté aux tableaux transmis et plus ou moins effacés des anciennes histoires.

M. Troplong, dans un premier chapitre publié il y a déjà quelques mois (31 août 1855), avait très-bien marqué ce qui manque aux historiens latins, même aux plus distingués, pour nous expliquer à fond leur société et pour nous donner la clef de ses progrès ou de son abaissement. Ils étaient trop pleins de leur sujet et, en quelque sorte, trop près d’eux-mêmes ; dans leur patriotisme exclusif, ils avaient trop peu comparé et n’étaient point assez sortis de chez eux. Ils se flattent d’expliquer par des causes très-générales ou par des moralités simples des résultats très-compliqués, très-divers ; ils accusent confusément le luxe, la cupidité, l’amour du pouvoir. Qu’on me permette de citer ici un des beaux passages, dans lequel M. Troplong applique au plus grand des historiens latins cette sévère méthode d’examen et d’analyse qui est un des instruments familiers de l’esprit moderne, et que nul ne dirige d’une main plus savante et plus ferme. Quelle que soit la religion du genre humain pour Tacite, il n’est pas interdit de l’examiner et de percer sur de certains points au fond des choses à travers le talent :

« La littérature latine, disait M. Troplong, ne possède aucun ouvrage qui renferme, sur l’état politique des Romains, les lumières qu’Aristote nous a données sur la république de Sparte, et Xénophon sur la république d’Athènes. On trouve bien çà et là dans les auteurs quelques pensées philosophiques, quelques réflexions morales propres à guider le lecteur dans la recherche des causes qui amenèrent la chute de la République ; mais ce ne sont que des aperçus partiels, des données incomplètes, des systèmes vagues et quelquefois superficiels.

« Tacite est celui de tous sur lequel on pourrait le plus compter, à cause de la trempe de son esprit sévèrement critique. L’entrée en matière de ses Annales fait espérer d’utiles révélations ; en quelques mots profonds et rapides, il montre le monde fatigué des guerres civiles, un besoin général de repos et de sécurité ; Auguste, maître de l’armée par ses largesses, du peuple par ses distributions, des nobles par ses faveurs, de tous par la douce tranquillité de son gouvernement ; les provinces acceptant avec joie cette domination d’un seul homme par aversion pour l’empire du sénat et du peuple, pour les combats des grands, pour l’avarice des magistrats, pour la violence, la corruption et la brigue qui avaient pris la place des lois ; enfin, la République s’effaçant peu à peu du souvenir d’une société qui, sous un sceptre protecteur, goûtait un repos dont elle avait été si longtemps privée. Ce tableau est d’une touche admirable. Il faut espérer que l’auteur, s’élevant à d’autres perspectives, éclairera de quelques traits lumineux les causes de cette décadence. Pourquoi tant de corruption, tant d’amour de l’argent, tant de mépris des lois, tant de luttes intestines et de déchirements impies ? Mais, il faut le dire, Tacite trompe ici notre attente. L’amour du pouvoir (potentiæ cupido) suffit à lui seul pour expliquer toutes les révolutions de Rome, les dissensions des patriciens et des plébéiens, la turbulence des tribuns, la prépotence de consuls, le farouche Marius sorti des rangs du bas peuple (e plebe infima), Sylla le plus cruel des nobles, Pompée plus hypocrite qu’eux deux, et non pas meilleur ; enfin César, Antoine, Auguste, et tout le sang romain versé dans les champs de Pharsale et de Philippes.

« Mais, convenons-en, sans manquer de respect à Tacite, la philosophie de l’histoire a eu souvent de bien meilleures inspirations que celle-ci, et il ne faut pas faire des prodiges d’esprit pour apercevoir que, si les hommes n’aimaient pas le pouvoir, ils ne se disputeraient pas pour le pouvoir. En général, Tacite, qui pénètre si avant dans le cœur humain, n’a pas la même portée pour sonder (quoiqu’il en ait la prétention) lesplus hautes causes des événements. Son style ne cesse jamais d’être savant, pittoresque et viril ; mais son génie demeure trop étranger au progrès de la société romaine. Il saisit en philosophe le caractère des individus ; il ne sait pas s’inspirer de la philosophie d’une époque.

« Prenons par exemple un passage célèbre de ses Annales, celui où il expose les vicissitudes de la législation romaine. Ce tableau est semé de traits brillants et profonds, et la verve de l’auteur lance avec vigueur des sarcasmes accablants. Mais tout cet art, il faut bien l’avouer, prête une enveloppe éloquente à de graves erreurs et à d’inconcevables préjugés. Tacite affirme, en effet, que la perfection de la législation romaine s’est arrêtée à la loi des XII tables (duodecim tabules finis œqui juris). Depuis, la décadence a tout envahi : beaucoup de lois et beaucoup de corruption ; des mesures engendrées par les dissensions, arrachées par la violence et dictées par l’ambition, la haine et la jalousie contre les hommes éminents ; les Gracques, les Saturninus et les Drusus, ces agitateurs du peuple ; la corruption et les prétentions insolentes des alliés ; la guerre Italique, puis les guerres civiles ; le bien public oublié et les lois faites à cause des hommes et non pour la République ; enfin, le mépris des coutumes et du droit, jusqu’à ce qu’Auguste donne un corps de lois, qui aboutit à la délation, à la confiscation et à la terreur (terror omnibus intentabatur).

« Tel est, aux yeux de Tacite, le résumé de l’histoire romaine. Mais n’est-ce pas plutôt l’exagération d’un satirique que l’appréciation impartiale d’un historien ? La loi des XII Tables, loin d’être le chef-d’œuvre de l’équité, en est tout au plus une grossière ébauche. Elle consacre le droit de vie et de mort du créancier sur le débiteur ; elle pousse l’injure contre les plébéiens jusqu’à leur refuser le droit de mariage avec les patriciens. Elle fait consister le droit dans les formules plutôt que dans la bonne foi, etc., etc. Est-il besoin d’en dire davantage ? Je sais que la loi des XII Tables avait laissé de grands souvenirs dans l’esprit des Romains ; ils y voyaient la source de leur droit, avec une rédaction simple et précise, qui contrastait avec le désordre des lois grecques. Il n’en est pas moins vrai que le génie romain, tout en professant pour elle le respect religieux qu’il eut toujours pour l’antiquité, ne tarda pas à comprendre que son mouvement était captif dans cette citadelle du droit strict ; de sorte que l’équité, modifiant peu à peu tous les rapports de la propriété, de la famille et des obligations civiles, substitua au système de la loi décemvirale des pensées plus conformes à la liberté, à l’égalité et à la bonne foi. C’est par ces transformations successives que le droit romain était arrivé, sous les Empereurs, à un degré de supériorité que Tacite n’aurait pas dû ignorer. Mais, les yeux fixés avec admiration sur les sommets les plus lointains et les plus âpres du passé, il ne voyait pas les moissons florissantes que l’équité et l’humanité des mœurs avaient fait naître dans le champ d’une civilisation plus moderne. N’espérons donc pas trouver dans Tacite le fil conducteur que nous cherchons. Un auteur qui croit que tout est mal à partir des XII Tables ne prouve rien autre chose, sinon qu’avec des dispositions misanthropiques, un homme de génie, grand peintre et moraliste intègre, peut manquer du tact si nécessaire à l’histoire pour discerner, au milieu des maux de ce monde, la somme toujours croissante des biens par lesquels la Providence vient les compenser. »

Si cela est vrai de Tacite, de combien d’autres ne le dira-t-on pas ? Aujourd’hui, abordant le temps de César et de la guerre civile, M. Troplong s’attache avec une grande rigueur d’étude à présenter les faits dans un jour plus vrai pour l’homme d’État que conforme à la prévention littéraire : il montre d’une manière piquante la mode du pompéianisme survivant de beaucoup à Pompée et formant toute une école, dont Lucain est le poëte et dont les prosateurs sont un peu partout depuis Cicéron.

Son portrait de Lucain est sévère et juste : il caractérise l’ensemble de ce poëme de la Pharsale avec l’impatience que ces enflures et ces ambitions de pensée donnent à tout esprit net et sain. Il fait voir la contradiction révoltante qu’il y avait à mettre sous la protection de Néron un poëme soi-disant écrit pour restaurer l’idée de République et de liberté : « Que si les Destins n’ont pas trouvé d’autre chemin pour frayer la route à Néron, s’écrie en commençant le poëte, si les règnes immortels et divins s’achètent toujours cher, et si pour assurer l’empire du Ciel à Jupiter, il fallait les horribles batailles des géants, alors, ô Dieux ! nous ne nous plaignons plus de rien ; les crimes mêmes et les attentats à ce prix nous sont agréables. » Voilà de ces pensées à la Lucain et qui compromettent tout. Et cependant il y a de tels hasards dans les talents, il y a de tels ressorts dans ces imaginations de poëtes, que j’aurais aimé, chez l’éminent critique, à trouver, au milieu des sévérités que j’embrasse, un mot d’exception en faveur de quelques passages du IXe livre, et notamment des discours de Labiénus et de Caton, quand il s’agit de consulter ou de ne pas consulter l’oracle de Jupiter Ammon sur l’issue des choses, sur les destinées de César et de la patrie. Saint-Évremond, en admirant ces incomparables discours, était presque surpris d’en devoir l’émotion à Lucain.

Le héros de Lucain est Caton encore plus que Pompée. Aussitôt Pompée mort et son âme envolée aux cieux, Caton passe au premier plan. Lui qui, jusque là, et tant que la lutte engagée avec César avait laissé en doute lequel serait le maître, haïssait Pompée lui-même tout en le suivant : aussitôt après le désastre de Pharsale, il se met à le chérir, à l’adopter mort et à l’exalter, et il devient pompéien de tout son cœur. De ne point dire Malheur aux vaincus ! c’est le fait d’une âme honnête ; mais la devise de Caton, c’est Gloire aux vaincus ! Son orgueil, c’est de faire dire dans ce vers célèbre que si tous les Dieux sont d’un côté, seul il fait contrepoids en étant de l’autre. Que veut Caton, selon Lucain, en poursuivant après Pompée et en prenant à son compte la guerre civile ? Il n’espère pas vaincre, il ne veut pas régner, il ne craint pas d’être réduit à servir : il veut rester lui-même, il veut être jusqu’au bout Caton.

On est, en général, pompéien à moins de frais que Caton. On l’est comme Tite-Live, qui sut l’être d’ailleurs avec convenance et mesure, et qu’Auguste raillait agréablement là-dessus. On l’est comme chez les modernes, chez les parlementaires du temps de Louis XIV, comme on l’était à Bâville en se promenant dans le beau parc de M. de Lamoignon et en déclarant par manière de plaisanterie qu’on aurait poignardé César. Le ton même s’est amélioré, et depuis lors pareille plaisanterie, revêtue de formes si romaines, semblerait de fort mauvais goût. On se contente le plus souvent d’embrasser mort et de célébrer le Pompée auquel on résistait vivant. Je ne connais vraiment pas de rôle plus commode que celui d’être pompéien sous un ferme et généreux César : on jouit de toutes les sécurités, de toutes les garanties contre les guerres civiles, et l’on se donne un air de vertu ou même une fraîcheur de souffle populaire. Le rôle contraire a plus de difficultés. On s’est longtemps accoutumé parmi nous à croire qu’il n’y a d’indépendance que dans les oppositions : il y en a ailleurs ; mais il faut quelquefois une véritable fermeté de raison et, qui plus est, de caractère pour soutenir la cause qui, à quelque temps de là, sera presque unanimement reconnue avoir été celle de la société et de la patrie. Laissons un moment le nom de César : que n’a-t-on pas dit en France contre la partie véritablement nationale de l’administration du cardinal de Richelieu ou de son successeur et continuateur Mazarin ? Quand donc ceux qui écrivent et qui parlent à tous sauront-ils franchement le confesser et le reconnaître ? le gouvernement des hommes est chose sévère ; très-peu sont capables de l’exercer. Tenir à la fois présents tous les ressorts, y avoir l’œil pour les tendre et les détendre insensiblement : prendre une détermination dans les crises, la maintenir ou ne la modifier qu’autant qu’il faut pendant les difficultés et les lenteurs de l’exécution ; être naturellement secret ; porter légèrement tout ce poids sans que le front en ait un nuage ; entremêler la paix à la guerre, et, sans faiblir, les mener de front, songer en toutes deux au nécessaire, c’est-à-dire aussi, chez de certaines nations, à la grandeur des résultats et à la gloire : dans le même temps exalter les courages et continuer d’apaiser les passions, les tenir comprimées de telle sorte que les gens de bien, selon la belle expression de Richelieu, dorment en paix à l’ombre de vos veilles, et que les laborieux dont la masse de la société se compose se livrent en tous sens au développement légitime de leur activité, que dis-je ? à ses fêtes pacifiques et à ses triomphes, sans s’apercevoir de tout ce qui voudrait se déchaîner toujours et sans cesser de croire à la sérénité des flots : y pense-t-on bien ? et que tous ceux qui ont eu à leur jour une part de la responsabilité politique et de ses fièvres veuillent bien répondre sans y mêler d’arrière-pensée : est-il rien de plus difficile et qui exige une trempe, une vocation plus particulière ? et ce droit au gouvernail peut-il impunément être mis sans cesse au concours de tous ?

Je ne m’écarte pas de ce grand sujet de César dans lequel M. Troplong s’est appliqué à rassembler les notions les plus précises pour faire voir où était, après tout, le salut et l’homme nécessaire de Rome à cette fin de la République. Ces pages d’une contexture solide, et où l’auteur s’appuie à chaque pas des témoignages et des aveux de Cicéron, m’en ont involontairement rappelé d’autres sur le même sujet et dues à une plume qu’on est toujours sûr d’avoir à louer par quelque endroit, même lorsqu’on la blâme. Le célèbre auteur de l’Histoire des Girondins nous a donné, il y a quelques mois, celle de César. Dès les premiers mots, il a déclaré sans détour toute sa pensée : « Soyons sans pitié pour la gloire ! » et il a exécuté durant une suite éloquente de chapitres ce programme, il a mis en vigueur cette impitoyable devise, de manière à faire douter des résultats les plus évidents de l’histoire. Il ne tient pas à lui qu’on ne croie qu’il ne suffisait à César que de vouloir dans un autre sens pour faire renaître la République romaine plus florissante et plus intègre que jamais. Dans cette improvisation historique nouvelle, l’auteur a fait preuve, une fois de plus, de ce talent de peindre en courant, de deviner au risque d’imaginer, de faire vivre des portraits, de dramatiser des scènes, et de verser l’émotion poétique, romanesque même, dans de graves récits. Mais combien sa conclusion surtout résume sa qualité brillante et son défaut, et représente vivement ce périlleux esprit, je ne dirai plus de pompéianisme, mais de girondinisme, qui s’est longtemps glissé dans nos habitudes et dans notre littérature ! j’appelle girondinisme en politique vouloir imprudemment les moyens, accumuler les motifs, les émotions et les impulsions, sans vouloir la fin. Il s’agit dans un dernier chapitre de juger le meurtre de César et d’en apprécier la moralité : « Certes César, s’écrie l’historien comme s’il ne pouvait plus se contenir, avait trop bien mérité les vingt-trois coups de poignard qui l’étendirent sans vie aux pieds de la statue de Pompée et du Sénat asservi par lui. Il l’avait mérité en soulevant la démagogie romaine, etc. Il l’avait mérité en se faisant de son armée dans les Gaules une milice personnelle, etc. Il l’avait mérité en ne voulant souffrir aucun égal, etc. » Et dans une sorte d’allocution éloquente dont chaque phrase commence ainsi par ces mots : « Il l’avait mérité », l’historien orateur déroule toute une énumération des griefs légitimes qu’on pouvait avoir contre César ; il y a plus de vingt-trois motifs, à les bien compter. Voilà donc les coups de poignard, croirait-on d’abord, motivés et justifiés. — Non pas ! — Motivés, oui. — Justifiés, non. L’historien, ne le sait-on pas d’avance ? est trop humain, il est trop chrétien par l’esprit, trop nourri des idées épurées de justice pour accepter jamais, même à deux mille ans de distance, une telle solution. Aussi, dans une contre-partie non moins éloquente et plus philosophique, il expose les raisons supérieures qui, aux yeux de consciences plus éclairées, auraient dû interdire l’acte sanglant, le châtiment pourtant mérité, et contenir la colère à la simple réprobation. Ce second chapitre fait faire en quelque sorte volte face au premier. O talent, que vous avez de prestiges ! Mais vous êtes donc bien assuré des effets de votre éloquence, ô voix d’Orphée, pour croire qu’on peut ainsi soulever et enflammer les courroux, dire à ces vingt-trois poignards leurs motifs d’agir, et tout d’un coup dans une seconde partie oratoire ou philosophique, les arrêter, les suspendre, les faire rentrer tous dans la gaîne comme par enchantement ! Serez-vous donc toujours les mêmes à jouer des passions des hommes, ô poëtes charmants si redoutés de Platon ?

Une raison aussi exacte qu’étendue n’est pas de troppour rétablir les points qui doivent demeurer acquis à l’histoire. M. Troplong a donc utilement choisi cette période pour en faire le sujet d’une de ces études approfondies, telles qu’il en a déjà donné sur d’autres époques de l’Empire et où il a si bien analysé, avec la précision de son savoir uni aux lumières progressives, les révolutions du droit et la constitution de la société romaine. Il n’a eu qu’à appliquer au problème politique les mêmes qualités.

Ce n’est pas un rêve que de croire qu’il serait utile de voir se produire quelquefois de beaux essais de ce que j’appelle une littérature d’État, c’est-à-dire d’une littérature affectionnée, qui ne soit pas servile, mais qui ose relever les vrais principes, honorer les hommes par leur côté principal et solide, rappeler derrière les jeux brillants et souvent trompeurs de la scène les mérites de ceux qui, à toutes les époques, ont servi le monde en le rendant habitable d’abord, en le conservant ensuite, en le replaçant, quand il veut se dissoudre, en des cadres fixes, et en luttant contre les immenses difficultés cachées. Et à quelle époque serait-il plus opportun de le faire qu’à celle où la notion et l’idée du souverain se personnifie d’elle-même, et où la nation, grâce à une impulsion incomparable, acquiert et retrouve la seule chose qui lui avait manqué depuis quarante ans, la grandeur ?