G.-A. Lawrence32
I
Pendant que Dickens, le populaire et vulgaire Dickens, semble avoir, comme la société elle-même, transformé les anciennes conditions du Roman dans ce glorieux pays du Roman, l’Angleterre, voici tout à coup un nouveau romancier qui s’élève et qui, méprisant ce qu’on dit des genres épuisés, ne craint pas de revenir à ce vieux roman de high life que ceux qui l’ont écrit le mieux, comme Bulwer, par exemple, ont depuis longtemps abandonné. En effet, impossible de s’y méprendre ! malgré les qualités les plus fortes mises à la place des plus fines, Guy Livingstone ou À outrance est un roman de high life, ni plus ni moins que Pelham.
C’est dans le high life pur, incompatible, sans aucun mélange, aux habitudes duquel il appartient par sa naissance et ses relations, que Georges-Alfred Lawrence a fait mouvoir les personnages de son livre et concentré ses observations. M. Bernard-Derosne, le traducteur de Lawrence, nous a donné sur son auteur une note que je trouve un peu sèche. Selon cette note, qui n’est pas assez une notice, Georges-Alfred Lawrence serait un brillant officier, très aristocratique d’origine et de fortune, aimant la chasse, les armes, les chevaux, qu’il monte lui-même sur le turf, et « ayant gagné un grand nombre de steeple-chases »
. C’est entre deux de ces courses, probablement, qu’il aura écrit ce premier roman de Guy Livingstone, publié d’abord à la mode anglaise, sans nom d’auteur, et dans lequel il a montré une vaillance de talent qui ressemble fort à la vocation la plus déterminée.
M. Bernard-Derosne a fait aussi précéder la traduction du roman dandy de Lawrence d’une appréciation du dandysme par Émile Montégut, assez vigoureuse pour compromettre cet écrivain à la Revue des Deux-Mondes, ce journal du pédantisme bourgeois, où, comme l’on sait, les dandys sont peu en honneur… Dandy lui-même pour le compte de son auteur, M. Bernard-Derosne nous assure que Guy Livingstone a été écrit en « vingt-sept jours »
et sans « autre but que l’envie de se distraire »
. Mot bien nonchalant pour une chose si intense ! Je ne suis pas de ceux qui pensent que le temps ne fait rien à l’affaire. Vingt-sept jours !… Cette distraction est une autre course. Seulement, nous souhaitons à Lawrence que de telles distractions soient désormais sa vie, et que tout ce qui fut jusque-là sa vie ne soit plus que ses distractions !
Il y a, en effet, ici, révélation d’un talent que l’orgueil sardanapalesque du dandysme ne doit pas laisser sans la culture qui lui convient et sans les développements qui peuvent le conduire jusqu’à la magnifique puissance du chef-d’œuvre. Après avoir lu ce mâle début de Lawrence dans l’observation du cœur humain et de la vie des classes élevées en Angleterre, je suis convaincu que je tiens là — non pas entièrement venu, mais très apparent déjà, — un maître dans l’ordre du roman, et, s’il n’a pas la conscience de cela, il faut que la Critiqué la lui donne. Il faut que la Critique, en lui signalant ses facultés, lui apprenne quels sont ses devoirs. Il a mieux à faire à présent qu’à sauter des barrières ou à se regarder dans ses uniformes, comme Georges Brummell quand il était dans les hussards.
Une fois qu’il fut bien sûr de son génie, Lord Byron ne tira plus que douze coups de pistolet par jour et sut, à un pas près, le nombre de temps de galop qu’il exigeait de son cheval le long de la mer de Venise. Et cependant l’admiration que nous avons pour le grand poète saigne dans nos cœurs quand nous voyons, en ses Mémoires, cette glace d’une magique beauté mais qui nous l’a tant rapetissé en le réfléchissant, qu’il eût pu, s’il avait voulu, arracher encore aux riens de son existence de dandy assez d’heures pour achever le Don Juan, ou pour nous écrire quelque autre poème comme Lara ou le Giaour.
II
Et j’écris, non sans dessein, ce nom de Byron, que j’aime d’ailleurs tant à écrire, car je ne crois pas qu’aucun nom puisse jamais exercer plus d’empire que celui-là sur l’esprit de l’auteur de Guy Livingstone. Inspiration ou imitation, mais imitation qui par sa spontanéité vaut nature, l’auteur de Guy Livingstone est un byronien incontestable, et c’est peut-être le plus byronien des écrivains que, depuis la mort de Byron, ait produits l’Angleterre. Il a réellement, si on veut bien y prendre garde, du grand poète de Childe Harold et du Don Juan dans les facultés. Comme Byron, c’est un fils de la Bible, — de cette Bible qui est le fond de tous les grands génies anglais sans exception, tandis qu’elle n’a été chez nous que le fond du génie de deux hommes. Il est vrai que c’étaient Racine et Bossuet.
Comme Byron, Georges Lawrence a le rire gastralgique et saccadé dans lequel tombent les larmes et qui les dévore, et cette passion infinie qui fait trembler le feu de l’esprit dans des plaisanteries désespérées et qui ressemble à une pâmoison de la flamme ! S’il n’est pas poète, comme Lord Byron, par l’instrument, le rhythme, la langue ailée, le charme inouï et mystérieux des mots cadencés qui rendent fous de sensations vives les esprits vraiment organisés pour les vers, il l’est par l’image, le sentiment, le frémissement intérieur qu’il éprouve et qu’il cause, et ces dons immenses doivent un jour en lui s’approfondir et se modifier ; mais pour le moment ils n’y sont point purs et sans écume. De grands défauts s’y mêlent et les ternissent, des défauts que n’avait pas Byron et qui étonnent d’autant plus dans Lawrence, qu’ils l’abaissent également dans son talent et dans son dandysme, lui qui est de la même race que ses types et que ses héros !
Croirait-on, en effet, si le roman de Guy Livingstone ne l’attestait à toutes ses pages, que le vigoureux byronien dont nous venons d’indiquer les parentés intellectuelles avec l’immortel auteur du Don Juan et du Childe Harold, n’a pas eu assez de sa propre personnalité ou même d’indépendance pour s’affranchir du joug qui pèse sur tant d’esprits anglais, je veux parler de cet horrible pédantisme des Universités anglaises, auprès duquel le pédantisme de la nôtre est presque d’une élégance légère, et qui nous gâte jusqu’au génie d’hommes aussi éloquents que le furent Burke et le grand Chatham !
Les Vadius anglais sont des Vadius sterling. Georges-Alfred Lawrence a été certainement un des scholars les plus distingués de l’Université d’Oxford, — et j’en suis bien aise pour sa famille, qu’un tel succès a dû ravir, — mais il est resté incommutablement scholar depuis qu’il est sorti d’Oxford, et j’en suis fâché pour son talent que j’aime et dans lequel personne ne met plus d’espérances que moi. Tout artiste qu’il soit, tout expert des choses de la vie qui font main-basse sur nos affectations et élèvent un homme à la simplicité, tout grandement ou profondément passionné qu’il puisse être, l’auteur de Guy Livingstone porte au milieu de son talent et de son dandysme, que je ne veux point séparer, la tache d’un pédantisme qui, dans le pays du cant sous toutes les formes, est un véritable cant intellectuel. Or, toute hypocrisie est toujours gauche. C’est sa punition. Tout masque est lourd.
Le latin, le grec, les comparaisons classiques, et toutes ces choses bonnes quand elles font chair et sang avec notre pensée, ne disparaissent pas dans Lawrence en cette assimilation toute-puissante d’où jaillit le talent dans toute sa vierge originalité. Et c’est ainsi que fait pour être original quand il sera plus mûr, il manque, par la faute d’une culture dont il semble avoir la prétention, cette qualité suprême, et qu’il traîne presque un ridicule derrière son idéalité.
Car il est idéal ! Et voilà pourquoi, ne fût-il que cela, il faudrait l’aimer et l’applaudir. L’auteur de Guy Livingstone est idéal de sentiment et d’expression, de société et de caractère, dans un temps où nous nous mourons du mal de cœur de la réalité, qu’on nous donne pour l’art ou la vie ; il est idéal parce qu’il est un byronien d’abord et ensuite un dandy, préoccupé, comme tout dandy, de la beauté des attitudes de son orgueil ; il l’est encore parce que tous les caractères de son roman sont pris dans un milieu humain et social exceptionnel, parce que le high life est la vie des classes supérieures, qui valent mieux que les autres de cela seul (comme le mot le dit) qu’elles sont au-dessus.
Émile Montégut l’a très bien montré dans l’excellent fragment dont M. Bernard-Derosne a fait la préface de sa traduction. Quelle différence entre Guy Livingstone et les autres romans contemporains, et surtout ceux-là (il faut le dire) qui se publient dans notre pays ! Ici, dans ce livre, où tout palpite haut, que nous sommes loin des tapis francs, de la Bohême, des cabotines, des drôlesses aux camélias et des demi-mondes ! Au moins, si les caractères créés par l’auteur de Guy Livingstone sont coupables, leurs fautes ou leurs crimes ont de la grandeur. S’ils n’ont pas cette moralité qui est le dernier degré de l’art et de la difficulté pour un romancier ou un poète, car l’homme qui se cherche dans tout ne s’intéresse guères à ce qui est irréprochable, au moins leur idéalité est-elle à moitié chemin de cette moralité, presque impossible à introduire dans un roman ou dans un poème sans le plus rare et le plus incroyable génie ; car Richardson lui-même, qui a créé Lovelace, a raté Grandisson !
III
De plan et de combinaison, le roman de Lawrence a la simplicité d’une biographie. Guy Livingstone est un Anglais de ce temps, que le romancier prend à l’Université et suit jusqu’à sa mort, laquelle arrive de bonne heure et en pleine jeunesse. L’existence si courte de Guy Livingstone se compose des événements les plus ordinaires. Il n’y a certainement pas un gentilhomme dans tous les comtés de l’Angleterre dont la vie, dans son ensemble, ne pût ressembler à la sienne. La vie de Livingstone est la vie de tout le monde, à sa hauteur sociale. Nulle aventure n’y prend aux cheveux le lecteur et ne l’enlève. L’aventure, l’extraordinaire, c’est lui-même… Les faits extérieurs, pour un homme comme Lawrence, qui n’écrit que pour ses pairs, les faits extérieurs de toute destinée sont assez peu de chose, et il ne doit y avoir que des idées et des sentiments.
Lawrence, le byronien, ne l’est pas seulement que par l’expression et le sentiment : il l’est jusque dans la conception de ses personnages. Guy Livingstone est un de ces héros de Lord Byron, aussi faciles à reconnaître maintenant que les héros d’Homère, mais de ceux-là — car il y a deux familles de héros en Lord Byron — chez lesquels l’action domine la pensée. Guy Livingstone est le frère du Giaour, de Lara, de Conrad le Corsaire, moins coupable sans doute que ces sombres figures de la Force blessée au cœur et qui continuent de vivre avec la fierté de la Force jusqu’au moment où, d’un dernier coup, Dieu les achève… C’est un héros de Lord Byron resté au logis (at home), dans son ordre social, qui a été très bon pour lui et qui lui a donné à peu près tout ce que l’ordre social peut donner : la naissance, la fortune, l’éducation, les relations, tout ce qui s’ajoute à la force individuelle dans un pays où l’ordre social est si bien fait qu’un homme s’y dira, avec la certitude qu’on n’a jamais ailleurs, dans les pêles-mêles que l’on prend pour les sociétés : « Je nais ici, et c’est là que je puis mourir. »
Comme les héros de Lord Byron, Guy Livingstone est un de ces Puissants taillés pour l’Histoire, et qui les jours où l’Histoire se tait, — car il y a de ces jours-là dans la vie des peuples, — débordent de leur colosse inutile le cadre de la vie privée. Tel est cet officier qui n’a pas trouvé l’occasion de faire la guerre, et qui dépense dans la fureur des steeple-chases une force de corps samsonienne et une force de courage égale à la force prodigieuse de son corps. Ce Richard cœur de lion et articulation de lion, qui n’a pas, lui, les immensités d’une Croisade, comme les lions ont pour leurs bonds terribles les immensités du désert ; ce Plantagenêt civilisé, idéal de cette société mélangée de Saxon et de Normand qu’on appelle la société anglaise, mais bien plus Anglais de race et de physique que les héros de Lord Byron, dont le défaut peut-être est de n’avoir pas assez de physionomie historique ; Guy Livingstone a cependant, comme les héros de Byron, ce charme de la goutte de lumière dans l’ombre et d’une seule vertu parmi plusieurs vices qui a toujours ensorcelé l’âme des hommes et qui l’a transportée d’enthousiasme, bien plus, hélas ! que l’étendue de la lumière complète et que la pureté de toutes les vertus…
Guy Livingstone, le dandy orgueilleux, l’âme invulnérable, le buveur qui eût vidé, sans seulement sourciller, la coupe d’Hercule, n’a été dressé sur sa base d’acier par son inventeur que pour mourir de désespoir sous le simple refus de pardon d’une femme aimée et offensée ! Et cette force, qui fait trembler, mourant comme meurent ici-bas la fidélité et la tendresse, quand on les a une fois blessées, a suffi pour l’intérêt du livre de Lawrence et pour lui amener, captivées, toutes les imaginations.
Voilà pourtant la simple donnée de ce roman de Guy Livingstone, mais que son auteur a poussée à outrance, comme le dit le second titre de son livre et très justement ; car l’outrance y est sous toutes les formes, aussi bien dans la force violente ou stoïque que dans la délicatesse, puisque les sentiments délicats y font mourir ! aussi bien dans les peintures que sait oser une imagination si sauvagement amoureuse de l’énergie que dans la conception des autres personnages de ce roman, de si grande proportion humaine, et qui mêlent leur destinée à celle de Guy Livingstone. L’auteur ne s’est point épuisé dans le rendu prodigieux de la force physique et morale, de la force complète de son héros. À côté de Livingstone, le Titan des Titans, il y a des géants de sa race qui ont comme lui des douleurs grandioses, des indolences superbes, des mépris pour ce qui les dévore, et qui mettent en action, et quelle action ! à tout propos, les vers sublimes du poète : « Un soupir pour ceux qui m’aiment, un sourire pour ceux qui me haïssent, et, quel que soit le ciel au-dessus de ma tête, un cœur prêt pour tous les destins ! »
Lawrence a cela de particulier dans le talent qu’il ne procède pas par contrastes, cette chose facile, et qu’il se sent assez robuste pour mépriser les ressources de l’antithèse. Dans cette société de dandys qui ont six pieds de haut et qu’il nous peint, Georges Lawrence nuance la force ; mais une seule fois, exceptionnellement, il a opposé à toutes les riches nuances de la force, à toutes ces exaspérations ou extinctions de l’écarlate sur de l’écarlate, une faiblesse et le contraste d’une pâleur, et c’est quand il a fait raconter toute cette vie de Guy Livingstone à un pauvre camarade de collège, chétif et souffrant, qui la regarde et l’admire du fond de la sienne et de sa faiblesse. Heureuse mise en scène du roman ! qui en augmente l’idéal par la situation de celui qui le raconte : car l’idéal, c’est le plus souvent l’impossible. Mais, excepté le rhapsode tremblant et débile de cette épopée de la force, il n’y a personne qui tranche en faiblesse sur cette force à outrance, et les femmes elles-mêmes s’y raccordent aux autres personnages de l’histoire avec la plus étrange vigueur.
Il y a deux femmes, en effet, dans Guy Livingstone, les deux femmes éternelles qui sont partout, dans toutes les œuvres humaines, quelque nom qu’elles portent ; les deux types primitifs, dont les autres femmes ne sont jamais, plus ou moins, que les divers mélanges ou les dégradations… Il y a la Provocante terrible, le démon charmant, l’Astarté, et en vis-à-vis, pour le combat qui doit la tuer, la Pudeur fière, l’Amour profond, celle qui presque toujours, dans sa lutte contre l’autre, doit mourir… L’auteur de Guy Livingstone n’a pas inventé, en fait de femmes, quelque combinaison nouvelle de caractère ; mais son invention, c’est son intensité. Les deux femmes qui créent, par l’antagonisme de leurs sentiments, le drame de son livre, il en a monté les qualités et les défauts jusqu’à cette note suraiguë qu’il appelle l’outrance, cette outrance que vous retrouvez jusque dans le dénoûment si peu attendu d’un pareil livre, où un colosse de l’énergie et de l’orgueil de Guy Livingstone finit par se transformer jusqu’à subir patiemment et sublimement le plus cruel outrage, sous l’empire des sentiments les plus nobles et les plus doux de la nature humaine : le respect de la parole donnée, le repentir et la fidélité dans l’amour.
IV
Tel est pourtant le dénoûment fort peu prévu, mais non inconséquent, du livre de Georges-Alfred Lawrence, de ce livre si profondément anglais jusqu’en sa conclusion, mais dont la conclusion est bien mieux qu’anglaise, puisqu’elle est chrétienne. J’ai dit plus haut que l’auteur de Guy Livingstone était, comme tous les grands écrivains de son pays, un fils de la Bible, qui est la magna parens de tout ce qui est supérieur en Angleterre. La Bible, — cette éducation de l’Angleterre, ce livre grand et terrible où le Dieu jaloux frappe Satan, l’autre jaloux, — la Bible a empreint pour jamais l’imagination anglaise de sa grandeur et de sa terribilité, et c’est elle que je vois rayonner de son feu sombre et âpre aussi bien dans Richardson, qui a fait Lovelace, que dans Milton, qui a fait Satan ; aussi bien dans ce nouvel écrivain qui ajoute dans Livingstone une grande figure à ces grandes figures aimées et hantées par l’imagination de son pays, que dans ce Byron dont il est l’enfant intellectuel.
On a appelé avec beaucoup de raison l’école de Byron satanique, mais tous les grands poètes sont sataniques en Angleterre, et Lawrence, qui a certainement beaucoup du poète dans le talent, mais qui est plus spécialement un moraliste, a été satanique aussi dans son Guy Livingstone. Seulement, à la conclusion, chose étonnante ! le byronien s’est brisé tout à coup, et le biblique, le Juif à la tête dure qu’il y a toujours plus ou moins au fond de tout Anglais, a disparu entièrement pour faire place au chrétien qui se trouve si peu dans l’imagination anglaise ; car, après tout, le génie du chrétien, c’est l’humilité ! Guy Livingstone, ce Samson, victime de sa force comme l’autre Samson ; Guy Livingstone, ce dandy héroïque, qui efface d’un trait tous les dandys connus dans l’histoire des mœurs de l’Angleterre, finit par la douceur de l’humilité sous la plus mortelle injure, parce qu’il a promis à la femme qu’il a aimée et perdue d’être doux, et qu’il veut la revoir dans le ciel !
L’homme qu’il a offensé (le frère de sa bien-aimée) le soufflette avec son gant, et, quoiqu’il soit à l’heure de mourir, le Samson anglais n’a pas la tête tondue par Dalila, ni les yeux crevés par les Philistins. Son cheval lui a cassé les reins, il est vrai, mais il a encore des bras terribles, des bras auprès desquels les bras de Rob-Roy ne sont que des fuseaux, et cependant le lion outragé ne rugit même pas et ne fait entendre qu’une parole, non de pardon, mais qui demande pardon ! Il peut briser l’offenseur, et il l’épargne, lui qui n’a jamais rien épargné. Eh bien, voilà un sublime nouveau introduit dans la littérature anglaise, et l’honneur de Georges-Alfred Lawrence sera de l’y avoir mis. Dandie ou puritaine, la littérature anglaise n’est jamais que la littérature de l’orgueil. Le Satan de Milton ne se repent point, ni Lovelace non plus, ni les héros de Byron, ni personne ; mais Livingstone, lui, a la beauté morale suprême, la beauté de l’humilité et du repentir. Rien de plus saisissant que cela, après une pareille histoire.
Mais, qu’on ne s’y trompe pas ! nous signalons bien moins l’effet esthétique d’un tel dénoûment que la promesse qu’il nous fait implicitement pour l’avenir, — que la révélation ici entr’aperçue, non pas d’un grand romancier de plus dans le pays des Richardson, des Walter Scott et des Fielding, mais d’un grand romancier chrétien dans un pays littérairement hébraïque, et dont les Indiens cités par Michelet disent, avec leur sagacité ignorante et sauvage : « Les Anglais sont les Juifs de Londres qui ont fait crucifier Jésus-Christ lequel était Français. »