Madame Sand
La Correspondance de Madame Sand.
I
Je voudrais bien savoir quel est l’éditeur de cette Correspondance, qui ne demandait pas à paraître, et qui pouvait rester tranquille et morte de sa mort naturelle dans l’éternité… Si c’est le fils de Madame Sand, je n’ai rien à dire, si ce n’est que l’amour filial a un bandeau comme l’autre amour ; mais si c’est M. Lévy tout seul, je ne vois plus guères là qu’une spéculation de librairie qui bat monnaie sur le nom de Madame Sand et sur la curiosité, en supposant qu’il en soit une qu’elle puisse exciter encore. Néanmoins, je me permettrai de douter que la spéculation soit heureuse. Dans ce dernier cas, et pour qu’elle le fût, il aurait fallu publier d’un seul coup toute la Correspondance dont on nous menace, et non l’égrener en plusieurs volumes, ce collier, qui n’est pas de perles ! Mais le publier volume par volume est une imprudence et peut-être une maladresse. Le premier volume dégoûtera de ceux qui vont suivre, et c’est la gloire de Madame Sand qui paiera les frais de cette triste spéculation.
Pour des écrivains perspicaces qui n’ont jamais été éblouis par cette gloire sans proportion avec le talent qui ne l’a pas faite, mais bien le sexe de l’auteur, Madame Sand était jugée déjà un peu à l’envers de sa gloire, et à travers ses œuvres nombreuses on avait pénétré jusqu’à la nature de son esprit et jusqu’au mystère d’une inspiration qui n’a aucun des caractères de l’inspiration du génie. Seulement, le public, le gros public, ce Cyclope aveugle qui forge la gloire et qui prend pour elle le bruit que fait son marteau en tombant sur l’enclume, à côté, le public ne le savait pas. Il croyait, dans son aveuglement, avoir forgé quelque chose de brillant, de formidable et d’éternel, et voici qui va furieusement ébrécher l’armure solide de sa Minerve ! Voici qui va cruellement dégriser ceux qui ont gardé l’illusion que Madame Sand a produite trente années sur ses contemporains, étonnés et ravis ! On va la voir, dans cette Correspondance, comme elle était dans l’essence même de son être, à la source d’un talent qu’on a pris imbécilement pour du génie et qui n’en était pas. On va la voir, comme Balzac, en pantoufles. Mais ce n’est pas Léon Gozlan qui va les lui chausser, c’est elle-même. Gozlan, et mieux que Gozlan, Balzac lui-même, en une correspondance qui l’a grandi autant que celle de Madame Sand l’a diminuée, ont fait un véritable socle éclatant de ses vieilles pantoufles, tandis que Madame Sand et ceux-là qui ont publié sa Correspondance ont fait du socle, où la Comédie-Française l’a comiquement placée, une paire de pantoufles, et son pied n’y a pas gagné !
II
Il s’est étrangement avachi là-dedans… Ce n’est plus là le pied qui, chaussé et maintenu comme dans un brodequin dans un style travaillé, faisait croire à la race de l’écrivain. La race, que Madame Sand a niée à dix reprises différentes et qu’elle avait ses raisons pour nier, la race est ce qui manque le plus à la nature de son esprit, et cette Correspondance l’atteste ! La Correspondance prouve jusqu’à la dernière évidence à quel point Madame Sand, cette égalitaire, avait, au fond, l’esprit commun dès qu’elle était naturelle et que la nécessité de faire du style ne l’étreignait pas. Intellectuellement, elle ressemblait à ces femmes d’un de ces embonpoints trop lâches, qui ont besoin de la cuirasse d’un corset pour être… intrépide et ne plus trembler. Quand elle n’est pas contenue et soutenue par l’idée du public, son corset à elle, tout s’abaisse et s’en va de sa manière de parler et d’écrire dans un abandon sans grâce et surtout sans noblesse. C’est, je crois, le prince de Ligne qui a dit ce joli mot profond, quoique joli : « qu’on n’est point une personne d’esprit si on n’en a pas avant d’avoir ôté son bonnet de nuit, le matin ». Eh bien, Madame Sand n’a jamais d’esprit dans le bonnet de nuit de sa Correspondance ! Il faut, à elle, pour qu’on puisse seulement la regarder, que sa toilette soit entièrement faite. Mais aux tous les jours de cette Correspondance qu’on nous étale et qu’on eût mieux fait de cacher, elle se montre à nous dans un déshabillé et un négligé terribles pour sa gloire et pour la naïveté sans distinction d’un esprit qui, par lui-même et primesautièrement, n’existe pas.
Elle s’est, d’ailleurs, trop de fois donnée comme une bête pour ne pas lui accorder d’en être une, mais c’est une bête comme La Fontaine qu’elle voulait qu’on la crût et qu’elle avait la prétention d’être, et c’est justement une bête comme La Fontaine qu’elle n’était pas. À la lire, en beaucoup de ses écrits (particulièrement en ses Souvenirs et Impressions littéraires), elle s’est dite ignorante, inconsciente, spontanée, une pauvre tête poétique, quoiqu’elle ne soit pas aussi poétique qu’elle le dit, la rusée ! ni non plus aussi spontanée qu’elle se vante de l’être. Elle réfléchissait devant le public et savait très bien ce qu’elle disait. Devant ce public qu’elle n’oublie jamais et qui lui donnait sa tenue littéraire, elle est, après tout, un écrivain d’un certain ordre, qui a droit à un classement quelconque. Mais entre amis et dans l’intimité des relations et des sentiments, elle n’est plus un écrivain du tout, et elle a sa plume à la main !
Certes ! je conçois le bégaiement de l’écrivain quand il s’agit de parler sa pensée, son idéale pensée, au lieu de l’écrire. J’ai connu de ces bègues sublimes qui avaient du génie, et qui, par orgueil, ou défiance, ou faiblesse d’organes, restaient dans la majesté résignée du silence. Chateaubriand fut un de ces génies silencieux. Mais la plume à la main, on les retrouvait ! La plume, c’était l’organe qui ne les trahissait jamais ! Il n’y a pas si petite et chétive lettre d’écrivain de talent où le talent ne roule quelque paillette de son or. Mais ici, dans cette Correspondance de Madame Sand, vous ne trouverez pas une seule paillette ; il n’y a que de misérables fétus sur lesquels tout le monde a marché. Quoi ! c’est là un écrivain, cette femme qui n’a pas même le don accordé aux moindres femmes, qui n’écrivent pas, de dire de toutes petites choses avec l’élégante légèreté qui enlève les riens et leur donne des ailes ? Cette femme, qui a écrit les pages de Lélia, dont quelques-unes ont de la splendeur, mais de la splendeur volontaire et laborieuse, écrit, dans ses lettres, où elle ne voit plus le public, comme la première venue qui aurait un langage bas et mauvais ton. C’est bien la peine de s’appeler Aurore ! C’est une Aurore qui ne s’est point levée ici et n’y a pas une seule fois justifié son nom ! Voulez-vous savoir quelques-unes des suavités de cette Aurore ? « Je vous embrasse de toute mon âme — écrit-elle à sa belle-mère — et Casimir en prend sa part. »
(Casimir, c’est M. Dudevant, son mari.) Quand elle écrit à M. Caron, l’octogénaire, qu’elle assassine de son âge en lui répétant sur tous les tons qu’il est dégoûtant et vieux, elle ne s’en dit pas moins sa fille soumise et subordonnée. Elle a envie d’aller en Chine « comme de prendre une prise de tabac »
. Elle se plaint de son mari, « triste comme un bonnet de nuit »
. Il y en a de gais, des bonnets de nuit ! Mais, certes ! ce n’est pas le sien. Elle donne à un de ses amis des leçons du bon sens le plus vulgaire, et pour faire passer le dur pédantisme de sa leçon elle ajoute gracieusement : « Si vous le prenez mal, vous êtes un sot ! »
Quand elle change et qu’elle se trouve laide, elle dit qu’elle « est dans les pommes cuites »
. Est-ce parce qu’elle avait de son vivant les yeux de Junon, qui sont des yeux de vache dans Homère, qu’elle dit qu’elle pleure, à chaque instant, comme un veau, quand elle ne pleure pas comme un âne, qui est sa manière de pleurer lorsqu’elle lit le Jocelyn de Lamartine ? Tel est le genre de phrases et d’odieux baragouin qu’on peut cueillir à pleines plates-bandes dans la partie de cette Correspondance où Madame Sand n’est que l’obscure Aurore Dudevant, et où, comme elle le dit avec une originalité si puissante, elle ne s’est pas encore « embarquée sur la mer orageuse de la littérature »
.
III
Ce n’est guère que vers les trois quarts de ce premier volume d’une Correspondance qui ressemble presque à une trahison de la part de ceux qui la publient, tant elle ravale de toutes manières Madame Sand, comme talent et comme caractère, qu’elle se met à raconter son embarquement sur cette mer orageuse, où, par parenthèse, elle n’a jamais eu, elle, que du beau temps. Contrairement à ce que ses admirateurs pourraient en espérer ou en attendre, ce ne fut pas l’audacieux embarquement du Génie sous la pression de l’enthousiasme, de l’ardente vocation et de la fierté confiante en sa noble pensée. Ce fut un embarquement plus humble et moins intéressant, Rembarquement par suite d’affaires du vieux Turpenny, dans Walter Scott. Il fut un moment, en effet, dans l’histoire de Madame Sand, où, par suite d’affaires, elle ne se trouva plus assez riche. C’est quand elle songea à planter là son mari. On avait cru jusqu’ici à quelque grande passion, dans l’éloquence de son égarement, dans l’espèce de beauté que l’amour, quand il est absolu, donne parfois à des sentiments coupables ; il ne fut rien de cela, ou du moins elle n’en dit pas un seul mot. Cette inspirée, comme elle se donne, cette spontanée, cette inconsciente, fit spontanément ou inconsciemment le calcul que la littérature, entendue comme elle projetait de l’entendre, pourrait lui rapporter un argent que la préoccupation littérale ne lui a jamais fait oublier, et son calcul inconscient d’argent était juste, car toute sa vie elle en a abondamment gagné. Elle ne se sentait ni n’avait assez de talent pour mourir de faim avec grandeur dans une civilisation mortelle souvent au génie, mais elle en avait assez peu pour que cette civilisation lui fût généreuse… Dès son début comme depuis, Madame Sand n’eut de conception plus haute de la littérature et de sa destinée à elle-même que l’indépendance du bohème et le sac d’écus, l’objectif du bourgeois rangé, qu’il appelle son magot. Ce n’est point pour la gloire qu’elle se promettait d’écrire et qu’elle a écrit, c’est pour le magot. C’est le magot qui s’est toujours imperturbablement dessiné sur tous les horizons de sa rêverie, comme le profil aimé se dessine sur l’horizon des amoureux… Le bohème qu’elle se dit être à un ordre très étonnant pour un bohème et une prudente sagesse de bonne ménagère qu’on ne s’attendait pas à trouver dans cette ignorante, — qui n’a jamais su faire la plus petite addition, nous dit-elle, mais qui savait pourtant le prix de l’argent comme si elle l’avait exactement compté, — dans cette inconsciente en chiffres comme en littérature, et si phénoménalement positive dans tous les deux !
Cette publication, après nous avoir découvert dans le grand Écrivain, comme ses amis l’appellent encore, le prosaïsme fondamental sous la poésie de la surface le sans esprit absolu, la nullité ou la médiocrité des aperçus, le commun insupportable de ces lettres qui tuent le poète plus ou moins artificiel qui est dans ses ouvrages, mais qui ne sort jamais ni du fond de l’âme ni du fond de la vie, cette publication met à bas, tout à coup et du même coup, le masque poétique et grandiose que Madame Sand s’était composé et sous lequel on la voyait, fantaisie errante et féconde, imagination désintéressée ! Ah ! je défie bien qu’on puisse expliquer que ces lettres, meurtrières pour la personnalité intellectuelle et morale de Madame Sand, soient publiées par d’autres que par des ennemis, heureux de la trouver, pour la première fois, plate et ennuyeuse, et d’un ennui et d’une platitude qu’on ne lui connaissait pas !
Mais c’est précisément l’ennui qui s’exhale de cette publication incompréhensible, qui pourrait empêcher d’achever le meurtre qu’une spéculation assassine est en train d’accomplir sur Madame Sand et sur sa mémoire. Si par hasard cet ennui, bon pour la première fois, allait faire supprimer les autres volumes d’une correspondance dont le premier donne positivement la nausée, il sauverait certainement Madame Sand d’un égorgement que je prévois et qui va tout à l’heure continuer.
IV
Et d’autant plus aisément que la Spéculation elle-même s’est trompée, — grossièrement trompée dans ses vues et dans ses calculs. Elle comptait, dans ce temps de scandales, sur des scandales de plus, et sur ceux-là qui avaient des noms illustres pour les faire mieux retentir et pour les porter plus loin… Il ne fallait rien moins que l’espérance de ces ignominies, auxquelles on sacrifie tout, pour leur sacrifier Madame Sand, le plus grand Préjugé contemporain, la plus grande Routine dans l’admiration de ce siècle. On se rappelait le scandale d’Elle et Lui, et on croyait qu’on allait le recommencer, en y ajoutant. On croyait qu’on allait pouvoir retisonner dans les cendres de ces feux pestilentiels éteints. Madame Sand, que littérairement on déshonore par cette correspondance, honteuse pour la femme la plus vulgairement littéraire, n’y est point du moins déshonorée d’une autre manière, et les tableaux qu’on y rêvait dans des perspectives imaginaires ne s’y trouvent pas. Le livre est sain par ce côté et resté chaste. Le nom du collaborateur, M. Sandeau, n’y est prononcé que pour dire qu’elle lui en a pris la moitié. Alfred de Musset, qui a gravé le sien dans celui de Madame Sand et à une telle profondeur qu’on ne peut plus effacer le chiffre qu’ils forment pour la Postérité, n’apparaît, lui, qu’à la CXIIe lettre, et il ne fait que passer comme un pâle fantôme dans le clair-obscur de deux ou trois lettres dont on a épaissi l’obscurité. On sent, il est vrai, dans cette obscurité, l’étouffement d’une douleur, mais d’une douleur discrète et pour laquelle l’inconsciente a retrouvé la lucide conscience de ce qu’elle tait. Elle parle bien, sans peser sur les motifs de son désespoir, à un de ses amis, d’un projet de suicide qui, dans cette âme mobile, se change bientôt en projet d’aller vivre d’une vie cachée, avec sa fille, à la Martinique ou à la Louisiane, mais rien ne reste en peu de temps de ces deux projets. Nous n’avons pas l’âme assez profonde pour être inconsolable ! Vers la fin du volume, l’Écrivain, qui n’avait touché qu’un mot de ces deux succès : Indiana et Valentine, l’Écrivain envahit la femme qui se dérobe et le bas-bleu s’étend sur sa vie. On croit deviner qu’elle ne sera plus qu’un bas-bleu désormais dans les volumes suivants de sa Correspondance. Ses lettres à Madame d’Agoult et à M. Adolphe Guéroult, alors saint-simonien, ne sont plus de simples lettres comme on en écrit à ses amis, mais des pages ambitieuses de politique et de morale adressées, en vue peut-être du public, à des personnages solennels. Elles rentrent dans le ton connu qui est celui des ouvrages du célèbre bas-bleu, et on n’a plus devant soi que la Madame Sand officielle, et non pas, certes ! la Madame Sand intime qu’on était venu chercher là.
Encore une fois, l’auteur connu, dans Madame Sand, mais l’auteur sans nouveauté d’idées, de verve et d’accent, et la femme peu connue, l’épistolière, donnant à l’auteur un dessous de langage abominablement commun et des métaphores de domestique indiquant l’habitude d’une âme évidemment moins haute, moins désintéressée et moins poétique que celle-là qu’elle affecte d’avoir quand elle parle d’elle, voilà, résumé en quelques mots, ce qu’on trouve en cette Correspondance, qui fera perdre à Madame Sand ses derniers amis et ses derniers admirateurs.
Et même pour nous, qui n’avons jamais été ni l’un ni l’autre, était-ce bien la peine de publier cela ?