(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES FRAGMENTS ET LETTRES DE BLAISE PASCAL, Publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère. (1844). » pp. 193-224
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(1871) Portraits contemporains. Tome V (4e éd.) « PENSÉES FRAGMENTS ET LETTRES DE BLAISE PASCAL, Publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère. (1844). » pp. 193-224

PENSÉES FRAGMENTS ET LETTRES DE BLAISE PASCAL, Publiés pour la première fois conformément aux manuscrits, par M. Prosper Faugère. (1844).

Enfin, voici une édition de Pascal, de ces Pensées tant discutées, tant contestées en ces deux dernières années ; voici une édition des plus exactes, la seule exacte même, tout à fait telle qu’on la veut aujourd’hui, reproduisant le texte original avec toutes ses ellipses, ses audaces, ses sous-entendus, ses lacunes ; voici les brouillons immortels dans leur premier jet, dans tout le complet de leur incomplet, pour ainsi dire. Il n’a pas fallu à M. Faugère moins de quinze mois de travail et de soins scrupuleux pour mener à fin cette entreprise délicate, pour restituer avec certitude, sur tous les points, ce texte primitif réputé indéchiffrable, pour environner la publication de toutes sortes d’éclaircissements, d’additions et d’ornements (y compris un portrait de Pascal par Domat) qui achèvent de remettre en lumière une sainte et sublime figure.

Il était grand temps que cette édition arrivât, et l’on pouvait craindre que, si elle ne se faisait pas sans plus tarder et avec l’exactitude requise, une incertitude croissante ne finît par envahir cette portion si considérable de notre héritage religieux et littéraire. Un homme qui a plus que du talent, un grand esprit et une plume éloquente, c’est nommer M. Cousin, s’était porté en avril 1842 sur Pascal, au moment où d’autres écrivains s’en occupaient également ; mais il s’y était porté avec les caractères propres à sa nature entraînante et impétueuse. C’est la destinée et l’honneur de certains esprits, c’est la magie de certains talents illustres, de ne pouvoir toucher à une question qu’elle ne s’anime à l’instant d’un intérêt nouveau, qu’elle ne s’enflamme et n’éclate aux yeux de tous. Ainsi pour Pascal. Faire remarquer que le texte des éditions des Pensées n’était point parfaitement conforme au texte original, que les premiers éditeurs avaient souvent éclairci et affaibli, que les éditeurs suivants n’avaient rien fait pour réparer ces inexactitudes premières, dont quelques-unes n’étaient pourtant pas des infidélités, appeler l’attention des hommes du métier sur ces divers points, les mettre à nu par des échantillons bien choisis, et indiquer les moyens d’y pourvoir, il n’y avait rien là, ce semble, qui pût passionner le public et le saisir d’une question avant tout philologique. Mais M. Cousin, d’une plume incisive et comme d’une épée de feu, avait, du premier coup, élargi le débat ; les points choisis par lui tendaient à montrer Pascal bien autrement sceptique qu’on ne s’était habitué à le considérer ; il semblait résulter que les rectifications et les restitutions du texte primitif étaient toutes dans ce sens de scepticisme absolu ou de christianisme outré, et contraire aux idées saines d’un apologiste vraiment respectable. En un mot, ce n’était plus le texte seul de Pascal qu’on mettait en cause, c’était l’homme même et le chrétien. De là l’intérêt et le conflit universel. Il serait piquant, mais extrêmement difficile, de retracer la confusion de cette mêlée ; chacun prenait la plume, ou du moins la parole, pour ou contre Pascal. Il était décidément à l’ordre du jour, et ceux qui avaient le malheur de passer pour être un peu mieux au fait de la question ne savaient plus à qui répondre dans le monde, ni même le plus souvent qu’en penser. Du choc des opinions en telle matière, je ne crois pas que la lumière puisse jaillir, quoi qu’on dise ; on n’en retirait certainement ici que doute et obscurcissement, peu de satisfaction et beaucoup de satiété.

J’ai souvent pensé, durant ces débats si prolongés, combien Pascal aurait souri de pitié et d’ironie s’il avait pu y assister, s’il avait pu voir comment le livre tout d’édification et de guérison intérieure qu’il méditait était venu, deux siècles après, en se dispersant en feuilles légères, à partager seulement les curiosités oisives pour un intérêt littéraire et philosophique si loin du but réel : « Je blâme également, a-t-il dit en commençant, et ceux qui prennent parti de louer l’homme, et ceux qui le prennent de le blâmer, et ceux qui le prennent de se divertir ; et je ne puis approuver que ceux qui cherchent en gémissant. » Ici on ne cherchait plus ce que pensait Pascal que par amusement et pour se distraire. On ne faisait invasion et presse autour de lui que parce qu’un éloquent moderne avait mis le feu à la cime du temple. Le côté même sérieux de ces discussions ne sortait pas du pur domaine de l’esprit. Qu’y faire ? C’est là le sort final des illustres, même des saints : Ut pueris placeas…, traduisez aussi poliment que vous voudrez. Ils n’y échappent pas ; ils sont pâture à gloire humaine : c’est leur dernier martyre.

La publication de l’éblouissant morceau sur l’amour vint renouveler à temps la question, qui commençait à s’épuiser. Pour le coup, l’inattendu était à son comble : on allait de surprise en surprise, de Pascal sceptique à Pascal amoureux ! On n’y comprenait plus rien, on n’en discutait que plus fort ; toute l’ancienne idée si grave qu’on avait eue de l’apologiste chrétien achevait de se confondre et de disparaître.

Ainsi, en ces deux années, à force de parler pour, contre et sur, on avait tant fait de tous les côtés qu’on avait rendu Pascal problématique ; restait à savoir si on pourrait le remettre sur pied. Il n’y avait plus en effet de texte imprimé qui offrît une base fixe à l’examen ; les anciennes éditions étaient toutes suspectes à bon droit, et, à vrai dire, avilies, par le fait des inexactitudes qu’on y avait dénoncées ; la nouvelle édition, dont le Mémoire de M. Cousin démontrait et créait à la fois la nécessité et l’urgence, offrait des difficultés extrêmes, tellement que dans l’intervalle le Pascal des Pensées était provisoirement suspendu. On ne saurait assez remercier M. Faugère de faire cesser cet état de choses.

Avant de rendre compte des moyens et des résultats de son travail, il importe toutefois (c’est justice) de caractériser une phase nouvelle qui semble s’ouvrir en France pour la critique littéraire, et dont M. Cousin, l’un des premiers, inaugure avec éclat l’avénement. Je distinguerai différentes manières, différents temps très-marqués dans la critique littéraire s’appliquant aux chefs-d’œuvre de notre xviie  siècle. Durant la seconde moitié du xviiie , Voltaire, Marmontel, La Harpe, Fontanes, ne cherchaient encore dans les œuvres de Racine et de ses illustres contemporains que des exemples de goût et des éclaircissements en vue des théories classiques consacrées. Lorsqu’on commença, dans ce siècle-ci, à contester les théories jusque-là régnantes, la critique s’appliqua, en sens inverse, à ces chefs-d’œuvre, et l’on s’efforça d’y démontrer certaines lacunes et défectuosités qui tenaient aux circonstances de l’époque, au cadre de la société. Durant cette phase, qui est la seconde de la critique française, et qui se produit par madame de Staël, Benjamin Constant et leur école, le caractère de la critique, tout en gardant son but de théorie et son idée, devient déjà historique, elle s’enquiert et tient compte des circonstances dans lesquelles sont nées les œuvres. Le plus célèbre critique littéraire de notre temps, M. Villemain, sut à merveille concilier (et c’est là son honneur) les principales traditions de l’ancienne critique avec plusieurs des résultats de la nouvelle, et fondre tout cela sur un tissu historique plein de brillant et de charme. Mais, quoi qu’il en soit des noms, et en laissant de côté les divisions secondaires, on avait jusqu’ici deux grands moments de la critique littéraire en tant qu’elle s’appliquait aux chefs-d’œuvre du xviie  siècle : le premier moment tout classique, tout d’admiration (sauf de légères réserves), de goût traditionnel et de bonne rhétorique ; puis le second moment qui était de réaction, d’examen un peu contradictoire, et de considération historique. Je ne parle pas des excès, excès superstitieux d’une part, excès révolutionnaires de l’autre ; on était, dans ces derniers temps, un peu à bout des théories en divers sens ; c’est alors que se lève quelqu’un qui nous dit : « Ces grands auteurs, Messieurs, que vous, les uns, vous croyez imiter et continuer, que vous, les autres, vous vous attachez à combattre, à éloigner de vous comme s’ils étaient d’hier, il y a quelque chose de mieux peut-être à en faire pour le présent ; car, pendant que vous discutez, le temps passe, les siècles font leur tour, pour nous ces auteurs sont déjà des anciens ; et ils le sont tellement, prenez-y garde, que leur texte nous échappe, que l’altération s’y mêle, que nous ne les possédons plus tout entiers. Trêve un moment, s’il vous plaît, aux grandes théories ! Revoyons de près nos maîtres, restituons leur vraie parole, faisons, ne rougissons pas de faire pendant quelque temps des éditions, voire même des vocabulaires : excellent régime que je propose, même aux auteurs originaux, pour se retremper durant une saison. Les Alexandrins d’ailleurs, ces immortels grammairiens dont plus d’un était poëte, n’ont pas dédaigné de faire ainsi au surlendemain des grands siècles ; ils nous ont tracé notre voie. » M. Cousin s’est donc levé, disions-nous, et il a exprimé quelque chose d’approchant et en des termes bien meilleurs, bien plus persuasifs, on le supposera sans peine ; mais nous ne croyons pas trahir sa pensée en la produisant sous cette forme ; et voilà la période philologique qui commence.

Que ce soit le même homme de qui, il y a vingt-cinq ans, partit l’impulsion philosophique, qui vienne aujourd’hui secouer si vivement, exciter si à l’improviste une branche réputée assez ingrate de la critique française, il n’y a rien là qui puisse étonner ceux qui connaissent cet infatigable esprit de verve en tous sens et d’initiative. Et puis il faut voir que le mouvement se préparait depuis quelques années : le petit nombre de libraires qui appartiennent à ce qu’on a droit encore d’appeler la librairie savante ont remarqué à quel point les amateurs se sont mis à rechercher les éditions originales de nos auteurs, ces éditions premières incomplètes à quelques égards, mais qui livrent le texte à sa source et rendent l’écrivain dans sa juste physionomie. Nodier, l’habile magicien, avait su répandre sur ces recherches, en apparence fort arides, je ne sais quel attrait mystérieux qui de proche en proche s’est communiqué. Des adeptes, le goût a passé au public, à un certain public ; nous sommes entrés dans une veine d’éditions : on compare, on revise, on retrouve la bonne leçon : qu’un peu d’inédit s’y mêle, on n’y tient plus, et on est tenté de s’écrier : Sublimi feriam sidera vertice. Des réimpressions de La Rochefoucauld, de La Bruyère, avec quelques variantes, avec deux ou trois additions, feraient envie à plus d’un bel esprit, lesquels ressemblent en cela aux bons esprits. M. Walckenaer entreprend, dit-on, un travail à fond sur La Bruyère. Nous savons un autre travail considérable sur les Lettres de madame de Maintenon commencé depuis plusieurs années par un de ses nobles héritiers, M. le duc de Noailles. M. de Monmerqué a dès longtemps offert l’exemple pour madame de Sévigné. Et parmi ceux qui ne donnent pas le mouvement, mais qui se montrent attentifs à le suivre, ce genre d’influence est très-sensible : le Journal des Savants contient des articles de M. Flourens sur les diverses éditions de Buffon. M. Aimé-Martin se remet en frais sur Racine. C’est assez en dire, mais il nous a semblé qu’ayant à parler de Pascal, il n’était que juste de faire à M. Cousin sa grande et brillante part d’initiative dans ce mouvement de philologie française qu’il a provoqué en partie et proclamé, dans cette levée de boucliers d’éditions classiques qui passent ainsi de la librairie proprement dite à la littérature ; nous le devions d’autant plus que, dans ce cas particulier de Pascal, nos conclusions pourront différer quelquefois des siennes, de même que sur certains détails le présent éditeur n’est point toujours d’accord avec lui.

La difficulté, encore une fois, d’une édition des Pensées était extrême, en même temps que l’exécution en devenait plus urgente : « Nous croyons, a droit de dire M. Faugère en son Introduction, nous croyons avoir surmonté ces difficultés autant qu’il était possible de le faire ; du moins nous y avons travaillé, non-seulement avec patience, c’eût été trop peu pour une pareille tâche, mais avec l’infatigable passion qu’inspire aisément la mémoire d’un écrivain en qui se rencontrent dans une merveilleuse alliance la beauté de l’âme et la grandeur du génie. » Connu déjà par l’Éloge de Gerson et par celui de Pascal que l’Académie française avait tous deux couronnés, M. Faugère était mieux prédisposé que personne à mener à bien cette œuvre de restauration et de piété dans laquelle son esprit exact et délicat allait s’aiguiser d’une sensibilité tendre et scrupuleuse pour porter sur chaque point une investigation pénétrante. Il a complétement réussi ; il a eu la satisfaction d’arriver à lire (à l’exception d’un petit nombre de mots) la totalité de ce texte manuscrit dans lequel, si aidé qu’on fût par des copies plus ou moins conformes, on n’avait encore fait que les premiers pas : « L’écriture de Pascal, dit-il, est excessivement rapide, il semble qu’elle rivalise avec la rapidité de l’esprit ; on dirait une sorte de sténographie obligée de recueillir en courant l’improvisation d’une intelligence pressée de se produire au dehors, parce qu’elle pressent la dissolution prochaine de l’organisation maladive à laquelle elle est enchaînée. Cette écriture, presque illisible pour ceux qui ne l’ont pas étudiée, a quelque chose du trait impatient et fougueux de Napoléon ; mais, quoiqu’à demi formés, les caractères ont la fermeté et la netteté du burin. » C’est moins, on le conçoit, avec les yeux mêmes qu’avec la sagacité comparative et par la pénétration du tour, du jet habituel à Pascal, qu’on arrive à déchiffrer une écriture aussi elliptique ; aussi, à quelqu’un qui lui disait que ce travail devait bien lui fatiguer les yeux, M. Faugère put répondre : « Non, te n’est pas aux yeux qu’est la fatigue, c’est au cerveau. »

Je n’ai point dessein de raconter ici par le menu le plan d’une édition dont chacun va demain se pourvoir : dans le premier volume, M. Faugère a rassemblé les lettres, les petits traités, les pensées et fragments de Pascal qui ne se rapportent pas à son grand ouvrage sur la religion ; le second volume contient tout ce qui est relatif à ce dernier ouvrage. On pourrait signaler bien des pensées ou même des pages inédites58. Une des difficultés du nouveau travail était le classement de cette foule de notes et de petits papiers qui s’ajoutaient ; un excellent esprit de méthode a introduit l’ordre dans ce chaos. Une des sources les plus abondantes où M. Faugère a puisé pour les pièces explicatives lui vient de Clermont, et d’un digne janséniste, M. Bellaigue de Rabanesse, autrefois juge au présidial de cette ville, et d’une famille anciennement alliée à celle de Pascal. Ayant appris un peu vaguement que ce vieillard passait pour posséder des papiers curieux sur l’illustre ancêtre, M. Faugère fit le voyage de Clermont, et de là se rendit à la campagne où vivait M. Bellaigue, plus qu’octogénaire. Le bon vieillard semblait à tous assez morose, assez méfiant ; il n’avait jamais voulu communiquer ses trésors manuscrits à personne, même parmi les siens. Je ne sais si le nom de Gerson ou celui de Pascal opérèrent magiquement et furent le mot de passe, mais M. Faugère apprivoisa tout d’abord le vénérable octogénaire qui put s’étonner sans doute que, dans ce monde si lointain et si renouvelé, on sût si bien les choses d’autrefois, et qui crut reconnaître le doigt de Dieu : « Il me semblait, disait-il, que j’attendais quelque chose. » Il vint exprès à la ville (grand voyage qu’il n’avait fait de longtemps !), il entr’ouvrit ses volets fermés, il ouvrit ses poudreux tiroirs, et deux volumes, l’un de 950 pages environ, l’autre de 500, écrits tout entiers de la main du Père Guerrier, déroulèrent en lignes serrées à l’avide lecteur une foule de lettres d’Arnauld, de Saci, de Nicole, de Domat, etc., etc., surtout de Pascal et de sa famille. Le digne M. Bellaigue, heureux de voir ses richesses si bien comprises, et sentant se ranimer son étincelle, n’a pas vécu assez pour assister à l’accomplissement de l’œuvre tant désirée. Il est mort, il s’est éteint en février dernier, demandant jusqu’à la fin des nouvelles de l’édition de Pascal, et ne pouvant dire tout à fait comme le vieillard Siméon qu’il mourait content ; c’eût été trop de joie pour lui. M. Faugère nous a peint son vieil ami en une page touchante :

« Dans cet homme affaibli par l’âge, dit-il, quel zèle et quelle passion quand il parlait de monsieur Pascal ou de la sœur Jacqueline de Sainte-Euphémie, de M. de Saint-Cyran ou de la mère Angélique ! Il nous semblait voir et entendre un solitaire de Port-Royal-des-Champs, survivant à un autre âge59. Resté célibataire par dévotion, vivant dans la solitude, éloigné de la société par l’effet de cette susceptibilité, quelquefois injuste, mais respectable, qui naît de l’attachement à un certain idéal de perfection et de simplicité du cœur qui rend l’esprit délicat et difficile ; disant chaque jour son bréviaire avec la régularité d’un prêtre ; marquant par des prières chacun des anniversaires inscrits au nécrologe de Port-Royal ; aimant Dieu comme on ne sait plus l’aimer ; ayant réduit sa vie ici-bas à ne plus être qu’une aspiration vers l’éternité : tel était ce vieillard en qui s’est éteint, il y a peu de mois, un des derniers jansénistes. »

Dans ce même voyage d’Auvergne, M. Faugère trouvait un portrait précieux, celui de Pascal, jeune et beau, dessiné au crayon rouge par la main fraternelle de Domat. La feuille de papier du portrait avait été collée sur l’intérieur de la couverture d’un gros livre, d’un Corpus juris dont Domat se servait habituellement ; de sorte que, chaque fois qu’il feuilletait le livre, l’image de son ami lui repassait sous les yeux. Ce volume appartient à la bibliothèque d’un conseiller à la cour de Riom qui autorisa M. Faugère à faire prendre un fac-simile du dessin ; on l’a dans l’édition.

Je pourrais insister sur bien des détails de cette édition nouvelle, en tirer peut-être quelques remarques piquantes sur les leçons successives dont on a essayé et dont plus d’une vient ici s’évanouir ; mais on me permettra de m’en tenir à quelques réflexions plus générales, que je ne crois pas moins essentielles, car il y a longtemps que, moi aussi, j’ai le cœur gros sur Pascal et que j’étouffe bien des pensées.

D’abord, en reconnaissant combien les éditions précédentes étaient défectueuses, je ne saurais blâmer les premiers éditeurs, ceux de Port-Royal, comme on l’a fait trop unanimement. M. Faugère, avec un tact parfait, se garde d’insister sur ce blâme ; mais, en racontant et en développant les inexactitudes littérales qui ont été commises d’après divers motifs, il semble apporter de nouvelles preuves contre ces excellents hommes. Il y aurait beaucoup à dire en leur faveur, à leur décharge et à titre de circonstances très-atténuantes. On le sait, la Paix de l’Église venait d’être conclue ; les Arnauld, les Nicole, les Saci, sortaient à peine de la retraite ou de la prison. On leur propose de s’occuper des papiers de Pascal mort depuis quelques années, et d’en tirer quelque chose d’utile, d’édifiant, de digne d’être offert à l’Église d’alors et aux fidèles, un volume enfin qui puisse être montré aux amis et aux ennemis. On forme un comité d’amis ; le duc de Roannez est le plus zélé pour la mémoire de son cher Pascal, mais il ne prend rien sur lui, quoiqu’on ait pu dire, et c’est M. Arnauld, c’est M icole et autres experts qui tiennent le dé. La famille Perier était bien d’avis de retrancher, de modifier le moins possible : l’intérêt de famille se trouvait d’accord en ce cas avec l’intérêt littéraire (ce qui est si rare) ; mais il y avait d’autre part des considérations puissantes, invincibles, les approbateurs à satisfaire, l’Archevêque à ménager, la Paix de l’Église à respecter loyalement. C’est merveille, en vérité, qu’entre tous ces écueils, en présence de cette masse de papiers très-peu lisibles, de ces pensées souvent incohérentes, souvent scabreuses, on ait, du premier coup, tiré un petit volume si net, si lumineux, si complet d’apparence, et qui, même avec une ou deux bévues (pour ne rien céler), triompha si incontestablement auprès de tous. On a beau dire après coup sur l’exactitude littéraire, il y avait ici une question de fidélité bien autrement grave et qui dominait tout, et cette fidélité fut respectée des premiers éditeurs. Oui, l’esprit qui présida à cette première édition fut, je ne crains pas de le proclamer (et tout ce qui s’est passé à l’occasion de la dernière vient assez hautement à l’appui), fut, dis-je, un esprit de discrétion, de respect, de ménagement et d’édification pour les lecteurs. L’esprit qui a provoqué cette dernière édition, et que je ne saurais blâmer, puisqu’il est celui que tous, plus ou moins, nous respirons, est-il aussi parfait, aussi irréprochable, chrétiennement ou moralement ? Il est, à coup sûr, plus littéraire, plus artiste, plus sensible aux beautés de la forme, et j’ajouterai, plus insoucieux du résultat. Je ne le blâme pas, encore une fois, mais je le caractérise. Cet esprit se dit, et avec raison : « Mettons tout Pascal quand même ! » Faisons donc ainsi, puisque c’est le siècle ; mais ne blâmons pas trop les honnêtes devanciers.

Remarquez que je ne parle plus des éditeurs de Pascal durant le xviiie  siècle ou au commencement de celui-ci ; eux, plus libres, ils auraient pu, ils auraient dû améliorer, réformer peu à peu, à petit bruit, et chacun pour sa part, les éditions successives : ils auraient ainsi évité l’éclat final, ils auraient permis que cette révolution sur Pascal ne se fît pas.

Je reviens et j’insiste, parce que je suis pénétré de la vérité du point de vue. Aujourd’hui, il nous paraît bien facile de juger et de trancher des Pensées de Pascal ; en 1668, c’était un peu autrement. Il était mort depuis peu d’années, laissant un nom immense dû aux Provinciales et à ses problèmes. Ses amis savaient de lui mille choses dont nous ne nous doutons qu’à peine aujourd’hui ; ils avaient une impression réelle et vraie de sa personne et de son esprit, au lieu de tous ces types, un peu fantastiques, que chacun de nous s’est formés de lui d’après sa propre imagination. Mais, comme écrivain, il était bien moins dessiné alors qu’il ne l’est aujourd’hui pour nous. De ce monceau de petites notes inachevées, il s’agissait donc de tirer, de sauver, comme d’un naufrage, quelque chose qui donnât au public une idée de ses dernières méditations. Entre les exigences, les recommandations, disons le mot aussi, les superstitions de la famille et les dangers de la situation du côté de l’Archevêque et des puissances, on biaisa, on fit comme on put ; on raccorda, on tailla, on choisit. Des lettres à des personnes vivantes (la duchesse de La Feuillade, par exemple) fournirent quelques pensées dont on n’indiqua point la source : le pouvait-on ? Le devoir d’une critique saine, agissant à l’aise et à loisir, serait certes de moins se permettre ; le devoir d’une critique convenable et prudente était alors de transiger60. Ce qu’on fit, en somme, ne fut pas si mal fait, puisque c’est ce qu’on admira universellement, ce que les esprits les plus éminents approuvèrent, et ce sur quoi on a vécu deux siècles. Une meilleure édition n’est même possible aujourd’hui et l’on n’y a songé que parce que cette première a rempli tout son objet.

J’ai peine à me figurer, je l’avoue, l’édition d’aujourd’hui, si excellente philologiquement, si bien telle que nous la réclamons, avec ses phrases saccadées, interrompues, et ce jet de la pensée à tout moment brisé, j’ai peine à me la figurer naissant en janvier 1670, en cette époque régulière, respectueuse, et qui n’avait pas pour habitude de saisir et d’admirer ainsi ses grands hommes dans leur déshabillé, ses grands écrivains jusque dans leurs ratures. Ce n’eût été, à simple vue, qu’un cri universel de réprobation, un long sifflet, si on l’avait osé : « Mais, quoi ! aurait-on dit de toutes parts à MM. Arnauld et Nicole, quoi ! se peut-il que vous ayez permis une telle profanation du nom et de la mémoire de votre ami ? Ne pouviez-vous couvrir un peu ses nudités, lui prêter un peu des plis de votre manteau ? Ne pouviez-vous respecter un peu moins les reliques de l’homme, et un peu plus la vérité du sujet ? Ne deviez-vous pas surtout fermer quelques-unes de ces trappes qui s’ouvrent par endroits chez lui sous les pas des simples ?… » J’abrége ce discours que chacun peut varier aisément.

Pascal à part, on ne trouverait, en effet, dans ce grand siècle de Louis XIV, que trois hommes d’un goût tout à fait libre et indépendant, comme nous l’entendons, Bossuet, Molière et La Fontaine. Tout le reste est relativement timoré ; le goût des meilleurs voulait la régularité et ne concevait point qu’on s’en passât. Il faudrait en conclure du moins que cette première édition des Pensées était telle que le grand siècle pouvait l’admettre, et qu’il n’en aurait pu porter davantage : conclusion dont le retour ne laisse pas d’être infiniment flatteur pour nous.

On pourrait, sans trop de plaisanterie, soutenir que, pour que cette édition si conforme fût devenue possible et nécessaire, il fallait simplement une chose, c’est que Napoléon fût venu et qu’on eût dit de lui qu’il était le plus grand écrivain du siècle.

Quelques réflexions peut-être seraient propres à tempérer ce zèle qui nous a pris pour les fac-simile complets des écrivains. Trop de littéralité judaïque pour l’impression des œuvres posthumes est, qu’on y songe, un autre genre d’infidélité envers les morts : car eux-mêmes, vivants, auraient, en plus d’un cas, avisé et modifié

Selon l’observation excellente que j’entendais faire à M allanche, beaucoup de ces mots étonnants et outrés qu’on surprend sur les brouillons de Pascal (comme cela vous abêtira 61, pouvaient bien n’être, dans sa sténographie rapide, qu’une sorte de mnémonique pour accrocher plus à fond la pensée et la retrouver plus sûrement. Ces mots-là n’auraient point paru en public, et la pensée se serait vêtue avec plus de convenance à la fois et de vérité, en parfaite harmonie avec le sujet.

On se flatte d’atteindre plus au cœur de l’homme en fouillant ses moindres papiers. Hélas ! quoi qu’on fasse, il y a quelque chose qui ne se transmet pas. Ce qui reste de la pensée et de la vie intérieure des hommes, par rapport au courant continuel de leur esprit, n’est jamais que le fragment des fragments ; il nous manque les intermédiaires, ce qu’en ses ébauches surtout supprimait pour soi cette pensée rapide, parce qu’elle le supposait connu, ce que les amis habituels avaient chance de savoir tout simplement mieux que nous ne le devinons.

Ces demi-questions posées, ces réserves faites, hâtons-nous pourtant de reconnaître ce que nous possédons, ce que nous devons à l’application et à la sagacité pieuse de M augère d’avoir reconquis pleinement. On aura cette impression très-sensible à la lecture des premiers chapitres du second volume, de ces fameux chapitres sur l’homme, son divertissement, ses disproportions, sa grandeur, son néant. On a dit magnifiquement que bien des pensées de Pascal n’étaient que des strophes d’un Byron chrétien : c’est d’aujourd’hui surtout que ce mot se vérifie. Jamais la pensée brusque et haute ne s’était dressée jusqu’ici dans cette entière beauté d’attitude ; le ciseau bien souvent n’a fait qu’attaquer le marbre, mais le torse est là debout qui jaillit déjà pour ainsi dire, majestueux et plutôt brisé qu’inachevé. Oh ! pour le coup, nos bons premiers éditeurs n’avaient en rien l’idée de ce genre de beauté tronquée qui tient de celle de la Vénus de Milo, et, toutes les fois qu’ils avaient rencontré un audacieux fragment ainsi debout, ils l’avaient incliné doucement et couché par terre.

Il est temps d’arriver à la question du fond, à la question capitale, à celle qu’une curiosité légitime n’a cessé de se faire durant tout ce débat, et qu’il est fâcheux sans doute d’avoir laissé s’enfler au gré de la curiosité frivole. Définitivement, que croyait Pascal, et comment croyait-il ? Quoique j’aie ailleurs62 à revenir avec étendue sur ce point délicat, je m’en échapperai par avance ici. Au fait, on peut parler hardiment, aujourd’hui qu’un texte solide nous est rendu sur lequel nous avons pied ; on le pouvait même auparavant sans risquer de se compromettre. Déjà, dans d’admirables et discrets articles, un homme qu’il y a toujours profit à citer, M inet, avait proféré à ce sujet des paroles qui, si on les avait mieux lues ici, auraient fait loi63.

Il y a une manière très-usitée de prendre Pascal et de le présenter à grands traits dans son ensemble ; nous tous plus ou moins, écrivains de ce siècle, lorsque nous avons parlé de lui à la rencontre, nous sommes tombés dans cette manière-là. On voit en lui du premier coup d’œil un esprit supérieur, au-dessus de tous les préjugés de la société et des opinions humaines, autant que Molière pouvait l’être, mais à la fois un esprit inquiet, ardent, mélancolique, sans cesse aux prises avec lui-même, passionnément en quête de la vérité et du bonheur ; et alors l’idéalisant un peu, ou plutôt en faisant un type, comme on dit, un miroir anticipé de notre âge, on le présente comme le héros et la victime dans la lutte du scepticisme et de la foi, celle-ci triomphant provisoirement en lui, de même que le scepticisme, un siècle plus tard, l’eût emporté. Cette manière d’envisager Pascal n’est pas fausse, elle est au point de la perspective, approximative à distance, légèrement figurative. En le voyant ainsi, nous y mettons involontairement du nôtre, nous lui prêtons.

Il m’est arrivé, dans un chapitre de Port-Royal, d’avancer que chacun, plus ou moins, porte en soi son Montaigne, c’est-à-dire sa nature un peu païenne, son moi naturel où le christianisme n’a point passé. On pourrait presque affirmer de même que de nos jours, non point absolument chacun, mais tout esprit sérieux et réfléchi, tout cœur troublé, qui conçoit le doute et qui en triomphe ou qui le combat, porte son Pascal en lui, et, selon les manières diverses de souffrir et de lutter, on conçoit ce Pascal diversement : chacun de nous fait le sien. Ce point de vue vaudrait la peine d’être développé peut-être ; mais nous rentrons ici plus que jamais dans les types, et l’homme réel doit s’interroger de plus près.

Eh bien, si l’on vient à le considérer directement, que voit-on ? Un respectable écrivain, l’abbé Flottes, qui s’est attaché à venger Pascal des accusations de superstition et de fanatisme, a voulu également le justifier de tout soupçon, de toute atteinte de scepticisme, ce qui peut sembler un peu excessif et véritablement inutile64. Un jour que je parlais de cette prétention à l’un des hommes de ce temps qui sont le plus faits pour avoir un avis sur Pascal (je ne me permets pas de le désigner autrement), il me fut répondu par quelques-unes de ces paroles énergiques, impatientes, puissamment familières, et qui se gravent : « Eh ! pourquoi ne pas prendre Pascal comme il nous est donné, avec son scepticisme ? Il s’est fait chrétien en enrageant, il est mort à la peine. Je l’aime ainsi : je l’aime tombant à genoux, se cachant les yeux à deux mains et criant : Je crois, presque au même moment où il lâche d’autres paroles qui feraient craindre le contraire. Lutte du cœur et de l’intelligence ! Son cœur parlait plus haut et faisait taire l’autre. La fin du xvie  siècle lui avait légué ce scepticisme qui circulait alors partout, lui avait mis ce ver au cœur ; il en a triomphé, tout en en mourant. C’est là sa physionomie, c’est ainsi qu’il a sa vraie grandeur. Quelle manie de la lui ôter ! » Mais dans ces paroles mêmes si vives, si poignantes, il y a encore trop de l’homme de ce temps-ci, du Pascal tel que chacun le porte et l’agite en soi, du Pascal d’après Werther et René65.

Que si on s’en tient aux récits contemporains et à ses œuvres mêmes, on arrive à quelque chose de plus suivi et de plus cohérent, à quelqu’un de plus réel. Oui, Pascal parfois doute ou a tout l’air de douter, il conçoit et exprime le doute d’une façon terrible, mais c’est aussi qu’il a, qu’il croit avoir le remède. Sa foi, je le pense, fut antérieure à son doute ; lorsque ce doute survint, il ne trouva place que dans l’intervalle de ce qu’on a appelé ses deux conversions, et il fut vite recouvert. Si l’on peut dire qu’il revint à la charge et se logea toujours plus ou moins au sein de sa foi, c’était là une manière, après tout, d’être assez mal logé et mal à l’aise ; et Pascal ne lui laissa, jour et nuit, ni paix ni trêve. M inet a dit à merveille d’un jeune homme de ce temps-ci : « … Le scepticisme, par mille endroits, cherchait à pénétrer dans son esprit ; mais sa foi se fortifiait, grandissait imperturbablement parmi les orages de sa pensée. On peut le dire, le doute et la foi vivante, l’un passager, l’autre immuable, naquirent pour lui le même jour ; comme si Dieu, en laissant l’ennemi pratiquer des brèches dans les ouvrages extérieurs, avait voulu munir le cœur de la place d’un inexpugnable rempart. » Cette belle parole, qui exprime si bien un des mystères de la vie chrétienne intérieure, peut s’appliquer avec beaucoup de vraisemblance au vrai Pascal.

Remarquez encore que chacun porte dans sa philosophie et sa théologie son humeur, ce qu’on oublie trop. Pascal avait l’humeur inquiète et mélancolique : de là son coup d’œil un peu visionnaire. Bossuet avait l’humeur calme : de là en partie sa sérénité de coup d’œil. Et cela indépendamment de la grandeur de leurs esprits et de la nature des idées.

Se prévaloir contre la foi de Pascal de certain mode d’argumentation qu’il emploie hardiment et qui impliquerait le scepticisme absolu au défaut de la foi, c’est supposer ce qu’il s’agit précisément de démontrer, c’est oublier combien cette foi faisait peu défaut en lui, combien elle était pour lui chose réelle, pratique, sensible et vivante. Et qu’on ne dise pas que ce christianisme de Pascal était particulier, bizarre, excessif, en dehors des voies générales ; je ne nie pas qu’il n’ait eu quelques singularités de pratique ou d’expression ; mais dans le fond son christianisme ne diffère en rien du véritable et, j’oserai dire, de l’unique. Il est vrai qu’on est très-tenté de méconnaître celui-ci, tant on le voit souvent métamorphosé et sécularisé.

L’éditeur actuel de Pascal, M augère, qui vient de pratiquer de si près son auteur, incline, d’après plusieurs passages, à le ranger parmi les mystiques. Je ne contesterai pas cette qualification, si par mystique il est entendu qu’il s’agit surtout ici d’un chrétien, qui sans négliger les raisons et preuves qui parlent à l’intelligence, met la raison de sentiment au-dessus des autres. La foi parfaite, c’est Dieu sensible au cœur !

« Et c’est pourquoi, lit-on dans une pensée inédite, ceux à qui Dieu a donné la religion par sentiment du cœur sont bien heureux et bien légitimement persuadés ; mais à ceux qui ne l’ont pas, nous ne pouvons la donner que par raisonnement, en attendant que Dieu la leur donne par sentiment de cœur, sans quoi la foi n’est qu’humaine et inutile pour le salut. »

Ainsi, Pascal ne blâme pas la recherche ni la preuve rationnelle ; loin de là, il l’admet et en use à titre de préparation humaine ; on fait ce qu’on peut, et Dieu vient après. On prépare la machine (il affectionne cette expression), et l’âme ensuite y descend ; Dieu y met le ressort.

« Les hommes ont mépris pour la religion, dit-il encore ; ils en ont haine, et peur qu’elle soit vraie. Pour guérir cela, il faut commencer par montrer que la religion n’est point contraire à la raison ; qu’elle est vénérable, en donner le respect ; la rendre ensuite aimable, faire souhaiter aux bons qu’elle fût vraie, et puis montrer qu’elle est vraie : — vénérable parce qu’elle a bien connu l’homme, aimable parce qu’elle promet le vrai bien. » On n’aurait que le choix entre les passages pour faire voir que Pascal n’avait nullement dessein de pousser les choses à l’absurde, comme on le pourrait augurer d’après certaines pensées publiées isolément. Rendre la religion vénérable et aimable, il y a loin de là à vouloir abêtir, au sens où on l’a pris. Pascal, par l’ordre principal de son livre, était dans la ligne des grands apologistes chrétiens, quoique, plus qu’aucun d’eux sans doute, il serrât de près la gorge à l’homme.

Pascal luttait contre Montaigne, d’une part, pour montrer à cet indolent et à ses pareils les épines de l’oreiller et l’incertitude du néant ; il luttait contre Descartes, d’autre part, pour montrer à ce superbe et à sa bande le creux et la stérilité morale de leur démonstration métaphysique. Pascal ne croyait nullement à la possibilité ni à l’utilité d’établir au préalable le vestibule philosophique en dehors de la religion. Cela peut sembler bien dur. Qu’arrive-t-il pourtant depuis qu’on s’est mis à faire le vestibule si spacieux et si beau ? Beaucoup y restent et on n’entre pas.

« Il faut savoir douter où il faut, assurer où il faut, et se soumettre où il faut, » a-t-il dit en une parole déjà connue. Il avait écrit d’abord avec plus de hardiesse : « Il faut avoir ces trois qualités : Pyrrhonien, Géomètre, Chrétien soumis ; et elles s’accordent et se tempèrent, en doutant où il faut, en assurant où il faut, en se soumettant où il faut. » Ce mot-là le résume tout entier en ses divers aspects : pyrrhonisme et géométrie, ce sont pour lui des méthodes.

Il y aurait illusion aussi à prendre pour des convulsions de sa foi ce qui peut souvent n’avoir été que des brusqueries du talent. Pour preuve qu’elle était, malgré tout, assise et stable en lui, je ne voudrais que sa charité ; car la charité découle de la foi, comme la source du rocher. Et quelle charité chez Pascal, et dans ses actions dont quelques-unes ont échappé au mystère, et dans ses paroles où reviennent si souvent des accents d’humanité et de tendresse plus touchants en cette doctrine rigide ! Je renvoie à sa profession de foi 66 qui commence par ces mots : « J’aime la pauvreté, parce que Jésus-Christ l’a aimée. J’aime les biens, parce qu’ils donnent les moyens d’en assister les misérables….. » Que ce christianisme vrai et de source vient en démenti aux idées des plus sages païens ! Écoutez Pindare sur la richesse : à la manière dont il la célèbre, dont il la proclame l’astre glorieux et la vraie lumière des humains 67, on ne sait en vérité s’il n’en fait pas non-seulement l’accompagnement naturel et le cadre brillant des vertus, mais encore la condition et le moyen direct de la sagesse et de la félicité après la vie. Le christianisme est venu précisément bouleverser tout cela : le Calvaire fait le contraire des Jeux Olympiques. Selon Pascal, qui est du Calvaire, il n’y a de profond et de sérieux dans l’homme que la sainte pauvreté et le dépouillement, la tristesse féconde qui se change en joie ; tout le reste est légèreté. Il vous dira encore que la maladie est l’état naturel du chrétien. Si ces doctrines vous paraissent exagérées, transitoires, avoir besoin d’amendement, d’interprétation nouvelle, c’est une autre question ; mais, en fait, elles demeurent radicalement et primitivement chrétiennes, ou rien ne l’est. Dans le christianisme tel que nous l’entendons volontiers aujourd’hui, civilement et philosophiquement, on oublie trop une seule chose ; — mais pour ne pas avoir l’air de prêcher, quand je n’ai pour but que de rétablir le vrai sur Pascal, je prendrai un détour dont on ne se plaindra pas, avant de dire mon mot sur cette chose ou cette personne, qu’on oublie trop généralement aujourd’hui en parlant du christianisme.

Dans l’Hippolyte d’Euripide, lorsque le jeune et innocent chasseur est tombé victime de l’embûche que lui a dressée Vénus, Diane, sa divinité chérie, sa protectrice de tout temps et qui n’a pu toutefois le sauver, arrive du moins pour mettre ordre aux derniers instants, pour éclairer le malheureux Thésée et pour consoler, autant qu’il est en elle, le mourant. On apporte Hippolyte brisé sur un brancard, on le dépose devant le palais, et, Diane ayant dit un mot de pitié, le malheureux jeune homme s’aperçoit, à un certain soulagement qu’il éprouve, de la présence de la déesse.

hippolyte68.

O souffle divin ! quoique dans les douleurs, je t’ai senti et je suis soulagé. — Sachez que la déesse Diane est dans cette enceinte.

diane.

Oui, malheureux, la divinité la plus amie est près de toi.

hippolyte.

Vois-tu, ma souveraine, l’état déplorable où je suis ?

diane.

Je le vois ; mais les larmes sont interdites à mes yeux.

hippolyte.

Tu n’as plus ton chasseur, ton fidèle serviteur…

Et le dialogue continue sur ce ton ; Thésée s’y mêle, et la déesse réconcilie le père désolé avec son fils : « Je ne connais point, dit M e Schlegel, de scène plus touchante dans aucune tragédie ancienne ou moderne. » Au moment où elle profère les nobles et clémentes paroles, Diane, qui s’aperçoit qu’Hippolyte va trépasser, termine ainsi : « … Et toi, Hippolyte, je t’exhorte à ne point détester ton père ; c’est ta destinée qui t’a fait périr. Mais reçois mon dernier salut, car il ne m’est pas permis de voir les morts ni de souiller mon regard par des exhalaisons mortelles, et déjà je te vois approcher du moment fatal. » Et elle disparaît.

M. de Schlegel caractérise dignement les beautés pathétiques et pieuses de cette scène : « Nous voyons, dit-il, la majesté immortelle auprès de la jeunesse expirante, les déchirements du repentir auprès des émotions d’une âme pure. Diane montre pour les maux des humains toute la pitié qui est compatible avec son essence divine ; mais il y a néanmoins dans ses paroles je ne sais quelle empreinte d’une sérénité céleste… Il faudra bien convenir ici que les Anciens ont quelquefois deviné les sentiments chrétiens, c’est-à-dire ce qu’il y a de plus aimant, de plus pur et de plus sublime dans l’âme. » En adhérant aux observations exquises de l’excellent critique, j’avouerai pourtant qu’une chose m’a frappé, au contraire, en lisant ce morceau, en assistant à cette intervention compatissante de la plus chaste des divinités : c’est combien on est loin encore du christianisme, je veux dire du Dieu fait homme et mort pour tous. Quoi ! une déesse à qui les larmes sont interdites, une protectrice qui s’enfuit à l’odeur du mourant ! n’a-t-on pas encore affaire ici à des dieux nés pour l’ambroisie, qui sont esclaves de leur jeunesse et de leur beauté, qui n’osent compromettre leur bonheur ? Et voilà précisément à quoi j’en voulais venir ; les Pascal, les Rancé, ces purs et francs chrétiens, croyaient avant tout à Jésus-Christ dans le christianisme, à un Dieu-homme ayant exactement souffert comme eux et plus qu’eux, ayant sué la sueur d’agonie dans tous ses membres, et l’essuyant de leur front : de là leur force. Quand Pascal arrive à parler de Jésus-Christ dans son livre, il ne tarit plus : il tient du coup le centre et la clef, l’explication de la misère humaine aussi bien que le fondement de toute grâce ; les paroles magnifiques et précises qu’il emploie ne sauraient même se citer hors de place sans se profaner69. C’est pour n’avoir pas senti, pour avoir insensiblement oublié à quel point et à quel degré de réalité Pascal croyait à Jésus-Christ, au Dieu-homme et sauveur, qu’on a voulu faire de lui un sceptique. Certes il eût été sceptique sans sa croyance en Jésus-Christ, et cela vous semble peu de chose, parce que, si nous n’y prenons garde, nous devenons sujets, tous tant que nous sommes, en parlant beaucoup de christianisme, à ne plus bien savoir ce que c’est que Jésus-Christ au sens réel et vivant où il le prenait.

Qu’on veuille encore une fois se représenter l’état vrai de la question : des deux puissances qui sont aux prises chez Pascal et dont l’une triomphe, il en est une que nous comprenons tout entière, que nous sentons toujours et de mieux en mieux, le scepticisme, et quant à l’autre, quant au remède pour lui souverainement efficace et victorieux, nous sommes de plus en plus en train de l’oublier, ou du moins de le transformer vaguement, de n’y pas attacher tout le sens effectif ; de là nous nous trouvons induits, en jugeant Pascal, à transporter en lui le manque d’équilibre qui est en nous, à le voir plus en doute et plus en détresse qu’il n’était réellement sous ses orages.

Nous aurions pu, en nous appuyant au travail de M augère, nous étendre sur d’autres points qu’il discute lui-même dans son Introduction, mais nous avons mieux aimé aller au principal. En résultat, grâce à cette édition qui fixe le texte et coupe court aux conjectures, on a droit de dire, si je ne me trompe, que nous avons reconquis le premier Pascal, mais nous le possédons aujourd’hui par des raisons plus entières et plus profondes.

M. Sainte-Beuve aimait à opposer, par contraste avec la morgue pédante de certains hommes d’État du jour, ministres ou présidents du Sénat, la lettre suivante qu’il avait reçue de M e chancelier Pasquier. Elle se rapporte même à l’article qu’on vient de lire et qui paraissait alors tout récemment dans la Revue des Deux Mondes du 1er juillet 1844 :

« Monsieur et cher confrère,

« Mme de Boigne se lamente de ne pas vous faire70, et je me suis chargé de vous offrir une occasion de la venir chercher à Châtenay. Demain jeudi, j’y vais dîner. Je partirai après la séance de la Chambre des Pairs, que je préside. Si donc il vous convenait de vous trouver au Luxembourg sur les cinq heures, je vous offre place dans ma calèche. Nous pourrons causer de votre excellent article sur Pascal. Je l’ai lu avec un plaisir complet. Les coups d’encensoir obligés à M ousin ne vous ont pas empêché de lui donner71 sur les points qui sont précisément les essentiels.

« Tout à vous,

« Le C. Pasquier. »