(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Meurice » pp. 231-241
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(1904) Les œuvres et les hommes. Romanciers d’hier et d’avant-hier. XIX « Paul Meurice » pp. 231-241

Paul Meurice

Les Chevaliers de l’Esprit : Césara.

I

Voici un livre qui se donne de grands airs. Il veut être tout à la fois un traité de philosophie et un roman, — une métaphysique et un drame. L’auteur, Paul Meurice, n’avait jamais montré de prétentions si hautes ; mais tout finit par pousser dans la vanité des hommes, et il arrive toujours un moment où le melon est mûr… Quoiqu’il eût romancé déjà, Paul Meurice n’est guères connu comme romancier. Mais il est très compté comme auteur dramatique, — un auteur dramatique de seconde ou de troisième catégorie, — et surtout comme un des prêtres de l’Église Hugo, de cette Église où Victor Hugo, l’archevêque, selon l’expression si comique et si vivante de Cousin, pontifie depuis plus de trente ans, sous son fameux dais historique.

Paul Meurice, — qui va seul pourtant, autant que peut aller seul un homme qui s’est donné à un autre homme comme autrefois on se donnait au diable, et qui lui appartient comme un de ses plus fidèles mamelouks, — Paul Meurice est allé souvent deux. On l’a vu s’acoquiner jusqu’à la jupe de madame Sand, avec qui, je crois, il a fait Cadio et Les Messieurs de Bois-Doré. Et je dis, moi : je crois… mais le monde n’en sait rien. Cadio et Les Messieurs de Bois-Doré sont, dans l’opinion du public, de ce gros public qui fait les gros succès, uniquement de madame Sand, dont la jupe, comme un éteignoir, a couvert et éteint tout net la collaboration de Meurice, et l’a payé ainsi de son manque de fierté ; car si toute espèce de collaboration est déjà un assez humble aveu d’infériorité, la collaboration spéciale dans laquelle un homme sera toujours pris pour avoir fait la femme de l’association, est un manque absolu de fierté. Certes ! Paul Meurice n’est pas dépourvu de talent, — et je dirai tout à l’heure le talent qu’il a, — mais entre son adoration génuflexoire pour Hugo et sa collaboration avec madame Sand, son talent est assez mal placé pour produire un grand effet et pour qu’on lui rende une justice entière. Il s’est mis lui-même à la suite, et, position qui le punit de l’avoir choisie, même quand il va seul comme aujourd’hui il ne fait jamais d’autre effet que d’être un homme de derrière quelqu’un.

Son livre, qui n’est, du reste, que le commencement d’une série de romans à publier sous ce titre : Les Chevaliers de l’Esprit, n’est point, comme on pourrait le croire, une œuvre d’art et de nature humaine désintéressée : c’est un livre d’apostolat et de propagande. L’auteur de Césara 25, le prêtre de l’Église Hugo, est aussi, par la même occurrence, l’apôtre de cette autre Église humanitaire qui flambe neuf et va remplacer incessamment la vieille religion divine qui avait suffi jusque-là aux plus forts et aux plus nobles esprits, mais qui ne suffit plus maintenant, même aux plus imbéciles… Or, c’est dans les intérêts de cette religion humanitaire que l’auteur de Fanfan la Tulipe, laissant là les amusettes du théâtre où il s’est oublié si longtemps, s’est mis à écrire cette grande pancarte, qui aura plusieurs cartons, et qu’il appelle Les Chevaliers de l’Esprit, titre un peu vague. Madame de Genlis avait fait Les Chevaliers du Cygne, et cela se comprenait bien mieux ; car il y a eu, au Moyen Âge, des Chevaliers du Cygne, du Lion rampant, de la Panthère, etc., appelés ainsi du timbre de leurs écus. Mais des Chevaliers de l’Esprit, il n’y en a eu que dans la tête de Meurice, que voilà obligé de nous apprendre ce qu’il entend par là dans l’introduction de son livre ; et, ce qu’il entend, le croiriez-vous ? c’est toute la cohue de la Libre Pensée ! En effet : « Qu’est-ce que l’esprit ? — dit Meurice. — Autrefois, c’était le Saint-Esprit. Maintenant, c’est le Libre-Esprit ! »

Quelle jolie pirouette ! et que nous voilà bien renseignés !

II

Et cette explication légère, facile, impertinente pour le Saint-Esprit, Paul Meurice, qui en a conscience, finit par en avoir un peu honte, et, redevenu modeste tout à coup : « Nous n’avons nulle prétention — dit-il agréablement — de fonder notre petite religion les pieds sur nos chenets. » Malheureusement, ce n’est pas bien long, cette modestie ; il reprend presque aussitôt le ton de sa maison, l’insupportable ton hugolâtre : « Dieu ! — dit-il — peut cependant être regardé par la pensée, comme par les yeux l’abime et le soleil. »

Car ils ont beau se mettre un instant les pieds en l’air, comme Hérodiade dansant devant Hérode, ces culs-de-plomb, pour se faire légers ! le plomb qu’ils ont là les ramène, par son poids, sur le large organe qui remplit leurs grègues de sa lourdeur. « Pour éviter le vertige, — continue Paul Meurice, — il suffit d’une rampe de bois entre le regard et l’abîme ; pour éviter l’éblouissement, il suffit d’un verre dépoli entre la prunelle et le soleil Pour dissiper le mystère, — (le mystère de la sainte Trinité, excusez du peu !) — il suffit du plus simple relatif entre la pensée et Dieu. » Et le voilà qui part de Shakespeare :

On ne s’attendait guère
À voir Shakespeare en cette affaire !

(car ils rêvent de Shakespeare, de la divinité de Shakespeare, tous ces poétereaux romantiques qui ne croient pas à la divinité de N.-S. Jésus-Christ !) pour nous démontrer le Dieu en trois personnes : — Shakespeare est un homme et un créateur dans l’humanité, et l’humanité, c’est Dieu, et c’est l’humanité qui fait Dieu, dit Meurice, qui n’est, en somme, qu’un hégélien, comme vous voyez, tombé du baragouin d’Hegel dans le baragouin d’Hugo, deux effroyables baragouins !

Eh bien, ce sont ces intelligents messieurs, qui soutiennent que Shakespeare explique la Trinité, qui prétendent que l’humanité pond son Dieu, ce long Dieu du devenir qui ressemble à un câble et que l’humanité fait et augmente d’une spirale tous les jours ; ce sont ces messieurs, qui soutiennent les droits du corps autant que les droits de l’esprit, et qui, niant toutes les négations, nient le péché, le châtiment, la guerre, la mort et l’enfer ; ce sont eux, ces messieurs, que Paul Meurice appelle : « les Chevaliers de l’Esprit » ! Nous, nous les appellerions : « les Chevaliers de la Bêtise ». Mais nous ne ferions jamais de roman sur eux.

III

Césara, le héros du roman que Paul Meurice soude à toute cette étincelante philosophie, est donc un Chevalier de l’Esprit, mais dans l’ordre et l’action politiques. Césara est un polonais (nécessairement), un grand seigneur polonais, qui foule aux pieds sa naissance comme le marquis de la Fayette. C’est un carbonaro, un humanitaire, un philosophe, un révolutionnaire qui se bat pour la Révolution, fait des livres, car il faut toujours faire des livres dans l’école Hugo, et devient ministre, pour introduire au pouvoir la Révolution qu’il n’y introduit pas ; puis, comme toujours, accusé de trahison par ses amis, les autres Chevaliers de l’Esprit, qui n’ont point, eux, de ministère, finit par mourir de son ministère et de cette calomnie, comme un petit garçon, et non point comme un grand homme. Tel le sujet du roman de Meurice, et ce sujet, sous une plume virile et suffisamment essuyée des badauderies qui enniaisent la sienne, pourrait, malgré la faiblesse du caractère de son héros, tué par une opinion qu’il prend pour sa conscience, être intéressant, — comme l’est toute lutte ardente et funeste. Mais pour cela il ne faudrait pas que les idées philosophiques de l’auteur eussent préexisté au roman qu’il devait écrire, pour en diminuer ou pour en détruire le pathétique et la vérité !

Et, en effet, Paul Meurice vaut bien, après tout, la plupart des romanciers de ce temps ; et de talent il était bien capable de nous dresser en pied un Césara grandiose qui aurait été un double héros, tout à la fois le héros de la vie publique et celui de la vie privée. Il pouvait même, en copiant l’histoire, donner à son Césara la virginale austérité d’un Saint-Just ou la majestueuse moralité d’un Washington. Mais non ! Voilà que dès les premières pages de son roman Paul Meurice, asservi aux folles idées de sa préface, nous peint son immense Césara, son « Chevalier de l’Esprit », son homme d’État des temps futurs et qui s’est dévoué à en devancer et à en préparer l’heure, couché sur un canapé, à quarante-cinq ans, — l’âge d’Arnolphe dans la comédie, — avec la chanteuse Miriam, sa maîtresse, qu’il tient par la nuque, « sous ses boucles brunes », et à laquelle il débite toutes les puérilités de l’amour qui nous semblent si bêtes après quarante ans ! « Tu es belle. Les autres ne savent pas comme tu es belle. Ne le leur dis pas, veux-tu ?… Cache-leur le secret de cette beauté profonde qui me luit aux heures mystérieuses », et autres hugoteries semblables, hémistiches souvenus des Feuilles d’automne. Et non seulement le héros de la vie publique est misérablement rapetissé dans ces fades mièvreries d’un jouvenceau et d’un poète, mais l’autre héros, le héros de la vie privée, disparaît aussi dans cet amour benêt… et adultère ; car le noble Césara est marié. Il a femme et enfants, une femme à laquelle il aurait pu demeurer fidèle comme le premier honnête homme venu, si Meurice n’avait pensé que le Chevalier du libre esprit devait être en même temps le Chevalier du libre amour !

Césara donc, Césara, cet idéal de grandeur et de génie, dont le romancier n’entend pas nous faire voir la faiblesse, mais la force, n’est plus qu’un homme qui a vautré son cœur dans un concubinage vulgaire. Seulement, voyez où va le conduire ce concubinage, qui n’est d’abord pour lui qu’une dégradante vulgarité ! Quand, sorti de chez sa maîtresse pour rentrer chez sa femme, il y trouve des enfants qui, tout à l’heure, par le fait du roman, vont le mettre au supplice (sa fille en voulant épouser le fils d’un ennemi politique, son fils en jugeant et en réprouvant sa conduite quand il accepte le ministère), ce père, qui aurait pu être sublime dans ce déchirement de Laocoon, dévoré non plus par des serpents, mais par ses propres enfants, a perdu le bénéfice et l’auguste caractère de la paternité, et tous les sophismes de l’auteur n’ont pas le pouvoir de les restituer à cette paternité souillée. Dégradé par un indigne et sot amour comme homme, comme époux, comme tête qui pense, comme citoyen, comme chef d’État, Césara est encore dégradé comme père. Il cède sa fille à son ennemi, tremble devant la conscience armée de son fils, qui se tait et s’éloigne en emportant respectueusement son mépris, et il meurt de tout cela, comme un homme sans puissance d’ambition et d’idées ; car les grands hommes peuvent bien être tués par leur ambition ou par leurs idées, mais ils ne se laissent pas, comme une jeune fille allemande, mourir !

Ainsi, pour conclure, tout a tourné à mal dans ce roman, sous le dégât de cette ridicule théorie qui le précède. Littérairement trop martelé, trop retentissant des hugotismes qui tyrannisent la mémoire ou la pensée de l’auteur, il a parfois des pages d’une certaine grâce et même d’une certaine force ; mais tout cela se noie et se perd dans l’absurdité d’un système (si on ose ainsi nommer de telles billevesées) qui a eu sur Paul Meurice la même influence que sur son livre et sur son héros. Césara, l’ennemi de l’Église romaine, meurt révolté, mais béni par l’Église romaine, plus forte que lui. Eh bien, Paul Meurice est comme Césara révolté ! Meurice, le révolutionnaire, comme Césara, l’homme d’Hegel et d’Hugo, est aussi, malgré lui, béni par l’Église, dans ce livre, levé, comme une arme, contre elle !

IV

Ironie de la vérité dont ne se doutent même pas les hommes qui sont l’objet de cette tranquille ironie, ses ennemis les plus acharnés participent encore d’elle… et c’est là sa manière de se moquer d’eux ! Tous les révolutionnaires de ce temps qui, comme l’auteur de Césara, ont déclaré une guerre implacable à cette religion du passé qui s’appelle le Christianisme, ne savent pas, ne sentent pas qu’ils sont plus chrétiens qu’ils ne pensent. S’il y a au fond de leurs doctrines de perdition, comme dans ce livre de Césara, malgré ses folies, un enthousiasme, une compassion, un je ne sais quoi qui puisse faire illusion encore aux âmes et aux esprits sur l’erreur radicale que respirent ces malheureuses doctrines, cet enthousiasme, cette compassion, ce je ne sais quoi qui fait illusion encore, c’est le Christianisme qui l’y a mis ! Paul Meurice, dans bien des pages de son détestable livre, a pourtant, lui aussi, de cette huile consacrée que l’archevêque de Vienne étendait sur les yeux et les lèvres de Césara expirant ! Le baptême couvre encore le révolté, la tête dure du révolté dans Meurice, et il n’aurait pas reçu le baptême que sa tête n’en nagerait pas moins dans dix-huit cents ans de Christianisme, qui, eux aussi, sont un baptême, et qu’on n’efface pas avec les quelques gouttes d’encre de l’orgueil !

Tous ces insurgés de l’heure présente, dans un aveuglement que Dieu permet et qu’ils ont mérité, retournent, croyant faire du nouveau, l’esprit chrétien faussé contre le Christianisme. Il n’y a que le diamant qui puisse couper le diamant. Il n’y a qu’avec des débris d’idées chrétiennes qu’on peut attaquer la religion chrétienne. Mais que peut cette poussière de diamant brisé contre le diamant de l’Église ?… Les hommes des temps et des progrès futurs ne sont que les hommes dévoyés du passé. Ils ne sont, en y regardant bien, que les pillards de l’Évangile, obligés de le répéter, même en le travestissant, même en le niant. Leur socialisme, dont ils font tant les fiers, n’est que du Christianisme renversé, et c’est la seule chose qu’il nous faille leur dire quand nous voulons nous moquer d’eux : Vous n’inventez pas dans l’erreur. Vous êtes stériles, et sans nous que vous insultez, sans nous, chrétiens, vous n’auriez pas même d’injures à nous dire.

Vous ne seriez pas !