(1870) La science et la conscience « Chapitre I : La physiologie »
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(1870) La science et la conscience « Chapitre I : La physiologie »

Chapitre I : La physiologie

Il n’est pas nécessaire d’être fort au courant des questions philosophiques du temps pour savoir qu’il n’y a point entente entre la science et la métaphysique.

Ce divorce est chose grave assurément, en ce qu’il a suscité l’école et la méthode dites positivistes, qui relèguent les questions de cause, de principe et de fin, parmi les problèmes scientifiquement insolubles, et en font un pur objet d’imagination, de sentiment et de foi peur l’âme humaine. Jusqu’ici pourtant la lutte n’était qu’entre des doctrines spéculatives, et l’esprit s’agitait dans les hautes régions de la pensée. On pouvait espérer sauver du naufrage des théories métaphysiques certaines vérités d’expérience intime qui ont toujours fait la base des sciences morales, comme le libre arbitre, la responsabilité, le devoir, le droit ; mais il s’agit maintenant d’un débat tout autrement sérieux que le dialogue éternel entre le spiritualisme et le matérialisme. La question n’est plus entre la science et la métaphysique ; elle est entre la science et la conscience, entre la science et la morale.

Nulle science digne de ce nom ne se borne à l’observation, à l’analyse et à la description des faits ; toutes les sciences, quel qu’en soit l’objet, que ce soit la nature, l’homme ou la société, ne s’arrêtent point dans leurs recherches avant qu’elles n’aient découvert et formulé les lois qui régissent les phénomènes. Or c’est là précisément en quoi consiste ce que les savants, M. Claude Bernard en tête, appellent le déterminisme, sorte de nécessité naturelle ou morale qui remplace, dans toute œuvre vraiment scientifique, la contingence arbitraire des réalités physiques ou morales dont la loi reste à déterminer. C’est ainsi que l’étude de la nature, l’étude de l’histoire, l’étude de l’esthétique, l’étude de toute chose, ne devient une véritable science que du moment où les faits qu’elle comprend ont été ramenés à des lois plus ou moins susceptibles d’être traduites en formules. Pour toutes les sciences de la nature, mécanique, physique, chimie, biologie, il y a trois siècles que cette direction est suivie, on sait avec quel succès. Quant aux sciences morales proprement dites, ce n’est guère que depuis le commencement de ce siècle qu’elles ont été appliquées à la recherche des lois, et comme, dans l’accomplissement de cette tâche, elles n’ont pas rencontré des conditions aussi favorables, il faut dire qu’elles ne sont point parvenues à des résultats aussi satisfaisants. On sait les tâtonnements, les incertitudes, les contradictions de l’histoire et même de l’économie politique dans cette partie la plus haute, mais aussi la plus difficile de leur œuvre. Il n’en est pas moins vrai que ces sciences tendent de plus en plus, par la réduction des phénomènes à des lois vers ce déterminisme qui fait le caractère propre de toute œuvre scientifique. Si des sciences particulières la pensée s’élève à la spéculation générale qui embrasse tout l’ensemble des connaissances humaines et tout le système de la réalité universelle, on est bien plus frappé encore du caractère de nécessité logique ou métaphysique que présente l’enchaînement des idées, des principes et des conclusions dont se compose chacune de ces grandes et vastes synthèses. Tout se produit, se développe, s’explique par des lois inflexibles dans les systèmes de Spinosa, de Malebranche, de Leibniz, de Schelling, de Hegel. Le mot même de déterminisme, aujourd’hui appliqué à tout ce qui se nomme science, est la formule de la philosophie des monades.

Que devient l’être moral, l’homme de la conscience avec ses attributs propres, au sein de cette fatalité universelle ? Où est le rôle, où est la place de la personne humaine dans une philosophie naturelle qui explique tout par un concours de forces physiques, dans une science historique qui explique tout par l’action irrésistible des grandes forces naturelles et sociales, dans une spéculation métaphysique qui explique tout par le procès logique des idées ? Que deviennent le libre arbitre, la responsabilité, la moralité, la personnalité de l’être humain, individu, peuple, race, sous l’empire d’une pareille nécessité ? C’est ce que nous allons rechercher d’abord à propos des expériences et des conclusions de la physiologie, nous réservant de faire le même travail à propos des théories historiques et des spéculations métaphysiques.

Ici le débat est au cœur de la nature humaine. La physiologie contemporaine a pénétré dans le sanctuaire même de la vie morale ; elle entend y régner et y dicter ses arrêts comme dans le domaine de la vie physique. Elle explique la pensée, la volonté, la moralité à sa manière, c’est-à-dire en altérant les caractères essentiels de toutes ces choses et en les ramenant aux lois de la nature. Si la psychologie réclame contre une telle usurpation, la physiologie lui répond : Taisez-vous, vous n’êtes pas une science, et la science seule est juge en ceci comme en tout le reste. Votre sentiment de la liberté, de la responsabilité, n’est qu’une illusion : votre analyse de la volonté, n’étant point d’accord avec nos explications, n’a aucune autorité scientifique. Il est vrai que l’homme se croit l’auteur de ses actes : il peut être bon qu’il le croie pour la persévérance des efforts et le développement du caractère ; mais c’est là tout ce que la science peut accorder. La vérité vraie est que l’auteur est la nature, et que, dans la vie morale comme dans la vie physique, tout se fait et s’explique par le jeu des forces naturelles.

Pourquoi le nier ? Dans ce débat entre la science et la conscience, l’opinion du monde savant semble quelque peu complice de la physiologie. Aujourd’hui la faveur n’est point aux expériences et aux analyses du sens psychologique. L’esprit de notre temps est plus enclin à regarder toutes choses du dehors que du dedans ; il a plus de goût pour la contemplation des réalités extérieures que pour l’intuition des réalités intimes. A vrai dire, la psychologie n’a jamais été l’étude de prédilection de notre pays, dont le génie, si nous ne nous trompons, se prête bien mieux à la déduction logique et même à la spéculation métaphysique. Nous avons eu beaucoup de grands logiciens depuis Pascal et Descartes jusqu’à Lamennais. Nous avons eu, en moins grand nombre, des métaphysiciens comme Malebranche. Nous n’avons eu qu’un grand psychologue, Maine de Biran, qui est resté obscur d’abord et qui n’a pas fait école, et un grand professeur de psychologie, Théodore Jouffroy, dont la méthode d’analyse a été bien vite abandonnée pour la méthode d’exposition historique. Ce n’est pas seulement dans les études philosophiques et morales qu’on voit le défaut de sens psychologique de l’esprit français ; on le retrouve dans nos poésies et dans nos romans, si sobres de ces détails de la vie intime qui surabondent chez les poëtes et les romanciers de race saxonne. Il est vrai que quelques-uns de nos poëtes et surtout de nos romanciers ont abordé en maîtres la grande psychologie, la haute analyse des passions, des mœurs et des caractères ; mais en y regardant de près, on s’aperçoit que, dans ces brillantes et fortes peintures, l’éloquence, la logique, le sentiment de l’idéal ont encore plus de part que la représentation exacte et minutieuse de la réalité. En un mot, la création y domine toujours plus ou moins l’observation. Ce qui est certain, c’est la tendance générale de l’esprit contemporain à appliquer à l’étude des phénomènes moraux, soit la méthode historique, soit la méthode physiologique, soit cette méthode d’observation indirecte et d’induction que pratique l’école de Bacon, négligeant de plus en plus l’observation intime et directe, qu’elle n’est pas éloignée de confondre avec la spéculation métaphysique proprement dite. Pour le moment, voyons à l’œuvre la méthode physiologique.

I

On a dit bien souvent que la science est une comme la vérité, et que, si l’homme la divise en tant de parties, c’est qu’il est impuissant à l’embrasser dans sa réelle et vivante unité. Il est certain que tout tient à tout dans l’univers : il existe par conséquent entre toutes les sciences humaines certains rapports qui ne permettent à aucune de refuser les lumières que peuvent lui offrir celles qui s’en éloignent le plus dans l’ordre de parenté. Mais il est deux sciences surtout dont on peut dire qu’elles sont sœurs dans le sens le plus intime du mot : c’est la physiologie et la psychologie. Ici en effet, ce n’est plus de rapports entre objets différents qu’il s’agit, comme entre les objets de la géométrie, de la chimie, de l’histoire naturelle. L’objet de ces deux sciences est le même individu, l’homme, et il semble qu’on ne puisse les séparer que par une abstraction qui fait violence à la nature des choses. Pourtant cette distinction est presque aussi vieille que l’esprit humain, ce qui montre combien elle est naturelle et nécessaire. De tout temps, qu’on s’entendît ou non sur les principes et sur les causes, deux ordres, on pourrait dire deux mondes de phénomènes ont été étudiés, décrits et classés. Si les mots de physiologie et de psychologie n’ont reçu que depuis la science moderne leur signification propre, il y a longtemps que l’homme physique et l’homme moral étaient l’objet d’observations, d’expériences, d’analyses, de descriptions, de méthodes spéciales de la part des médecins, des savants, des philosophes, des moralistes, des poëtes. De tout temps, l’homme a été étudié de deux manières, par les sens extérieurs et par le sens intime.

Et, de même que les philosophes et les physiologistes eux-mêmes ont toujours distingué l’homme moral de l’homme physique, de même ils ont toujours reconnu les rapports qui les unissent. Dans l’antiquité, cette dernière question n’a guère moins préoccupé les philosophes que les médecins. Platon, dont le spiritualisme va jusqu’à la parfaite indépendance d’une vie purement spirituelle dans un monde supérieur, fait résider les trois facultés de l’âme, l’intelligence, l’activité, l’appétit, dans les trois parties du corps, la tête, le cœur et le ventre. Plus spiritualiste que son maître en ce qui concerne l’âme pensante, puisqu’il n’admet pas qu’elle ait besoin d’organes pour agir, Aristote ne se borne point à reconnaître pour les deux autres âmes des organes correspondants ; il les fait rentrer dans l’histoire naturelle, paraissant ainsi les confondre avec les autres principes de la vie physique. Galien met toute sa science physiologique au service de la doctrine de Platon. Descartes fait résider le principe même de la pensée dans la glande pinéale. Bossuet place aussi l’âme dans le cerveau, sans désigner la glande pinéale ; quand il dit que l’âme et le corps forment un tout naturel, voulant par là exprimer la nature intime du lien qui rattache l’âme au corps, il se montre moins fidèle à la psychologie de Platon et de Descartes qu’à celle d’Aristote. Selon Malebranche, l’âme et le corps ne sont l’un pour l’autre qu’une cause occasionnelle d’action et de mouvement ; c’est Dieu qui est le véritable moteur. Pour Spinosa, il n’y a qu’une simple correspondance d’actions et de mouvements au sein de la substance universelle. Pour Leibniz, qui admet la distinction et l’activité propre des substances, l’âme et le corps sont comme deux horloges dont les mouvements et les actes se produisent spontanément en vertu d’une harmonie préétablie, comme dans tout le reste de l’univers. Cudworth explique les rapports de l’âme et du corps par l’hypothèse d’un médiateur plastique. Stahl fait de l’âme le principe unique de tous les phénomènes de la vie physique. Au siècle dernier, l’école de la sensation, qu’elle admette ou non la spiritualité de l’âme, tend, en vertu de son principe, à exagérer l’influence du physique sur le moral. Helvétius va jusqu’à expliquer par la conformation de la main la supériorité de l’homme sur l’animal, fait que d’autres attribuent à l’organe vocal ou à un ensemble d’organes plus parfaits chez l’homme que chez les animaux. Bonnet ne peut croire à la séparation de l’âme et du corps. Si le philosophe professe la spiritualité du principe pensant, le physiologiste explique toute la vie morale en subordonnant l’activité de l’âme à la sensibilité, cette sensibilité au jeu des fibres, et le jeu des fibres à l’action des objets. Bichat rapporte toutes les fonctions de l’intelligence à la vie animale et toutes les passions à la vie organique. Enfin le dernier mot de l’école de la sensation sur la question des rapports du physique et du moral se trouve dans l’ouvrage de Cabanis consacré à montrer surtout que le moral chez l’homme n’est encore que le physique considéré sous un certain aspect : la pensée n’est qu’une sécrétion du cerveau.

Avec notre siècle commence une réaction contre la philosophie de la sensation. Maine de Biran répond au livre des Rapports du physique et du moral en distinguant deux vies, deux âmes, deux hommes, la vie, l’âme propres à l’homme animal, et la vie, l’âme propres à l’homme vraiment humain, dont l’attribut est la volonté. Il sépare si bien les deux points de vue ou plutôt les deux réalités qu’il eût dit volontiers de la volonté ce qu’Aristote a dit de la pensée, qu’elle est le seul acte de la vie humaine qui n’ait pas besoin d’organe. Tout en conservant à la conscience des facultés comme la sensibilité, la mémoire, l’imagination sensible, que Maine de Biran avait reléguées dans la vie animale, Jouffroy admet avec Platon, Aristote, Descartes, Maine de Biran, une âme qui vit d’elle-même et par elle-même, qui agit, s’observe, se contemple dans les profondeurs de son essence, se voit elle-même et elle seule, en un mot, une âme à part du monde extérieur. Sa méthode d’observation immédiate et directe, mal comprise à cause de quelques expressions équivoques, fut peu goûtée et peu pratiquée par les philosophes eux-mêmes. Son spiritualisme parut exagéré dans quelques-unes de ses explications touchant certains phénomènes, comme le rêve, où il trouva un habile contradicteur dans la personne du docteur Bertrand, médecin et naturaliste éminent prématurément enlevé à la science.

Cette réaction psychologique, malgré l’autorité des noms qui la représentaient et le talent littéraire de l’école qui la soutint, n’arrêta point l’ardeur des recherches ni l’essor des ambitions physiologiques dans la question toujours agitée des rapports du physique et du moral. On vit bientôt les plus célèbres physiologistes contemporains, Gall, Broussais, Pinel, Esquirol, Richerand, Magendie, Flourens, s’engager plus avant dans la voie ouverte par l’école de Buffon, de Bonnet et de Cabanis, mais avec des méthodes d’observation plus conformes aux progrès des sciences naturelles. Jusque-là, le problème avait été résolu d’une manière vague ; on n’avait fait appel qu’à une expérience banale qui ne portait que sur des faits significatifs sans doute pour la thèse générale, mais sans suite et sans conséquence pour une véritable doctrine scientifique. Cabanis lui-même, dans son grand ouvrage, n’avait guère fait que recueillir et condenser les observations des médecins, des philosophes et des moralistes, en y ajoutant les siennes et en faisant servir le tout à une conclusion beaucoup trop absolue. Dans notre siècle, l’art d’observer et l’art d’expérimenter ont fait de tels progrès que la question tant débattue changea bientôt de face avec la physiologie tout entière. Qui ne sait par les résultats ce qu’ont produit pour l’avancement de la science l’observation spéciale, l’observation comparée, la statistique, l’expérimentation appliquée aux êtres vivants ? Lorsque Pinel et Esquirol déterminèrent les états et les causes physiologiques de la folie par un ensemble aussi complet d’observations et d’analyses ; lorsque Gall et Spurheim, même en des recherches qui ne devaient aboutir qu’à une doctrine bientôt abandonnée, essayèrent de montrer, à la surface du cerveau, les nombreux organes de nos diverses facultés mentales ; lorsque Magendie et surtout Flourens commencèrent leurs belles expériences sur les êtres vivants, continuées avec tant de succès par les naturalistes et les physiologistes de nos jours, afin d’arriver à déterminer d’une façon précise et sûre les vraies conditions organiques des fonctions de la vie intellectuelle et morale : — tous ces travaux, exécutés par les facultés les plus rares de l’esprit aidées des méthodes les plus ingénieuses et des instruments les plus délicats, ont répandu de telles lumières sur la question des rapports du physique et du moral qu’il en est sorti, non plus une doctrine vague et conjecturale, mais une véritable science.

La tentative phrénologique de Gall et de son école eut ceci de scientifique qu’elle avait pour but de substituer à une juste, mais vague affirmation des rapports entre l’homme physique et l’homme moral, une classification des organes cérébraux exactement correspondants aux facultés, aux capacités, aux instincts, aux appétits de l’âme humaine, de manière que cette classification pût servir de base à une véritable théorie des faits psychologiques. Malheureusement ni la psychologie ni la physiologie n’ont confirmé cette doctrine. On a constaté par des exemples nombreux des états physiologiques entièrement différents et même contraires chez les individus dont le crâne offrait les mêmes apparences à la surface. D’une autre part, les physiologistes de nos jours opposent victorieusement des expériences décisives et un bon nombre d’observations pathologiques à cette dislocation des facultés réparties par les phrénologistes dans des départements isolés du cerveau. L’expérience et l’observation enseignent que les diverses parties des hémisphères cérébraux, surtout de la substance grise, peuvent se suppléer ; qu’une partie relativement minime, particulièrement chez les animaux, peut suffire à remplir les fonctions du tout1.

Abandonnant la voie de la phrénologie, où elle avait espéré d’abord trouver une théorie scientifique des rapports du physique et du moral, la physiologie reprit le même problème par une autre méthode aussi sûre qu’ingénieuse. On savait depuis longtemps que tout concourt et conspire au phénomène vital dans le système organique, depuis les organes extérieurs jusqu’au cerveau, que l’action des objets étrangers produit une impression, que cette impression, transmise au cerveau parle système nerveux et les organes intermédiaires, se transforme en sensation d’abord, puis en perception proprement dite, et y éveille l’intelligence et la volonté, qui n’entrent en jeu qu’à la suite de ces excitations successives. On savait également que, par un mouvement analogue en sens inverse, la volonté transmet, à travers tout le système des organes intermédiaires, son action aux nerfs moteurs et aux muscles qui déterminent le mouvement. Quel est le rôle de chacun de ces organes dans le jeu total de la vie psychologique, quelle est la part distincte et précise des muscles, des nerfs, de la moelle épinière, de la moelle allongée, du cervelet, des couches optiques, des corps striés, des lobes cérébraux ? Voilà ce qu’il fallait découvrir, voilà où nulle méthode connue n’avait pu conduire les observateurs les plus sagaces et les plus profonds. Ce fut l’œuvre de la méthode expérimentale, sinon inventée, du moins pratiquée pour la première fois avec suite et ensemble par les physiologistes de notre temps. On ne pouvait expérimenter sur l’homme, parce que la conscience humaine, dont la loi écrite n’est que l’expression, ne permet pas de faire de l’homme, même criminel et condamné à mort, un sujet d’expérience. Qui ne sait la peine qu’eut la science à obtenir d’opérer sur le cadavre humain ? Et quand la passion de la vérité eût fait commettre à la science cet attentat d’une expérience sur l’homme vivant, elle n’y eût peut-être rien gagné, l’organisme humain ne permettant guère une opération qui, en faisant l’ablation de certains organes, laisserait les organes voisins intacts dans leur constitution et leur fonction propres.

C’est pour cela que la physiologie actuelle ne prend pas pour sujets de ses expériences les animaux de l’ordre le plus élevé, tout en se gardant de descendre jusqu’à des animaux dont la vie psychologique n’a presque rien de commun avec celle de l’homme. Si l’organisation trop délicate du singe ne résiste point à de telles expériences, si celle du chien, du chat et autres animaux d’espèces supérieures ne s’y prête que difficilement, la pratique expérimentale démontre que l’épreuve est possible et le plus souvent heureuse sur des quadrupèdes comme le lapin, sur des bipèdes comme le pigeon et la poule. C’est Flourens qui eut l’immortel honneur d’avoir ouvert à la physiologie contemporaine la voie des expériences fécondes et décisives. Ainsi qu’il l’explique lui-même, on avait reconnu de bonne heure que le système nerveux est tout à la fois l’organe par lequel l’animal reçoit ses sensations, l’organe par lequel il exécute ou détermine ses mouvements, l’organe par lequel il perçoit, pense et veut. Y a-t-il pour chacune de ces fonctions de relation, sensation, perception, entendement, volonté, faculté motrice, un organe spécial et distinct dans l’organisme général du système nerveux ? Tel est le problème que la méthode de Flourens est parvenue à résoudre. De nombreuses expériences démontrent que les trois fonctions, percevoir et vouloir, sentir, mouvoir, diffèrent de siège comme d’effet, et qu’une limite précise sépare les organes qui leur correspondent. Les nerfs, la moelle épinière, la moelle allongée, les tubercules bijumeaux ou quadrijumeaux, excitent seuls immédiatement la contraction musculaire ; les lobes cérébraux la déterminent par impulsion volontaire sans l’exciter. De plus, dans tout le système nerveux, on fait ressortir la distinction des nerfs moteurs et des nerfs sensitifs par des expériences où l’on engourdit les uns en laissant aux autres toute leur énergie. De même, en enlevant le cervelet à un animal auquel on laisse le cerveau, on trouve qu’il conserve la faculté de percevoir et de se mouvoir spontanément, tout en perdant la faculté de coordonner ses mouvements. Réciproquement, si l’on enlève le cerveau à un autre animal de même espèce en lui laissant le cervelet, on voit qu’il continue à se mouvoir régulièrement, mais comme un automate, étant privé des facultés de percevoir et de vouloir.

En résumé, en allant des extrémités au centre, on découvre que le nerf moteur excite directement la contraction musculaire ; que la moelle épinière lie les diverses contractions partielles en mouvements d’ensemble ; que le cervelet coordonne ces mouvements d’ensemble en mouvements réglés de locomotion ; qu’enfin le cerveau les transforme en actes de volonté. Si, au contraire, l’activité de l’animal se développe du centre aux extrémités, la fonction de chaque organe reste la même. « Ainsi, dit Flourens, les diverses parties du système nerveux ont toutes des propriétés distinctes, des fonctions spéciales, des rôles déterminés ; nulle n’empiète sur l’autre2. » Peut-on pousser encore plus loin la détermination des organes correspondant aux fonctions de relation ? Peut-on montrer, en pénétrant dans la masse encéphalique, quel est l’organe de l’instinct, l’organe de la sensation proprement dite ? L’expérience n’est pas muette sur ces points délicats. Non-seulement il y a lieu de distinguer les organes de la sensation des organes du mouvement ; mais on peut prouver par des expériences répétées que la sensation a ses organes distincts des organes de la perception. Ainsi l’ablation des lobes cérébraux fait perdre à l’instant la vue, tandis que l’iris n’en reste pas moins mobile, le nerf optique excitable, la rétine sensible. L’ablation au contraire des tubercules bijumeaux ou quadrijumeaux abolit sur-le-champ la contractilité des iris, l’action de la rétine et du nerf optique, ce qui permet de conclure en dernière analyse qu’il y a des organes distincts pour les sensations, pour les perceptions, pour les mouvements. Quant à l’activité instinctive, il y a des raisons de croire qu’elle n’a pas tout à fait le même siège que la volonté, tout en ayant son organe dans la masse encéphalique. Malgré l’expérience de la poule qui a perdu l’instinct de manger, il n’est pas sûr que l’ablation des lobes cérébraux supprime toute espèce de mouvements instinctifs proprement dits. Où réside au juste l’organe de l’instinct ? C’est ce que l’expérience n’a point encore établi.

Voilà de bien curieuses révélations dues aux récentes méthodes de recherche, et qui éclairent d’une lumière toute nouvelle la question des rapports de l’âme et du corps. Il ne s’agit plus ici d’une action certaine, mais vague, du physique sur le moral, telle que la montraient les observations tirées des états pathologiques du corps humain ; il s’agit des conditions physiologiques de tous les grands faits de la vie psychique, des organes distincts de toutes les fonctions de relation. On savait que certaines de ces fonctions ont besoin d’organes ; on ne savait pas au juste que toutes en eussent besoin, la pensée et la volonté comme la sensibilité et la motilité. Jamais l’unité de l’être humain n’avait été rendue aussi manifeste que depuis ces merveilleuses découvertes. Jamais on n’avait mieux vu combien tout se tient, se lie, se correspond dans l’homme, et comment l’âme et le corps forment un tout naturel, pour nous servir de l’expression, de Bossuet.

A cette science nouvelle, un spiritualisme exigeant pourra objecter que c’est l’animal et non l’homme qui est le sujet de toutes ces expériences, et qu’on n’est point en droit de conclure de l’un à l’autre. Mais la science ne s’arrête point devant un pareil scrupule, pensant avec grande raison, selon nous, que l’expérience ici vaut pour l’homme aussi bien que pour l’animal, en vertu des analogies physiologiques et psychologiques essentielles qui les ramènent tous deux à un type commun. Comment croire en effet que ce qui est vrai pour la sensibilité, l’instinct, l’intelligence, la volonté, la faculté motrice de l’animal, ne l’est point pour les mêmes phénomènes et les mêmes actes chez l’homme ? Comment admettre que le cerveau est l’organe de la perception et de l’intelligence pour l’un et non pour l’autre ? Comment supposer que le cervelet ne joue pas le même rôle chez les deux êtres dans la direction des mouvements ? C’est donc derrière une objection vaine que se retrancherait l’école spiritualiste.

II

Si la physiologie s’en tenait à ces résultats, il n’y aurait qu’à l’en féliciter. Que cela contrarie ou non telle doctrine métaphysique sur les rapports de l’âme et du corps, il n’y a pas lieu de contester l’expérience. Beaucoup de physiologistes, comme Flourens, Longet, Durand (de Gros), Despine, qui ont suivi cette voie, ne vont pas au-delà, les uns par une réserve toute scientifique, les autres par attachement à une doctrine spiritualiste. Une école cependant pousse la nouvelle science physiologique des rapports du physique et du moral jusqu’à des conclusions contredisant certaines vérités de sens intime que l’analyse psychologique semblait avoir mises hors de débat.

L’emploi de la langue physiologique dans les matières qui ne la comportent pas est comme une habitude à laquelle obéissent, parfois à leur insu, tous les physiologistes, même les plus réservés sur les questions psychologiques et métaphysiques, même les plus franchement spiritualistes. Flourens, qui incline vers la psychologie de Descartes et se plaît à réfuter les paradoxes de M. Moreau, de Tours, se laisse aller à dire que les lobes cérébraux veulent la contraction musculaire sans l’exciter, sauf à rectifier son langage quelques lignes plus bas. M. Littré, dans une intention plus systématique peut-être, affecte de dire la cellule cérébrale pensante, au lieu de se borner à dire la cellule qui est l’organe de la pensée. M. Claude Bernard parle du déterminisme absolu qui régit tous les phénomènes, sans excepter ceux de relation. M. Lhuys, à propos de l’association des idées, parle de la notion du rapport qui les relie, et les anastomose ainsi l’une à l’autre. M. Vulpian applique aux mouvements volontaires le mot de mouvements réflexes. Tous ou presque tous les physiologistes attribuent à l’organe de l’être vivant ce que la langue psychologique rapporte à l’animal lui-même, à l’individu, au moi, à la personne, quel qu’en soit le principe, et tranchent ainsi déjà, sans le vouloir, la grave question qui divise les écoles spiritualiste et matérialiste.

Tout cela n’est peut-être encore qu’une question de mots. Un terme impropre ne fait pas une doctrine. C’est dans les développements et les explications qu’il faut chercher la vraie pensée des physiologistes de l’école dont nous parlons. La phrénologie de Gall et de Spurzheim n’avait porté atteinte ni à la méthode psychologique ni à la doctrine spiritualiste. Gall était un esprit trop observateur pour s’en tenir à la doctrine de Cabanis et de l’école de la sensation, qui ne reconnaissait aucune espèce d’innéité ni de facultés ni de penchants. Sa psychologie n’était pas moins riche en facultés que sa phrénologie en organes locaux. Il parlait d’ailleurs de l’âme, de la volonté, de la conscience, de l’analyse psychologique, comme les plus décidés spiritualistes de son temps. Où trouver un meilleur langage que celui-ci sur le libre arbitre : « c’est pour avoir confondu les désirs, les velléités, les penchants, avec la véritable volonté qu’on a cru trouver des difficultés insolubles relativement à la liberté morale ; on avait raison de nier la liberté relativement à l’existence et au mouvement des désirs, et par une fausse conséquence on a cru que la volonté et les actions manquaient également de liberté. » Entre les mains de Broussais, polémiste violent et vigoureux qui n’était pas précisément doué de ce que Pascal appelle l’esprit de finesse, la doctrine de Gall dégénéra en un matérialisme tranchant. Broussais ne peut contenir son impatience à propos de la méthode psychologique. « Je n’ai qu’un regret, c’est que les médecins qui cultivent la physiologie ne réclament qu’à demi la science des facultés intellectuelles, et que des hommes qui n’ont fait qu’une étude spéciale des fonctions veulent s’approprier cette science sous le nom de psychologie3. » L’âme est un cerveau agissant, rien de plus. « Dès que je sus par la chirurgie que du pus accumulé à la surface du cerveau détruit nos facultés, et que l’évacuation de ce pus leur permet de reparaître, je ne fus plus maître de les concevoir autrement que comme les actes d’un cerveau vivant4. »

La nouvelle école physiologique n’a point de ces allures ; elle laisse aux métaphysiciens le problème de l’âme, et ne s’occupe que des fonctions de relation et des organes qui en sont le siège. Peu soucieuse d’ailleurs de l’observation psychologique directe et intime, n’ayant guère pour toute science du moral que les seules notions que la psychologie animale peut donner, elle s’en tient aux grands traits, pour ne pas dire aux gros traits de la nature humaine, c’est-à-dire à ceux qui lui sont communs avec l’animalité. Pour M. Vulpian, il n’y a entre l’homme et les animaux supérieurs que des différences de degré. Il accorde à ces derniers la perception, le jugement, le raisonnement, la volonté et jusqu’à la faculté de faire des abstractions sensibles ; il ne leur refuse que la faculté de généraliser. Il ne paraît pas reconnaître une autre psychologie que celle qui résulte de l’histoire de l’homme comparée à l’histoire des animaux. Aussi croit-il « qu’à un certain point de vue la psychologie tout entière est du domaine de la physiologie. » Et en effet, la manière dont il explique les phénomènes moraux, particulièrement les actes volontaires, fait comprendre comment l’analyse psychologique rentre dans la physiologie. Selon lui, les volitions ne sont jamais primitives ; elles ne peuvent engendrer une action qu’à la condition d’être précédées par une idée qui les fait naître et les soutient. On ne peut pas vouloir blanc, c’est-à-dire sans objet, pas plus qu’on ne peut faire un mouvement de déglutition sans avaler de l’air ou une matière quelconque, de la salive, par exemple. Pour que les mouvements du pharynx puissent s’effectuer, il faut une cause excito-motrice ; pour que la volonté entre en jeu, il faut nécessairement des causes excito-volitionnelles. Ces causes seront des idées plus ou moins complexes, des idées avec désirs, des idées passionnées. « A ce point de vue, qui est le seul vrai, les volitions, ainsi que l’admettent plusieurs physiologistes modernes, peuvent et doivent être envisagées comme des phénomènes d’actions réflexes5. » Cette analyse de la volonté n’est qu’une application de la méthode générale de l’auteur, qui, dit-il, pourrait montrer que la plupart des phénomènes de l’entendement se produisent par un mécanisme semblable.

Cette psychologie toute physiologique dont M. Vulpian n’a fait qu’indiquer la méthode, un autre physiologiste de la même école, M. Lhuys, essaye de la développer dans un système complet d’explication des phénomènes psychiques. On avait montré que tout acte de la vie psychique a pour condition physique telle ou telle partie de l’organisme. M. Lhuys va plus loin : pénétrant plus avant dans la constitution des tissus organiques, il croit pouvoir expliquer le travail même qui se fait au sein des organes pour y produire les phénomènes psychiques. Il semble que l’auteur ait assisté à ce travail, tant il met de précision dans son langage. Voulez-vous voir naître la sensation de l’impression sensitive ? M. Lhuys vous montrera comment les fibres sensitives ont des fonctions diverses, les unes étant les conducteurs dolorifères des impressions douloureuses, les autres les agents de transmission des impressions tactiles ; comment ces impressions diverses, parvenues dans les régions supérieures du système nerveux, se superposent en quelque sorte dans l’entendement, s’y combinent pour y former nos différentes espèces de sensations. Voulez-vous voir naître de cette même impression la réaction cérébrale que les psychologues appellent volonté ? M. Lhuys vous expliquera comment l’acte volontaire n’est que la répercussion plus ou moins immédiate d’une impression sensitive antérieure, par conséquent qu’un effet dont la véritable cause est l’action organique extérieure. Voulez-vous voir sortir toujours de la même origine les autres phénomènes de l’entendement ? M. Lhuys vous décrira comment les impressions sensitives, irradiées des centres de la couche optique au milieu des réseaux de la substance corticale, y prennent une forme distincte, se déposent à l’état de souvenirs, et se transforment en idées, en jugements, en raisonnements. Tout acte intellectuel n’est qu’une impression transmise au cerveau et convertie en idée par un travail des cellules cérébrales. L’impression est donc le véritable corps simple, l’élément primordial plus ou moins latent qui est au fond de nos idées. Ce travail de composition des idées se fait d’une manière analogue à celui des éléments organiques. Les idées élémentaires s’agglomèrent à notre insu sous l’action incessante des cellules cérébrales et par une sorte d’anastomose qui relie chaque idée à ses congénères.

Comment le cerveau peut-il être un principe de transformation pour les impressions sensorielles dont il fait successivement des perceptions, des idées, des actes instinctifs ou volontaires ? D’où lui vient cette force créatrice ? Comment est-il ce puissant et ardent foyer d’élaboration qui opère de telles métamorphoses ? C’est que les cellules de la substance corticale grise ne sont point des appareils inertes, incapables de réactions spontanées, et seulement aptes à enregistrer les impressions sensitives au fur et à mesure qu’elles leur parviennent. Outre ces propriétés passives, les cellules cérébrales possèdent des propriétés dynamiques d’un ordre supérieur qui en font des individualités vivantes pouvant non-seulement absorber et transformer les impressions sensorielles, mais encore réagir à distance par une sorte « d’antagonisme spontané », et propager leur activité vers les cellules environnantes. Et cet automatisme spontané n’est point propre à la cellule cérébrale ; il est commun à toutes les cellules de l’organisme humain et de l’organisme de tout être vivant. Pourquoi cette activité des cellules vivantes ? L’auteur n’avait qu’un pas à faire pour donner la main à la philosophie des monades ; mais il ne se pose pas ce problème, trop métaphysique pour intéresser un physiologiste. Il s’en tient à son principe d’explication comme au dernier mot de la science6.

Voilà comment l’école nouvelle entend l’explication des grands phénomènes de la vie psychique. Cette méthode, plus hypothétique qu’expérimentale, n’est propre ni à M. Lhuys, ni à M. Vulpian, ni aux physiologistes de la même école ; c’est la méthode de presque tous les physiologistes, tant est grande l’influence des études spéciales sur la direction de la pensée. M. Claude Bernard, si judicieux et si réservé d’ailleurs, n’a-t-il pas dit quelque part : « Malgré leur nature merveilleuse et la délicatesse de leurs manifestations, il est impossible, selon moi, de ne pas faire rentrer les phénomènes cérébraux (il entend psychologiques) comme tous les autres phénomènes des corps vivants dans les lois d’un déterminisme scientifique7. »

Assurément tous les physiologistes n’ont pas, comme MM. Vulpian et Lhuys, embrassé dans une doctrine générale l’ensemble des phénomènes de la vie psychique ; mais presque tous, même les moins disposés en faveur des idées matérialistes, appliquent ce que nous appelons la méthode physiologique aux diverses questions de psychologie particulière, comme le libre arbitre, la moralité, la folie, le génie, l’éducation. Sur le libre arbitre, l’exact M. Littré nous dira que « les motifs ont sur la volonté humaine la même puissance que les causes pathologiques sur le corps humain8 ». Et pourquoi ? Parce que la méthode statistique établit que la moralité et l’immoralité suivent une loi fixe dans leur développement. M. Stuart Mill explique comment les volitions sont consécutives à des antécédents moraux avec la même uniformité et ; quand nous avons une connaissance suffisante des circonstances, avec la même certitude que les effets physiques sont consécutifs à leurs causes physiques. Mais, tandis que M. Stuart Mill n’invoque contre le libre arbitre qu’une certaine expérience psychologique, M. Littré y ajoute une explication physiologique. « L’obscure impression du besoin de se mouvoir inhérent au système musculaire est transformée par les cellules cérébrales en volonté, qui ensuite, au gré de l’éducation tant privée que sociale, prend toutes les complications intellectuelles et morales. Cela étant, il apparaît que la volonté n’est pas un libre arbitre, je veux dire qu’elle ne renferme rien par quoi elle puisse se déterminer elle-même. A quoi obéit-elle donc ? A l’instinct, au désir, à la raison ?. La prévalence du plus fort motif, établie par la régularité des actions humaines dans le cours ordinaire de la vie et par les statistiques morales dans les conditions exceptionnelles, l’est aussi par l’analyse physiologique9. »

Avec une pareille doctrine, les mots de responsabilité, de mérite et de démérite n’ont plus de sens. L’homme, n’ayant pas la liberté de ses actes, ne peut plus être qu’un agent bienfaisant ou malfaisant, dont on peut bénir ou maudire les œuvres comme on bénit ou l’on maudit les effets des puissances naturelles. M. Littré conserve le mot de moralité, comme il conserve le mot d’éducation, mais en leur assignant un sens tout particulier. La moralité, pour lui, se mesure au degré de bienfaisance ou de malfaisance de l’agent. C’est une chose purement esthétique, comme la beauté, ou purement naturelle, comme la bonté des choses physiques. A ce sujet, M. Littré cite des vers de Schiller sur la beauté, don de la nature, tant admirée et aimée des êtres humains. La vertu aussi est un don de la nature, non le prix d’un effort. M. Littré sait pourtant gré à l’homme de sa laborieuse destinée, oubliant que ce labeur dont l’homme souffre n’est que le travail forcé d’une machine qui serait douée de sensibilité. Quant à l’éducation, M. Littré montre fort bien qu’elle est toujours possible dans sa doctrine, mais en changeant de caractère et de méthode. Si l’on ne peut plus agir directement sur la volonté, qui n’est jamais libre, on peut développer et perfectionner l’intelligence, de manière que la volonté ne puisse se déterminer que par cette espèce de motifs qui ont pour conséquence des actions utiles. C’est encore là, nous le reconnaissons, une méthode excellente d’éducation, bien que fort incomplète.

M. Littré est un esprit rigoureux et systématique qui suit son principe jusqu’au bout. Au fond, sa doctrine est le sentiment de bien des médecins de tous les temps et de tous les pays. Beaucoup ont leur définition particulière du vice et du crime qui n’a rien de commun avec celle des moralistes et des magistrats ; ils font de l’homme vicieux ou criminel un malade qu’il s’agit non de punir, mais de guérir, et auquel il y a lieu d’appliquer tout un système de thérapeutique physique et morale. Beaucoup ont pour méthode de caractériser tel ou tel état psychologique, comme la folie, l’exaltation mystique, l’enthousiasme, le génie lui-même, par les moindres symptômes pathologiques apparents. Des médecins aliénistes n’hésitent point à confondre Pascal et Socrate dans la catégorie des aliénés, l’un pour son démon, l’autre pour son amulette. L’enthousiasme d’une Jeanne D’arc, l’extase d’une sainte Thérèse, sont attribués par eux à une disposition hystérique. Le génie lui-même, cet état supérieur de la nature humaine, n’échappe point aux formules outrées d’une certaine analyse physiologique. M. Moreau, de Tours, le définit une névrose. « Eh quoi ! le génie, c’est-à-dire la plus haute expression, le nec plus ultra de l’activité intellectuelle, n’être qu’une névrose ? Pourquoi non ?. Nous ne faisons qu’exprimer un fait de pure physiologie. » Et ailleurs : « A une foule d’égards, tracer l’histoire physiologique des idiots serait tracer celle de la plupart des hommes de génie, et vice versa. » Pour le même auteur, l’enthousiasme n’est qu’un éréthisme mental. Quand on en vient là, ne serait-ce pas une raison de se défier un peu de la méthode physiologique appliquée à l’étude des faits moraux ? Flourens se récrie à bon droit contre de tels excès de doctrine ; mais lui-même, pour un physiologiste aussi spiritualiste, ne nous donne-t-il pas une singulière définition de la volonté ? « Je fais du mot volonté, écrit-il, le nom collectif, le signe de tous nos désirs. Or nos passions et nos désirs viennent de nos instincts, mus par nos organes. Entre ces deux pouvoirs aveugles (l’imagination et la volonté) est la raison, qui voit et juge. Tant que la raison domine, la liberté subsiste. » M. Littré n’a rien dit de plus fort contre le libre arbitre.

III

Si l’on veut soumettre à la critique la doctrine dont nous venons de parler, il y faut distinguer deux choses bien différentes, les expériences et les conclusions. Les expériences en forment la partie positive, incontestable, fondamentale. Elles constatent des faits que nulle spéculation métaphysique, nulle doctrine morale ne saurait nier. Elles établissent d’une manière irréfragable que tous les actes de la vie psychique, depuis les simples sensations jusqu’aux pensées et aux volitions, c’est-à-dire jusqu’aux actes proprement humains, ont pour condition le jeu des organes. L’homme sent, perçoit, se souvient, imagine, juge, veut par le cerveau proprement dit, comme il éprouve par les nerfs l’impression des objets, comme il se meut par les muscles et dirige ses mouvements parle cervelet. Que tel spiritualisme, comme celui de Platon ou celui de Descartes, s’en arrange ou non, il n’est plus possible, après de pareilles expériences, de méconnaître que toute faculté psychique a son organe. La métaphysique peut toujours, avec Aristote, concevoir un idéal de la pensée pure et indépendante de tout organisme, en Dieu et chez des êtres supérieurs à l’homme. La religion peut rêver, quoique le christianisme lui-même ne l’ait point fait, une âme qui contemple, qui aime, qui jouisse, sans aucune espèce de corps, dans une vie future. C’est un champ qui reste ouvert à la spéculation ou à l’imagination, en dehors des conditions de l’existence actuelle ; mais, si l’on reste dans ces conditions, il n’y a plus maintenant à discuter la question de savoir si l’homme peut penser sans cerveau.

Tel est le résultat net des expériences faites par les physiologistes de l’école de Flourens. Des observations nombreuses sur le développement moral comparé à l’état physique venant s’ajouter à ces expériences, permettent d’aller encore plus loin. Non-seulement il est acquis que les facultés ont leurs conditions d’exercice dans les organes, mais il est également certain que l’activité de ces facultés est proportionnée au degré de développement de ces organes. Il est encore difficile, dans l’état actuel de la science, de constater la supériorité ou l’infériorité du cerveau par un signe précis et constant. Les signes extérieurs et apparents, comme le volume et même la conformation de l’organe cérébral, ne suffisent pas. La mesure de l’angle facial a son importance, quand il s’agit de notables proportions, comme dans la classification des races humaines ; mais jusqu’à ce que l’analyse anatomique et même chimique de la substance cérébrale nous ait appris le dernier mot sur cette question de la qualité relative du cerveau, on n’en pourra juger que d’une manière générale et superficielle. Ce qui n’est pas douteux, c’est que la constitution ou la conformation de l’organe entre pour une large part dans l’explication de l’état supérieur ou inférieur de la vie psychique, quel que soit d’ailleurs le rôle des causes morales, comme l’éducation, l’habitude, la société. C’est encore un résultat obtenu par la physiologie, au moyen de l’observation comparée, et qu’un spiritualisme censé ne conteste point.

Ce n’est pas tout. On peut certainement admettre le parallélisme entre les deux ordres de faits cérébraux et psychiques qui a tant frappé M. Lhuys sans en conclure autre chose que la parfaite unité de l’être humain, quelle que soit la diversité de ses organes et de ses fonctions. « Je crois, dit l’éloquent professeur anglais Tyndall, défendant contre le reproche de matérialisme les physiologistes qui cherchent les correspondances entre les phénomènes intellectuels et les opérations du cerveau, je crois que tous les grands penseurs qui ont étudié ce sujet sont prêts à admettre l’hypothèse suivante : que tout acte de conscience, que ce soit dans le domaine des sens, de la pensée ou de l’émotion, correspond à un certain état moléculaire défini du cerveau, que ce rapport du physique à la conscience existe invariablement, de telle sorte qu’étant donné l’état du cerveau, en pourrait en déduire la pensée ou le sentiment correspondant, ou qu’étant donné la pensée ou le sentiment, on pourrait en déduire l’état du cerveau ; mais je ne crois pas que l’esprit humain, restant constitué tel qu’il est aujourd’hui, puisse aller au-delà. Je ne crois pas que le matérialisme ait le droit de dire que le groupement de ces molécules et leurs mouvements expliquent tout10. »

En réservant la question métaphysique que tout positiviste regarde comme insoluble, nous croyons que la sagesse scientifique ne peut tenir un autre langage. La physiologie constate seulement des rapports entre les phénomènes organiques et les phénomènes psychiques ; mais elle se trompe quand elle les confond : des coïncidences ne sont pas des identités. Elle se trompe également quand elle tranche la grande et délicate question de savoir si le cerveau est le sujet ou simplement l’organe de la vie psychique : des conditions ne sont pas des causes.

On pourrait aller plus loin encore. Non-seulement l’expérience démontre la correspondance entre les opérations psychiques et les actions physiques du cerveau et de l’organisme entier, mais elle prouve également la corrélation de ces forces diverses, corrélation en vertu de laquelle la dépense des unes occasionne une dépense équivalente chez les autres. Une jouissance vive et continue tend à épuiser le fond de l’activité nerveuse, de même qu’un affaiblissement de cette activité causé par un certain état pathologique amène une éclipse de la sensibilité. Un grand et persévérant effort de la volonté, un travail trop long et trop énergique de l’esprit amène l’épuisement de l’activité cérébrale, de même que de la diminution de cette activité causée par une affection organique quelconque résulte une certaine faiblesse de l’action volontaire et une certaine incapacité de travail intellectuel. « Il y a, dit M. Bain, une relation définie (bien qu’elle ne soit pas numériquement déterminable), entre la somme des opérations physico-mentales, et la somme des actions purement physiques. Les unes et les autres sont comprises dans la grande oxydation totale de l’organisme, et plus les unes absorbent de force, moins il en reste pour les autres. Telle est la formule de la corrélation de l’esprit avec les autres forces de la nature. Nous ne traitons point de l’esprit pur, de l’esprit sous forme abstraite ; nous n’avons aucune expérience d’une entité de ce genre. Il s’agit ici d’un composé, d’un phénomène à deux faces, psychologique d’un côté, physique de l’autre ; entre ces deux faces, bien qu’elles diffèrent de nature, il y a un rapport défini de degrés ; et le côté physique est lui-même pleinement en corrélation avec les forces physiques que l’on reconnaît dans le monde11. » Et appliquant sa formule aux trois grandes fonctions de l’esprit, la sensibilité, la volonté, l’entendement, M. Bain montre pour la première comment chaque sentiment de plaisir coûte quelque chose à l’économie, comment à une grande intensité de jouissance correspond toujours une grande dépense de sang et de substance nerveuse. Pour la volonté, il invoque l’expérience attestant tout ce qu’amène de fatigue et d’épuisement dans l’économie des forces organiques l’effort prolongé de la force volontaire, soit pour résister à l’assaut des passions, soit pour maintenir la concentration des facultés intellectuelles sur un objet donné. Pour l’entendement, il fait voir comment, toute grande et générale culture des facultés intellectuelles, toute occupation qui la met sérieusement et continuellement en jeu, donne si bien au cerveau une part prédominante d’oxydation, ou de fluide nerveux, que cela suffit pour troubler l’équilibre vital, et qu’il faut des dispositions spéciales pour le rétablir.

Cette loi de corrélation des facultés psychiques et des forces organiques ne détruit point la spontanéité des premières : M. Bain12 est un disciple trop fidèle à l’école expérimentale pour ne pas reconnaître les efforts, les surprises, les prodiges de l’énergie psychique dans le délabrement et l’épuisement des forces organiques. Mais le spiritualisme le plus décidé ne peut nier que cette merveilleuse flamme de la vie morale ne brille d’un éclat plus vif que pour s’éteindre enfin dans la ruine de l’être physique, et que la loi de corrélation des forces finit toujours par triompher.

Si de toutes ses observations et de toutes ses expériences l’école des physiologistes dont on vient de parler concluait rigoureusement, soit à la correspondance, soit même à la corrélation des deux ordres de forces psychiques et organiques, il n’y aurait pas lieu à contestation. Mais faut-il accepter avec cette école comme choses démontrées expérimentalement, que la physiologie seule peut définir et expliquer les opérations de l’esprit, que les phénomènes psychiques se réduisent aux phénomènes cérébraux, que c’est la cellule qui pense et qu’il n’y a pas d’autre sujet ni d’autre cause de la pensée, que la volonté n’est qu’une sorte de mouvement réflexe de l’activité cérébrale, que le libre arbitre n’est qu’une illusion, qu’enfin tout rentre pour la vie psychique, comme pour le reste, dans cette grande loi de la nature qui se nomme le déterminisme universel ? C’est ce qu’il nous reste à examiner. Toutes ces affirmations se ramènent à trois thèses principales : 1° confusion des phénomènes psychiques et des phénomènes cérébraux ; 2° substitution de la méthode de statistique psychologique à la méthode d’intuition immédiate et directe dans la définition des phénomènes psychiques ; 3° explication du moral par le physique en vertu de l’axione dynamique de la résultante des forces.

En disant que certains physiologistes confondent les phénomènes psychiques avec les phénomènes cérébraux, nous ne voudrions pas exagérer la portée de cette confusion. Sans doute, quand Cabanis définit la pensée une sécrétion du cerveau, quand M. Vulpian définit la volonté un pur mouvement réflexe, quand M. Lhuys parle des perceptions et des idées qui s’anastomosent, on est tenté de se demander s’ils admettent réellement la distinction des deux ordres de faits et des deux genres d’observation. Cependant la confusion absolue serait quelque chose de si fort qu’on hésite à leur attribuer une thèse aussi étrange. Comment identifier des phénomènes aussi différents par leurs caractères propres et par les organes d’observation qui les constatent ? Comment confondre une impression, une action, un mouvement cérébral, avec un sentiment, une idée, une volition ? On peut à la rigueur, dans la doctrine des physiologistes, soutenir que les uns ne sont que la transformation des autres ; mais on ne peut aller jusqu’à n’y voir que les mêmes faits sous des expressions différentes. Il est trop évident que jamais le physiologiste n’a rencontré sous un scalpel ou sa loupe quelque chose qui ressemble à un sentiment, à une idée, à une volition, dans sa dissection anatomique ou son étude micrographique des mouvements internes de l’organe cérébral. Alors même qu’il verrait dans les phénomènes physiques des phénomènes physiologiques transformés, il lui serait impossible de se refuser à reconnaître qu’il y a au moins entre eux cette différence que le moi a conscience des premiers et non des derniers. Cela le conduit nécessairement à reconnaître tout un nouvel ordre de faits et un nouveau mode d’observation. Ce n’est donc point là ce que veulent dire les physiologistes lorsqu’ils appliquent aux faits de conscience l’expression de phénomènes cérébraux. Quelle est leur véritable thèse sous les mots forts équivoques de leur vocabulaire ? C’est que l’organe est non-seulement la condition, mais le sujet et la cause des phénomènes psychiques. Ce ne sont pas les phénomènes qu’ils confondent, ce sont les causes, lorsqu’ils parlent indifféremment de faits psychiques ou de faits cérébraux, et qu’ils s’efforcent d’expliquer comment les phénomènes de l’ordre physiologique se transforment en phénomènes de l’ordre psychique. Tout se réduit, selon eux, dans l’être vivant, sentant, pensant, voulant, à des organes et à des fonctions, lesquelles ne sont elles-mêmes que les organes fonctionnant.

Cette thèse est déjà bien assez hardie pour qu’on n’aille point en prêter une autre tout à fait impossible à l’école physiologique dont nous venons de résumer la doctrine. Faire de l’organe le sujet et la cause des phénomènes psychiques, c’est confondre l’organe avec l’être lui-même, et trancher ainsi la question contrairement aux révélations de la conscience et à toutes les habitudes du langage. On a toujours dit que l’animal sent, que l’homme pense ; on n’a jamais dit que c’est le cerveau de l’un qui sent, le cerveau de l’autre qui pense. Encore moins est-il permis de parler de la cellule sentante ou de la cellule pensante. — Mais si ce n’est pas l’organe ou la cellule qui sent et pense, disent les physiologistes, qui sera-ce donc ! Est-ce cette entité métaphysique à la façon de Platon et de Descartes que vous nommez l’âme, c’est-à-dire un être incompréhensible, qui est dans le corps sans y avoir un siège, et dont toutes les fonctions deviennent impossibles par la suppression de tel ou tel organe ? Ceci est une autre thèse qui est du domaine de la métaphysique. Restons pour le moment dans le sens commun et dans l’expérience intime. Il nous semble que nos physiologistes vont bien vite dans leurs conclusions.

Parce que, dans l’étude des phénomènes physiologiques, tout se réduit à la distinction de l’organe et de la fonction, ils ne voient pas autre chose dans l’analyse des phénomènes psychiques. L’expérience physiologique leur en donne-t-elle le droit ? Nullement ; car cette expérience ne va, ne peut jamais aller au-delà de la condition des phénomènes. Que tout phénomène psychique ait sa condition dans l’organisme, c’est ce qu’elle a démontré. Que cette condition soit en même temps la cause, c’est ce qu’elle ne peut constater ni directement ni indirectement, ce qu’on ne peut conclure que par une induction tout à fait illégitime et même contraire à l’expérience physiologique, ainsi que nous le ferons voir plus tard. En tout cas, rien n’est plus contradictoire au témoignage de la conscience qu’une pareille conclusion. L’école dont nous parlons oublie l’être de la conscience, l’individu, le moi, sujet et cause véritable de tous les phénomènes de la vie psychique, sinon de la vie physiologique. C’est cet être seul pourtant qui vit, sent, pense et veut ; ce n’est point tel ou tel organe, si important qu’il soit, même l’organe central par excellence qu’on nomme le cerveau. Telle est la grande erreur de l’école physiologique. Pour elle, le moi n’est qu’un mot ; l’être un, indivisible, identique, personnel, qui nous atteste la conscience, n’est qu’une abstraction, un être collectif, c’est-à-dire la simple réunion des organes. C’est l’organe ou plutôt l’élément organique qui est l’être véritable, le sujet et la cause de tous les phénomènes biologiques. Nos physiologistes ne comprennent, ne soupçonnent pas autre chose, ne voyant la vie psychique qu’à travers le jeu des organes cérébraux.

Mais la conscience proteste contre de telles conclusions. L’être véritable, pour elle, c’est le moi, l’individu dont elle sent l’unité, l’identité, l’autonomie, la causalité libre. Que l’on recoure à certaines hypothèses pour expliquer ces attributs de l’être humain, et qu’on les discute définitivement, sans pouvoir parvenir à s’entendre, le témoignage de la conscience n’en est pas moins constant, universel, invincible, en tout ce qui concerne les attributs de l’être révélé par elle. Si le langage ne nous permet pas de dire la cellule cérébrale pensante, ce n’est point par un reste de préjugé antiscientifique ; c’est que l’être réel ne réside pas dans la variété de l’appareil organique, mais dans l’unité individuelle de la vie. Et cela n’est pas seulement vrai de l’homme, mais de l’animal, mais de la plante, mais de tout ce qui, dans la nature, a le caractère de l’individualité. On peut différer sur le principe de cette individualité ; on peut l’expliquer par l’hypothèse d’une âme, c’est-à-dire d’un être substantiellement distinct du corps ; on peut l’expliquer par une simple distinction de l’activité centrale et de l’activité locale des organes : on ne peut la nier sans nier le sentiment intime qui nous atteste notre individualité d’abord et nous fait reconnaître ensuite celle des êtres vivants. Voilà ce qui fait que jamais la psychologie ne permettra de confondre l’organe et l’être lui-même dans l’explication des phénomènes psychiques. Et voilà aussi pourquoi la physiologie persistera dans cette confusion, tant qu’elle restera sourde aux enseignements de la conscience.

Cette erreur capitale touchant la cause et le sujet des phénomènes psychiques fausse toutes les explications données par les physiologistes sur le principe de certains états moraux extraordinaires qui ont frappé l’attention des observateurs de la nature humaine, tels que la folie, l’enthousiasme, la fureur, la monomanie du meurtre, l’excentrique originalité du génie, etc. Quand on regarde, ainsi que le font nos savants, l’homme moral du dehors et dans les manifestations extérieures de son activité, on s’arrête aux signes physiques et aux caractères physiologiques de ces phénomènes ; on ne pénètre pas jusqu’aux caractères intimes, aux causes véritables de ces divers états. Socrate et Pascal pouvaient offrir à une observation superficielle les apparences de l’hallucination par leurs façons de parler et d’agir ; mais il suffit d’entrer dans l’analyse intime de ces deux natures pour voir que la raison de l’un, pas plus que l’intelligence de l’autre, n’avait rien à craindre, soit d’une simple illusion d’optique psychologique, telle que le démon de Socrate, soit d’une superstition mystique, telle que l’amulette de Pascal. Qui voit la constitution de l’esprit humain à la lumière de la conscience n’aura jamais la pensée de confondre le génie et l’idiotisme par cette seule raison que ces deux états si profondément différents de la vie psychique peuvent affecter les mêmes apparences extérieures. Il n’y a que la méthode physiologique qui puisse aboutir à une pareille conclusion. Au lieu de s’arrêter à la surface de la vie humaine et de se laisser prendre à certains signes équivoques de l’état physiologique, pour peu que l’on pénètre dans l’état psychologique, on voit au contraire un développement supérieur de la raison, du sentiment, de la volonté, là où le physiologiste n’avait observé ou supposé qu’une affection pathologique. Où trouver une raison plus droite que chez Socrate, une volonté plus libre, enfin, ce qui est le signe par excellence de la santé de l’âme, un plus parfait équilibre des facultés ? Où trouver un esprit plus lucide que chez Pascal, une logique plus ferme, une pensée plus réfléchie et plus maîtresse d’elle-même à tous les moments de son existence maladive et tourmentée ? Où trouver plus de bon sens pratique que chez Jeanne D’arc, une volonté plus virile, une plus grande présence d’esprit que dans l’héroïque entreprise de cette fille inspirée et dans l’affreux procès qui la termine ? Sur le suicide, la physiologie n’est-elle pas également incompétente lorsqu’elle l’explique par une sorte d’aliénation mentale ? Comprend-elle bien le vrai suicide, non celui qui s’exécute dans un accès de lièvre chaude ou de folie furieuse, mais celui qui s’accomplit en pleine conscience des motifs de l’acte, et par une calme résolution de la volonté ? En cela, nous serions bien plutôt de l’avis des moralistes qui ont vu dans cette tragique action l’une des manifestations les plus énergiques de la liberté humaine. Enfin, chez ces grands criminels dont la physiologie fait autant de maniaques et de monomanes, qui pourra nier, leur biographie à la main, la claire conscience du dessein, le calcul réfléchi des moyens, le parfait sang-froid dans l’exécution, c’est-à-dire tous les signes d’une personnalité libre et responsable ? Que conclure de tout ceci ? Que ces phénomènes extraordinaires de la vie humaine appartiennent à la psychologie, laquelle seule a le droit de les définir et de les qualifier, tout en laissant à la physiologie la tâche d’en déterminer les conditions organiques et d’en décrire les effets pathologiques.

Mais le point où les physiologistes psychologues se trompent le plus gravement, c’est la question du libre arbitre. On a vu plus haut MM. Vulpian et Lhuys le nier en s’appuyant tantôt sur des explications physiologiques, tantôt sur des observations psychologiques. Contre les premières, la conscience proteste ; il n’y a pas d’hypothèse, si ingénieuse qu’elle soit, qui ne tombe devant un fait de conscience, tel que le sentiment de notre causalité libre. Contre les secondes, la psychologie proprement dite objecte que ni l’influence des motifs ni même l’impulsion des mobiles ne permet de conclure à un déterminisme incompatible avec la liberté. A prendre l’homme en effet par le dehors, c’est-à-dire par les actes extérieurs qui manifestent sa volonté, il est certain qu’il obéit, soit à la force des penchants, soit à l’entraînement des passions, soit à ce que nos positivistes appellent la loi des motifs. C’est à tel point qu’un esprit, un caractère, un tempérament moral quelconque étant donné, on peut presque toujours prévoir ce qu’un homme fera dans telles ou telles circonstances. Il y a donc là une sorte de nécessité qui gouverne la vie morale et qui n’est pas sans analogie avec cette nécessité qui est la loi universelle des phénomènes de l’ordre physique. Tel est l’aspect sous lequel l’observateur doit voir les choses de l’âme humaine au point de vue où il s’est placé : l’acte volontaire lui apparaît comme lié et enchaîné à tel ou tel antécédent, et présente l’apparence extérieure d’un phénomène déterminé comme tous les autres. Qu’est-ce que cela prouve contre le libre arbitre ? Oui sans doute, tel homme cède habituellement à ses passions ; mais, tout en leur cédant, ne sent-il pas qu’il pourrait leur résister ? Il le sent si bien qu’il se reconnaît coupable de la faute ou du crime qu’il commet. Oui, tel autre au contraire écoute ordinairement la voix de la raison ; mais, en l’écoutant, ne sent-il pas qu’il pourrait ne pas le faire ? Il le sent si bien qu’il ne peut, quelle que soit sa modestie, se soustraire à un sentiment de satisfaction personnelle. C’est ici surtout le cas de dire que comparaison n’est pas raison. On se laisse abuser par une analogie qui ne devrait jamais prévaloir contre la conscience ; on fait des mobiles et des motifs de nos actions des forces qui entraînent, des lois qui déterminent fatalement la volonté. Cela vient de ce qu’on ne regarde qu’au résultat de l’activité volontaire sans atteindre l’acte lui-même. Qu’importe que le résultat total soit ramené à une loi, et puisse être l’objet d’une prévision ? Qu’importe que la vie humaine, sous l’impulsion d’un penchant, d’une passion, ou sous l’autorité de la raison, présente un certain caractère d’uniformité, soit dans un sens, soit dans un autre ? en quoi cela infirme-t-il le témoignage de la conscience, qui est toujours là pour attester, de sa voix incessante et irrésistible, que l’homme a été libre, responsable, méritant ou déméritant, dans tous les actes de sa vie normale et réellement personnelle ? Que l’homme essentiellement passionné suive sa voie ; que l’homme essentiellement raisonnable suive la sienne ; que l’homme, chez lequel la raison et la passion se disputent l’empire, flotte entre les deux voies sans s’engager résolument dans aucune : qu’y a-t-il à cela de contradictoire à la notion de liberté ? Et parce que les faits moraux ont aussi leur ordre, leur enchaînement, leur loi enfin, est-ce une raison pour en conclure que l’homme n’est point un être libre ! N’y a-t-il pas entre les lois de l’ordre physique et celles de l’ordre moral une assez grande distance pour que la liberté y trouve sa place ?

Nous en sommes encore à comprendre comment cette espèce de déterminisme, si l’on veut absolument se servir du mot, serait incompatible avec la notion de liberté, telle que nous la donne la conscience. Quand il serait vrai que l’homme a toujours un motif de vouloir, qu’il « ne veut jamais en blanc », comme dit un de nos physiologistes, cela prouve qu’il se détermine, mais non qu’il est fatalement déterminé à vouloir. Nous craignons que les adversaires du libre arbitre ne confondent la notion de la véritable liberté humaine avec la notion abstraite et toute métaphysique d’une liberté qui s’exercerait dans un état d’indépendance et d’indifférence complète. Qu’en ce sens le libre arbitre ne soit qu’une hypothèse inintelligible et démentie par les faits, nous en tombons facilement d’accord. Bien qu’il soit vrai qu’à tout moment de sa vie normale l’homme se détermine librement à telle ou telle action, il ne l’est pas moins qu’il ne veut guère et ne veut peut-être jamais sans être sollicité par un mobile ou un motif quelconque. Mais bien loin que cette intervention de la raison dans l’exercice de la volonté détruise la liberté de l’acte volontaire, on peut dire qu’il en favorise le développement. Si ce n’est pas la raison et la réflexion qui constituent proprement la liberté, elles en rendent le jeu plus manifesté. C’est un fait d’expérience intime que les volontés les plus libres sont les volontés les plus intelligentes et les plus réfléchies. En sorte que le développement de la liberté est en raison directe du développement de la raison, et que l’état de sagesse est le plus haut degré où puisse atteindre notre libre volonté. Si l’homme est d’autant moins libre qu’il a plus de passions, il est d’autant plus libre qu’il a plus d’idées. L’état de sagesse constitue une sorte de nécessité morale qui est la perfection même de la liberté. L’obstacle à l’exercice du libre arbitre n’est pas dans l’action des idées sur la volonté ; il est dans l’action des instincts et des passions. N’est-ce pas une vérité de conscience que nous sentons une espèce de violence faite à notre volonté dans le cas d’un entraînement passionné, tandis qu’au contraire nous nous sentons en parfaite possession de nous-mêmes et en plein exercice de notre pouvoir personnel dans le cas d’une pure délibération intellectuelle ? Nous nous sentons toujours libres dans le premier état, puisqu’alors même nous conservons le sentiment de notre responsabilité, repentants et honteux d’avoir cédé à la passion ; mais nous nous sentons moins libres. Voilà ce que nous apprend ce sens intime dont nos physiologistes négligent les intuitions comme n’ayant rien de commun avec les enseignements de la science positive.

Avec un sentiment si clair, si profond, si invincible de notre personnalité, de notre responsabilité, de la moralité de nos actes, comment se fait-il qu’en tout temps et aujourd’hui surtout il s’élève tant de doutes et de théories contre le libre arbitre et contre certains autres attributs essentiels de notre être ? A part les confusions auxquelles nous expose une observation superficielle, en voici la principale raison. L’esprit humain ne peut se résigner à l’observation et à la généralisation des faits. Il faut qu’il se les explique d’une manière ou d’une autre ; et, comme expliquer les faits, c’est faire de la métaphysique, il s’ensuit que l’esprit humain a été, est et sera toujours plus ou moins métaphysicien, quoi qu’on fasse pour arrêter son essor et borner le domaine de ses recherches.

Pourquoi toute une école de physiologistes, parmi lesquels on compte M. Littré lui-même, nie-t-elle le libre arbitre et l’autonomie de la personne humaine ? Parce que, l’être humain n’étant conçu par eux que comme la simple résultante du jeu des organes, il est tout à fait impossible d’expliquer comment un pareil être pourrait jouir d’une activité spontanée. M. Littré en convient. « En vérité, dit-il, quand on se laisse pénétrer des faits et des raisons, non-seulement on reconnaît que le libre arbitre n’est pas, mais encore il paraît inintelligible et contradictoire. Comment l’aurais-je, si je ne suis pour rien dans ma mise au monde, dans la composition de mes organes, dans l’époque et le lieu de ma naissance ? Avec le libre arbitre, l’inintelligibilité est partout. Au contraire, tout devient cohérent et sans contradiction avec l’action des motifs, le conflit des motifs, et la victoire du plus fort motif13. » On a donc beau être positiviste et vouloir fuir toute spéculation métaphysique, on y est ramené par une nécessité de la pensée et même de la science. Les vieilles écoles, les vieilles doctrines métaphysiques, peuvent être emportées par le courant de la science moderne ; la spéculation métaphysique peut changer de méthode ; le matérialisme et le spiritualisme des temps passés peuvent disparaître définitivement de la scène philosophique pour faire place à des idées plus complètes, à des théories plus positives : le problème métaphysique qui les a suscitées restera, non-seulement dans le domaine de l’imagination et du rêve, mais encore dans le domaine de la philosophie la plus sévère, quoi qu’en disent l’école critique de Kant et l’école positiviste de Comte.

Quel est ce problème ? Dans l’être humain, comme dans tous les êtres vivants, il y a lieu de distinguer la vie et l’organisation. Quelle est la cause et quel est l’effet ? Est-ce l’organisation qui est le principe de la vie ? est-ce la vie qui est le principe de l’organisation ? Dans le premier cas, le matérialisme a raison d’affirmer qu’il n’y a pas place dans l’être humain pour l’autonomie volontaire, et que le sentiment de la liberté n’est, ne peut être qu’une illusion de la conscience. Mais ici le matérialisme a-t-il le droit de parler au nom de la science ? Ce qui fait la popularité de cette doctrine, c’est la simplicité et la clarté des explications qu’elle fournit. Confondant toujours et partout la condition avec la cause des phénomènes, elle explique tout être, inorganique ou organique, par la composition des molécules et par la résultante des forces. Ces principes élémentaires, s’agrégeant tantôt par juxtaposition, tantôt par combinaison, tantôt par intussusception, forment des composés de toute sorte dont les propriétés, toutes différentes de leurs éléments, constituent les êtres des divers règnes de la nature. Tout cela se fait en vertu de lois physiques et chimiques que la science moderne est en train de réduire à des lois purement mécaniques. Ainsi se passent les choses dans l’organisme de l’être vivant, de l’homme en particulier, comme dans le système du monde, si bien que le physiologiste matérialiste pourrait répondre à propos de l’âme comme Laplace à propos de Dieu : « Je n’ai pas besoin de cette hypothèse, la loi de la gravitation universelle suffit à tout. »

Mais voici où l’expérience scientifique elle-même arrête le matérialisme. Il est bien vrai que tout dans la nature se forme, s’organise, se développe, se conserve par des compositions, des combinaisons ou des assimilations d’éléments soumises à des lois connues. Mais, si ces lois expliquent comment les éléments se composent, se combinent, s’assimilent, elles n’expliquent point pourquoi ces éléments obéissent dans ces diverses opérations à une direction vers une fin déterminée. Que ce mouvement des principes élémentaires s’accomplisse sans conscience et sans volonté, cela ne fait pas le moindre doute. Toujours est-il qu’il tend à une fin, laquelle n’est autre que la vie, l’être vivant. C’est donc en cet être qu’il faut chercher la vraie cause de tous ces mouvements. « S’il fallait définir la vie d’un seul mot, je dirais : La vie, c’est la création. Ce qui caractérise la machine vivante, ce n’est pas la nature de ses propriétés physico-chimiques, si complexes qu’elles soient, c’est la création de cette machine qui se développe sous nos yeux dans les conditions qui lui sont propres et d’après une idée définie qui exprime la nature de l’être vivant et l’essence même de la vie14. » Qui a dit cela ? Un physiologiste qui ne se pique pas de métaphysique. Voilà donc la science elle-même qui nous apprend que l’organisation est, non une simple composition, mais une véritable création, que le créateur est l’être vivant, que le principe de la vie est une chose qui n’appartient ni à la chimie ni à la physique, et que cette chose, c’est l’idée directrice de l’évolution vitale dont la composition élémentaire n’est que la condition. Déjà l’école des animistes avait eu l’intuition de cette vérité. C’est la pensée d’Aristote, lequel fait de l’âme la cause finale du corps ; c’est la doctrine de Stahl, qui enseigne que toute âme crée son corps. Mais il fallait l’autorité de la méthode expérimentale pour en faire le principe d’une science positive. Voilà donc le problème du rapport de la vie et de l’organisation résolu de manière à accorder l’expérience physico-chimique avec l’expérience physiologique. S’il est démontré que l’organisation est la condition de la vie, il ne l’est pas moins que la vie, ou plutôt l’être vivant, est la cause de l’organisation, cause finale et créatrice tout ensemble. Ainsi se trouvent réconciliées dans une science supérieure les deux écoles, le vitalisme et l’organicisme, qui ont tant occupé le monde savant de leurs débats.

L’espace nous manque, dans une étude de ce genre, pour développer les conséquences d’une vérité aussi capitale et aussi féconde, et pour en faire sortir toute une doctrine appelée, selon nous, à vaincre et à remplacer définitivement le matérialisme. Il nous suffit, en montrant l’impossibilité scientifique de l’hypothèse matérialiste, d’avoir supprimé le grand obstacle à l’explication des phénomènes psychiques que nous atteste la conscience. Non, le libre arbitre n’est point un mystère pour le savant. Tout n’est pas composition d’atomes ou résultante de forces dans l’organisation universelle. Il y a de la spontanéité même dans la nature, et, s’il y en a là, comment ne la point reconnaître dans l’homme, ce type supérieur de la vie organique ? En quoi donc le sentiment d’une activité volontaire vraiment libre, d’une cause agissant de soi et par soi sous l’influence des impressions naturelles ou des idées de l’intelligence, serait-il contradictoire aux expériences de la science positive ? En bonne logique, ce sentiment ne contredit qu’une chose, l’explication matérialiste de certains physiologistes et de certains positivistes. Pour nous, nous pensons avec Aristote, avec Leibniz, avec Maine de Biran, avec M. Ravaisson, que, dans aucune de ses parties, le monde n’est entièrement livré à la fatalité mécanique, que, sous l’action des lois mécaniques, physiques et chimiques, tout être, tout atome obéit à cette idée directrice dont M. Claude Bernard ne parle qu’à propos de la nature organique, que tout y est force, non pas volontaire et libre, mais spontanée, c’est-à-dire tendant d’elle-même vers une fin, cause réelle de tous les mouvements dont la mécanique, la physique, la chimie ne font que déterminer les lois. Nous pensons qu’au-dessus des conditions et des lois proprement dites il existe une spéculation qui a pour objet de remonter aux vraies causes, aux forces réelles qui meuvent, animent, dirigent cette grande machine de l’univers. En tout cas, ce que nous savons de science expérimentale et certaine, c’est que tout être vivant, ayant sa fin en lui-même, est la véritable cause des mouvements qui se rapportent à lui, que l’animal est cause spontanée, que l’homme est cause libre. On peut donc conclure à la liberté, à la personnalité, à l’autonomie de l’être humain, non pas seulement au nom de la loi morale, comme Kant le veut, mais au nom de la science positive elle-même. L’antithèse de la science et de la conscience, qui serait si fatale à la moralité humaine, si elle était réelle, n’est heureusement qu’apparente et destinée à disparaître devant la lumière d’une science plus fidèle à l’expérience que celle qui s’inspire des hypothèses matérialistes.