(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Belmontet »
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(1906) Les œuvres et les hommes. Poésie et poètes. XXIII « Belmontet »

Belmontet55

Un livre de poésies, annoncé seul dans un bulletin bibliographique exclusivement consacré aux ouvrages en prose, doit produire un effet inattendu et un contraste, comme si l’on plaçait une pierre d’une autre espèce dans une mosaïque dont les marbres ne différeraient, jusque-là, que par les couleurs. Entraîné, comme notre siècle, vers la prose, qui est l’action dans la pensée écrite, comme la poésie en est la contemplation ou le rêve, nous n’avions pas eu, du reste, depuis que nous écrivons ce bulletin56, beaucoup de chefs-d’œuvre à sacrifier à cet amour sévère de la prose, qui est la préférence réfléchie des longues civilisations. Les beaux vers, ces perles du collier des nations jeunes, qu’elles ne mettent plus dans leur vieillesse, les beaux vers deviennent de plus en plus rares ; les âmes tarissent, les imaginations se décolorent, et ce douloureux et magnifique oiseau, au bec lumineux, à la gorge teinte de la pourpre éclatante de son cœur : la Poésie, meurt, étouffé sous le large pouce de ces intérêts matériels dont la main brutalise à cette heure les plus pures et les plus fortes intelligences… Seulement, s’il y avait à faire une exception en faveur des poésies sur lesquelles les reflets d’un enthousiasme sincère se voyaient encore, n’était-ce pas en faveur de celles qui s’étoilent d’un nom glorieux et s’appellent Poésies de l’Empire 57?

Quel que fût le poète, en effet, nous ne pouvions laisser passer, sans le signaler, un livre qui portait sur sa première page un titre à la hauteur duquel ce serait assez, pour la gloire d’un homme, de monter et de se maintenir ! Les Poésies de l’Empire, qu’est-ce à dire, sinon les poésies d’un temps qui fut tout poésie, d’un temps que la raison sans doute peut juger plus ou moins sévèrement dans ses excès ou dans ses fautes, mais que l’imagination subjuguée amnistiera toujours en l’admirant ! A part toute opinion politique, et pour qui ne veut voir que les grands effets et la beauté des choses telle que les artistes et les poètes la comprennent, nulle période dans le monde moderne ne fut poétiquement supérieure à cette période de l’Empire dont nous, prosaïque et pacifique génération, sommes si rapprochés et si séparés en même temps, — car il est des moments dans l’Histoire où la longueur d’une lame d’épée semble quelque chose d’infini. Oui ! pour peu que, libre de ces préoccupations de parti qui bandent les yeux aux intelligences avant de les tuer, comme on fait aux hommes qu’on fusille, on ouvre l’Histoire d’une main impartiale, on ne trouve nulle part, depuis que le monde romain a sombré, de chose humaine qui ait plus que l’Empire de Napoléon ce caractère grandiose, monumental et merveilleux, qui fait penser à l’Épopée. Si les grands hommes influent, même physiologiquement, sur les races (et qui sait ? quelque physiologiste le démontrera peut-être un jour !), Napoléon, par les événements de son règne, devra influer sur cette tête française qu’on a dit n’être pas épique pendant si longtemps et avec tant de vérité. A nos yeux, les seules périodes comparables à celle qu’il anima de son génie sont, ou cette époque de l’histoire d’Espagne qui brille du nom presque fabuleusement beau de son Cid, ou, dans notre histoire, à nous, l’époque immense de Charlemagne. Rapprochement maintenant vulgaire, tant il a été fait et tant il est irrésistible ! Charlemagne et Napoléon sont deux noms qui frappent le même accord dans l’imagination des hommes, soit par la grandeur de leur fortune, soit par le pathétique éclat qui s’est attaché à quelques-uns de leurs revers. D’un bout à l’autre de l’Histoire, il n’y a que leurs deux empires qui s’élèvent, partagés par des siècles, sur le même plan d’unité souveraine, et, d’un bout de l’Histoire à l’autre, il n’y a non plus que les trompettes de Waterloo, étouffées aussi dans le sang de ceux qui les sonnent, qui puissent faire écho aux affres du cor de Roncevaux ! D’ici longtemps, croyez-le bien ! malgré les lâches déclamations de la philosophie et tous les congrès de la paix, inventions de peuples amollis, les batailles, ces hécatombes de cœurs sacrifiés au devoir ou à la patrie, continueront d’être les plus grands événements qu’il y ait pour l’homme ici-bas. Eh bien, qu’on prenne garde de s’y tromper ! L’Empire, qui, plus qu’aucune époque de l’Histoire, eut cette gloire du sang généreusement versé, qui est la grande gloire, est mieux cependant qu’un fumant panorama de batailles : c’est tout un monde émergeant du chaos et prenant possession de la lumière ! Et que disons-nous ? C’est quelque chose de plus beau et de plus auguste encore ! Dieu lui donna tout ce qu’il put donner. Après le couronnement de la victoire, l’Empire eut le couronnement des catastrophes, pour que tout fût complet dans sa destinée ; car la grandeur humaine ne s’achève que par le malheur, et les larmes des choses (lacrymæ rerum) ne doivent pas plus manquer à l’Épopée que les larmes des hommes au Drame… deux espèces de larmes différentes, que l’Empire, tour à tour Épopée et Tragédie, a su faire également couler !

Tel fut l’Empire, et telle est sa poésie, ou, pour mieux parler, telle est, jusqu’à ce jour, la plus grande poésie du xixe  siècle. Belmontet, qui l’a bien compris, nous dit dans la préface de son livre que la poésie des civilisations comme la nôtre ne doit plus être que sociale, et que les temps de la poésie individuelle sont révolus. N’est-ce pas un peu légèrement et bien absolument conclure ? Nous ne pouvons réellement guères accorder que le chant du cygne, pour la poésie individuelle, soit définitivement chanté ! La poésie individuelle ne doit pas plus périr que l’âme de l’homme dont elle est la fille, et ce nous semble une erreur du même ordre en littérature qu’en politique de croire que le sentiment social puisse entièrement se substituer à l’action libre de l’individualité humaine. Belmontet a gardé pour sa théorie un peu de l’ivresse de la forte source poétique où sa muse s’est désaltérée. Parce qu’il n’a jamais eu, lui, — et son livre l’atteste, — que des inspirations sociales ; parce que l’Empire l’a créé poète en le touchant de son rayon de feu et qu’il ne se détache jamais de la gloire ou des malheurs de l’Empire en se repliant sur lui-même, il nie l’inspiration la plus profonde de l’humanité, son inspiration éternelle, qui va de Job jusqu’à lord Byron… Franchement, n’est-ce pas abuser de sa propre préoccupation personnelle ? Si Belmontet s’était contenté de nous dire qu’à côté des inspirations de la poésie individuelle il y avait, grâce à l’Empire et aux souvenirs  qu’il a laissés dans la mémoire des hommes, une autre source de poésie ouverte et coulant à pleins bords dans le xixe  siècle, nous n’eussions pas réclamé contre une telle poésie ; car rien n’est plus vrai. Tout ce qui est, dans ce temps, âme ou seulement fibre de poète, le sait pour y avoir touché… Quand, au matin, vous voyez descendre de toutes les collines dans la vallée des jeunes filles, leur cruche à la main, vous dites, sans crainte de vous tromper, qu’il y a par là une fontaine. Tous les poètes du xixe  siècle, sans exception, ont plus ou moins chanté l’Empire ; attirés par la poésie fascinatrice d’un tel sujet, tous sont allés, plus ou moins, puiser à cette fontaine de poésie, à cette autre fontaine des Lions, plus intarissable que celle de l’Alhambra, et tous en sont revenus plus grands et plus forts, ayant plus en eux ce qui valait mieux qu’eux : la vraie marque de l’inspiration, disait madame de Staël, qui se connaissait en poètes ! Prenez Byron, prenez Manzoni, prenez Lamartine, Victor Hugo, Béranger, et voyez s’il en est un qui ait su se défendre de la grande obsession de la pensée contemporaine : l’Empereur et l’Empire ! Aucun ne l’a pu ou ne l’a voulu. Chose étrange ! car ce n’étaient ni leurs opinions politiques ni leurs sympathies naturelles qui les entraînaient du côté où ils sont involontairement allés tous. Byron, plus digne que Pitt d’être nommé l’enfant colère, se vantait d’être jacobin et s’était fait carbonaro. Le doux Manzoni devait avoir dans le cœur cette noble et innocente rêverie italienne qui songe d’une patrie indépendante en écoutant les Canzonettes de Métastase. Lamartine et Victor Hugo étaient, quand ils chantaient l’Empereur, des royalistes ardents, presque romanesquement dévoués au gouvernement qui avait remplacé l’Empire, et Béranger lui-même, qu’on a voulu dernièrement nous donner comme impérialiste et qui n’est que républicain, Béranger n’eut jamais non plus l’amour de l’Empereur ni la foi aux choses de l’Empire. S’il les chanta, qui ne le sait ? ce fut une finesse de haine contre les Bourbons ! Et, cependant, comme Lamartine et comme Victor Hugo, il doit les meilleurs de ses chants à cette poésie toute faite de l’Empire, qui s’est imposée à sa pensée pour la féconder et pour la grandir, et qui dominera longtemps encore les plus fortes imaginations !

Aujourd’hui, Belmontet vient à son tour se placer parmi tous ces poètes que la grandeur des gloires ou des mélancolies de l’Empire a fait chanter comme malgré eux. Mais quant à lui, le dernier venu, ce n’est pas malgré lui qu’il chante, et le dieu ne le violente pas ! Plus passionné et plus sincère dans son admiration et dans ses sympathies pour l’Empire que les autres poètes ses contemporains, il n’est point de ceux-là chez lesquels l’inspiration, cette conscience d’un moment, vient donner un démenti à la conscience éternelle et à tous les sentiments de la vie. Non ! son livre le rappelle à plus d’une page, Belmontet est un impérialiste de vieille date. En 1832, je crois, la reine Hortense, dit-il avec orgueil, l’appelait le Blondet de l’exil. Il a donc cette fortune de la pensée que ses opinions politiques et les inspirations de sa muse s’accordent et mutuellement s’exaltent. Chez lui, l’enthousiasme de l’homme double l’enthousiasme du poète, conditions excellentes dont le talent le plus abondant devrait bénéficier encore. Belmontet en a ressenti l’influence. Il doit à ce précieux accord, plus rare qu’on ne le croit chez les artistes, si souvent en lutte, comme hommes, avec leur idéal, l’accent quelquefois très profond et toujours passionné de sa poésie, — cet accent qui reste et qui vibre dans l’expression, quand même cette expression n’a pas trouvé, sous la main du poète, toute sa perfection et toute sa rondeur.

Belmontet est un poète lyrique, comme presque tous les poètes d’une époque où l’individualité dévore tout (cette individualité à laquelle Belmontet croit imposer silence dans sa préface !), et où nous pétrissons ce qui dépend le moins de nous — jusqu’à la gloire de nos grands hommes ! — avec nos sentiments et nos égoïstes manières de penser. Le caractère du talent de Belmontet est une fougue âpre et non sans fierté, qui rappelle en plus d’un endroit la manière de Lebrun, le lyrique, auquel il reste supérieur par la grandeur des sujets qu’il traite et l’ardeur de ses sentiments. Nous l’avons dit déjà : quel que soit le talent d’un homme qui ne serait ni Shakespeare ni Dante, c’est un titre presque audacieux, et qu’on ne pardonne qu’à la ferveur de l’enthousiasme, que le titre de Poésies de l’Empire ; mais, on doit en convenir, ce n’est, certes ! pas une main sans force qui a écrit : Une Scène de nuit à Schœnbrunn, La Popularité des grands Noms, Les Impérialistes, La Mort de l’Empereur, et la plupart des odes de ce recueil. Seulement, si cette force était plus grande encore, la main du poète, qui attaque parfois l’expression avec une si remarquable énergie, frapperait toujours juste et ne tournerait pas. Or, c’est là le reproche que l’on pourrait faire au nouveau chantre de l’Empire : l’expression sort bien, déprimé saut et de prime jet, de sa plume, mais souvent elle s’interrompt, se trouble et se fausse tout à coup, comme un marbre qui se fendrait au second coup de maillet du sculpteur. Qu’il nous permette de le lui dire : quand on n’est pas le vieux Michel-Ange, qui attaquait le marbre avec cette furie de génie tout-puissant qui s’arrêtait, comme par un charme, dans la plus moelleuse et la plus délicate justesse, il faut savoir revenir plusieurs fois sur la forme extérieure de sa pensée pour lui donner ce fondu et cette harmonie nécessaires autant à la poésie qui s’écrit qu’à la poésie qui se sculpte. Belmontet a plusieurs des grandes qualités qui font le poète : il a le souflle, le mouvement, la passion vraie, l’amertume, la griffe irritée, la familiarité saisissante, qui semble s’élever en descendant… Son rhythme même (cette chose sans laquelle maintenant il n’est plus possible d’être poète), son rhythme a de puissantes articulations qui jouent avec souplesse sous sa pensée. Certes ! la Critique, qui reconnaît en lui de pareils dons et qui voudrait que l’homme qui les a en tirât parti davantage, comme une femme tire parti de sa beauté quand elle en a l’intelligence, la Critique, sympathique et pourtant sincère, n’a-t-elle pas le droit de regretter que l’incohérence des images, trop habituelle, vienne si souvent jeter son ombre heurtée sur des qualités faites pour être vues dans la lumière, et qui produiraient certainement l’effet imposant qu’on devrait en attendre si le poète savait les y placer et les y retenir ?