(1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre V. Le mouvement régionaliste. Les jeunes en province » pp. 221-231
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(1906) La nouvelle littérature, 1895-1905 « Deuxième partie. L’évolution des genres — Chapitre V. Le mouvement régionaliste. Les jeunes en province » pp. 221-231

Chapitre V. Le mouvement régionaliste.
Les jeunes en province

La littérature provinciale n’était pas jusqu’à ces dernières années la littérature de la province. Les jeunes hommes que leur situation de fortune, leur emploi, leur famille forçaient à habiter, loin de Paris, malgré leur goût pour les lettres n’avaient d’yeux que pour le boulevard de la capitale. L’homme qui se refusait aux gloires fiévreuses de la ville unique, apparaissait comme une exception. On l’eut même volontiers taxé de folie. D’ailleurs ses compatriotes étaient les premiers à faire payer, par le mépris, au jeune provincial son outrecuidance d’écrire et de se vouloir faire imprimer. La Province recevait sa littérature toute faite de Paris avec les chapeaux, les robes, les catalogues de nouveautés et les ministères.

Le Félibrige au même temps qu’il apportait l’idée d’une renaissance latine commença le premier à secouer cet esclavage. Mais, ici, il ne s’agissait que d’une tentative particulariste. Le génie de Mistral, d’Aubanel, de Roumanille, de Félix Gras fut salué par les Parisiens avec un mélange de déférence et d’ironie. Les départements continuaient à acclamer, sans critique, toutes les mauvaises pièces en tournée et à admirer les fonctionnaires de passage.

La politique devait modifier peu à peu cette passivité et la faire tourner en une sorte d’attitude agressive et souvent injuste. À partir de 1890, ce fut la Province qui dirigea la politique et peu à peu le Midi domina. Pour les nécessités électorales, les journaux provinciaux s’étaient fondés. Rapidement, ils acquirent une influence énorme, un tirage inconnu de la plupart des organes parisiens. La Dépêche du Nord, Le Lyon-Républicain, la Petite Gironde, Le Petit Troyen, Le Petit Ardennais, L’Éclair de Montpellier, Le Nouvelliste de Lyon, La Dépêche de Toulouse, Le Phare de la Loire, Le Petit Marseillais, etc.

L’esprit local, les manies urbaines, flattées et affichées ne se cachèrent plus. La Province osa être elle-même en politique, plus lentement elle essaie de l’être en littérature.

En 1875. M. Louis Xavier de Ricard publia Le Fédéralisme. Avec Auguste Fourès, Jourdanne et quelques autres, ils glorifiaient leurs atavismes, le culte de la terre. Ils revinrent à célébrer la pensée et la politique albigeoise, à l’heure où la Bretagne s’affirmait plus bretonnante et la Provence, plus provençale. M. Maurice Barrès et M. Charles Maurras devaient, quinze ans plus tard, entraîner dans le régionalisme toute une jeunesse inquiète, et qui, lasse du renanisme sceptique, cherchait un appui, se cherchait elle-même ses origines, ses racines, les moyens de se développer et de grandir.

La manie des petites revues, de Paris gagna la province. Rien ne pouvait être plus favorable à une renaissance de l’esprit provincial.

Ce furent :

À Montpellier Chimère (Coll. Paul Redonnel, Charles Brun, J. Loubet) et La France d’Oc.

À Toulouse, L’Effort (1896), fusion des Essais de Jeunes et des Pages d’Art (Voir les Écoles et les Manifestes). En 1901, La Revue Provinciale lui succéda (Ch. Bellet, Roger Frêne). Dans cette même ville, le groupe catholique (Armand Praviel, Pierre Fons, Joseph Aubès) fondait L’Âme Latine. Ce périodique très vivant préconisa le retour au classicisme littéraire et à la tradition nationale catholique et monarchiste. Depuis peu Poésie de MM. Estève, Gaudion, Touny-Lérys.

À Aix-en-Provence paraissent Les Gerbes, revue de tendances opposées à celles que défendirent dans cette même ville, Les Mois Dorés et Le Pays de France de Joachim Gasquet et Marie Demolins.

À Marseille, Méditerranéenne (de E. Jaloux), La Revue Phocéenne (de A. Patrickios), La Revue Impressionniste.

À Lyon, MM. Louis Payen, Émile Vuillermoz, Paul Lœwengard, Louis Raynaud, Michel Puy, M. Brisac composaient Germinal (1899-1901) ; — La Terre Nouvelle (1900-1901) de M. Aurenche, et La Revue Jeune de M. José Colb eurent un destin éphémère — et ont eu pour leur succéder La Houle (Henry Béraud, etc…) et Athéna.

À Béziers, Jean de la Hire, Pierre Hortala, Marc Varenne, Ernest Gaubert fondaient en janvier 1898 L’Aube Méridionale (1898-1900). En octobre 1898, elle émigrait à Montpellier où paraissait déjà La Coupe (1895-1898), de Richard Wémau, Louis Payen, Loubet, etc… L’Aube méridionale organisa le premier congrès des Poètes60 ; — L’Aube Méridionale publiait (avril 1899), un numéro spécial des Jeunes Poètes du Midi. Le Titan, de MM. H. Rigal et M. Labarre, lui succéda en 1901. Actuellement MM. Lacrie et Pontier font paraître à Montpellier L’Action méridionale.

À Lille, M. Léon Bocquet, l’auteur de Flandre, recueil de poèmes inspirés par le décor natal, a groupé autour du Beffroi une importante pléiade de poètes : MM. Roger Allard, J. Mouquet, Th. Varlet, F. Éon, Léon Deubel, Floris Delattre, etc…

À Nancy se publie la Grange lorraine, qui mêle en ses sommaires au nom de M. Charles Guérin, l’admirable et délicat poète du Cœur solitaire et de l’Homme intérieur, les noms de MM. Paul Briquel, René d’Avril, etc. Dans cette même ville paraît encore la Lorraine artiste.

À Reims, la Revue littéraire de Paris et de Champagne, sous la direction de M. J. René Aubert organise des conférences, des expositions de peinture. Cette revue, rapidement accrue, présente le tableau le plus complet du mouvement provincial (coll. F. Fagus, H. Bauquier, F. Clerget, H. Delahaye, Jules Romain, M. Golberg, etc…).

À Troyes, la Brise.

À Strasbourg, la Revue Alsacienne Illustrée de M. Buchez.

À Colmar, la Revue d’Alsace.

À Dijon, la Gerbe.

À Toulouse encore, la Revue des Pyrénées et Occitania.

À Rennes, l’Hermine de Louis Tiercelin et la Jeune Bretagne.

À Carcassonne, la Revue Méridionale de MM. Rouquet et A. Mir.

À Nîmes, la Revue du Midi.

À Abbeville, la France Littéraire.

À Valenciennes, M. Florian Parmentier dirige l’Essor Septentrional.

À Metz, l’Austrasie.

Au Havre, la Province de MM. de la Villehervé et A.-M. Gossez inaugure la publication en fascicules des Provinces poétiques, anthologie complète de toute la production de ces dernières années. M. Émile Magne collaborait à Brive à la Brise.

À Saint-Étienne, la Revue forézienne de MM. Fournier-Lefort, Louis de Romeuf, Olivier de la Fayette, le poète du Rêve des Jours.

À Blois, la Vie Blésoise de M. Hubert-Fillay61.

La Revue périgourdine de M. Cellerier, la Clavellina (Perpignan) de MM. Saisset, Orliac, etc., Gallia (Gaillac) de M. Touny-Lérys, l’Ardèche littéraire de M. Jean Volane, etc., ont brillé d’un éclat trop bref. N’importe, elles méritent de ne pas être oubliées62.

À Nîmes, M. Paul Guiraud un romancier estimé et M. P. Jouve rédigent la Chronique mondaine.

Voici, à titre d’exemple, le programme d’une ces jeunes revues63 : celle-ci « prétend refléter l’âme nouvelle de la jeunesse, ses préoccupations sociales sans s’inféoder à aucune politique, son souci d’art national, simple, vigoureux, méthodique, suivant le sens de l’esprit latin. Elle défendra, en art, la simplicité vigoureuse des classiques et réagira contre le romantisme. Enfin elle estime l’action au-dessus de l’art purement formel ».

On le voit ce n’est point d’une ambition vulgaire ! mais les hauts projets conviennent à notre âge. Ces périodiques, ces groupements ont eu une influence heureuse sur la jeunesse de ce temps. Presque tous sont affiliés à la Fédération régionaliste française. Beaucoup de ces écrivains, d’ailleurs, sont aussi affiliés au Félibrige et, bien qu’ayant écrit en français, ont souvent aussi écrit en langue d’oc. Parfois, comme M. Delbousquet, ils apportent par un choix d’expressions locales plus de couleur à la langue nationale. Sans distinction d’esthétique et de pensée politique, tous ces jeunes hommes sont mus par un même amour envers leur pays, par un même désir de donner une vie propre à leur province. Ils ne pensent pas pouvoir mieux honorer leur région qu’en lui dédiant leurs poèmes, qu’en décrivant ses aspects et ses mœurs dans leurs romans. Heureuse réaction contre le snobisme imitateur des romans boulevardiers !…

La littérature provinciale s’est enrichie d’énergies nouvelles. Par un échange incessant d’idées et de collaboration entre ces divers groupements et Paris s’est créé un minimum de pensées communes qui suffit à rallier toutes ces revues autour du drapeau de la décentralisation. Certes, il ne faudrait pas croire à une entente parfaite, à un succès définitif64, à une unanime ambition, non ; mais leurs conférences, les récitations de poèmes organisées par elles dans les théâtres municipaux des grandes cités provinciales, par leurs enquêtes, par les livres qu’elles ont éditées, par la facilité qu’elles donnent à des jeunes gens de se faire connaître, ces revues ont acquis une influence. Isolé jadis dans un milieu réfractaire aux idéologies comme aux lettres, le provincial qui pense et qui s’hypnotisait dans l’adoration de Paris et le désir de quitter au plus vite le sol natal a dès à présent la facilité de s’affilier à un des groupements que nous venons de nommer et où il trouvera toutes sortes d’avantages moraux et des raisons plus grandes d’aimer les arts et d’aimer aussi sa région. Les jeunes revues provinciales ont eu une influence littéraire autant que morale. Par cela même qu’elles propageaient le culte du pays natal, le goût de l’action, la recherche des méthodes naturelles d’évolution, elles éloignaient la jeunesse d’un art obscur, subtil où elle avait failli se perdre — (après y avoir d’ailleurs au début connu des beautés nouvelles). — Ici, nous n’avons qu’à constater cette floraison des provinces nouvelles. Elle nous assure encore que la sève n’est point tarie qui animait, jusqu’à l’héroïsme et la beauté, la France65.

Paris possède aussi ses revues régionalistes (Revue Septentrionale, La Province, etc.) Cf. Revue Universelle Larousse, nº du 1er sept. 1905 (À Travers la France) mais surtout l’Action Régionaliste (de Charles-Brun, secrét. Paul Redonnel) qui est l’organe officiel d’un groupement actif que préside M. L.-Xavier de Ricard et auquel M. Charles-Brun a su donner une importance chaque jour plus grande. La Fédération Régionaliste Française organise des congrès, des tournées de conférence, des réunions amicales.

Elle veut agir dans le triple domaine de l’économie politique, de la littérature et des arts.

MM. Paul Boncour, J. Plantadis, J. Beaurepaire-Froment (l’actif rédacteur en chef de La Tradition), Mihoura, A. Daudé-Baucel (secrétaire de l’Union Coopérative), Angot des Rotours, Émile Magne — et bien d’autres, aidés d’aînés illustres, prennent la parole dans ses réunions périodiques. La Fédération Régionaliste Française, si elle n’a encore réalisé qu’une faible partie de son vaste programme, a du moins préparé un terrain d’entente entre un grand nombre de jeunes écrivains et cela seul lui eut mérité déjà d’être signalée ici.

Le lecteur a déjà rencontré la plupart des noms cités ici, au cours de cet ouvrage. Presque tous ces jeunes hommes sont des poètes. M. A. Grimaud a réuni leurs vers dans une anthologie : La Race et le Terroir (1905, Cahors). Généralement ils ont gardé le culte de la tradition française et se complaisent à célébrer leur région. Entre autres nous citerons ce sonnet de M. Pierre Fons, le poète de l’Heure Amoureuse et Funéraire.

À LA CITÉ DE CARCASSONNE

De la tour de Justice à la tour du Trésaut,
Le soir apaise enfin l’horizon solitaire ;
D’implacables destins ont désolé ces terres,
Mais leur fière beauté garde encor des vassaux.

Seul le soleil, tentant quelque suprême assaut,
Ensanglante à présent la Lice et Saint-Nazaire ;
Où les cerviers du Nord tous en vain s’écrasèrent,
Des femmes lentement rêvent près des berceaux…

Douce monte une nuit orientale et chaude…
Montfort, ton œuvre est morte et sa cendre est à l’Aude,
Les midis à leur tour ont chassé tes effrois…

Et, — la lune courbée en profil de tartane, —
Tout le ciel étoilé tend un blason d’orfrois
Qui figure l’orgueil de la Terre occitane !

Ce fragment du Poème à la Servante de Pierre Hortala.

— Or j’ai fait desceller pour toi la tombe ancienne
Où dorment les aïeux, où ma place m’attend,
Et descendre moi-même au fond, pieusement,
Ton cercueil de bois blanc sur les bières de chêne,
Et j’ai pleuré……………………………
Puis, un jour, par hasard j’ai connu ton histoire,
Pastoure qui chantais dans les seigles d’été,
J’ai compris ton amour maternel, ta bonté,
L’énigme de tes yeux qui hantait ma mémoire,
Servante dont les doigts noueux étaient câlins…
Je me sens aujourd’hui, sacrilège, ô servante,
Dors, l’orgueil d’un poème est indigne de toi…
Ô pays, le printemps va fleurir tes sous-bois :
Les tourdelles déjà grapillent dans le lierre ;
Plateaux et vous, blés noir, qu’un aïeul cultiva
Terre dont j’ai compris la pauvreté hautaine
C’est peut-être, en mon cœur, elle, qui réveilla
L’atavisme endormi de ma race lointaine,
L’orgueil des champs, l’orgueil des fruits, l’orgueil du sol
Et dans le dernier fils des aïeux cévenols !…

Et nous rappellerons les strophes du mélancolique évocateur des Landes de Gascogne, Marc Varenne dont les trop rares vers publiés apportaient dans la nostalgique évocation du sol natal une note personnelle.

Et nous regrettons de ne pouvoir, étant donné le plan de cet ouvrage, signaler les poètes occitans ou bretons. Nous en connaissons comme Joseph d’Arbaud, Jaffrennou, Prosper Estieu, Antoine Perbosc, Charloun Rieu qui sont parmi les plus grands66.