Bayle, et Jurieu.
On n’est point d’accord sur l’origine de leur fameux démêlé. Toute l’Europe fut indignée de voir le plus fougueux & le plus déraisonnable des hommes s’acharner contre un philosophe, contre un sage, un homme doux, simple, modéré, plus admirable encore par le caractère de sa belle ame que par celui de son génie & de ses écrits.
Quelques personnes assignent, pour époque de cette persécution, le célèbre Avis aux réfugiés ; livre qui parut en 1690, & qui n’est que la satyre de la conduite des prétendus réformés. Cet Avis aux réfugiés leur fut donné dans le temps qu’ils invectivoient le plus contre la France, qu’ils se flattoient même d’être rappellés, de voir le gouvernement s’empresser à guérir la plaie faite à l’état, à réparer la perte de tant de milliers d’hommes qui portèrent dans les pays étrangers, avec leurs biens & avec nos arts, une haine implacable contre leur patrie. L’ouvrage fit beaucoup de bruit parmi eux. Ils ne doutèrent point qu’il ne vint de quelque faux frère. On crut, dans toute la Hollande, que Bayle en étoit l’auteur, quoique ce soit certainement M. Larroque, & que Bayle n’en fût que l’éditeur. Toutes les sociétés où Larroque, écrivain très-médiocre, étoit reçu dans Paris, sçavent comme la chose s’est passée. Il fit cet ouvrage, étant encore protestant. Ce qui lui en donna l’idée, ce fut la crainte que ses frères persécutés ne missent un obstacle à leur retour par leurs cris éternels contre la France & contre le roi. A son départ pour la cour d’Hanovre, dans laquelle il fut retenu longtemps, il laissa son Avis aux réfugiés entre les mains de Bayle, qui le fit imprimer de son consentement, mais avec la précaution de ne point mettre de nom d’auteur à la tête du livre, ainsi qu’ils en étoient convenus. Jamais avis charitable n’a tant révolté. Larroque, voyant combien il avoit soulevé les esprits dans tous les pays du protestantisme, imagine que ce sera tout le contraire dans ceux de la catholicité. Il vient à Paris ; il y fait abjuration ; parle de son livre à quelques personnes, qui lui disent que c’est un livre affreux, que l’auteur, ayant voulu ménager les protestans & les catholiques, avoit également déplu aux deux partis. Il se confirme aussitôt dans l’idée de garder toujours l’anonyme, & se hâte d’écrire à Bayle pour lui recommander de nouveau le secret. Le silence de Bayle à cette occasion, silence dont il fut la victime est une des choses qui fait le plus d’honneur à la mémoire de ce grand homme.
Ceux qui prétendent être le mieux instruits de ce qui le regarde, attribuent
la cause de ses malheurs & de sa querelle à ses liaisons avec madame
Jurieu. Cette femme, de beaucoup d’esprit & de mérite, se prit, dit-on,
de passion pour l’homme qui avoit le plus de génie. Ils firent connoissance
à Sédan, lorsqu’il étoit encore jeune & qu’il professoit la philosophie.
Jurieu y enseignoit la théologie & se faisoit un honneur de recevoir le
philosophe
chez lui. Tout sembloit favoriser la
bonne intelligence de ces prétendus amans, lorsqu’ils se virent sur le point
d’être désunis. L’académie de Sédan fut supprimée en 1681. Madame Jurieu se
trouva dans la nécessité de suivre son mari hors du royaume. Bayle vouloit
se fixer en France ; mais l’amour d’une femme l’emporta sur celui de la
patrie. Le philosophe alla joindre sa maîtresse en Hollande. Ils y
continuèrent leurs liaisons, sans même en faire trop de mystère. Toute la
ville de Rotterdam s’en entretenoit : Jurieu lui seul n’en sçavoit rien. On
étoit étonné qu’un homme qui disoit voir tant de choses dans l’apocalypse,
ne vît pas ce qui se passoit dans sa maison. « Un cavalier, en pareil cas,
dit M. l’abbé d’Olivet, tire l’épée ; un homme de robe intente un procès ;
un poëte composeroit une satyre : chacun a ses armes. Jurieu, en qualité de
théologien, dénonça Bayle comme un impie. »
Cette anecdote rapportée par M. l’abbé d’Olivet d’après M. de Beringhen,
élève de Bayle, est traitée de conte ridicule par une personne dont le père,
servant en Hollande en 1 700, avoit eu
souvent occasion de voir Bayle. Cet homme s’élève, avec chaleur, contre
l’histoire imaginaire des amours d’une femme très-aimable avec celui qu’il
appelle un sçavant, dans toute l’étendue du mot, un sçavant triste, pesant,
sans graces & sans usage du monde. D’où il conclud que la haine que
Jurieu portoit à Bayle ne vint pas d’une jalousie de mari, mais d’une
jalousie d’auteur. Jurieu avoit réfuté l’Histoire du
calvinisme par Maimbourg. Bayle en avoit fait autant. Mais les deux
critiques furent reçues bien différemment. L’une étoit écrite dans un stile
extravagant, & l’autre étoit pleine de raison, d’esprit & de sel.
Celle de Bayle parut si dangereuse en France qu’elle y fut brûlée. Une
pareille distinction irrita Jurieu, à qui l’on n’accorda que le plus grand
mépris pour son livre. « Cet écrivain, jaloux de tout, disoit Bayle, n’a pu
me le pardonner. »
Ces paroles paroissent décider la question ; mais elles
ne sont fondées que sur le rapport d’un anonyme, qui assure qu’on avoit
souvent mis Bayle sur le chapitre des démêlés éclatans des deux
plus célèbres refugiés François, qui s’étoient donnés
auparavant des louanges réciproques dans leurs ouvrages.
Mais qu’importe la cause de leur querelle ? cause tant recherchée & qu’on ignore encore. Ne suffit-il pas de sçavoir à quel point Jurieu poussa les choses ? Il n’est point d’emportemens auxquels il ne se soit livré. Tous les consistoires, tous les synodes retentirent de ses clameurs. Il écrivit & parla comme le devoit faire un homme emporté par une imagination qui prenoit feu sur tout & ne se repaissoit que de chimères ; un homme qui ne voyoit en Europe que révolutions & que carnage ; qui brigua d’être à la tête des fanatiques de son parti ; qui se mêla de présages, de miracles, de prophéties ; qui prédit qu’en l’année 1689 le calvinisme seroit rétabli en France ; qui se déchaîna contre toutes les puissances de l’Europe, & qui porta la fureur jusqu’à faire frapper des médailles qui éternisent sa démence & sa haine contre Rome & contre sa patrie. Les noms d’athée, d’impie, de faux frere, d’homme sans foi, sans mœurs, sans probité, sans principes, étoient le refrein ordinaire de ses discours & de ses écrits. Il croyoit avoir été suscité de dieu pour faire le tourment d’un philosophe qui n’a pas moins honoré la Hollande que Descartes, en la choisissant pour le lieu de sa retraite.
De toutes ces accusations, dont la moindre feroit regarder Bayle comme un monstre, si l’on ignoroit dans quel égarement de raison tomba son adversaire, il n’en est qu’une qui mérite qu’on s’y arrête, celle d’impiété. Jurieu n’est pas le seul qui l’ait chargé d’une accusation aussi grave. Le cri public est contre Bayle. Cet auteur, un des meilleurs dialecticiens qui ait jamais existé, semble vouloir introduire le pyrrhonisme dans toutes les sciences. L’accusation de déisme est la moindre de celles qu’on intente contre lui. On a prétendu trouver, à chaque page de ses écrits, les preuves de son incrédulité.
Mais ces preuves ne sont pas évidentes. On ne sçait souvent à quoi s’en tenir. Bayle décide rarement. Il ne fait que présenter le pour & le contre d’un point de controverse. Il ne dit pas que telle religion est fausse ; mais il ne dit pas non plus qu’elle soit vraie. Il établit & renverse également plusieurs dogmes du christianisme. On trouve, dans un endroit, le contraire de ce qu’il avance dans un autre. Il ne termine rien, & se réserve toujours quelque chose à dire. Ses ouvrages sont un mélange de bon & de mauvais, qui en rend la lecture dangereuse à ceux qui n’ont pas l’esprit formé.
On a donné l’Analyse de Bayle, & l’on y a fondu le
commentaire avec le texte. Mais cette analyse, qui a fait tant de bruit
& que le gouvernement a proscrit, n’est qu’un choix affecté de tous les
morceaux les plus repréhensibles. Quelqu’un, au contraire, qui ne prendroit
dans Bayle que ce qu’il y a de judicieux, seroit sûr de réussir & de
donner un extrait utile. Il faudroit qu’une bonne plume s’occupât de cette
idée & l’exécutât. On entreroit même alors dans les vues de Bayle. Cet
écrivain original, qui en avoit de si profondes & de si julles, disoit
que, s’il n’avoit écrit pour les libraires, il n’eût pas composé plus d’un
in-folio. Tout l’esprit de ce grand homme peut être
mis dans un seul volume. De
toutes ses
différentes productions, ses Pensées diverses & son
Dictionnaire sont celles qui lui firent le plus
d’honneur. Son Dictionnaire est le premier ouvrage de ce
genre où l’on apprend à penser. Quel dommage que ce recueil contienne tant
de petits faits, parle de tant de petits écrivains qu’un lecteur judicieux
ni la postérité n’ont aucun intérêt de connoître. L’article de Spinosa est
un des mieux travaillés. Bayle y parle admirablement de la divinité.
Quelques propos qu’il a tenus, & qu’on n’a pas oubliés, font ce qui
rendit sa croyance problématique. Le cardinal de Polignac, étant en
Hollande, eut un entretien avec lui sur la religion. Bayle lui dit :
Pour moi, je suis protestant.
Mais ce mot est bien vague,
lui répondit le cardinal. Etes-vous luthérien ? calviniste ? Anglican ?
Je suis protestant
, répliqua Bayle,
parce que
je proteste contre toutes les religions.
On ajoute que, dans cette
conversation, ne répondant le plus souvent à l’abbé de Polignac que par des
vers de Lucrèce, cet abbé conçut dès-lors le dessein de donner une
réfutation philosophique & suivie de l’ouvrage
entier du poëte latin, ce qu’il a fait dans son Anti-Lucrèce. On tient une autre anecdote du P. de Tournemine. Il
vit Bayle en Hollande, & lui parla de son pyrrhonisme. Celui-ci
répondit :
Je suis le Jupiter d’Homère, qui rassemble les
nuées
*.
A l’égard des reproches qu’on lui a faits sur ses mœurs, on ne voit pas qu’ils soient fondés. Ses mœurs étoient pures. Si le stile de Bayle est souvent libre, indécent ; si cet écrivain s’arréte à des contes, à des historiettes scandaleuses, c’est qu’il ignoroit l’usage du monde & l’emploi de bien des mots dont il se sert. D’autres rapportent que Bayle s’excusoit lui-même sur cet article, en avouant que son goût l’y portoit comme malgré lui.
Les plaintes, les cris, les impostures, les manœuvres de Jurieu lui réussirent. Il parvint à gagner tous les tribunaux où il porta ses accusations. Le corps des pasteurs & des ministres calvinistes se rangea de son Parti. L’orage élevé contre un sceptique dangereux grossissoit de jour en jour, & fondit à la fin sur lui. Le malheureux Bayle perdit sa place de professeur de philosophie & d’histoire à Rotterdam, seule ressource qu’il eût pour vivre. Il fut aux gages d’un libraire. La précipitation, avec laquelle il étoit obligé de travailler, fut cause, sans doute, de sa manière d’écrire souvent diffuse, lâche, incorrecte & surtout familière & basse. On l’accuse d’être faux dans ses citations ; mais, dans un grand nombre qu’on a vérifiées, on ne l’a point surpris en faute : & d’ailleurs seroit-il étonnant que, dans un nombre si prodigieux de passages, sa mémoire se fût quelquefois égarée.
Depuis la privation de ses emplois, la fureur de ses ennemis ne fit que s’accroître. Il crut les confondre en désavouant l’Avis aux réfugiés, en donnant l’apologie de sa conduite, de ses mœurs, de sa religion, en publiant ses Entretiens de Maxime & de Thémiste ; mais on le condamna sur cette apologie même. Il succomba sous le poids de la persécution & mourut à Rotterdam en 1706. Il étoit né au Carlas, dans le comté de Foix, en 1647. D’abord calviniste, il fit abjuration dans un âge assez tendre. Quelque temps après, il revint au calvinisme. Ses variations l’obligèrent à quitter sa patrie. Lorsqu’il se convertit à l’église Romaine, il prit la tonsure & porta le petit collet à Toulouse, où il étudioit alors en philosophie chez les jésuites. Un de ces pères, qui l’avoit vu dans cette ville sur les bancs, disoit que Bayle se faisoit un amusement d’embarrasser ses maîtres, & qu’il avoit beaucoup de talent pour la dialectique. Bayle n’avoit presque aucune connoissance de la physique. Il ignoroit les découvertes du grand Newton. Un cartésianisme qui ne subsiste plus est la base de la plupart de ses articles philosophiques. Croiroit-on que ce grand génie ait eu des petitesses ? Sa passion étoit de voir des baladins de place. A l’âge de plus de 50 ans, dès qu’il en arrivoit à Roterdam, il s’affubloit de son manteau, couroit à ce spectacle comme un enfant, & il étoit le dernier à se retirer. Son testament a été déclaré valide en France par un arrêt du parlement de Toulouse. Il est bien glorieux à ces magistrats de s’être ainsi élevés au-dessus des loix, & de n’avoir pas regardé comme étranger un François qui faisoit tant d’honneur à sa patrie. Il s’en faut bien que Basnage, Le Clerc & Saurin l’ayent autant illustrée. Au bas de son portrait par Catherine Duchesne, on lit ces vers de La Monnoie*.
Tel est ce critique admirable ;Il sera toujours indécis,Lequel l’emporte, en ses écrits,De l’utile ou de l’agréable.
Jurieu n’est mort à Roterdam qu’en 1713. Après Bayle, le grand Arnauld est celui contre lequel il a le plus exhalé d’horreurs. Le feu de l’imagination déréglée de Jurieu s’épuisa. Longtemps avant sa mort, il tomba dans l’enfance.