(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre V : Rapports du physique et du moral. »
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(1881) La psychologie anglaise contemporaine « M. Bain — Chapitre V : Rapports du physique et du moral. »

Chapitre V :
Rapports du physique et du moral.

I

Outre la psychologie proprement dite, M. Bain a étudié les rapports du physique et du moral dans son récent livre l’Esprit et le Corps 189. La question, il l’avoue, est pleine de difficultés ; mais on doit reconnaître qu’il a eu le mérite de la bien poser. Ce problème, au sens où on l’entend d’ordinaire, est fatalement insoluble, puisqu’on se borne à opposer deux substances inconnues l’une à l’autre, à se demander comment l’esprit (qu’on ne connaît pas) peut agir sur la matière (qu’on ne connaît pas).

« La doctrine de deux substances, dit M. Bain190, — une substance matérielle unie à une substance immatérielle par un certain rapport vaguement défini — subit maintenant une certaine transformation due à l’influence de la physiologie moderne. Certaines opérations purement intellectuelles, telles que la mémoire, dépendent des actions matérielles ; fait qui a été admis, quoique à regret, par les partisans d’un principe immatériel. » On en est donc venu à considérer l’union de l’esprit et du corps comme de plus en plus intime et à dire « que l’esprit et le corps agissent l’un sur l’autre ». Quoique cette doctrine se rapproche plus de la vérité que celle des deux substances presque étrangères l’une à l’autre, M. Bain lui adresse plusieurs reproches :

1° Cette doctrine suppose que nous avons le droit de considérer l’esprit comme isolé du corps et d’affirmer que, comme tel, il a encore des facultés et propriétés. Or, nous n’avons aucune expérience directe ni aucune connaissance de l’esprit isolé du corps : il ne nous a jamais été donné de voir un esprit agir indépendamment de son compagnon matériel,

2° Nous avons lieu de croire que nos actions mentales sont accompagnées d’une suite non interrompue d’actes matériels. Il est contraire à tout ce que nous savons de l’action du cerveau de supposer que la chaîne matérielle des actions nerveuses se termine brusquement à un vide occupé par une substance immatérielle ; que là cette substance agisse seule, puis communique les résultats de cette action à la substance matérielle : « il y aurait ainsi deux rivages matériels séparés par un océan immatériel. » — En fait, les choses ne se passent pas ainsi et lorsque nous parlons d’une action de l’esprit, nous avons toujours une cause à deux faces ; l’effet est produit non par l’esprit seul, mais par l’esprit associé au corps. Par exemple, la peur paralyse la digestion. Est-ce le fait purement psychologique et abstrait de la peur qui produit cet effet ? Non, mais c’est cette émotion accompagnée d’un état particulier du cerveau et du système. « Ainsi, il n’y a pas action de l’esprit sur le corps et du corps sur l’esprit ; il y a l’esprit et le corps réunis déterminant un résultat à la fois physique et moral. De cette causalité double ou conjointe, nous pouvons donner des preuves ; de la causalité simple, nous n’en avons aucune. »

3° On dit généralement que l’esprit se sert du corps comme d’un instrument. Ici encore on attribue à l’esprit une existence indépendante, une faculté de vivre à part, d’agir à volonté avec ou sans un corps.

Mais si tous les faits psychologiques sont en même temps des faits physiques, on nous demandera peut-être ce que signifie un fait psychologique proprement dit. Voici à quoi on le reconnaît. — Le fait physique est un fait objectif, simple, à une seule face ; le fait psychologique est un fait à deux faces et l’une de ces faces est une suite de sentiments, de pensées et d’autres éléments subjectifs. Nous ne nous représentons pas complètement le fait psychologique, si nous ne tenons pas compte des deux faces.

La seule difficulté réelle des rapports entre l’esprit et le corps, c’est qu’il est impossible, contradictoire, de concevoir cette union sous la forme de l’étendue (puisqu’il nous est impossible de penser à l’esprit, sans nous placer en dehors du monde de l’espace) ; et que, d’autre part, toutes les unions ordinaires nous sont données sous la forme d’une connexion dans l’espace. Lorsqu’il nous arrive, comme dans le pur sentiment de plaisir ou de peine, de passer de l’état, objectif à l’état subjectif ; nous subissons un changement qui ne saurait être traduit dans l’espace. C’est une transition qu’on ne rend pas exactement en parlant d’un passage de l’extérieur à l’intérieur ; car c’est encore là un changement qui ne se produit que dans la sphère de l’étendue. La seule expression convenable est changement d’état, passage d’un état où l’on connaît, sous la condition de l’étendue, à un état où l’on connaît indépendamment de l’étendue.

« Le seul mode d’union qui ne soit pas contradictoire est l’union de succession rapprochée dans le temps, ou de position dans la ligne continue de la vie consciente. Nous sommes en droit de dire que le même être est alternativement objet et sujet, conscient avec étendue et conscient sans étendue, et que sans la conscience douée d’étendue, celle qui n’a pas d’étendue n’existerait pas. Sans certains modes particuliers de l’étendue — le cerveau et le système nerveux — nous ne pourrions avoir ces moments d’extase, — nos plaisirs, nos souffrances, nos idées, — qui dans cette vie alternent par accès avec notre conscience étendue. »

II

Allant encore plus loin, M. Bain a montré le rapport entre la question qui nous occupe et celle de la corrélation des forces. On sait en quoi consiste la doctrine appelée persistance ou équivalence des forces, et comment elle s’applique à la chaleur, à la lumière, à l’électricité, au mouvement mécanique, etc. Mais peut-elle s’appliquer aussi aux forces mentales ? L’Ecole anglaise penche en général pour l’affirmative191, tout en reconnaissant qu’il est impossible actuellement de rien formuler de précis sur ce point.

Nous savons à n’en pas douter que les forces mentales dépendent de l’activité du cerveau ; nous savons aussi que l’activité cérébrale dépend de la force nerveuse ; que cette force nerveuse provient immédiatement des transformations qui se font dans le sang, et en dernier ressort de l’oxydation des matériaux de la nutrition ; qu’elle est un équivalent défini de cette combustion ou oxydation. Il n’y a donc rien que de naturel à considérer les forces mentales comme convertibles en forces nerveuses et celles-ci en forces physiques.

Si nous prenons un homme de constitution moyenne, chez qui le travail de la pensée et l’excitation mentale ne demandent qu’une petite quantité de force, nous trouvons un meilleur état physique, une force et une résistance musculaire plus grandes, une digestion plus vigoureuse, bref une plus grande aptitude à supporter les fatigues physiques. — Au contraire, si le travail mental demande une grande quantité de force, alors il doit se faire, chez cet homme, une dépense disproportionnée d’oxydation dans le cerveau : il en revient d’autant moins aux muscles, à l’estomac, aux poumons, aux organes de sécrétion. Il y a diminution du travail musculaire possible ainsi que de l’aptitude à supporter la fatigue. C’est là, d’ailleurs, un fait d’observation générale, que celui qui travaille de la tête est moins propre au travail des bras.

« Ainsi, il y a une relation définie (bien qu’elle ne soit pas numériquement déterminable), entre la somme des opérations physico-mentales et la somme des actions purement physiques. Les unes et les autres sont comprises dans la grande oxydation totale de l’organisme ; et plus les unes absorbent de force, moins il en reste pour les autres. Telle est la formule de la corrélation de l’esprit avec les autres forces de la nature. »

On peut se poser encore un autre problème, dit M. Bain. Nous venons d’admettre que les forces mentales sont convertibles avec les forces physiques, mais ne peut-on pas admettre aussi que les forces mentales sont convertibles entre elles ? Nous avons des raisons de le supposer. Si on prend pour base la division de l’esprit généralement reçue en sensibilité, intelligence et volonté, on peut se demander si ce qui est gagné par l’une de ces grandes subdivisions n’est pas perdu par les deux autres ou l’une des deux autres. Quoique ici, plus qu’ailleurs, toute réponse précise et toute évaluation quantitative soit impossible, on trouve des faits qui sollicitent l’attention. S’agit-il d’un travail intellectuel (l’étude des langues, des sciences, etc.), on voit que le travail d’acquisition est nécessairement une opération qui cause une grande déperdition nerveuse. Une vie consacrée tout entière à la culture de l’intelligence doit être accompagnée d’un affaiblissement général des autres facultés, aussi bien que des fonctions purement physiques. Il y a des facultés qui s’excluent. « Aristote ne pouvait être à la fois Aristote et un poète tragique ; Newton ne pouvait être un peintre de portrait, même de troisième ordre. »

« On pourrait donner d’autres exemples. La grande sensibilité et la grande activité sont des phases extrêmes : chacune consommant une grande quantité de force, il est assez rare qu’elles soient réunies, dans la même organisation. L’homme actif, énergique, qui aime l’activité pour elle-même et qui agit dans toutes les directions, n’a point la délicatesse et la discrétion d’un autre homme qui n’aime point l’activité pour elle-même et qui est énergique seulement sous l’aiguillon des fins spéciales qu’il poursuit.

Une grande intelligence universelle n’est pas souvent unie à une riche sensibilité naturelle. Il y a là une incompatibilité dont on se rend mieux compte en se demandant si les hommes d’une extrême sociabilité sont des penseurs profonds ou originaux, s’ils font de grandes découvertes ; ou bien si leur grandeur ne se borne pas aux sphères où la sensibilité joue un rôle — la poésie, l’éloquence, l’influence sociale. »

Voilà bien des questions posées et qu’aujourd’hui nul assurément ne peut tenter de résoudre. Il est bon cependant de lire l’excellent chapitre que M. Bain consacre aux bases physiques de la mémoire192. Il est extrêmement suggestif pour la théorie comme pour la pratique. L’opinion commune veut que la possibilité d’acquérir des connaissances nouvelles soit pour nous sans bornes. Il existe cependant des limites bien évidentes. M. Bain nous les fait voir.

La mémoire, dit-il, dépend du cerveau ; le cerveau n’a qu’un nombre déterminé d’éléments nerveux — cellules et fibres — ; ce nombre limite nécessairement celui de nos acquisitions. Il montre, en s’appuyant sur les travaux du célèbre histologiste anglais, sir Lionel Beale, que la substance grise qui recouvre les hémisphères cérébraux forme une surface d’environ 19 décimètres carrés, d’une épaisseur moyenne de 2 millimètres et demi ; que cette couche peut contenir approximativement 4,200 millions de cellules et 4,800 millions de fibres. De là il déduit le nombre probable des éléments nerveux — cellules et fibres — nécessaires pour acquérir et conserver tel ou tel ordre de connaissance (mathématiques, musique, langues, etc.), et il montre comment ces diverses acquisitions se limitent réciproquement.

Il nous est impossible de le suivre ici dans ses ingénieuses déductions. Nous renvoyons le lecteur à ce chapitre. Il verra que pour l’auteur « les actions les plus élevées de l’esprit ont essentiellement le même caractère que les actions réflexes, mais sont bien plus compliqués. » C’est là une grosse question posée en passant : à notre avis elle contient la question du rapport du physique et du moral dans sa totalité : mais ce n’est pas ici le lieu de l’aborder193.