(1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre IV. De la bienfaisance. »
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(1796) De l’influence des passions sur le bonheur des individus et des nations « Section III. Des ressources qu’on trouve en soi. — Chapitre IV. De la bienfaisance. »

Chapitre IV.
De la bienfaisance.

La philosophie exige de la force dans le caractère, l’étude, de la suite dans l’esprit ; mais malheur à ceux qui ne pourraient pas adopter la dernière consolation, ou plutôt la sublime jouissance qu’il reste encore à tous les caractères dans toutes les situations.

Il m’en a coûté de prononcer, qu’aimer avec passion, n’était pas le vrai bonheur ; je cherche donc dans les plaisirs indépendants, dans les ressources qu’on trouve en soi, la situation la plus analogue aux jouissances du sentiment ; et la vertu, telle que je la conçois, appartient beaucoup au cœur ; je l’ai nommé bienfaisance, non dans l’acception très bornée qu’on donne à ce mot, mais en désignant ainsi toutes les actions de la bonté.

La bonté est la vertu primitive, elle existe par un mouvement spontané ; et comme elle seule est véritablement nécessaire au bonheur général, elle seule est gravée dans le cœur ; tandis que les devoirs qu’elle n’inspire pas, sont consignés dans des codes, que la diversité des pays et des circonstances peut modifier ou présenter trop tard à la connaissance des peuples. L’homme bon est de tous les temps, et de toutes les nations ; il n’est pas même dépendant du degré de civilisation du pays qui l’a vu naître ; c’est la nature morale dans sa pureté, dans son essence ; c’est comme la beauté dans la jeunesse où tout est bien sans effort. La bonté existe en nous comme le principe de la vie, sans être l’effet de notre propre volonté ; elle semble un don du ciel comme toutes les facultés, elle agit sans se connaître, et ce n’est que par la comparaison qu’elle apprend sa propre valeur. Jusques à ce qu’il eût rencontré le méchant, l’homme bon n’a pas dû croire à la possibilité d’une manière d’être différente de la sienne propre. La triste connaissance du cœur humain fait, dans le monde, de l’exercice de la bonté un plaisir plus vif ; on se sent plus nécessaire, en se voyant si peu de rivaux ; et cette pensée anime à l’accomplissement d’une vertu à laquelle le malheur et le crime offrent tant de maux à réparer.

La bonté recueille aussi toutes les véritables jouissances du sentiment ; mais elle diffère de lui par cet éminent caractère où se retrouve toujours le secret du bonheur ou du malheur de l’homme ; elle ne veut, elle n’attend rien des autres, et place sa félicité tout entière dans ce qu’elle éprouve. Elle ne se livre pas à un seul mouvement personnel, pas même au besoin d’inspirer un sentiment réciproque, et ne jouit que de ce qu’elle donne. Lorsqu’on est fidèle à cette résolution, ces hommes mêmes qui troubleraient le repos de la vie, si l’on se rendait dépendants de leur reconnaissance, vous donnent cependant des jouissances momentanées par l’expression de ce sentiment. Les premiers mouvements de la reconnaissance ne laissent rien à désirer, et dans l’émotion qui les accompagnent, tous les caractères s’embellissent ; on dirait que le présent est un gage certain de l’avenir ; et lorsque le bienfaiteur reçoit la promesse, sans avoir besoin de son accomplissement, l’illusion même qu’elle lui cause est sans danger, et l’imagination peut en jouir, comme l’avare des biens que lui procurerait son trésor, si jamais il le dépensait.

Il y a des vertus toutes composées de craintes et de sacrifices, dont l’accomplissement peut donner une satisfaction d’un ordre très relevé à l’âme forte qui les pratique ; mais, peut-être, avec le temps découvrira-t-on que tout ce qui n’est pas naturel, n’est pas nécessaire, et que la morale, dans divers pays, est aussi chargée de superstition que la religion. Du moins en parlant de bonheur, il est impossible de supposer une situation qui exige des efforts perpétuels ; et la bonté donne des jouissances si faciles et si simples que leur impression est indépendante du pouvoir même de la réflexion. Si cependant l’on se livre à des retours sur soi, ils sont tous remplis d’espérance ; le bien qu’on a fait est une égide qu’on croit voir entre le malheur et soi ; et lors même que l’infortune nous poursuit, on sait où se réfugier, on se transporte par la pensée dans la situation heureuse que nos bienfaits ont procuré.

S’il était vrai que dans la nature des choses, il se fut rencontré des obstacles à la félicité parfaite que l’Être Suprême aurait voulu donner à ses créatures, la bonté continuerait l’intention de la Providence, elle ajouterait, pour ainsi dire, à son pouvoir.

Qu’il est heureux celui qui a sauvé la vie d’un homme ! il ne peut plus croire à l’inutilité de son existence, il ne peut plus être fatigué de lui-même. Qu’il est plus heureux encore celui qui a assuré la félicité d’un être sensible ! on ne sait pas ce qu’on donne en sauvant la vie, mais en vous arrachant à la douleur, en renouvelant la source de vos jouissances, on est certain d’être votre bienfaiteur.

Il n’est au pouvoir d’aucun événement de rien retrancher aux plaisirs que nous a valu la bonté. L’amour pleure souvent ses propres sacrifices, l’ambition voit en eux la cause de ses malheurs ; la bonté, n’ayant voulu que le plaisir même de son action, ne peut jamais s’être trompée dans ses calculs. Elle n’a rien à faire avec le passé, ni l’avenir ; une suite d’instants présents composent sa vie ; et son âme, constamment en équilibre, ne se porte jamais avec violence sur une époque, ni sur une idée ; ses vœux et ses efforts se répandent également sur chacun de ses jours, parce qu’ils appartiennent à un sentiment toujours le même, et toujours facile à exercer.

Toutes les passions, certainement, n’éloignent pas de la bonté ; il en est une surtout qui dispose le cœur à la pitié pour l’infortune ; mais ce n’est pas au milieu des orages qu’elle excite, que l’âme peut développer et sentir l’influence des vertus bienfaisantes. Le bonheur qui naît des passions est une distraction trop forte, le malheur qu’elles produisent cause un désespoir trop sombre pour qu’il reste à l’homme qu’elles agitent aucune faculté libre ; les peines des autres peuvent aisément émouvoir un cœur déjà ébranlé par sa situation personnelle, mais la passion n’a de suite que dans son idée ; les jouissances, que quelques actes de bienfaisance pourraient procurer, sont à peine senties par le cœur passionné qui les accomplit. Prométhée, sur son rocher, s’apercevait-il du retour du printemps, des beaux jours de l’été ? quand le vautour est au cœur, quand il dévore le principe de la vie, c’est là qu’il faut porter ou le calme ou la mort. Aucune consolation partielle, aucun plaisir détaché ne peut donner du secours ; cependant, comme l’âme est toujours plus capable de vertus et de jouissances relevées, alors qu’elle a été trempée dans le feu des passions, alors que son triomphe a été précédé d’un combat, la bonté même n’est une source vive de bonheur que pour l’homme qui a porté dans son cœur le principe des passions.

Celui qui s’est vu déchiré par des affections tendres, par des illusions ardentes, par des désirs même insensés, connaît tous les genres d’infortunes, et trouve à les soulager, un plaisir inconnu à la classe des hommes qui semblent à moitié créés, et doivent leur repos seulement à ce qui leur manque. Celui qui par sa faute, ou par le hasard, a beaucoup souffert, cherche à diminuer la chance de ces cruels fléaux, qui ne cessent d’errer sur nos têtes, et son âme, encore ouverte à la douleur, a besoin de s’appuyer par le genre de prière qui lui semble le plus efficace.

La bienfaisance remplit le cœur comme l’étude occupe l’esprit ; le plaisir de sa propre perfectibilité s’y trouve également, l’indépendance des autres, le constant usage de ses facultés ; mais ce qu’il y a de sensible dans tout ce qui tient à l’âme, fait de l’exercice de la bonté une jouissance qui peut seule suppléer au vide que les passions laissent après elles ; elles ne peuvent se rabattre sur des objets d’un ordre inférieur, et l’abime que ces volcans ont creusé, ne saurait être comblé que par des sentiments actifs et doux qui transportent hors de vous-même l’objet de vos pensées, et vous apprennent à considérer votre vie sous le rapport de ce qu’elle vaut aux autres et non à soi ; c’est la ressource, la consolation la plus analogue aux caractères passionnés, qui conservent toujours quelques traces des mouvements qu’ils ont domptés. La bonté ne demande pas, comme l’ambition, un retour à ce qu’elle donne ; mais elle offre cependant aussi une manière d’étendre son existence et d’influer sur le sort de plusieurs ; la bonté ne fait pas, comme l’amour, du besoin d’être aimé son mobile et son espoir ; mais elle permet aussi de se livrer aux douces émotions du cœur, et de vivre ailleurs que dans sa propre destinée : enfin, tout ce qu’il y a de généreux dans les passions se trouve dans l’exercice de la bonté, et cet exercice, celui de la plus parfaite raison, est encore quelquefois l’ombre des illusions de l’esprit et du cœur.

Dans quelque situation obscure ou destituée que le hasard nous ait jeté, la bonté peut étendre l’existence, et donner à chaque individu un des attributs du pouvoir, l’influence sur le sort des autres. La multitude de peines que savent causer les hommes les plus médiocres en tous genres, conduit à penser qu’un être généreux, quelle que fut sa position, se créerait, en se consacrant uniquement à la bonté, un intérêt, un but, un gouvernement, pour ainsi dire, malgré les bornes de sa destinée.

Voyez Almont, sa fortune est restreinte, mais jamais un être malheureux ne s’est adressé à lui sans que, dans cet instant, il ne se soit trouvé les moyens de venir à son aide, sans que, du moins, un secours momentané n’ait épargné à celui qui prie, le regret d’avoir imploré en vain ; il n’a point de crédit, mais on l’estime, mais son courage est connu ; il ne parle jamais que pour l’intérêt d’un autre ; il a toujours une ressource à présenter à l’infortune, et il fait plus pour elle que le ministre le plus puissant, parce qu’il y consacre sa pensée tout entière. Jamais il ne voit un homme dans le malheur qu’il ne lui dise ce qu’il a besoin d’entendre, que son esprit, son âme ne découvrent la consolation directe, ou détournée, que cette situation rend nécessaire, la pensée qu’il faut faire naître en lui, celle qu’il faut écarter, sans avoir l’air d’y tâcher. Toute cette connaissance du cœur humain, dont est née la flatterie des courtisans envers leurs souverains, Almont l’emploie pour soulager les peines de l’infortuné ; plus on est fier, plus on respecte l’homme malheureux, plus on se plie devant lui. Si l’amour propre est content, Almont l’abandonne, mais s’il est humilié, s’il cause de la douleur, il le replace, il le relève, il en fait l’appui de l’homme que cet amour propre même avait abattu. Si vous rencontrez Almont, quand votre âme est découragée, sa vive attention à vos discours vous persuade que vous êtes dans une situation qui captive l’intérêt, tandis que, fatigué de votre peine, vous étiez convaincu, avant de le voir, de l’ennui qu’elle devait causer aux autres ; vous ne l’écouterez jamais sans que son attendrissement pour vos chagrins, ne vous rende l’émotion dont votre âme desséchée était devenue incapable ; enfin, vous ne causerez point avec lui, sans qu’il ne vous offre un motif de courage, et qu’ôtant à votre douleur ce qu’elle a de fixe, il n’occupe votre imagination par un différent point de vue, par une nouvelle manière de considérer votre destinée ; on peut agir sur soi par la raison, mais c’est d’un autre que vient l’espérance. Almont ne pense point à faire valoir sa prudence en vous conseillant ; sans vous égarer, il cherche à vous distraire ; il vous observe pour vous soulager ; il ne veut connaître les hommes, que pour étudier comment on les console. Almont ne s’écarte jamais, en faisant beaucoup de bien, du principe inflexible qui lui défend de se permettre ce qui pourrait nuire à un autre ; en réfléchissant sur la vie, on voit la plupart des êtres se renverser, se déchirer, s’abattre, ou pour leurs intérêts, ou seulement par indifférence pour l’image, pour la pensée de la douleur qu’ils n’éprouvent pas. Que Dieu récompense Almont, et puisse tout ce qui vit le prendre pour modèle ! c’est là l’homme, tel que l’homme doit désirer qu’il soit.

Sans vouloir méconnaître le lien sacré de la religion, on peut affirmer que la base de la morale, considérée comme principe, c’est le bien ou le mal que l’on peut faire aux autres hommes par telle ou telle action. C’est sur ce fondement que tous ont intérêt au sacrifice de chacun, et qu’on retrouve, comme dans le tribut de l’impôt, le prix de son dévouement particulier dans la part de protection qu’assure l’ordre général. Toutes les véritables vertus dérivent de la bonté, et si l’on voulait faire un jour l’arbre de la morale, comme il en existe un des sciences, c’est à ce devoir, à ce sentiment, dans son acception la plus étendue, que remonterait tout ce qui inspire de l’admiration ou de l’estime.