M. Mignet :
Histoire de la Révolution française, depuis 1789 jusqu’en 1814.
3e édition.
Nous avons déjà eu tant de fois occasion d’exposer le tableau de notre Révolution, et, en le faisant, nous avons avec tant de liberté mis à profit le livre et les idées de M. Mignet, qu’ayant aujourd’hui à en traiter plus en particulier, nous pourrons nous abstenir de reprendre le fond des choses et nous en tenir à juger la manière de l’écrivain.
C’est une faculté naturelle à tous les hommes, à laquelle les indifférents n’échappent pas plus que les curieux, d’aspirer en tout sujet à connaître les causes, et de s’y complaire lorsqu’elles sont saisies. Heureux qui peut connaître la raison des choses ! Ce vœu du poète n’est que l’écho du vœupopulaire. Seulement chez la plupart des hommes, le penchant pris à part et dégagé des intérêts privés qui l’excitent, se réduit à une curiosité mobile et vaine, sans énergie comme sans résultat. Il est pourtant des esprits plus fortement doués pour lesquels la raison des choses est l’objet constant et fixe d’une véritable passion et d’un violent besoin ; ils la poursuivent en toute recherche, la demandent à chaque circonstance, et, obsédés du tourment de l’atteindre, plutôt que de s’en passer, la supposent. Il semble que la vraie destination, le rendez-vous naturel de tels esprits ne puisse être que la philosophie ou la science, et que dans l’une ou l’autre seulement, ils puissent se donner satisfaction ou du moins carrière. Les arts ne sont point leur lot à coup sûr : cette insouciance naïve qui en fait en grande partie le caractère et le charme, cette disposition, tant soit peu nonchalante et molle, à prendre les choses comme elles sont, s’effaroucherait d’une préoccupation sérieuse et d’une arrière-pensée perpétuelle. L’histoire leur conviendrait-elle mieux ? il serait permis d’en douter, si, comme l’a dit un Ancien, et comme un ingénieux moderne l’a rappelé en l’interprétant par l’exemple, elle n’était rien qu’une narration pure et simple dans laquelle aucun raisonnement ne dût s’introduire. C’est aussi de la sorte qu’en jugea Malebranche lorsqu’à la lecture du livre De l’homme, il se sentit tout à coup pénétré de dédain pour l’étude des historiens ecclésiastiques, et que dès ce jour il estima l’histoire indigne de son génie. Bossuet n’avait point paru encore ; le Discours sur l’histoire universelle n’était pas là pour apprendre au disciple de Descartes quel immense parti l’on pouvait tirer même de Josèphe et d’Eusèbe, et comment, si l’on voulait de gré ou de force tout faire rentrer en Dieu, il ne coûtait pas plus de voir en lui des actions que des idées. Ce système, à tout prendre, eût bien valu l’autre ; mais ce n’est pas là justifier l’histoire, et si jamais la passion des causes et des explications ne s’en était emparée à meilleure fin, il y aurait une raison de plus pour l’y proscrire. En se bornant aux considérations humaines, Montesquieu a signalé la vraie route, la seule ouverte à la saine philosophie, et il a prouvé qu’elle était praticable en y marchant. Sans doute il se laissa plus d’une fois séduire à des inductions pressenties plutôt que trouvées ; plus d’une fois sa perspicacité ingénieuse donna le change à son intelligence exigeante ; et, portant en lui tant de ressources avec tant de besoins, il jugea souvent plus commode d’inventer que de découvrir. Mais son exemple n’en demeure pas moins fécond et mémorable ; encourageant pour les esprits supérieurs qu’un instinct invincible pousse en toute espèce d’étude à la recherche des principes et des lois, puisqu’il agrandit pour eux la carrière, en leur ouvrant l’histoire ; glorieux pour celle-ci, puisqu’il l’enrichit d’un genre nouveau, l’élève en quelque sorte au rang de science, et lui assure ainsi les veilles de ceux-là même qui autrement peut-être lui eussent refusé jusqu’à leur estime.
C’est à cette école de Bossuet et de Montesquieu que se rapporte l’œuvre de M. Mignet. Venu à une époque philosophique, il n’a pu choisir que le point de vue du second ; venu après la plus complète et la plus irrésistible des révolutions humaines, il a dû, à l’exemple du premier, être tenté d’enchaîner toutes les phases des événements dans un système d’explications unique, universel, inflexible. Ce que lui suggéraient les circonstances lui était de plus commandé par la nature de son talent. Il a donc rempli, jusqu’ici du moins, en toute rigueur, sa sorte de mission historique. A la vue des vastes et profondes émotions populaires qu’il avait à décrire, au spectacle de l’impuissance et du néant où tombent les plus sublimes génies, les vertus les plus saintes, alors que les masses se soulèvent, il s’est pris de pitié pour les individus, n’a vu en eux, pris isolément, que faiblesse, et ne leur a reconnu d’action efficace que dans leur union avec la multitude. Dès lors il s’est habitué à les saisir d’un coup d’œil rapide, non plus en eux-mêmes, mais par groupes de partis et comme par rangs de générations ; et ces partis, ces générations, il les a personnifiés en idée et s’est mis à observer leur marche comme il aurait suivi la conduite d’un seul homme. Si parfois pourtant il s’est attaché à quelques individus et a paru les distinguer avec plus de soin, ce n’est pas toujours qu’il leur accorde une importance personnelle beaucoup plus prononcée, et qu’il prenne plaisir à se surfaire leur valeur historique. Il les considère le plus souvent alors comme les expressions vivantes d’une classe plus ou moins nombreuse, comme les organes d’une clameur plus ou moins générale. Mais l’idée suprême qui le domine et de laquelle il ne s’écarte jamais, est celle de la toute-puissance d’action qui réside dans la volonté une fois déclarée, dans les passions une fois émues du grand nombre, dans la force des choses qui a ses effets en dépit de tous les obstacles et dont il a été suffisamment parlé ailleurs. Un pas de plus encore ; que cette force soit supposée émanée d’en haut, qu’elle ne soit que la voix humaine par laquelle se promulgue une volonté supérieure, l’instrument par lequel elle s’accomplit, et voilà que d’un seul coup on est transporté dans le système de Bossuet. Lui aussi ne voit dans une révolution qu’un acte unique et fatal régulièrement accompli en plusieurs temps marqués ; seulement, au lieu d’en mesurer la durée d’après la succession naturelle des passions humaines, il la mesure d’après la succession supposée des pensées divines. Lui aussi se pénètre d’une inexprimable pitié pour le néant des individus, et les raille à sa manière comme des jouets fragiles. Lui aussi n’envisage des factions, des nations entières, que comme un seul homme ; il les fait marcher devant lui et chanceler comme une femme ivre. Seulement, au lieu de réserver sa pitié superbe pour les individus et les factions, il en accable les nations elles-mêmes ; il les raille à leur tour comme des jouets non moins fragiles, qu’agite et que brise incessamment une invisible main. Encore une fois, la force des choses de l’historien philosophique, laquelle résulte principalement de la nature humaine et de ses lois, ne signifie en sens mystique, pour l’historien sacré, que l’enchaînement des moyens dont la providence dispose. De tout ce rapprochement que conclure ? un seul fait, qui aurait pu sembler paradoxal au premier abord, savoir qu’un pas de plus M. Mignet rencontrait Bossuet, et que tout immense que soit ce pas qui restait à faire, le philosophe s’est assez rapproché du prêtre pour que nous ayons eu le droit de les réunir tous deux dans une même école.
Appliquée à la Révolution française, la manière de M. Mignet, sans parler de ce qu’elle a
de séduisant et d’imposant en elle-même, se présente avec les incontestables avantages
d’un pareil sujet, qu’on croirait fait à plaisir pour elle, tant il s’y prête
merveilleusement. Pourtant, disons-le, elle ne saurait, même dans ce cas le plus
favorable, échapper entièrement au reproche d’être exclusive. « Je me propose, nous
dit l’historien, d’expliquer les diverses crises de la Révolution, en même temps que
j’en exposerai la marche. Nous verrons par la faute de qui, après s’être ouverte sous de
si heureux auspices, elle dégénéra si violemment ; de quelle manière elle changea la
France en république, et comment, sur les débris de celle-ci, elle éleva l’empire. Ces
diverses phases ont été presque obligées, tant les événements qui les ont produites ont
eu une irrésistible puissance ! Il serait pourtant téméraire d’affirmer que la face des
choses n’eût pas pu devenir différente ; mais ce qu’il y a de certain, c’est que la
Révolution, avec les causes qui l’ont amenée et les passions qu’elle a employées ou
soulevées, devait avoir cette marche et cette issue. »
Sans doute, répondrai-je,
cette marche, dans son ensemble, a dû être à peu près ce qu’elle a été, cette issue a dû
être possible, et j’avouerai même qu’elle était fort probable. Mais ni l’une ni l’autre
n’ont dépendu nécessairement des causes qui ont amené la Révolution, et des passions
qu’elle a employées ou soulevées, parce que ni l’une ni l’autre n’en ont dépendu
uniquement. Pendant que ces causes et ces passions avaient leurs effets et leur cours, les
forces naturelles, physiques, physiologiques, n’étaient pas suspendues ; la pierre
continuait de peser, et le sang de circuler. Que la fièvre inflammatoire, je le suppose,
n’eût pas saisi Mirabeau, qu’une tuile un coup de sang eût tué Robespierre, qu’une balle
eût atteint Bonaparte, la face des choses n’aurait-elle pas changé ? leur marche
aurait-elle persisté invariable ? et l’issue, oseriez-vous affirmer qu’elle aurait été la
même ? En multipliant suffisamment de pareils accidents, et j’en ai le droit, puisqu’ils
n’impliquent contradiction ni avec les causes qui ont amené la Révolution ni avec les
passions qu’elle a soulevées, seules forces dont vous semblez tenir compte, il ne me
serait pas difficile de concevoir une issue tout opposée à celle que vous présentez comme
nécessaire. Un philosophe, qui écrivait d’ailleurs dans le but évident de rabaisser la
puissance humaine, a bien osé dire : « Un grain de sable placé dans l’urètre de
Cromwell a décidé du sort de l’Europe. Si le nez de Cléopâtre eût été plus court, la
face de la terre eût été changée. »
Gardons-nous toutefois d’exagérer : en
n’appréciant que les forces morales et les circonstances historiques, M. Mignet a fait
beaucoup, et au-delà il ne lui restait rien de possible à faire. Son seul tort est d’avoir
exclusivement rattaché à cet ordre unique de causes, des résultats auxquels ont concouru,
pour une part indéterminée et peut-être immense, d’autres causes obscures et
inappréciables, comme s’il en avait trop coûté à son esprit rigoureux d’admettre de la
réalité ailleurs que là où il découvrait de l’ordre et des lois.
On s’étonnera sans doute que nous adressions au livre de M. Mignet une critique que nous avons récemment épargnée à celui de M. Thiers. C’est que, si dans les deux écrivains la manière de concevoir l’histoire de cette époque est au fond à peu près semblable, leur manière de la présenter ne l’est pas. Nous n’entendons exprimer ici aucune préférence, et bien plutôt nous félicitons l’un et l’autre de cette éclatante diversité de mérites qu’ils ont portée dans le même sujet et jusque dans les mêmes opinions. Toutefois, comme en donnant aux faits un plus ample développement, M. Thiers en accorde beaucoup moins aux inductions philosophiques, et laisse le plus souvent au lecteur le soin de les tirer, il semble plus à l’abri d’un défaut qui ne consiste, après tout, que dans l’expression trop absolue de certaines vérités générales. Par là s’explique toute la différence des deux histoires. Dans l’une les faits se rangent à l’appui d’une loi énoncée par avance, dans l’autre les lois découlent du simple récit des faits ; d’un côté l’intention logique est partout empreinte et s’est tout subordonné, de l’autre on aperçoit encore le laisser-aller du narrateur qui volontiers se livre aux descriptions et impressions du moment. Le dirai-je enfin, pour rendre toute ma pensée ? de ces deux solutions si conformes mais si diversement exposées du même problème historique, l’une figure à mon esprit le spectacle de ces constructions géométriques, à la fois élégantes et hardies, qui sont nées comme de toutes pièces dans la tête de l’inventeur ; l’autre plutôt me rappelle ces mouvements gradués d’une analyse moins ambitieuse, ces transformations qu’on quitte et reprend à son gré, et auxquelles, chemin faisant, l’esprit se complaît si fort, qu’il ne se souvient du but qu’à l’instant où il l’atteint.
Un mérite propre à M. Mignet, et chez lui très-remarquable, est celui d’un style bien moins facile et sonore qu’énergique, original, constamment fidèle à la pensée. Qualités et défauts, tout lui vient d’elle : forte et complexe, féconde en rapports nombreux qu’elle embrasse dans une merveilleuse symétrie, il la représente et la peint aux yeux par l’ordonnance sévère de ses formes et le mécanisme régulier de ses balancements. Qu’on ne lui impute ni l’uniformité ni la brusquerie que parfois elle lui imprime : il saurait être souple et varié, si elle lui permettait de le devenir, et, pour n’en citer qu’une preuve, voyez comme à propos il s’anime de finesse et d’éclat dans l’ingénieux portrait d’un chambellan célèbre. Ce style, qu’au premier abord on serait tenté de juger trop soigné, n’est pourtant pas exempt d’incorrections ; mais il faut bien distinguer : les incorrections ici ne proviennent plus d’oubli ni de négligence, comme chez M. Thiers ; je croirais plutôt qu’en les rencontrant sous sa plume l’écrivain a dédaigné de les éviter, et que, dans sa vigueur de composition, il a mieux aimé sciemment forcer la tournure de sa phrase que gêner l’allure de sa pensée.