Sur l’École française d’Athènes
On a récemment parlé d’un projet qui honorerait à la fois le Gouvernement français et le Gouvernement grec : il s’agirait d’établir un lien régulier entre l’Université de France et la patrie renaissante des Hellènes, de mettre en rapport l’étude du grec en France avec cette étude refleurie au sein même de la Grèce, d’instituer en un mot une sorte de concordat littéraire entre notre pays latin et la terre d’Athènes. Le ministre de l’instruction publique, à qui toutes les pensées généreuses conviennent si naturellement265, n’a pas négligé celle-ci entre tant d’autres ; il a envoyé en Grèce un savant conseiller de l’Université, M. Alexandre, pour aviser aux moyens d’exécution ; les effets de cette mission ne se feront sans doute pas attendre. Nous ne dirons quelque chose ici que de l’idée elle-même et des avantages qui en pourraient résulter, si elle est, comme nous l’espérons, interprétée dans sa vraie mesure et exécutée conformément à l’esprit.
Cette idée d’aller rechercher à sa source la connaissance, le goût et l’inspiration la plus sûre de l’antiquité grecque a dû naître dans plusieurs esprits, du jour où le Gouvernement de la Grèce offrait toutes les garanties de sécurité, de civilisation renaissante et d’avenir. Il y a quelques années déjà qu’à Paris M. Coletti, alors ministre résident ; M. Piscatory, non ministre encore, mais philhellène de tout temps, M. Eynard, si attaché aux destinées du pays auquel son nom est inséparablement lié, et quelques autres personnes encore s’en entretenaient avec intérêt et comme d’un vœu réalisable. Deux ordres de considérations se présentaient presque à la fois et venaient se combiner entre elles.
On va d’ordinaire étudier la peinture et l’architecture en Italie, c’est bien : la peinture y vit tout entière dans ses chefs-d’œuvre les plus éclatants et les plus accomplis ; l’architecture y règne dans ses plus majestueux développements. Celle-ci pourtant n’est pas là à ce degré de pureté et de simplicité première qui constitue la perfection classique ; cette perfection sans trace d’effort et sans surcharge aucune, il faut la chercher sous le ciel d’Athènes, dans la beauté idéale et légère des temples, dans l’admirable et discret accord des lignes monumentales avec les lignes naturelles du paysage et des horizons. En un mot, si Rome est justement le foyer tout trouvé d’une école de peinture, le centre le plus naturel pour l’architecture est Athènes. Ajoutez que de là on serait mieux à portée d’explorer dans tous les rayons, depuis le fond du Péloponèse jusqu’aux plages d’Ionie, ce sol vierge qui est bien loin, comme celui d’Italie, d’avoir tout rendu.
Quant à la langue, à la philologie, les considérations se pressent, elles concourent au
même point, elles viennent en quelque sorte aboutir au même lieu comme à un centre tout
désigné de lumière et de perfectionnement. Nous estimons trop l’Université de France, nous
avons une trop haute idée des esprits supérieurs, des maîtres illustres qu’elle a produits
et qu’elle possède, et de ceux, plus jeunes, qui aspirent à les continuer, pour ne pas
exprimer ici ce que nous croyons la vérité : l’Université n’a pas été sans préjugés et
sans prévention dans l’étude du grec ancien et à l’égard de la Grèce moderne. Les Grecs
modernes y ont bien été de leur faute pour quelque chose. Ceux-ci en général (le grand
Coray à part), se sentant après tout les fils de la vraie race, ont trop négligé
l’érudition proprement dite ; ils se sont trop conduits comme les descendants d’une grande
famille ruinée, mais qui, fiers de parler la langue de leur nourrice, la langue de leur
maison, s’y tiennent et négligent les autres sources d’instruction et les autres moyens
d’éclaircissement comme n’étant proprement qu’à l’usage des étrangers. Les érudits d’autre
part, ceux qui l’étaient devenus uniquement par le labeur et par les livres, ont rendu aux
Grecs modernes et à leurs prétentions exclusives la monnaie de leur dédain, et le
désaccord s’est maintenu. Un signe extérieur (et l’empire des signes est grand)
contribuait à l’entretenir. La prononciation du grec telle qu’elle était en vigueur dans
l’ancienne Université, et qu’elle l’est encore dans la nôtre, paraissait aux Grecs
modernes tout à fait barbare ; le fait est qu’elle peut être commode pour les dictées de
versions grecques que les professeurs font aux écoliers, mais elle ne saurait se donner
raisonnablement pour l’écho fidèle de la plus harmonieuse des langues. L’ancienne
Université y tenait pourtant par principes ; lorsque des amateurs instruits, comme Guys
dans ses Lettres sur la Grèce, protestaient contre cette routine si pleine
de cacophonie, les savants de profession, comme Larcher, s’efforçaient de démontrer que ce
n’était pas routine, mais raison, et ils répondaient, sans se déconcerter, aux exemples
tirés de la tradition, qu’après la prise de Constantinople par les Turcs, les savants
grecs qui s’étaient réfugiés en Italie y avaient porté
leur prononciation
vicieuse.
Voilà ce que nous nous permettons d’appeler des préjugés ; mais ce
n’est là qu’un détail, et le désaccord qui se rapportait à la prononciation en couvrait
d’autres qui tenaient au fond des choses.
Il est temps que cette mésintelligence cesse, ou plutôt elle a déjà cessé auprès des
esprits éclairés, et il n’y a plus qu’un pas à faire pour régler l’union. Et à qui donc
devrait-on l’introduction, la naturalisation de la langue grecque en Occident, sinon à ces
savants des xive
et xve
siècles, aux Chrysoloras, aux Théodore Gaza, aux Chalcondyle, aux Lascaris, à ceux enfin
qui arrivaient tout pleins, comme d’hier, des antiques trésors, qui les possédaient par
héritage et par usage, en vertu d’une tradition bien prolongée sans doute, mais
ininterrompue
? L’interruption littéraire dans la Grèce moderne ne
date que du xve
siècle ; depuis lors la langue, en tombant
à la merci du simple peuple, s’est amoindrie, s’est appauvrie, et a subi la loi des
idiomes qui se décomposent ; elle a conservé pourtant beaucoup de son vocabulaire, de ses
tours et de son harmonie. Pour les gens du pays qui y reviennent par l’étude, il n’est
rien de plus naturel et de plus aisé que de ressaisir le sens et le génie de l’ancienne
langue. Dans une foule de cas, ils n’ont qu’à se ressouvenir, à faire acte d’une analogie
rapide ; ils n’ont pas cessé en effet, même dans ce fleuve diminué, de tenir, si l’on peut
dire, le fil du courant. Pour bien savoir et bien sentir dans ses moindres nuances, pour
bien articuler dans ses accents le grec ancien, il n’est rien de tel encore que d’être
Grec moderne. Sans se croire tout à fait au temps où le savant Philelphe épousait une
femme grecque pour mettre la dernière main à son érudition et se polir à la langue jusque
dans son ménage, on peut se dire que, du moment que la Grèce renaît aux doctes et
sérieuses études de son passé, elle est plus voisine que nous du but et infiniment plus
près de redevenir vivante. S’il s’agissait de bien entendre et de goûter l’ancien français
de Villehardouin, dont je suppose qu’on eût été séparé par quelque grande catastrophe
sociale et quelque conquête, le plus sûr serait encore d’être Français, et, un peu d’étude
aidant, on se trouverait aisément en avance à cet effet sur le plus docte des
Germains. »
Il semble que le résultat indiqué par ces considérations diverses, c’est qu’une
École française
, instituée à Athènes pour un certain nombre de
jeunes
architectes
et de jeunes
philologues
, concilierait à la fois les intérêts de l’art et ceux de
l’érudition. Pourquoi, aux élèves qui se seraient signalés dans les concours
d’architecture, ne joindrait-on pas quelques-uns des élèves sortant de l’École normale,
qui auraient également mérité cette distinction, et qui se destineraient d’une manière
plus spéciale à l’enseignement des Lettres grecques en France ? Nous n’avons pas à rédiger
ici de projet, mais simplement à appeler l’attention sur une idée que l’esprit élevé de M.
de Salvandy a été le premier à accueillir, à mettre en avant, et qui semblerait presque en
voie d’exécution, si l’on en jugeait d’après les démarches préliminaires. Nous dirions
même que nous aurions peur des projets trop rédigés à l’avance, et qui anticiperaient sur
l’expérience par la théorie : car notez que la théorie ici, ce serait probablement la
routine. Il y a là quelque chose de bon, de grand peut-être, d’essentiellement fécond à
tenter. Dans notre siècle positif, et avec nos habitudes, si excellentes d’ailleurs, de
bon ordre administratif et de contrôle constitutionnel, on n’est guère disposé à rien
essayer, à rien proposer qu’après des espèces de plans et de devis parfaitement rigoureux
en apparence, et que la pratique ne laisse pas de déjouer souvent. Les commissions de la
Chambre aiment d’avance, en chaque projet qui leur est déféré et pour lequel on leur
demande assistance, à voir des résultats nets, et, s’il est possible, des produits ; on
aime enfin à rentrer tôt ou tard dans ses fonds. Rien de plus juste, et c’est là un des
bienfaits, une des garanties habituelles du régime sous lequel nous vivons. Dans le cas
présent toutefois, il y a une pensée supérieure qui doit dominer. Une telle école d’art et
de langue instituée à Athènes serait avant tout un germe ; utile dans le présent, elle le
deviendrait surtout dans l’avenir. L’important serait bien moins d’abord dans tel ou tel
règlement de détail que dans l’esprit qui animerait la fondation, et dans le choix de
l’homme appelé à la diriger sur les lieux, et qui devrait savoir l’approprier, l’étendre,
la modifier selon l’expérience même. On pourrait, ce semble, commencer simplement, ne
fonder qu’un assez petit nombre de places d’élèves ; l’essentiel serait de commencer, et
de se confier pour le développement à une terre qui a toujours rendu au centuple ce qu’on
y a semé de généreux.
Qu’on se figure cinq ou six jeunes gens d’élite sous la conduite d’un maître à la fois artiste et érudit, sous une direction telle que M. Letronne ou M. Raoul-Rochette dans leur jeunesse l’auraient pu si parfaitement donner : de pareilles conditions réunies sont difficiles à rencontrer sans doute, elles ne sont pas introuvables pourtant dans les rangs rajeunis de l’Université ou de l’Institut. Chaque année, après les études qui auraient pu se suivre sur place, il y aurait un voyage destiné à quelques explorations d’art ou au commentaire vivant d’un auteur ancien ; la moindre promenade aurait son objet. Les chœurs d’Œdipe lus à Colone ; et ceux d’Ion à Delphes ; les odes de Pindare étudiées en présence des lieux célébrés ; un grand historien suivi pied à pied sur le théâtre des guerres qu’il raconte ; l’Arcadie parcourue, Xénophon en main, à la suite d’Épaminondas victorieux, ce seraient là des études parlantes qui résoudraient, j’en réponds, plus d’une difficulté géographique ou autre, née dans le cabinet. Mais surtout on en rapporterait, avec la connaissance précise, une intelligence animée, la vie et le charme qui se communiquent ensuite et qui sont le vrai flambeau des Lettres. Les inscriptions, chemin faisant, y trouveraient leur compte ; et bien d’autres choses avec elles.
Si nous n’avons pas à tracer ici de programme à une noble pensée, nous ne prétendons pas non plus en présenter un idéal anticipé ; ce que nous voudrions, ce serait, en remerciant M. de Salvandy de son heureuse initiative, de l’y encourager, si ce mot nous est permis, et de maintenir, pour peu qu’il en fût besoin, l’idée première dans sa libre et large voie d’exécution : ce qui rapetisserait, ce qui réduirait trop cette idée, ce qui la ferait rentrer dans les routines ordinaires, en compromettrait par là même la fécondité et en tuerait l’avenir. Au reste, l’envoyé du ministre est allé, et a vu de ses yeux ; il a dû rapporter des impressions vives. Le ministre de France à Athènes, M. Piscatory, aura été consulté, et sa parole comptera pour beaucoup, sans nul doute, dans une détermination à ce point intéressante pour le pays qu’il possède si bien. Le nombre des personnes qui ont visité la Grèce s’accroît chaque jour, et leur impression à toutes est que ce jeune État régénéré est dans une veine croissante d’activité et de progrès ; nul autre État n’a eu plus à faire et n’a plus fait en vingt-cinq ans. Il n’y a jamais eu, nous disent de bons témoins, tant de passé, de présent et d’avenir dans un si petit espace. C’est là qu’il s’agit de jeter avec un peu de confiance, et sans trop marchander, une idée, une institution généreuse. Qu’en sortira-t-il ? Avec tant de bonnes conditions en présence, nous verrons bien266.