(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — I. » pp. 287-307
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(1865) Causeries du lundi. Tome VII (3e éd.) « Grimm. — I. » pp. 287-307

I.

La Correspondance littéraire de Grimm est un des livres dont je me sers le plus pour celles de ces études rapides qui se rapportent au xviiie  siècle : plus j’en ai usé, et plus j’ai trouvé Grimm (littérairement, et non philosophiquement parlant) bon esprit, fin, ferme, non engoué, un excellent critique en un mot sur une foule de points, et venant le premier dans ses jugements ; n’oublions pas cette dernière condition. Quand la réputation des auteurs est établie, il est aisé d’en parler convenablement, on n’a qu’à se régler sur l’opinion commune ; mais à leurs débuts, au moment où ils s’essayent et où ils s’ignorent en partie eux-mêmes, et à mesure qu’ils se développent, les juger avec tact, avec précision, ne pas s’exagérer leur portée, prédire leur essor ou deviner leurs limites, leur faire les objections sensées à travers la vogue, c’est là le propre du critique né pour l’être. Grimm était doué de ce talent de jugement et de finesse, qui de près est si utile, et de loin si peu apparent. Si l’on excepte le parti encyclopédique auquel il était trop mêlé pour en parler avec indépendance, mais dont encore il savait le faible, nul d’alors n’a mieux vu que lui en tout ce qui est de ses contemporains. On n’est pas juste pour Grimm ; on ne prononce jamais son nom sans y joindre quelque qualification désobligeante : j’ai moi-même été longtemps dans cette prévention, et, quand je m’en suis demandé la cause, j’ai trouvé qu’elle reposait uniquement sur le témoignage de Jean-Jacques Rousseau dans ses Confessions. Mais Rousseau, toutes les fois que son amour-propre et son coin de vanité malade sont en jeu, ne se gêne en rien pour mentir, et j’en suis arrivé à cette conviction qu’à l’égard de Grimm, il a été un menteur. Il l’a été d’autant plus dangereusement qu’il y a porté la sincérité de sa manie et un curieux arrangement de détail : il a groupé et construit sur le compte de son ancien ami quantité de minuties et de misères, pour en faire des indignités. Grimm, qui a vu toutes ces choses imprimées, et qui a longtemps survécu, s’est assez respecté pour ne jamais répondre. Pour moi, sortant de cet odieux dédale, je voudrais, une bonne fois, être reconnaissant envers Grimm comme envers un des plus distingués de nos critiques, et tâcher de le présenter dans sa vraie physionomie, sans enthousiasme (il en excite peu), sans faveur, mais sans dénigrement.

Grimm est Allemand de naissance et d’éducation, et on ne s’en aperçoit en rien en le lisant : il a le tour de pensée et d’expression le plus net et le plus français. Né à Ratisbonne, en décembre 1723, d’un père qui occupait un rang respectable dans les Églises luthériennes, il fit ses études à l’université de Leipzig ; il y eut pour professeur le célèbre critique Ernesti et profita de ses leçons approfondies sur Cicéron et sur les classiques. Grimm n’a jamais fait étalage d’érudition, mais toutes les fois qu’il s’est agi de juger ce qui avait rapport aux anciens, il s’est trouvé plus en mesure que la plupart des hommes de lettres français : il avait un premier fonds de solidité classique, à l’allemande. Il s’étonne quelque part que Voltaire ait si mal parlé d’Homère dans un chapitre de son Essai sur les mœurs, où tous les honneurs de l’épopée sont décernés aux modernes : « Si cet arrêt, dit Grimm, eût été prononcé par M. de Fontenelle, on n’en parlerait point ; il aurait été sans conséquence : mais que ce soit M. de Voltaire qui porte ce jugement, c’est une chose réellement inconcevable. » Et il donne ses raisons victorieuses tout à l’avantage de l’antique poète. C’est que Grimm ne parlait ainsi d’Homère que pour l’avoir lu en grec, et Voltaire ne l’avait jamais parcouru qu’en français.

Les premiers essais littéraires de Grimm furent en allemand : il fit une tragédie qui a été recueillie dans le théâtre allemand de ce temps-là. Bien des années après, le grand Frédéric, à Potsdam, lui faisait la galanterie de lui en réciter par cœur le début. Né vingt-cinq ans avant Goethe, Grimm appartenait à cette génération antérieure au grand réveil de la littérature allemande, et qui essayait de se modeler sur le goût des anciens, ou des modernes classiques de France et d’Angleterre. Cette génération utile et, en quelque sorte, préparatoire, qui reconnaissait pour chef littéraire Gottsched, comptait parmi ses auteurs les plus distingués Gellert, Haller. Grimm, à peine établi en France, commença par donner dans le Mercure quelques lettres sur la littérature de son pays : il y nommait vers la fin et y saluait déjà le jeune Klopstock pour ses premiers chants de La Messiade ; il y prédisait à son pays l’éclosion d’un printemps nouveau : « C’est ainsi, disait-il, que, depuis environ trente ans, l’Allemagne est devenue une volière de petits piseaux qui n’attendent que la saison pour chanter. Peut-être ce temps glorieux pour les muses de ma patrie n’est-il pas éloigné. » Trente ans plus tard, ayant reçu du grand Frédéric un écrit sur la littérature allemande, dans lequel ce monarque, un peu arriéré sur ce point, annonçait à la littérature nationale de prochains beaux jours, Grimm, en lui répondant (mars 1781), lui faisait respectueusement remarquer que cela était déjà fait et qu’il n’y avait plus lieu à prédire : « Les Allemands disent que les dons qu’il (Frédéric) leur annonce et promet leur sont déjà en grande partie arrivés. » Tout en étant devenu Français et en se déclarant depuis longtemps incompétent sur ces matières germaniques, Grimm avait évidemment suivi de l’œil la grande révolution littéraire qui s’était accomplie dans son pays à dater de 1770, et lui-même, nationalisé à Paris, à travers la différence du ton et des formes, il mérite d’être reconnu comme un des aînés et des collatéraux les plus remarquables des Lessing et des Herder.

Sans fortune et sans carrière, Grimm vint à Paris, y fut attaché quelque temps au jeune prince héréditaire de Saxe-Gotha, puis devint précepteur des fils du comte de Schomberg, puis secrétaire du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe. Dans cette position délicate et dépendante, par son tact, sa tenue et une réserve extérieure qui lui était naturelle et dont il ne se dépouillait que dans l’intimité, il sut se donner de la considération. Il eut de bonne heure de l’esprit de conduite, et il en eut besoin : Rousseau est le seul qui l’ait accusé d’y mêler de la fausseté. Marmontel, dans ses Mémoires, a dit : « Grimm, alors secrétaire et ami intime du jeune comte de Friesen, neveu du maréchal de Saxe, nous donnait chez lui un dîner toutes les semaines, et, à ce dîner de garçon, régnait une liberté franche ; mais c’était un mets dont Rousseau ne goûtait que très sobrement. » Tout en travaillant à se faire Français et Parisien, Grimm avait un fonds de romanesque allemand qu’il dut recouvrir et étouffer. Le meilleur et le mieux informé de ses biographes, Meister de Zurich, qui avait été pendant des années son secrétaire, et qui l’a peint au naturel avec reconnaissance, nous indique de lui dans sa jeunesse un amour profond et mystérieux pour une princesse allemande qui se trouvait alors à Paris : cette passion silencieuse faillit faire de Grimm un Werther. Une autre passion dont on sait l’objet, est celle qu’il eut pour Mlle Fel, chanteuse de l’Opéra. Grimm avait le sentiment vif de la musique ; il prit parti avec feu pour la musique italienne contre la musique française ; il se montrait en cela homme de goût, et il le fut avec l’enthousiasme de son pays et de son âge. Il trouvait que, dans la musique française telle qu’elle était à ce moment, on ne sortait du récitatif ou plain-chant que pour crier au lieu de chanter. Il ne reconnaissait de vrai chant qu’à Jélyotte et à Mlle Fel, à celle-ci surtout : il se fâchait contre ceux qui ne lui trouvaient qu’un joli gosier : « Ah ! la grande et belle voix, la voix unique, s’écriait-il, toujours égale, toujours fraîche, brillante et légère, qui, par son talent, a appris à sa nation qu’on pouvait chanter en français, et qui, avec la même hardiesse, a osé donner une expression originale à la musique italienne. » Il ne sortait jamais de l’entendre « sans avoir la tête exaltée, sans être dans cette disposition qui fait qu’on se sent capable de dire ou de faire de belles et de grandes choses ». De là sa passion pour elle, qui n’a rien de plus étonnant que celle que nous avons vue à certains dilettanti de nos jours pour les Sontag et les Malibran, et cette passion fait honneur à Grimm, au lieu de le rendre ridicule, comme on s’est amusé à nous le présenter.

Pendant que Grimm s’élevait contre l’ennui et la fausse méthode de l’opéra français, les acteurs italiens vinrent à Paris en 1752 et donnèrent des représentations à l’Opéra même. On était au fort des querelles entre le Parlement et la Cour : trente ans plus tard, des différends du même genre conduisaient à la Révolution de 89. Un homme d’esprit dit que l’arrivée de Manelli, le chanteur italien, en 1752, avait évité à la France la guerre civile, parce qu’autrement les esprits oisifs se seraient portés sur ces querelles du Parlement et du clergé et les auraient encore enflammées : au lieu de cela, ils se détournèrent avec fureur sur la querelle musicale et y dissipèrent leur feu. À l’Opéra, il y avait le coin du roi et le coin de la reine. Les amateurs qui se réunissaient sous la loge de la reine étaient les plus éclairés, les plus vifs et les plus zélés pour l’innovation italienne. Grimm se signala entre tous par une brochure piquante intitulée Le Petit Prophète de Boehmischbroda, qui eut beaucoup de succès. Sous forme de prophétie, il y disait bien des vérités sur le goût des contemporains. C’était une Voix qui était censée parler à un pauvre faiseur de menuets de Bohême. Il y avait sur Jean-Jacques, l’auteur récent du Devin du village, un mot d’éloge avec un trait piquant : « Un homme, disait le Génie, dont je fais ce qu’il me plaît, encore qu’il regimbe contre moi… » Récalcitrant et quinteux jusque dans son génie, c’était bien Jean-Jacques, même dès Le Devin du village. Si Grimm disait aux Français bien des vérités dures sur la musique, il en disait d’autres très agréables sur la littérature ; la Voix ou le Génie, parlant de la France en style prophétique et en se supposant dans les temps reculés, s’exprimait ainsi :

Ce peuple est gentil ; j’aime son esprit qui est léger, et ses mœurs qui sont douces, et j’en veux faire mon peuple, parce que je le veux, et il sera le premier, et il n’y aura point d’aussi joli peuple que lui.

Et ses voisins verront sa gloire, et n’y pourront atteindre…

Et quand je pouvais éclairer de mon flambeau et le Breton et l’Espagnol, et le Germain et l’habitant du Nord, parce que rien ne m’est impossible, je ne l’ai pourtant pas fait.

Et quand je pouvais laisser les arts et les lettres dans leur patrie, car je les y avais fait renaître, je ne l’ai pourtant pas fait.

Et je leur ai dit : Sortez de l’Italie, et passez chez mon peuple que je me suis élu dans la plénitude de ma bonté, et dans le pays que je compte d’habiter dorénavant, et à qui j’ai dit dans ma clémence : Tu seras la patrie de tous les talents

Et je les ai tous rassemblés dans un siècle, et on l’appelle le siècle de Louis XIV jusqu’à ce jour, en réminiscence de tous les grands hommes que je t’ai donnés, à commencer de Molière et de Corneille qu’on nomme grands, jusqu’à La Fare et Chaulieu qu’on nomme négligés.

Et encore que ce siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir, et j’ai perpétué parmi toi la race des grands hommes et des talents extraordinaires.

Suivaient des compliments et signalements particuliers pour Voltaire, pour Montesquieu, etc. ; mais le trait certes le plus délicat et le plus français était celui qu’on vient de lire : « Et encore que ce siècle fût passé, je fis semblant de ne m’en pas apercevoir. » Une seule petite incorrection : « à commencer de Molière », au lieu de « commencer par Molière… » laissait entrevoir la trace d’une plume étrangère. Pour tout le reste, pour l’esprit et le ton, Grimm venait de faire ses preuves ; il avait gagné ses éperons en français : « De quoi s’avise donc ce Bohémien, disait Voltaire, d’avoir plus d’esprit que nous ? » Voilà un brevet de naturalisation pour Grimm.

Il avait trente ans. Ainsi maître de la langue, lancé dans les meilleures compagnies, armé d’un bon esprit et muni de points de comparaison très divers, il se trouvait aussitôt plus en mesure que personne pour bien juger de la France. En général, un étranger de bon esprit, et qui fait un séjour suffisant chez une nation voisine, est plus apte à prononcer sur elle que ne le peut faire quelqu’un qui est de cette nation, et qui par conséquent en est trop près. Horace Walpole, Franklin, Galiani, au xviiie  siècle, nous jugent à merveille et avec sûreté dès le second coup d’œil, Mais Grimm nous juge plus pertinemment qu’aucun : il est plus en pied chez nous qu’Horace Walpole ; il n’a pas cette inquiétude spirituelle, ce trémoussement continuel de Galiani, qui lui fait dire sans cesse : Je suis et je veux être amusant. Il mêle le calme et la réflexion à la finesse. Je ne trouve à Grimm un peu d’engouement que sur un point, c’est dans sa liaison avec Diderot. Dans les éloges qu’il lui prodigue, et toute part faite à l’amitié, il y a un reste de germanisme. Grimm, en devenant le plus Français des Allemands, s’attache, par une sorte d’affinité naturelle, à Diderot le plus Allemand des Français. Diderot continue d’être en France le côté allemand de Grimm. Hors de là, il est tout à fait guéri de son défaut national, et il ne prend pas le nôtre.

Sa Correspondance littéraire avec les cours du Nord et les souverains d’Allemagne lui vint d’abord par le canal de l’abbé Raynal qui s’en déchargea sur lui ; elle commence en 1753, et par une critique même d’un ouvrage de l’abbé Raynal, dont Grimm parle avec indépendance, tempérant l’éloge par quelques mots de vérité. Cette Correspondance, qui dura sans interruption jusqu’en 1790, c’est-à-dire pendant trente-sept ans, et qui ne cessa, pour ainsi dire, qu’avec l’ancienne société française sous le coup de la Révolution, est un monument d’autant plus précieux qu’il est sans prétention et sans plan prémédité. « Paris, a-t-on dit très justement, est le lieu du monde où l’on a le moins de liberté sur les ouvrages des gens qui tiennent un certain coin. » Cela était vrai alors, et l’est encore aujourd’hui. Grimm, vivant dans le monde, échappa à cette difficulté moyennant le secret de sa Correspondance ; mais, si la publicité est un écueil presque insurmontable pour la critique franche des contemporains, le secret est un piège qui tente à bien des témérités et à bien des médisances. Grimm eut l’esprit assez élevé et assez équitable pour ne point donner dans ce petit côté et pour ne point faire céder le jugement à la passion ou à une curiosité maligne. Sa Correspondance, en un mot, fut secrète, jamais clandestine.

Il commença d’abord par informer très simplement des nouvelles littéraires courantes et des livres nouveaux les princes ses correspondants : ce ne fut que peu à peu que son crédit gagna et que son autorité s’étendit. Elle fut tout à fait établie et consacrée lorsque l’impératrice Catherine de Russie l’eut pris pour son correspondant de prédilection et de confiance. Les cours d’Allemagne avaient alors les regards tournés vers la France ; les souverains visitaient Paris incognito, et, de retour ensuite dans leur pays, ils voulaient rester au courant de ce monde qui les avait charmés. Grimm, avant qu’il eût une position diplomatique officielle, était de fait le résident et le chargé d’affaires des puissances auprès de l’opinion française et de l’esprit français, en même temps qu’il était l’interprète et le secrétaire de l’esprit français auprès des puissances. Il remplit cette mission, des deux parts, très dignement.

Nous n’en sommes encore qu’à ses débuts. Rousseau, qui commençait à devenir célèbre, le présenta un jour à Mme d’Épinay, aimable et spirituelle femme, très mal mariée, riche, et dont la jeunesse, dénuée de guide, s’essayait alors un peu à l’aventure :

M. Grimm, dit-elle, est venu me voir avec Rousseau ; je l’ai prié à dîner pour le lendemain. J’ai été très contente de lui ; il est doux, poli ; je le crois timide, car il me paraît avoir trop d’esprit pour que l’embarras qu’on remarque en lui ait une autre cause. Il aime passionnément la musique ; nous en avons fait avec lui, Rousseau et Francueil toute l’après-dînée. Je lui ai montré quelques morceaux de ma composition qui m’ont paru lui faire plaisir. Si quelque chose m’a déplu en lui, ce sont les louanges exagérées qu’il a données à mes talents, et que je sens à merveille que je ne mérite pas.

Elle donne trente-quatre ans à Grimm à cette date, il ne devait pas les avoir encore. Il réussit beaucoup auprès de Mme d’Épinay, qui était alors dans un de ces intervalles où le cœur souffre, et où, en se déclarant à lui-même qu’il veut continuer de souffrir, il cherche vaguement à se rouvrir à une espérance. Mme d’Épinay aimait à écrire, et, dans ses exercices de plume, elle ne tarda pas à faire de Grimm un portrait qui nous le représente à son avantage, et sous des traits dont on sent pourtant la vérité :

Sa figure est agréable par un mélange de naïveté et de finesse ; sa physionomie est intéressante, sa contenance négligée et nonchalante. Ses gestes, son maintien et sa démarche annoncent la bonté, la modestie, la paresse et l’embarras…

Il a l’esprit juste, pénétrant et profond ; il pense et s’exprime fortement, mais sans correction. En parlant mal, personne ne se fait mieux écouter ; il me semble qu’en matière de goût nul n’a le tact plus délicat, plus fin, ni plus sûr. Il a un tour de plaisanterie qui lui est propre et qui ne sied qu’à lui…

Il aime la solitude, et il est aisé de voir que le goût pour la société ne lui est point naturel : c’est un goût acquis par l’éducation et par l’habitude…

Ce je ne sais quoi de solitaire et de renfermé, joint à beaucoup de paresse, rend quelquefois en public son opinion équivoque ; il ne prononce jamais contre son sentiment, mais il le laisse douteux. Il hait la dispute et la discussion ; il prétend qu’elles ne sont inventées que pour le salut des sots.

Il faut connaître particulièrement M. Grimm pour sentir ce qu’il vaut. Il n’y a que ses amis qui soient en droit de l’apprécier, parce qu’il n’est lui qu’avec eux. Son air alors n’est plus le même ; la plaisanterie, la gaieté, la franchise, annoncent son contentement, et succèdent à la contrainte et à la sauvagerie…

C’est peut-être le seul homme à qui il soit donné d’inspirer de la confiance sans en témoigner…

Quelque prévenue que fût déjà Mme d’Épinay à l’égard de Grimm, ces traits sous lesquels elle le présente s’accordent tout à fait avec ce qu’en dit M. Meister, homme de sentiment et de nuance, qui a écrit sur lui longtemps après. M. Meister parle des agréments de sa figure, de sa physionomie pleine de finesse et d’expression, et en même temps il ne nous dissimule pas ce que l’ensemble de sa personne avait d’irrégulier :

Il portait, dit-il, la hanche et l’épaule un peu de travers, mais sans mauvaise grâce. Son nez, pour être un peu gros et légèrement tourné, n’en avait pas moins l’expression la plus marquante de finesse et de sagacité : Grimm, disait de lui une femme, a le nez tourné, mais c’est toujours du bon côté.

Il est aisé, avec ces mêmes traits, on le sent, de faire de Grimm un homme très laid et une caricature ; ceux qui savent combien la physionomie dispense les hommes de beauté s’en tiendront, sur son compte, à l’impression d’une femme d’esprit et d’un ami délicat.

Sur ces entrefaites, Mme d’Épinay eut une affaire de famille désagréable : sa probité fut mise hautement en doute par ses proches ; la pauvre femme, qui avait été chargée par une belle-sœur mourante de détruire des lettres compromettantes, était accusée d’avoir brûlé un papier d’affaires important ; ce papier se retrouva depuis. En attendant, c’était le bruit du monde, et l’on prenait parti pour ou contre, sans bien savoir de quoi il s’agissait. À un dîner chez le comte de Friesen, comme on attaquait vivement Mme d’Épinay, Grimm prit sa défense. Un des convives insista, les propos s’animèrent, et Grimm impatienté répliqua : « Il faut avoir bien peu d’honneur pour avoir besoin de déshonorer les autres si vite. » Il s’ensuivit un duel ; les deux adversaires furent blessés. Ce duel changea la situation de Grimm à l’égard de Mme d’Épinay : bon gré, mal gré, il était devenu son chevalier ; il en résulta pour elle un tendre embarras, qui laissa voir presque aussitôt une intime reconnaissance.

Je ne prétends pas faire l’histoire de l’amoureux ni du Werther en Grimm ; je veux simplement dégager le caractère de l’homme, et, s’il est possible, de l’honnête homme, que je crois que Rousseau a calomnié. Le grand tort de Grimm envers Rousseau fut de l’avoir pénétré de bonne heure dans sa vanité et de ne pas lui avoir fait grâce. Le jour de la première représentation du Devin du village, au sortir de l’Opéra, le duc des Deux-Ponts abordant Rousseau avec beaucoup de politesse lui avait dit : « Me permettez-vous, monsieur, de vous faire mon compliment ? » Sur quoi Rousseau avait répondu brutalement au prince : « À la bonne heure, pourvu qu’il soit court ! » C’était du moins ainsi que Rousseau se plaisait à raconter la chose en s’en vantant. Grimm, présent au récit, lui avait dit en riant :

Illustre citoyen et cosouverain de Genève (puisqu’il réside en vous une part de la souveraineté de la république), me permettez-vous de vous représenter que, malgré la sévérité de vos principes, vous ne sauriez refuser à un prince souverain les égards dus à un porteur d’eau, et que, si vous aviez opposé à un mot de bienveillance de ce dernier une réponse aussi brusque, aussi brutale, vous auriez à vous reprocher une impertinence des plus déplacées ?

Grimm, dans une page écrite en 1762, et où il fait de Rousseau un portrait aussi neuf que vrai, le montre dans sa première forme, tel qu’il l’avait connu avant la célébrité, et puis au moment de sa transformation subite qu’opéra le succès de son discours à l’Académie de Dijon :

Jusque-là, dit-il, il avait été complimenteur, galant et recherché, d’un commerce même mielleux et fatigant à force de tournures : tout à coup il prit le manteau de cynique, et, n’ayant point de naturel dans le caractère, il se livra à l’autre excès ; mais, en lançant ses sarcasmes, il savait toujours faire des exceptions en faveur de ceux avec lesquels il vivait, et il garda, avec son ton brusque et cynique, beaucoup de ce raffinement et de cet art de faire des compliments recherchés, surtout dans son commerce avec les femmes.

Tel se retrouvait Rousseau dans sa liaison avec Mme d’Épinay, dont il paraît bien (quoiqu’il s’en défende) qu’il était plus ou moins amoureux par accès, lorsqu’il ne l’était pas de sa belle-sœur, Mme d’Houdetot. Grimm, au moment où il se lia plus étroitement avec Mme d’Épinay, était complètement fixé d’opinion sur le caractère de Jean-Jacques : on peut dire qu’il fut le premier de ses amis qui vit avec certitude sa folie poindre, et qui l’appela de son vrai nom. Voyant une femme vive et généreuse, pleine de sollicitude pour le bien-être de l’homme de talent infortuné, il l’avertit assez sévèrement de son imprudence. Rousseau, un jour, vint voir Mme d’Épinay. Il avait reçu des lettres qui l’engageaient à revenir vivre à Genève ; on lui offrait une place de bibliothécaire avec appointements, un sort honnête et doux :

Quel parti dois-je prendre ? disait-il. Je ne veux ni ne peux rester à Paris ; j’y suis trop malheureux. Je veux bien faire un voyage et passer quelques mois dans ma république ; mais, par les propositions que l’on me fait, il s’agit de m’y fixer, et, si j’accepte, je ne serai pas maître de n’y pas rester. J’y ai des connaissances, mais je n’y suis lié intimement avec personne. Ces gens-là me connaissent à peine, et ils m’écrivent comme à leur frère : je sais que c’est l’avantage de l’esprit républicain ; mais je me défie d’amis si chauds : il y a quelque but à cela. D’un autre côté, mon cœur s’attendrit en pensant que ma patrie me désire. Mais comment quitter Grimm, Diderot et vous ? Ah ! ma bonne amie, que je suis tourmenté !

Là-dessus Mme d’Épinay s’anime ; elle rêve ; en y songeant, elle a trouvé pour Rousseau ce qu’il désire avant tout, une chaumière et les bois. Elle, ou son mari, possède dans la forêt de Montmorency une petite maison appelée l’Ermitage. Elle veut proposer à Rousseau de l’habiter ; elle la fera arranger d’une manière commode, en se gardant de paraître rien faire exprès pour lui. Elle lui offre donc d’y venir loger. Rousseau s’effarouche, regimbe et accepte. Dans la joie de son cœur, elle en parle à Grimm :

J’ai été très étonnée, dit-elle, de le voir désapprouver le service que je rendais à Rousseau, et le désapprouver d’une manière qui m’a paru d’abord très dure. J’ai voulu combattre son opinion ; je lui ai montré les lettres que nous nous sommes écrites. « Je n’y vois, m’a-t-il dit, de la part de Rousseau que de l’orgueil caché partout : vous lui rendez un fort mauvais service de lui donner l’habitation de l’Ermitage ; mais vous vous en rendez un bien plus mauvais encore. La solitude achèvera de noircir son imagination ; il verra tous ses amis injustes, ingrats, et vous toute la première, si vous refusez une seule fois d’être à ses ordres… Je vois déjà le germe de ses accusations dans la tournure des lettres que vous m’avez montrées. Elles ne seront pas vraies, ces accusations, mais elles ne seront pas absolument dénuées de vérité, et cela suffira pour vous faire blâmer… »

Jamais pronostic ne se vérifia plus exactement que celui de Grimm. Il connaissait à fond cette âme malade, jointe à un si prestigieux talent ; il redressait à chaque instant les fausses vues indulgentes où retombait sa gracieuse et trop prompte amie : « Je suis persuadée, disait de Rousseau Mme d’Épinay, qu’il n’y a que façon de prendre cet homme pour le rendre heureux : c’est de feindre de ne pas prendre garde à lui, et de s’en occuper sans cesse. » Grimm se mettait à rire et lui disait : « Que vous connaissez mal votre Rousseau ! retournez toutes ces propositions si vous voulez lui plaire : ne vous occupez guère de lui, mais ayez l’air de vous en occuper beaucoup ; parlez de lui sans cesse aux autres, même en sa présence, et ne soyez point la dupe de l’humeur qu’il vous en marquera. » Il ajoutait avec raison et ne cessait de redire que, déjà atteint de manie secrète, cette solitude absolue de l’Ermitage achèverait d’échauffer son cerveau et d’égarer son idée : et vers la fin de ce séjour, au moment où les soupçons et les extravagances de Rousseau commençaient à éclater : « Je ne saurais trop le dire, ma tendre amie, écrivait Grimm, le moindre de tous les maux eût été de le laisser partir pour sa patrie il y a deux ans, au lieu de le séquestrer à l’Ermitage. Je suis convaincu que ce séjour nous causera tôt ou tard du chagrin. » Ce séjour, en effet, causa, par les pages envenimées des Confessions qui sont tout à côté des pages enflammées, une calomnie immortelle.

Il ne saurait être de mon dessein d’examiner ici ce procès : quand on lit les Mémoires de Mme d’Épinay d’une part, et Les Confessions de l’autre, il est clair que les lettres citées dans l’un et dans l’autre ouvrage, et qui peuvent servir à éclaircir la question, ne sont pas semblablement reproduites, qu’elles ont été altérées d’un des deux côtés, et que quelqu’un a menti. Je ne crois pas que ce soit Mme d’Épinay. Quant au caractère de Grimm, que je me borne ici à rechercher et à étudier dans son ensemble, il me paraît ressortir avec avantage par son indifférence même. Grimm, dans les Mémoires de Mme d’Épinay, se montre constamment à nous comme au-dessus des tracasseries, évitant de s’y mêler, mettant au besoin peu d’aménité dans ses conseils, et gardant quelque réserve, même dans l’intimité ; non point par arrière-pensée ni par manque de confiance, mais simplement « parce qu’il n’aime ni les raisonnements ni les combinaisons inutiles ». Rousseau, tel que nous le connaissons, avait plus d’une raison de lui en vouloir. D’abord, sachons que Grimm et Diderot, sans le dire, faisaient à Thérèse et à sa mère une pension de quatre cents livres de rente : Grimm ne s’en vanta jamais, et Mme d’Épinay le découvrit un jour par hasard. Or, Rousseau n’aimait point les bienfaits, et encore moins ceux à qui on les devait. Assurément, pour faire ainsi une pension aux personnes qui étaient près de lui, il fallait être un grand conspirateur. En second lieu, l’esprit exact de Grimm avait plus d’une fois percé à jour, et à l’endroit le plus sensible, les prétentions de Rousseau. Celui-ci, par exemple, était venu rapporter à M. d’Épinay les copies de douze morceaux de musique qu’il avait faites pour lui. On lui demanda s’il était homme à en livrer autant dans quinze jours. Mais Rousseau combinant à l’instant l’amour-propre du copiste et le laisser-aller de l’amateur, répondit :

« Peut-être que oui, peut-être que non ; c’est suivant la disposition, l’humeur et la santé. » — « En ce cas, dit M. d’Épinay, je ne vous en donnerai que six à faire, parce qu’il me faut la certitude de les avoir. » — « Eh bien ! répondit Rousseau, vous aurez la satisfaction d’en avoir six qui dépareront les six autres, car je défie que les copies que vous ferez faire approchent de l’exactitude et de la perfection des miennes. » — « Voyez-vous, reprit Grimm en riant, cette prétention de copiste qui le saisit déjà ? Si vous disiez qu’il ne manque pas une virgule à vos écrits, tout le monde en serait d’accord, mais je parie qu’il y a bien quelques notes de transposées dans vos copies. » — Tout en riant et en parlant, Rousseau rougit, et rougit plus fortement encore quand, à l’examen, il se trouva que Grimm avait raison.

La scène se passait chez Mme d’Épinay, à la Chevrette. Rousseau resta pensif toute la soirée ; il retourna le lendemain matin à l’Ermitage sans mot dire, et il ne pardonna jamais à Grimm d’avoir trouvé des fautes dans ses copies. De tels griefs (sans aller plus loin), couvés dans la solitude et grossis par une imagination malade, ont dû produire bien des monstres.

En qualité de solitaire, nous confesse Rousseau, je suis plus sensible qu’un autre ; si j’ai quelque tort avec un ami qui vive dans le monde, il y songe un moment, et mille distractions le lui font oublier le reste de la journée ; mais rien ne me distrait sur les siens ; privé du sommeil, je m’en occupe durant la nuit entière ; seul à la promenade, je m’en occupe depuis que le soleil se lève jusqu’à ce qu’il se couche : mon cœur n’a pas un instant de relâche, et les duretés d’un ami me donnent dans un seul jour des années de douleurs.

Voilà le mal et la plaie à nu. Le seul tort de Grimm peut-être fut d’avoir trop traité cette plaie, à partir d’un certain jour, comme si elle était physiquement incurable, et, dans son esprit de clairvoyance et de fermeté, d’avoir trop oublié cet autre mot touchant de son ancien ami : « Il n’y eut jamais d’incendie au fond de mon cœur qu’une larme ne pût éteindre. » Il est plus que douteux que Grimm eût réussi à éteindre l’incendie chez Rousseau, même à force de larmes, mais il ne l’a pas tenté.

Grimm, d’ailleurs, était hors de France pendant la très grande partie du séjour de Rousseau à l’Ermitage (1756-1757) ; il avait perdu son ami le comte de Friesen, enlevé dans la fleur de la jeunesse, et le duc d’Orléans s’était chargé de sa fortune. Ce prince avait cru utile de l’attacher au maréchal d’Estrées pendant la campagne de Westphalie. Grimm fut un des vingt-huit secrétaires de cet état-major fastueux. Il a très bien décrit cette vie assez dure et fort magnifique :

Nous avons laissé les gros équipages ; malgré cela, à chaque marche, on voit défiler pendant trois heures notre nécessaire le plus indispensable. Cela est fort scandaleux et me persuade plus que jamais que le monde n’est composé que d’abus, qu’il faut être fou pour vouloir corriger.

Le pillage et le vol qu’il voit autour de lui le révoltent :

La sévérité ne ramène point la discipline ; nous sommes entourés de pendus, et l’on n’en massacre pas moins les femmes et les enfants, lorsqu’ils s’opposent à voir dépouiller leurs maisons. — Sans cette campagne, ajoute-t-il, je n’aurais jamais eu idée jusqu’où peut être poussé l’excès de la misère et de l’injustice des hommes.

En même temps, dans les rares rencontres glorieuses, il est sensible aux belles et nobles actions de nos soldats. Toute sa correspondance, à cette date, témoigne d’une âme droite et humaine, qui reçoit l’expérience, mais sans se fermer ni s’endurcir.

Grimm, jeune, avait beaucoup souffert, et il n’eût tenu qu’à lui, dit-il quelque part, de se faire une longue liste de malheurs : il aimait mieux reporter sa pensée sur les secours qu’il avait trouvés dans l’intérêt et la bienveillance de quelques hommes généreux. Il dut à cette justesse d’esprit et à cette modération de rencontrer surtout des bienfaiteurs, et il se les attacha non moins par son mérite que par la mesure et la dignité de ses sentiments. À cette époque où nous le voyons et où il est aux dernières années de sa jeunesse, sa froideur apparente cachait mal un reste d’ardeur intérieure, et sa fermeté n’ôtait rien à la délicatesse de ses sentiments. Dans les lettres qu’il écrit à Mme d’Épinay, pendant cette campagne de Westphalie, l’avantage des attentions de cœur et des nuances n’est pas toujours du côté de son amie. À peine il l’a quittée, il lui écrit de Metz ces tendres et presque féminines paroles : « Qu’il me tarde d’apprendre de vos nouvelles ! je ne sais pas un mot de ce que vous ferez demain, par exemple ; depuis que je vous connais, cela ne m’est point arrivé. »

La morale avait fort à souffrir de ces relations qui s’établissaient si aisément et si publiquement dans le monde du xviiie  siècle. Mme d’Épinay, mariée à un très indigne mari, n’était pas libre pourtant ; l’image des devoirs n’était pas entièrement effacée ; elle avait des enfants, elle se piquait, en bonne mère, de les bien élever, de se consacrer à leur éducation. Elle consultait à ce sujet, Rousseau, Grimm, tous ses amis ; mais l’exemple de cette vertu et de cette honnêteté qu’on leur prêchait, le leur donnait-on ? Grimm (disons-le à son honneur) n’était pas aussi insensible qu’on le supposerait à ce désaccord entre les mœurs et les préceptes, et il en souffrait :

Une des choses, ma tendre amie, écrivait-il, qui vous rendent le plus chère à mes yeux, est la sévérité et la circonspection sur vous-même que vous avez surtout en présence de vos enfants… Les enfants sont bien pénétrants ! ils ont l’air de jouer, ils ont entendu, ils ont vu. Oh ! combien de fois cette crainte a corrompu la douceur des moments passés près de vous !

Ne demandons pas plus que cet aveu échappé à l’un des hommes qui se piquaient le plus d’être sans préjugés : cette seule plainte mal étouffée est un hommage au devoir.

Dans sa relation avec Mme d’Épinay, Grimm se présente bientôt, et avant tout, comme un guide critique et un conseiller judicieux : ce caractère chez lui, si essentiel jusque dans l’amitié, est très remarquable. « Quelle justesse dans les idées ! écrit-elle sans cesse après l’avoir entendu ; quelle impartialité dans les conseils ! » Il lui trace une ligne de conduite pour réparer les torts extrêmes qu’elle s’est faits par sa légèreté et son entraînement. Il lui donne les jugements les plus sûrs et les meilleures directions à l’égard de tous ceux qui l’entourent ; il l’avertit de ses défauts à elle : « Ne précipitez rien, je vous en conjure ! c’est un de vos vieux défauts d’aller toujours trop vite. Ma chère amie, la nature agit lentement et imperceptiblement : elle vous a donné de beaux yeux ; servez-vous-en, et agissez, je vous prie, comme elle. » Tous ses soins vont à mûrir « cette bonne tête qui a de si beaux yeux ». Mme d’Épinay, qui était surtout douée d’une droiture de sens fine et profonde, appréciait cette sûreté de tact à son prix : « Il ne me reste aucun doute lorsque M. Grimm a prononcé. » Ce caractère d’oracle est assez naturel à tous les maîtres critiques : Grimm, sous la forme polie et sous un air du monde, ne pouvait s’empêcher de le marquer dans ses paroles et dans son procédé ; il aimait à donner le ton ; il avait cette rigueur et cette exigence du bon sens qui va rarement sans quelque sécheresse. Ses amis, en plaisantant, l’avaient surnommé le Tyran. Malherbe, en son temps, ne s’appelait-il pas aussi le Tyran des mots et des syllabes ?

Les lettres de Grimm, qui traitent de la rupture de Rousseau à sa sortie de l’Ermitage, sont des chefs-d’œuvre de tact, de précision, et de vue saine sur ce cœur malade. Il communique à son amie de sa perspicacité et de sa netteté de décision. Rousseau, pour se dégager de toute reconnaissance envers Mme d’Épinay, affecte de la soupçonner de je ne sais quel procédé atroce et bas, de je ne sais quelle lettre anonyme qu’on a adressée à Saint-Lambert à son sujet, et il en prend occasion de lui écrire à elle une lettre injurieuse ; il y a de quoi se perdre dans ce labyrinthe de tracasseries et de noirceurs :

Le mal est fait, dit Grimm ; vous l’avez voulu, ma pauvre amie, quoique je vous aie toujours dit que vous en auriez du chagrin… Il est certain que cela finira par quelque diable d’aventure qu’on ne peut prévoir ; je trouve que c’est déjà un très grand mal que vous soyez exposée à recevoir des lettres insultantes. On peut tout pardonner à ses amis, excepté l’insulte, parce qu’elle ne peut venir que d’un fonds de mépris… Vous n’êtes pas assez sensible aux injures, je vous l’ai souvent dit. Il faut les ressentir, et ne s’en point venger : voilà ma morale.

Mme d’Épinay, malade de la poitrine, et qui a besoin des avis du docteur Tronchin, s’est rendue à Genève ; Grimm, retenu auprès de Diderot par un travail pressé, tarde un peu à la rejoindre ; en attendant, elle voit Voltaire alors aux Délices :

Vous avez donc dîné chez Voltaire ? lui écrit Grimm. Je ne vois pas pourquoi tant résister à ses invitations ; il faut tâcher d’être bien avec lui, et d’en tirer parti comme de l’homme le plus séduisant, le plus agréable et le plus célèbre de l’Europe ; pourvu que vous rien vouliez pas faire votre ami intime, tout ira bien.

On voit de quelle manière il appréciait les deux hommes de lettres les plus célèbres d’alors, et il ne connaissait pas moins bien les autres.

C’est vers ce temps (1759) que les occupations littéraires de Grimm prirent plus de place et de développement dans sa vie. Les mois qu’il avait passés à Genève auprès de la malade, et dans une intimité de chaque jour, lui semblèrent un dernier bonheur, et qui ne devait jamais se retrouver à ce degré. En homme prévoyant, il résolut, tout en cultivant l’amitié, de s’amasser des occupations pour les années toutes sérieuses et sévères ; il voulait se rendre le témoignage de n’être plus un être oisif et inutile au milieu de la société. Des propositions lui furent faites par une cour du Nord, qu’il ne nomme point, d’entretenir une correspondance avec elle : « Cette occupation me plaît, dit-il, et me convient fort en ce qu’elle me met à portée de montrer ce qu’on sait faire. » Il dut obtenir auparavant le consentement du duc d’Orléans, de qui il dépendait encore. La Correspondance qu’il entretenait jusque-là, et qu’on a dès 1753, n’était peut-être pas en son nom, mais en celui de Raynal. Quoi qu’il en soit, il va devenir de plus en plus le critique ordinaire intérieur et le chroniqueur littéraire du siècle. La volumineuse collection de ses feuilles, malgré les défauts et les bigarrures, malgré les morceaux de différentes mains qui y sont entrés, fait un corps d’ouvrage et mérite d’être inscrite au nom de Grimm. C’est son esprit qui en a dicté les principales parties, et il n’est pas difficile d’y suivre une pensée originale, qui ne ressemble ni à celle de La Harpe, ni à celle de Marmontel ; qui est d’un tout autre ordre, et qui ne craint pas le parallèle, en ses bons moments, avec celle de Voltaire. Je tâcherai de la bien saisir et de la rendre sensible aux lecteurs sur quelques points décisifs.

Je me permets d’insister sur Grimm ; la France, ce me semble, lui doit des réparations ; on ne l’a payé trop souvent de ses services et de ses talents voués à notre littérature, que par un jugement tout à fait injuste et, à certains égards, inhospitalier.