(1894) Propos de littérature « Chapitre II » pp. 23-49
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(1894) Propos de littérature « Chapitre II » pp. 23-49

Chapitre II

Méthode. — Rapport de l’art à la philosophie. Allégorie, symbole, expression directe. Analyse de ces méthodes dans les arts plastiques et musiques et dans les lettres. Leur emploi chez MM. Griffin et de Régnier. Accord du paysage à l’idée.

J’ai examiné, peut-être moins longuement qu’il n’eût fallu, la philosophie de MM. de Régnier et Griffin, mais, en sortant des généralités, je risquerais de commettre vingt erreurs. Il n’est pas facile en effet d’analyser la pensée de deux hommes qui n’ont pas encore achevé leur œuvre. Mais le travail était sur tout rendu malaisé parce qu’il s’agit de deux poètes modernes qui, en véritables poètes, ont dit indirectement ce qu’ils avaient à dire en réfléchissant leur pensée sur des images et des symboles. Car un livre de vers n’est pas un livre de philosophie. L’énonciation précise et immédiate d’un concept métaphysique ne va pas sans une sécheresse qui répugne au rythme, et ses lignes abstraites ne peuvent se montrer sous les formes harmonieuses et les couleurs de l’œuvre d’art. La pensée philosophique doit être le naturel fondement mais non le but du poème dont la fonction est avant toute chose de créer de la beauté.

La Philosophie étudie les conditions de l’être ; elle scrute sans répit le rapport du sujet à l’objet et tâche à trouver la raison de ce rapport, le générateur et la commune mesure de ses deux termes. Mais l’Art par la représentation symbolique en montre l’union vivante. Ce ne sont plus les sentences rigoureusement déduites et l’enchainement de théorèmes dont le type le plus parfait se trouve dans Spinosa ; l’œuvre de Spinosa est belle, d’une beauté sombre, glacée, sans plastique, mais elle n’arrive à la Beauté que par la Vérité dont elle contient quelques reflets. Au contraire, l’art atteint la Vérité à travers la Beauté, l’unité à travers les formes ; il illumine la soudaine effusion de l’Idée dans la nature et, prêtant par son harmonie un nouveau motif à l’intuition, lui permet de saisir tout-à-coup et d’ensemble les notions que la science s’efforce brin à brin de nouer en gerbe. Il lui sied de suggérer plutôt que de conclure.

MM. Vielé-Griffin et de Régnier se sont conformés à celle loi : chez tous deux l’expression est symbolique. Ils s’en écartent parfois, cependant, lorsque M. Vielé-Griffin énonce l’idée directement, lorsque M. de Régnier penche vers l’allégorie. Pour M. Vielé-Griffin, le changement de méthode est alors très visible ; mais pour M. de Régnier la différence est plus difficile à établir car on tend à confondre allégorie et symbole. Je vais tâcher d’indiquer ce qui distingue pour moi ces deux termes, mais je supplie qu’on veuille me pardonner le terrible vocabulaire usité ici : il faut bien y avoir recours pour exprimer plus vite et plus précisément ce qu’on veut dire. Les pages suivantes sont très ennuyeuses, je veux en avertir. J’employerai aussi la tournure dogmatique parce qu’elle est la plus brève, — et puis il est bon d’affirmer, parfois, quelque chose.

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On pourrait déduire cette théorie que je ne prétends pas inventer de toutes pièces3 :

L’allégorie, comme le symbole, exprime l’abstrait par le concret. Symbole et allégorie sont également fondés sur l’analogie, et tous deux contiennent une image développée.

Mais je voudrais appeler allégorie l’œuvre de l’esprit humain où l’analogie est artificielle et extrinsèque, et j’appellerai symbole celle où l’analogie apparaît naturelle et intrinsèque.

L’allégorie serait la représentation explicite ou analytique, par une image, d’une idée abstraite préconçue ; elle serait aussi la représentation convenue — et par cela même explicite — de cette idée, comme on le voit dans les attributs des héros, des dieux, des déesses, lesquels sont en quelque manière les étiquettes de cette convention.

Au contraire le symbole suppose la recherche intuitive des divers éléments idéaux épars dans les Formes.

Les images du monde extérieur sont comme les mots d’une langue. Séparément ils ne savent où ils vont et n’ont qu’une sorte de signification latente. Mais lorsqu’ils sont unis harmonieusement en une phrase, chacun d’eux s’est pour ainsi dire orienté et leur ensemble exprime un sens complet. Une œuvre d’art est une phrase dont les Formes sont les mots4 ; l’idée émane naturellement des Formes coordonnées.

Dans la nature, toute la représentation est symbolique car l’âme s’y certifie et, comme je voudrais le dire, toutes choses convergent au but unique. Les Formes sont le verbe de l’être qui écrivit avec des mondes sa pensée ou lui-même. Pour le concevoir, il faudrait saisir l’universalité des Formes, ce qui est impossible ; mais nous reconnaissons Brahma dans Maya lorsque la concordance parfaite de quelques formes nous présente un reflet de la toute Harmonie future.

Car il existe déjà virtuellement en nous. — Puisque nous avons la notion de l’Harmonie, une harmonie aussi est secrètement incluse dans les propres mouvements du moi vers l’être qu’il veut atteindre. Condition invisible et sacrée de ces mouvements, elle se révèle mystérieusement avec notre désir lorsqu’entre les images par nous comparées jaillit un nécessaire rapport.

En cherchant dans les choses l’image de l’infini, en forçant les choses à exprimer l’infini, le Poète en découvre le signe en lui-même. L’âme a entrevu son But, l’âme s’est rapprochée de Dieu, — l’être futur, terme suprême de son rythme ; — l’âme s’est rapprochée d’elle-même et s’est grandie parce qu’elle a grandi. C’est la raison d’être de l’Œuvre d’art. Mais elle n’arrête pas sa puissance à celui qui la fait surgir ; nous aussi, par les yeux, par l’ouïe, par le cœur, nous y participons, et d’avoir communié avec ce mirage, notre rythme intérieur a senti bondir sa force : l’approche de la Beauté nous approche de nous-même.

L’Art rachète Maya de son inconscient mensonge. Le Poète est celui qui saisit les rapports idéaux des Formes entre elles, et le symbole est créé par la cohésion soudaine de celles-ci, lorsqu’elles se montrent désormais nécessairement liées et expriment implicitement leur unité idéale. Ce serait, — je répète pour plus de clarté, — la fusion harmonieuse de formes disséminées et, en cet état, incomplètes, dont le rapprochement soudain fait jaillir l’unité avec la signification idéale. — C’est une synthèse.

Dans l’allégorie, le concept moral ou philosophique préexiste à sa forme plastique ; dans le symbole il est ordinairement le résultat de l’étude des formes. Dans l’allégorie, les formes sont artificiellement juxtaposées à l’idée qu’elles analysent ; dans le symbole la pensée, le sentiment, doivent naître naturellement des formes dont ils énoncent ainsi la raison d’être.

Quant à l’emblème — qui, en quelque manière, est à l’allégorie comme la partie est à l’ensemble, mais souvent se confond avec elle, — on peut le définir l’image conventionnelle d’une idée. Sa signification n’existe que par un accord tacite ; ainsi le langage des fleurs et des pierreries, les écussons, les attributs5.

Par l’adjonction d’un emblème, un fait de nature ou un symbole se change en allégorie, puisqu’il devient la représentation explicite d’une idée, grâce au sens conventionnel de l’emblème.

Une tête décharnée, un squelette, peuvent être regardés comme des symboles naturels ; mais le squelette armé de la faux est une figure allégorique : la faux est ici un emblème et suppose connue la métaphore « faucher les vies ». Cérès, Vulcain, sont des personnages allégoriques ; les attributs qui les expliquent sont des emblèmes véritables puisque, sans leur signification conventionnelle, Cérès et Vulcain ne seraient qu’un forgeron et une femme couronnée d’épis. Mais un poète ou un sculpteur traduisant le mythe de Prométhée, en ferait aisément une œuvre symbolique ; car Prométhée dérobant le feu, Prométhée enchaîné, peut s’exprimer tout entier par sa seule attitude. Je pourrais ajouter étourdiment : comme la déesse Vénus suscitant l’idée de Beauté par ses seules formes merveilleuses ; mais on objecterait avec raison à ce dernier exemple que toute œuvre d’art est donc symbolique, puisque, étant belle, elle doit susciter l’idée de beauté…, cela est vrai, tout juste comme la tour Eiffel est le symbole de la hauteur. On le comprend bien, l’œuvre d’art exclusivement formiste n’est un symbole qu’au même titre que les diverses images de la nature.

Il crée une œuvre symbolique le peintre, non point copiste mais interprète, qui exprime et complète le sentiment épars dans un paysage ; les poèmes de M. de Régnier en font à maintes reprises heureusement souvenir. De même quelques portraitistes — leur maître est aujourd’hui Whistler — synthétisent les traits caractéristiques d’une figure et, comme une auréole impalpable, font rayonner de cette image le songe de toute une existence humaine. Leur œuvre est un symbole, car ils ne se bornent pas à signifier mieux l’individu, mais déduisent de son attitude physique quelque large attitude morale et, sans y avoir pensé peut-être, le rattachent ainsi au cercle moral de la Vie.

Si l’on admet ce qui précède, on doit conclure que le symbole, plus que l’allégorie, est conforme à notre loi d’art : car c’est à travers les formes qu’il saisit l’idée, et s’il tend vers la Vérité c’est en procédant de la Beauté. L’allégorie est, en son résultat, plus voisine de l’expression directe ; l’union intime des formes à leur contenu n’est plus chez elle indissoluble et parfaite, car elles n’apparaissent plus comme le moyen d’expression nécessaire et unique.

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Un poète, s’il est préoccupé de philosophie, ou simplement s’il veut créer des strophes ayant une vie objective, devra symboliser à moins qu’il n’allégorise. Je pense que, à son insu peut-être, il sera presque toujours symboliste au moment où il sent l’œuvre s’agiter en lui, et c’est alors que dans les choses aperçues il recherche l’Idée. Il est symboliste dans la réalisation de son œuvre lorsque, sous des aspects variés d’opposition et d’analogie, il exprime la signification des formes par ces formes elles-mêmes en présentant celles-ci sous une certaine clarté qui en laisse deviner le sens caché. Il devient allégoriste s’il se borne à juxtaposer des formes à l’idée d’abord déduite, s’il leur fait exprimer explicitement cette idée ou s’il a recours à des formes sans lien direct avec les formes primitives d’où jaillissait l’idée.

Cependant un artiste peut avoir une idée abstraite comme point de départ même et parvenir à l’exprimer ensuite harmonieusement par la musique ou la plastique. Son œuvre ne sera pas une allégorie si, au lieu de choisir des formes isolément expressives il en a recherché d’étroitement concordantes, dont l’ensemble contient naturellement le sens pourtant préconçu. Alors il y a équation constante du fond et de la forme, leur union est parfaite et n’apparaît pas artificielle : le poème ou le tableau doit être assimilé à une œuvre symbolique, bien qu’il ait été commencé selon le procédé ordinaire de l’allégorie.

Une cathédrale, par exemple, est asservie à l’expression de certaines idées assez subtiles ou la philosophie se mêle à la théologie. Chaque entrelacs a sa signification ; les proportions des piliers et des nefs sont calculées selon le sens mystique de quelques chiffres. Mais, outre que le nombre est par nature l’intermédiaire du monde idéal au monde des apparences, dans les belles cathédrales le détail du monument est si bien fondu avec les grandes lignes et celles-ci expriment si naturellement l’idée religieuse que chaque courbe est véritablement subordonnée à la perfection harmonieuse d’une unité. L’œuvre est concordante en ses parties, les emblèmes désertant leur habituelle fonction n’y attirent point l’œil comme des écriteaux, mais disparaissent dans l’universelle gloire ; et vers les clartés descendues des verrières, au-dessus des ombres d’où jaillissent les tiges des arceaux, une patrie mystérieuse des âmes est évoquée par le conflit de mille nervures jointes comme des mains pour la prière.

La cathédrale parfaite s’élève ainsi comme un immense symbole ; on peut dire aussi que, par sa particulière nostalgie, elle suggère la Vérité (Dieu, ici) à travers la Beauté.

 

Mais si le Poète se préoccupe spécialement du concept philosophique, s’il l’envisage « à part » oubliant qu’il doit être inséparable du concept formel, la cohésion de ces deux éléments n’est plus intime. Alors la musique produit la symphonie à programme, les pièces à thèse encombrent les librairies tandis qu’en peinture sévissent les tableaux « littéraires »6.

En outre, comme presque toujours l’importance du concept moral est exagéré à l’entier détriment du concept plastique, l’œuvre perd toute vie en même temps qu’est rompu l’équilibre d’où elle devait surgir. Alors l’artiste oublie que la pensée pour la pensée est, selon le grand Art, un pire mensonge que la forme pour la forme ; que, si celle-ci est un idéal borné pour qui peut regarder au-dessus de son front, celle-là se développe plus naturellement dans la science et n’a que faire avec la Beauté pure dont il est prêtre. Il ne pense plus que sa fonction soit de susciter en un pressentiment de l’Être le cœur humain et l’âme humaine jusqu’au vertige par l’éloquente harmonie de la Forme. Il trouve que cela n’est pas assez. Pour arriver à mieux, il renie la maternelle nature : le peintre agence des lignes qui n’obéissent plus à la divine concordance ; le littérateur écrit « la Justice » et paraît oublier que le vers est rythme et image. Le musicien, s’il a une idée un peu haute, dévide les syllogismes d’une inexpressive argumentation sonore, et un maître glorieux comme Wagner écrit le dialogue de Wotan et Fricka dans la Walkyrie ; s’il regarde plus bas, il trempe son art en pleine matière et s’efforce d’imiter convenablement l’eau qui coule, ou le tonnerre qui gronde, ou la tempête qui rugit, quand ce n’est pas le tintamarre grossier d’une fête à Montmartre. Celui-ci s’englue à l’expression directe la plus vulgaire ; l’autre s’imagine y échapper, mais ce qu’il crée n’est pas un symbole, c’est une desséchante allégorie.

L’œuvre n’est plus fondée sur une analogie intrinsèque ; le sens et les images sont artificiellement juxtaposés au lieu qu’ils soient unis par la nature. Alors la peinture se fait superficielle et sans saveur, la sculpture incohérente ou glacée ; la musique, devenue descriptive, n’est plus de la musique, la littérature disparaît en phrases incolores ou déclamatoires. Le fond et la forme ne sont plus inséparables comme une rose et son parfum, mais rappellent ces fleurs sans âme dans lesquelles un marchand instilla une essence d’iris ou de violette qui les a bientôt fanées.

M. Vielé-Griffin serait fréquemment tenté par ce défaut, s’il n’y échappait en exprimant alors sa pensée en paroles immédiates, sans le secours d’une Image continue. Mais on ne peut dire qu’il gagne à ce procédé ; qu’on relise à propos des pages précédentes et de celles qui vont suivre ce poème, les Lavandières, où la philosophie de l’histoire prétend se mêler au lyrisme.

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Cette erreur en accompagne presque toujours une autre qui n’en est souvent que le résultat et parfois, en musique surtout, se confond avec elle.

Je disais que l’œuvre symbolique exprime la signification des formes par ces formes elles-mêmes, en les présentant sous une certaine clarté qui en laisse deviner le sens caché. Mais le Poète doit chercher moins à conclure qu’à donner à penser, de telle sorte que le lecteur, collaborant par ce qu’il devine, achève en lui-même les paroles écrites. Les formes diverses dont l’œuvre est composée s’orientent alors comme un ensemble de lignes qui, sans atteindre le point précis de leur jonction, le révèlent au moins par leur unanime tendance, projetant ainsi dans l’espace le signe de leur raison d’être et de leur unité. Ce point où surgirait toute l’idée incluse en des strophes variées, est ici dans l’esprit même qui communie avec l’œuvre. L’inclinaison des lignes convergentes peut être à peine indiquée : l’esprit qui les reçoit est illimité par le songe — et ne croira-t-il pas saisir un certain aspect de l’Infini si de toutes ces lignes le point de jonction unique, si de toutes ces formes l’unique et radieux symbole s’illumine en lui-même ?

C’est la suggestion : on sait par quelles admirables paroles la glorifia Schopenhauer. M. Brunetière, qui n’en nie point la force, l’appelle non sans malice « l’épicuréisme de l’imagination ».

Beaucoup d’artistes, même des plus récents, sans doute bouleversés par cette définition, s’imaginent au contraire devoir nettement conclure et veulent imposer leur idée à l’esprit confident en la précisant avec rigueur.

Plusieurs d’entre eux attirent par le talent ; mais, on ne peut s’empêcher de le remarquer, leur méthode et celle des œuvres suggestives diffèrent entre elles comme une plaisanterie fortement appuyée diffère de l’allusion qui indique tout sans rien nommer et déjà se détourne en créant des sourires.

Préciser une idée, c’est la borner et c’est enlever d’avance au poème qui la contient ce frémissement illimité que donne le chef-d’œuvre. Il faut évidemment qu’un poème ou un tableau puissent être compris, fût-ce de quelques-uns seulement. Mais il appartient au tact de l’artiste de dessiner sa pensée jusqu’à la rendre aisément perceptible en ses lignes générales sans la restreindre à une idée particulière.

L’idée particulière n’embrasse que le relatif, ce qui est éternel lui échappe ; elle ne peut s’envelopper de songe, elle ne nous conduit pas au-delà de nous-mêmes et rapetisse l’œuvre d’art à une réalité immédiate et tangible, lorsque la fonction même de cette œuvre est de nous suggérer l’infini. L’art ne marche point pas à pas avec l’homme, il le devance ; il ne s’adresse pas au raisonnement mais à l’intuition.

Si le Poète, sans exprimer encore directement son idée, veut que son œuvre la délimite avec précision, malgré lui il en fait une idée particulière, car ses vers ne pourront donner jamais qu’un aspect particulier d’une idée générale, ce qui équivaut à une idée particulière.

Je ne sais si ce qu’il écrira doit toujours s’appeler proprement une allégorie ; mais si même on prononce apologue ou parabole, ce sont bien des espèces du genre allégorie et l’idée y apparaît distincte de sa forme musicale et plastique7.

Comme l’allégorie, un tel poème a sensiblement les défauts de l’expression directe ; la pensée captive ne s’y joue point d’elle-même à travers les images ainsi qu’un rayon réfléchi, grandi, multiplié par des miroirs. En outre cette œuvre ne sera pas, comme le symbole, incessamment nouvelle, parce qu’elle ne recèlera pas comme lui ce dernier secret, cet indéfiniment inconnu qui, pour le lecteur de Faust ou d’Hamlet, peut toujours susciter une renaissante rêverie. Au contraire, le livre une fois lu, le tableau dûment examiné, le bas-relief compris, ne contiennent plus d’énigme ; ils ne nous laissent plus songer et sont désormais pour nous l’image connue d’une idée connue. Ils sont la femme qu’on a possédée, mais n’ont pas mille formes comme elle8.

J’ai dit de l’allégorie qu’elle est la représentation explicite d’une idée ; on comprend à présent cette proposition, je l’espère ; mais quelques exemples peuvent l’illustrer. Au degré le plus bas, qu’on se rappelle les personnages du romant de la Rose : « Bel accueil », « Beau semblant », ou dans la Henriade, la Discorde personnifiée. Dans la poésie lyrique la verve originale de M. St-Pol Roux n’est pas loin de se spécialiser à ce genre d’allégorie qui d’ailleurs y répugne peut-être un peu moins. Quelques Flamands s’y adonnent aussi et, je crois, avec plus de bonheur ; je connais des strophes où ne manquent ni la grâce ni l’énergie, bien qu’elles allégorisent ; mais quelle vie intérieure plus profonde elles auraient eue sans ce défaut ! Témoin cette pièce de M. Grégoire Le Roy, lequel possède pourtant maintes qualités bien latines.

Sur les fenêtres de mon cœur
Deux pâles mains se sont collées
Mains de douleur et de malheur,
Mains de la Mort, mains effilées.

C’était sinistre de les voir
Si nocturnement illunées,
Levant vers moi leur désespoir
Telles que des mains de damnées.

Et Celle de ces mains de deuil,
Qui donc pouvait-elle bien être,
Pour que la mort fût sur mon seuil,
Depuis ce soir de la fenêtre.

Non, ces mains ne pouvaient bénir ;
Maudites, certes, étaient-elles ;
Puisque j’ai désiré mourir
D’avoir vu leurs pâleurs mortelles ;

Puisque le vin de mes amours,
Amertumeux et plein de larmes,
Endolorit le pain des jours,
Depuis leur signe aux fatals charmes.

Mains sinistres ! mains de poison !
Geste de ténébreuses vierges !
Vous avez lui dans ma maison
Comme deux mortuaires cierges.

Ma douleur regarde la mort,
Car l’espoir a fermé sa porte
Et tristement, le vent du Nord
Souffle sur ma chandelle morte.

ou celle-ci, de M. Maurice Maeterlinck, admirable certes, mais non point par son expression allégorique :

Ô les passions en allées
Et les rires et les sanglots !
Malades et les yeux mi-clos
Parmi les feuilles effeuillées,

Les chiens jaunes de mes péchés
Les hyènes louches de mes haines,
Et sur l’ennui pâle des plaines
Les lions de l’amour couchés !

En l’impuissance de leur rêve
Et languides sous la langueur
De leur ciel morne et sans couleur,
Elles regarderont sans trêve

     Les brebis des tentations
     S’éloigner lentes, une à une,
     En l’immobile clair de lune
     Mes immobiles passions.

Et encore, du même Poète :

J’entrevois d’immobiles chasses,
Sous les fouets bleus des souvenirs,
Et les chiens secrets des désirs,
Passent le long des pistes lasses.

À travers de tièdes forêts,
Je vois les meutes de mes songes.
Et vers les cerfs blancs des mensonges
Les jaunes flèches des regrets.

Et même en France, il faudrait citer quelques pièces de M. Retté, de M. Kahn, un assez grand nombre de pages de Régnier.

Ces vers ne sont point d’expression directe, car la pensée est constamment présentée par une image. Chez M. Le Roy, par exemple, c’est une fenêtre où deux mains apparaissent en un geste d’énigme ; mais au lieu de donner à penser qu’il évoque ainsi un moment du cœur humain, ce poète a cru devoir en avertir dès les premiers mots, et, en spécifiant qu’il s’agit des mains de la mort, il enlève beaucoup de son mystère à une vision qui demeure pourtant belle et hantante. Dans le Corbeau, qui a des analogies avec cette pièce, Edgar Poe avait su s’arrêter aux limites du connu.

Cette précision est souvent plus fâcheuse encore ; employée sans mesure, elle enfante des monstres absurdes. Je me souviens de quelques vers où je montrais des cavaliers en un furieux galop ; mais j’indiquais bien vite qu’ils représentaient « les désirs » et j’obtenais des chants vraiment peu lyriques, tels que ceux-ci :

Désirs, guerriers de fer à l’assaut du Bonheur

et, plus loin :

Lourds Désirs chevauchant l’Espoir vers la Douleur.

À y bien réfléchir, la certaine sensation pénible provoquée en ces vers, provient d’un excès d’effort visible. Le beau plastique est produit, — dans l’attitude d’un travailleur, par exemple, — par l’équilibre d’un rythme, par l’adaptation parfaite de ce rythme à son but, par un minimum d’effort pour un résultat à obtenir ; chaque muscle tendu prête aux autres son appui dans la stricte mesure de la force qu’il faut déployer. Ici, le sens étant deviné sans qu’on le précise, sa désignation explicite paraît un effort superflu ; il y a en cet excès une faute contre l’harmonie. — La nuance est plus aisément saisie au théâtre où toutes choses sont grossies. Lorsqu’à la scène une strophe ou une exclamation a « porté », souvent on voit « l’effet » bientôt réduit par les paroles qui suivent et que l’acteur prononce après les applaudissements. C’est que la fin de cette tirade prétend alors achever ou expliquer ce qu’on avait déjà compris.

Que l’on choisisse les mots avec précision, certes ! Tout artiste le réclame impérieusement. Mais non pour qu’ils se saisissent de l’idée et la présentent pieds et poings liés. Qu’au bout de la dernière strophe le lecteur sente encore de l’espace !

Que ton vers soit la chose envolée…

On souffre lorsqu’après des images grandes ou fluides apparaissent des mots prosaïques ressortissant du vocabulaire de la philosophie ou empruntés à la terminologie de la Science ; l’esprit qui croyait planer avec le rêve se retrouve soudain à terre. Les poèmes dont la conclusion est strictement définie contiennent une déception semblable. Plus est idéale leur beauté, plus la vision est allégée, musicale et lointaine, — plus est pénible une telle conclusion. C’est comme si, au retour de longues chevauchées parmi des plaines sans limites, on était arrêté tout-à-coup, la face contre un mur.

Examinons ces vers de M. de Régnier :

Mon Âme, les vois-tu venir ?

Ce sont tes frères les Espoirs,
Qui heurtaient à la porte au travers de la haie,
Les doux-venants de l’aube gaie,
Les fiancés de la Belle Dame de Tyr,
Les favoris de la Dame folle et gaie
Qui s’accoudait au balcon pour les voir.
Comme ils passaient par la roseraie
Avec de si doux yeux à nul ne leur mentir.

Mon Âme, les vois-tu venir ?

Ce sont tes frères les Désirs
Avec leurs faces impérieuses et suppliantes
Et leurs guirlandes d’amaranthes
Et de soucis et de riantes
Lèvres qui pleureraient vite
À quelque dur déni d’un destin obstiné,
Tu sais où leurs regards jadis t’ont conduite
Pauvre Âme en qui le soir, comme une autre âme, est né.

Pauvre Âme, les vois-tu venir ?

Ce sont tes frères les Souvenirs ;
Ils marchent sur des feuilles mortes
Et portent des miroirs où leurs faces pâles
Se confrontent à d’autres faces, les mêmes et plus pâles,
Ils savent tous les coins des vieux jardins et les ombres,
Et les clefs de toutes les portes
Et l’âtre doux en reflet aux dalles,
Et la maison filiale d’aïeules graves,
Et d’autres qui teillaient le chanvre sur les portes
Auprès de celles qui sont mortes.

Pauvre Âme, les vois-tu venir,
Espoirs, Désirs et Souvenirs,
Ces doux frères que te ramène
Une amertume bue à la même fontaine ?

Vois, tous les soirs sont morts au large de la Tour triste
Qui plonge au marais noir ses murs que verdit l’eau ;
Ton diadème est lourd d’une antique améthyste
Et tes cheveux d’or lisse échappent au bandeau,

     Et ta robe s’efface en chimères fanées.

     Le vent qu’elles plus las te chante les Années.

     Regarde, les voici qui viennent
     Une à une, les anciennes,
     Et du plus loin qu’il te souvienne,

     Pauvre Âme,
     Ombre de la Tour morne aux murs d’obsidiane.

Je n’ai pas à rechercher maintenant tous les mérites et les défauts de cette pièce, mais à en indiquer seulement la méthode. M. de Régnier sait fréquemment éviter la manière d’allégorie dont je viens de parler, ou plutôt s’il marche constamment à son extrême limite, il a sa manière propre d’y échapper lorsqu’il s’y sent glisser. Souvent le poète hésite, on dirait, entre l’expression allégorique et l’expression symbolique ; ailleurs il semble allégoriser vraiment, et soudain on le voit se ressaisir. Cet état est particulièrement sensible en un poème comme celui-ci dont la fin, très cohérente avec le début, est cependant formulée selon une autre méthode. Malgré l’intrusion de personnages abstraits sous leurs noms abstraits, je voudrais presque assimiler ces vers à un symbole ; j’y appliquerais volontiers une réflexion semblable à celles que me suggérait plus haut la structure d’une cathédrale, — sans vouloir autrement comparer. Ici les expressions directe, allégorique et symbolique se mêlent non seulement avec grâce mais avec une certaine force victorieuse qui nie chacune d’elles pour exalter leur seule union, et, par une suite d’images et de rythmes heureusement coordonnés, le poème révèle son unité formelle en un paysage mystérieux comme une âme.

On trouverait pourtant dans les œuvres de M. de Régnier, surtout en son dernier livre (Tel qu’en songe), maintes pages vraiment allégoriques.

Mais sa manière d’allégoriser n’est jamais sans une gravité noble et sans des formes harmonieuses qui en dissimulent le défaut. D’ailleurs, si cette méthode de poésie peut créer des monstres et si, à mon avis, elle reste inférieure au symbole, elle a au moins sur l’expression directe un avantage certain : comme le symbole elle suppose toujours l’image et suscite souvent comme lui une plastique continue ; en sorte que l’œuvre, imparfaite en tant que poème, peut être parfaite selon l’art au sens restreint de ce mot.

La même erreur, et maintes fois pareillement rachetée, existe aussi en musique. Peut-être Richard Wagner lui-même n’a-t-il pas toujours échappé à cette précision desséchante de l’idée abstraite, mais elle est compensée chez lui par une telle richesse de formes qu’elle disparaît en leur splendeur9. On pourrait faire la même observation, en l’accentuant, au sujet de certaines com positions d’un jeune maître à l’inspiration noble et sans cesse variée, M. Vincent d’Indy qui sous bien des points de vue s’apparie à M. de Régnier. Chez Hector Berlioz le défaut est apparent au point qu’il exaspère parfois.

On se rappelle le mot, peut-être authentique :

« MM. les hautbois, tâchez que ce fa dièse exprime le dégoût ! »

J’écrivais tantôt : le symbole existe par la cohésion soudaine des formes, qui les montre désormais nécessairement unies et exprime implicitement leur unité idéale.

Il y a ici une objection : une œuvre d’art, — un drame par exemple, — peut rendre nécessaire l’existence simultanée de formes nullement connexes.

Certes ; mais alors l’harmonie formelle naîtra de leur opposition dans l’unité générale du style. L’unité idéale qui en doit jaillir trouvera son centre non pas en chacune des formes ou en l’une d’entre elles, mais dans l’équilibre de leur conflit. C’est en ce conflit même qu’il faut chercher la « forme primitive » et le point de départ de l’œuvre.

De cette manière il y a encore symbole. On l’entend bien, le concept philosophique n’est pas nécessairement antérieur au concept plastique ; l’un et l’autre restent indissolublement unis si, encore une fois, les formes secondaires ont leur raison d’être dans le conflit qu’elles achèvent d’exprimer. C’est ce que peut suggérer la lecture d’Ancæus de M. Griffin.

Dans la composition, dans l’ordonnance générale d’une œuvre souvent il faut bien que l’idée soit conçue avant que l’on précise sa forme plastique. C’est le cas ordinaire pour les « travaux de longue haleine »… Mais n’y aura-t-il pas symbole si l’idée et le songe qui l’environne se développent en l’unanime adhésion des formes, — si les formes restent concordantes en leur variété multipliée et dérivent naturellement de la forme première par analyse ou par antithèse ? Le poète crée un symbole s’il fait surgir l’idée en un tel ensemble de concordances harmonieuses qu’elle apparaisse désormais comme inséparable de celles-ci. Et c’est encore la suggestion dont je parlais plus haut ; l’idée, acquérant ainsi l’aspect d’une chose inconnue puisque le lecteur ne la vit jamais auparavant environnée de ces similitudes rayonnantes, semble naître à la vie par un effort de son esprit.

Au contraire, souvent une série de symboles sont réunis ensuite pour former une œuvre d’ensemble et les formes diverses en demeurent sans lien. C’est que l’artiste conçut partiellement son œuvre avant d’en saisir à la fois la forme et l’idée générales, d’où toutes les formes auraient dû procéder aussi bien que les idées. Nous le voyons parfois en certains recueils de vers : l’ordonnance, parfaite pour chacune des parties, fait défaut au livre entier qui, collection de symboles, donne pourtant malgré tout l’impression d’une allégorie. Cependant les formes y sont au moins virtuellement réunies par une idée commune, ce qu’on ne pourrait dire de la plupart des volumes de vers publiés tous les jours.

En ce sens encore, telle œuvre de M. de Régnier serait allégorique. Mais, je l’ajoute bien vite, rien dans ses vers ne fait songer à la « pièce à thèse » dont je parlais tout-à-l’heure. Encore, si l’unité formelle de l’ensemble est malaisée à saisir, on y découvre sans peine une unité générale d’impression, l’unité parfaite du style, avec une certaine atmosphère morale qui ne cesse de prêter sa couleur à toute l’œuvre. Chez lui les images restent concordantes, mais en tel de ses livres, c’est moins peut-être par leur harmonie que par leur manque de variété, malgré toute la richesse imaginative de ce poète. D’autre part, en quelques endroits, le brusque rappel à un emblème remplace encore fâcheusement par l’allégorie le symbole.

Mais le talent de M. de Régnier n’apparaît pas toujours avec cette tendance, sans doute inconsciente, et l’auteur des Poèmes anciens est bien certainement symboliste. Il se réjouit des images, non pas en général de celles qui portent un sens convenu, mais de celles que le Poète interprète et modèle en voyant de la vie. Il a le sens des « correspondances » et tels de ses poèmes, ces Odelettes qu’il réunit dans son dernier livre, sont une suite de décors pour un palais de l’esprit où, lorsque l’auteur évite de s’adresser à son âme, cette âme est suscitée en communion avec les choses dont elle profère les secrètes paroles. Un livre rare et personnel de M. Hector Chainaye est intitulé l’Âme des Choses. Ce titre qui semble énoncer l’idée même du symbole, caractériserait à merveille ces « Odelettes », l’œuvre la plus pénétrante et la plus suggestive de M. de Régnier. J’aime à y appliquer, de même qu’aux Poèmes anciens et romanesques, ce que je disais de la suggestion même : elles sont en leurs strophes variées comme un ensemble de lignes qui, sans atteindre le point précis de leur jonction, le révèlent au moins par leur unanime tendance, projetant ainsi dans l’espace le signe de leur raison d’être et de leur unité.

M. de Régnier symbolise encore d’une plus subtile manière : ses œuvres éclairent souvent de vastes décors, en cohésion parfaite avec ce qu’ils contiennent et, comme dans les rêves les personnages des tentures descendus auprès de nous, de grandes figures paraissent s’en détacher à peine, et s’y mouvoir selon une tranquille noblesse qui porte en soi toute l’harmonie. Il rappelle ainsi Puvis de Chavannes et en particulier ce Bois-Sacré où l’accord merveilleux du site avec des femmes grandes et sveltes, aux attitudes lentes, fait naître la nostalgie d’une contrée surhumaine dont la Beauté serait l’unique loi. Le paysage chez M. de Régnier varie avec les personnages, ou avec l’état d’âme qui y est inclus. En ses lignes amples et fondues il est toujours significatif mais corrige par sa paix réginale le pessimisme des scènes qu’il enveloppe ; la pensée du Poète y apparaît mieux en sa simplicité, mais non plus désolée ; comme les hautes montagnes silencieuses dont la base repose dans les lacs de la brume, une radieuse sérénité grandit de sa mélancolie.

Le symbolisme de M. Vielé-Griffin n’est point subtil à l’égal de celui-ci ; je le dirais volontiers plus naturel et plus « classique » si ce dernier mot ne devait amener d’ennuyeuses méprises. Jamais ce poète ne penche vers l’allégorie et pourtant il n’est pas comme M. de Régnier lointain et voilé ; il ne revêt point de ces transparentes ombres qui parfois s’épaississent jusqu’à l’obscurité.

Au contraire, il paraît si proche de notre vie qu’on pourrait hésiter à saisir l’élan de sa pensée, et qu’assurément l’on s’en étonne d’abord. C’est que M. de Régnier cherche le plus souvent ses formes dans la légende qui, pour le Poète, est aussi la Nature, — tandis que M. Vielé-Griffin les prend ordinairement dans le monde immédiatement visible. Parfois il choisit même les épisodes d’une narration qui semble sans portée, et, laissant deviner ensuite leur union avec quelque légendaire attitude, fait graduellement jaillir le sens nouveau du poème comme dans une clarté grandie. Le Porcher, la Chevauchée d’Yeldis sont des exemples singulièrement nets de cette méthode que je crois particulière à M. Griffin.

Mais au contraire de M. de Régnier dont le Je paraît représenter non le poète, mais un personnage supposé, il ne reste pas toujours fidèle à l’expression indirecte ; lorsqu’il n’use pas du symbole, il parle simplement sa pensée. On découvrirait malaisément en ses œuvres une seule allégorie, mais il ne répugne pas à la forme didactique, dont il s’efforce de sauver la sécheresse par des images diverses, sans pouvoir lui enlever ce défaut : qu’elle limite l’idée et la glace en la précisant outre mesure. Pourtant on ne peut nier la puissance de vers tels que ceux-ci :

Crois, vie ou mort, que t’importe,
En l’éblouissement d’amour ?
Prie en ton âme forte :
Que t’importe nuit ou jour ?
Car tu sauras des rêves vastes
Si tu sais l’unique loi :
Il n’est pas de nuit sous les astres
Et toute l’ombre est en toi.
Aime : Honte ou Gloire, qu’importe
À toi dont voici le tour ?
Chante de ta voix qui porte
Le message de tout amour
Car tu diras le chant des fastes
Si tu dis ton intime émoi :
Il n’est pas de fatals désastres,
Toute la défaite est en toi.

Parfois une soudaine image suggère et symbolise après une strophe aux paroles immédiates :

Fleuves d’amours imperturbés,
Où j’ai lavé le carnage de vivre,
Ciel de clarté dont la splendeur délivre,
Mers de douceur aux lointains courbés
Vers des pays dont le nom vague enivre.

Toujours plus avant ! la route est courue
Des petits désirs et des lâches orgueils,
Mon âme est forte et fut secourue
Par des baisers de joie et des larmes de deuil
… Vois, au ras du côteau, cette étoile apparue.

Souvent quelques vers directs après des strophes aux opulentes visions, ailleurs une pièce entière conçue sans nulle plastique et, apparue telle qu’elle s’illumine entre les symboles qui l’entourent, c’est alors comme au bout d’une longue route dans la forêt, le brusque tournant découvrant un village au soleil. Cette manière n’appartient pas en propre à M. Vielé-Griffin, ainsi que la précédente. Elle est commune, je crois, à tous ceux pour qui l’idée ne surgit pas avec sa forme visible, à ceux qui se préoccupent du sentiment humain avant qu’ils ne l’expriment et qui écriraient alors des allégories s’ils le voulaient traduire objectivement par une métaphore ; mais elle produit, chez d’autres, des effets moins heureux. D’habitude elle naît d’un manque d’imaginative et est le défaut commun des littérateurs moins artistes que poètes. Chez M. Griffin lui-même, le poète l’emporte évidemment sur l’artiste, mais il y a une telle multiplicité de formes, de gestes et de paysages dans ses livres, que l’expression directe y fait rarement songer à l’indigence. Elle paraît très fâcheuse parfois, comme dans ces Lavandières que j’ai déjà citées ; cependant lorsqu’elle ne domine point M. Griffin en tire presque une richesse de plus. Elle ne reporte guère chez lui à la chose présente, car elle n’arrête que rarement à un détail particulier et son apparition est trop rapide et trop intermittente pour faire retomber l’illusion évoquée ; mais, s’alliant avec le rythme personnel et la couleur d’esprit de ce poète, elle donne souvent à la strophe une puissance dont l’énergie inattendue ne permet point de sentir qu’elle rompt la trame de l’harmonie : elle est la sœur et la fille de cette morale de l’action qu’elle accompagne. Je l’expliquerai plus loin, M. Vielé-Griffin est un conteur lyrique ; chez lui, — chaque fois qu’il apparaît accidentellement, — le vers sans image fait penser au geste d’un habile narrateur, lorsqu’après avoir longtemps parlé comme pour lui-même il lève soudain la tête, et lance le mot décisif en vous regardant en face.