(1856) Cours familier de littérature. I « VIe entretien. Suite du poème et du drame de Sacountala » pp. 401-474
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(1856) Cours familier de littérature. I « VIe entretien. Suite du poème et du drame de Sacountala » pp. 401-474

VIe entretien.
Suite du poème et du drame de Sacountala

I

Nous avons laissé la belle Sacountala au moment où elle faisait ses adieux à l’anachorète pour s’acheminer vers la capitale. Elle espérait y retrouver, avec son titre d’épouse, l’amour du héros devenu roi : tout présageait à Sacountala une réception triomphale et la suprême félicité. Une suite nombreuse de religieuses du monastère où elle était née, et de compagnes de son heureuse enfance, l’accompagnait à la cour.

Mais une divinité jalouse avait enlevé par un maléfice la mémoire au héros son époux. Quand elle se présente au palais, il l’admire, mais il ne la reconnaît pas. Pour comble de malheur, l’infortunée Sacountala avait laissé glisser de son doigt l’anneau nuptial, signe auquel le héros avait juré de la reconnaître toujours. Les scènes de cette reconnaissance, en vain implorée par l’épouse, cruellement refusée par le héros, sont aussi déchirantes que pittoresques. Elles rappellent avec moins de simplicité et autant de pathétique les scènes de l’histoire de Joseph dans la Bible. Sacountala réveille tous les souvenirs à demi effacés des temps heureux qu’elle a passés avec le héros dans les délices de l’ermitage.

« Voyons, dit le héros, quelle fable vas-tu inventer encore pour me convaincre ? »

Sacountala.

Ressouviens-toi du jour où, sous un berceau formé des branches flexibles de l’arbuste vétasa, tu recueillis dans le creux de ta main une eau limpide que contenait le calice surnageant d’un brillant lotus.

Le héros.

Eh bien ! Eh bien ! Après ?

Sacountala.

Dans cet instant, mon petit faon favori était auprès de nous : « Bois le premier », lui dis-tu avec douceur, en lui tendant la coupe végétale ; mais le timide animal, peu habitué à ta vue, n’osa pas s’incliner pour boire, tandis qu’il but sans défiance quand je pris la coupe de ta main, et que je la lui tendis dans la mienne. Sur quoi tu t’écrias en souriant : « Il est donc bien vrai qu’on ne se fie qu’à ceux qu’on aime, et tous deux vous êtes habitants des mêmes bois ! »

Le héros toujours incrédule, se retournant vers les femmes âgées témoins de cette scène :

« Vénérables femmes, on dirait que la ruse est un défaut inné dans le sexe féminin, même parmi les êtres étrangers à notre espèce ? Voyez la femelle du cokila : avant de prendre son vol libre et vagabond dans les airs, ne dépose-t-elle pas ses œufs dans un nid étranger, laissant à d’autres oiseaux le soin de faire éclore et d’élever ses petits ? »

Sacountala se répand en reproches désespérés contre la cruauté d’un époux qu’elle ne sait pas avoir été aveuglée par les dieux, mais qu’elle croit perfide. Les religieux qui l’accompagnent commencent à douter de sa sincérité, et menacent de l’abandonner à la merci du roi, qu’elle est venue affronter avec tant d’audace.

« Brahmanes ! » leur dit le roi, « n’entretenez pas cette jeune femme dans son erreur, jamais je ne fus son époux. Voyez », ajouta-t-il en empruntant au règne végétal de ces climats une de ses plus conjugales images :

« Voyez : l’astre des nuits se contente de faire épanouir de sa douce lumière la fleur odorante du conmonda, sans toucher de ses rayons le lotus azuré, que l’astre du jour seul réveille à son lever par la chaleur de ses regards. Ainsi l’homme vertueux et maître de ses passions doit détourner avec soin, comme je le fais, ses regards de la femme étrangère ! »

Sacountala.

Ô terre, engloutis-moi pour cacher ma honte !

Elle se retire, recueillie comme une mendiante dans la maison d’un brahmane hospitalier.

II

Le sixième acte s’ouvre par un dialogue entre un pauvre pêcheur enchaîné et les gardes de police qui le traînent en prison.

Les gardes , frappant leur prisonnier.

Pourrais-tu nous dire où tu as volé cet anneau précieux, sur la pierre inestimable duquel nous voyons gravé en toutes lettres le nom auguste du roi ?

Le prisonnier , témoignant la plus grande frayeur.

Pardonnez, illustres seigneurs, je ne me suis pas rendu coupable d’une action si indigne.

Un des gardes.

Ah ! Sans doute, tu seras quelque vénérable brahmane que le roi aura voulu récompenser par ce magnifique présent ?

Le prisonnier.

Écoutez-moi, de grâce ; je ne suis qu’un malheureux pêcheur habitant de Sacrâvatâra.

L’autre garde.

Eh ! misérable ! Que nous importent et ta parenté et le lieu de ta demeure ?

L’officier.

Laisse-le s’expliquer, et ne le tourmente pas de la sorte.

Les deux gardes , à la fois.

Ainsi que notre chef l’ordonne. — Allons ! Misérable, parle.

Le pêcheur.

Eh bien donc ! Voyez en moi un pauvre homme, qui, avec son filet et ses hameçons, cherche, au moyen de la pêche, à soutenir sa nombreuse famille.

L’officier , souriant.

Beau métier, vraiment, et bien honorable ! Surtout.

Le pêcheur.

Seigneur, ne parlez pas ainsi :

Quelque vil que puisse paraître l’état auquel nous avons été destinés par nos pères, nous ne devons pas nous y soustraire ; et d’ailleurs, quoique l’action de donner la mort à un animal soit, avec justice, considérée comme cruelle, cependant il n’est pas rare de trouver dans le boucher lui-même une âme tendre et accessible à la compassion.

L’officier.

Poursuis, poursuis.

Le pêcheur.

Or, un beau jour qu’ayant pris un superbe poisson, j’étais occupé à le dépecer, tout à coup je trouve dans son ventre cet anneau merveilleux ; et comme, dans ma joie, je venais de l’exposer pour le vendre, vos seigneuries ont mis la main sur moi. Voilà, je vous le jure, comment il est tombé en ma possession : maintenant vous êtes les maîtres de me battre ou de me tuer.

L’officier , portant la bague à ses narines.

Cet anneau, sans aucun doute, a été renfermé dans le corps d’un poisson, à en juger par l’odeur de mer qui s’en exhale ; reste à savoir comment le fait a pu avoir lieu. Avancez donc, je vais trouver quelqu’un des familiers du roi.

Les gardes , au pêcheur.

En avant, misérable coupeur de bourses, en avant !

(Ils marchent ensemble.)

L’officier.

Attendez-moi ici près de la porte de la ville, et faites la plus grande attention à votre prisonnier, jusqu’à ce qu’ayant pris à la cour les informations nécessaires, je revienne vous trouver.

Les deux gardes , à la fois.

Puisse notre seigneur recevoir du roi l’accueil le plus favorable !

L’officier.

Je l’espère.

(Il sort.)

Le garde.

Le bout des doigts me démange furieusement… (Jetant un regard farouche sur le pêcheur.) Je ne sais à quoi il tient que je n’étrangle ce maraud.

Le pêcheur.

Vous ne voudriez pas donner la mort à un innocent ?

Le garde , regardant.

Ah ! Voici déjà notre chef de retour avec l’ordre du roi : ainsi, notre ami, bientôt tu vas être rendu à tes chers poissons, ou servir de proie aux chacals et aux vautours.

L’officier de police , rentrant.

Allons, vite, que cet homme…

Le pêcheur , pâle d’effroi.

Grands dieux ! Je suis mort.

L’officier.

Soit délivré de ses liens ! Le roi n’a pas hésité à reconnaître pour vraies toutes les circonstances relatives à la manière dont le pêcheur a retrouvé l’anneau, telles qu’il nous en fait le récit.

Le garde.

Soit fait ainsi que notre chef l’ordonne. Va ! l’ami, tu peux te vanter d’avoir vu de près la triste demeure de la mort.

(Il met le pêcheur en liberté.)

Le pêcheur , s’inclinant profondément devant l’officier.

Ô seigneur ! Vous me rendez la vie.

(Il tombe à ses pieds.)

L’officier.

Relève-toi, relève-toi, et apprends que, dans l’excès de sa joie, le roi m’a chargé de te remettre cette somme, égale à la valeur de l’anneau que tu lui as retrouvé ; elle est toute pour toi.

(Il lui met une bourse dans la main.)

Le pêcheur , transporté de joie.

Ô heureux mortel que je suis !

Le garde.

Tout fier des faveurs du roi, ce misérable, à peine réchappé de la potence, n’a-t-il pas l’air de se pavaner, comme s’il était porté en triomphe sur les épaules d’un superbe éléphant ? « Le roi, dans l’excès de sa joie », dites-vous ? Il faut donc que notre monarque attache un grand prix à ce joyau ?

L’officier.

Ah ! ce n’est pas tant la vue de la pierre précieuse dont il est orné qui a pu exciter l’émotion du roi, que…

Les deux gardes , ensemble.

Et quel autre charme pouvez-vous lui attribuer ?

L’officier.

Je ne sais, mais je soupçonne que cet anneau a, dans l’instant même, rappelé à son souvenir quelque objet tendrement aimé ; car, à peine l’eut-il considéré, que notre souverain, naturellement si profond et si calme, a trahi dans tous ses traits le trouble de son âme.

Le garde.

Ainsi, notre maître a procuré un grand plaisir au roi, afin que tout le profit en revînt à ce misérable !

III

Dans la scène suivante, des jeunes filles du palais cueillent des fleurs pour la fête du printemps qu’on doit célébrer ; elles écoutent les chants mélodieux du rossignol, puis elles sont dispersées par des chambellans qui leur déclarent que le roi consterné ne veut que le silence et le deuil autour de lui.

Un autre chambellan leur décrit en ces termes l’abattement du prince : « Le roi n’eut pas plutôt jeté les yeux sur ce fatal anneau, que, la mémoire lui revenant tout à coup, il se rappela le mariage qu’il avait secrètement contracté avec Sacountala, s’accusa de l’avoir repoussée avec tant de cruauté et d’injustice, et, depuis ce temps, il est livré au plus amer repentir ; il a les plaisirs en horreur ; il se refuse, contre son habitude, à recevoir chaque jour les hommages de son peuple. C’est en vain qu’il cherche le repos sur sa couche tourmentée, où, durant la nuit entière, il ne peut goûter un seul instant les douceurs du sommeil. Adresse-t-il la parole à ses femmes ? il ne règne aucune suite dans ses discours ; il confond jusqu’à leurs noms, et rougit ensuite de lui-même lorsqu’il vient à s’apercevoir de son erreur. Quoiqu’il ait rejeté loin de lui tout le luxe de la royauté, qu’il n’ait conservé qu’un seul bracelet devenu trop lâche, et qui retombe incessamment sur son poignet amaigri ; que ses lèvres soient desséchées par l’ardeur de ses soupirs, et que ses yeux soient enflammés par la continuité des veilles auxquelles le condamnent ses pensers douloureux ; eh bien, malgré tout cela, il éblouit encore par l’éclat de ses vertus : semblable à un magnifique diamant qui, par les mille feux dont il brille, ne laisse point soupçonner qu’il ait rien perdu de son poids sous les doigts habiles du lapidaire qui l’a taillé. »

Le roi paraît, s’avançant lentement et comme abîmé dans ses pensées.

« Ah ! chère Sacountala », murmure-t-il entre ses lèvres, « si tu as vainement cherché à retirer mon cœur du sommeil léthargique où il était plongé, à quelles veilles cruelles ne l’ont pas condamné depuis les remords cuisants du repentir ! Ah ! je me rappelle maintenant, comme si un voile tombait de mon esprit, toutes les circonstances de ma première entrevue avec Sacountala !

« Et comment ne succomberais-je pas au désespoir, quand je me retrace la douleur de cette femme admirable au moment où je la repoussais avec tant d’indignité ? Vois : toute éplorée, bannie par moi, elle s’attachait aux pas de ses compagnons de voyage pour retourner avec eux dans son paisible ermitage !… “Demeure ! ” lui dit d’une voix sévère le disciple de Canoua, aussi vénérable que Gourou lui-même.

« À cet ordre terrible elle s’arrête, remplie de frayeur, et jette encore sur moi, moi si cruel, un regard suppliant troublé par les flots de larmes qui s’échappaient de ses yeux… Ah ! ce souvenir est comme une flèche empoisonnée qui me donne la mort.

« Au moment de quitter le bois sacré de l’ermitage pour retourner dans ma capitale, Sacountala me dit en levant sur moi ses beaux yeux mouillés de larmes : “Dans combien de temps le fils de mon seigneur daignera-t-il me rappeler près de lui ? ” Alors, lui passant au doigt cet anneau, sur la pierre duquel est gravé mon nom, je lui répondis :

« “Épelle chaque jour une des syllabes qui composent mon nom, et, avant que tu aies fini, tu verras arriver un de mes officiers de confiance, chargé de te ramener à ton époux ! ” »

Le roi maudit l’étang où Sacountala, en se baignant, aura sans doute laissé glisser son anneau. Il s’accuse lui-même du fatal aveuglement qui l’a empêché de reconnaître son amante et son épouse. On lui apporte le portrait de Sacountala, peinte au milieu de ses compagnes dans les jardins de l’ermitage. Ce tableau lui donne un vertige de tendresse qui s’exprime en vers incohérents mais délicieux. Il déplore le malheur d’un héros et d’un roi qui ne laissera après lui aucun héritier de son empire et de son amour pour ses peuples.

« Grands dieux ! » dit-il, « fallait-il donc que cette race antique qui, depuis son origine, s’était conservée si pure, trouvât sa fin en moi, qui ne dois pas connaître le nom si doux de père ; semblable à un fleuve majestueux dont les eaux limpides et abondantes finissent par se perdre dans des sables stériles et ignorés ! »

IV

Son ministre, pour le distraire de sa mélancolie, lui annonce qu’une race ennemie et perverse a envahi ses États et égorge son peuple.

Il monte sur son char de guerre pour aller combattre. Le dieu Indra le protège, et fait voler son char sur les nuées, à la hauteur des cimes les plus inaccessibles de l’Himalaya, d’où le héros contemple d’un coup d’œil tous ses vastes États.

« Nous touchons », dit-il à son compagnon, « à cette sphère étincelante de clarté qui, dans ses révolutions rapides, entraîne les astres innombrables et les flots sacrés du Gange, à cette sphère à jamais sanctifiée par l’empreinte divine des pas de Wichnou… J’en juge par la seule impression du mouvement de ce char, par cette légère rosée que font jaillir au loin les roues humides, par ces coursiers à la crinière rebroussée et toute brillante de la lueur des éclairs qu’ils traversent, par ces aigles qui abandonnent de tous côtés leurs nids placés dans les fentes des rochers, et qui volent effarés tout autour de nous. »

Puis, abaissant ses regards sur la terre :

« Quel spectacle admirable et varié me présente, d’instant en instant, grâce à la descente précipitée du char, le séjour habité par l’homme !

« Le sommet affaissé des plus hautes montagnes se confond à mes yeux avec la surface unie de la plaine, et l’on dirait que les arbres, dépourvus de troncs, la tapissent seulement de la plus humble verdure. Les fleuves les plus vastes n’offrent plus que de légers filets d’eau, coulant, à peine visibles, dans leurs lits rétrécis ; et, comme si elle était poussée par une force puissante, la terre semble monter rapidement vers moi. »

On voit, à cette description du char prêté au héros par Indra, ce qu’on voit plus formellement encore dans les traditions de la Chine primitive, que cette antiquité avait ses navires aériens et ses aéronautes.

« Nous touchons la terre », lui dit son guide, « et nous allons apercevoir bientôt sur la montagne la demeure habitée par le divin fils de Maritchi. »

Le héros.

Comment ! L’essieu n’a pas rendu le moindre son ? Je ne vois pas s’élever le plus léger nuage de poussière ; je n’ai ressenti aucun choc, et, quoique touchant à la terre, le char cependant n’en a pas éprouvé le moindre contrecoup… Et dans quelle partie de la montagne habite donc le divin anachorète ?

Le guide , la lui indiquant du doigt.

Là où vous apercevez ce pieux solitaire, fixant, dans une immobilité parfaite, le disque radieux du soleil ; le corps déjà à moitié plongé dans un monticule de sable, que les termites amoncellent sans crainte autour de lui ; portant, au lieu du cordon brahmanique, la peau hideuse d’un énorme serpent : pour collier, les branches entrelacées d’arbrisseaux épineux, dont il ne ressent pas même les blessures, et recélant, parmi ses cheveux relevés en partie en un énorme faisceau sur le sommet de sa tête et flottant en partie sur ses larges épaules, une foule d’oiseaux qui, pleins de confiance, y ont construit leurs nids comme dans un arbre touffu.

Douchmanta , le contemplant avec une sorte de terreur religieuse.

Vénération à l’être capable de se livrer à d’aussi effroyables austérités !

Le guide , retenant les rênes.

Prince ! Nous voici parvenus à l’ermitage de l’immortel Canoua.

(Ils descendent du char.)

Le guide.

Par ici, grand roi, par ici ! Admirez cette terre sacrée, théâtre où les saints solitaires se livrent constamment aux exercices pieux de la dévotion la plus austère.

Le héros.

Mon admiration est également excitée à la fois par le spectacle de cet asile vénérable, et par celui des êtres vertueux qui l’habitent. En voyant ces purs esprits sans cesse plongés dans la plus profonde contemplation, à l’ombre de ces arbres immortels ; tantôt occupés à se purifier dans une eau limpide et toute brillante de la poussière dorée du nénuphar sacré ; tantôt ravis en extase au sein de ces grottes silencieuses ornées par la nature elle-même de roches étincelantes, je m’écrie : « Oui ! Ce n’est que dans ce séjour qu’habite la sainteté. »

Le héros, descendu dans les bois qui entourent l’asile sacré, aperçoit un enfant (c’est son fils, le fils de Sacountala réfugié et élevé dans cet asile). L’enfant joue avec de petits lionceaux, malgré les reproches de deux jeunes filles du monastère qui s’efforcent de le faire obéir à leur voix.

Le héros , regardant du côté d’où il a entendu partir les voix.

Quoi ! C’est un enfant (mais un enfant qui déjà semble déployer la vigueur d’un homme) ; il se révolte contre deux jeunes filles de l’ermitage qui cherchent en vain à le faire obéir. Le voilà qui, d’une main nerveuse, entraîne malgré lui un petit lionceau qu’il vient d’arracher à moitié repu à la mamelle de sa mère, et dont la crinière est encore tout en désordre.

L’enfant, souriant.

Allons, petit lionceau, ouvre ta gueule bien grande, que je compte tes dents.

(Les femmes continuent en vain à gourmander l’enfant.)

Une femme.

Petit mutin, c’est donc ainsi que tu feras sans cesse le tourment de ces jeunes animaux, placés comme nous sous la protection de notre divin Gourou. Dans ton humeur farouche, on dirait que tu ne respires que guerre et combats !

Le héros.

Chose étonnante ! je sens tout mon cœur incliner vers cet enfant, comme s’il était mon propre fils. (Après un moment de réflexion.) Hélas ! Je n’ai point de fils !…… pensée cruelle qui ajoute à mon attendrissement.

Une femme.

Mais la lionne furieuse va se jeter sur toi, si tu ne lui rends son petit.

L’enfant , souriant.

Ah ! Oui, j’en ai bien peur, vraiment !

(Il se mord la lèvre.)

Le héros , dans le plus grand étonnement.

Cet enfant fait briller à mes yeux le germe d’une grandeur héroïque, semblable à une vive étincelle qui doit bientôt s’étendre en un vaste incendie.

La première femme.

Cher petit ! si tu quittes ce jeune lion, je te donnerai un autre hochet.

L’enfant.

Voyons, voyons, donne-le d’abord.

(Il tend sa main.)

Douchmanta , considérant la paume de sa main.

Ô prodige ! sa petite main porte distinctement les lignes mystérieuses, pronostic certain de la souveraineté : je les vois briller, ces lignes, légèrement entrelacées en réseau le long de ses doigts délicats, tandis qu’il les étend pour saisir avec avidité l’objet qu’il désire. C’est ainsi que le lotus trahit le précieux trésor que renferme son sein, lorsqu’il l’entrouvre au lever de l’aurore pour recevoir les rayons du soleil.

L’autre femme.

Ma chère Louora ! Ce n’est pas là un enfant que l’on puisse amuser avec de belles paroles. Va donc, de grâce, à ma chaumière ; tu y trouveras un paon moulé en terre parfaitement colorée : prends-le, et reviens promptement avec ce trésor.

Louora.

J’y cours. (Elle sort.)

L’enfant.

Eh bien ! moi, en attendant, je vais toujours m’amuser avec le petit lion.

La seconde femme , le regardant en souriant.

Veux-tu bien le quitter ?

Douchmanta.

Que cette mutinerie m’enchante ! (Soupirant) Ah ! mille fois heureux les pères, lorsque, en soulevant dans leurs bras un enfant chéri qui brûle de se réfugier dans leur sein, et tout couverts de la poussière de ses petits pieds, ils contemplent, à travers son gracieux sourire, la blancheur éblouissante de ses dents pures comme les fleurs, et prêtent une oreille complaisante à son petit babil, composé de mots à demi formés !

Le héros s’informe de la naissance de cet enfant dont la force rappelle l’Hercule indien Rustem. Une des femmes lui apprend qu’il est fils d’une nymphe réfugiée dans cet asile.

« Quel est son père ? » demande avec anxiété le héros. « Ce serait souiller mes lèvres que de prononcer le nom de l’infâme qui n’a pas craint d’abandonner sa vertueuse épouse », lui répond la nourrice.

« Dieux ! C’est ma propre histoire », se dit le héros à lui-même. D’autres signes de reconnaissance lui révèlent que l’enfant est son fils.

Sacountala, avertie par les nourrices des interrogations de l’étranger et des transports du héros qui presse son fils dans ses bras, paraît. Les ténèbres de l’intelligence du héros se dissipent à la vue et à la voix de l’enfant ; il reconnaît la mère.

Le héros.

Est-ce donc là Sacountala ? s’écrie-t-il à l’aspect de la jeune mère ; Sacountala, vêtue des habits de la douleur ; ses beaux cheveux sans ornements, réunis en une seule tresse, signe de veuvage ; son teint flétri par les larmes !… Quelle douce résignation se peint dans tous ses traits ! Quelle affection elle semble encore prête à témoigner au barbare qui l’a condamnée à un si terrible abandon !

Sacountala , jetant les yeux sur le roi en proie au plus amer repentir, à part.

Si ce n’est pas là le fils de mon seigneur, quel autre pourrait impunément souiller mon fils par son contact, malgré le charme qui le protège ?

L’enfant , courant à sa mère.

Ma mère, cet étranger me commande comme si j’étais son fils !

Douchmanta.

Chère Sacountala ! J’ai été bien cruel envers toi ; mais vois comme cette horrible ingratitude a fait place dans mon cœur à la plus sincère affection, et ne refuse pas de me reconnaître pour ton époux.

Sacountala , à part.

Reprends courage, ô mon cœur ! Le destin, trop longtemps courroucé contre moi, a enfin pitié de la pauvre Sacountala. Oui, c’est bien là le fils de mon seigneur.

Douchmanta.

Délivré de ces odieuses ténèbres qui si longtemps, dans ma folie, ont obscurci ma mémoire, je puis donc enfin te reconnaître, ô la plus belle des femmes ! M’enivrer de ta vue ! C’est ainsi qu’au sortir d’une profonde éclipse, l’astre brillant des nuits retrouve de nouveau sa chère Rohini, et qu’ils confondent ensemble leurs rayons argentés.

Sacountala.

Puisse la victoire !…

(Suffoquée par les larmes, elle ne peut achever.)

Douchmanta.

Va, chère Sacountala, quoique mon nom se soit égaré dans ce flot de larmes, ton vœu est parfaitement accompli… Oui ! J’augure de ma victoire, et par ce front pudique dépouillé d’ornements, et par cette pâleur qui a remplacé l’incarnat de ta bouche divine.

L’enfant.

Ma mère, quel est donc cet étranger ?

Sacountala.

Pauvre enfant ! demande-le au destin.

(Elle pleure.)

Douchmanta.

Eh quoi ! Pourrais-tu craindre encore d’être de nouveau abandonnée par moi ? Chasse, chasse cette cruelle pensée bien loin de ton cœur ! N’en accuse que cette inconcevable folie qui troublait ma raison !

Plongé dans d’aussi profondes ténèbres, quel usage l’homme le plus prudent lui-même pourrait-il faire de son discernement ? Vois l’aveugle rejeter, plein de terreur, loin de lui la couronne de fleurs dont une main amie vient de parer sa tête, et que, dans son erreur, il prend pour un odieux serpent.

(Il tombe à ses pieds.)

Sacountala.

Ah ! relève-toi, ô mon époux, relève-toi. Oui, j’ai été longtemps bien malheureuse ; mais dans ce moment ma joie surpasse tous les maux que j’ai soufferts, puisque le fils de mon seigneur daigne avoir pitié de moi. (Le roi se relève.) Mais comment le souvenir de cette infortunée a-t-il pu renaître dans l’esprit de son époux ?

Douchmanta.

Chère Sacountala, je te ferai le récit de cette aventure ; mais attends que la blessure de mon cœur soit un peu fermée : cependant laisse-moi essuyer cette larme, reste de celles que t’a fait répandre ma fausse erreur ; cette larme qui dépare ta figure ravissante. Puissé-je, en la faisant disparaître de ta paupière humide, faire disparaître avec elle le poids de mes remords ?

(Il l’essuie délicatement.)

Sacountala , jetant dans ce moment les yeux sur l’anneau du roi.

Cher époux, le voilà donc ce fatal anneau !

Douchmanta.

Oui, cet anneau retrouvé d’une manière tout à fait miraculeuse, et à la vue duquel le retour de ma mémoire était sans doute attaché.

Sacountala.

Combien ne doit-il pas m’être précieux, puisque je lui dois d’avoir enfin regagné la confiance du fils de mon seigneur !

Douchmanta.

Eh bien ! Qu’il brille donc de nouveau à ton doigt, comme une fleur éclatante dont se pare une jeune plante au retour du printemps.

Sacountala.

Non, non, je n’ose plus me fier à lui : c’est au fils de mon seigneur qu’il convient de le garder.

Canoua , les considérants tour à tour.

Vertueuse Sacountala, noble enfant, prince magnanime, ou plutôt la fidélité même, la fortune, la puissance réunies : voilà le trio enchanteur sur lequel se promènent avec avidité mes regards satisfaits.

Douchmanta.

Divinité puissante ! l’homme en est ordinairement réduit à former longtemps des vœux ardents avant d’obtenir la possession de l’objet désiré ; mais, dans l’excès de vos bontés, vous avez même prévenu tous mes souhaits. D’abord paraît la fleur, et ensuite vient le fruit ; ce n’est qu’après la formation des nuages que la pluie descend en rosée sur la terre : mais, par la plus flatteuse exception, avant même le plus léger indice, je me suis senti comblé de vos faveurs.

Un religieux.

Prince, c’est ainsi que les dieux dispensent leurs bienfaits.

Douchmanta.

Et les méritai-je ces faveurs, moi qui, après avoir pris une épouse légitime selon les rites Gandharva, l’ai méconnue ensuite, dans le trouble inconcevable de ma mémoire ; lorsqu’elle me fut amenée par ses parents, je la renvoyai inhumainement, en me rendant ainsi coupable du plus grand crime envers elle et son vénérable père adoptif ! Cependant, la simple vue de cet anneau m’ayant rendu plus tard la mémoire, je me rappelai alors avec amertume les moindres circonstances de cette union, et la manière indigne dont j’avais traité Sacountala. Toute cette conduite de ma part excite encore en moi le plus grand étonnement : n’en ai-je pas agi aussi follement qu’un homme qui, après s’être refusé obstinément à reconnaître un éléphant, tant que la masse bien distincte de cet animal lui frappait la vue, ne se serait ensuite laissé convaincre qu’à l’inspection de la trace énorme de ses pas ?

Canoua.

Cesse, ô mon fils ! De te reprocher un crime dont tu n’es point coupable, et qui a été le produit d’un charme irrésistible. Sache qu’au moment où Ménacâ, descendue près de l’étang des nymphes, en ramena avec elle Sacountala désespérée de ton abandon, et la confia aux tendres soins d’Aditi, je reconnus aussitôt, par la puissance de la méditation, que toute ta conduite à l’égard de la plus vertueuse des femmes était due à l’imprécation qu’avait lancée contre elle l’irascible Dourvasa, et que le charme ne pourrait cesser qu’à la vue de ton anneau.

Douchmanta , soupirant d’aise, à part.

Ah ! me voici enfin délivré du poids de mes remords !

Sacountala , à part.

Dieux ! il est donc vrai que c’était involontairement que le fils de mon seigneur m’a rejetée de son sein, puisqu’il ne pouvait me reconnaître !… Il faut que cette imprécation ait été lancée contre moi dans un moment où mon âme était toute concentrée dans l’objet de mon amour, et que mes compagnes seules l’aient entendue ; car je me rappelle fort bien ces paroles qu’elles m’ont dites à mon départ, d’un ton de voix qui trahissait leur inquiétude : « Si le roi refusait de te reconnaître, n’oublie pas de lui montrer son anneau. » Hélas ! Pourquoi ne les ai-je pas alors questionnées davantage !… Mais cela était-il en mon pouvoir ? Déjà, sans doute, ma langue était enchaînée par l’imprécation du redoutable Dourvasa !

Canoua , se tournant vers Sacountala.

Ma fille ! Instruite actuellement de la vérité tout entière, tu ne dois plus conserver le moindre ressentiment pour un époux qui, de sa pleine volonté, n’eût jamais cessé de te chérir.

La seule imprécation qui lui avait fait perdre la mémoire a été cause du traitement injurieux qu’il t’a fait éprouver ; et, dès que le charme a été rompu, vois comme, à l’instant même, tu as repris ton empire sur son cœur. Tel un miroir dont la surface est ternie ne peut recevoir l’image d’un objet qui s’y peint ensuite avec la plus grande fidélité, dès qu’on lui a rendu son premier poli.

Douchmanta.

Oh ! Voilà bien l’expression fidèle de tout ce qui s’est passé dans mon âme.

Canoua.

Mon fils ! As-tu embrassé ce charmant enfant que t’a donné Sacountala, et sur lequel j’ai voulu accomplir moi-même les cérémonies usitées à la naissance ?

Douchmanta.

Divinité bienfaisante ! je vois dans cette insigne faveur un gage assuré de l’illustration de ma race.

Canoua.

Sache que cet enfant est destiné à se rendre un jour, par sa valeur, maître du monde entier.

Oui, quelques années encore, et, porté sur un char si rapide que, volant sur les mers, il toucherait à peine la sommité de leurs flots, ce héros invincible conquerra les sept îles dont se compose la terre ; il sera connu sous le nom de Bharata, nom à jamais célèbre que lui décerneront les peuples reconnaissants de la protection dont ils jouiront sous son empire.

Douchmanta.

À quelles hautes destinées n’est pas réservé l’être auquel, dès sa naissance, la Divinité elle-même a daigné prodiguer d’aussi tendres soins !

Canoua, s’adressant au roi.

Douchmanta ! il est temps que tu remontes sur le char d’Indra, ton protecteur, avec ton épouse et ton fils, et que tu retournes occuper le siège de ton empire.

Douchmanta.

Ainsi que l’ordonne le maître des dieux.

Canoua.

Puisse Indra, satisfait de tes nombreux sacrifices, entretenir par des pluies abondantes la fertilité dans tes vastes États ; et, dans cette lutte généreuse, puissiez-vous constamment l’un et l’autre assurer à jamais le bonheur des deux mondes !

Douchmanta.

Divinité puissante ! Comment ne ferais-je pas tous mes efforts pour me rendre digne de semblables bienfaits ?

Canoua.

Mon fils ! Est-il quelque autre faveur que je puisse t’accorder ?

Douchmanta.

Ô mon divin protecteur ! Puisque votre bonté inépuisable me permet encore de former un vœu :

Que les rois de la terre ne désirent donc de régner que pour faire le bonheur de leurs peuples ! Que la déesse Sarasouati soit constamment honorée par les saints brahmanes ; et qu’en mon particulier, le souverain être existant par lui-même, le tout-puissant Siva, satisfait de mon zèle à le servir, me délivre à jamais des liens d’une seconde naissance !

V

Tel est ce drame : on y aperçoit déjà un raffinement de style qui touche de près à la corruption du goût chez les peuples vieux ; mais la candeur, la douceur, l’innocence des sentiments et des mœurs qui forment le fond de la religion et de la civilisation des Indes primitives, y édifient partout le lecteur ou le spectateur. On remarque en effet qu’à l’exception des mauvais génies ennemis ou jaloux des hommes, tous les personnages y sont innocents. L’intérêt y porte sur les malheurs mais non sur les crimes des hommes. Les brahmanes, prêtres de la religion et gardiens des mœurs, n’auraient pas permis sans doute qu’on donnât en spectacle à la multitude, comme on l’a fait malheureusement en Grèce, à Rome et chez nous, des passions féroces et des attentats odieux reproduits en langage et en action sur la scène, et propres à dépraver les imaginations d’un peuple religieux.

Ce caractère d’innocence du théâtre indien fait supposer que les représentations étaient des fêtes religieuses ou royales, données rarement au peuple. Les pièces étaient préalablement châtiées et destinées autant à l’édification qu’au plaisir. On n’en doute plus quand on voit que les différents modes de musique ou de danse, qui jouent un si grand rôle dans les cérémonies sacrées et dans l’instruction publique, étaient censées avoir été apportées du ciel aux hommes par les dieux.

Un cénobite de la religion de Wichnou reçoit la notion de l’art dramatique du père des brahmanes. Cette notion a été découverte par lui dans les Védas ou livres sacrés. Une divinité, épouse du dieu Siva, enseigne aux femmes de l’Inde un troisième mode de danses suppliantes, qui subsiste encore de nos jours. Le drame indien a donc sa source dans ces livres sacrés des Védas, dont l’antiquité est incalculable.

La comédie elle-même, quoique d’un genre de littérature aussi inférieure au drame héroïque, épique ou religieux, que le ridicule est inférieur à l’enthousiasme et que le rire est inférieur aux larmes ; la comédie a son origine dans le ciel indien : une sorte de divinité bouffonne et boiteuse, toute semblable au Vulcain de l’Olympe grec, nommée Hanoumun, a pour père le dieu des tempêtes. Dans son enfance il voulut courir après le soleil, comme un enfant court après une boule pour la saisir ; il prit son élan, tomba, et sa chute le rendit difforme. « C’est (disent les traducteurs du sanscrit), le Lépan, l’Égypan, le Silène, le Momus, le Sancho, le Falstaf, le bouffon de la cour céleste. »

Mais il paraît aussi en avoir été le poète ; car, après avoir accompagné dans ses guerres le demi-dieu Rama, incarnation belliqueuse de Wichnou, le dieu suprême, Hanoumun vint, dit-on, se reposer un jour sur les rochers qui bordent l’océan Indien. Il grava sur la surface de ces rochers un grand drame héroïque plein des exploits de Rama. Les traditions ajoutent que le poète postérieur Valmiki, auteur ou compilateur du poème le Ramayana sur le même sujet, ayant découvert un jour ces fragments de poésie gravés sous les eaux sur les rochers, tomba dans une mélancolie mortelle, par le désespoir d’égaler jamais dans son poème, qu’il composait alors, la force et la beauté de ces fragments antiques. Hanoumun, touché des gémissements de Valmiki, et oubliant généreusement toute jalousie de poète, permit à son rival de plonger au fond de la mer, et d’y copier les inscriptions et les vers que le demi-dieu y avait gravés. Ces fragments de poésie primitive y restèrent, dit-on, ensevelis sous les vagues, jusqu’au règne plus moderne d’un souverain lettré qui les rendit au jour.

VI

La vertu, et non la passion, est le but moral des drames poétiques de l’Inde ; leur poésie, plus philosophique que la nôtre, tend à calmer l’âme du spectateur, et non à la troubler. L’équilibre des sensations, qui est la santé de l’âme, y est promptement rétabli après les péripéties modérées de la curiosité. Les règles de leur littérature théâtrale, règles puisées dans la religion plus que dans l’art, révèlent, dans ces temps reculés, de profondes notions sur la manière d’émouvoir, d’intéresser, de tendre et de détendre l’esprit des hommes rassemblés, et de les faire sortir de ces représentations dans un état d’édification morale où le plaisir même profite à la sainteté.

Nous trouvons ces règles du drame indien profondément analysées dans une étude de M. le baron d’Eckstein, qui a mêlé un des premiers la philosophie à la traduction.

Tout drame, dans la théorie indienne, doit être un ; car, sans unité, point de concentration de l’esprit sur une action diverse, par conséquent point d’intérêt. C’est la règle inventée par la nature, et non par Aristote ; elle a passé des Indes à la Grèce, de la Grèce à Rome, de Rome à nous.

Cette règle de l’unité d’action dans le drame admet néanmoins dans la pièce une diversion légère qu’on appelle l’épisode, pourvu que l’épisode se rattache plus ou moins directement à l’action principale, et que l’épisode serve seulement à suspendre un peu le sujet, mais aussi à le développer. Le nom de cet épisode veut dire en sanscrit le drapeau flottant, c’est-à-dire une chose qui flotte librement au-dessus de l’action représentée sur la scène, mais qui cependant tient à la scène, et sert à attirer les regards et à embellir le sujet.

La troisième règle des pièces indiennes est le développement gradué et croissant de l’action, redoublant avec ce développement l’intérêt ou l’anxiété du spectateur. C’est le nœud.

La quatrième règle concerne le dénouement ; il doit être toujours heureux, c’est-à-dire conforme à la justice et à la bonté divine, qui prévalent, à la fin de toutes choses, sur le mal et sur le crime. C’est Dieu justifié devant le sentiment des spectateurs.

Non seulement un dénouement tragique troublerait la conscience du peuple, mais il blesserait la religion, qui révèle comme un dogme absolu l’absorption ou la réunion définitive de tout être à la source de son être dans le sein de la Divinité. Le drame indien finit comme finirait logiquement le drame chrétien, si le drame moderne, plagiat des littératures antiques, n’était pas plus véritablement païen qu’il n’est chrétien.

VII

Quant au style dans lequel ces drames sont écrits, il égale et surpasse même en images, en pureté, en harmonie, tout ce que nous admirons dans les anciens et dans les modernes ; et si le mécanisme, la propriété de termes, la transparence de métaphores, l’harmonie de sons, la richesse de nuances, la pureté élégante de diction, sont les preuves sensibles de la perfection de mœurs, de civilisation et de philosophie chez un peuple, le style des poèmes et des drames de l’Inde atteste évidemment une littérature primitive idéale, ou une littérature parvenue à une perfection idéale aussi par la collaboration de siècles sans nombre ; car les langues se forment presque aussi lentement que le granit.

VIII

Cette littérature a eu ses époques d’enfance robuste et inculte comme les nôtres ; puis de perfection, où la simplicité s’unit au goût, à la richesse et à la force ; puis de décadence, où l’ornement et la manière efféminent le sentiment ou l’idée.

Dans les drames indiens, dit le philosophe que nous citons, le dialogue est en prose lorsqu’il exprime des pensées tempérées ; mais cette prose est si harmonieuse, si riche, si élégante, qu’elle pourrait servir de modèle à une belle expression poétique. Une réflexion puissante vient-elle à jaillir de la profondeur de la contemplation ou de la force de la situation ; le poète a-t-il à réduire en sentences énergiques une morale élevée ; se livre-t-il à une imagination aussi exubérante que le ciel, le sol et le climat de l’Inde ; s’élance-t-il jusqu’à la plus grande hauteur de l’expression poétique pour rendre la délicatesse de la passion, le charme de la sensibilité, le pathétique de la pensée, la fureur de la colère, l’extase de l’amour ; en un mot, tout ce que l’âme humaine a d’émotions terribles et profondes : alors la prose de l’écrivain devient de plus en plus cadencée, et, par des modulations qui suivent les ondulations et les transports de la passion, elle s’élève peu à peu jusqu’à une diversité infinie de rythmes, tantôt simples, tantôt compliqués, brefs ou majestueux, lents ou rapides, harmonieux ou véhéments ; et cette diversité même rend souvent le théâtre indien tout aussi difficile à étudier que celui d’Eschyle et de Sophocle, également riche, également fécond en jouissances et en difficultés que les langues modernes ne connaissent pas. Suivant Wilson et Jones, qui tous deux doivent passer pour de bons juges, rien de plus mélodieux que la poésie de Calidasa. Celle de Bavahbouti, au contraire, grandiose et passionnée, fait éclater un chaos sublime d’accords majestueux, semblable au géant des tempêtes, qui, d’un pied d’airain frappant les portes infernales, touche de son front le dôme des cieux, et couvre de ses ailes obscures l’Océan, qui mugit et bondit sous sa puissance.

Les métaphysiciens de l’Inde, qui se sont occupés de l’art dramatique, comptent huit espèces d’émotions constituant le pathétique, ou la passion dont cette poésie doit agiter les âmes. C’est d’abord l’amour, qui ne sert pas toujours de texte au drame indien, mais qui souvent en est le sujet ; l’amour chaste et tendre, pur et innocent, semblable à celui qui brûle dans les pièces de Sophocle. C’est l’amour conjugal d’une Desdémona ou d’une Juliette dans Shakespeare, c’est un mélange du platonisme tout idéal de Pétrarque et de l’amour sensuel mais naïf, pastoral et pudique de Milton dans son Éden.

Cette poésie tend aussi à inspirer l’héroïsme, mais un héroïsme qui n’a rien de la fougue, de la brutalité et de la férocité des héros sauvages de la Grèce, de Rome, de la Germanie ; c’est l’héroïsme calme, généreux, supérieur à sa propre colère, protégeant le faible, sorte de chevalerie religieuse et philosophique découverte en germe dans les épopées ou dans les drames de l’Inde primitive. Cette poésie ne reconnaît de véritable grandeur que dans la domination du héros sur ses propres passions. Les demi-dieux héroïques de cette littérature, Rama, Chrisna, les Pandavas, sont des sages autant que des héros.

IX

Par une métaphore qui doit être bien naturelle à l’homme, puisqu’elle se retrouve dans les langues modernes comme dans cette langue primitive, les littérateurs indiens donnent aux différentes impressions morales produites par les genres divers de leur poésie, le nom de goût ou saveur ; ils y ajoutent l’assimilation des différents genres de littérature aux différentes teintes de couleurs qui affectent diversement les yeux. Ainsi le sombre azur, qu’on suppose la couleur du dieu père et conservateur des êtres, Wichnou, est aussi la couleur de l’amour. Le blanc est le symbole de la gaieté, parce que le sourire des bouches des femmes laisse éclater cette couleur entre leurs lèvres sur les dents semblables aux perles. Cette couleur appartient au demi-dieu Rama, divinité qui préside au bonheur, depuis que, dans les fables de la mythologie indienne, Rama a retrouvé son épouse adorée, la belle Sita, dont nous verrons bientôt la touchante histoire. La colère a pour emblème le rouge pourpre, image du sang répandu. Cette couleur appartient à Siva, dieu de la guerre et de la destruction des êtres. L’héroïsme magnanime a pour couleur le rouge clair ou le rose, symbole de la divinité du cœur, représentée par Indra, le roi des dieux secondaires. Le gris, couleur de la cendre, de la terre nue, de la mer terne sous les nuages, est le symbole de la tristesse ; le noir, de la terreur et des enfers. Le jaune, couleur où se fondent dans un éclat de lumière adoucie par une splendeur dorée les autres nuances, est le symbole du surnaturel ; il est réservé à Brama, le dieu créateur.

Ainsi, par une analogie aussi morale que physique entre les impressions de l’œil et les impressions de l’esprit, analogie tout à fait conforme à l’harmonie que la nature a établie entre nos différents sens, et entre ces différents sens et notre âme, il y a dans cette littérature une gamme de style, comme une gamme de couleurs, et comme une gamme de sons ; en sorte que les genres de style adoptés par tel ou tel écrivain peuvent se caractériser d’un mot, en style bleu, style rouge, style rose, style jaune, style gris, comme nous caractérisons nous-mêmes, par une analogie d’une autre espèce, nos genres de style, en style élevé, style bas, style brûlant, style tempéré, tant l’esprit humain a besoin d’images pour se faire comprendre.

Cette assimilation des styles aux couleurs qui impressionnent les yeux, ou aux saveurs qui impressionnent le palais, dénote dans l’Inde primitive une réflexion déjà très-exercée des choses littéraires. Un peuple enfant n’invente pas de telles analogies. L’Inde admet également, dans la classification de ses genres de style, l’analogie empruntée aux saveurs qui flattent ou blessent le palais : ainsi, dans les écrivains indiens de cette époque, le sucre est le symbole de la douceur ; l’amertume du sel est celui de la colère.

X

Il y a dans le théâtre indien, ajoutent les commentateurs, une singularité que n’offre aucun théâtre moderne, et qui atteste assez le prodigieux développement de l’éducation publique chez ces peuples, c’est que les personnages parlent plusieurs idiomes dans le même drame. Ils s’y servent même de deux langues mortes, le sanscrit, dialecte sacré réservé aux acteurs qui représentent les héros ou les dieux, et une autre langue antique aussi, mais non sacrée, réservée aux femmes qui représentent les héroïnes du drame.

Le nombre immense des spectateurs comprenant, comme à Athènes ou à Rome, le peuple entier d’une ville, excluait les théâtres murés pour ces représentations. Le lieu de la scène était ordinairement, ou un site choisi en rase campagne, ou une cour du palais des princes. Un livre dans lequel on donne aux poètes indiens les règles de l’action et de la décoration de leur scène, décrit ainsi l’appareil de ces représentations. On verra par cette description combien il y avait peu de barbarie dans cette antiquité du haut Orient.

« Le portique de la salle dans laquelle les danses auront lieu sera élégant et spacieux, couvert d’une draperie soutenue par de riches pilastres, auxquels des guirlandes seront suspendues. Le maître du palais s’assoira au centre sur un trône. À sa gauche se placeront les personnes de sa famille habitant son intérieur, et à sa droite les personnes distinguées par leur naissance. Derrière ce double rang de droite et de gauche, s’assoiront les principaux officiers de l’État ou du palais : les poètes, les astrologues, les médecins, les savants, prendront place au centre derrière le trône. Des femmes tenant des éventails, secouant des plumes de paon, et toutes remarquables par leur beauté et la grâce de leurs formes, environnent le maître. Des gens portant des baguettes pour maintenir l’ordre prendront des postes différents, et des hommes armés garderont les avenues. Lorsque tout le monde sera assis, les acteurs entreront, chanteront certains airs : la principale danseuse soulèvera le rideau et se montrera ; puis, après avoir semé des fleurs dans l’assemblée, elle déploiera son talent et les grâces de son art. »

XI

Ces représentations étaient rares, car les deux plus grands poètes dramatiques de l’Inde, Kalidasa et Bavahbouti, n’ont composé chacun que trois drames.

« Si Kalidasa est l’Euripide de l’Inde, il est un Euripide sobre, chaste, naïf, exempt des défauts d’affectation dont l’Euripide grec abonde. Bavahbouti, au contraire, est le plus énergique et le plus majestueux des poètes dramatiques de sa race ; on peut le nommer l’Eschyle du même théâtre. Kalidasa, se rapprochant de la noble et douce pureté de Sophocle, n’a rien de cette dégénérescence, de cette vulgarité d’intrigues qu’Euripide semble emprunter d’avance au roman moderne plutôt qu’à l’antique épopée. Quant à Bavahbouti, majestueux, grand, élevé comme ces forêts du Gondwana, dont l’ombre terrible se balança sur son berceau, vous le diriez sorti des mains de la nature, comme le Moïse de Michel-Ange s’élança de la pensée du sculpteur. En vain la conscience agitée se replie sur elle-même ; Bavahbouti va y chercher le crime et le remords, qu’il traîne au grand jour. Tel un guerrier redoutable arracherait aux profondeurs du sanctuaire le criminel qui voudrait y chercher un asile. Dans la poésie de Bavahbouti, mugissent et se calment tour à tour les orages de toutes les passions, que sa main puissante sait éveiller et assoupir. Il vivait, comme on le voit dans l’histoire du Kachmir, dont Wilson a publié des extraits, vers l’année 720, à la cour du souverain d’Agra. Jamais accents plus passionnés n’émanèrent de l’âme humaine ; aussi le nomma-t-on Srikantha, l’homme dont la bouche est le temple de l’éloquence. Le père de Bavahbouti était un brahmane appartenant à cette illustre race, dont l’origine se perdait dans les temps héroïques. Sa famille habitait la province de l’Inde que nous appelons aujourd’hui le Décan, à l’occident des hautes montagnes et des vastes forêts qui versèrent leur ombre et leurs terreurs sacrées sur l’âme du jeune poète. »

XII

Un autre drame de l’Eschyle indien, Bavahbouti est une tragédie historique et mythologique sur le héros demi-dieu Rama. Nous allons l’analyser rapidement, en citant seulement les fragments caractéristiques du style de ce grand poète. Un orteil des bas-reliefs du Parthénon donne une plus juste idée du génie de Phidias que le plus long commentaire sur le statuaire.

La scène s’ouvre par un dialogue conjugal, comparable au Cantique des cantiques de Salomon, entre le demi-dieu Rama et sa jeune épouse Sita.

Un sage intervient ; il promène Rama et la charmante Sita dans une galerie de tableaux qui représentent leur heureuse enfance, et les chastes amours qui ont précédé leur union. Sita et Rama s’extasient ensemble sur les scènes reproduites par le pinceau :

« Jours heureux pour moi », s’écrie Rama à l’aspect de ces peintures, « quand un père vénéré vivait encore, quand la tendresse d’une mère veillait attentivement sur mon existence, quand tout était plaisir pour mon jeune âge… Voyez… Voilà que ma jeune épouse, la belle Sita, attire l’admiration de ma mère… Le sourire est sur ses lèvres, sa bouche entrouverte laisse éclater des dents aussi blanches que les calices allongés du jasmin ; de longues nattes de cheveux souples, et doux au toucher comme la soie, répandent un crépuscule sur ses joues ; tous ses membres, élégants de formes, gracieux de mouvements, ont la blancheur et la flexibilité des rayons de la lune glissant dans le vague des airs !

— « Voyez cet autre tableau », lui dit Sita ; « il représente l’instant où vous vous revêtez de l’habit de pénitence parmi les saints cénobites. »

— « Oui », réplique le héros, « cet état de vie austère que les anciens rois de notre race adoptaient pour se sanctifier quand ils avaient abdiqué l’empire en faveur de leurs enfants, nous l’avons adopté à la fleur de notre âge, nous avons été heureux de languir dans ces ermitages au fond des forêts, pour nous former à la sagesse sous des maîtres inspirés des dieux.

« Nous arrivons ensemble », continue-t-il en s’adressant à sa chère Sita, « à ce site au milieu des montagnes du midi de l’Inde, sur le bord des ruisseaux tombant des rochers où habitent les saints anachorètes ; ils préparent pour leurs hôtes le plat de riz sauvage. Te souvient-il, ô mon amour, de notre humble et fortunée cabane sur le bord du torrent qui brille là aux rayons du soleil à travers les branches ? Là nous ne sentions plus, tant nous étions heureux, que le temps nous échappait… »

Des tableaux tragiques représentant les dangers dont Rama a sauvé son amante Sita s’offrent ici à leurs yeux, réveillent leurs souvenirs, font couler leurs larmes rendues délicieuses par le contraste avec le bonheur présent.

Rama et son épouse se retirent dans un pavillon au milieu du jardin ; là, une scène de chaste amour conjugal : les expressions brûlent comme le feu consacré qui dévore l’encens sans laisser de cendre. La Sulamite de la Bible n’a pas d’enlacements d’ailes ou de roucoulements de colombe plus saintement langoureux. Le poète indien surpasse Tibulle dans ses plus beaux vers, mais c’est un Tibulle sacré. Le scrupule des langues modernes jette un voile sur ces épanchements des deux époux.

Pendant que Sita dort, et qu’elle balbutie en rêvant avec terreur sur le bras du roi le nom de son cher Rama, celui-ci la regarde dormir :

« Elle rêve que je l’ai quittée », dit-il, « ou bien la vue de ces peintures qui retracent nos malheurs a troublé ses esprits… Ah ! qu’il est heureux celui qui, dans la peine comme dans le bonheur, peut compter sur une tendresse éprouvée, dont le cœur repose avec confiance sur le cœur d’un autre dans toutes les fortunes, et qui, au déclin même de son âge, comme à la fleur de sa vie, jouit des douceurs d’une consolante union ! »

XIII

Rama est arraché à cette courte félicité par la voix d’un courtisan qui vient lui annoncer que le peuple, irrité de son amour pour Sita, s’insurge contre lui, et demande à grands cris l’éloignement de l’épouse accusée de crimes imaginaires. Après un long combat, Rama cède au cri populaire ; il confie Sita à un sage vieillard pour la conduire en exil. Leurs adieux sont déchirants.

« Devoir cruel ! Je suis donc un barbare ! » s’écrie-t-il. « L’épouse qui m’a donné chaque jour des preuves de tendresse et de fidélité jusqu’à la mort, je la sacrifie, comme le maître qui livre à la mort l’oiseau domestique ! Chère Sita ! Ne me retiens pas ainsi ! Laisse-moi… Ne serre pas dans tes bras un homme dégradé par sa cruauté. Tu crois embrasser l’arbre odorant du sandal, et tu embrasses l’arbre sinistre du poison qui donne la mort ?

(Il s’arrache des bras de Sita.)

« Qu’est-ce que la vie maintenant ? Un poids inutile….. — Le monde ? Un désert affreux, aride, abandonné… Où puis-je trouver quelque consolation ? Le sentiment ne m’a été donné que pour la douleur ; vainement je résiste, elle s’attache à moi avec acharnement. Mânes de mes ancêtres, prophètes et sages, vous tous que j’ai aimés et honorés, vous tous qui avez eu pour Rama des égards et de l’amitié, flamme céleste, terre protectrice et mère des hommes, vers qui, parmi vous, puis-je élever la voix ? Quel nom puis-je invoquer, sans en blesser la sainteté ? Ne frémiriez-vous pas à ma voix, comme on frémit à l’attouchement d’un homme banni de sa caste ? Ne repousseriez-vous pas la prière de celui qui chasse son épouse, l’honneur de sa maison ; qui condamne au désespoir celle dont le sein porte le fruit de sa tendresse, qui la sacrifie comme la victime offerte pour les apaiser aux mauvais génies. (Il s’incline aux pieds de Sita.) Fille adorable du roi de Vidéha, pour la dernière, oui, pour la dernière fois, que tes pieds charmants servent d’oreiller à la tête de Rama ! »

L’acte deuxième transporte le spectateur, après un long intervalle de temps, au sein d’une forêt habitée par des anachorètes et par des nymphes consacrées au culte des dieux. L’une d’elles apporte son tribut de fleurs au saint supérieur du monastère.

« Simplicité de cœur, sobriété de paroles, modestie de maintien, innocence même de pensées, pureté d’imagination, affections pieuses, voilà la vertu », dit l’anachorète en recevant le tribut de la nymphe.

Elle demande au vieillard quelle est la cause de l’agitation qu’elle voit dans la contrée habitée par les sages.

Le vieillard.

Nymphe ! Je vais vous dire quels événements troublent nos pieuses méditations… Deux petits enfants, apportés par quelque divinité dans ces forêts, sont arrivés dans nos ermitages et ont détourné nos religieux de leurs graves études. Les animaux eux-mêmes, par leur attitude à l’aspect de ces enfants mystérieux, exprimaient leur étonnement et leur attrait.

La nymphe.

Et leur nom ?

Le vieillard.

Ils se nomment l’un Cousa, l’autre Lava : ce sont les noms que leur avait donnés leur céleste nourrice ; et, pour preuve qu’ils sont d’une origine plus qu’humaine, ils avaient à côté d’eux des armes divines. Le maître des sages les adopta, les éleva, leur fit enseigner l’usage des armes, puis, lorsqu’ils comptèrent un plus grand nombre d’étés, il les revêtit du cordon de la secte des saints, et mit dans leurs mains les Védas sacrés…

Une autre raison encore a dérangé nos pieuses études. Le sage Valmiki, un jour qu’il se promenait sur les bords du paisible et brillant Tamasâ, vit un oiseleur abattre d’un coup mortel un oiseau qui, à côté de sa douce compagne, faisait retentir la rive de ses accents amoureux. Affligé à ce triste spectacle, le sage exhala par des mots son indignation, et, inspiré par la déesse de l’éloquence, il exprima sa pensée dans un distique improvisé : « N’espère point, barbare, prolonger tes jours, toi dont la main a pu frapper un coup si cruel, et détruire un innocent oiseau qui a trouvé la mort quand il ne songeait qu’à l’amour. »

— Mais, reprend la nymphe, qu’est-il survenu à l’infortunée Sita depuis qu’elle a été conduite dans la forêt ?

Le vieillard.

On l’ignore.

La nymphe.

Et que fait Rama ? Je tremble qu’il n’épouse une nouvelle reine ?

Le vieillard.

Vous le jugez mal : une statue d’or de sa chère Sita est sans cesse sous ses yeux.

La nymphe.

Bien ! Il garde sa foi ! Oh ! Qu’il est difficile de connaître le cœur de l’homme ! Que de contradictions se rencontrent dans celui-là même qui passe pour le plus pur ! Comment la même main peut-elle allier à la rudesse de manier le fer homicide, la délicatesse de palper le velouté d’une fleur ?…

Le vieillard.

Mais éloignons-nous ? Je vais vous servir de guide… Le soleil, en ce moment, échauffe le ciel de ses rayons les plus ardents, et force à venir se réfugier sous l’ombrage les chantres silencieux de la clairière. Seule, au milieu des rameaux les plus élevés, la colombe répète ses doux murmures. Les branches entrelacées répandent une ombre fraîche, sous laquelle se repose l’éléphant appuyé contre un arbre antique ; ou bien il étend sa trompe au sein du riant berceau, et fait tomber, en la retirant, une pluie de feuilles et de boutons fleuris, que l’on prendrait pour une offrande présentée au torrent sacré dont les ondes, pures comme le cristal, coulent paisiblement sous ce dôme de verdure.

XIV

Rama paraît sur son char de guerre, le sabre nu à la main. Il vient d’accomplir un de ses généreux exploits en sauvant la vie au fils d’un brahmane. Les religieux célèbrent sa gloire. Il reconnaît confusément les sites sauvages où il a passé sa jeunesse avec Sita.

« Quoi ! je contemple encore ces vastes et vénérables ombrages où ces arbres antiques versent une religieuse obscurité, où les torrents qui se précipitent des monts voisins font retentir et trembler la terre… — Le tigre féroce guette sa proie sur la montagne ou se cache dans les cavernes ténébreuses ; à travers l’épais gazon se roule l’énorme serpent ; sur le dos du monstre, paré de mille nuances, le grillon s’attache en chantant, et étanche sa soif avec les gouttes de rosée qui mouillent ses écailles. Un silence profond règne dans la forêt, excepté dans les endroits où les sources, en murmurant, jaillissent du rocher, où l’écho de la montagne répond au mugissement du tigre, où les branches deviennent, en éclatant, la proie des flammes qui pétillent, et qu’au loin s’étend l’incendie qui allume le souffle du feu… Oui, je reconnais cette scène, et tout le passé se présente à mon souvenir… Ces terribles ombres n’effrayaient pas Sita, heureuse de braver les horreurs de la forêt obscure avec Rama à son côté. Telle était l’intrépidité de son amour qu’avec joie elle traversait le désert ! Quelle richesse peut désirer un homme qui, dans la charmante compagne de sa vie, possède un être qui partage ainsi ses peines, et qui, par d’ineffables affections, compense toutes ses douleurs !…

« Scènes de repos », continue-t-il, « décorées des grâces de la création ! Retraites tranquilles des timides oiseaux, des biches craintives ; torrents engouffrés sous des ponts verdoyants et fleuris des arbrisseaux qui les voilent, oui, je vous reconnais ! De ce côté la bande de l’horizon doucement ondulé, et pareille à une ligne légère de nuages abaissés, m’indique le sommet du mont Pravana, demeure du roi des tribus ailées ; de ses flancs escarpés un fleuve se précipite avec impétuosité… Au pied de la montagne, sur le versant de ce bois magnifique, s’élevaient de grands arbres noirs, dont les branches, penchées sur le lit du fleuve, servaient de retraite aux oiseaux. Que leurs chants étaient doux ! Là aussi était notre cabane de feuillage… Voici la demeure de la belle Vasanti, tendre amie de Sita, nymphe officieuse de ces bois antiques. Hélas ! Que ma fortune est changée ! Triste solitaire, je languis dans le veuvage ; le chagrin répand dans mes veines un poison mortel. Le désespoir, comme une flèche cruelle enfoncée dans mon cœur, demeure attaché dans la blessure qu’il a faite et qu’il déchire sans relâche… Ne puis-je tromper le temps et perdre le souvenir de mes douleurs en fixant mes yeux sur ces lieux qui me sont chers ? Eux aussi, ils ont changé. Là, où la rivière s’écoulait, s’étend une rive verdoyante ; ici, où les arbres s’enlaçaient pour repousser la clarté du jour, une plaine ouverte se développe aux rayons du soleil… À peine puis-je croire que ce lien est le même ; cependant toujours ces puissantes barrières s’élèvent dans les airs en bornant le pays, toujours les mêmes montagnes vont mêler avec le ciel leurs superbes sommets ! »

On voit, à ces pittoresques descriptions de la nature opulente et majestueuse de l’Inde, des arbres, des ondes, des animaux, que le sentiment du paysage dans la poésie, et de la mélancolie dans l’âme, ne sont point, comme on le dit, des inventions récentes de notre poésie, mais que la plus haute antiquité sentait et exprimait avec la même force l’œuvre de Dieu et le cœur de l’homme.

XV

Le compagnon de Rama lui indique sa route en termes aussi poétiques.

« Notre route est de ce côté… Voici le superbe Crontchavat : sur les coteaux obscurs de ses flancs couverts de bois, croasse le corbeau et gémit le hibou ; dans ses cavernes sonores siffle le vent aigu. Des paons innombrables, avec des cris discords, dans les débris des arbres que le temps abat et détruit, poursuivent les serpents effrayés. Au loin, vers le midi, se prolonge la magnifique chaîne de montagnes dont les pics élevés sont couverts d’un diadème de nuages ; de leurs flancs vers le milieu s’élancent les sources du fleuve, avec un bruit terrible que grossissent les cavernes ; à leur pied, la rivière sacrée réunit en un seul et large courant ces ruisseaux impétueux, qui, en mugissant, se rencontrent pour se confondre. » (Ils disparaissent tous les deux sous les arbres.)

Une des femmes qui habitent ces solitudes retrace ainsi à une autre femme ermite la situation d’esprit de l’infortuné Rama :

« Rama, depuis longtemps, porte dans son cœur le deuil de son épouse, quoiqu’un calme extérieur déguise son chagrin. La langueur de son corps annonce la douleur qui déchire son sein. Malheur à celui qui aime à nourrir une affliction secrète ! Son âme succombe promptement. »

XVI

Sita elle-même, envoyée par une divinité bienfaisante pour offrir un sacrifice dans la forêt, paraît en ce moment sur la scène. Elle ignore que ses deux jumeaux Cousa et Lava, qu’elle a enfantés sur les rives du Gange, et qui lui ont été enlevés aussitôt après l’enfantement, vivent dans ces solitudes, déjà âgés de douze ans. L’éléphant favori sur lequel elle était tout à l’heure montée va périr sous l’assaut d’un autre éléphant monstrueux qui l’attaque sur les bords du fleuve. Aux cris des femmes, Rama s’élance et sauve l’éléphant de la reine, mais sans reconnaître encore Sita : les dieux la rendent invisible. Rama lui parle comme dans un songe indécis :

« Sita ! » lui dit-il, « mon bras vient d’exaucer ton vœu ; ton éléphant favori, celui qui, dans les premiers ébats de son enfance, allongeait sa trompe adroite et délicate pour saisir autour de tes oreilles les fibres du lotus qui leur servaient de pendants parfumés, maintenant il défie le puissant monarque de la forêt ! Vois par quelles agaceries il cherche à gagner l’amour de sa compagne, comme il aspire avec sa trompe l’onde embaumée par la pluie de fleurs des lotus du rivage ! Comme il en rafraîchit d’une suave ondée le corps de sa compagne ! Comme il arrache les larges feuilles de la plante humide, et l’élève au-dessus de sa tête pour la garantir des ardeurs du soleil ! » (Ils s’éloignent.) Sita, restée seule, gémit sur l’absence de ses enfants.

« Ce petit éléphant », dit-elle, « me rappelle le souvenir de mes fils !… Comment ai-je mérité un si cruel destin ? Quelle faute ai-je commise pour qu’ils ne connaissent jamais les embrassements d’un père ? Ces aimables enfants au visage attrayant et doux, ombragé de longs cheveux bouclés, la bouche ouverte aux tendres sourires, quand entre leurs lèvres fraîches et vermeilles brillent deux rangées de perles pareilles aux boutons de jasmin qui vont éclore ! »

Rama, pour qui elle est invisible, poursuit ses souvenirs et ses plaintes dans la forêt. « Laissez-le pleurer, disent ses serviteurs ; ceux qui souffrent doivent parler de leurs souffrances. Le cœur trop plein qui s’épanche en paroles reçoit du soulagement. Le lac qui se gonfle ne dévaste pas ses rives, quand ses ondes, en se soulevant, trouvent un écoulement pour les recevoir ! »

L’épouse invisible assiste ainsi aux regrets et au délire de l’époux dont elle est séparée ; la scène se prolonge toujours de plus en plus pathétique. Rama, dans son délire, ordonne à son écuyer de pousser son char vers le temple où il doit sacrifier aux dieux. Il emporte avec lui la statue adorée qui lui représente sa chère Sita.

XVII

Au quatrième acte, le poète introduit sur la scène le vieillard roi, père de Sita. Ses lamentations sur le sort de sa fille ont autant de douleur et plus de piété que celles de Priam ou d’Hécube dans les tragédies grecques :

« Le chagrin, comme une scie aux dents aiguës, déchire sans cesse mon cœur. Toutes les fois que je pense à ma fille, mes douleurs se renouvellent : c’est comme un fleuve toujours plein, dont la source ne tarit point. Qu’il est malheureux que ni l’âge, ni l’infortune, ni les austérités de la pénitence n’aient pu délivrer mon âme de ce corps qui l’accable ! Je n’ose pas non plus éteindre en moi cette étincelle de vie ; car l’enfer le plus profond, où ne brille jamais le soleil, attend le misérable qui porte sur lui une main homicide. Mes années s’écoulent, et, en dépit du temps, rappelées à toute heure par le souvenir, mes douleurs me survivent à moi-même… Hélas ! Ma chère Sita, faut-il que toutes tes vertus n’aient pas détourné ce destin rigoureux ! Toujours à ma mémoire se représentent tes charmes enfantins, ton visage frais comme le lotus, orné tour à tour de sourires ou de larmes, tes premiers efforts pour exprimer ta pensée par des paroles. Fille du sacrifice, quel est aujourd’hui ton triste partage ! Ô Terre, déesse toute-puissante, et toi, brillant Soleil, dieu de ma race, sages et saints, qui deviez la protéger, cruels, pourquoi avez-vous abandonné Sita à son destin ?… »

Les enfants paraissent devant l’aïeul et l’aïeule : « À mesure que ces beaux enfants s’avancent vers nous », se disent-ils, « ils entraînent vers eux notre âme endurcie par les années, comme la baguette d’aimant attire une masse de fer. »

L’aïeul embrasse l’enfant :

« Comme il me rappelle Rama ! » se dit-elle : « il lui ressemble en tout, et par sa taille, et par son teint foncé, semblable à la feuille noire qui flotte sur le torrent, et par sa voix forte, pénétrante comme le cri du canard sauvage, au moment où il rassemble avec joie les tiges du lotus. Sa peau surtout est ferme au toucher comme celle de Rama, dure comme la coupe qui contient les graines du lotus… Mais son air… Ne me trompé-je pas ? (À Djanaka.) Voyez-le vous-même : ce regard vif, animé, parlant, n’est-il pas celui de Sita ? »

L’interrogation des vieux parents et les réponses naïves des enfants sont dignes d’Éliacin dans notre Athalie.

Des soldats accourent pour disputer aux enfants un cheval échappé, destiné au sacrifice. L’un des fils de Rama protège l’animal, et fait face aux soldats ; il tend son arc sous une grêle de flèches, et s’écrie en tirant les siennes, seul contre tous ! « Ah ! Voilà enfin la gloire ! Mon arc retentissant frémit et résonne comme le nuage grondant que la foudre froisse et déchire, il s’étend, il s’élargit sous l’effort de mes deux bras, comme la bouche énorme d’Yama s’ouvrant pour dévorer les nations ! »

Le combat s’engage, la description rappelle celle des combats les plus gigantesques d’Homère.

Un témoin s’écrie, en le regardant :

« Il me rappelle Rama, tel qu’il était dans sa jeunesse, lorsqu’il lançait ses flèches contre les esprits impurs.

« Je suis honteux, quand je considère sa valeur. Il reste immobile, quoiqu’autour de lui gronde la tempête du combat… Dans l’air obscurci par les nuages d’une poussière épaisse, le glaive flamboyant brille comme l’éclair. Les chars se précipitent avec un bruit horrible que grossit encore le tintement des sonnettes qui les décorent ; les éléphants monstrueux s’avancent, semblables aux nuages qui portent la foudre, enveloppés de l’obscurité orageuse de la bataille. Le héros les défie, et son cri de guerre est entendu par-dessus le roulement des tambours, plus fort, plus répété que la clameur de l’éléphant sauvage, retentissant dans les bois de la montagne. On se presse sur lui ; la fureur, la crainte agitent toutes les têtes qui se rapprochent. Il tire son arc… Tremblants, comme si la bouche d’Yama s’ouvrait pour dévorer le monde, nos gens frémissent, ils chancellent, ils fuient ; hâtons-nous… en avant ! Volons à son secours ! — Ce jeune homme doit posséder des armes célestes, dit un autre :

« Cela est vrai, répond un troisième ; car voyez, par un changement terrible qui est effrayant pour l’œil, l’obscurité succède à l’éclair éblouissant. Comme une armée en peinture, nos gens s’arrêtent immobiles, à mesure que le charme irrésistible subjugue leurs sens : dans le ciel, en ce moment, flottent de noires vapeurs amoncelées et massives, comme les pics du Vindhya. Les ténèbres, sortant des cavernes de l’enfer, s’étendent de tous côtés. Pareilles à l’airain en fusion, des flammes rouges, par intervalles, percent l’obscurité, et le vent mugit au loin, comme si c’était le vent de la fin du monde. »

Un héros s’élance pour combattre corps à corps l’enfant, fils de Rama.

« Leur fureur va éclater ; tous leurs membres palpitent, agités par la colère ; leurs yeux remplis de sang brillent comme le lotus rouge ; leurs joues pâles, leurs fronts plissés, ressemblent à la lune teinte de taches jaunâtres, ou bien au lotus, lorsque sur sa fleur flétrie l’abeille noire étend ses ailes frémissantes ! » Pindare n’a pas plus de flamme, Homère ou Dante plus d’images.

XVIII

Rama lui-même paraît sur son char céleste pour séparer les combattants. Le guerrier, dit le poète par la voix du chœur, apparaît au milieu d’une lueur livide ; son char est d’un blanc cendré par la poussière des nuées, tout est flamme autour de lui ; le feu pétille, flamboie, dévore, il roule sous ses rames comme les vagues. Rama descend du char, il félicite l’enfant qu’il ne connaît pas encore. « C’est bien », dit-il ; « il s’est conduit en véritable guerrier qui ne souffre pas impunément l’outrage et l’insolence. Il sait que, quand le soleil lance ses rayons de feu, la pierre solaire les renvoie encore plus brûlants. »

Son second fils, Cousa, paraît à son tour, revenant des lieux consacrés. Rama se trouble à son aspect : « Il est étonnant », dit-il, « qu’en touchant ces deux jeunes guerriers inconnus, un doux frémissement se répande sur tout mon corps ; une sueur, tiède rosée que fait naître l’excès de tendresse, s’épanche de tous mes pores. Dans leurs yeux, dans leurs gestes, ces jeunes gens déploient quelque chose de royal. Sur leurs corps la nature a mis des signes de grandeur, pareils à ces rayons de lumière qui sont dans la pierre précieuse, ou bien à ces gouttes de nectar qui se trouvent dans le calice de l’aimable lotus. Ces signes indiquent une destinée glorieuse, telle qu’elle est réservée aux seuls enfants de Raghou. La couleur de leur teint foncé ressemble à la nuance du col azuré de la colombe ; leurs épaules ont la largeur de celles du monarque des forêts. Leur regard intrépide est celui du lion courroucé, et leur voix est forte comme le son cadencé du tambour qui appelle au saint sacrifice. Je vois en eux ma propre image, et non pas seulement ma ressemblance ; mais, en beaucoup de traits, ils ont de l’air de ma chère Sita. Ce visage de la fille de Djanaka, beau comme le lotus, est toujours devant mes yeux : telles étaient ses dents, aussi blanches que des perles ; telle était sa lèvre délicate, son oreille arrondie, son œil expressif, quoique leur regard ait quelque chose de la fierté de l’homme… Leur demeure est dans ces bois ; ce sont ceux où Sita fut abandonnée, et ces enfants lui ressemblent. Et ces armes célestes, qui d’elles-mêmes se sont présentées à eux, et qui, d’après l’oracle des sages, ne doivent jamais, sans motif, abandonner notre famille… L’état de mon épouse, dont le sein renfermait le doux espoir de ma race… Ces pensées diverses occupent mon âme et remplissent mon cœur d’espérance et de crainte. Comment puis-je apprendre la vérité ? Comment demander à ces jeunes gens l’histoire de leur naissance ?… »

XIX

Ici la scène change tout à coup de décoration et d’aspect ; le poète, pour amener le dénouement, la reconnaissance des fils et du père, le second couronnement de Sita, remonte de douze ans le cours du temps et des événements. On entend de loin, derrière un rideau de forêts et sur les rives du fleuve, les cris de détresse et les gémissements de la jeune épouse abandonnée, qui vient de mettre au monde les deux jumeaux recueillis par les brahmanes et adoptés par les nymphes sacrées.

Rama, ému de pitié et d’amour, se croit en proie à un rêve : « Roi ! » lui dit le sage anachorète, « ne comprenez-vous pas qu’on vous apprend ici d’une manière détournée, en action et non en récit, la naissance de ces deux enfants vos fils ?

« Faites taire les instruments de musique et les voix », dit-il aux acteurs, « et que tous les spectateurs contemplent les merveilles qui vont éclater par la puissance du dieu ! » Sita paraît soulevée et portée par les eaux du Gange, tout entourée de ses divinités protectrices ! « Recevez », disent ces divinités à Rama, « une épouse chaste et fidèle ! »

Le père, la mère, l’époux, l’épouse, les fils, se reconnaissent, s’embrassent et s’abîment dans leur félicité et dans leur reconnaissance.

Le directeur du spectacle s’avance sur la scène sous le costume du saint anachorète à qui le héros doit le bonheur d’avoir retrouvé ses fils et son épouse :

« Rama », dit-il au héros, « pouvons-nous encore quelque chose pour votre bonheur ? »

Rama se lève.

« Pieux solitaire », répond-il, « je n’ai plus qu’une prière à vous adresser : Puissent les chants inspirés qui célèbrent cette histoire charmer et purifier les âmes des spectateurs ! Que, semblables à l’amour d’une mère pour ses enfants, ils allègent nos peines ! Que, pareils aux eaux purifiantes du Gange, ces chants lavent nos péchés ! Puissent l’imagination dramatique et le goût délicat du poète lui assurer la gloire due au grand maître de son art poétique, et puisse-t-il nous initier toujours davantage dans cette science mille fois plus sublime et plus sainte, qui nous donne la connaissance des perfections de l’Être unique en qui se résument tous les êtres : Dieu ! »

La scène s’évanouit après ces paroles, et le peuple édifié sort du spectacle comme d’un temple, où le plaisir même sert de mobile à la religion et à la vertu.

Telles étaient les représentations scéniques de l’Inde primitive, pendant que le reste de l’Asie, à l’exception de la Chine, l’Afrique, l’Europe, la Grèce, Rome et les Gaules balbutiaient encore la langue de la philosophie, de la poésie et des arts ; quoi qu’en ait dit Voltaire, le jour moral s’est levé en Orient comme le jour céleste.