(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Francis Wey » pp. 229-241
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(1906) Les œuvres et les hommes. Femmes et moralistes. XXII. « Francis Wey » pp. 229-241

Francis Wey

Francis Wey, Dick Moon.

I

Il y a beaucoup de hardiesse — mais un Français est toujours hardi — à faire l’Anglais, quand on n’en fait pas une indigne caricature. Or, c’est là ce qu’a essayé Francis Wey. Il a voulu faire l’Anglais, mais sans bredouillement et sans grimace, en style très français, très ferme et très pur. Lui, Français et même un peu Gaulois, il a essayé de s’établir dans le fond d’une nature anglaise pour, de là, jeter son regard d’observateur sur la France, nous juger, et même nous raconter à nous-mêmes, d’une façon un peu plus nouvelle que s’il partait uniquement de ses impressions, que nous partageons, de Français. Comme, un jour, il avait écrit déjà Les Anglais chez eux, il a voulu écrire aussi Les Anglais chez nous. Il connaît bien son pays, et il s’est fait étranger pour avoir plus de succès dans son pays. C’était une idée. Idée, du reste, qui était venue avant lui au Bordelais nommé Montesquieu !

Ce très peu grave président, qui aimait l’antithèse, et dont le génie pincé et… pinçant tondait sur l’Histoire des épigrammes comme un avare tondrait de la laine sur un œuf, Montesquieu, lui, au xviiie  siècle, avait fait le Persan pour être plus impertinent contre la France, sachant bien que la France est une femme de goût qui aime l’impertinence quand l’impertinence a de la grâce, — de la grâce, cette folie de nous tous, qui ferait aimer, je crois, les coups de bâton, si on savait gracieusement les donner ! Seulement, faire le Persan comme Montesquieu, au xviiie  siècle et même au xixe , s’il en prenait envie à quelqu’un, n’est pas si difficile que de faire l’Anglais. Au xviiie  siècle, qu’est-ce que l’on savait de la Perse ? Il n’était pas malin de faire croire qu’on était Persan à ceux qui demandaient comment on pouvait l’être, et depuis, — depuis que nous les connaissons mieux, les Persans, — ce n’est pas bien malin encore. On s’en tirerait.

L’esprit oriental n’est pas très compliqué… Mais faire l’Anglais, c’est-à-dire entrer, tout botté, dans l’originalité du peuple le plus original, le plus profond, le plus insulaire d’esprit, d’impression, de jugement, qui ait jamais existé ; pénétrer, pour se les assimiler un instant, dans les manières de sentir et d’exprimer d’une nation qui a jusqu’à une gaîté à elle, — laquelle ne ressemble à la gaîté de personne et dont le nom même est intraduisible, et reste, dans toutes les langues, de l’humour, — c’est là une chose qui demandait plus qu’une prodigieuse souplesse de talent. Cela demandait du génie…

Ce n’est ni la souplesse ni le talent qui ont manqué. Mais, malheureusement, c’est l’Anglais ! L’Anglais promis, l’Anglais que je cherchais, n’est point dans le livre de Wey. Du moins, il n’y est pas assez et comme il eût fallu l’y mettre, car il fallait l’y mettre beaucoup ! Francis Wey nous devait (il nous la doit toujours) la contrepartie d’Hamilton, qui, lui, Anglais de pied en cap, a été si complètement et si adorablement Français dans les Mémoires de Grammont. C’eût été bien joli, cela ! Il fallait rendre sa politesse à l’Angleterre. Il fallait lui retourner, pour ses Mémoires du comte de Grammont par un Hamilton, les Mémoires d’un Hamilton par un comte de Grammont, et même je dispensais le Grammont en question de parler anglais !

Eh bien, nous n’avons eu, au lieu de cette chimère caressée, que les Mémoires de Dick Moon 22 par Francis Wey, qui est un homme d’esprit, mais d’un esprit très français, incommutablement français ! Son Dick Moon (Dick veut dire Richard et Moon veut dire lune en anglais, — une lune trompeuse !), son Dick Moon est un Anglais abstrait, pâle comme la chose qu’exprime son nom, incertain, et, le long du livre, décroissant comme elle.

C’est un Anglais inventé par un lettré ingénieux qui parle à des blasés, et qui a besoin d’une forme littéraire un peu neuve pour donner à ce qu’il va dire de l’inattendu et du piquant. Ce n’est que cela ; mais, après tout, c’est cela ! Pour ma part, je ne l’oublierai pas. Pour ma part, je serai toujours reconnaissant, comme d’une attention qu’on aura eue pour moi, de voir un homme se préoccuper d’être piquant et chercher des formes nouvelles, quand il ne les attraperait qu’à moitié. Oui ! je sais bon gré à Francis Wey des pointes d’anglais qu’il a mêlées à son omelette française, à ce livre de causerie et d’observation sur la France, pour en relever le goût et en augmenter la saveur. Mais j’en eusse voulu davantage. En littérature, je suis plus Anglais que son Dick Moon, que son monsieur Clair-de-Lune. J’aime le porto et le gingembre et suis un mangeur de caviar.

II

Cela dit brusquement à Wey, pour l’honneur d’une conception première qui me plaisait excessivement, mais qui supposait la chose la plus rare : l’impersonnalité, ou plutôt la personnalité caméléonesque d’un poète dramatique, je n’ai plus qu’à louer un livre vrai, spirituel, érudit, attentif à tout, et qui, sous prétexte de voyage, nous parle tour à tour politique, art, histoire, morale, société, avec une originalité qui n’a pas le profond, le mordant, la couleur étrange de l’originalité anglaise, mais qui, après tout, a la sienne. Originalité solitaire qu’il faut compter à Wey, parce qu’il ne la tient que de la nature propre de son esprit. Quand un homme est original en Angleterre, il l’est toujours deux fois, parce qu’il a l’originalité de sa race par-dessus ou par-dessous la sienne, tandis qu’en France, quand on l’est, on ne l’est qu’une fois, et même c’est beaucoup ! la race, ici, adorant l’uniforme et l’égalité, et chacun de cette aimable race voulant être son voisin bien avant d’être soi… Eh bien, Wey, — rendons-lui cette justice ! — dans son Dick Moon, n’a pas été son voisin, il a été lui-même, et savez-vous ce que c’est que lui ?…

C’est un écrivain de verte allure, qui a des idées et des aperçus et qui les risque, et qui, dans ce temps de badauderie suprême et de bourdes infinies où l’on va du progrès universel aux tables tournantes, est de ces esprits à qui les paysans, qui rédigent leur phrase à la Montaigne, appliqueraient leur litote, comique et familière : « Il est de ceux-là qui ne culottent pas un niais. » Pour moi, un grand éloge ! N’être pas niais dans un temps comme le xixe  siècle, où le génie lui-même peut glisser là-dedans… et où la niaiserie est passée presque à l’état de mysticité, halte-là ! je trouve cela agréable et téméraire ! et je cause volontiers avec ceux qui échappent à cette loi de notre temps !…

Francis Wey a le ferme bon sens qui devient, en toutes choses, très vite le grand sens, et il a aussi cette mâle finesse de la prudence qui n’est pas la prudence femelle, celle de la lâcheté… Son style, à la trame serrée, étoffée à pleine main, solide, et dont je me permettrai de dire qu’on en sent le grain comme celui d’un maroquin étincelant qui prend et retient la lumière, est bien le style qui convient à un esprit net, avisé (que les sots croiront retors parce qu’il est avisé), sagace enfin, et dont la sagacité naturelle a été aiguisée par l’étude première et continuée de toute sa vie, — l’étude de l’Histoire.

Car l’auteur de Dick Moon est un historien. C’est un moraliste aussi, je le sais, et je le montrerai ; mais c’est un moraliste qui, si je ne me trompe pas, a commencé d’étudier son latin de moraliste à l’École des Chartes. C’est là qu’il a fait ses humanités et appris son humanité, l’homme étant dans l’Histoire tout entier, espèce, genre et individualités. Emporté, quand il sortit de cette nursery des petits Mabillons qu’attend toujours la France, emporté à trois ou quatre facultés diverses, Francis Wey eut une manière de s’égayer à lui. Il fit de la philologie, mais nationale (toujours Français !) et non pas étrangère, et dans un livre très amusant, et svelte à étonner, sur la langue et la littérature françaises, il mit des idées sous des mots, comme tant d’autres ne mettent que des mots sur des idées. Moraliste, d’ailleurs, parce qu’il était historien, et précisément parce qu’il était l’un et l’autre, il écrivit des romans, des histoires de cœur, un genre d’histoire pour lequel il n’y a pas d’École des Chartes, mais beaucoup d’autres écoles, dont l’enseignement est plus dur et qui n’ont pas été fondées par Guizot.

Son goût pour les arts était vif. Il écrivit sur les arts. Mais, toujours historien, il inclina surtout aux biographies des grands artistes, et il nous donna celle d’Hogarth, — un Anglais chez lui, qu’il amena chez nous ! Au milieu de ces distractions laborieuses, Francis Wey, cependant, se maintint dans sa voie d’éducation et d’études historiques, et il est récemment devenu quelque chose comme un des inspecteurs des Archives de France. Mais, fonctionnaire trop vivant pour s’encadrer exactement dans sa fonction sans la dépasser jamais, et s’endormir quand elle est remplie, c’est en courant des Archives d’un département aux Archives d’un autre département qu’il nous a écrit son Dick Moon, ce Guide des voyageurs comme on n’en avait pas encore vu, ce livre de poste intellectuel dans lequel, à travers tant de choses, l’Érudition trotte et galope, légère, court vêtue, en petite veste, les houppes rouges au fouet qui claque et qui cingle, et ne s’était point vue en pareil costume et à pareille course, cette formidable cul-de-jatte d’Érudition, décente Callipyge qui d’ordinaire reste assise et qui n’a jamais enlevé sa base de plomb dans les airs !

Tel est, pourtant, le tour de force et de souplesse que Francis Wey a fait faire à cette vénérable Empêchée. Il l’a dépêtrée, fourrée à cheval, et il a fouaillé la bête ! Boute-en-train qui, de l’entrain, lui en a donné. Quoique nourri de cartulaires et rassasié de parchemins, — du moins je l’imagine quand je vois ceux qu’il a consommés, — Wey ne ressemble nullement à ces sédentaires de cabinet à qui la digestion de tout ce qu’ils ont avalé pèse. Lui digère très bien et très vite, porte légèrement les choses vastement absorbées ; digestion leste, mémoire leste, esprit leste, par suite d’un estomac intellectuel très bon. En somme, il a toujours passé pour un gaillard d’érudition, très vif, très éveillé, très dispos, et dont la riche santé et le tempérament heureux ont dû inquiéter et mécontenter souventes fois ses maîtres, les bilieux ennuyés de l’Histoire majestueuse ! Comme les rats de La Fontaine :

Qui, les livres rongeants,
Se font savants jusques aux dents,

Wey est bien savant jusque-là, mais il les montre toujours dans un sourire très franc, ces dents saines que la science n’a pas gâtées et sur lesquelles le Pédantisme n’a jamais allongé son insupportable moue et fait son museau de dignité. Voilà Wey ! Francis Wey ! qui devrait bien plutôt s’appeler François et laisser là son nom anglais. Tel est ce Roger Bontemps, ce bénédictin de robe courte qui l’a rentrée dans sa culotte de peau, et qui postillonne pour le compte de l’Histoire et nous rapporte, des postes qu’il court, toutes sortes de fleurs d’érudition oubliées dans nos archives, ces serres de choses mortes ! Tel, enfin, cet adroit et aimable dédaigneux de la peinture d’enseigne de l’Histoire, qui n’a pas eu cette ambition grosse et a mieux aimé d’être ce miniaturiste charmant qu’on appelle un anecdotier historique.

Il y a, en effet, des anecdotes excellentes dans son Dick Moon, et jusqu’ici inconnues, et c’est là le côté par lequel ce livre à plusieurs faces me plaît le plus… Vous êtes-vous quelquefois rendu compte de l’importance de cette toute petite chose, l’anecdote, en histoire ?… L’anecdote serre l’homme de près, le déshabille, l’habille et ne babille point, mais le pointille souvent d’un mot ! C’est la verrue de Cromwell, vue au microscope. L’anecdote éclaire souvent l’Histoire comme une lentille de cristal. Francis  Wey l’adore, mais il la veut nouvelle, et il a, pardieu ! raison. L’anecdote lieu commun est horrible. Elle perd, à l’instant même, son caractère de point d’or dans le clair-obscur. Celles que Wey nous donne en beaucoup d’endroits de son livre, disons qu’il en a la primeur. Il en cite plusieurs sur Louis XI, qu’il appelle spirituellement l’échevin Louis le Onzième, et qui peignent l’homme, cet homme de bonhomie que Béranger prenait — oh ! oh ! — pour un Tibère, parce qu’il eut quelques sévérités dans un temps qui les méritait toutes ; Loys Unze (appelons-le ainsi toujours ; il me semble mieux lui sous ce nom !), Loys Unze, le seul bourgeois que j’aie jamais aimé !

Wey nous en a donné encore de curieuses sur les Templiers (Philippe le Bel et Clément V dans le souterrain de Poitiers), mêlées à des renseignements non moins curieux, tirés du chartrier poitevin. Impossible de citer toutes les anecdotes de ce livre qu’il faut lire, et qui se lèvent de tous les chartriers des villes que parcourt, dans son carrick anglais, cet antiquaire, qui n’est pas celui de Scott, lequel nous amuse en nous faisant rire un peu de lui à ses dépens, il faut bien le dire ! tandis que celui-ci nous divertit sans qu’il soit jamais pour rien de sa personne que de son esprit dans le divertissement qu’il nous a donné.

III

Eh bien, voilà, selon moi, le meilleur de Francis Wey et de son Dick Moon à Paris, c’est-à-dire en province, car il faut s’entendre avec ce narquois de Wey, qui sait pourtant, d’ordinaire, dire très bien la chose comme elle est ! Le meilleur, en lui, c’est l’antiquaire, c’est le déchiffreur de titres, c’est le savant, — un savant rare, le savant qui ne rabâche jamais ! Il n’est pas qu’antiquaire pourtant, l’auteur de Dick Moon ; il ne regarde pas que de vieux textes dans des greffes et de vieilles inscriptions dans des cryptes. Il regarde tout, ce rôdeur, d’un œil grand ouvert, perçant, lumineux ! Il regarde le dedans et le dehors, le dessous comme le dessus des choses, l’envers et l’endroit, la ville en ruines, la ville bâtie, la ville partie, la ville qui reste, la grande tournure des monuments, le profil des maisons, la rue, le visage des passants, le paysage, et jusqu’à l’air ambiant et la lumière dans lesquels tout vit, se tient ou se meut ! Son regard fait jusqu’à des percées dans les sociétés de ces villes qu’il traverse et au foyer desquelles il faudrait s’asseoir pour bien les connaître. Il n’y a pas qu’un descripteur et un artiste, je l’ai dit, il y a un moraliste dans Wey. Il a, à un très haut degré, l’indépendance du moraliste, qui ne se laisse imposer par aucune hypocrisie de sentiment ou de société.

Lisez, pour en juger, son chapitre sur les médecins, ces confesseurs du corps qui tiennent, par en bas, une société matérialiste, et dont on ne dira jamais le mal qu’on a dit des confesseurs de l’âme, qui, du moins, tenaient la société par en haut ! Lisez son chapitre sur les enfants, les petits bas bleus et jambes écossaises, sur le règne du bambin, comme il dit. Un des bons ridicules de ce temps ! Lisez même son chapitre des deuils maternels, que je n’ai pas la force de louer, mais qu’il a eu la force d’écrire. Lisez tout cela, et vous verrez qu’un moraliste, de bonne trempe, est là sous ce sourcil, trop froncé, d’Alceste. Alceste, ah ! j’ai toujours cru qu’on ferait un fameux écrivain avec seulement quatre styles, qu’on mêlerait adroitement : le style d’Alceste, de Philinte, des deux Marquis et de Célimène. Seulement cela ! L’Alceste est, par moments, dans Wey, mais j’y voudrais les autres, qui n’y sont pas plus que l’Anglais, — l’Anglais sterling sur qui, d’après le titre, j’ai eu la précipitation de compter !

Mais, en résumé, avec ses défauts et ses indigences, le Dick Moon augmentera, j’en suis persuadé, la bonne renommée de son auteur. Je l’aime, cet auteur, quoique je ne pense pas toujours comme lui, et j’aime son livre pour les choses nouvelles et vraies qu’il y a mises, et quoiqu’il y ait quelques erreurs. Je me permettrai d’en indiquer une petite, — un grain de poussière que d’une chiquenaude Francis Wey fera tomber. Elle est sur Lemierre, qui n’a fait qu’un beau vers dans l’opinion de son siècle, lequel en resta stupéfait. Il n’y avait pas de quoi.

Le trident de Neptune est le sceptre du monde.

Et ce vers, Wey en orne Esménard ! Je me permets cette revendication, parce qu’il ne faut pas voler à un pauvre le seul écu qu’il ait jamais eu, fût-ce pour le donner à un autre pauvre, d’ailleurs, comme Esménard, plein d’indignité. Les autres erreurs de Dick Moon, qui ont un caractère moins immoral, ne regardent pas mon ignorance. Elles n’empêcheront pas le plaisir qu’on prendra à ce livre attachant, qu’on lira en wagon, et ailleurs. Et cependant j’ai presque contre Francis Wey une rancune. Dans son livre de Dick Moon, je vois l’Est, le Midi, le Nord, et même un peu de l’Ouest de la France, puisque j’y trouve la Bretagne. Seule, la pointe de ma bien-aimée presqu’île du Cotentin n’y est pas. J’aurais tant aimé à vous en parler !