De la langue Françoise.
La première contestation sur le stile François consiste à sçavoir si, pour bien écrire en notre langue, il faut s’être exercé longtemps à écrire en Latin, ou du moins s’il est nécessaire de l’avoir appris.
Plusieurs personnes de mérite ont agité cette question, & l’agitent encore. Le P. Brumoi a choisi l’affirmative. Le sentiment de ce jésuite célèbre est d’un grand poids, puisqu’il réunissoit le double avantage de bien écrire en Latin & en François. Les ouvrages qu’il nous a laissés, dans la langue des Romains, comme son Poëme sur la Passion divisé en douze chants, & un autre sur la Verrerie, sont pleins de chaleur & de beautés, & valent du moins, quant à l’imagination, ce qu’il a fait en François. Son Théâtre des Grecs est ce qui l’a mis en réputation parmi les gens du monde. La connoissance profonde qu’il avoit des auteurs Grecs & Latins, & l’usage qu’il en faisoit pour extraire les beautés originales & les faire passer dans notre langue, lui ont fait imaginer qu’il falloit tenir la même route. Il crut son opinion fondée, & la soutint avec honneur. M. l’abbé d’Olivet, autre bon juge dans ces sortes de matières, s’est aussi rangé de cet avis. Toute la différence qui se trouve entr’eux, c’est que l’un prétend qu’il est de toute nécessité de réduire en pratique son sentiment ; & l’autre se contente de dire que le sien a de très-grands avantages.
Nos beaux-esprits, pour la plupart, sont fort opposés à cette prétention. Le travail, qui les rebute, leur fait dire que le talent peut suppléer à tout. Ils citent quelques bons écrivains François, qui n’ont pas été de grands latinistes. Boursault étoit, plus que personne, dans ce cas, ainsi que la plupart de nos dames auteurs. Parmi ceux qui, dans leur jeunesse, avoient étudié le Latin, combien l’ont toujours mal sçu, ou l’ont négligé depuis, & même oublié ? Une bonne Grammaire Françoise peut, dit-on, tenir lieu de tout le reste. On peut y apprendre la marche, les beautés & le génie de sa propre langue, & mieux encore que dans ce labyrinthe où nous jette l’étude de celle qu’on ne parle plus.
On entend mettre en question par des personnes d’esprit, si, au lieu de condamner pendant si longtemps un jeune homme à apprendre le Latin, il ne seroit pas plus convenable de le lui défendre absolument. La raison qu’ils en apportent, est que l’étude de cette langue fait contracter à l’esprit une certaine roideur & une sécheresse dont on se défait difficilement, & qu’on remarque jusques dans les moindres bagatelles qu’on écrit. Un des premiers génies de ce siècle, dans une de ses lettres en réponse à celle d’un jeune homme de douze ans, élevé suivant le systême de l’éducation particulière, & qu’on avoit fait commencer par l’étude de sa propre langue, le félicitoit de n’être pas au collège, parce qu’il n’auroit eu qu’un mauvais stile.
Le systême des contempteurs de la latinité n’est vrai que jusqu’à un certain point : cette langue mérite certainement d’être cultivée. Quelle différence de celui qui la possède, & qui a fait de bonnes études, avec celui qui n’en a point de notion ! Les principes qu’on en a reçus dans l’enfance, si on les retient bien, sont une lumière qui nous guide toujours pour écrire dans quelque langue que ce soit. Et, quant au mauvais françois, au stile même barbare qu’un jeune homme se fait dans les collèges, ce langage s’épure ensuite par l’usage du monde & par la bonne compagnie. Le commerce des femmes, qui ont l’esprit cultivé, ne fait que le perfectionner, & lui inspire des tours heureux, des expressions naturelles, élégantes, ingénieuses. Le desir de plaire lui donne l’enjouement & la légèreté de stile.
Je n’ai garde cependant de préconiser le Latin, au point de croire ridiculement qu’il faille donner à cette langue les plus belles années de sa vie, y être consommé pour se mettre en état d’écrire en François.
La seconde dispute roule sur les causes de la corruption du stile.
Il a commencé à se corrompre chez les Grecs immédiatement après la mort d’Alexandre ; chez les Romains dès le règne de Tibère ; chez les Italiens à la mort de Léon X, & en France au commencement de ce siècle. Auparavant on l’avoit bien vu décheoir. Une société de précieuses établie à Paris, y avoit mis en mode un jargon ridicule analogue à leur caractère, une façon romanesque de s’exprimer, une affeterie continuelle, un ton hors de nature, & qu’elles appelloient celui de la bonne compagnie. Leur fureur de vouloir afficher l’esprit aux dépens du bon-sens & du stile avoit même été jouée sur le théâtre ; & de plus, il avoit paru dès 1660 un ouvrage sous ce titre : le grand Dictionnaire des précieuses, ou la Clef de la langue des ruelles : mais cette démence n’avoit pas encore été portée au point où l’on l’a vue depuis.
Elle a gagné principalement, lorsqu’on n’a plus eu les grands écrivains du siècle de Louis XIV, Racine, Boileau, la Fontaine, Molière, la Bruyère, ces génies immortels que le sçavant Huet se félicitoit d’avoir connus▶, comme Ovide se fait gloire, dans une élégie, d’avoir vu Horace, Virgile, Tibulle, Properce & Gallus. Les écrivains de nos jours en qui l’on voyoit encore des étincelles de ce beau feu qui animoit ceux du siècle passé, ont en vain crié contre cette déraison, & voulu sauver le goût égaré en France. L’abbé Desfontaines donna le Dictionnaire néologique *, pour s’opposer au torrent. Le livre est plaisamment écrit. On y ridiculise l’affectation à courir après les mots nouveaux, les pensées énigmatiques, les tours recherchés, les petites sentences coupées, ces finesses, ces expressions, ces traits saillans, ces gaités, ces familiarités ingénieuses, tous ces jeux d’une imagination déréglée, qui sont l’esprit des sots. On a beaucoup applaudi à l’ouvrage & à l’idée de l’auteur : mais on s’est décidé, & l’on se décide encore d’après l’habitude.
Elle est si forte que, pour la déraciciner & pour prévenir les innovations en ce genre, une feuille périodique qu’on feroit paroître ne seroit pas la moins utile. Il y a dans tel mois, dans telle semaine, de quoi fournir abondamment aux observations d’un journaliste. Ce seroit un Argus qui veilleroit à la pureté de la langue, qui avertiroit des tentatives de ses ennemis.
Un des écrivains qu’on a le plus accusé d’avoir introduit ce stile,
d’avoir fait, quoiqu’excellent original, les plus mauvaises copies,
c’est Fontenelle : on le compare à Séneque pour la
prose, & à Ovide pour les vers. M. l’abbé Trublet
le justifie de ce reproche. Ce panégyriste zélé d’un modèle sur
lequel il semble avoir voulu se former lui
même, ainsi que d’après Lamotte, prétend que Fontenelle ne ressemble à
personne ; qu’il n’est ni coupé, ni haché dans sa prose comme Séneque, ni diffus dans ses vers comme Ovide ; qu’il est ingénieux & naturel, solide &
agréable, profond, clair & souvent enjoué ; qu’il joint enfin au
raisonnable & au simple des auteurs du
siècle d’Auguste, l’ingénieux & le piquant des écrivains du
siècle suivant
.
Dans les différends qui se sont élevés sur les causes véritables de cette dépravation de stile dont on se plaint, il faut d’abord faire mention de ceux de l’abbé Dubos, cet écrivain qui avoit peu lu, mais beaucoup réfléchi. Il a traité de la poësie sans avoir un livre chez lui, & de la peinture sans posséder aucun tableau. Dans ces Réflexions estimées sur ces deux arts, il rapporte en partie à la différente température de l’air, la source de la décadence où tendent tous les genres.
L’auteur de l’Esprit des loix veut que la différence des gouvernemens, des religions, des mœurs & des coutumes des peuples, vienne principalement du climat. L’abbé Dubos avoit eu cette idée avant M. de Montesquieu, par rapport à l’esprit & aux talens. Selon cet abbé, si nous n’avons plus d’écrivains ni de peintres dont le pinceau égale celui des grands maîtres, c’est que ces derniers ont respiré un air qui leur étoit défavorable. Mais, lui répond-on, les Bavius & les Mævius, les Pradon & les Cotin, ont vécu dans le même temps & sous le même climat que ces grands hommes, dont les productions sublimes ont si fort honoré leur patrie, & font un étonnant contraste avec celles de leurs imbécilles rivaux. L’air, plus ou moins serein, peut-il influer sur les écrivains & les artistes, comme sur les fruits & les récoltes ? On objectera sans doute que les propositions générales dans l’ordre moral, comme celles de l’abbé Dubos, souffrent des exceptions, & peuvent n’être pas moins vraies ; & que d’ailleurs il n’assigne pas une cause, mais plusieurs, qui concourent au même effet.
Quoi qu’on puisse dire en sa faveur, M. Racine fils l’a réfuté. Ce
dernier a établi de nouvelles idées : mais en substituant, comme il
fait, les causes
morales aux causes
physiques, se trouve-t-on plus éclairci ? Il avance que la protection
des princes & des ministres n’influe en rien au concours des grands
écrivains en tout genre. Sans les bienfaits, dit-il, du cardinal de
Richelieu, Descartes a été Descartes, & Corneille a été Corneille.
La seule raison qu’il apporte de la rencontre des meilleures plumes en
un siècle plutôt que dans un autre, ce sont les efforts & les succès
réitérés des personnes de génie. De toutes ces lumières particulières,
il en résulte, pour la nation, une lumière générale qui n’a qu’un temps,
& qui s’éteint lorsqu’on ne consulte plus la nature, qu’on lui
préfère le singulier & le manièré. Là-dessus, il déplore les suites
funestes de l’
amour du bel-esprit, qui a tout gâté
en France
. Il gémit, à l’imitation de Pétrone, de
ce que le stile n’a plus de nerfs, de ce qu’on
sacrifie la force & la simplicité d’expression à de
petites phrases bien arrondies, pleines de miel, &
assaisonnées de pavots
.
Ceux qui se sont élevés contre le sentiment de M. Racine, trouvent ses plaintes très-justes, mais non pas son raisonnement. Il leur paroît étrange que la faveur déclarée d’un grand prince, d’un ministre tel que Mécène, ne puisse aider au talent, le faire sortir, & le créer en quelque sorte.
Un autre auteur a moins gémi de la dégradation des esprits, & a raisonné davantage. En prenant une route différente de celle de l’abbé Dubos & de M. Racine, & commençant par convenir qu’il y avoit encore dans ce siècle des écrivains dignes de l’autre, il a mieux saisi & marqué les causes véritables du contraste de ces deux siècles. Celles que M. l’évêque du Puy, écrivain qui, à l’exemple de Bossuet & de Fénélon, joint à l’amour des sciences le goût de la littérature, donne dans son Essai critique sur l’état présent de la république des lettres, méritent de l’attention.
Il les réduit toutes aux suivantes ; 1°. l’esprit pointilleux &
d’analyse qui fait qu’on discute tout aujourd’hui, & qu’on ne sent
rien ; 2°. le ridicule de se passionner pour l’antithèse, le recherché,
le nouveau & ce qui n’est que dans la petite manière ; 3°.
l’ignorance & quelquefois même le mépris
des grands modèles ; 4°. la manie qu’ont les uns d’être auteurs, &
les autres connoisseurs ; 5°. le défaut capital de ne pas sçavoir
◀connoître▶ son genre de talent, & s’y renfermer ; 6°. l’imprudence
d’applaudir trop tôt à de jeunes auteurs qu’on perd au lieu
d’encourager ; 7°. la nécessité des besoins, ne faut-il pas commencer
par vivre avant que de songer à devenir immortel ? enfin, l’abus qu’on
fait d’une réputation acquise, pour se relâcher, & pour en imposer à
la faveur d’un nom célèbre, en osant publier des ouvrages dignes des
premiers qu’on a donnés ; cette inégalité choquante qu’on est étonné de
voir quelquefois dans le même homme, me rappelle ce que les Italiens
disoient du Tintoret, qu’il avoit
trois pinceaux, un
d’or, un d’argent, & l’autre de fer
*.
Pour ne laisser rien à desirer dans cette matière, si bien traitée par M. l’évêque du Puy, peut-être eut-il fallu aller encore plus loin. Il semble qu’on ait moins exposé les causes de la corruption du stile, que les effets de cette corruption même. On pourroit remonter aux principes ; & demander pourquoi ces défauts, qui n’existent pas dans un temps, existent plutôt dans un autre.
M. de Voltaire s’est beaucoup plaint du mélange des stiles. Cet écrivain
unique pour le coloris, le Rubens de la poësie, &
l’Albane de la prose, est le premier qui se soit
récrié sur cet abus. Il ne croit pas qu’il y ait rien de plus funeste à
notre langue que le stile Marotique ; qu’un genre moitié sérieux, moitié
bouffon ; que cette bigarrure de termes bas & nobles, surannés &
modernes. Qui ne seroit, dit-il, indigné d’entendre
les sons du sifflet de Rabelais parmi ceux de la flutte
d’Horace
, de voir joindre des
attitudes de Calot à des figures de Raphaël
?
La dernière dispute sur le stile regarde cette question, s’il ne seroit pas convenable, nécessaire même, de fixer une langue vivante comme les langues mortes.
M. de Montcrif, auteur de plus d’un ouvrage en prose sur la morale & sur la littérature, & de quelques poësies, soutint la négative dans une dissertation lue à l’académie Françoise. Il prétend qu’on ne peut, ni qu’on ne doit fixer cette langue. Sa raison est que l’exécution d’une telle idée deviendroit le tombeau de l’imagination & du génie. Il avança cette proposition dans le même sens qu’un de nos plus grands acteurs, en présence de qui l’on parloit des avantages de la déclamation notée, disoit qu’elle n’en procuroit aucun, qu’il pouvoit bien se faire qu’elle fût de quelque ressource aux talens médiocres ; mais qu’elle nuisoit surement au génie qui ne veut point de gêne, & qui ne se manifeste que par les faillies, l’invention & l’audace.
Le systême de M. de Montcrif est opposé à celui de Despréaux, qui n’avoit rien tant à cœur que de voir ériger en auteurs classiques nos meilleurs écrivains, & qui vouloit que l’académie Françoise travaillât en conséquence, & s’occupât à les épurer de toutes les fautes de langage, à leur donner force de loi, à les empêcher de vieillir & de tomber journellement.
Combien Amyot & Montaigne ont-ils perdu par cette raison, ainsi que Corneille lui-même ? Ce dernier ressemble à un athlète toujours plein de force & de nerfs, mais quelquefois dépouillé de grace. Cependant il seroit dangereux de retoucher au stile de ces écrivains. L’épreuve qu’on a faite sur le Venceslas de Rotrou, n’invite pas à en hasarder de nouvelles. Il est affreux d’imaginer qu’il faudra qu’un jour des François étudient la langue de Despréaux, de la Fontaine, & de Racine.
Si le projet de notre Horace François n’a pas été goûté de M. de Montcrif, en récompense l’exécution en a été desirée par M. l’abbé d’Olivet, & en dernier lieu par M. de la Curne de Sainte-Palaye. Cet académicien, laborieux & estimable, s’est fait toute sa vie une étude du génie de notre langue encore naissante, informe & barbare. Il s’est appliqué à en débrouiller le chaos, à séparer l’alliage de l’or pur, à nous donner l’intelligence des anciens termes dans un Glossaire attendu avec impatience. Ce travail l’a mis plus à portée que tout autre de juger de l’abus qu’on fait souvent des droits réels de l’usage. Dans son discours de réception à l’académie Françoise, il invite ses nouveaux confrères à tâcher d’établir sur la langue un point fixe auquel l’Europe puisse s’en tenir, & qui empêche nos écrivains d’innover*. Il semble prévoir avec douleur qu’il en sera tôt ou tard des auteurs du siècle de Louis XIV, comme de ceux du siècle d’Auguste, qui, par la suite, ne furent ◀connus que des personnes qui se piquoient d’érudition.
L’abbé Desfontaines étoit de ce sentiment, & le soutint avec sa causticité ordinaire. Il réfuta M. de Montcrif qui lui répondit ; mais ses raisons ne furent pas satisfaisantes. Quel inconvénient, en effet, peut-on trouver à établir des auteurs classiques ? Le génie n’en seroit ni resserré, ni réfroidi. On ne feroit que conserver le tour, le goût & les usages de la langue, consignés dans les grands modèles. Les disputes qu’elle occasionne continuellement seroient aisément terminées. L’Italien n’auroit plus sur le François l’avantage d’être fixé : car l’Italien a ses auteurs qui font loi. Cette langue n’a presque point changé depuis Pétrarque ; elle a plutôt acquis qu’elle ne s’est appauvrie.