Japonisme
L’Art industriel japonais.
Fragments d’une préface inédite d’un ouvrage en préparation
Voici dans une vitrine un netzké en fer, signé par Shûraku (de Yedo), — un artiste vivant dans les premières années du xixe siècle.
En haut du netzké, un peu plus grand qu’une pièce de deux francs, se voit incisée, dans le fer, une patte d’oiseau, une patte de grue ; mais de la grue absente, volante en dehors du petit rond de métal, il n’y a que la patte — et ce qu’a représenté au milieu du tout petit disque noir le ciseleur, le savez-vous ? — c’est dans la damasquinure d’un miroitement argenté, le reflet renversé de la grue, déjà montée dans le ciel, le reflet sous la lumière de la lune, en une rivière, coupée par de grands roseaux.
Et penser qu’il existe de bons petits journalistes parisiens qui n’ont pas assez d’ironies méprisantes pour l’art d’un pays, où les ouvriers sont de tels poètes !
Il y a des années, par un après-midi d’hiver, je tombais chez M. Bing, au moment où l’on déballait un arrivage du Japon.
Parmi les menus objets réunis sur un plateau de laque, se trouvait une petite écritoire de poche — qu’au Japon, ils appellent yataté (porte-flèche), composée d’un étui de la grosseur d’un gros sucre d’orge contenant le pinceau de blaireau pour écrire, et d’un petit seau fermé, où est renfermée l’espèce d’éponge en poil de lapin, imbibée d’encre de Chine. La petite bimbeloterie fabriquée de deux morceaux de bambou représentait des jeux d’enfants gravés en noir sur le jaune fauve du bois, des jeux d’enfants n’ayant rien de bien remarquable, mais le bibelot avait pour moi l’intérêt d’un objet usuel, ancien, et j’étais confirmé dans cette supposition par une longue inscription gravée sous le petit seau, et par un raccommodage, — un de ces raccommodages naïfs et francs, ainsi qu’on a l’habitude de les faire, là-bas, aux objets d’une certaine valeur.
J’offris un prix qui ne fut pas accepté, et d’assez mauvaise humeur, j’abandonnai l’écritoire, — toutefois avec le regret lancinant, qu’on a tout le long du chemin, en s’en allant, à l’endroit des objets ayant en eux une attirance secrète, inexplicable. Et puis le regret de la chose manquée devint dans la nuit un si violent désir de la posséder, que le lendemain matin, je retournais chez M. Bing. L’écritoire était vendue à M. Marquis, le chocolatier, collectionneur d’un goût supérieur dans l’exotique, et qui a été un des premiers à posséder les plus beaux et les plus curieux objets japonais.
Deux ou trois années se passèrent, et un jour, M. Marquis se dégoûtait de sa collection de l’extrême Orient, et je retrouvai la petite écritoire de poche chez les Sichel, où je l’achetai. La pauvre écritoire restait des années chez moi, très peu regardée par les amateurs, très peu appréciée même par les Japonais, dont l’un cependant, M. Otsouka, reconnut que c’était une écritoire du xviie siècle — personne au monde n’ayant un soupçon de la main illustre qui avait fabriqué cette curiosité.
Enfin un jour, Hayashi, en train de visiter ma collection, tirait l’écritoire d’un tiroir, et je voyais ses doigts pris d’un tremblement religieux, comme s’ils touchaient une relique, et je l’entendais, le Japonais, me dire d’une voix émotionnée : « Vous savez, vous possédez là une chose… une chose très curieuse… une chose fabriquée par un des quarante-sept ronins ! »
Et détachant une feuille de papier d’un cahier qu’il avait sur lui, il me traduisait incontinent dessus l’inscription gravée sur le fond du seau de l’écritoire.
Traduction qui peut se résumer ainsi :
Sculpté par Otaka Noboukiyo sujet du prince Akao, en 1683, à la fin du printemps.
Oui, vraiment, cette écritoire, ce petit objet de la vie usuelle, a été fabriqué par un vassal du prince Akao, par un de ces quarante-sept héros qui se vouèrent à la mort pour venger leur seigneur et maître, par un de ces hommes dont la mémoire est devenue une sorte de religion au Japon, en ce pays, adorateur du sublime, et qui, au dire d’Hayashi, n’accueille et n’aime de toute notre littérature européenne que les drames de Shakespeare et la tragédie du CID, de Corneille.
Un curieux fait dans l’histoire de l’humanité que ce grand acte de dévouement accompli dans une société féodale par toute une famille de vassaux, et que, depuis deux siècles, le Japon célèbre par le théâtre, le roman55, l’image.
Un daimio, du nom de Takumi-no-Kami, portant un message du mikado à la cour de Yédo, fut cruellement offensé par Kotsuké, l’un des grands fonctionnaires du Shogun56. On ne tire pas le sabre dans l’enceinte du palais, sans encourir la peine de mort et la confiscation de ses biens. Takumi se contint à la première offense, mais à une seconde il ne fut pas maître de lui, et courut sur son insulteur, qui, légèrement blessé, put s’enfuir.
Takumi fut condamné à s’ouvrir le ventre. Son château d’Akô fut confisqué, sa famille réduite à la misère, et ses gentilshommes tombés à l’état de ronins, de déclassés, de déchus, d’épaves, selon l’expression japonaise.
Mais Kuranosuké, le premier conseiller du daimio et quarante-six des samuraï attachés à son service, avaient fait le serment de venger leur maître. Et le serment prononcé, ces hommes, pour endormir les défiances de Kotsuké qui les faisait surveiller par ses espions à Kioto, se séparèrent et se rendirent dans d’autres villes, sous des déguisements de professions mécaniques.
Kuranosuké fit mieux pour tromper Kotsuké. Il simula la débauche, l’ivrognerie, à ce point, qu’un homme de Satzuma, le trouvant étendu dans un ruisseau, à la porte d’une maison de thé, et le croyant ivre-mort, lui cria : « Oh ! le misérable, indigne du nom de Samouraï, qui, au lieu de venger son maître, se livre aux femmes, au vin ! » Et l’homme de Satzuma, en lui disant cela, le poussait du pied et urinait sur sa figure.
Le fidèle serviteur poussa encore plus loin la sublimité de son dévouement. Il accablait d’injures sa femme, la chassait ostensiblement de sa maison, ne gardant auprès de lui que son fils aîné, âgé de seize ans.
Mais il faut lire le récit de cette comédie surhumaine dans le roman du Japonais Tamenaga Schounsoui, et qui laisse bien loin derrière elle la comédie de l’avilissement d’un Lorenzaccio, dans le proverbe d’Alfred de Musset.
« Ah ! pauvre créature que je suis ! Quels heureux jours que ceux d’autrefois, quand il ne trouvait à faire aucun reproche à sa femme ! » s’écrie la malheureuse épouse qui attribue les mauvais traitements de son mari à un dérangement de la cervelle causé par la mort du prince.
Et la femme retirée, toute sanglotante après avoir jeté un regard d’ineffable tendresse sur l’apparent dormeur, — Kuranosuké se lève, sans aucune trace d’ivresse dans les manières et avec des traits exprimant la plus vive émotion.
« Ô dieux, dit-il en gémissant, quelle fidélité ! C’est plus que je n’en peux supporter ! »
Pendant qu’il parlait, les larmes ruisselaient sur ses joues.
« C’est le modèle des femmes. Au lieu de me blâmer de ce qui peut sembler un crime de ma part, elle invente des excuses à ma conduite et prend pour elle toute la faute. Je vais mettre un terme à cela sur-le-champ. Elle ne sera pas témoin du rôle que j’ai à jouer pour faire réussir mon plan. D’un autre côté, mes petits-enfants ne se souviendront pas de moi comme d’un ivrogne imbécile. Je vais la renvoyer. Mais encore, comment m’y prendrai-je ? »
Cet homme énergique et brave arpentait la chambre, et dans son angoisse, il se tordait les bras et grinçait des dents. Tout sage qu’il était, il avait oublié, en entreprenant de jouer le rôle d’un débauché, qu’il lui serait impossible de fatiguer le dévouement de sa femme. Le seul parti qu’il eût à prendre, était de lui donner une lettre de divorce, et de l’envoyer avec ses plus jeunes enfants chez son père, lequel comprendrait, il en était certain, la véritable raison qui le poussait à agir ainsi et donnerait à la pauvre femme consolation et conseil.
À ce moment, il entendit la voix de ses enfants, et sa femme qui leur disait très bas :
— « Ne faites pas de bruit, mes petits ; votre papa n’est pas bien, vous le dérangeriez.
— Est-ce qu’il a encore cette drôle de maladie de l’autre jour ? demanda l’aîné.
— Chut ! chut ! dit la mère. Votre papa a beaucoup d’ennuis, et il ne faut pas parler ainsi. »
L’infortuné pensa à ses devoirs envers son prince mort, et s’armant d’un cœur d’acier contre tout sentiment, il se recoucha et recommença à faire semblant de sommeiller.
— « Honorable mari, votre bain est prêt.
— Mon bain ? s’écria-t-il, en se levant et en prenant un flageolet, dont il se mit à jouer. Puis brusquement : Je sors. »
Il se dirigea vers la porte. Aussitôt sa femme ramassa son chapeau de ronin, et le lui présenta à genoux, en disant :
— « Honorable époux, mettez ceci. Vous avez des ennemis aux environs. »
Kuranoské se retourna et lui dit :
— « Assez. Vous causez trop. Je vous donnerai une lettre de divorce et vous aurez à retourner chez votre père. Je vous accorderai la permission de vous charger de nos deux plus jeunes enfants. Mon domestique vous accompagnera. »
Avant qu’elle eût pu répondre, il avait mis son chapeau et descendait le sentier, en chancelant. Sa femme le regarda s’éloigner comme si elle venait de s’éveiller d’un songe.
C’est alors que Kotsuké (celui qui a commis un grand forfait, entend dans le trottinement d’une souris les pas du vengeur), tout à fait rassuré par l’indignité de la vie de son ennemi, se relâchait de la surveillance qu’il faisait exercer autour de son habitation, renvoyait une partie de ses gardes.
La nuit de la vengeance était enfin arrivée, et la voici telle que nous la fait voir la suite des planches d’un album. Une froide nuit d’hiver (décembre 1701) à l’heure du bœuf (2 heures du matin), dans une tourmente de neige, les conjurés, vêtus d’un surtout noir et blanc pour se reconnaître, et en dessous de toile d’acier, marchent silencieusement vers le yashki de l’homme dont ils se sont promis d’aller déposer la tête sur le tombeau de leur seigneur.
Ils escaladent la palissade. Ils enfoncent à coups de marteau la porte intérieure. Ils égorgent les samouraïs de Kotsuké, dans l’effarement grotesque de grosses femmes, se sauvant chargées d’enfants. Ils poursuivent les fuyards jusque sur les poutres du plafond, d’où ils les précipitent en bas.
Mais de Kotsuké, point. On ne le trouve nulle part, et on désespérait même de le découvrir, quand Kuranosuké, plongeant les mains dans son lit, s’aperçoit que les couvertures sont encore chaudes. Il ne peut être loin. On sonde les recoins à coups de lance et bientôt on le tire de sa cachette, — un coffre à charbon, — déjà blessé à la hanche.
Une planche en couleur nous montre le vieillard, habillé d’une robe de satin blanc, et traîné tout tremblant devant le chef de l’expédition.
À ce moment Kuranosuké se met à genoux devant le blessé, et après les démonstrations de respect dues au rang élevé du vieillard, lui dit : « Seigneur, nous sommes des hommes de Takumi-no-Kami. Votre Grâce a eu une querelle avec lui. Il a dû mourir et sa famille a été ruinée. En bons et fidèles serviteurs nous vous conjurons de faire hara-kiri (s’ouvrir le ventre). Je vous servirai de second, et après avoir en toute humilité recueilli la tête de Votre Grâce, j’irai la déposer en offrande sur la tombe du seigneur Takumi. »
Kotsuké ne se rendant pas à l’invitation qui lui était faite, Kuranosuké lui coupait la tête avec le petit sabre qui avait servi à son maître à s’ouvrir le ventre.
Alors les 47 ronins se dirigeaient vers le petit cimetière du temple de la Colline-du-Printemps, où reposait le seigneur d’Akô sous trois couches de pierre, surmontées d’une plaque et de son épitaphe ainsi conçue :
Le grand Samuraï, couché en paix… et qui durant sa vie jouit des titres honorables de Majordome général et de Grand-homme-ayant-le-privilège-d’audience-avec-le-Mikado.
Et leur offrande faite de la tête de Kotsuké, se regardant déjà comme morts, ils demandaient aux bonzes de les ensevelir, et se rendaient au tribunal.
Condamnés sur l’avis de Hayashi Daigaku, chef des académiciens, consulté par le pouvoir exécutif, les quarante-sept ronins s’ouvraient le ventre, et enterrés autour du corps de leur maître, la sépulture du prince d’Akô et de ses fidèles serviteurs devenait un lieu de pèlerinage.
Telle est l’histoire de ces quarante-sept hommes dont faisait partie le fabricateur de la petite écritoire de poche. On conçoit, après le déchiffrement de l’inscription par Hayashi, l’intérêt que j’eus à savoir la part qu’il avait pu prendre à l’expédition contre la résidence de Kotsuké ; part dont je ne trouvais trace ni dans le roman de Tamenaga Shounsoui, ni dans les légendes du vieux Japon de M. Mitfort ; on comprend la curiosité que j’éprouvai même à faire connaissance avec la personne de mon artiste-héros, par un portrait, une figuration, une représentation quelconque.
Et je me mis à fouiller mes albums, et je trouvai le recueil qui porte pour titre : Sei tû Guishi deu (Les Chevaliers du devoir et du dévouement), ou le peintre Kouniyoshi nous représente les ronins dans l’action de l’attaque du yashki de Kotsuké : l’un portant une bouteille d’alcool « pour panser les blessures et faire de grandes flammes afin d’épouvanter l’ennemi »
, l’autre « tenant deux chandelles et deux
épingles de bambou pour servir de chandeliers »
, celui-ci éteignant avec de l’eau les lampes et les braseros, celui-là ayant aux lèvres le sifflet « dont les trois coups prolongés »
doivent annoncer la découverte de Kotsuké ; et presque tous dans des poses de violence et d’élancement, brandissant à deux mains des sabres et des lances, et tous enveloppés d’un morceau d’étoffe de soie bleue, avec leurs lettres distinctives sur leurs uniformes, leurs armes, leurs objets d’équipement, et tous ayant sur eux un yatate, écritoire de poche, et dans leur manche un papier expliquant la raison de l’attaque57.
L’album, montré à Hayashi, en le priant de désigner Otaka dans les quarante-sept ronins représentés, et en lui demandant s’il ne connaissait▶ pas quelque détail imprimé sur l’homme, il me dit en feuilletant l’album : « Le voici, Otaka !… ou plutôt Quengo Tadao… car il y a une défense d’indiquer les vrais noms des ronins, et ils sont représentés avec les noms défigurés qu’ils ont au théâtre. » Et disant cela, Hayashi avait le doigt sur la planche, où est imprimé, en couleur, un guerrier au casque bleu, au vêtement noir et blanc doublé de bleu, la tête baissée, les deux mains sur le bois d’une lance, un pied en l’air, un autre appuyé à plat sur le sol, et portant un furieux coup de haut en bas.
Puis comme Hayashi cherchait dans sa mémoire, s’il ◀connaissait▶ quelque détail biographique sur Otaka, ses yeux s’arrêtant sur la demi-page de caractères gravés au-dessus du guerrier, il s’écria : « Mais sa biographie… la voici ! » Et je la donne telle qu’il me l’a traduite d’après le texte d’Ippitsou-an.
Tadao appartient héréditairement à une famille vassale de Akao. Dès sa jeunesse, il se fit remarquer par son dévouement au maître, tel qu’il n’y en a pas deux. Son talent dans la tactique et les manœuvres de cavalerie lui fit un renom brillant. Après le désastre de la maison de son maître, il est venu à Yedo, en cachant au fond du cœur l’idée de la vengeance. Mais ouvertement il se présenta comme artiste, se fit appeler Shiyó dans la société de poésie, et fut ami de Kikakou, célèbre poète de ce temps. Il fut admis également à la société de thé de Tchanoyu et fut élève de Yamada Sôhen, célèbre maître de thé, qui ◀connaissait Kira (Kotsuké) assez intimement. Il parvint ainsi à se mettre au courant des habitudes de son ennemi. Afin de se renseigner le mieux possible, il se déguisa en marchand d’objets de bambou58, et de balais, qu’il offrait naturellement dans les meilleures conditions, et fréquenta la résidence de Kira. Il sut ainsi que le 14e jour du 12e mois, était le jour du grand nettoyage, et que ce jour le monde s’enivre et dort de fatigue. C’est ainsi qu’il indiqua à Oishi la nuit qu’il fallait choisir pour attaquer. Pendant ce combat, il fut blessé dans les ténèbres de la nuit, et l’on croit que c’est Kobayashi Heihati qui fut son adversaire.
On remarquera la phrase
se déguisa en marchand d’objets de bambou
, qu’il lui
arrivait de fabriquer lui-même, ainsi que le prouve la petite écritoire de poche de ma collection.