(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVI. De l’éloquence et de la philosophie des Anglais » pp. 324-337
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(1800) De la littérature considérée dans ses rapports avec les institutions sociales (2e éd.) « Première partie. De la littérature chez les anciens et chez les modernes — Chapitre XVI. De l’éloquence et de la philosophie des Anglais » pp. 324-337

Chapitre XVI.
De l’éloquence et de la philosophie des Anglais

Il y a trois époques très distinctes dans la situation politique des Anglais ; les temps antérieurs à leur révolution, leur révolution même, et la constitution qu’ils possèdent depuis 1688. Le caractère de la littérature a nécessairement varié suivant ces diverses circonstances. Avant la révolution, on ne remarque en philosophie qu’un seul homme, le chancelier Bacon. La théologie absorbe entièrement les années mêmes de la révolution. La poésie a presque seule occupé les esprits sous le règne voluptueux et despotique de Charles II ; et ce n’est que depuis 1688, depuis qu’une constitution stable a donné à l’Angleterre du repos et de la liberté, qu’on peut observer avec exactitude les effets constants d’un ordre de choses durable.

Les écrits de Bacon caractérisent son génie plutôt que son siècle. Il s’élança seul dans toutes les sciences : quelquefois obscur, souvent scolastique, il eut cependant des idées nouvelles sur tous les sujets, mais il ne put rien compléter. L’homme de génie fait quelques pas dans des sentiers inconnus ; mais il ne faut pas moins que la force commune et réunie des siècles et des nations pour frayer les grandes routes.

Les querelles de religion auraient pu replonger l’Angleterre, au dix-septième siècle, dans l’état dont l’Europe était enfin sortie ; mais les lumières qui existaient déjà et dans les autres pays, et dans l’Angleterre même, s’opposèrent aux funestes effets de ces disputes vaines. Harrington, Sidney, etc., indifférents aux questions théologiques, s’efforcèrent de rattacher les esprits aux principes de la liberté, et leurs efforts ne furent pas entièrement perdus pour la raison.

Enfin la philosophie anglaise, à la fin du dix-septième siècle, prit son véritable caractère, et l’a soutenu depuis cent ans toujours avec de nouveaux succès.

La philosophie anglaise est scientifique, c’est-à-dire que ses écrivains appliquent aux idées morales le genre d’abstraction, de calcul et de développement dont les savants se servent pour parvenir aux découvertes et pour les expliquer.

La philosophie française tient davantage au sentiment et à l’imagination, sans avoir pour cela moins de profondeur ; car ces deux facultés de l’homme, lorsqu’elles sont dirigées par la raison, éclairent sa marche, et l’aident à pénétrer plus avant dans la connaissance du cœur-humain.

La religion chrétienne, telle qu’elle est professée en Angleterre, et les principes constitutionnels tels qu’ils sont établis, laissent une assez grande latitude aux recherches de la pensée, soit en morale, soit en politique. Cependant les philosophes anglais, en général, ne se permettent pas de tout examiner ; et l’utilité, qui est le mobile de leurs efforts, leur interdit en même temps un certain degré d’indépendance.

Ils ont développé d’une manière supérieure la théorie métaphysique des facultés de l’homme ; mais ils connaissent et étudient moins les caractères et les passions. La Bruyère, le cardinal de Retz, Montaigne, n’ont point d’égal en Angleterre.

Dans les pays où la tranquillité règne avec la liberté, on s’examine peu réciproquement. Les lois dirigent la plupart des relations des hommes entre eux. Tout porte l’esprit aux idées générales plutôt qu’aux observations particulières ; mais lorsque les sociétés brillantes de la cour et de la ville ont un grand crédit politique, le besoin de les observer pour y réussir développe un grand nombre de pensées fines ; et si, d’un côté, il y a moins de philosophie pratique dans un tel pays, de l’autre, les esprits sont nécessairement plus capables de pénétration et de sagacité.

Les Anglais ont traité la politique comme une science purement intellectuelle. Hobbes, Ferguson, Locke, etc., avec des systèmes différents, recherchent quel fut l’état primitif des sociétés, afin d’arriver à connaître quelles sont les lois qu’il faut instituer pour les hommes. Smith, Hume, Shaftesbury, étudient les sentiments et les caractères sous des points de vue presque entièrement métaphysiques. Ils écrivent pour l’instruction et la méditation, mais ils ne songent point à captiver l’intérêt ’ en même temps qu’ils sollicitent l’attention. Montesquieu semble donner la vie aux idées, et rappelle à chaque ligne la nature morale de l’homme au milieu des abstractions de l’esprit. Nos écrivains français ayant toujours présent à leur pensée le tribunal de la société, cherchent à obtenir le suffrage de lecteurs qui se fatiguent aisément ; ils veulent attacher le charme des sentiments à l’analyse des idées, et faire ainsi marcher simultanément un plus grand nombre de vérités.

Les Anglais ont avancé dans les sciences philosophiques comme dans l’industrie commerciale, à l’aide de la patience et du temps.

Le penchant de leurs philosophes pour les abstractions semblait devoir les entraîner dans des systèmes qui pouvaient être contraires à la raison ; mais l’esprit de calcul, qui régularise, dans leur application, les combinaisons abstraites, la moralité, qui est la plus expérimentale de toutes les idées humaines, l’intérêt du commerce, l’amour de la liberté, ont toujours ramené les philosophes anglais à des résultats pratiques. Que d’ouvrages entrepris pour servir utilement les hommes, pour l’éducation des enfants, pour le soulagement des malheureux, pour l’économie politique, la législation criminelle, les sciences, la morale, la métaphysique ! Quelle philosophie dans les conceptions ! quel respect pour l’expérience dans le choix des moyens !

C’est à la liberté qu’il faut attribuer cette émulation et cette sagesse. On pouvait si rarement se flatter en France d’influer par ses écrits sur les institutions de son pays, qu’on ne songeait qu’à montrer de l’esprit dans les discussions même les plus sérieuses. On poussait jusqu’au paradoxe un système vrai sous quelques rapports ; la raison ne pouvant avoir un effet utile, on voulait au moins que le paradoxe fût brillant. D’ailleurs sous une monarchie absolue, on pouvait, comme Rousseau l’a fait dans le Contrat social, vanter sans danger la démocratie pure ; mais on n’aurait point osé approcher des idées plus vraisemblables. Tout était jeu d’esprit en France, hors les arrêts du conseil du roi : tandis qu’en Angleterre, chacun pouvant agir d’une manière quelconque sur les résolutions de ses représentants, l’on prend l’habitude de comparer la pensée avec l’action, et l’on s’accoutume à l’amour du bien public par l’espoir d’y contribuer.

Ce principe d’utilité, qui a donné, si je puis m’exprimer ainsi, tant de corps à la littérature des Anglais, a retardé cependant chez eux un dernier perfectionnement de l’art, que les Français ont atteint ; c’est la concision dans le style. La plupart des livres anglais sont confus à force de prolixité. Le patriotisme qui règne en Angleterre, inspire une sorte d’intérêt de famille pour les questions d’une utilité générale ; on peut en entretenir les Anglais aussi longuement que de leurs affaires particulières ; et les auteurs, confiants dans cette disposition, abusent souvent de la liberté qu’elle accorde. Les Anglais donnent à toutes leurs idées des développements aussi étendus que ceux d’un instituteur parlant à ses élèves : c’est peut-être un meilleur moyen d’éclairer la masse d’une nation ; mais la méthode philosophique ne peut acquérir ainsi toute sa perfection.

Les Français feraient un livre mieux que les Anglais, en leur prenant leurs idées ; ils les présenteraient avec plus d’ordre et de précision : comme ils suppriment beaucoup d’intermédiaires, leurs ouvrages exigent plus d’attention pour être compris ; mais la classification des idées y gagne, soit par la rapidité, soit par la rectitude de la route que l’on fait suivre à l’esprit En Angleterre, c’est presque toujours par le suffrage de la multitude que commence la gloire ; elle remonte ensuite vers les classes supérieures. En France, elle descendait de la classe supérieure vers le peuple. Je n’examine point ce qui est préférable pour le bonheur national ; mais l’art d’écrire et la méthode de composer ne peuvent se perfectionner, en Angleterre, jusqu’au point où l’on devait arriver en France, lorsque les écrivains visaient toujours et presque exclusivement au suffrage des premiers hommes de leur pays.

On se livre en Angleterre aux systèmes abstraits ou aux recherches qui ont pour objet une utilité positive et pratique ; mais ce genre intermédiaire, qui réunit dans un même style la pensée et l’éloquence, l’instruction et l’intérêt, l’expression pittoresque et l’idée juste, les Anglais n’en possèdent presque point de modèles, et leurs livres n’ont qu’un but à la fois, l’utilité ou l’agrément.

Les Anglais, dans leurs poésies, portent au premier degré l’éloquence de l’âme ; ils sont de grands écrivains en vers ; mais leurs ouvrages en prose participent très rarement à la chaleur et à l’énergie qu’on trouve dans leurs poésies. Les vers blancs n’offrant que très peu de difficultés, les Anglais ont réservé pour la poésie tout ce qui tient à l’imagination ; ils considèrent la prose comme la langue de la logique, et le seul objet de leur style est de faire comprendre les raisonnements, et non d’intéresser par des expressions. La langue anglaise n’a pas encore acquis peut-être le degré de perfection dont elle est susceptible. Ayant plus souvent servi aux affaires qu’à la littérature, elle manque encore d’un très grand nombre de nuances ; et il faut beaucoup plus de finesse et de correction dans une langue pour bien écrire en prose que pour bien écrire en vers.

Quelques auteurs anglais, cependant, Bolingbroke, Shaftesbury, Addison, ont de la réputation comme bons écrivains en prose : néanmoins leur style manque d’originalité, et leurs images de chaleur : le caractère de l’écrivain n’est point empreint dans son style, et le mouvement de l’âme ne se fait point sentir à ses lecteurs. Il semble que les Anglais n’osent se livrer entièrement, que dans l’inspiration poétique : lorsqu’ils écrivent en prose, une sorte de pudeur captive leurs sentiments : comme ils sont tout à la fois timides et passionnés, ils ne peuvent se livrer à demi. Les Anglais se transportent dans le monde idéal de la poésie, mais ils ne mettent presque jamais de chaleur dans les écrits qui portent sur les objets réels. Ils reprochent avec vérité aux écrivains français leur égoïsme, leur vanité, l’importance que chacun attache à sa personne, dans un pays où l’intérêt public ne tient point de place. Mais il est cependant certain que pour qu’un auteur soit éloquent, il faut qu’il exprime ses propres sentiments ; ce n’est pas son intérêt, mais son émotion ; ce n’est pas son amour-propre, mais son caractère, qui doivent animer ses écrits ; et faire abstraction en écrivant de ce qu’on éprouve soi-même, ce serait aussi faire abstraction de ce qu’éprouve le lecteur.

Il n’y a point en Angleterre de mémoires, de confessions, de récits de soi faits par soi-même ; la fierté du caractère anglais se refuse à ce genre de détails et d’aveux : mais l’éloquence des écrivains en prose perd souvent à l’abnégation trop sévère de tout ce qui semble tenir aux affections personnelles.

On applique en Angleterre l’esprit des affaires aux principes de la littérature ; et l’on interdit dans les ouvrages raison nés tout appel à l’émotion, tout ce qui pourrait influencer le moins du monde le libre exercice du jugement. M. Burke, le plus violent ennemi de la France, a, dans son ouvrage contre elle, quelques rapports avec l’éloquence française ; mais quoiqu’il ait des admirateurs en Angleterre, on y est assez tenté d’accuser son style d’exagération autant que ses opinions, et de trouver sa manière d’écrire incompatible avec des idées justes.

Les Lettres de Junius sont l’un des écrits les plus éloquents de la prose anglaise. Peut-être aussi que la principale cause du grand plaisir attaché à cette lecture, c’est l’admiration qu’on éprouve pour la liberté d’un pays où l’on pouvait attaquer ainsi les ministres et le roi lui-même, sans que le repos et l’organisation sociale en souffrissent, sans que les dépositaires de la puissance publique eussent le droit de se soustraire à la plus véhémente expression de la censure individuelle.

Les débats parlementaires sont plus animés que le style des auteurs en prose. La nécessité d’improviser, le mouvement des débats, l’opposition, la réplique, excitent un intérêt, causent une agitation qui peuvent entraîner les orateurs : néanmoins l’argumentation est toujours le caractère principal des discours au parlement. L’éloquence populaire des anciens, celle des premiers orateurs français, produiraient dans la Chambre des communes plutôt l’étonnement que la conviction. Parcourons rapidement les causes de ces différences.

La révolution anglaise, qui devait mettre en mouvement toutes les passions populaires, s’est faite par les querelles théologiques. L’éloquence donc, au lieu de recevoir à cette époque une grande impulsion, a pris dès lors, par la nature même des objets qu’elle traitait, la forme de l’argumentation. Les intérêts de finances et de commerce ont été les premiers objets de tous les parlements d’Angleterre, et toutes les fois qu’on est appelé à discuter avec les hommes leurs intérêts de calcul, le raisonnement seul obtient leur confiance. La situation diplomatique de l’Europe, autre objet des débats parlementaires, a toujours exigé, par l’importance même de ses intérêts, une grande circonspection. Les deux partis qui ont divisé le parlement ne luttaient point comme les plébéiens et les patriciens, avec toutes les passions de l’homme ; c’était presque toujours quelques rivalités individuelles, contenues par l’ambition même, qui les excitaient ; c’étaient des débats dans lesquels l’opposition voulant donner au roi un ministre de son parti, gardait toujours, dans sa résistance même, les égards nécessaires pour arriver à ce but. Le point d’honneur met nécessairement aussi quelques bornes à la violence des attaques personnelles. Enfin les modernes ont en général un respect pour les lois qui doit nécessairement aussi changer à quelques égards le caractère de leur éloquence. Quoiqu’il existât des lois chez les anciens, l’autorité populaire avait souvent le droit et la volonté de tout détruire ou de tout recréer. Les modernes ont presque toujours été astreints à commenter le texte des lois existantes. Sans nier assurément les avantages de cette fixité, il s’ensuit néanmoins que l’esprit de discussion et d’analyse est plus important dans les assemblées actuelles que le talent d’émouvoir.

Il faut que la logique de l’orateur, au lieu de presser l’homme corps à corps, comme Démosthène, l’attaque avec de certaines armes convenues, dont l’effet est plus indirect. D’ailleurs., le gouvernement représentatif resserrant nécessairement, et le cercle des objets que l’on traite, et le nombre de ceux auxquels on s’adresse, l’éloquence de Démosthène n’aurait pas de proportion avec l’auditoire et le but : les témoins comptés et connus qui environnent de près les orateurs anglais, la table sur laquelle ils marquent, par un geste uniforme, le retour des mêmes raisonnements, tout leur rappelle un conseil d’état plutôt qu’une assemblée populaire ; tout doit les ramener à ne se servir que des armes du sang-froid, l’argumentation ou l’ironie55.

Plusieurs des causes que je viens d’énoncer devraient s’appliquer également au gouvernement représentatif en France ; mais les premières époques de la révolution ont offert à ses orateurs des sujets d’éloquence antique. Mirabeau, et quelques autres après lui, ont un talent plus entraînant, plus dramatique que celui des Anglais ; l’habitude des affaires s’y montre moins, et le besoin des succès de l’esprit beaucoup davantage. Les longs développements seraient en tout temps aussi beaucoup moins tolérés en France qu’en Angleterre. Les orateurs anglais, de même que Cicéron, répètent souvent des idées déjà comprises ; ils reviennent quelquefois aux mouvements, aux effets d’éloquence déjà employés avec succès. En France, on est si jaloux de l’admiration qu’on accorde, que si l’orateur voulait l’obtenir deux fois pour le même sentiment, pour le même bonheur d’expression, l’auditoire lui reprocherait une confiance orgueilleuse, lui refuserait un second aveu de son talent, et reviendrait presque sur le premier.

Cette disposition d’esprit, chez les Français, doit porter très haut le vrai talent ; mais elle entraîne la médiocrité dans des efforts gigantesques et ridicules. Elle favorise aussi quelquefois, d’une manière funeste, le succès des plus absurdes assertions. S’il fallait prolonger un raisonnement, sa fausseté serait plus sensible ; si l’on pouvait le réfuter avec les formes qui servent à développer les vérités élémentaires, les esprits les plus communs finiraient par comprendre quel est l’objet de la question. La dialectique des Anglais se prête beaucoup moins que la nôtre au succès des sophismes. Le style déclamateur, qui sert si bien les idées fausses, est rarement admis par les Anglais : et comme ils donnent une moins grande part aux considérations morales dans les motifs qu’ils développent, le sens positif des paroles s’écarte moins du but, et permet moins de s’égarer.

La langue de la prose étant beaucoup plus perfectionnée chez les Français, ce que nous avons eu, ce que nous pourrions avoir d’hommes vraiment éloquents, remuerait plus fortement les passions humaines ; ils sauraient réunir dans un même discours plus de talents divers. Les Anglais ont considéré l’art de la parole, comme tous les talents en général, sous le point de vue de l’utilité ; et c’est ce qui doit arriver à tous les peuples, après un certain temps de repos fondé sur la liberté.

Le repos du despotisme produirait un effet absolument contraire ; il laisserait subsister les besoins actifs de l’amour-propre individuel, et ne rendrait indifférent qu’à l’intérêt national. L’importance politique de chaque citoyen est telle dans un pays libre, qu’il attache plus de prix à ce qui lui revient du bonheur public, qu’à tous les avantages particuliers qui ne serviraient pas à la force commune.