George Sand, Indiana (1832)
On peut parler d’Indiana, quoiqu’il y ait déjà un certain nombre de semaines que le livre ait produit son effet et qu’il ait recueilli presque partout en abondance son contingent d’articles et d’éloges, son nombre d’acheteurs et de lecteurs, en un mot tout ce qui constitue la vogue. Indiana n’est pas seulement un livre de vogue ; son succès n’est pas en grande partie dû à une surprise longtemps ménagée, à une complaisante duperie du public, à l’appât d’un nom gonflé de faveur, aux amorces habiles d’un titre bizarre ou mystérieux, promené, six mois à l’avance, de l’élégant catalogue en vélin aux couvertures beurre frais des nouveaux chefs-d’œuvre : la veille du jour où Indiana a paru, personne ne s’en inquiétait par le monde ; d’insinuantes annonces n’avaient pas encore prévenu les amateurs de se hâter pour avoir, les premiers, un jugement à mettre en circulation ; la seconde édition n’était probablement pas toute satinée et brochée avant la première ; bref, Indiana a fait son premier pas naïvement, simplement, sous un nom d’auteur peu connu▶ jusqu’ici et suspect même d’en cacher un autre moins ◀connu▶ encore. Mais dès qu’en ouvrant le livre on s’est vu introduit dans un monde vrai, vivant, nôtre, à cent lieues des scènes historiques et des lambeaux de moyen âge, dont tant de faiseurs nous ont repus jusqu’à satiété ; quand on a trouvé des mœurs, des personnages comme il en existe autour de nous, un langage naturel, des scènes d’un encadrement familier, des passions violentes, non communes, mais sincèrement éprouvées ou observées, telles qu’il s’en développe encore dans bien des cœurs sous l’uniformité apparente et la régularité frivole de notre vie ; quand Indiana, Noun, Raymon de Ramière, la mère de Raymon, M. Delmare, se montrèrent de prime abord comme d’attachantes nouveautés qui réalisaient nos propres réminiscences, et que plus d’un profil entrevu, plus d’une aventure ébauchée, les situations qu’on rêve, celles qu’on regrette ou qu’on déplore, se ranimèrent pour nous et se composèrent à nos yeux dans un émouvant tableau, autour d’une romanesque, mais non pas imaginaire créature, alors on s’est laissé aller à aimer le livre, à en dévorer les pages, à en pardonner les imperfections, même les étranges invraisemblances vers la fin, et à le conseiller aux autres sur la foi de son impérieuse émotion : « Avez-vous lu Indiana ? s’est-on dit ; lisez donc Indiana ! »
Indiana n’est pas un chef-d’œuvre ; il y a dans le livre un endroit, après la mort de Noun, après la découverte fatale qui traverse l’âme d’Indiana, après cette matinée de délire où elle arrive jusque dans la chambre de Raymon qui la repousse, — il y a là un point, une ligne de démarcation où la partie vraie, sentie, observée, du roman se termine ; le reste, qui semble d’invention presque pure, renferme encore de beaux développements, de grandes et poétiques scènes ; mais la fantaisie s’efforce de continuer la réalité, l’imagination s’est chargée de couronner l’aventure. On admire le talent dans cette dernière moitié ; mais ce n’est plus la vérité palpitante, l’impression franche, l’émotion du commencement. Indiana, par ce manque d’ensemble et, pour ainsi dire, de continuité, se trouve au-dessous de quelques romans de moindre dimension, et peut-être aussi de moindre portée, qu’on doit à la plume de femmes célèbres : Eugène de Rothelin, Valérie, comme œuvres, sont autrement complets et harmonieux dans leur simplicité. Indiana rappelle davantage Delphine, à laquelle je ne la trouve pas de bien loin inférieure, et qui, dans son étendue, offre également des disparates de composition. Les deux romans ont en outre cela de commun, d’obéir à une tendance philosophique, de viser à une moralité analogue, plus explicite et tout en dehors chez Mme de Staël, plus sous-entendue et laissée à la sagacité du lecteur dans Indiana ; les divagations métaphysiques à la mode, du temps de Mme de Staël, et dont elle ne s’est pas fait faute dans Delphine, sont remplacées de préférence, dans le roman de 1832, par les hors d’œuvre pittoresques, les descriptions d’intérieur et de boiseries de salon, si à la mode aujourd’hui, et auxquelles l’auteur d’Indiana s’est laissé quelquefois aller un peu complaisamment, mais qui sont après tout assez de mise dans le roman domestique.
Comme l’auteur de Delphine, l’auteur d’Indiana, assure-t-on, est une femme : ainsi le nom qui se trouve au titre du livre n’y serait que comme le nom de Segrais en tête des romans de Mme de La Fayette, comme le nom de Pont-de-Vesle en tête de ceux de Mme de Tencin. On se complaît et on se confirme dans cette supposition en avançant dans la lecture. Si en effet quelques traits de style et de pinceau, aux endroits particulièrement descriptifs et littéraires, dénotent plus de fermeté et d’habitude qu’il n’est naturel d’en accorder à une femme toute seule, dans un premier essai d’aussi longue haleine, une foule d’observations fines et profondes, de nuances intérieures, de sensations progressives ; l’analyse du cœur d’Indiana, de ses flétrissants ennuis, de son attente morne, fiévreuse et désespérée, pauvre esclave ! puis sa flamme rapide, son naïf et irrésistible abandon, son attache soudaine et forcenée ; le caractère de Raymon surtout, ce caractère décevant, mis au jour et dévoilé en détail dans son misérable égoïsme, comme jamais homme, fût-il un Raymon, n’eût pu s’en rendre compte et ne l’eût osé dire ; une certaine amertume, une ironie mal déguisée contre la morale sociale et les iniquités de l’opinion, qui laisse entrevoir qu’on n’y a pas échappé ; tout, selon nous, dans cette production déchirante, justifie le soupçon qui a circulé, et en fait une lecture doublement romanesque, et par l’intérêt du récit en lui-même, et par je ne sais quelle identité mystérieuse et vivante que derrière ce récit le lecteur invinciblement suppose.
Indiana est une créole de l’île Bourbon, une créole triste et pâle, qui a du sang espagnol dans les veines ; une Indienne malade du mal d’Europe, menue, frêle et fluette (gracilis) ; âme souffrante, étiolée, avide d’un amour qu’elle attend et qu’elle n’espère plus ; organisation débile, défaillante par elle-même, peu sensuelle, tout éthérée, toute soumise à l’âme, et capable, quand il le faudra, des plus robustes épreuves. Son père, qui était un joséphin, avait pris le parti prudent de quitter l’Espagne, en 1814, et de s’établir aux colonies : Indiana y est née, y a été élevée dans la naïveté et l’ignorance ; privée de sa mère dès le bas âge, elle s’est trouvée presque entièrement abandonnée, pour l’éducation et les soins, à un cousin de dix ans plus âgé qu’elle, sir Rodolphe Brown, ou plus brièvement sir Ralph. Ce cousin, fort singulier original, rebuté et comprimé lui-même dès l’enfance, sacrifié par ses parents à un frère aîné qu’on lui préfère, s’attache à la petite Indiana comme au seul être qui lui sourie au monde et qui lui rende amitié pour amitié. Il est probable que, malgré la différence des âges, il aurait fini par épouser sa cousine : car elle était devenue une charmante jeune fille, et par la mort de ce frère aîné, qu’environnait une injuste préférence, sir Ralph était devenu un riche héritier ; mais, durant un voyage lointain qu’il fit à cette époque, la soumise Indiana fut mariée par son père à un ancien colonel français, le baron Delmare, alors négociant très-riche de Bourbon. Bientôt après, Indiana vint habiter la France avec son mari, et sir Ralph, libre de son côté par la mort de ses parents et celle de sa femme (car il s’était laissé marier également par soumission), les avait rejoints. Malgré l’humeur volontiers jalouse de M. Delmare, sir Ralph, dans sa loyale cordialité, s’était installé chez sa cousine, ou du moins y passait presque toute sa vie. M. Delmare avait fini par s’y faire. Il faut voir, dès la première scène du roman, ces trois personnes, ce petit monde, sans oublier le beau chien griffon Ophélia, par une pluvieuse soirée d’automne, dans le vaste salon du castel de Lagny. La triste Indiana s’ennuie comme toujours et garde le silence ; sir Ralph s’ennuie peut-être, mais on le dirait impassible sous son masque vermeil et fleuri. Le baron Delmare s’impatiente, tisonne, essaye d’être jaloux, chasse du salon la pauvre Ophélia pour avoir bâillé. Et pourtant le vent siffle, la pluie chasse ; Indiana frissonne, comme à l’approche d’une crise mystérieuse. Pressentiment ! silence ! attente ! le roman va commencer.
On saura qu’Indiana a amené de Bourbon avec elle une femme de chambre, ou plutôt une amie d’enfance qui ne l’a jamais quittée, une vraie créole, une vive et piquante Indienne, Noun. La belle Noun a fait sensation dans le pays, dans les bals champêtres du village voisin ; un jeune monsieur des environs, M. de Ramière, l’a vue, s’est mis en avant, a fait arriver ses aveux brûlants à ce cœur inflammable et crédule ; depuis ce jour, Noun est sa conquête ; il lui a sacrifié un voyage à Paris qu’il devait faire ; il la vient visiter de nuit, par-dessus les murs du parc, au risque de se casser le cou : il va venir ce soir-là même ; mais le factotum, ancien sergent, a prévenu le colonel que des voleurs de charbon s’introduisent depuis plusieurs nuits, qu’on a saisi des traces, et qu’il est prudent de surveiller. M. Delmare trouve l’occasion heureuse pour secouer son ennui, et voyant que l’aventure prend une tournure guerrière, il sort, malgré la pluie et ses rhumatismes, avec son fusil de chasse, décidé à se faire justice.
Les voleurs soupçonnés ne sont autre que Raymon de Ramière : il est blessé ; on le transporte au logis ; Indiana le soigne. Revenu à lui, il prétexte à son escapade un motif improvisé qui ne paraît pas trop chimérique. Plus tard, à Paris, il retrouve Indiana dans un bal. Bref, le séducteur de la femme de chambre devient amoureux de la maîtresse, et n’est pas rejeté. Cette situation difficile est admirablement ménagée et déduite dans le roman ; dès le début, le drame est à son comble. Indiana ignore que l’homme qu’elle distingue, et qui semble lui devoir rendre l’espérance, le goût de la vie, s’est adressé à une autre qu’elle, et si près : le jour où Noun sait tout, ou plutôt la nuit orageuse et sinistre de cette découverte, la pauvre fille se noie. Indiana ne comprend pas encore, elle s’explique moins profondément qu’il ne convient cette catastrophe funeste arrivée à sa compagne chérie ; elle ne peut et n’ose deviner.
Ce n’est pas une analyse que j’essaye ; mais j’avais besoin de préciser les situations pour juger les caractères. Tout va bien jusqu’à la moitié et même jusqu’aux trois quarts du roman. Les personnages restent vrais, les scènes sont vraisemblables dans leur complication : sir Ralph seul touche un peu, par moments, à la caricature, mais nous ne le remarquerions pas, n’était le rôle final, le volte-face miraculeux auquel il est destiné. Nous consentirions volontiers à cette créature refoulée, contrainte, silencieuse, qui cache les débris d’une âme trop sensible sous un vermillon de santé bienheureuse, la délicatesse des sentiments sous une gaucherie épaisse ; qui a tout fait pour s’égoïser et qui ne l’a pu qu’en apparence ; qui épie, devine, sait tout et n’en laisse rien voir, mais veille à chaque minute sur l’objet de son dévouement avec l’instinct d’un animal domestique. Le moment où, pendant la chasse, apprenant qu’Indiana est renversée et expirante, sir Ralph tire flegmatiquement son couteau pour se couper la gorge, me paraît d’un sublime effet. Mais le sir Ralph de la quatrième partie ne ressemble plus à celui-ci, que nous croyons apprécier et comprendre ; le sir Ralph qui démasque, après des années de silence, son amour pour Indiana épuisée, qui prête à cet amour le langage fortuné des amants adolescents et des plus harmonieux poètes, le sir Ralph dont la langue se délie, dont l’enveloppe se subtilise et s’illumine ; le sir Ralph de la traversée, celui de la cataracte, celui de la chaumière de Bernica, peut bien être le sir Ralph de notre connaissance, transporté et comme transfiguré dans une existence supérieure à l’homme, de même que l’Indiana, de plus en plus fraîche et rajeunie, à mesure qu’on avance, peut bien être notre Indiana retournée parmi les anges ; mais à coup sûr ce ne sont pas les mêmes et identiques personnages humains, tels qu’on peut les rencontrer sur cette terre, après ce qu’ils ont souffert et dévoré.
Indiana, dès l’abord, prend l’amour au sérieux ; elle choisit, elle désigne du cœur Raymon comme l’être idéal qu’elle a constamment attendu, comme celui qui doit porter le bonheur dans ses jours. Ses premiers mécomptes, la manière naturelle et facile dont Raymon les répare, dont il la fascine et l’enchante ; l’éclair sinistre qu’un mot de sir Ralph sur l’aventure de Noun jette dans l’esprit d’Indiana, le coup qu’elle en reçoit et qu’elle rend à Raymon ; sa croyance en lui, malgré la découverte, sa résolution de fuir avec lui, de se réfugier chez lui, plutôt que de suivre son mari au départ ; cet abandon immense, généreux, inébranlable, sans souci de l’opinion, sans remords, et mêlé pourtant d’un superstitieux refus ; toute cette analyse vivante est d’une vérité, d’une observation profonde et irrécusable, qu’on ne saurait assez louer. C’est bien là l’amour chez la femme que le vice de nos éducations, l’étroitesse de nos convenances et nos finesses vaniteuses n’ont pas tournée au frivole et rabaissée au médiocre ; c’est l’amour placé comme il doit l’être, dès qu’une fois on l’admet, au-dessus des vains bruits et des biens apparents, sans balance, hors de pair, sur le trône du monde. Mais, après avoir senti de la sorte, après avoir épuisé jusqu’au bout son erreur, je ne puis plus concevoir qu’Indiana guérisse si facilement, qu’elle recouvre un front serein, un sourire purement heureux, une félicité presque virginale sous les palmiers de sa chaumière : idylle en tout surchargée, tableau final qui renchérit trop sur celui par lequel Paul et Virginiecommence ! Je conçois bien qu’à l’âge d’Indiana, et malgré la blessure d’une si furieuse passion, on s’adoucisse, on vive, on oublie un peu, et qu’après un intervalle assez long, on finisse même par aimer ailleurs ; mais ici le passage est brusque, la guérison magique ; sir Ralph joue le rôle d’un véritable Deus ex machina, qui, déguisé jusqu’alors en quelque rustre, et demeuré témoin insignifiant du drame, se révèle soudain, reprend sa haute beauté et ravit à lui l’Ariane : l’histoire réelle finit comme un poëme mythologique.
Le caractère de Raymon de Ramière offre une personnification effrayante, mais non exagérée, de cet égoïsme séduisant, de cette grâce affectueuse, de cette éloquence, de cette sensibilité toujours au service de sa propre satisfaction et de son plaisir. Combien de natures originellement riches et tendres se sont ainsi perverties, tout en continuant de plaire, et d’abuser les autres, et de s’abuser elles-mêmes ! Que de sourires enchanteurs, que de larmes faciles et hypocrites, dont celui qui les prodigue est dupe jusqu’à un certain point, et qui cachent à tous les yeux, même aux siens, un fonds hideux de personnalisme ! Si les Raymon de Ramière au complet sont assez rares, grâce à Dieu, parce qu’une si agréable corruption suppose une réunion délicate d’heureuses qualités et de dons brillants, la plupart des hommes dans la société, à la manière dont ils prennent les femmes, se l’approchent autant qu’ils le peuvent de ce type favorisé. Honneur à l’auteur d’Indiana de lui avoir arraché sa fausse enveloppe, et d’avoir étalé à nu son misérable bonheur ! Il y a cependant quelque ironie peu fidèle à nous montrer vers la fin Raymon, si frais, si beau, si calme, au centre des pauvres destinées égarées dont il est le fléau, et n’ayant pas gagné une ride, pas perdu un cheveu. Cette force d’indifférence n’existe pas réellement, même au cœur du plus ingénieux égoïsme. La vanité, le caprice, les sens, le besoin de succès et de plaisir à tout prix, deviennent en ces sortes d’âmes des passions moins nobles, mais non moins acharnées, qui gravent aussi leurs rides au front et en arrachent les cheveux. Dans le monde, le visage de ces hommes se compose et sourit invariablement par habitude, par artifice : dans la solitude, dans les moments de réflexion, en robe de chambre et en pantoufles, surprenez-les, ils sont sourcilleux, sombres ; ils se font, à la longue, un visage dur, mécontent et mauvais. — J’aurais autant aimé, de plus, qu’en accordant à Raymon de Ramière de grands talents et un rôle politique remarquable, on insistât moins sur son génie et sur l’influence de ses brochures : car, en vérité, comme les hommes de génie ou de talent qui écrivent des brochures en France, qui en écrivaient vers le temps du ministère Martignac ou peu auparavant, dans le cercle sacré de la monarchie selon la Charte, ne sont pas innombrables, je n’en puis voir qu’un seul à qui cette partie du signalement de Raymon convienne à merveille ; le nom de l’honorable écrivain ◀connu vient donc inévitablement à l’esprit, et cette confrontation passagère, qui lui fait injure, ne fait pas moins tort à Raymon : il ne faut jamais supposer aux simples personnages de roman une part d’existence trop publique qui prête flanc à la notoriété et qu’il soit aisé de contrôler au grand jour et de démentir. Le charme particulier, attaché aux existences romanesques, en est irréparablement atteint.
L’auteur d’Indiana, depuis son roman, a donné à une Revue une nouvelle intitulée Melchior, où se retrouvent dans un moindre espace les mérites d’observation et de passion que nous venons de signaler. Le succès d’Indiana va mettre son auteur à une rude épreuve ; nous voudrions qu’il y prît garde ; les libraires, les éditeurs de livres et de journaux doivent déjà l’investir et lui demander nouvelles et romans coup sur coup, sans relâche. L’auteur d’Indiana, en cédant avec mesure à ces instances, qui expriment à leur manière le vœu du public, fera bien de se consulter toujours, de se ménager le temps et l’inspiration, de ne jamais forcer un talent précieux, si fertile en belles promesses.
5 octobre 1832.