(1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263
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(1939) Réflexions sur la critique (2e éd.) pp. 7-263

I. — Le genre littéraire du voyage1

Le voyage est devenu (et les raisons en sont assez claires pour que je ne les dise pas) un genre florissant et facile. Comme tous les genres, il comporte des chefs-d’œuvre qui servent de modèle et que l’imitation diversifie. Plus qu’aucun, M. Barrès est de ceux qu’on imite aujourd’hui. Il appela jadis Marie Bashkirtseff Notre-Dame du Sleeping, et dans le même lieu son icone à lui se montre maintenant en bonne place.

Une œuvre originale, ici, impose, plus qu’une manière de voir, une manière d’écrire, et de dire ce qu’on aurait dû ou pu voir. Plus précisément l’intérêt des paysages et des cités est déterminé par des créateurs de valeurs pittoresques, comme l’intérêt des œuvres du passé est renouvelé, distribué, par des créateurs de valeurs littéraires (le mot est de M. Remy de Gourmont). De sorte que le voyage rentrerait peut-être moins dans les genres constructifs que dans les genres critiques. La vision de la nature chez un Chateaubriand, l’intelligence des livres chez un Sainte-Beuve, font deux espèces d’une même faculté, et, comme le voyage autour d’une bibliothèque est un voyage, la lecture de la terre est une lecture… Et remarquez que chez ces deux grands créateurs de valeurs, l’évolution du goût paraît la même, les deux espèces du genre ayant suivi les mêmes lignes de développement. Dans un passage de l’Itinéraire Chateaubriand oppose les paysages du Nouveau Monde, vierges, édéniques et crus, qu’il aimait (ou rêvait sur les livres) dans sa jeunesse, à ces lieux chargés d’histoire, de passé, d’humanité, de méditation, qui, seuls, dans son âge mûr et sa vieillesse, tirent de lui une résonance parfaite. N’est-ce point là le mouvement même qui détache Sainte-Beuve du romantisme, et la pente naturelle de toute critique, de toute vision harmonieuse et lucide, en tant qu’elle se confond avec la pente d’une vie humaine, en tant qu’elle se décourage en s’épurant, en tant qu’elle retrouve avec plus de mélancolie la servitude de sa condition qui est de voir, non de créer ? Regardez comme la même ligne relie, équilibre la Lettre à Fontanes sur la Campagne Romaine, l’article de Sainte-Beuve : Qu’est-ce qu’un classique ? Et que de phrases de M. Barrès, dans les Amitiés Françaises et ailleurs, chantent sur ce motif !

Il me semble que ce genre littéraire du voyage comporte trois manières, et, pour dire que celle de M. Barrès est la troisième, je suis bien obligé de commencer par les deux autres.

On peut demander au voyage une matière à description, utiliser par lui le bon état de ses yeux et de sa plume, comme un marcheur utilise la santé et le nerf de ses jambes. Le voyage descriptif est le plus naturel, le plus simple, le plus copieux, et l’on comprend que les deux noms qui viennent d’abord à l’esprit de la critique quand elle songe au voyage et aux voyageurs soient ceux de deux descriptifs, Gautier et Loti. Voilà les larges assises du genre, et aussi, toutes choses égales, ses plus bas degrés. La description date très vite. Ce qui soutient les voyages de Gautier, ce n’est pas leur détail de peinture exacte, tout ce mérite qu’il revendiquait de « bon daguerréotype littéraire », c’est un fond de bonne humeur, d’intelligence accommodante, une manière savoureuse de conter les histoires, de l’esprit, un style de trame épaisse et solide qui donne, sous les doigts, la sensation des draps inusables d’autrefois. Et si les deux romans maritimes populaires de M. Loti restent des chefs-d’œuvre, comme ses livres de voyage se sont vite fanés

… Les vrais voyageurs sont ceux-là seuls qui partent
Pour partir,

qui voient pour voir, qui racontent pour raconter. Contre ce genre passif, inorganique, la conscience littéraire de Flaubert protestait (bien qu’il l’ait pratiqué). Il n’admettait que le voyage utilisé à des fonds, à une atmosphère pour une œuvre qu’il éclaire.

La seconde manière, je l’appellerai le pèlerinage classique. Un pèlerin classique est celui qui demande à quelque lieu consacré, traditionnel, une méditation consacrée, traditionnelle, — qui passe avec confiance, solidement, sur une grande et royale route. C’est ainsi qu’un honnête homme faisait autrefois, une fois dans sa vie, au temps des chaises de poste, le voyage d’Italie. Héritier de la culture latine, il allait prendre contact avec la forme romaine de la beauté. Le chef-d’œuvre qui aurait pu naître de là, quelque mort anticipée nous l’a dérobé sans doute, et il faut l’imaginer sur des débris comme les Lettres du président de Brosses, ou les Promenades dans Rome de Stendhal. — Depuis que, sous les doigts de Chateaubriand, le christianisme a transmué en puissances de beauté sa volonté du vrai, Jérusalem et la Terre-Sainte sont devenues le lieu non plus seulement du pèlerinage authentique, mais du pèlerinage littéraire : mieux que dans son Voyage en Orient, Lamartine en exprime l’âme dans le magnifique Hommage à l’Académie de Marseille qu’il écrivit avant de s’embarquer. — Enfin, lorsque l’arrivée des marbres d’Elgin, la Grèce délivrée, et des connaissances plus exactes nous eurent conduits à dédoubler l’antiquité, à retrouver derrière la façade romaine l’Athènes antique, le voyage de Grèce parut l’acte même de la culture ; Renan, dans la Prière sur l’Acropole, en tira le cantique de l’esprit, un lied de l’intelligence, léger et fait de rien, mais que notre oreille intérieure ne peut plus écarter, et M. Charles Maurras, dans les trop courtes pages d’Anthinea, nous laisse voir qu’il en aurait donné le chef-d’œuvre, s’il ne lui avait paru plus urgent de ramener le roi.

Au pèlerinage classique, s’est opposée presque tout de suite ma troisième figure du voyage, le pèlerinage romantique. Celui-ci ne met point ses pas dans des pas. Il demande à la terre, aux villes, d’exalter sa puissance de vie, de lui faire sentir plus profondément et plus voluptueusement qu’il est lui. Et, comme chacune de ces fins formule une impossibilité, le pèlerinage romantique fait assez naturellement du pessimisme. Il eut, je crois, son type original dans le Childe Harold de Byron ; mais le romantisme français le diversifia en bien des façons. Individuel, il se définit mal. Voyez pourtant ce qui, chez Gautier et Loti, dépasse la description, insistez sur ce fond de lassitude qui transparaît derrière leur santé professionnelle de peintre, éclaircissez ce sentiment de l’exotisme que Chateaubriand mûri laisse tomber dédaigneusement parmi ses dépouilles de jeunesse, mais que ses successeurs ramassent, songez à Mérimée, à Gérard de Nerval, aux Goncourt, — vous reconnaîtrez au moins une certaine direction au pèlerinage romantique. En même temps que cette direction, voyez le pays qu’elle traverse, relevez la géographie qu’elle oppose aux trois sanctuaires du pèlerinage classique. Gautier dit que dès sa jeunesse il rêva de voir trois villes, Venise, Grenade, Le Caire. Le pittoresque fragmentaire qui éblouit par sa diversité, le monde de la sensation colorée, la joie de l’excitation tonique, voilà ce qu’à la suite de la peinture la littérature classique trouve dans le voyage une confirmation, le pèlerinage romantique y cherche une rénovation, y rencontre bien vite une répétition.

Je n’ai pris, avant d’arriver au nouveau livre de M. Barrès, Greco ou le Secret de Tolède, ce tournant un peu long que pour tenir mieux en lumière ceci, que M. Barrès est un pèlerin romantique, ou, si l’on veut, un pèlerin passionné. À cette troisième manière du voyage, il a fait toucher successivement sa beauté et ses limites. Un culte ne va pas sans pèlerinages. Il a donné au culte du moi la technique des siens.

Il ne suffit pas de dire qu’il n’est pas un descriptif, il faut voir comment il échappe au terre à terre, au péril de la description ; ne cherchant pas, comme le descriptif né, à rendre fidèlement ce qu’il a vu, mais à le recréer par les moyens propres de l’art littéraire, avec des allusions qui prennent l’objet de biais, avec des coupes de phrase qui fixent dans la texture même de la page un aspect analogue à l’objet, et qui en sont expressives à la fois parce qu’elles l’évoquent et parce qu’elles ne sont pas lui.

Comme Gautier disait, en bon descriptif : « Je suis un homme pour qui le monde extérieur existe », M. Barrès dirait volontiers : « Je ne connais de monde extérieur que celui pour lequel j’existe, en lequel j’existe. » Par un démaigrissement patient, il élimine de ses tableaux ce qui donnerait une nature objective et qui se tînt par elle-même. Voici une figure de Tolède.

« Comment rendre les grands mouvements monochromes de cette terre violâtre et ocreuse ? Il faudrait marquer sa couleur et ses courbes, et puis aussi rendre sensibles des parties nourries, pesantes, où nul édifice n’est notable, mais qui précisément ont la beauté des grands espaces pleins en architecture…

« Au centre du tableau, la cathédrale, comme un poids trop lourd, imprime à la montagne une sorte de fléchissement, d’où coule vers le fleuve une traînée de maisons. Mais, sur la droite et sur la gauche, le socle puissant demeure nu et l’on voit son granit sous les décombres qui glissent du faîte.

« Netteté, immobilité, voilà les deux vertus de décor, où San Juan de Los Reyes, né d’un vœu des Rois Catholiques, se tient à la poupe, d’une certaine manière si fière que je lui trouve, sinon la ressemblance, du moins la qualité d’une flamme d’étendard. »

Nous reconnaissons dans les premières lignes un tour qui chez un descriptif serait insupportable, parce qu’il avouerait une défaillance du métier, et parce que nous n’admettons pas qu’un peintre laisse un espace en blanc sous le prétexte que c’était trop difficile. Pourquoi cependant les phrases de Greco donnent-elles à notre esprit comme à notre oreille toute satisfaction ? C’est que le ton s’en tient d’accord avec tout le livre et tout l’auteur, où l’accent n’est presque jamais sur la chose vue, ni même sur le regard qui voit, mais sur l’ardeur qui s’exprime et la passion clairvoyante qui s’efforce. Cette image n’est pas celle d’une toile faite, mais d’un tableau qui se fait, la direction d’un regard qui vibre avec une ligne de la terre. Rien n’est écrit ici pour rendre un paysage, rien n’y sert qu’à exprimer une émotion, et c’est par un choc en retour naturel que l’émotion de l’artiste se transpose en un paysage lui-même ému… Cette manière, on la saisira plus clairement, peut-être, en rapprochant de cette vue de Tolède une vue du Taygète, dans le Voyage de Sparte, où toutes les valeurs, parfois les expressions, sont disposées de même :

« Que de force et de grandeur dans les mouvements du Taygète, quand il s’appuie largement sur la plaine conseillère de voluptés, et qu’il se jette par cinq pointes neigeuses dans le ciel ! Nulle hardiesse d’écrivain ne peindra cette épaisseur éclatante et forte, ces couleurs solides, entières, jamais équivoques, ces grandes diversités rudes qui s’étagent avec aisance depuis la zone des orangers jusqu’aux glaces étincelantes. Par quel jet de lyrisme rendre l’esprit qu’exhale cette masse brute. C’est peut-être une puissance analogue qu’a subie ma jeunesse toute neuve, le jour que, rejoignant au Sénat mon maître Leconte de Lisle, je le vis causer avec un petit homme dont je devinai, par un coup dans mon cœur, que c’était Victor Hugo. »

Ce contrôle constant de l’émotion ne donne pas seulement à M. Barrès sa pente de pensée, il engendre, dans sa technique la plus précise, son style.

Comme Greco contre l’éclat et le fini glorieux de ses maîtres vénitiens, l’écrivain tient sa phrase en garde contre une certaine rondeur de nature poétique, oratoire, contre cette musique prévue qui est la raison du vers et de la prose en tant qu’elle lui ressemble ou la rappelle. Nul ne possède comme lui cette vigueur sèche de poignet qui arrête un mouvement, tire sur le mors d’une période, nul ne le surpasse dans la maîtrise de la coupe. Flaubert ne voyait rien en littérature au-dessus de certaines coupes de Montesquieu et de La Bruyère. Où en eût-il trouvé une plus saisissante que celle de cette phrase, dans Leurs Figures, avec tout ce qui tient de rendu entre les deux dernières virgules ? « M. Auguste Burdeau se leva, et livide de son cœur désordonné dont il allait bientôt mourir, il flétrit, au milieu d’une immense émotion, son accusateur. » Dans le tableau de Tolède que je citais, voyez celles-ci :

« Cet entassement grandiose où l’on s’étonne de voir, mêlés aux clochers des églises et aux terrasses des monastères, tant de minarets de mosquées, l’Alcazar le domine. »

« Il faudrait l’âme passionnée d’un Delacroix pour saisir et fixer en une seconde la mutabilité du ciel, du terrain, des édifices, et puis dans son gouffre, le Tage. »

C’est par les nerfs mêmes de son style, et non seulement par ceux d’un égotisme qu’il diversifie sans le masquer (ou en portant, comme Courier le disait de Chateaubriand, son masque à la main) que M. Barrès demeure à l’opposé de ce qui est description, déploiement, objet.

Et je m’aperçois que j’ai déjà donné quelques-unes des raisons pour lesquelles il n’a rien d’un pèlerin classique.

Aussi, laisserai-je les raisons pour prendre un exemple, le plus naturel qui soit, celui du Voyage de Sparte, dont la lecture entre les lignes est curieuse. L’auteur fut déçu dans son essai de pèlerinage classique. Il en rapporta peu de « sensations » et dut faire, pour se composer après coup une Grèce utilisable, un merveilleux effort. Il imita alors Simonide et Pindare lorsque la personne d’un athlète ne rendait pas grand’chose sous l’ode qui le chantait, et qu’ils se rabattaient sur la louange de Castor et de Pollux. Castor et Pollux, ce furent d’abord Louis Ménard et l’arménien Tigrane, et l’on a pu goûter la justesse avec laquelle M. Barrès équilibre au seuil du voyage grec ces deux ailes de Propylées, la mémoire de l’Occident et l’espérance de l’Orient… Mais à mesure qu’il avançait, ses pages se sont alimentées de nourritures plus détournées, et que ses racines dépaysées allaient chercher plus loin ; la seule Iphigénie dont il veuille se souvenir en Grèce est celle de Goethe, vue par lui, comme jadis M. Taine, du Mont Sainte-Odile… Et je me suis demandé à quel propos l’assassinat de Capo d’Istria venait s’étirer en pages trop longues… Avec quelle politesse souriante, raffinée, M. Barrès a écarté Athènes et sa déesse municipale ! Quel jeu d’équilibre diplomatique à concilier la déférence d’usage et sa belle sincérité ! « Je vais goûter un plaisir d’art, le plus grand je crois de ma vie », dit-il avant de monter à l’Acropole. Mais il a eu soin de ne pas mettre cette phrase au passé, après sa descente. « La beauté de Phidias s’impose à tous les êtres raisonnables », et il a écrit là-dessus un parfait chapitre d’intelligence. L’éloge, qui d’un autre serait décisif, paraît bien maigre et un peu ironique, venant de celui pour qui la beauté propose et exalte des manières de sentir. S’il ne parvient pas à nous donner le change, c’est qu’il ne l’a pas cherché. Mais pourquoi ce pèlerinage classique lui fut-il, non quand il le raconta (c’est, au point de vue de la forme, un des chefs-d’œuvre d’aujourd’hui), mais quand il le fit, son dernier devoir d’écolier ?

Un autre pèlerin romantique, qui a écrit peut-être le livre-type du genre, et qui l’a semé depuis à une étape dépassée, l’auteur des Nourritures Terrestres, dit, en parlant de Rome : « J’ai découvert le secret de mon ennui à Rome, c’est que je ne m’y trouve pas intéressant. » Avec sa franchise ordinaire, il mange ici le morceau, je veux dire le pèlerinage classique. Et l’auteur du Culte du Moi, lui, « analysant son désarroi », se trouve bien moins intéressant sur l’Acropole qu’à la pointe extrême d’Europe ou sur ce plateau de Sion-Vaudémont que, pour bien faire, la tour franque aurait dû lui rendre aux Propylées. Ce n’est pourtant pas sur l’Acropole qu’il a donné le pendant le plus authentiquement romantique au mot que je citais.

Le nid d’aigle de Mycènes ne l’a pas intéressé (d’ailleurs le gardien l’ennuyait, et il ne savait sans doute pas que le mur, à côté de la Porte aux Lions, s’escalade très facilement : j’ai ainsi passé seul, dans l’enceinte cruellement torride, d’admirables journées). Les Mycéniens, c’est bien loin… La vraie Mycènes pour un Français, c’est le château de Kalavryta… Il y a bien eu la découverte de Schliemann : « J’arrive pour qu’on me dise : M. Schliemann s’est bien amusé. M. Schliemann, soit, mais moi ? Le chercheur emporta la truffe. »

Mais moi ? — Le voilà, le mot, — et la dalle qu’il faut soulever pour trouver chez M. Barrès le chemin souterrain, le chemin des racines. Lorsque M. Charles Maurras, dans un article dont on n’a pas perdu le souvenir, analysa le Romantisme Féminin d’aujourd’hui, il alla droit à un passage d’un roman de Madame de Noailles, qui est bien typique. Un homme va quitter sa maîtresse, et il emporte pour s’occuper quelques livres : « Vous allez lire tout cela ? — Oui, c’est très intéressant. — Ah ! c’est intéressant ! Et moi, qu’est-ce que j’aurai ? » À cette logique féminine un homme ne trouvera jamais ce que l’on peut bien répondre, et il ne saura que se réfugier dans le silence éternel de M. Bergeret ; mais le mot de M. Barrès — que M. Francis Chevassu appelait à ses débuts « Mademoiselle Renan » — ne nous permet pas de la concevoir, cette logique, comme particulière à un sexe : c’est plus romantique que féminin. M. Schliemann a emporté la truffe ! Pour se représenter dans toute son étendue délictueuse ce détournement de tubercule, il faut se souvenir que, lorsque le chercheur de truffes — et vous savez qui — en a découvert une, un coup de bâton de son maître l’en écarte ; mais, pour ne pas le décourager, on le gratifie, à chaque fois, d’une châtaigne : illustration très claire de la théorie de Marx sur la plus-value capitaliste. Le rôle de l’archéologue (et M. Barrès le laissait entendre, moins la comparaison, à un pensionnaire de l’école d’Athènes) consiste à nous fournir des occasions et des motifs de sentir. Si son plaisir lui devient une source propre d’activité, s’il nettoie de l’Acropole tour franque et minaret pour mettre de l’ordre dans sa conception professionnelle (qui n’est autre ici que la conception commune, et, comme dit M. Barrès, l’état de 1900), il usurpe, et de toute la distance qu’il y a d’une châtaigne à une truffe.

Quelle injustice ! Mais injustice qui nuit (et Platon triompherait) à celui-là seul qui la commet. M. Barrès a écrit sur Une Impératrice de la Solitude, Élisabeth d’Autriche, des pages délicates. Et il s’étonnait qu’un être cultivé, devant une telle existence, pût demeurer insensible à ce charme de ballade allemande et de féerie. L’Achilleion de Corfou m’a fort désenchanté. Néanmoins je souscris et, pour s’émouvoir de cette vie, il n’est pas besoin de porter soi-même une couronne. Mais Henri Schliemann, ce héros naïf du pèlerinage classique, ne doit-il pas bénéficier de ces dispositions ? Son histoire dégage-t-elle moins de poésie, moins de ce charme de ballade allemande ? Dans son autobiographie hâbleuse, il s’est créé une légende (pas plus peut-être que M. Christomanos n’en a fourni une à la mémoire de l’impératrice), mais avec un sens admirable de la légende. Quelle mine plantureuse d’idéal, que ce négociant soutenu, dans sa chasse aux millions, par sa foi en Homère, par l’espoir de retrouver, sous la terre, Troie !… Quelle confirmation stupéfiante de la foi par la vie, que l’or d’Ilion et de Mycènes jaillissant sous la pioche de ses ouvriers, que ces masques d’or désensevelis dans la ville d’Agamemnon, que toute une Grèce insoupçonnée livrée, par-dessous la Grèce classique, à la lampe des chercheurs, tout un pan de l’histoire, une période d’art original et vivace incorporée du coup à la mémoire humaine, et la Providence qui penche ce fruit d’or vers la main, d’abord, de ce Mecklembourgeois, parce qu’ignorant de la science qui doute et de la critique qui dissout, il a gardé sur la lettre de son vieil Homère une certitude, une intacte candeur d’enfant charmé ! M. d’Annunzio, à l’époque où son sens splendide de la beauté connaissait quelque mesure, ne s’y trompa point, et dans la Ville Morte, il sut « s’amuser » (la Muse est là-dedans, eût dit Victor Hugo), au moins autant que M. Schliemann.

Son pèlerinage grec conduit M. Barrès vers une Sparte professeur d’énergie, à laquelle Athènes professeur de culture cède le pas, et, par-delà, vers une Sparte maîtresse de volupté et de rêverie, celle d’Hélène, l’Hélène du Second Faust, à qui la forteresse de Mistra fait aujourd’hui sur la plaine de Sparte sa demeure authentique. Une Sparte composite et précieuse, pareille à ce Glaucus marin encombré de coquillages, qui sortit de la mer pour déclarer l’avenir aux deux amants en route vers Troie, une Sparte qui ressemble comme une sœur alternée d’Orient à la Tolède de Greco. Les Francs ou le Secret de Sparte, eût écrit peut-être, du château des Villehardouin et du belvédère de Mistra, Maurice Barrès. Un Grec (puis un Français) à Tolède, des barons francs (puis un prince de l’art français) à Sparte, lui fournissent l’excitation nécessaire pour goûter un pays… Le secret de mon plaisir à Tolède et à Sparte, c’est que je m’y trouve intéressant, — et le voilà, le pèlerinage romantique.

De là une géographie sentimentale, qui toute était déjà dans Un Homme Libre (et ce qu’il a ajouté depuis à son œuvre n’a fait qu’amplifier son architecture de début, qu’entourer de chapelles point inattendues les trois nefs du Culte du Moi. « Pas de veau gras ! » disait-il lui-même aux critiques qui se réjouissaient de voir dans Les Déracinés un retour de l’enfant prodigue). Le chapitre sur la Lorraine et le chapitre sur Venise s’y balancent et s’y complètent. Il semble que ce soient là la maison de ville et la maison du large, pour un sensitif qui fait construire sa vie, et que l’amour d’une terre natale, le goût d’une auberge de rois, l’un l’autre s’aiguillonnent par le contraste. C’est vrai, un peu… Cependant lisez mieux ces pages : il aime la Lorraine du même fond dont il aime Venise, l’une parce qu’elle est pauvre, « sans éclat », mais nerveuse et fine et riche de délicates puissances et toute bérénicienne déjà, l’autre parce qu’elle accumule et mûrit le trésor d’histoire et de beauté anciennes, — toutes deux parce qu’elles feront des instruments magnifiques, l’une comme le mode dorien et l’autre comme le mode ionien de l’exaltation intérieure. Si, à son alchimie savante, la Lorraine fournit une discipline, si, par un prodige de sagacité et de volonté, cet égotiste parvient à tirer, non d’un art factice, mais de son fond le plus authentique, des livres nationaux comme la Vallée de la Moselle (je la détache de l’ouvrage manqué qui l’encadre mal), les Amitiés Françaises, les Bastions de l’Est, c’est un peu que la Venise romantique lui ménage un alibi. Sa discipline n’est pas de ces choses que l’on ne chercherait pas si on ne les avait trouvées, mais de celles que l’on n’aurait pas trouvées si d’abord elles ne vous avaient manqué, que l’on n’aurait pas magnifiquement trouvées si d’abord il ne les avait fallu consciemment créer, — et que l’on n’aurait pas la joie toujours renaissante de recréer, si, comme le berger devenu roi reprend parfois sa houlette et sa cape on ne savait dans quel chœur d’images les mêler, les dissoudre, les reconnaître et les retrouver.

Je ne reviens pas sur la Mort de Venise, ni sur le Conseil des Dix où ce romantique, cette fois avoué de lui-même, nous désigne les neuf portraits de famille qui en attendent là-bas un dixième. Puisque je n’ai sous les yeux que le Secret de Tolède, il serait injuste de me rabattre, comme l’auteur, en Grèce, sur Castor et Pollux, sur d’autres livres alors que celui-là est fort beau.

Ce livre sur l’Espagne, qu’il nous devait, M. Barrès regrette d’avoir tardé à l’écrire. Devons-nous partager ce regret ? Il y eut chez lui, à l’époque où il donna Du Sang, de la Volupté et de la Mort, un point singulier de maturité précoce, de plénitude parfaite, qu’il a transporté depuis dans d’autres ordres, mais qui, à cette place, entre toutes les formes de son art, me demeure précieuse. Il a loué quelque part les jeunes visages de la Restauration, où l’on sent une âme romantique sous une discipline classique. Dans Du Sang, triomphaient à la fois une âme romantique dont M. Barrès a depuis ramené sous des dehors plus lisses la franchise et la véhémence, et puis un style solidement classique, dont il n’a pas dépassé la belle ampleur, les poumons jeunes, la musique grave. Cette époque d’Un Amateur d’Âmes, du Bourgeois de Bruges, des Derniers jours du Tasse, voilà, je crois, celle qui, par la pleine pâte de sa matière, eût fourni sur l’Espagne un livre parfait.

Le fonds sentimental en eût certes été le même, et Greco nous rend ces motifs vivaces qui sont demeurés pour M. Barrès l’ornement et le nerf d’une âme lucidement passionnée, qu’un sens aiguisé des analogies lui fait imaginer comme espagnols, et qui se ramènent à « ce qui est le propre de l’Espagne, la tendance à l’exaltation des sentiments ».

Quand il écrivait les vigoureuses scènes parlementaires de Leurs Figures, c’est à des sensations espagnoles qu’il demandait cette exaltation des sentiments, qui fait si dramatique dans son livre la journée de M. Jules Delahaye. Quels effets il a su tirer d’une image, celle de la course de taureaux, et comme on sent ici, pour lui, les deux spectacles consubstantiels de la même passion ! Comme, de lui permettre la cruauté, de la lui révéler nécessaire, il sait à l’Espagne un gré de romantique clairvoyant ! C’est d’une histoire espagnole qu’il illustre, dans Du Sang, ceci : « Une vraie haine emporte tout ; c’est dans l’âme une reine absolue devant qui disparaissent tous autres sentiments. Et entre toutes les haines, la plus intense, la plus belle, la reine des reines enfin, c’est celle qu’exhalent les guerres civiles et que j’entrevis, en décembre 1892, aux couloirs du Palais-Bourbon. » Ensuite, il a trouvé, pour s’émouvoir, des raisons plus fines et plus calmes, et il a mis ses Amitiés Françaises sous le patronage d’Antigone, née pour partager l’amitié et non la haine. Au printemps de 1892 il lui plaisait d’imaginer, comme un de ses possibles, une Bérénice de Tolède, plus savoureuse et plus âpre que la Bérénice d’Aigues-Mortes. « Au lieu d’être une de celles que goûtent les esprits fatigués, tu aurais été pressée dans les bras d’hommes passionnés. » Cette Bérénice de Tolède, je l’attendais un peu quand je voyais Greco annoncé après Colette Baudoche, et je me promettais un beau contraste, une belle courbe d’art, de l’Espagnole à la Messine… Que j’avais tort de les attendre, je l’ai compris en lisant Greco, et que Colette Baudoche devait me faire pressentir seulement dans Greco une musique plus grêle, plus rentrée, plus hésitante que Du Sang.

Son livre sur l’Espagne, autrefois, M. Barrès l’eût-il fait tourner autour du Greco ? Je ne crois pas. On dirait qu’il a voulu symboliser dans la peinture de Greco sa manière je ne dirai pas nouvelle, mais plus récente, et qu’il y a reconnu les tableaux d’autel qui convenaient à son style, au style de son église. Il le loue « d’éviter le rondouillard et de trouver l’expression crue, immédiate, directe ». (P. 48.) Et ailleurs : « Au milieu d’une tendance générale à l’emphase, voici une pauvre pensée toute nue. On est émerveillé ou bien scandalisé, mais nul ne reste indifférent à cette manière directe. Ainsi réduit à l’essentiel, dégraissé et tout nerveux, un tel art pourrait sembler un peu maigre, un peu maladroit, n’était son état de spasme qui nous surprend et nous ranime. » Et plus précisément encore à la page suivante : « Le retour à la sincérité plaît surtout chez un artiste qui connaît tous les raffinements. »

« Greco me donne le secret de Tolède », tel est le titre du quatrième et dernier chapitre. Puisque M. Barrès le dit, il faut le croire, mais je me plains précisément que sa manière lui fasse garder la moitié de ce secret, en même temps qu’il nous transmet l’autre, où d’ailleurs je reconnais le secret de M. Barrès bien plus que celui de Tolède. Cette manière souple, pressée en intuitions discontinues qui ont peur d’insister, qui se détournent de toute pente oratoire, cette répugnance à expliquer, à enchaîner, je suis sensible ici à leurs limites, et je trouve, le secret donné, cette Tolède fragmentaire et vague : il me semble voir la main qui se ferme sur ce qu’elle offre, et me fait admirer, en place, les feux de ses bagues.

Je prends au hasard, dans cette dernière partie que je crois la moins réussie : « Acceptons le Greco dans son intégrité, comme un peintre dont le génie c’est de penser à l’espagnole. Nous en avons connu bien d’autres qui pensaient à l’espagnole ! Notre Corneille, par exemple. Corneille et Greco altèrent les rapports réels des choses ! ils sacrifient ceci et cela, en vue d’obtenir un effet plus noble. Et don Quichotte ! Le Chevalier de la triste figure pense à l’espagnole, déforme toutes choses. » (P. 163.)

Penser à l’espagnole, c’est déformer ? Quelle conclusion hâtive de voyageur, tirée de ce fait que le dessin de Greco est précipité, et qu’il eut du goût pour les ébauches ! Velasquez ne pensa donc pas à l’espagnole ? N’est-on pas frappé au contraire par le réalisme non seulement de l’école sévillane, mais de cette sculpture étudiée par M. Dieulafoy ? Ne sommes-nous pas au pays des Christs en peau humaine ? Et le roman picaresque ? Sainte Thérèse et Saint Ignace ne demeurent-ils pas, au même titre que le Bourguignon Saint Bernard, des types de mystique réaliste, pratique ? (M. Barrès lui-même le rappelle et l’utilise en des pages de Du Sang.) Et de ce que Corneille comme Victor Hugo a pris l’Espagne pour un décor héroïque, dirons-nous donc qu’il déforme, lui qui est un logicien et qui systématise ? Et n’est-ce pas d’une certaine volonté lucide, cruelle et sèche que M. Barrès lui-même s’est enrichi en Espagne ? N’y apprit-il pas à accepter, sans la raisonner à l’allemande ni la colorer à la vénitienne, sa sensibilité jaillissante et toute nue ? Et, lui qui dénia à Zola la faculté de penser en français, sous couleur de lointaine origine italienne, n’est-il pas amusant de lui voir prendre ces trois exemples de pensée à l’espagnole : un peintre crétois, un tragique Normand, et un héros de roman qui, s’il est un déformateur, est observé et construit par un réaliste serré et précis qui est bien, lui, le contraire d’un déformateur, par un Cervantes qui se place devant son héros exactement comme Flaubert devant Madame Bovary. Tel est le danger de ces indications par touches, de ces fusées discontinues, de cette pensée décorative qui n’est pas soutenue par une charpente logique.

Et, l’attention une fois portée sur ce point faible, on se demande s’il ne faut pas, aussi, incriminer un peu, comme une cause, la notion essentielle à l’œuvre de M. Barrès, celle d’une sensibilité originale fixée dans une race. Je ne la discute pas en elle-même, mais simplement au point de vue de sa fécondité en art. Son inconvénient est sa facilité. Quoi de plus simple que de faire intervenir la race comme Bossuet faisait intervenir Dieu, dans des occasions particulières qu’il serait plus fructueux et plus juste de relier à une autre chaîne ? Je ne veux pas revenir ici sur les deux épisodes publiés des Bastions de l’Est, ou, comme tout grand artiste, M. Barrès ne se sert pas seulement des moyens que lui fournit sa thèse, mais sait les surmonter et les tourner. L’art, dans un roman, dissimule facilement l’artifice, qui, dans un livre comme Greco, paraîtra à nu.

Voyez cette page :

« Les grandes rêveries religieuses sont encore l’ordinaire de la vie à Tolède. Chez nous, elles sont retenues et concentrées dans l’âme, ou bien ceux qui les expriment enflent la voix d’une manière pénible. Mais, là-bas, les sentiments de dévotion s’écoulent paisiblement et ne s’étonnent pas d’eux-mêmes. Les Tolédans, agenouillés sur les dalles des églises, passent des heures en face des vérités théologiques aussi volontiers que les Orientaux devant les décorations entre-croisées de leurs murailles. Une simple portière de cuir tombe entre leur plaisir contemplatif et la rue, dont elle n’arrête même pas le bruit. »

Est-ce particulièrement tolédan ? Partout où la religion est incorporée à la vie quotidienne, où elle n’est pas un décor, un accident, une curiosité, elle prend cette forme d’habitude, et M. Barrès pourrait retrouver ou plutôt deviner, à Saint-Sulpice et ailleurs, cette même familiarité de dévotion, où je ne discerne que l’accoutumance religieuse attachée à un dogme, et où je n’ai pas besoin d’évoquer une race, un sang. L’Espagne n’a pas repensé à l’espagnole tout le catholicisme, et le catholicisme pense à la catholique bien des choses espagnoles. Et le catholicisme avec toute religion rentre dans un genre commun que ceux-là qui en sont restés à Taine oublient trop. Mais j’oublie moi-même que chercher ce genre commun ce serait aller contre la raison du voyage, contre la loi d’un genre. On voyage parce qu’on est sensible à ce qui diffère, et d’une terre nouvelle on veut tirer comme explication, avec tout ce qu’elle comporte, un peu de ce qu’elle ne comporte pas.

J’insisterais bien davantage sur ces chicanes si j’écrivais, comme M. Henri Massis, sur la Pensée de Maurice Barrès ; mais alors je ne demanderais pas mes documents à Greco. Je ne demanderais à un tel livre que ce qu’il nous donne, une poésie, et de ces intuitions géniales qui trouvent moyen de dépasser la pensée discursive, non seulement quand elles la méconnaissent, mais quand elles la contrefont. Ainsi, lisez :

« Comme je les aime, ces œuvres mystérieuses des grands artistes devenus vieillards, le Second Faust de Goethe, la Vie de Rancé de Chateaubriand et le bruissement des derniers vers d’Hugo, quand ils viennent du large s’épandre sur la grève. Pressés de s’exprimer, dédaigneux de s’expliquer, contractant leurs moyens d’expression comme ils ont resserré leur paraphe, ils arrivent au poids, à la concision des énigmes et des épitaphes. Leurs sens demi-usés les laissent-ils à l’écart, en marge de l’univers ? Ils nous semblent détachés de tous les dehors, solitaires au milieu de leurs expériences qu’ils transforment en sagesse lyrique. Et le chef-d’œuvre du Greco selon mon cœur, la fleur de sa vie surnaturelle, c’est justement le dernier tableau qu’il a peint, sa Pentecôte que l’on voit au musée de Madrid. » (Page 154.)

Si vous rappelez avec précision ces œuvres dans votre esprit (ces derniers vers d’Hugo sont, je pense, la Pitié Suprême, l’Âne, et certaines pièces posthumes mal datées), vous direz : Mais c’est le contraire ! Le dessin de ces vieillards s’alourdit, ils cherchent, ils répètent, le tour marche sans rien modeler. Vous le direz, et c’est vrai, et que m’importe ici ? Je suis sensible seulement à une certaine vision de la vieillesse, telle que le maître de cette admirable page l’a imposée à son art, ou telle que son art la lui a imposée. Je ne discute pas plus la ressemblance ici que le costume des personnages dans une toile de Véronèse. Je vois seulement ceci : que M. Barrès évoque sous ces noms la vieillesse même de sa sensibilité et de son style, telles qu’il les prévoit, telles qu’il les aimera et les fera aimer à vos fils, avenir qu’il esquisse d’après un présent, d’après cette courbe de condensation progressive que sa manière, ou plutôt une de ses manières, a suivie depuis Bérénice et Du Sang. Il lit comme il voyage, en pèlerin romantique et passionné de lui-même, ce qui est son devoir d’écrivain. Une Pentecôte, des langues de feu discontinues, foyer d’une parole et d’une musique qui sont plutôt qu’elles ne s’épanchent, n’est-ce pas ainsi que, d’après les dernières pages des Amitiés Françaises, d’après le Cheval ailé sur l’Acrocorinthe, vous imaginez son dernier livre, son testament ?

II. — Le « Chateaubriand » de Jules Lemaître

Le bruit qui s’est fait autour de ce livre ne doit pas surprendre. Le talent de M. Jules Lemaître y a moins encore de part que le nom de Chateaubriand. Si obscurci que soit le principal de son œuvre, jamais il n’a cessé de passionner, et de redemander aux échos sa musique. La raison en est claire. Quiconque écrit et tient de la fonction d’écrire un certain culte pour la phrase le reconnaît pour son ancêtre authentique. Il fournit à la corporation littéraire le saint, ou l’un des saints, de sa bannière. Il est, pour l’écrivain professionnel, ce qu’était Rousseau pour un révolutionnaire, ce qu’est Bossuet pour un traditionaliste, ce qu’est Platon pour un métaphysicien, le héros exact du métier. Et comme l’une des fonctions naturelles de l’homme de lettres, tel que le siècle l’a fait, consiste à exprimer son dégoût de la littérature (et Chateaubriand le premier n’y a pas manqué), un des plaisirs particuliers qu’il donne à ceux de ses successeurs qui s’occupent de lui est de voir dans ce littérateur-type le méfait essentiel de l’écriture, et d’observer chez lui, à plein et en clair, le genre de déformation et le génie de l’orgueil qui gouvernent toute plume en mouvement. Aussi parlent-ils de lui sans indulgence. On ne peut écrire sur lui qu’un livre, et un seul homme au xixe   siècle pouvait être chargé par la Providence de l’écrire : c’était Sainte-Beuve, qui, dès que Chateaubriand fut mort, s’en alla, à la suite d’une histoire de cheminée qu’il a racontée, conférencier et travailler à Liège. Bien qu’il n’ait eu entre les mains qu’une petite partie des Mémoires d’Outre-Tombe, il a tracé les lignes de tout ce qui pouvait et devait être dit. Comme Chateaubriand lui-même, il est venu le premier dans un champ fait pour lui ; et la critique a pris, pour la mener vers un tournant logique, pour la décanter avec l’admiration et l’ironie qui convenaient, une gloire que tout inclinait vers elle. Je ne pense pas diminuer par là l’intérêt du Chateaubriand de M. Lemaître. Il n’y a même pas à discuter l’ignorance des journalistes qui sont allés répétant que c’était là un « éreintement » et qui ont cru trouver à cet « éreintement » des raisons politiques. Sur Chateaubriand, M. Lemaître a dit avec la plus lucide bienveillance, avec le calme le plus souriant, ce qu’ont toujours, depuis Sainte-Beuve, dit, écrit, pensé, les hommes de goût, et ce qu’avant Sainte-Beuve discernaient fort bien les contemporains intelligents de René. Il n’a apporté aucune vue d’ensemble nouvelle ; il n’a organisé autour de son auteur nulle de ces théories éloquentes que savait charpenter Brunetière ; il a exprimé dans la lumière et la limpidité la vérité traditionnelle. Il a même dissimulé bien des traits que Sainte-Beuve utilise, et qui donnent de Chateaubriand une idée peu avantageuse. Pour celui qui voudra entreprendre un dénigrement systématique de détail, il a laissé la matière à peu près intacte. Il a constaté que Chateaubriand ne disait pas la vérité par principe, et que sa vanité était prodigieuse ; et l’on eût cru, à lire certaines critiques du livre, que cela s’entendait pour la première fois et que M. Lemaître déboulonnait la colonne Vendôme du romantisme.

Je n’ai pas assisté aux conférences, et je ne connais que le volume ; mais ce qui pouvait faire la perfection des conférences fait un peu le défaut de ces pages. Un recueil de conférences, ou d’articles, est, malgré tous les artifices de préface (celui-ci d’ailleurs n’en use pas), un genre faux. On ne parle pas comme on écrit, on n’écrit pas comme on parle. M. Lemaître, qui est probablement le plus juste écrivain d’aujourd’hui, et dont les Contemporains ou les En marge des vieux livres nous apportent un agrément d’art absolument pur, écrit son Racine, son Fénelon, son Chateaubriand dans un style que je veux bien familier, mais qui me paraît tout de même hâtif, et quand on y trouve un morceau tout à fait beau, il se détache peut-être trop visiblement sur les espaces « parlés » qui l’entourent. Je sais bien que M. Lemaître, qui est, paraît-il, un lecteur admirable, a le goût trop délicat pour lire des pages qui soient d’apparence écrite. C’est la faute d’un genre faux, la conférence lue. Les conférences de Brunetière, reproduites telles quelles, restaient robustes et drues de forme ; mais Brunetière, écrivant d’un style parlé qu’il croyait tenir du xviie  siècle (et dont il a donné la théorie), pouvait, à plus forte raison, parler de ce même style, et n’avait pas à se mettre en garde contre une parole trop écrite. Tout cela pour dire que si j’étais M. Jules Lemaître j’aimerais que la forme de mon livre parût aussi irréprochable que celle de mes conférences, et je les récrirais pour les publier.

Purisme, peut-être exagéré, et M. Lemaître répondrait en souriant que ce serait attacher là bien de l’importance à un livre. Soit. Ne lui demandons que ce qu’il donne et dit, et reconnaissons qu’il est souvent aussi intelligent et spirituel en ce qu’il tait qu’en ce qu’il dit. N’est-il pas charmant, par exemple, et vraiment paradoxal aujourd’hui, de nous avoir parlé de Chateaubriand sans s’être cru obligé de brosser une toile de fond avec une image de la Bretagne ? Aucun souvenir de bains de mer dans la première leçon, quel exemple pour le provincialisme intempérant ! Quel exemple pour M. Victor Giraud, qui a écrit un ou deux livres parfaitement estimables sur Chateaubriand, mais qui, dans ses premières pages, telles du moins que je les lisais dans la Revue des Deux Mondes, ne manque pas aux clichés géographiques pour projections, et nous renvoie, en note, à toute une bibliothèque parmi laquelle figure la Géologie agricole de Risler ! (Et le public de la Revue des Deux Mondes crie à la Sorbonne germanisée !) Je loue évidemment M. Giraud de la probité qui lui est ordinaire, mais si on se met, à propos d’un écrivain, à invoquer la composition géologique de son sol natal, où s’arrêtera-t-on ? Les temps sont peut-être venus de ne plus user de la métaphore des racines qu’avec mesure et tact. M. Lemaître, qui probablement a visité ce Combourg dont M. Barrès plaçait artistement les tours à l’horizon du procès de Rennes, s’abstint avec goût de conduire dans ces pierres des auditeurs qui ne demandaient qu’à l’y suivre. (À moins que, dans les tournées de la Patrie française, M. Lemaître n’ait pris de la petite patrie pour le restant de son existence. Je me souviens qu’à Lons-le-Saunier et à Poitiers, à Gap et à Arras, il commençait en expliquant que : Nous sommes dans un bon pays… et nouait flexiblement, comme trois mesures pour rien, trois phrases jolies sur la courbe des collines et le génie des grands hommes, quand il y en avait. De là, on passait toujours au général André et à M. Pelletan ; j’imagine que M. Lemaître répugne à ce que la même couleur lui serve encore pour parvenir à Racine et à Chateaubriand.)

Aussi ne dirai-je pas que le livre de M. Lemaître est tout en coteaux modérés. Je me contenterai de reconnaître, comme tout le monde, qu’il est une promenade agréable à travers Chateaubriand, et, sans doute avec M. Lemaître lui-même, qu’il n’efface pas le livre de Sainte-Beuve, dans les marges duquel il semble agréablement rêvé et écrit. Il nous confirme dans cette idée que Chateaubriand n’était pas un sphinx, qu’il y a sur lui une vérité commune, et que l’homme qui s’est le plus drapé pour la postérité est un de ceux qui au fond la trompent le moins. Donnons à notre tour dans ses marges les quelques coups de crayon professionnels.

M. Lemaître croit que Chateaubriand, quoique sa littérature en ait dit, fut un homme heureux et qu’il a, autant que personne, joui de la vie. Je ne le pensais pas, et, bien que je défère ici à la fine expérience de M. Lemaître, j’hésite encore. Chateaubriand est avant tout un sensuel, et de cette sensualité vivace naît sans doute ce « goût de chair » que trouve M. Maurras à la pulpe pleine de ses mots, à la courbe féminine de ses phrases. C’est là une raison de jouissance, et aussi, et peut-être surtout de souffrance. La littérature fut-elle la fleur de cette sensualité ou le pis-aller en lequel cette sensualité se transposait ? La littérature ne l’exaspéra-t-elle pas à vide en lui ajoutant ses fantômes, en la troublant de ses fantômes ? La Sylphide de Combourg, délice pour un émoi d’enfant, demeura toujours dans cette imagination avec laquelle elle se confondait, mais devint pour l’homme la forme même de l’amertume. Chateaubriand ne sut jamais se résigner à vieillir. Son amour-propre se heurta et se blessa partout. De n’avoir pas joué un premier rôle politique, il crut sa vie manquée. Je ne pense pas que sa pose de la solitude ait été artificielle. Si vraiment la vie littéraire et le labeur du style lui firent un substitut magnifique et voluptueux de l’existence active qu’il ne put réaliser, s’il nous a trompés en affirmant tant de fois le contraire, un tel exemple attesterait la dignité et la félicité des lettres bien plus que toutes les tirades du Pro Archia. — Mais la question vraiment peut-elle se poser ? Il n’est pas un moment privilégié de la vie qui fournisse à l’homme lui-même, et à plus forte raison à la critique en dehors de lui, le point de perspective d’où l’ensemble de sa durée puisse être aperçu comme une prépondérance de bonheur ou de mal.

Et cette vérité, Chateaubriand en a d’ailleurs la notion artistique lorsqu’au-dessus des catégories de bonheur et de souffrance il considère une existence comme un ordre, et la Destinée d’un grand homme comme une Muse : « Alexandre ne s’éteignit point sous les yeux de la Grèce ; il disparut dans les lointains pompeux de Babylone. » Il ne me souvient pas de la phrase qui suit, où une Musc sculpte aussi la fortune de Napoléon, et la termine par un contour immortel dans l’exil de Sainte-Hélène. Mais sous le visage de ces deux Muses il est clair qu’il ne songe qu’à la sienne, et que ces Muses, au surplus, d’Alexandre ou de Napoléon, c’est l’écrivain, c’est l’artiste, qui les reconnaît, qui les suscite et qui les crée, et qu’elles sont encore les siennes.

Dernier rameau, peut-être, de cet intellectualisme immodéré par lequel Bossuet voit dans les destinées des Empires ou des individus une œuvre d’art consciente, ordonnée, méthodique, de la Providence ; — mais l’œuvre providentielle qu’est, pour Chateaubriand, la destinée de Chateaubriand, elle est conçue là-haut, déjà, par un Dieu romantique. Elle a été pensée par antithèses, et c’est d’antithèses que l’enrichit encore le coup de pouce imaginatif de Chateaubriand. Il semble qu’il rétablisse, dans les Mémoires d’Outre-Tombe un dessin tracé par Dieu et que parfois les événements ont à tort dérangé. Et de cette destinée, M. Lemaître avec nous tous s’émerveille ; preuve que le grand homme n’avait pas tort de la soigner et de la porter et de l’orner comme fait une femme de sa beauté.

Sa manière d’arranger après coup sa vie est consubstantielle à son art. C’est une information, non une déformation. Nous ne pouvons séparer ses mensonges de son style, et il nous faut, avec une âme de politique réaliste, accepter et impliquer cela dans ceci. La critique voudrait qu’il lui laissât le soin d’arranger en tableau sa destinée : mais eût-il été, et pour notre plaisir, servi aussi bien par d’autres que par lui ? J’en doute. Nous devons absoudre et même glorifier en Chateaubriand tout ce qui fournit et permet la puissance dramatique et verbale des Mémoires. En Amérique il n’a pas voyagé dans les pays qui font le sujet de ses tableaux. Que nous importe ? Ne serait-il pas puéril de faire de lui l’Americ Vespuce d’une terre dont le P. Marqueste aurait été le Colomb, et le vrai Colomb, pour les lettres françaises n’est-ce pas lui ? Qu’est-ce qu’une théorie scientifique vraie ? C’est une hypothèse commode, c’est l’hypothèse la plus commode, et la plus conforme à la logique générale de la pensée. L’hypothèse commode et logique, pour le lecteur, c’est que les phrases fameuses qui renouvelèrent le style du paysage et la vision de la nature soient nées d’un spectacle vrai. Avec plus de probité, Chateaubriand ne les aurait pas écrites. Sa probité, dans l’ordre esthétique, eût été un défaut d’être. Napoléon, lui aussi, accommodait la vérité aux nécessités de l’heure ! N’empêche que, lorsque le livre allemand fait de lui un professionnel du mensonge, nous approuvons le petit garçon qui dit à M. Asmus que Napoléon est un grand homme et que le livre ment. Le gamin a-t-il raison ? Qu’importe ! Sur ces matières on n’a pas raison, on a des raisons…

Mais il serait bien curieux (et M. Lemaître était obligé à une revue trop cursive pour s’y attarder) d’examiner dans son détail et dans sa technique cette construction de Chateaubriand par lui-même, de discerner les moyens d’art qu’il utilise, et de ramener cet art de se poser aux lois plus générales de son art à la fois classique et romantique. Un exemple, au hasard :

Tout le monde se souvient de ce journal que Chateaubriand, en Amérique, trouve par hasard dans une maison de bois, et qui lui apprend les événements de Varennes. La voix de l’honneur… le retour en France… l’émigration. Et tout cela, on se garde de le prendre à la lettre, on sait que Chateaubriand avait pour revenir d’autres raisons, et que même cette histoire est probablement inventée. Mais cette histoire inventée devient vraie d’une vérité supérieure, quand nous la relions à deux histoires pareilles, quand nous voyons en elle les espèces d’un genre. — Le Génie du Christianisme naquit, selon Chateaubriand, de la lettre que lui adressa, avant de mourir, Madame de Farcy, sa sœur, pour lui apprendre la mort de sa mère ; et M. Giraud a prouvé que c’était en partie inexact. — Il abandonna la carrière diplomatique en entendant crier sous ses fenêtres, par un porteur de journaux, l’exécution du duc d’Enghien. — Il y a là, je crois, un procédé artistique, peut-être inconscient, et un instinct de composition tragique. À trois reprises, à ces trois tournants de son existence, Chateaubriand se dépeint rejeté dans la carrière littéraire, dans l’écriture et dans le papier, par un même accident : une feuille de papier, et cette feuille providentielle descend, pour le faire incliner dans l’un des deux plateaux, littérature et action, dont cette destinée compose sa balance fatidique d’étoiles. Je ne serais même pas surpris que la fuite à Varennes ait été choisie et placée ici avec une intention particulière, afin que le lecteur (ce lecteur républicain avec qui Chateaubriand, gardant, comme dit Sainte-Beuve, sa mauvaise humeur pour sa femme et sa maison, est en coquetterie réglée) fasse cette réflexion, la mette dans une marge qui l’attend : Le voilà bien, le vrai gentilhomme ! C’est quand son roi déserte qu’il vient malgré tout le défendre. C’est quand la monarchie, par une lettre sans courage, écrit : Absent ! — que dans une solitude d’Amérique l’honneur breton tire l’épée des ancêtres, et crie : Présent !

Aussi me paraît-il que, dans un livre sur Chateaubriand, la méthode la plus juste eût consisté à ne voir sa personne et sa vie qu’en fonction de son œuvre, comme la condition de son œuvre, et aussi comme sa conséquence, comme la source, à la fois, et le produit de son style. C’était le moyen de lui rendre une justice supérieure et de le faire rentrer dans un ordre.

Lorsque M. Lemaître nous dit, avec M. Faguet, qu’il a renouvelé l’imagination française, c’est bien, c’est vrai, mais ce n’est qu’une affirmation ; et je voudrais que la critique entrât ici dans le détail, fit par le menu son métier, m’analysât l’imagination et les images de Chateaubriand. Je voudrais, par exemple, savoir si je me trompe lorsque je pense, après des lectures hâtives, que si le don de la phrase est inné chez Chateaubriand, si là peut-être est la faculté maîtresse qui l’explique tout entier, en revanche la faculté des images est un peu tardive, artificielle, acquise par le moyen terme du style. Toutes les premières œuvres, et en particulier le Génie du Christianisme, abondent en allégories conventionnelles dans le goût du temps ; les images vraies et neuves y sont rares. Les tableaux du baptême, des fiançailles, de l’extrême-onction, c’est du Greuze. Même plus tard il écrira : « Le Génie du Christianisme respirait l’ancienne monarchie tout entière ; l’héritier légitime était pour ainsi dire caché au fond du sanctuaire dont je soulevais le voile, et la couronne de Saint Louis suspendue au-dessus de l’autel du dieu de Saint Louis. » Avant de renouveler l’imagination française, Chateaubriand a dû renouveler la sienne ; il n’en dispose en maître que dans les Mémoires d’Outre-Tombe et il la force dans la Vie de Rancé.

Ce ne sont pas, chez lui, les images qui créent la phrase, c’est la phrase qui fait les images, c’est la phrase qui fait image, qui veut faire image, et qui n’y réussit pas toujours. Dans l’Itinéraire et les Martyrs, de belles phrases coïncident souvent avec des images artificielles, et qui ne sont pas vues. Ainsi : « L’Ithôme, isolé comme un vase d’azur au milieu des champs de la Messénie. » C’est doux à l’oreille, fade et faux à l’œil. Il serait bien curieux d’analyser dans le détail le morceau fameux : « J’ai vu le soleil se lever sur l’Acropolis… » Les feux de l’aurore qui glacent de rose les ailes des corneilles, c’est joli, et cela nous apprend que Chateaubriand sait goûter, en bon coloriste,

Le charme inattendu d’un bijou rose et noir.

Mais nous sommes sur l’Acropole… Et Boileau eût évoqué fâcheusement les descriptions du Moïse sauvé, et l’enfant qui pendant le passage de la mer Rouge ramasse des coquillages pour les montrer à sa mère. Ces mêmes douceurs de la peinture, Chateaubriand éprouve pourtant qu’ailleurs elles seraient moins à leur place encore que sur l’Acropole, et il a le sens du Voyage de Sparte. À ce lever de soleil comparez celui d’une phrase des Martyrs : « Bientôt sortant des montagnes de la Laconie, sans nuages et dans une simplicité magnifique, le soleil, agile et rayonnant, monta dans les cieux. » Le soleil de Lacédémone, sans ornements empruntés, se lève ici fort et nu, avec une brièveté et une vigueur laconiennes, comme un guerrier Spartiate.

Nous connaîtrions mieux Chateaubriand s’il existait moins de livres sur ses amours et s’il s’en pouvait trouver un sur la technique de son imagination. Si des questions de cette nature étaient plus souvent à l’ordre du jour de la critique, je crois que M. Lemaître aurait reconnu quelque méprise dans ces réflexions sur les phrases descriptives de Chateaubriand : « Avez-vous remarqué que ces grandes descriptions d’ensemble ne font rien voir du tout à qui n’a pas vu soi-même les paysages décrits ? On aime aujourd’hui, je crois, des descriptions plus simples de ton, moins oratoires, si j’ose dire… » Au contraire, c’est à ceux qui n’ont pas vu plutôt qu’aux autres (ceux-ci ont leur vision propre qui résiste) que la description de Chateaubriand fait voir. (Il s’agit du lever de soleil sur l’Acropole.) Mais plutôt ces pages ne font pas voir, elles font, elles créent ; elles ne traduisent pas la nature, elles sont une nature, faite de substance verbale, de rythmes, d’images. Les descriptions dont parle M. Lemaître, et qui auraient remplacé, dit-il, la description « oratoire », peuvent et doivent nous apporter des renseignements plus exacts, ce n’est pas cela qui leur donnera une valeur d’art, si leur style est quelconque. La description, ou plutôt, pour éviter l’équivoque, la peinture par les mots, est même le seul genre littéraire qui ne souffre absolument pas un style médiocre, et cela parce que, peignant avec des mots, toute sa valeur, tout son effet utile sont dans les mots. Au contraire, le roman, l’histoire, le théâtre, racontent avec les mots, utilisent les mots pour un effet humain, pour un effet tel que le renseignement qu’ils nous apportent a par lui-même une valeur d’art. Mais le renseignement que nous tenons d’une description qui n’est pas fidèle n’a qu’une valeur d’inventaire, d’utilité. Aussi pourrait-on dire sans paradoxe qu’un grand écrivain, un Virgile, un Racine, un Chateaubriand, un Flaubert, peint avec les ressources de son oreille plutôt qu’avec ses ressources visuelles. Il peint avec les moyens propres de son art, qui sont des harmonies verbales, des rencontres de sons et des combinaisons de coupe. Je comparais tout à l’heure les corneilles de l’Acropole aux coquillages de la mer Rouge, et j’avais soin de mettre cette comparaison sur le dos de Boileau qui est solide. Mais la différence reste capitale, pour cette unique raison que le vers de Saint-Amant est mat et terne et qu’il raconte un fait sans intérêt à ce moment, tandis que la phrase de Chateaubriand ne nous permet pas de discuter si ses corneilles sont ici à leur place. Elles existent, indubitables, les voilà créées devant nous par une combinaison rythmique simple 8-6-8 qui a une raison d’être (il me faudrait plusieurs lignes pour le montrer) et une unité musicale, par une texture délicate d’assonances et d’allitérations. Dans cette phrase : « Les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief. » C’est sur le marbre même de la phrase que le mouvement est figuré d’abord par le 3-3-3-3 du premier alexandrin, puis par l’allitération des m. D’un point de vue strictement descriptif, ce mouvement si rapide paraîtrait un contre-sens, puisque, sur les métopes, il était insensible ; mais alors autant vaudrait reprocher à un peintre d’enfermer dans une toile d’un mètre un paysage de trois lieues.

Le cadre chronologique auquel M. Lemaître s’était obligé l’empêchait de consacrer une courte étude au style de Chateaubriand, mais vraiment n’aurait-il pu trouver, dans ses dix conférences, le moment de donner à ses deux auditoires, en ces matières, une leçon de goût ? C’est cela d’abord qui devrait nous intéresser chez un écrivain, et singulièrement chez un Chateaubriand. Si l’on faisait dix leçons sur Rubens, il serait étrange que sa manière de peindre y tînt moins de place que ses ambassades et ses deux femmes. Y a-t-il une autre mesure pour les auteurs ? Quand le critique est lui-même un écrivain de la valeur de M. Lemaître, il devrait parler sur ce sujet avec la compétence d’un Fromentin. C’est ce dont la critique littéraire se soucie le moins ; il serait trop long d’en développer ici les causes.

Ainsi M. Lemaître nous dit que Napoléon, malgré tout, goûtait Chateaubriand, et il a présenté très finement les rapports entre ces deux majestés. Il eût été peut-être utile d’étudier, ou du moins de mentionner, l’influence du style de Chateaubriand sur celui de Napoléon. Comparez les premières et les dernières proclamations de l’Empereur, les phases diverses de son style officiel. La proclamation du Golfe Juan en 1815 a le son d’airain de telles phrases des Martyrs, et il semble qu’elle prépare déjà la page étonnante où Chateaubriand exalta le retour de l’aigle avec toutes les musiques de notre prose, et, jusqu’aux tours de Notre-Dame, toutes les voix de nos clochers. La lettre qu’après Waterloo Napoléon adresse de Rochefort au prince régent d’Angleterre, et qui compte parmi les plus belles lignes de notre langue, elle n’eût pas été écrite si la parole de Chateaubriand n’eût croisé les routes impériales.

Napoléon se référait à son Code Civil pour dire de ses détracteurs : Ils mordront sur du granit. Au style de Chateaubriand s’applique le même mot. Égoïsme, vanité, orgueil, tout cela nous l’acceptons comme le milieu où ce granit devait se refroidir pour faire une roche éternelle. La Restauration qui décapitait de son César la colonne Vendôme était obligée de gouverner avec les cadres administratifs de l’an VIII, et lorsque Veuillot, dans une page haineuse et belle que cite M. Lemaître, écrit : « N’ayant toute sa vie songé qu’à lui-même et rien fait que pour lui-même, Chateaubriand a péri tout entier. Sa gloire, placée en viager, est venue s’éteindre dans cette mer dont il a voulu suborner le murmure pour le transformer en applaudissement éternel », nous sourions, et nous reconnaissons, dans la main injurieuse de son brillant élève, la phrase de Chateaubriand, et ce « suborner le murmure » frappé à son image authentique. M. Lemaître rappelle que « tout le romantisme, qui paraît né de lui, a ajouté par répercussion à sa virtuosité d’écrivain ». C’est juste. Mais ce qu’il a créé demeure vraiment incommensurable avec ce qu’il a reçu. Au confluent de l’art classique et de l’art romantique, la prose française trouve en lui, non seulement l’harmonie d’une musique, mais l’harmonie d’un équilibre.

Sur le rôle politique de Chateaubriand, sur la place et la fonction et la descendance religieuse du Génie du Christianisme, M. Lemaître ne pouvait être qu’avisé, clairvoyant, équitable. Il les a jugés favorablement. Les bouffées béates de vanité qui montent des Mémoires ne l’ont pas rendu injuste pour le sens politique que put déployer Chateaubriand à des moments de sa carrière. Il lui reproche d’avoir été partisan du régime parlementaire à l’anglaise, dont la monarchie, dit-il, est morte. Elle n’en est pas morte, mais elle n’a pas su en vivre, ce qui n’était pourtant pas si difficile, puisque les monarchies d’Europe s’en sont accommodées, et Chateaubriand me paraît avoir vu toujours, en matière de politique intérieure, bien plus clair que Lamartine, par exemple. Il avait ce qui manquait à celui-ci, le sentiment vif de la tradition française, et il ne péchait pas comme lui par une surabondance de générosité. Et son pamphlet magnifique de Bonaparte et des Bourbons a fourni au moins ses fonds décoratifs au réalisme royaliste d’aujourd’hui. Quant au Génie du Christianisme, j’aurais aimé que M. Lemaître en marquât plus précisément la place dans l’apologétique française. Le Génie part d’un principe, en apparence esthétique, en réalité social, tandis que Pascal partait d’un principe moral, la nature humaine, Bossuet d’un principe historique, la perpétuité. Mais qu’en eût pensé Pascal ? Je crois que le Pascal des Provinciales eût répugné à ce débordement de douceurs jésuites, et que le Pascal des Pensées eût admis ces détours de l’art d’agréer. Il y eût vu une façon de ployer la machine, de prendre de l’eau bénite et de faire dire des messes, et si le Génie est la grand’messe en musique de l’apologétique, c’est une messe tout de même.

Il est excellent que chaque année l’attention soit ainsi rappelée par l’intermédiaire de M. Lemaître, à date fixe, sur un de nos écrivains, et qu’un nom classique figure dans notre actualité : commémoration discrète et légère comme d’un lent calendrier. Il est juste que la discrétion et la bonne foi de M. Lemaître ne donnent pas à cette actualité un caractère, comme on dit, sensationnel, mais tout simplement intelligent et modéré, — qu’il nous confirme simplement dans un ensemble de jugements un peu traditionnels, dans ceux-là qui, polis par les gens de goût de plusieurs générations, ont les meilleures chances d’être vrais, ou forment du moins cet ordre de vérité commune que la critique géniale, créatrice de nouvelles tables de valeurs, devra (mais un nouveau Sainte-Beuve n’est-il pas aussi contradictoire qu’un nouveau Racine ?) avoir traversé. J’aimerais d’ailleurs que M. Lemaître variât notre agrément, et qu’au lieu de ses amples revues trop cursives il s’attachât bientôt à étudier en profondeur quelque écrivain de seconde place, et qui ne fût pas un poète. (J’ai sur le cœur certaine page du Chateaubriand où je lis : « Un paysage où se sont accomplis de grands faits historiques ressemble beaucoup à un paysage du même genre où rien n’est arrivé… Le champ de bataille le plus illustre est presque toujours pareil à n’importe quel grand morceau de la Beauce οu de la Brie… » Et c’est ainsi sans doute que, dans l’apostrophe de Saint-Vallier :

Terni, flétri, souillé, déshonoré, brisé,
Diane de Poitiers, comtesse de Brézé,

le second vers ne sera qu’une carte de visite analogue à celle où le meilleur alexandrin d’Eugène Manuel le déclarait

Inspecteur général de l’Université.

(Malheur !) Mais quel délicieux Paul-Louis Courier il nous donnerait, ce demi-Tourangeau !

III. — Le « Gustave Flaubert » de Louis Bertrand

La nouvelle édition, sinon définitive, du moins considérablement enrichie, de Flaubert doit, paraît-il, nous amener, les mois prochains, plusieurs études sur lui. Il faut espérer que ces études ne seront pas toutes sur le mode purement admiratif, contribution pas toujours avantageuse à une mémoire, qu’il y en aura de sérieusement critiques. L’édition Conard nous apporte une masse précieuse de documents sur la terre riche et lyrique où poussa l’art strict et discipliné de Flaubert. Désormais il sera impossible d’isoler l’œuvre de ses entours et de ses racines. Il arrive à Flaubert ce qui est arrivé au Parthénon : les fouilles ont déchaussé ses fondations, mis à nu, sous le marbre fait pour la lumière, les assises de pierre que l’architecte n’avait prévues qu’enfouies. Nous ne pourrons plus séparer le monument de ce qui le supporte. Comme pour le Parthénon, les uns en trouveront Flaubert diminué et donneront cours à quelque mauvaise humeur ; les autres l’estimeront exhaussé et le sentiront qui rayonne davantage sur la matière qui le grandit. Nous verrons.

M. Louis Bertrand n’a pas prétendu nous donner une étude d’ensemble. Il a réuni dans son livre quelques morceaux séparés publiés çà et là dans des revues. Et ces morceaux sont excellents. M. Louis Bertrand réunissait beaucoup de conditions pour parler avec compétence de Flaubert. Il l’a avoué pour le Maître qu’il a suivi dans ses romans. Et si l’art des romans de M. Bertrand est un art tout intellectuel, si la construction de ces romans nous paraît si artificielle, apparente et naïve, ce nous est un signe que l’auteur est entré dans son art par la porte critique, la porte de corne. Son art en peut souffrir, mais sa critique en bénéficie, car il nous parle d’un art qu’il connaît et qu’il pratique, et cette critique passe bien par la porte qui s’ouvrit à Fromentin, celle de la compétence professionnelle, porte d’ivoire.

On lira dans ce livre un chapitre sur l’Esthétique de Flaubert, bien ordonné, intéressant, et que je retrouverai pour le discuter quand d’autres livres du même sujet me fourniront l’occasion de reprendre celui de M. Bertrand. C’est, avec un chapitre sur l’Orient et l’Afrique dans l’œuvre de Flaubert, et un autre sur Salammbô, ce qui compte et pèse dans l’ouvrage, le reste faisant un peu remplissage. Mais ces deux derniers me paraissent d’une solidité et d’une vérité remarquables. Je citerai sur le caractère de Salammbô cette page parfaite, que je n’aurais pas manqué d’apporter, si je l’avais connue, à l’appui de mes réflexions sur le symbole2 :

« On peut dire que le même mystère, qui défend la femme orientale contre les indiscrétions du voyageur européen, entoure la fille d’Hamilcar dans le roman de Flaubert et la dérobe aux regards profanes. Cette impression de mystère, Flaubert l’a voulue et l’a cherchée à dessein, — nous le savons par sa correspondance. Mais justement parce que Salammbô est mystérieuse pour nous, nous voyons volontiers en elle, comme dans la femme arabe, tout un monde de poésie et de sentiments à jamais indéchiffrables pour nos esprits d’Occidentaux ; et quand nous approchons de cette forme voilée et muette, une irritation nous prend en songeant que nous ne saurons jamais ce qui se passe derrière ce front scintillant de plaques d’or, derrière ces yeux inertes et brillants comme des pierreries. Puis, à mesure que nous la connaissons davantage, nous en venons à soupçonner que cette âme mystérieuse ne renferme que le vide ; et nous éprouvons quelque chose de la déception de Mâtho lorsque, après avoir traversé les salles étincelantes du temple de Tânit, encore tout aveuglé par l’éclat des marbres, des métaux et des gemmes, il finit par arriver au fond du sanctuaire, à un obscur réduit où il ne discerne rien qu’une pierre noire à peine dégrossie. »

M. Bertrand a raison lorsqu’il écrit que ce serait faire injure à Flaubert que de considérer Salammbô comme une reconstitution historique. Mais alors pourquoi défendre avec âpreté la documentation archéologique du roman, la maintenir comme « une image plausible de l’Afrique au ve  siècle avant Jésus-Christ » ? Pourquoi déclarer sûr « que toutes ses affirmations et toutes ses hypothèses reposent sur des textes ou des documents certains. Il avait lu à peu près tout ce qu’on pouvait lire de son temps sur Carthage » ? Pourquoi traiter de cuistres ceux qui ont relevé dans Flaubert les erreurs de l’information ? La cause ici est pourtant bien entendue. Le jugement de M. Audollent dans Carthage romaine n’est évidemment qu’un jugement d’archéologue, et il n’atteint pas l’artiste ; mais sur son terrain il est incontestable. Récemment, M. de Trévières, en un article de la Grande Revue, a montré avec évidence de quel incroyable et hasardeux bric-à-brac était faite chez Flaubert la chasse aux renseignements. Il y a plus. Flaubert — il l’a reconnu lui-même — savait parfaitement qu’il n’y avait pas d’aqueduc dans la Carthage punique, que l’aqueduc était une œuvre romaine. Et il a introduit l’aqueduc dans son roman parce que l’aqueduc s’y logeait bien, lui fournissait un tableau. Il a bien fait, cela ne nous empêche pas de trouver le chapitre de l’aqueduc admirable. Mais rien non plus ne nous empêche de nous divertir devant les colères qui prennent Flaubert lorsqu’on vient lui contester ses données historiques. Victor Hugo, faisant, dans Aymerillot, parler Charlemagne de « clerc en Sorbonne », se défendit ensuite en disant que Sorbonne ne venait pas, ainsi qu’un peuple vain le pense, de Robert de Sorbon, chapelain de Saint-Louis, mais de Soror bona. À la bonne heure !

J’aime beaucoup mieux que M. Bertrand nous montre comment Salammbô surmonte le roman historique en l’absorbant dans une œuvre plus historique encore, surhistorique pourrait-on dire. Flaubert a pu se tromper dans tel ou tel détail, il ne s’est pas trompé dans son évocation de l’Afrique, d’une Afrique qui n’est ni punique, ni romaine, ni arabe, ni française, mais qui demeure toujours, sous les passagères dominations, immuablement, l’Afrique. L’Afrique, telle que sa situation, sa géographie, son climat, ses peuples la font, telle que sous tous les chocs du dehors l’histoire aiguë la retrouve toujours. J’ai voyagé dans tous les pays sur lesquels a écrit M. Bertrand, et mes expériences de voyageur m’ont paru souvent démentir les siennes. Ici elles s’accordent parfaitement. Comme l’ionien Homère a écrit dans l’Odyssée le livre de la Méditerranée, le normand Flaubert a écrit dans Salammbô, avec la plénitude de la synthèse épique, le livre de l’Afrique. Ense et aratro  : ainsi Bugeaud traçait le programme de conquête. Par Flaubert, la France a pu ajouter : Et calamo. Les gens qui pensent par statues à ériger et comités à constituer imagineront sans doute ici avec complaisance une statue de Flaubert comme pendant à celle de Lavigerie à Biskra ou de Ferry à Tunis…

Ce magnifique sujet français, Flaubert l’a traité avec les moyens d’un art plus près, je crois, d’une tradition française que ne le pense M. Bertrand. M. Bertrand dénonce l’insuffisance et l’injustice des trois articles que Sainte-Beuve écrivit sur Salammbô. « Peut-être, dit-il, cette chaude et sauvage Afrique dépassait-elle la compétence d’un petit bourgeois de Montparnasse, qui n’est guère sorti de son quartier et qui n’a point pris l’air. Les voyages servent tout de même à quelque chose. Et puis l’œuvre de Flaubert était trop haute pour lui. Ce qu’il faut à un Sainte-Beuve, ce sont des talents à mi-côte, comme il disait. Là, il est excellent. Les petites gens de Port-Royal, M. Lancelot, M. Lemaistre de Saci, voilà ses clients. Quand il aborde une grande figure comme celle d’un Saint-Cyran, il l’esquisse faiblement. » (Et Pascal ?) Il y a quelques années, M. Mirbeau se rendit à Vienne afin d’y promulguer ceci, que Napoléon, c’était un imbécile. Personne ne s’en est beaucoup frappé. Mais si un officier, français, brésilien ou chinois l’avait dit, il n’aurait plus trouvé de général assez imprudent pour lui confier un caporal et quatre hommes. M. Bertrand se doute-t-il qu’un critique qui tient de tels propos sur Sainte-Beuve ressemble à un romancier qui traiterait Flaubert en très petit garçon ?

Si Sainte-Beuve a comparé Salammbô aux Martyrs, son opinion mérite d’être pesée, et elle est en effet de poids. Je sais bien que Flaubert a protesté contre cette assimilation, et M. Bertrand reprend les raisons de Flaubert. Chateaubriand a créé des types idéaux, Flaubert des types réels, vivants, les figures de cette Afrique permanente que dégage si bien M. Bertrand. Tout cela est vrai. Mais, d’abord, dans la mesure où Salammbô peut faire sa partie dans notre tradition littéraire, Sainte-Beuve la classait à l’aide de ce qui l’avait précédée, alors que nous la classons, nous, plus commodément, à l’aide de ce qui l’a suivie. Cette indétermination, cette rêverie passagère, cette véhémence vide et large, que M. Bertrand met à juste titre au compte de la femme d’Orient, Sainte-Beuve n’était-il pas fondé à y retrouver quelque chose de Velléda ? « J’aurais été étonné, dit Eudore, de trouver dans une espèce de sauvage une connaissance approfondie des lettres grecques et de l’histoire de son pays, si je n’avais su que Velléda descendait de la famille de l’Archidruide, et qu’elle avait été élevée par un sénani, pour être attachée à l’ordre savant des prêtres gaulois. L’orgueil dominait chez cette barbare, et l’exaltation de ses sentiments allait souvent jusqu’au désordre. » Chateaubriand n’avait-il pas senti, le premier, qu’un type étrange de femme donne à l’art son moyen le plus commode pour rendre sensible l’exotique, l’inaccoutumé d’une civilisation nouvelle ? Le caractère ambigu des Martyrs ne vient-il pas en partie de ce que les types classiques d’Eudore et de Cymodocée y passent comme des ombres superficielles, et de ce que le caractère de Velléda nous fait imaginer ce qu’aurait pu être le livre si un personnage romantique de femme en avait fait le centre ? Et que Velléda et Salammbô soient pareillement des héroïnes romantiques, M. Bertrand, je pense, n’en doute pas, lui qui, après tant d’autres, rapproche Salammbô de madame Bovary, le zaïmph ravi de l’adultère rouennais, et cite le mot connu : « Elle resta mélancolique devant son rêve accompli. » Flaubert se nommait lui-même l’aumônier des Dames de la Désillusion. Emma Bovary et Salammbô sont le reflux, après le flux grandiose de Velléda et des héroïnes de George Sand. (Et la Tentation et Bouvard sont d’autres reflux.) L’observation de Sainte-Beuve demeurait incomplète. Elle ne semble pas inexacte et sert encore à nous instruire.

Ce n’est pas la seule raison pour comparer, malgré les grondements de Flaubert, Salammbô et les Martyrs. L’élément décoratif, plastique, des deux sujets est le même. Il s’agit également, dans la pensée de Chateaubriand et dans celle de Flaubert, d’une œuvre qu’engendre une cuve de métal en fusion : cloche d’un seul jet, admirablement sonore, qui recueille dans ses vibrations tous les échos historiques, toutes les formes de beauté que représente pour nous le monde méditerranéen. Et l’on peut bien songer à l’Enéide, Flaubert et Chateaubriand ont fait, par-delà, une œuvre française, une œuvre romaine : une diversité hardie de peuples, de visages, réunis par un ciment d’art, par une lumière énergique et dorée. Tous deux ont été chercher sur les lieux le détail plastique, le paysage, la nature ; tous deux ont senti que leur œuvre devait être par eux vécue d’abord dans les pays où leurs personnages vivaient ; tous deux se sont par là séparés du classicisme qui voyait dans l’homme seulement « le cœur humain » et qui ne demandait son décor qu’à la légende et aux livres ; tous deux ont mis par là leur synthèse méditerranéenne dans le sillage des deux épopées méditerranéennes, de l’Odyssée, dont M. Victor Bérard nous a révélé la véracité locale, la salure marine, et de l’Enéide, que Virgile ne voulait pas récrire définitivement sans avoir fait ce voyage de Grèce (et sans doute il aurait poussé jusqu’à Troie), d’où il revint à Brindes épuisé et mourant.

Mais ce seraient là des analogies de surface si, d’autre part, elles ne tenaient à la fraternité de ce qui surtout importe, celle du style. Évidemment, une page de Flaubert ne ressemble pas à une page de Chateaubriand, mais tous deux communient en somme dans le même idéal de style, et, surtout, c’est de cette communauté d’idéal que procèdent, jusque dans celle de leur sujet même, les Martyrs et Salammbô. Style d’artiste, style qui est l’art pur plus que l’homme même et dans lequel l’homme cherche, au lieu et au contraire d’une expansion et d’une confidence, un départ, un alibi. Style toujours distant, et sur lequel l’intention demeure comme une lumière qui lui est propre, formellement présente. Style qui crée les objets avec sa propre matière, plutôt qu’il ne les suscite en une vision où ils apparaîtraient par eux-mêmes, détachés de lui. Style physique qui vit par son « goût de chair », qui exige, pour les transformer en sa substance, une abondance incessante de sensations. Un tel style demandait pour sujet, pour champ, l’évocation historique dans le lointain du temps, l’évocation des paysages dans le mystérieux et le romantique de l’espace. Lorsqu’il se joint à une conscience orgueilleuse et béate, il transporte dans l’homme intérieur ces mêmes fonds décoratifs ; il donne René et les Mémoires d’Outre-Tombe. Lorsqu’il accompagne une conscience critique, une pente descendue de romantisme, il produit l’Éducation Sentimentale et Bouvard. Mais que Flaubert ait traversé René et les Mémoires d’Outre-Tombe, les œuvres de jeunesse, récemment publiées, sont là pour le prouver. Et le tragique de ces destinées littéraires (je ne sais pas de tragique plus haut ni plus pur), c’est que ces transformations de l’homme ne sont peut-être que la matière et le moyen de cela qui le dépasse, de cela pourquoi il est mis au monde, du style, qui veut être.

Comme tous deux appartiennent à un même ordre, la comparaison est permise et fructueuse. C’était autrefois un exercice habituel que de comparer le lever du soleil dans Bossuet et dans Rousseau, deux morceaux d’ailleurs assez secondaires. Serait-il trop scolastique de rapprocher celui de l’Itinéraire sur l’Acropole et celui de Salammbô sur Carthage ?

Voici le premier :

« J’ai vu du haut de l’Acropolis le soleil se lever entre les deux cimes du mont Hymette. Les corneilles qui nichent autour de la citadelle, mais qui ne franchissent jamais son sommet, planaient au-dessus de nous ; leurs ailes noires et lustrées étaient glacées de rose par les premiers reflets du jour ; des colonnes de fumée bleue et légère montaient dans l’ombre le long des flancs de l’Hymette, et annonçaient les parcs ou les chalets des abeilles ; Athènes, l’Acropolis et les débris du Parthénon se coloraient des plus belles teintes de la fleur du pêcher ; les sculptures de Phidias, frappées horizontalement d’un rayon d’or, s’animaient et semblaient se mouvoir sur le marbre par la mobilité des ombres du relief ; au loin, la mer et le Pirée étaient tout blancs de lumière ; et la citadelle de Corinthe, renvoyant l’éclat du jour nouveau, brillait sur l’horizon du couchant, comme un rocher de pourpre et de feu. »

Et le second :

« Mais une barre lumineuse s’éleva du côté de l’Orient. À gauche, tout en bas, les canaux de Megara commençaient à rayer de leurs sinuosités blanches les verdures des jardins. Les toits coniques des temples heptagones, les escaliers, les terrasses, les remparts, peu à peu se découpaient sur la pâleur de l’aube ; et tout autour de la péninsule carthaginoise, une ceinture d’écume blanche oscillait, tandis que la mer couleur d’émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin. À mesure que le ciel rose allait s’élargissant, les hautes maisons inclinées sur les pentes du terrain se haussaient, se tassaient, telles qu’un troupeau de chèvres noires qui descend des montagnes. Les rues désertes s’allongeaient ; les palmiers, çà et là sortant des murs, ne bougeaient pas ; les citernes remplies avaient l’air de boucliers d’argent perdus dans les cours ; le phare du promontoire Hermoeum commençait à pâlir. Tout au haut de l’Acropole, dans le bois de cyprès, les chevaux d’Eschmoûn, sentant venir la lumière, posaient leurs sabots sur le parapet de marbre et hennissaient du côté du soleil. »

Nous sommes bien en présence de la même esthétique, celle qui peint avec des mots ; la palette de mots que chacun des deux écrivains tient passée à son pouce, vous en avez, n’est-ce pas ? la sensation.

Afin de ne pas être injuste en les rapprochant, tenez compte d’une différence. Chateaubriand jouit ici d’une plus grande liberté que Flaubert. Sa description n’a besoin que d’évoquer et de séduire, de parler aux sens. Celle de Flaubert doit par surcroît instruire le lecteur, lui faire connaître Carthage, lui faire découvrir par les traits les plus expressifs le caractère de la ville étrange, tassée sur son petit espace. De telles descriptions, Chateaubriand sait les esquiver, et ramener les siennes à leur cœur, à un sentiment humain ; et toujours on trouvera la phrase qui met sous cette croûte extérieure de peinture une délicate, indéfinie, cloche d’argent. Je ne saurais souscrire ici au jugement de M. Bertrand : « Toute pénétrée qu’elle est d’émotion lyrique, elle (la description de Flaubert) plane au-dessus des lieux et du temps. Elle a traduit hier, elle traduira demain la splendeur de l’aube se levant sur une grande ville orientale et méditerranéenne. » Il est possible qu’il y ait là de l’émotion lyrique, mais tellement réfrénée et latente qu’elle paraît plutôt vouloir exister négativement. Et l’on est bien frappé, surtout, par ses détails précis, particuliers, localisateurs. À moins d’abuser étrangement des mots, je n’y sens pas un caractère d’« ode », ni une « émotion » qui « grandit de phrase en phrase ».

Une spontanéité lyrique, une abondant généreuse, je les retrouve au contraire dans Chateaubriand. Observez que nos deux artistes en mots ont demandé leur principal effet à certain contraste d’images, à certaine dissonance ; des phrases insinuent l’ampleur de lumière, l’illimité, l’obscur qui se dissipe de l’espace ; mais si la lumière diffuse s’avance insensiblement et par niasse, la lumière aperçue, consciente, saisie, se révèle brusquement, d’un coup, par un choc, par une subite, indivisible touche : les ailes glacées de rose des corneilles, les citernes miroitant dans les cours, deux points qui d’un artiste à l’autre se correspondent, témoignent de l’intention commune. Puis, la lumière vive et vraie ainsi déclenchée sur un point, il reste à l’amener dans tout le tableau, à la faire courir. Et les dernières phrases, alors, du matin grec et du matin d’Afrique se lèvent symétriques. Les mêmes nécessités intérieures du style ramènent les mêmes images, bien plus le même ordre de mots. Cette lumière apparue dont le galop se met à tout envahir, elle s’anime ici avec les métopes du Parthénon, dont Chateaubriand ne nomme pas les chevaux cabrés, mais où il a vu, où il exprime le mouvement de ces chevaux et la mobilité des ombres. Là, elle suscite les chevaux d’Eschmoûn ; ce n’est pas une aurore comme à l’Acropole, mais une aube, et, au lieu qu’elle vienne les appeler, les soulever, ils bondissent à sa rencontre. Et le mouvement s’exprime spontanément, ici et là, par les mêmes combinaisons de lettres, par la répétition et l’entrelacement des labiales et des r. Les Grecs figuraient la lumière par les chevaux du char apollonien, et les chevaux surgissent du soleil, au fronton du Parthénon, montent vers la naissance, éclatante comme eux-mêmes, de Pallas. Dans les arts circule un répertoire de grandes idées fondamentales, et l’on discernera peut-être un jour les sept notes simples qui, de l’architecture à la musique, les gouvernent tous.

Et pourtant l’un de ces tableaux est meilleur que l’autre, et ce meilleur c’est celui de Chateaubriand. Sa fraîcheur est demeurée intacte ; pas un coin de mot où vous trouviez un grain de poussière ; cela, dans sa musique savante, jaillit aussi ferme, aussi frais qu’une tirade de Racine, une belle stance de Lamartine. La phrase naît, fleurit, s’éclaire, par le même acte de splendeur native qui fait éclore de la nuit l’Acropole.

« Des fleurs et des fruits humides de rosée sont moins suaves et moins frais que le paysage de Naples sortant des ombres de la nuit. » Je ne dirai pas qu’un paysage de la Méditerranée au lever du soleil est moins beau que les phrases de Chateaubriand. Mais la corbeille de fruits, la terre bénie dont les lignes s’éveillent, le suave chœur des mots qui s’enlacent, sont ici pour moi les formes de la même beauté, trois jaillissantes Grâces qui de loin ne forment qu’une branche fleurie.

À côté du tableau de Chateaubriand, celui de Flaubert sent l’artificiel, c’est-à-dire que l’art, chez lui, s’arrête en deçà du point où il recréerait une nature. Peut-être un jugement tout impartial est-il difficile : la description mécanique exploitée par le naturalisme a converti en clichés une bonne part des tours qu’emploie Flaubert. Il nous faut faire un effort pour en retrouver le caractère direct et créé. Mais une imitation analogue a eu beau s’exercer sur Chateaubriand, elle ne l’a pas diminué. Si les phrases de Flaubert sont devenues un modèle d’atelier, c’est que sur elles demeurent visiblement, comme dans la composition de Raphaël ou d’Ingres, quelque chose de l’atelier.

Vraiment, la moitié au moins de ce lever de soleil a cessé de produire une image directe, fraîche et parfaite. « Sinuosités blanches » paraît faire, par son poids, un faux-sens rythmique. « Les toits coniques des temples heptagones » mettent bien sur le paysage urbain l’effet de masse nécessaire des édifices sacrés, mais je suis certain que Chateaubriand, plus fin connaisseur de mots encore que Flaubert, n’eût pas employé ici heptagone, qui est un signe plus qu’une image. Il est fort possible que « la mer couleur d’émeraude semblait comme figée dans la fraîcheur du matin » ait été, ainsi que bien des phrases du Télémaque, natif et beau dans son temps. Néanmoins, pour une image si commune, les deux tours préparatoires et explicatifs semblait et comme sont vraiment excessifs. Pareillement avaient l’air. Ce sont là des mots d’auteur qui paraissent tout naturels et nécessaires dans le discours direct, où l’auteur ne maintient pas la volonté artificielle et tendue de se dissimuler (vous en acceptez d’analogues dans le morceau de Chateaubriand), mais qui détonnent dans le cas contraire, et singulièrement chez Flaubert. La dernière phrase n’a pas le moelleux et la souplesse de celle de Chateaubriand ; mais on ne saurait demander à Raphaël les qualités de Titien. Elle n’en est pas moins parfaite.

Évidemment, il y a beaucoup d’injustice dans le jugement des Goncourt sur Salammbô, quand ils trouvaient « une trop belle syntaxe, une syntaxe à l’usage des vieux universitaires flegmatiques, une syntaxe d’oraison funèbre, sans une de ces audaces de tour, de ces sveltes élégances, de ces vire-voltes nerveuses, dans lesquelles vibre la modernité du style contemporain… et toujours encore des phrases de gueuloir ». Audaces de tour, élégances et vire-voltes nerveuses, telles que les ont pratiquées les Goncourt, pendent aujourd’hui dans leurs pages, comme des lambeaux de papier peint dans une chambre humide. Ce n’est pas la « modernité du style contemporain » que je confronterais au style de Flaubert, c’est une certaine fraîcheur éternelle de beauté, c’est un mouvement intérieur, une respiration, cela même que je sens dans les phrases de Chateaubriand.

Et nous éprouvons, je crois, que si, de ces deux levers de soleil, l’un vient après l’autre dans l’ordre de la beauté, c’est un peu qu’ils se sont succédé pareillement dans l’ordre du temps. On l’a dit cent fois, et c’est aussi vrai la centième que la première : il y a une fleur de jeunesse que tout art connaît dès qu’il est sorti de l’enfance et que la science la plus perspicace et la plus patiente, le génie le plus généreux ne peuvent retrouver intacte. La succession d’un âge d’or et d’un âge d’argent est une loi naturelle.

Aussi je crois que l’idée la plus juste de Flaubert serait celle qui ferait de son nom le synonyme le plus parfait, chez nous, de cet état que, parlant de la littérature latine, les rhéteurs ont désigné sous ce même nom d’âge d’argent. Je voudrais qu’on le prît, ce nom, non pas comme une diminution, mais en la plénitude de son éclat, de sa gloire, et qu’il fût beau dans notre mémoire comme dans la phrase où l’argent désigne la pureté des citernes pleines sur Carthage qui s’éveille. Je ne m’attache ici qu’à ce qui peut suivre une remarque de style. Mais, lorsque nous parlons de Chateaubriand et de Flaubert, que reste-t-il dans leur nature qui ne rentre dans la logique et dans la suite de telles remarques ? C’est précisément leur rôle à tous deux que d’avoir renversé la formule classique, et de nous avoir fait dire à leur sujet : l’homme, c’est le style. Et il serait bien curieux de rechercher dans cette même logique de leur style les raisons profondes qui conduisent la vieillesse de Chateaubriand vers l’orchestre universel des Mémoires d’Outre-Tombe, vers ce riche, cet inépuisable répertoire verbal où viennent défiler toutes les ressources de notre prose, — et Flaubert vers la sécheresse caricaturale, exaspérée, voulue, de Bouvard et Pécuchet, et vers le Dictionnaire des idées reçues. Amertume pareille chez l’un et l’autre, mais que le style, pour Chateaubriand, console, apaise, décante en ses grands bassins de musique, et qui, pour Flaubert, remontée jusqu’au style même, souhaiterait, en le possédant, de l’étrangler, se tourne vers un idéal de sécheresse, de non-être. « Je voudrais que mon livre produisît un tel effet qu’on pût le croire écrit par un crétin. — Il faudrait qu’après avoir lu le Dictionnaire des idées reçues on n’osât plus parler, de peur de dire naturellement une phrase qui s’y trouve. » Le diable dans l’œuvre de Flaubert ne tente pas que saint Antoine, et quand Flaubert lui fait dire, à la fin de la première Tentation : « Je reviendrai ! », c’est prophétiser juste. Il est revenu, il n’a pas quitté Flaubert. Bouvard est bien la somme exacte de tout ce que le moyen âge, de tout ce que la conscience subtile et inquiète a pu entendre par ce mot : le Diable, l’Adversaire, l’Autre… Mais rien n’est attirant comme le Diable, et sur lui, sur cela de Flaubert, il le faudra bien, moi aussi, — je reviendrai.

IV. — De la psychologie des genres3

. Le cas de M. Paul Adam apporte une contribution intéressante à la psychologie des genres. Son roman de Stéphanie — dont je ne veux guère parler ici — doit être retenu comme un de ses meilleurs. S’il n’a pas l’ampleur, la puissance, la pleine pâte du Serpent Noir, il l’égale par la maîtrise du métier, par la délicatesse des demi-teintes, par le modelé léger et fluide des personnages. Et je crois que les lettrés s’accordent à préférer, de M. Paul Adam, de tels romans pénétrants, vivants, équilibrés, à ces grandes machines, pleines à craquer, tumultueuses, un peu vaines, où d’admirables morceaux sont séparés par des espaces morts, je veux dire Le Trust ou La Ville Inconnue. L’œuvre de M. Paul Adam nous fait un peu l’effet d’une exposition David, où La Bataille d’Uhde figurerait un Léonidas aux Thermopyles, Le Rail du Sauveur un portrait du cardinal Caprara. Les amateurs savent faire le classement. Quoi qu’il en soit, M. Paul Adam est un romancier-né : il a son métier dans les nerfs, dans le sang, dans le corps. Il est de ceux qui peuvent fondre en un personnage les sentiments qu’une froide logique apercevra comme les plus contradictoires : la ligne de vie, saisie par l’intuition du romancier, n’en déploie que plus de souplesse et de joie à tout réunir par une courbe unique, à dresser devant nous une figure qui demeure.

À côté de Paul Adam romancier, il y a Paul Adam critique. On ne rêverait pas contraste plus étrange, et pour unifier ce contraste en un visage, il nous faut, nous aussi, aller chercher une courbe vivante. Autant le romancier est l’homme des nuances, autant le critique les ignore. Autant le romancier, uniquement soucieux d’art, écrit dans la liberté et la lumière de son métier, se livre avec abandon à ses personnages, autant le critique, préoccupé d’agir, impatient de frapper, tendu vers la thèse voyante et sommaire, dédaigne les nuances, arbore les couleurs crues, convertit en affirmations décisives les premières vraisemblances. Le cas n’est d’ailleurs pas unique dans l’histoire littéraire. La critique de M. Paul Adam, le contraste de cette critique agissante avec un roman vivant et vraiment « critique », nous les retrouvons chez Balzac. Qu’on lise son article sur Sainte-Beuve, si durement relevé dans un appendice de Port-Royal. De tels écrivains nous rendent bien nette l’opposition des deux génies constructif et critique. Et cela ne veut pas dire que leur critique soit dénuée d’intérêt : au contraire ! Elle suggère, elle intéresse, elle peut même amuser, elle n’est jamais indifférente.

M. Paul Adam a fait précéder son roman d’une préface « Sur l’antagonisme de l’amour et de la descendance ». L’auteur de Basile et Sophia a toujours cultivé, dans un de ses pots de fleurs, un brin un peu bizarre d’ascétisme. Il s’indigna jadis contre ceux de ses contemporains qui étalent leur satisfaction devant un bon repas. La réparation de dessous le nez lui paraissait besogne misérable d’entretien animal, et il envoyait la fourchette voisiner, dans le secret du cabinet de toilette, avec la brosse à dents… Depuis, il s’en est pris à l’amour. Cet incident lui a semblé occuper dans la vie une place exorbitante, ridicule, contaminer les plus nobles parties de l’individu, offusquer les plus essentiels besoins de la société. Ainsi, M. Paul Hervieu écrivait récemment Bagatelle… J’aurai le bon goût de ne rappeler ici aucune fable fâcheuse de La Fontaine ; mais j’avoue préférer la sagesse, le sourire, et l’Abbaye de Jouarre du vieux Renan.

De la thèse morale de M. Paul Adam je ne veux d’ailleurs retenir que la thèse littéraire qu’il y joint. Cette chaude pluie amoureuse qui énerve notre latinité, et qui rend fangeux les sentiers que nous allons balayant, elle n’est pas tombée toute seule, elle remonte à un responsable, et ce responsable, ce saint Médard, c’est Molière, que M. Paul Adam appelle le tapissier Poquelin, comme la Lanterne appelle Pie X : Sarto. Le député Tourgnol avait promis aux électeurs limousins la suppression de la lune rousse. M. Paul Adam estime que tout ira mal, très mal, en France, tant qu’on n’aura pas supprimé Molière, tant qu’on ne l’aura pas pour le moins consigné à la jeunesse scolaire : « L’étonnant, c’est que l’œuvre de Molière, apprise par cœur dans tous nos lycées, collèges, pensionnats et couvents depuis deux siècles et demi, n’éclaire pas les habitués du Théâtre Français sur les causes du terrible individualisme actuel. Instruite par l’audace sexuelle des Agnès mêmes, si près de tout honnir pour embrasser le bel Horace, que peut une adolescente contre son instinct chaleureux ? L’écolier, qui, dès sa tendre enfance, a vu son père, son oncle et son parrain applaudir Scapin bâtonnant son maître dans un sac, Chrysale préférant sa soupe et les reprises du haut-de-chausses aux curiosités spirituelles, Mascarille réduisant au burlesque l’esprit des précieuses, Diafoirus transformant la science en âneries, comment peut-il, jeune homme, se défendre d’une indulgence périlleuse à l’égard des fripons, ou d’un goût honteux pour la médiocrité repue et chaudement culottée, ou d’un ignoble dédain pour la culture mentale ! »

Croyons que le jour où cette élite intellectuelle que sont « les habitués du Théâtre Français » sera « éclairée », le reste du pays ne saura manquer d’emboîter le pas et d’allumer à ce noble feu sa chandelle qui est morte. Il faut penser cependant que ce jour n’est pas venu, puisque l’opinion, qui s’est occupée du livre de M. Paul Adam, s’est plutôt amusée de la préface. Cet éreintement de Molière a été pris moins tragiquement que tel autre, à l’occasion duquel on vit Racine défendu comme s’il eût été Jeanne d’Arc. Ces idées méritent pourtant d’être discutées, et peut-être paraîtra-t-il que les boutades de M. Paul Adam sont tombées, sur quelques points, plus juste qu’il ne paraît.

Observons d’abord que cette thèse reprend, avec plus de rudesse, celle que Brunetière exposa dans une célèbre conférence sur Tartuffe, développa dans son article sur la Philosophie de Molière. Celle-ci : Molière défenseur de la nature contre la convention.

La pièce-type que relève M. Paul Adam, c’est l’École des Femmes, et Brunetière la prenait aussi, avec Tartuffe, pour appui principal de sa thèse. M. Paul Adam a traité ailleurs Agnès de « gourgandine » et l’ardeur avec laquelle il prend, contre cette petite sans-cœur, le parti de ce pauvre Holopherne d’Arnolphe est vraiment touchante. Quand un jeune homme et une jeune fille se plaisent, tous ceux qui retardent le contact des épidermes au nom de la raison, de la religion, de l’argent, de la « descendance », sont mis par Poquelin-Scapin dans le même sac que Géronte. Et allez donc ! C’est votre père…

Zon sur le dos, zon sur le groin,
Zon sur le nez du sagouin.

De là à faire de Molière le précurseur du romantisme, il n’y avait qu’un pas. Dona Sol, Lelia, « une George Sand échevelée » — bien plus, les Fourberies de Scapin devenues les Fourberies de Bonnot, M. Paul Adam n’y a pas manqué.

M. Lanson, qui a écrit sur Stéphanie un article pénétrant, fait à M. Paul Adam une objection qui d’ailleurs venait assez naturellement à l’esprit. Molière montre les pères et les tuteurs bafoués et dupés par leurs enfants amoureux. « Mais cela, c’est la tradition du théâtre. Et d’où venait-elle, cette tradition ? De la comédie latine, monsieur Paul Adam ; de vos chers Romains : lisez Plaute. Mais justement, cette intrigue traditionnelle de la comédie, Molière l’a fait servir à la défense sociale. En ayant l’air de plaider pour l’amour, il protégeait la famille bourgeoise contre ceux de ses membres qui, par leur maniaque égoïsme, tendaient à la dissoudre. Les mariages d’amour sont toujours des mariages de convenance et de raison. » Je crois que ces objections portent contre les outrances de M. Paul Adam plus que contre le fond de sa thèse, que je ne trouve pas si ridicule.

Certes Scapin, et même l’École des Femmes, procèdent de la comédie antique, par l’intermédiaire de la comédie italienne, dont Molière a d’ailleurs donné une réplique dans le délicieux Étourdi. Mais précisément, entre la comédie antique et la comédie de Molière, il y a une différence, un écart, qui n’est peut-être pas celui que voit M. Lanson. Je dis la vraie comédie antique, prise à une source plus haute et plus pure que celle de Plaute, la comédie attique nouvelle dont nous pouvons encore, dans notre indulgence, nous faire une idée suffisante avec les plans et les fragments de Ménandre, les traductions de Térence. Cette comédie n’est nullement une école d’irrespect. Les Gérontes grotesques y sont l’exception. Les pères y sont peints en général avec délicatesse et émotion. Les deux chefs-d’œuvre parmi les pièces dont nous pouvons juger sont, je crois, le Bourreau de lui-même et le fragmentaire Phokion, Ils peuvent nous servir à fixer le ton exact. Dans le théâtre français, le caractère qui rappellerait peut-être le mieux les pères de Ménandre est le Géronte du Menteur, et Corneille en a peut-être pris certains traits à Térence. Il est l’antithèse exacte des Gérontes moliéresques. Je suis bien certain que le père au sac sous le bâton de Scapin, jugé si durement par Boileau avant M. Paul Adam, n’eût pas été supporté par le public de Ménandre. Et je ne songe pas ici à des raisons littéraires, mais à des raisons morales. Remarquez d’ailleurs que la comédie attique est pénétrée d’une tendresse et d’une humanité que ne connaît plus la farce italienne et moliéresque, que les amours du jeune homme ne peuvent, de par les mœurs antiques, troubler un foyer, et vont à une esclave ; en cette esclave ce n’est pas seulement la reconnaissance du dénouement, mais l’art délicat du poète qui fait éclore la femme libre et la future mère de famille. Molière a pu prendre à Plaute l’Amphitryon, à la comédie latine ses dénouements commodes, il s’est peu inspiré de ce qu’elle avait de meilleur. Il ne devait pas se plaire à Térence. Et le cas est d’autant plus intéressant que le xviie  siècle considère les pièces de Térence comme les chefs-d’œuvre de la comédie, que les honnêtes gens en retrouvent l’esprit dans les comédies de Corneille, ou dans la charmante Mère Coquette de Quinault.

Molière a-t-il fait servir à la « défense sociale » l’intrigue traditionnelle de la comédie ? M. Lanson nous le montre tenant pour Gorgibus contre ses filles. « Il est pour Chrysale et Henriette, pour Mme Jourdain et Lucile, pour Marianne et Dorine, pour Angélique et Toinette, qui veulent introduire par le mariage, dans leurs familles, des hommes bien posés, au lieu des aventuriers faméliques ou burlesques dont s’entichent Philaminte, Jourdain, Orgon et Argan, pour leur satisfaction ou leur commodité individuelle. » Je ne sais s’il est pour Gorgibus et Chrysale, mais il ne peint ni l’un ni l’autre avec des traits qui nous soient bien sympathiques. Nous sommes loin du Ménédème de Térence, du Géronte de Corneille. M. Lanson a-t-il pensé à ceci que jamais Molière n’a mis sur son théâtre un père aimable ? Certes il a goûté pour eux-mêmes, je crois, les intérieurs de famille cossus et sains dont il nous donne la sensation, dans Tartuffe, par exemple (et M. Antoine a bien compris l’importance, ici, de la mise en scène). Mais dans ces intérieurs, presque toujours, le père est le trouble-fête, le maniaque, l’imbécile, le grotesque ; une seule fois, cette place est prise par la femme ; c’est dans les Femmes Savantes (je laisse de côté Gorgibus des Précieuses, qui n’est pas un caractère), et Chrysale ne vaut guère mieux, sa vulgarité et sa lâcheté le font peut-être aussi ridicule que Philaminte. Notre estime va à l’oncle célibataire comme Cléante et Ariste, à la servante comme Dorine, à la mère comme Mme Jourdain, à la belle-mère comme Elmire, — enfin aux jeunes gens toujours. Mais pas de père sur qui ne plane l’ombre du sac et du bâton, avec Scapin dans la coulisse. C’est pousser à son extrême logique la Course du Flambeau, et M. Paul Adam ici n’a pas tout à fait tort.

Est-ce une raison pour attribuer à Molière des intentions sociales, pour voir en lui un critique ironique sinon de la famille, du moins de l’autorité paternelle qui en est la base ? Pas du tout. Nous avons affaire, ici, à une question de littérature, plus précisément à une question de technique. La comédie de Molière est conçue dans la manière de la fresque (dont il a décrit sympathiquement les procédés dans son mauvais poème de la Gloire du Val-de-Grâce). Elle implique de grands partis pris, des caractères vigoureusement poussés en avant, pleins de puissance, de substance et de suc. Pour montrer un travers ou un vice dans toute sa lumière et sa saillie, il faut le poser avec toutes ses conséquences sociales, il faut en rendre manifeste l’influence, hors de l’individu, sur une famille. Il faut donner chez celui qui est chargé de ce travers ou de ce vice toute latitude à cette influence, et ce maximum de latitude, il n’est autre que l’autorité paternelle. Si l’autorité paternelle n’est montrée que dans ses abus, cela tient donc à une nécessité d’optique théâtrale. Une pièce de Molière est le contraire d’une pièce à thèse, elle puise sa valeur et sa vérité dans les lois d’un genre, d’un métier, d’une beauté. Certes, un sens moral s’en dégage, mais la matière morale n’y a été incorporée qu’une fois assimilée par l’art, comme un animal n’incorpore qu’assimilées par le végétal les substances chimiques dont il vit.

Il en est chez Molière de l’autorité paternelle comme de l’argent. Si la question de l’argent tient dans la plupart de ses pièces une place importante, cela ne se relie pas aux sentiments bourgeois d’un fils de tapissier. (Il mourut riche, mais il était généreux et dépensait insoucieusement.) C’est que la mise en contact avec l’argent est un excellent réactif pour nous rendre sensible un caractère, pour nous le faire voir en clair et à plein.

Enfin, le troisième moyen est l’amour. Le misanthrope est amoureux par la même raison qu’Argan ou Orgon sont pères de famille, qu’Harpagon a un train de maison : toujours un procédé d’optique théâtrale.

Cela ne signifie pas qu’il soit interdit de se demander si Molière a eu des opinions sur la famille, sur l’argent, sur l’amour. Mais ces opinions sont secondaires ici ; nulle part on n’a la sensation que Molière ait prêté à l’un de ses personnages, même à ses raisonneurs, à ses Cléante et ses Ariste, ses propres idées. Remarquez, si vous voulez, qu’il n’avait pas d’enfants, qu’il aimait gagner et dépenser l’argent, qu’il était, comme les phtisiques en général, de complexion fort amoureuse. Mais ces remarques, qui seraient capitales s’il s’agissait d’un poète lyrique, qu’est-ce qu’elles vous aideront à expliquer de Molière ?

Ce qui peut davantage nous importer — mais alors il ne s’agit plus d’art — c’est l’influence des pièces de Molière. Et, à vrai dire, c’est surtout à cette influence, c’est au spectateur plus qu’à l’auteur, qu’en a M. Paul Adam. Il est certain que le théâtre de Molière, bien ou mal compris, a agi sur la mentalité française. M. Paul Adam lui fait les deux reproches contradictoires de préparer l’apologie romantique de la passion et de flatter les penchants les plus bassement bourgeois. On a relevé justement — M. Lanson, M. Jacques Bainville — l’inexactitude du premier grief. Le spectateur de Molière est conduit à goûter l’amour dans le ménage et par le ménage, le couple traditionnel de la bourgeoisie française, avec une femme alerte, avisée, travailleuse, vraiment associée du mari. C’est pour s’être préparé, au lieu de cette associée, par une éducation perfide, une esclave muette d’Orient, la chair à plaisir tout ignorante qui émoustillera le libertin quadragénaire, qu’Arnolphe est justement puni, et que les apprêts de ce satyre tournent si joyeusement à sa confusion. (L’École des Maris, avec ses deux couples inverses, éclaire plus franchement encore la même idée dramatique.) Quant au second reproche, celui de flatter les bas-côtés du bourgeois, je le crois exact. L’influence de la comédie de Molière a été dans le même sens que l’influence de la comédie d’Aristophane. Elle a favorisé, contre les sommets de l’âme et de la pensée, les rancunes, la malice, la triste ironie des classes moyennes. Que Molière l’ait voulu ou non, le public est avec Chrysale contre les femmes qui prétendent cultiver leur intelligence. Lorsqu’un modeste savant se livre à des observations ingénieuses sur l’émission des voyelles, étude d’où sortira la phonétique expérimentale, Molière, dans le Bourgeois Gentilhomme, l’expose, sous la figure bâtonnée du maître de philosophie, aux railleries du parterre. C’est ainsi qu’Aristophane dans les Nuées faisait bafouer Socrate mesurant le saut d’une puce, et que la comédie moyenne continue à railler Platon « au front ridé comme la coquille d’une huître », la philosophie qui enseigne tout excepté la manière de se procurer à dîner. La comédie (et c’est aussi une loi du genre) ne s’est jamais appuyée sur les parties hautes de la nature humaine…

Il y avait d’ailleurs, au xviie  siècle même, et avant M. Paul Adam, quelqu’un pour le rappeler à Molière, quelqu’un dont le jugement avait en ces matières un poids qui manque aujourd’hui aux habitués du Théâtre Français, même les jours où la loge présidentielle est dûment occupée. C’était Louis XIV. On sait ce que Molière lui doit ; on sait la protection qu’il assura au Tartuffe, en lequel il voyait un acte d’équilibre et de raison en harmonie avec sa politique religieuse. Or, le jour de la première du Bourgeois Gentilhomme devant la cour, le roi resta de glace, ne se dérida pas une fois ; M. Paul Adam et les autres ennemis de Molière auraient joui de voir dans la coulisse le malheureux Poquelin s’arracher les cheveux. Louis XIV, par son attitude devant cette farce, ne tint sans doute pas le rôle d’un bon critique dramatique (il laissait à Boileau le soin de décider que Molière était le plus grand poète de son règne), mais il se comporta en roi. Il faut l’admirer d’avoir su ne pas rire quand la philosophie, la science, le désir de savoir, la curiosité du vrai, recevaient des coups de bâton sur les tréteaux. Il songeait sans doute que bien des traits du Bourgeois Gentilhomme convenaient à Colbert, et il savait à quel point la volonté de s’élever patiemment, orgueilleusement, par son labeur et son argent, dans une classe supérieure, étaient incorporés aux services mêmes de son ministre, comment ceci n’eut pas été sans cela. Il lui déplaisait que fût raillé ce rythme d’accession, d’ascension qui entretenait en France la santé du corps social. Il se contenta d’ailleurs de se taire, ne donna pas de plan à Molière, comme eût fait Richelieu, ne l’invectiva pas comme n’y eût pas manqué Napoléon. Admirons Louis XIV d’avoir vu en roi M. Jourdain, mais admirons Molière d’avoir créé en poète M. Jourdain. Il a exposé à la plus basse dérision le bourgeois qui s’élève ; mais lorsque nous nous en indignons, nous devons cette indignation à la probité même de Molière, à la souveraine pureté de son art, qui nous a fait vivant et complet ce bourgeois, à son art qui en laisse subsister, tout en les raillant injustement, les nobles et fécondes parties. Nous pouvons, devant Jourdain, penser toujours à ce même Colbert, dont le père se connaissait en drap et en cédait obligeamment à ses amis de Reims qui lui donnaient en échange de l’argent ; les mauvaises langues ont beau dire : « Ce brave homme marchand », les généalogistes ont trouvé, pour de l’argent aussi, à la famille de M. le Contrôleur général une souche de vieille noblesse écossaise, et cela ferme les bouches sur les mauvaises langues. Pensons à ce Colbert qui n’eût pas donné ses filles à d’autres gendres que trois ducs et pairs, mais qui faisait pensionner les maîtres de philosophie, qui faisait emplir de tableaux, de statues et de manuscrits qu’on lui cherchait dans tout l’Orient le cabinet du roi. N’a-t-il jamais formulé le vœu de M. Jourdain : « Plût à Dieu que je l’eusse, le fouet, devant tout le monde, et savoir ce qu’on apprend au collège ! » Et Molière, au fond et après tout, a-t-il pu créer ce personnage de Jourdain sans avoir pour lui un peu de cette mâle tendresse qu’il garde, sous ses railleries, à Alceste ?

Je suis content que ces pages, commencées avec quelque mauvaise humeur contre M. Paul Adam critique, finissent par m’accorder avec lui. Un dernier mot cependant. M. Paul Adam, dans sa charge véhémente, s’en prend, après le moraliste, à l’artiste. Il le loue, il est vrai, d’avoir « un style impeccable », et ce n’est peut-être pas très bien tomber. Le jugement de Fénelon : « Il n’a manqué à Molière que d’éviter le jargon et le barbarisme, et d’écrire purement » est étroit, il n’est pas faux. Mais M. Paul Adam se plaint qu’on ait qualifié Molière « devant l’univers, de protagoniste du génie français. Son agréable talent mérite beaucoup moins. L’absence complète d’idées générales et même d’idées nationales, l’aise naïve et spontanée d’une petite philosophie bonne pour le carrefour, l’exagération puérile des défauts accumulés contre toute vraisemblance, sur un seul Harpagon, sur un seul Argan, sur un seul Diafoirus, sur un seul Trissotin, sur un seul Tartuffe : tout cela place Molière à une distance trop grande de Shakespeare, père d’Hamlet, de Goethe, père des deux Faust. » Je prends ces lignes à un article ou M. Paul Adam a défendu sa préface. Je ne veux pas discuter son regrettable jugement. Je lui ferai seulement observer : d’abord, que l’honneur et l’ampleur de nos quatre siècles littéraires nous interdisent de tenir pour centrale une seule de nos grandes figures, fût-ce Molière, Voltaire ou Victor Hugo ; que notre paysage ne comporte pas de géant isolé, de Dante, de Shakespeare ou de Goethe ; ensuite, qu’un Goethe, père des deux Faust, déclarait qu’il ne restait jamais longtemps sans relire une pièce de Molière et sans contempler quelque gravure de maître italien : ses deux manières essentielles de communier avec la pleine santé et la pure fleur du génie classique.

V. — La critique et le style4

Voici deux volumes compacts remplis par tous les manuscrits que Flaubert entassa dans ses tiroirs jusqu’en 1842. Ils ne nous apportent sur l’homme et son génie aucune révélation. Ils confirment simplement, sans l’enrichir, le portrait assez simple qui ressort des romans et de la Correspondance. Renan, assez malin, lorsqu’il voulut publier, de son vivant, la principale de ses œuvres de jeunesse, l’Avenir de la Science, l’appela son vieux Pourana. Les Premières Œuvres de Flaubert, c’est son vieux Pourana romantique. Elles constituent une contribution, qui eût été déjà fort banale dès cette époque, à la physiologie d’un jeune homme atteint d’encéphalite romantique entre 1836 et 1842. Et tout ce Flaubert-là se trouvait déjà dans les Jeune-France de Gautier. Tel drame en cinq actes, Louis XI, est un griffonnage de collège : il sert au moins à nous montrer que la passion malheureuse de Flaubert pour le théâtre, celle qui nous a valu le Candidat et le Château des Cœurs, remontait à son enfance, à son goût pour les cartonnages et les actrices du théâtre de Rouen. Marrh, qui est de 1839, est un informe champignon poussé au pied de Faust, mais aussi une première ébauche de la Tentation de saint Antoine. Les Mémoires d’un Fou et Novembre forment deux esquisses de la même œuvre, un roman autobiographique, ou simplement un roman de la puberté, fortement inspiré de la Confession d’un Enfant du Siècle. On n’y voit Flaubert qu’à l’état érotique, colérique ou dégoûté. Presque dans la même page, il écrit, à trente lignes d’intervalles : « J’aimais pourtant la vie, mais la vie expansive, radieuse, rayonnante ; je l’aimais dans le galop furieux des coursiers, dans le mouvement des vagues qui courent vers le rivage ; je l’aimais dans le battement des belles poitrines nues, dans le tremblement des regards amoureux… dans le soleil couchant, qui dore les vitres et fait penser aux balcons de Babylone où les reines se tenaient accoudées en regardant l’Asie » ; et ensuite : « Je suis né avec le désir de mourir. Rien ne me paraissait plus sot que la vie, et plus honteux que d’y tenir. » Il n’y a pas là de contradiction, mais toujours les deux versants du génie de Flaubert, son être d’imagination, son être de réalité. Dans ces deux courts romans, il est successivement, et sans illusion de sa part, Emma Bovary, Frédéric Moreau, Bouvard et Pécuchet ; personnages peu compliqués. L’homme ne se modifiera plus, ne s’enrichira guère.

Il n’en est pas de même de l’écrivain. L’essentiel de Flaubert, sa goutte de pourpre, c’est son style : le reste, un coquillage qui se sentait broyé par la vie pour servir à cette œuvre de choix ! À ce point de vue, ces deux volumes deviennent intéressants. Ils nous font connaître, dans ses racines et ses origines, ce style. Ils nous font toucher la nature primitive de laquelle et contre laquelle Flaubert l’a construit.

On peut en obtenir une clarté sur une question que M. Remy de Gourmont a posée et traitée autrefois dans un de ses livres les plus aigus : le Problème du Style, et qu’il appelle, à cause de l’occasion qui la soulève, la question Taine. Il s’agissait du style de Taine et de certains aphorismes tranchants émis par M. Faguet dans l’une de ses Histoires de la littérature française (elles ne sont pas encore numérotées). « Le style de Taine, disait M. Faguet, est un miracle de volonté. Il est tout artificiel. On sent que non seulement il n’est pas l’homme, mais qu’il est le contraire de l’homme. Ce logicien, qui a vécu dans l’abstraction, a voulu se faire un style plastique, coloré et sculptural, tout en relief et en images, et il y a réussi. Et c’est pour cela que Taine est un modèle ; car, puisque le style naturel ne s’apprend pas, il reste que c’est dans Taine et dans les écrivains qui lui ressemblent que l’on apprendra le style qui se peut apprendre. »

La « question Taine » est donc celle de savoir si un style peut naître de la volonté. Mais, entre parenthèses, et avant d’aborder cette question formelle, je dirai que, sur la question matérielle, celle de Taine lui-même, je ne suis ni de l’avis de M. Faguet, qui est aux antipodes de la vérité, ni tout à fait de celui de M. Gourmont. Volontaire et artificiel, ou non, le style de Taine n’est point d’abord un style plastique, tout en relief et en images, mais avant tout un style oratoire. « Taine, dit M. de Gourmont, est nettement un écrivain sensoriel. » Oui, mais il l’est secondairement, et son écriture sensorielle ne figure jamais qu’un moyen, au service d’une fin oratoire. In historia orator , le mot dont il épigraphie son Tite-Live s’applique à lui. Pour que son style mobilise, déploie, exploite toutes ses richesses, il faut que ces richesses soient disposées en vue d’un ordre logique, en vue d’une preuve. Quand on y regarde de près, c’est la même éducation classique, celle de Cicéron et du Conciones, qui produit Cousin et Taine, la forme oratoire vide et la forme oratoire pleine : la baudruche et le marbre ont ici des lignes pareilles. Tout chez Taine est orienté vers la preuve, vers la thèse ; homme complet, sensitif, éveillé, qui enregistre facilement dans ce qu’il écrit l’apport abondant de sa mémoire émotive, il n’admet cet apport sensuel que pour le faire passer en maçonnerie, en architecture. Lorsqu’il peint pour peindre, dans Graindorge, dans le Voyage en Italie, le dessin de sa phrase reste le même, mais rien ne vit, rien ne chante, le livre devient pesant, artificiel, il ennuie. Taine ne donne sa mesure, il n’est lui-même, que dans ce qu’il appelle un palais d’idées, et seul de son temps il a réussi à construire de ces palais très amples, très équilibrés, dans le goût de la Renaissance : artiste complet, il en est à la fois l’architecte et le décorateur ; dans les substructions visibles, l’appareil à bossages avec ses petits faits entassés et distincts rappelle le Palais Pitti, et la peinture puissante des plafonds est d’un Bolonais qui se voudrait Vénitien. Mais toute la décoration est subordonnée à l’architecture, à une architecture logique, oratoire et probante. Quand ses images ne prennent pas place dans un ordre, c’est de l’or qui devient charbon. Le « logicien qui vit dans l’abstraction », qui aurait pour connaître son « style plastique, coloré et sculptural, tout en reliefs et en images », n’existe, comme M. de Gourmont nous le montre, que dans l’imagination de M. Faguet, et d’ailleurs, depuis Parménide et Platon, il n’y a pas eu de plus grands créateurs d’images que les logiciens de génie vivant dans l’abstraction, ayant comme le chêne de la fable, la tête voisine du ciel et les pieds vers l’empire des morts. Seulement, le « visuel » et le « sensoriel » que M. de Gourmont voit dans Taine ne fournissent à ce style que le sang en mouvement dans un corps vigoureux, pondéré, puissant et dont l’essence est de disposer des preuves, de faire agréer des raisons. Aussi un tel style, où le visuel et le sensoriel sont subordonnés, semble par là, en tant même que style, fort différent d’un style où le visuel et le sensoriel sont le primordial et l’essentiel, celui d’un Hugo dans sa prose (comparez les Choses Vues aux Carnets de Voyage), d’un Michelet (comparez les Origines et l’Histoire de la Révolution), d’un Gautier (comparez les deux Voyages en Italie, celui de Gautier qui a conservé ses couleurs comme un tableau vénitien, celui de Taine qui a poussé au noir). Les Origines de la France contemporaine, si opposées à Michelet, n’ont qu’un pendant, qu’un analogue, dans la littérature française, c’est l’autre chef-d’œuvre de l’histoire oratoire, l’Histoire des Variations. Si Bossuet avait conservé dans son Histoire toute la flamme imagée de ses premiers Sermons, si cette flamme avait fait partie de sa bonne conscience, s’il l’avait cultivée et développée, les deux livres se ressembleraient bien davantage.

Venons à la question générale, qui est, en somme, une discussion du mot célèbre de Buffon. M. Faguet admet que le style peut être, ainsi que chez Taine, le contraire même de l’homme. M. Remy de Gourmont n’a pas de peine à relever, en ce qui concerne Taine, la légèreté de ces affirmations, qui ont pour source une phrase de Sarcey, à montrer avec quelle naïveté pataugea dans cette source douteuse un M. Albalat, qui, « ébloui, suit des yeux » M. Faguet, « le boit » et, auteur de L’Art d’écrire enseigné en vingt leçons, de la Formation du style par l’assimilation des auteurs, nous assure que « Taine, d’abord écrivain abstrait, avait plus tard coloré son style artificiellement ». Comme il enseigne, dans ces deux livres, à colorer ainsi un style quelconque, l’exemple de Taine sert, à point, de réclame (vingt mille lettres d’attestation) à notre marchand de poudres colorantes. M. de Gourmont, lui, dit avec beaucoup de bon sens : « Buffon faisait de la science. Le style est l’homme même est un propos de naturaliste qui sait que le chant des oiseaux est déterminé par la forme de leur bec, l’attache de leur langue, le diamètre de leur gorge, la capacité de leurs poumons… Il y a bien deux sortes de styles ; elles répondent à ces deux grandes classes d’hommes, les visuels et les émotifs. » Le style, pour lui, est donné, comme d’ailleurs tout l’homme, dans la nature sensible de l’homme, il est sécrété par une sensibilité. On sait que M. de Gourmont représente chez nous, très singulièrement, un délégué du xviiie  siècle, comme Brunetière tenait jadis la place d’un délégué du xviie . Son sensualisme est dérivé des mêmes sources que celui de Taine lui-même. L’explication d’un style, ou même de quoi que ce soit, par une volonté autonome, lui paraît le comble du non-sens. Louant M. Victor Giraud d’avoir, dans son livre sur Taine, jugé « irrecevable » l’opinion de M. Faguet, M. de Gourmont écrit : « La raillerie de M. Giraud est presque muette, mais elle est profonde. Il appartient à une génération qui n’ignore plus (comme celle de M. Faguet) le mécanisme physiologique de la pensée, et qui sait que la volonté n’est pas autre chose qu’un état de tension nerveuse parfaitement involontaire. » Les assurances ici de M. de Gourmont, mises au compte de la génération entière où florit M. Giraud, ne seront sans doute pas partagées par les philosophes ; le contraste entre ces termes dogmatiques et le fond de la phrase qui indique un pur aveu d’ignorance, une démission de la psychologie, leur paraîtra peut-être singulier. S’il est excellent, comme le fait à bon droit l’intelligence de M. de Gourmont, de relier la critique à la psychologie, encore ne faut-il pas fournir à la critique précisément comme certitudes les incertitudes de la psychologie. Que la volonté libre, capable de créer, soit une illusion ou soit une vérité, que l’état de tension nerveuse soit la volonté elle-même, ou qu’il l’accompagne, toujours est-il que, pratiquement, certain style nous apparaît, plus que certain autre, impliquer une volonté réfléchie, une réaction contre l’habitude. La nature de certains hommes suppose une assez grande facilité à réagir contre leurs habitudes, ou, si l’on veut (ce qui d’ailleurs ne serait pas la même chose), à contracter des habitudes nouvelles, rapides, momentanées : les Anciens louaient Alcibiade, le plus Athénien des Athéniens, d’être vite devenue Spartiate à Lacédémone, asiatique chez les Perses. Or, la littérature nous offre de tels exemples. Il est des écrivains qui n’ont qu’un style, il en est qui ont plusieurs styles, tantôt espèces d’un même genre, tantôt véritablement des genres différents. Et il en est chez qui telle forme de style appartient à la mauvaise conscience, et leur figure, comme l’accent de leur pays natal, un ennemi contre lequel ils luttent. Complexité que je voudrais signaler, mais que je ne me flatte pas de débrouiller.

M. de Gourmont nous dit, avec Buffon, que le style c’est l’homme, et l’homme élémentaire, sensitif, que le propos de Buffon est le propos d’un naturaliste. Et M. de Gourmont a pleinement raison en tout ce qu’il affirme, mais il a tort en une part de ce qu’il nie, tant sur Buffon que sur le style. Buffon est un naturaliste, mais il parle sur le style en humaniste classique. Le Discours sur le style est un discours de réception à l’Académie, et il a recueilli, dit-il courtoisement à ses trente-neuf auditeurs, ses observations en lisant leurs ouvrages. Entendez en lisant les bons auteurs français, la dignité de l’Académie venant, ainsi que le disait Mallarmé, de ce qu’elle représente, dans le présent, à la façon d’une cavalcade historique, le cortège de nos grands maîtres. Ses observations sur les écrivains, sur les hommes, il ne les expose point comme il fait de ses observations sur les oiseaux ou les quadrupèdes. Le style c’est l’homme, non l’animal, c’est l’homme non seulement en tant que sensibilité, mais en tant que contre-sensibilité, c’est-à-dire en tant qu’intelligence et que volonté. Buffon ne pense point comme La Mettrie. Le sensualiste pur qu’est M. de Gourmont niait tout à l’heure, très péremptoire, toute volonté. Et voici ce qu’il écrit de l’intelligence (tout ce que je cite dans ces pages est tiré du Problème du Style) : « Le raisonnement au moyen d’images sensorielles est beaucoup plus sûr que le raisonnement par idées… La logique de l’œil et la logique de chacun des autres sens suffisent à guider l’esprit… La philosophie, qui passe vulgairement pour le domaine des idées pures (ces chimères !), n’est lucide que conçue et rédigée par des écrivains sensoriels… Qu’est-ce qu’une doctrine, sinon la traduction verbale d’une physiologie ? » (Une doctrine n’est qu’une physiologie, dit M. de Gourmont ; un arbre, disait Hegel, croît par syllogismes : ces deux contraires paradoxaux disent à peu près la même chose.) En tout cas, lorsque Buffon écrit que le style c’est l’homme, il entend, naturellement, l’homme volonté consciente autant que l’homme sensibilité spontanée, l’homme tel qu’il se pense comme fin, tel qu’il se formule à lui-même comme idéal.

Ce qu’il nous faut à nous, c’est aux lueurs des lampes
La science conquise et le travail dompté,
C’est le front dans les mains du vieux Faust des estampes,
C’est l’obstination et c’est la volonté.

Évidemment, il n’existe pas de style qui soit « un miracle de volonté », qui soit « tout artificiel », qui soit le « contraire de l’homme ». Mais il n’est pas de style non plus où n’intervienne une volonté, un artifice, une réaction de l’homme contre lui-même. En d’autres termes, sans poser ici des absolus, il est possible de fixer, par des exemples, deux limites, l’une qui figure l’extrême de naturel et de spontané dont le style soit capable, l’autre qui pose son extrême possible de volonté et d’artifice. Mais ne nous fions pas aux apparences pour dire d’un style qu’il est naturel ou artificiel : le style des Provinciales paraît plus naturel, plus immédiat que celui des Pensées, et pourtant les Provinciales ont été extrêmement travaillées, chacune récrite plusieurs fois, tandis que les Pensées sont généralement des notations rapides, sans artifice littéraire. Le style de Renan semble jeté dans la fraîcheur et le négligé d’une nature fraîche ; je le crois plus artificiel et laborieux que celui de Taine, qui donne précisément (et nous avons vu comme cette apparence a trompé) l’idée de l’artificiel et du laborieux. Pour faire, à beaucoup près, dans un style la part du spontané et du volontaire, voici, je crois, de quelle pierre de touche il faut user. Si le style des œuvres littéraires est le même que celui des lettres ou écrits analogues, le style sera dit plus naturel ; et plus grand sera l’écart entre les unes et les autres, plus le style sera dit artificiel. Or, le style de Taine dans sa Correspondance et surtout dans ses Carnets de Voyage en France, notes jetées sans ratures sur ses calepins, écrites pour lui-même, ne diffère pas en nature de celui de l’Intelligence et des Origines. Mais il manque la tension oratoire, élément d’ailleurs capital chez lui. Ce qui est artificiel chez Taine, c’est le style de telle œuvre scolaire, telle que sa thèse sur la Fable (à peu près rien du La Fontaine), « écrite, dit M. de Gourmont, avec le souci de ne pas déplaire à M. Géruzez ». De ce point de vue, le type du style naturel, nous pourrons le voir dans la prose de Voltaire, qui est exactement la même, qui a exactement la même perfection, dans l’Essai sur les Mœurs et dans n’importe laquelle de ses lettres. Et le type du style artificiel, on le verra dans Guez de Balzac, incapable d’écrire le moindre billet sans en faire pour la postérité une œuvre péniblement littéraire. Mais il n’existe pas de style absolument naturel, puisque jamais on n’écrit tel quel ce qu’on voit, ce qu’on sent, ce qu’on sait, puisque le style est cela même qui, en nous, réduit, par une opération plus ou moins longue, toutes les fractions de la réalité à un dénominateur commun. Il n’existe pas non plus de style absolument artificiel parce que le style a toujours son origine et ses éléments dans une sensibilité de l’œil et de l’oreille. L’écart entre le style littéraire, que l’on écrit, et le style mécanique, que l’on rédige, une fois mesuré pour chaque prosateur, et posé comme son équation personnelle, donnerait lieu à des inductions curieuses. Voyez Mallarmé et Rimbaud. Le style de Divagations est infiniment plus spontané qu’on ne croit : les lettres de Mallarmé, ses premières chroniques, toute son œuvre en apparence ésotérique, est écrite dans ce même style précieux, aux ponctuations et aux coupes originales, qu’il ne peut s’empêcher de mettre dans ses moindres billets et dont on retrouve tous les tours jusque dans un livre de classe, les Mots Anglais. De Divagations à ces documents, le style ne diffère, comme on l’a vu pour Taine, qu’en tension, et le principal du travail consiste, comme le confessait délicieusement l’auteur, à y « remettre de l’obscurité ». De Rimbaud, nous avons un volume entier de lettres : rien, absolument rien, dans ces notations sèches, pas même une tache de couleur ou une coupe de phrase ne rappelle la moindre chose des Illuminations ou d’Une Saison en Enfer. La cloison étanche est parfaite. C’est que Rimbaud, la brute de génie la plus étonnante qui soit dans aucune littérature, n’a jamais je ne dirai pas même aimé, mais connu que lui : le reste des hommes, sans exception, sont devant lui comme des nègres. Écrit-on à des nègres ? Écrit-on même pour des nègres ? Publier, c’est écrire pour les autres. L’idée n’en pouvait même pas venir à Rimbaud. Mme Aurel a dit à peu près que le métier littéraire appartient de droit aux femmes (comme tout le reste !) parce que l’œuvre littéraire n’est qu’une variante de la lettre d’amour, et que, pour la lettre d’amour, à elles la cocarde ! Eh bien, personne ne fut moins femme que Rimbaud (de même qu’aucun homme ne fut plus femme que Verlaine), et la seule idée d’adresser son œuvre, comme une lettre d’amour, au public, ainsi que le fait chacun sur le trottoir littéraire, lui paraissait la plus inepte bouffonnerie. Il ne pouvait « écrire » une lettre, quelle qu’elle fût. Aussi son œuvre, écrite pour lui seul, sans idée d’un public quelconque, est-elle la plus sincère, la plus chimiquement pure de toute prostitution, qui existe. Aucun style n’est plus naturel que son style direct, brûlant, tout en lumière. Ainsi l’écart entre deux natures d’écrits, très faible chez Mallarmé, presque infini chez Rimbaud, témoigne, chez l’un et l’autre, d’une égale, d’une paradoxale sincérité : mais l’une tournée en partie vers autrui, l’autre réservée exclusivement à soi, concentrée sur soi.

En principe, tout écrivain possède donc deux styles, qui tantôt figurent deux espèces assez rapprochées d’un même genre, tantôt, exceptionnellement, font deux genres différents. Et même, quand on dit que l’un est plus naturel que l’autre, il faut s’entendre sur le sens du mot naturel, ou plutôt distinguer ses deux sens très différents, même opposés. On peut appeler naturel le style qui vient naturellement, c’est-à-dire sans effort, presque sans réflexion, qui est incorporé à une habitude. On peut appeler au contraire naturel le style qui exprime la vraie et profonde nature de l’homme, et qui implique parfois, pour être ramené à la lumière, un effort complexe, un forage difficile. Le style, c’est tantôt l’homme automate fait d’habitudes, tantôt l’homme social fait d’influences, tantôt l’homme individuel fait de conscience et de volonté. Le premier côtoie le péril du procédé et du gaufrier, où tombe un Zola ; le deuxième court le risque du cliché où se complaît délicieusement tout médiocre ; le dernier effleure l’obscur ou l’ultra-violet d’un Mallarmé et d’un Rimbaud. L’incapacité d’écrire en clichés est aussi congénitale, aussi naturelle chez Mallarmé, que la nécessité d’écrire en clichés l’est chez la plupart des scribes, et le besoin d’en lire chez la presque totalité des lecteurs.

Mais si en principe tout écrivain possède deux styles, il arrive aussi qu’il en possède plus de deux. Afin de ne pas compliquer la question, je ne fais pas intervenir ici le style de la poésie. Il faut noter pourtant que, lorsqu’un bon auteur écrit en prose et en vers, son style de prose peut être le contraire même de son style poétique. Ainsi pour Voltaire. On dira peut-être que sa prose exprime sa nature, et que dans ses tragédies il rédige un devoir scolaire, on le dira à tort. Voltaire adorait le théâtre, pleurait aux pièces des autres, à ses propres pièces, s’y donnait plus, corps et âme, qu’à sa correspondance. Alors ? M. de Gourmont, sans songer d’ailleurs à Voltaire, nous fait comprendre cela très finement : « Dans un début de roman aussi vulgaire que : C’était par une radieuse matinée de printemps, il peut y avoir une émotion vraie. Cela affirme, sans aucune contradiction possible, que l’auteur n’est pas un visuel, n’est pas un artiste, mais non pas qu’il soit dépourvu de sensibilité ; au contraire, il est par excellence un émotif ! Seulement, incapable d’incorporer cette sensibilité personnelle en des formes stylistiques de formation originale, il choisit des phrases qui, l’ayant ému lui-même, doivent encore, croit-il, émouvoir ses lecteurs. Il est même inutile de supposer un calcul là où il n’y a, en réalité, que l’association ingénue d’un mot et d’un sentiment… Tout mot, toute locution, les proverbes mêmes, les clichés, vont devenir pour l’écrivain émotif des noyaux de cristallisation sentimentale. » Voilà exactement ce qui se passe chez Voltaire poète tragique, précisément parce qu’il est un émotif, quand il fait des tragédies, alors qu’il est le contraire quand il écrit l’Essai sur les Mœurs ou Candide. Le style poétique de Victor Hugo et son style de prose ne diffèrent pas moins, l’un et l’autre restant des styles de génie, et Choses Vues réalisant dans son genre la même perfection que le Satyre. De même Musset. Lamartine au contraire.

Par là, nous arrivons au cas de Flaubert, qui est très complexe. Si Flaubert a vécu tout entier pour son style, nous pouvons croire que ce style lui demeurait un peu extérieur, qu’il allait vers ce style, l’incorporait à lui, plus qu’il ne le dégageait de lui. La part de volonté y paraît plus grande que d’ordinaire, et c’est pourquoi dans Flaubert nous reconnaissons des styles fort différents. J’en distinguerai au moins trois : celui des premières œuvres jusqu’à Madame Bovary, tel que nous le montrent les Mémoires d’un Fou, Novembre, la première Tentation, style très facile, peu original, abondant en clichés, d’un rondouillard intermédiaire entre le Chateaubriand de 1802 et la Confession d’un Enfant du Siècle ; le style des grands romans, de Madame Bovary à Bouvard, discipliné et savant, le vrai style de Flaubert ; le style de la Correspondance, plein de fantaisie, tout en verdeur et en exubérance, l’étoffe riche où il coupait en geignant les vêtements de ses personnages. S’il s’était épanoui en liberté au lieu de se restreindre en profondeur, il eût trouvé sa voie, ou du moins sa joie, dans une résurrection du style rabelaisien, dans un Pantagruel du xixe  siècle, où ce géant normand eût englouti ses bonshommes de la Bovary et de l’Éducation, ses ombres chinoises de Salammbô et de la Tentation, comme Gargantua fait des six pèlerins avec sa salade, les arrosant d’un horrible traict de vin pineau. Il y a dans la Correspondance une lettre en langage de Rabelais, où l’on trouve une autre succulence que dans les pâles Contes Drolatiques de Balzac !

Le style défini et vrai de Flaubert est évidemment le deuxième, et pour celui qui aime en ses secrets, en son âme, la langue française, il n’est pas d’étude plus passionnante que de le voir se dégager des deux autres. Mais est-ce lui qui se dégage, ou est-ce Flaubert qui le dégage ? Nous en revenons toujours à la même question, en laquelle il ne faut pas voir une pure question de mots : « Comme tous les écrivains de son temps, dit M. de Gourmont, Flaubert a subi l’influence initiale de Chateaubriand5 ; cela n’est ni miraculeux ni très important. Sorti de toute autre école, Flaubert fût pareillement devenu ce qu’il était, lui-même. La vie est un dépouillement. Le but de l’activité propre d’un homme est de nettoyer sa personnalité, de la laver de toutes les souillures qu’y déposa l’éducation, de la dégager de toutes les empreintes qu’y laissèrent nos admirations adolescentes. Une heure vient où la médaille décapée est nette et brillante de son seul métal. Mais, selon une autre image, je songe au dépouillement du vin qui, délivré de ses parties troubles, de ses vaines fumées, de ses fausses couleurs, se retrouve, quelque jour, gai de toute sa grâce, fier de toute sa force, limpide et souriant ainsi qu’une rose nouvelle… Il faut lire successivement Madame Bovary, l’Éducation sentimentale, Bouvard et Pécuchet ; ce n’est que dans ce dernier livre que l’œuvre est achevée, que le génie de l’homme paraît dans toute sa beauté transparente… Qu’est-ce que les descriptions de Salammbô et leurs longues phrases cadencées6, vis-à-vis des brèves notations et des résumés de Bouvard et Pécuchet, ce livre qui n’est comparable qu’à Don Quichotte ? » Je vois dans le développement, ou plutôt dans l’enveloppement de Flaubert, beaucoup plus de contingence que n’en admet M. de Gourmont. Je ne crois pas que ce style ait été donné dans sa nature. Sans lui appliquer les lignes légères que M. Faguet a commises sur le style de Taine, sans faire de son style sa contre-nature, il est visible qu’il l’a extrait de sa nature par un effort de discipline et par un acte de volonté. Il est visible aussi qu’il pouvait être autre. Faible, incertain, capricieux, mais capable d’amitié solide et d’admiration dévouée, Flaubert était fait pour déférer au jugement d’un ami qui lui eût imposé l’autorité de son goût. Il chercha cet ami sans le trouver, n’eut à sa place qu’un Louis Bouilhet, qui était un médiocre honnête, et Maxime du Camp, que ses Souvenirs Littéraires nous montrent sous la figure d’un sot prétentieux, imposé à la timidité très réelle de Flaubert par sa suffisance et sa désinvolture vulgaires d’homme du monde. L’influence d’un ami aurait pu fort bien le détourner vers l’exubérance, vers l’exploitation intégrale de ses richesses. Je l’imagine sous la figure de son saint Antoine, tenté par toutes les formes de la matière verbale : « Je voudrais avoir des ailes, une carapace, une écorce, souffler de la fumée, porter une trompe, tordre mon corps, me diviser partout, être en tout, m’émaner avec les odeurs, me développer comme les plantes… descendre jusqu’au fond de la matière, — être la matière. » Mais après la tentation revient la figure de l’art choisi, concentré, dépouillé, qui réclame le travail de minutie et de ferveur : “Dans le disque même du soleil, rayonne la face de Jésus-Christ. Antoine fait le signe de la croix et se remet en prières.” »

Chaque phrase de ce style implique une tension et un choix. Il n’est pas absurde de transposer à son ensemble, comme sa clef de voûte et son explication dernière, cette idée de tension et de choix, de mouvement et de volonté. Ce qu’il y a sans doute, dans le style de Flaubert, de plus intéressant, c’est la courbe qui le conduit des premières œuvres aux dernières, courbe logique certainement, mais vivante, contingente, imprévisible, et qui nous apparaît élue entre d’autres courbes également possibles. Le « dépouillement » dont parle M. de Gourmont, et qui va de Novembre à Bouvard, ne dépasse-t-il point, d’ailleurs, le but ? Après qu’il est devenu « limpide et souriant ainsi qu’une rose nouvelle », le bourgogne tourne à la transparente pelure d’oignon, puis il s’affaiblit, passe et meurt. Je ne partage pas l’enthousiasme de M. de Gourmont pour le livre qu’il appelle « la pièce d’archives où la postérité lira clairement les espoirs et les déboires d’un siècle ». Flaubert disait qu’il aurait voulu que son livre donnât l’impression d’avoir été écrit par un crétin ; inutile de dire qu’il n’y est pas non plus arrivé. Mais, dans ce pendant moderne à la Tentation, je ne vois qu’un inventaire, rédigé par un notaire méphistophélique, dans le style éteint qui convient, et qui paraît, comme certaines pages de Stendhal, la démission lucide et désabusée du style. C’est Madame Bovary, ce n’est pas Bouvard, qui fournit dans son fond et dans sa forme le Don Quichotte de Flaubert.

J’ai parlé d’un Flaubert rabelaisien. Les Premières Œuvres nous offrent un fragment de Flaubert sur Rabelais, qui se termine ainsi : « Vienne donc maintenant un homme comme Rabelais ! Qu’il puisse se dépouiller de toute colère, de toute haine, de toute douleur ! De quoi vivra-t-il ? Ce ne sera ni des rois, il n’y en a plus ; ni de Dieu, quoiqu’on n’y croie pas, cela fait peur ; ni des jésuites, c’est déjà vieux. Mais de quoi donc ? Le monde matériel est pour le mieux, ou du moins il est sur la voie. Mais l’autre ? Il aurait beau jeu. Et si le poète pouvait cacher ses larmes et se mettre à rire, je vous assure que son livre serait le plus sublime et le plus terrible qu’on ait fait. » Voilà, peut-être, l’idée primitive de Bouvard, mais d’un Bouvard qui eût été en expansion et en romantisme ce que le vrai Bouvard est en dépouillement et en sécheresse.

Je ne me dissimule pas ce qu’a d’un peu artificiel et vain un débat qui roule, en somme, sur le problème de la nécessité ou de la contingence du style et qui ne saurait s’abstraire du problème général de la nécessité et de la contingence, sur lequel on dissertera indéfiniment. M. de Gourmont, dans son livre déjà ancien, a levé un lièvre qui n’a pas cessé de courir. Il m’a semblé que sa solution mécaniste était un peu courte, son sensualisme et son déterminisme un peu sommaires. La question Taine dépasse de beaucoup Taine, ou plutôt n’intéresse que médiocrement Taine. Car Taine ne fait qu’un avec son style de matière vivante et de forme oratoire. La question Flaubert, elle, est différente. Il m’a paru que beaucoup de choses se passaient chez Flaubert comme si le choix volontaire était le principe de son style. Mais mon rôle s’est borné à indiquer, après M. de Gourmont, une question encore fraîche, mitoyenne entre l’esthétique, la psychologie et la métaphysique, une place où il serait utile de creuser encore.

VI. — Une querelle littéraire sur le style de Flaubert

Une polémique s’est engagée entre M. Louis de Robert et M. Paul Souday sur une question qui, pour bien des gens, ne paraît pas sujette à discussion : Flaubert savait-il écrire ? M. de Robert a soutenu la négative, sous ce titre même : Flaubert ne savait pas écrire, et il a cité à l’appui un chapelet de phrases incorrectes. M. Souday a défendu la plupart de ces phrases, s’est élevé avec sévérité contre le parti-pris de M. de Robert, et a conclu : « Nous n’avons jamais pensé que Flaubert fût le seul écrivain de notre langue, ni même qu’on ne pût à toute force relever chez lui quelques négligences, mais rares et généralement sans gravité… Le danger d’algarades comme celles de M. Louis de Robert est de brouiller les idées. Il est aussi nuisible de voir des fautes où il n’y en a pas que de ne pas en apercevoir où il y en a. Le public en est tout désorienté, et les scrupules des juristes mal informés ne l’égarent pas moins que les bévues des cacographes. » M. Souday a sans doute raison en gros ; mais enfin si les discussions ont l’inconvénient de désorienter le public, il faut passer là-dessus en considération des avantages majeurs qu’elles apportent. Sous le second Empire, un journal reçut un avertissement de la Préfecture pour avoir pesé trop subtilement les mérites d’un engrais agricole, « de pareilles discussions, disait l’arrêté, ne pouvant que porter le trouble et l’incertitude dans l’esprit des acheteurs ». Je ne pense pas que M. Souday tienne à voir de tels archanges veiller, l’épée haute, sur la confiance et l’innocence du public. Et ici en particulier, si M. de Robert a posé de nouveau la question avec quelque intempérance, cela n’empêche pas que, non seulement elle ne puisse être posée à bon droit, mais encore qu’elle ne soit réellement posée par la critique depuis le temps de Flaubert et que le public n’en doive tirer des lumières : elle a été peut-être obscurcie par ceux qui ont loué Flaubert des qualités qu’il a voulu avoir plus que de celles qu’il a eues réellement.

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On a porté un peu naïvement au compte de Flaubert écrivain, au compte de la qualité de son style, la quantité matérielle de travail incorporée à son œuvre. Le temps et la peine qu’il employait à écrire une page ont été considérés comme une raison pour que cette page fût parfaite. On lui a su gré de ne pas avoir écrit dans la joie, mais dans les sueurs et la peine. Les formidables brouillons, les Himalayas de papier raturé que sont ses manuscrits ne permettent pas de mettre en doute cet immense effort, ni d’admettre, comme l’insinuait Jules Lemaître, que Flaubert appelait travail tout le temps qu’il passait à bricoler, à bâiller ou à pester dans son cabinet. Mais enfin cela devrait suffire à nous faire admettre que Flaubert n’est pas un grand écrivain de race et que la pleine maîtrise verbale ne lui était pas donnée dans sa nature même. Et cette idée se confirme quand nous lisons ses Œuvres de Jeunesse et sa Correspondance. Évidemment, elles doivent nous intéresser beaucoup par les renseignements qu’elles nous apportent sur la vie intérieure et la formation des idées de Flaubert, qui sont d’un cerveau de premier ordre et valent la peine d’être étudiées pour elles-mêmes ; mais le style des Œuvres de Jeunesse, jusqu’au moment du moins où il se précise et se dégourdit dans la première Tentation, est d’une insignifiance absolue, et la Correspondance, si elle nous amuse par tant de pages verveuses, fourmille de platitudes qui nous montrent que Flaubert avait besoin de tenir sa plume en bride pour en tirer de bonne prose. Comparez ses lettres à celles de Chateaubriand. On trouve parfois exprimé ce paradoxe que Flaubert est plus grand écrivain dans la première ou plutôt dans la seconde Tentation que dans la troisième, dans sa libre Correspondance que dans la poussive Éducation sentimentale : il n’y a guère à prendre cette fantaisie au sérieux.

Les grandes œuvres de Flaubert laissent apercevoir souvent dans la trame de leur style une nature verbale un peu courte et indigente, mise en culture et en valeur grâce à cette alliance d’un tempérament de feu et d’une volonté obstinée qu’on retrouve si souvent dans le caractère normand. Il y a tout un sottisier grammatical et littéraire de Flaubert, qu’on peut vraiment relever sans remords, puisque Flaubert lui-même prenait son plaisir à s’en créer un pareil par ses lectures. Le sottisier recueilli par Flaubert, qui a été publié, sollicite dans le sens de la pure bêtise bien des phrases d’écrivains célèbres, que leur contexte, comme il est ordinaire, rendrait acceptables. On l’eût applaudi s’il avait été assez beau joueur pour y joindre les deux phrases de Madame Bovary sur la « tête phrénologique peinte en bleu jusqu’au thorax » et sur « les soixante francs en pièces de quarante sous », prix de la jambe du père Rouault, — ni l’un ni l’autre n’étant pendables. Mais les inadvertances de style, telles que la petite collection relevée par Faguet dans son Flaubert, sont plus graves. Pour que Flaubert laissât échapper un « grâce sans doute à cette bonne volonté dont il fit preuve, il dut de ne pas redescendre dans la classe inférieure », il fallait bien que son oreille grammaticale et littéraire ne fût pas très sûre. Et l’œuvre, l’influence de Flaubert sont telles que nous sommes, après tout, amenés à nous louer que cette oreille n’ait pas fonctionné sans défaillance. Nous assistons alors au spectacle passionnant de ce que peuvent, pour se créer avec peu de matière un moyen d’expression qui arrivera à être parfait, d’abord la volonté et ensuite la vision en pleine atmosphère d’intelligence d’un monde d’idées vivantes.

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La loi éternelle se vérifie toujours et le style épouse chez Flaubert un geste de l’homme. Mécontent de lui, mécontent de la vie, Flaubert pouvait, comme certains romantiques, partir en guerre contre tout. Or, il s’est cantonné dans une occupation, un métier précis pratiqué avec une conscience farouche ; il a, pareil à Taine, son ami, étouffé à force de travail l’absurdité de la vie. Il s’est voulu, s’est cherché une discipline. Et plus haut que le style proprement dit, il a fourni à toute son époque le style général de la discipline littéraire. Il a réalisé l’idée de discipline comme un Chateaubriand réalise l’idée de survie décorative ou un Victor Hugo l’idée de libre épanouissement verbal. À ce point de vue, il est un phénomène unique au xixe  siècle, où l’art apparaît plus que jamais comme le dépôt naturel de la vie. Bien qu’il faille se défier beaucoup des racontars de Maxime du Camp et que le rôle de mentor intelligent et distant qu’il s’attribue auprès de Flaubert témoigne d’une suffisance grotesque, nous avons assez de témoignages de Flaubert lui-même pour admettre qu’en effet il entreprit d’écrire Madame Bovary à titre de pensum utile et précisément parce que le sujet lui répugnait. Parce qu’il lui fallait le grand décor romantique, il a voulu vivre à Yonville. Parce que la vie réelle chez le bourgeois lui était insupportable, il a voulu vivre chez eux sa vie littéraire. Parce que les bourgeois le dégoûtaient, il a voulu parler d’eux sans haine, les mettre en valeur dans le même esprit de patiente lumière qu’un peintre hollandais. Il n’y a probablement qu’un livre qui soit né de la même source, qui ait suivi dans l’âme de son auteur des voies intérieures analogues et qui, participant au fond, de la même racine, signifie en somme la même chose : c’est Don Quichotte. Mais il s’est trouvé qu’en écrivant Madame Bovary contre sa volonté, son goût et sa nature, Flaubert s’est raccroché violemment à sa réalité littéraire, à son idée désormais impérissable et exigeante de discipline.

Emma Bovary est dans le microcosme d’Yonville la petite force indisciplinée et passive qui doit nécessairement être vaincue. Que Flaubert ait pitié d’elle, qu’il l’aime peut-être seule, c’est possible, c’est même vrai, mais il ne le dit pas, et cela ne nous regarde pas. Seulement, s’il ne s’est pas empoisonné comme elle, si, comme il l’a dit en une galéjade que Taine nota sans sourciller dans l’Intelligence à titre de document psychologique, il a seulement senti pendant trois jours le goût d’arsenic dans la bouche, après avoir écrit le récit de l’empoisonnement, c’est qu’il a pris place, réellement, en chair et en os, dans le chœur des disciplinés, et qu’après avoir suivi le convoi d’Emma il a été naturalisé bourgeois d’Yonville. Il m’avait semblé un jour voir une figure de Flaubert dans le Dr Larivière. Bien plutôt aujourd’hui le verrais-je personnifié en Binet. Binet a trouvé la paix et une discipline à sa portée dans la pratique assidue du tour. Il tourne comme Flaubert écrit. Il y faut du talent, de la vocation, il les a et y ajoute par un effort continuel. Mais Flaubert n’atteint pas à la hauteur de Binet. La pratique du tour est pour Binet un plaisir en soi qui suffit à lui donner une raison complète de vivre. Il est inutile à sa satisfaction que les louanges de ses produits soient publiées par M. Homais dans le Fanal de Rouen et les fassent admirer d’un public nombreux. Au contraire, Flaubert ne tournerait pas s’il n’y avait pas le Fanal et M. Homais. La destinée intelligente avait d’ailleurs placé M. Homais à côté de lui sous le nom de Maxime du Camp.

Flaubert a continué à tourner comme Antoine, à la dernière ligne de la Tentation, se remet en prières et comme Bouvard et Pécuchet recommencent à copier. Mais comme il tourne difficilement, il a besoin des conseils d’autrui. Il est à remarquer que les trois quarts des faiblesses et des incorrections que l’on peut relever, à titre de taches négligeables, à travers l’œuvre de Flaubert se trouvent dans Madame Bovary, — les Œuvres de Jeunesse étant laissées de côté. La raison en est simple. C’est qu’à partir de Salammbô, Flaubert fait prudemment écheniller ses épreuves par des amis et en particulier par Bouilhet. On trouve dans l’édition Conard la liste des remarques de Bouilhet sur l’Éducation Sentimentale, et Flaubert, qui a déféré à un certain nombre, aurait pu sans inconvénient en admettre davantage.

Une partie de la mauvaise humeur avec laquelle il écrit lui vient sans doute de ceci. Il sait combien il est difficile d’écrire parfaitement le français. Il sait combien sont rares, au xixe  siècle, les grands écrivains qui ont connu intégralement l’intérieur, les ressources, la vie de leur langue. Après Chateaubriand, Victor Hugo et peut-être Théophile Gautier, on serait assez embarrassé d’en citer un quatrième. Il s’épuise à la recherche de la correction, de la propriété, du nombre. Il les trouve souvent, surtout le nombre. Mais autant il est hésitant et difficile sur le choix de ses mots et de ses phrases, autant il est absolu sur l’excellence de ce qu’il a laissé imprimer et supporte impatiemment la critique. Il sent qu’il a davantage à demander des conseils, s’y soumet assez docilement, tant que l’œuvre se fait. Mais quand l’œuvre est faite, c’est-à-dire quand elle est exposée en public, et que l’auteur peut dès lors recevoir sur elle plus d’avis utiles qu’il ne le pouvait quand elle demeurait manuscrite, il la voit d’un autre œil, la défend par toutes les raisons, parfois mauvaises et qu’il sait mauvaises. C’est d’ailleurs très humain, et tout naturel — puisqu’il n’y a pas d’œuvre si parfaite qu’on ne puisse encore perfectionner dans le détail et qu’à ce compte on ne ferait pas grand’chose de nouveau. Seulement, ces mauvaises raisons sont souvent instructives. Victor Hugo, ayant parlé par inadvertance de la Sorbonne au temps de Charlemagne, croyait devoir se défendre en alléguant que l’étymologie de « Sorbonne » était Soror bona. Voyez Flaubert :

« Il prétendait, dit Maxime du Camp, il a toujours prétendu que l’écrivain est libre, selon les exigences de son style, d’accepter ou de rejeter les prescriptions grammaticales qui régissent la langue française, et que les seules lois auxquelles il faut se soumettre sont les lois de l’harmonie… Il disait que le style et la grammaire sont choses différentes ; il citait les plus grands écrivains qui presque tous ont été incorrects, et faisait remarquer que nul grammairien n’a jamais su écrire. »

C’est là sans doute une réponse un peu confuse à quelques remarques dans le genre de celles de Faguet et de M. de Robert, faites sur quelque phrase de Flaubert — et Maxime du Camp a dû ajouter à cette confusion. Quel que soit son auteur, on voit facilement ce que dans ce passage il y a de vrai et de faux. Ni Flaubert ni aucun homme sensé n’a jamais pu penser que les seules lois auxquelles il faille se soumettre soient les lois de l’harmonie. Il n’y a pas de langue à flexions, ni à plus forte raison de style sans grammaire. Seulement, il est exact que le caractère grammatical, et particulièrement de la langue française, se renforce au fur et à mesure qu’elle avance, qu’elle est réalisée par des écrivains, que sa texture devient moins libre, que ses lois se formulent, que sa jurisprudence se fixe. Au temps de Montaigne, le poids de la souveraineté ne touchait pas un gentilhomme deux fois dans sa vie, et le poids de la grammaire ne touchait pas beaucoup un écrivain. Aussi la France produisait-elle des Bussy d’Amboise et des d’Aubigné du même fonds dont elle engendrait des Rabelais et des Montaigne. Mais les grammairiens sont venus comme les intendants. Richelieu a fondé l’Académie comme il a fait couper la tête de Montmorency. Le style et la grammaire se sont joints davantage, et leur adhérence croissante est un fait inévitable, donné avec le mouvement de la langue elle-même, et sur lequel il n’y a pas à revenir. Redites-vous la phrase célèbre de Chateaubriand que Guizot récitait avec des inflexions qui enthousiasmaient Mme de Staël : « Lorsque, dans le silence de l’abjection, l’on n’entend plus que la chaîne de l’esclave et la voix du délateur ; lorsque tout tremble devant le tyran, et qu’il est aussi dangereux d’encourir sa faveur que de mériter sa disgrâce, l’historien paraît, chargé de la vengeance des peuples. » Chateaubriand y fait une musique oratoire presque parfaite ; mais si vous la lisez à voix haute peut-être vous apercevrez-vous que les deux lorsque, avec leurs trois consonnes, arrêtent et nouent un peu désagréablement le débit. Je suis persuadé qu’au xviie  siècle on les eût remplacés par quandque, avec un effet certain d’allègement et d’aisance. Seulement cette anacoluthe, dont Bossuet use sans remords, est, au temps de Chateaubriand, considérée comme une hardiesse inadmissible, et il s’en abstient, sacrifiant l’harmonie à la grammaire. Évidemment, aucun grammairien ne manquera de limite exacte entre l’anacoluthe et l’incorrection. Mais il y a des époques de la langue où, comme au temps de Platon, de Tacite et de Bossuet, les ruptures de rapports logiques et les dissonances grammaticales retombent en anacoluthes, et d’autres époques, comme la nôtre, où elles s’étalent platement en incorrections. Il faudrait un singulier parti-pris pour donner comme anacoluthe la phrase de Flaubert : « Grâce à cette bonne volonté… » que j’ai citée tout à l’heure. Entre les grands écrivains incorrects dont parle Flaubert, distinguons ceux qui n’étaient pas incorrects, parce qu’ils vivaient en un temps où ils faisaient la loi, et ceux qui le deviennent parce qu’ils vivent en un temps où ils la subissent. On appelle d’ailleurs point de maturité de la langue un moment d’équilibre entre la création spontanée et la règle commençante, qui dure juste le temps d’une génération.

Presque toutes les fois que Flaubert choit en une irrégularité, c’est sans le vouloir et en commettant une faute. Comme le remarquent fort bien les Goncourt, sa langue ni surtout sa syntaxe n’ont rien de primesautier, de verveux, de hardi. Elles sont courtes et timides, avec des qualités scolaires, et à la moindre tentative de haute école elles tomberaient par terre. Quand il s’écrie : « De l’air ! de l’air ! Les grandes tournures, les larges et pleines périodes, se déroulant comme des fleuves, la multiplicité des métaphores, les grands éclats du style, tout ce que j’aime enfin ! », songez à Emma Bovary s’exaltant lyriquement sur le voyage d’Italie qu’elle ne fera jamais. Ce n’est point par un sens puissant de la langue que Flaubert en est devenu un maître, c’est par la longue patience qui fait la moitié de son génie verbal et aussi et surtout par son gueuloir.

On s’est moqué du gueuloir. C’est de lui pourtant que Flaubert a tiré toute la finesse de son métier. « Les phrases mal écrites, dit-il, ne résistent pas à cette épreuve ; elles oppressent la poitrine, gênent les battements du cœur, et se trouvent ainsi en dehors des conditions de la vie. » Par là, Flaubert a trouvé le grand courant du style classique qui, ainsi que Brunetière l’a souvent et fortement montré, est un style parlé, associé aux rythmes et à l’espace de la voix. C’est de là que vient la solidité substantielle de cette forme flaubertienne qui tant qu’il y aura une langue française ne vieillira jamais, restera musclée et parfaite comme un dessin d’Ingres. Voyez au contraire comme date aujourd’hui un style juxtaposé et papillotant, rebelle au parloir, tel que celui des Goncourt et même d’Alphonse Daudet. L’écriture qui ne prend pas de près contact avec la parole se dessèche comme la plante sans eau.

Dans l’intérieur de ses limites, un peu étroites, cette prose est d’une délicatesse de rythmes, d’une science et d’une variété de coupe incomparables. Avec La Bruyère et Montesquieu, Flaubert paraît dans la langue le maître de la coupe ; nul n’a de virgules plus significatives, d’arrêts de tous genres plus nerveux.

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Ces qualités classiques ont été méconnues par les plus classiques. La voix de M. de Robert n’est pas isolée, et de son vivant comme après sa mort, le style de Flaubert a été âprement discuté. La critique universitaire a gardé une certaine défiance contre un écrivain qui n’était pas de l’Académie (où Maxime du Camp tenait une place pompeuse) et qui faisait autant de bruit que s’il en était. Sainte-Beuve en parle froidement. Faguet ne lui donne pas de place parmi ses « maîtres du xixe  siècle », oracle du Brevet supérieur, et lui consacre plus tard, par raccroc, un petit volume hâtif. Brunetière l’aborde avec une hargne dont la mauvaise foi est insigne. Quand paraissent les Trois Contes, il écrit, dans la Revue des Deux Mondes : « Dans l’école moderne, quand on a pris une fois le parti d’admirer, l’admiration ne se divise pas, et l’on a contracté du même coup l’engagement de trouver tout admirable. Il est donc loisible, il est même éloquent à M. Flaubert d’appeler Vitellius “cette fleur des fanges de Caprée”. Quels rires cependant si c’était dans Thomas que l’on découvrit cette étonnante périphrase, et comme on aurait raison ! » Or, voici la phrase d’Hérodias : « La fortune du père dépendait de la souillure du fils ; et cette fleur des fanges de Caprée lui procurait des bénéfices tellement considérables qu’il l’entourait d’égards, tout en se méfiant, parce qu’elle était vénéneuse. » L’image se tient solidement, et surtout elle exprime chez les deux Vitellius un état d’esprit qu’il faudrait dix lignes pour expliquer autrement et plus mal. Isolés par le malveillant critique, les six mots sont en effet une fleur de rhétorique. Qui est responsable, sinon l’homme au sécateur ? Méfions-nous des citations tronquées.

Mais l’opinion des critiques importe moins en cette matière que celle des disciples. Le style de Flaubert a établi sa valeur par sa fécondité. Comme celui de Guez de Balzac, il a institué une école. Il a formé des élèves. Cet écrivain, qui ne fut pas de l’Académie, fut à lui seul une Académie, c’est-à-dire une source d’exemples. C’est chez lui que toute une génération a appris à écrire. Grand par lui-même, il est plus grand peut-être encore par ses élèves. L’éducation de Maupassant par Flaubert, peut-être unique dans notre histoire littéraire, nous place dans la saine atmosphère d’un atelier de la Renaissance, d’un Léonard qui sort d’un Verrocchio ou d’un Jules Romains qui naît d’un Raphaël. Salammbô imité cent fois a donné le style de la grande décoration historique, Bouvard le style du naturalisme goguenard. Certaines scènes de la Tentation, comme l’entretien d’Antoine, d’Apollonius et de Damis, auraient pu fournir le pur et parfait modèle de ce style dramatique nerveux, harmonieux, riche en répliques condensées et en coupes puissantes qui manqueraient à notre prose si Victor Hugo ne l’avait en partie réalisé dans le drame d’ailleurs lamentablement vide de Lucrèce Borgia. Peut-être les pages colériques, guignolesques et truculentes de la Correspondance ont-elles quelque peu inspiré les styles succulents de Huysmans et de Léon Bloy. Une telle place n’est sans doute pas la première dans la prose française, elle reste considérable, elle mérite que Flaubert demeure pour les écrivains d’aujourd’hui autre chose encore qu’un maître, — le bon ouvrier, le Patron.

VII. — Lettre à Marcel Proust sur le style de Flaubert

Mon cher confrère,

J’ai goûté, comme tous les lecteurs de la Nouvelle Revue Française, vos notes pénétrantes sur le style de Flaubert7. Une ingénieuse Providence a voulu que mes réflexions fussent apparemment assez différentes de votre sentiment pour vous engager à le formuler contre elles, et, dans le fond, assez concordantes avec les vôtres pour que je puisse accepter sans palinodie la plus grande partie de votre pensée et me livrer au plaisir de me sentir d’accord avec elle.

Notre dispute serait en effet surtout « grammairienne ». Mais reconnaître qu’une dispute est grammairienne, c’est reconnaître qu’il existe un moyen de la résoudre, qui est le dialogue, ou, comme on disait autrefois, la « conférence ». Il n’est pas mauvais que nous prenions l’habitude de ces dialogues, et qu’en « conférant » nos opinions nous arrivions à découvrir les raisons qui nous accordent, ou, avec un bénéfice presque égal, les raisons qui nous empêchent de nous accorder.

J’ai rendu hommage au style de Flaubert. J’ai reconnu qu’il avait atteint la perfection même de son métier, que ses grands travaux sont, pour les gens de plume (votre article le prouve), ce qu’étaient pour les compagnons du Tour de France, la vie de Saint-Gilles ou Saint-Urbain de Troyes, le chef-d’œuvre d’un art qui est un métier et d’un métier qui est un art. Tout le malentendu vient de cette expression qu’à la façon dont elle a été relevée, je reconnais maintenant avoir assez faussement exprimé ma pensée : Flaubert n’est pas un écrivain de race. J’avais, en écrivant ces mots peu heureux, trois idées en tête : d’abord, la somme de travail qui demeure incorporée visiblement au style de Flaubert, et que, par une singulière inversion, une opinion un peu naïve porte à son crédit au lieu de le mettre à son débit. Il sent l’huile, et la lampe nocturne de Croisset nous accompagne souvent dans notre lecture. Évidemment, il ne sent pas l’huile à la façon d’un Thomas, mais bien à la manière d’un Balzac (Guez) ou d’un Isocrate, ou, pour parler plus exactement, d’une manière intermédiaire entre celle d’Isocrate et celle de Thucydide. Et je ne dis pas que ce ne soit encore là une des premières places, mais cette place nous invite précisément à faire des comparaisons, à rapprocher les réussites d’écrivains qui ont suivi la même route, à estimer que la Nouvelle Héloïse et les Mémoires d’Outre-Tombe l’emportent un peu sur l’Éducation Sentimentale, bien que le style de son roman ait coûté à Rousseau autant de peine qu’en a coûté à Flaubert le style des siens : cette peine est moins visible sur l’ouvrage, voilà tout. — Je pensais en outre à certaines faiblesses de la langue de Flaubert, dissimulées et assez rares, mais qui nous font pressentir que la langue chez lui est maîtrisée du dehors, par une persévérance et une probité continuelles, plutôt que du dedans, par un génie verbal incorporé à une sensibilité, ainsi que chez un Bossuet ou un Voltaire, un Chateaubriand et un Victor Hugo. — Je songeais enfin à cet écart si singulier qui existe entre les Œuvres de Jeunesse et Madame Bovary, à cette conversion au style purifié qui suit le voyage d’Orient. Je ne méconnais pas la principale valeur de la Tentation de 1849. Si Flaubert était mort durant son voyage et que ses amis eussent public la Tentation qu’il venait d’achever, il tiendrait encore une place dans la littérature. Son livre aurait eu longtemps, aurait encore, des partisans enthousiastes, et tiendrait une place analogue à celle d’Axël (mon goût plaçant d’ailleurs Axël assez fort au-dessus de l’œuvre de jeunesse de Flaubert) — et le dialogue du Sphinx et de la Chimère, l’épisode d’Apollonius eussent passé à bon droit pour des éclats de génie pleins de promesses chez un écrivain de vingt-huit ans. Il n’en est pas moins vrai que de cet atelier dans un coin de musée à la forge de Madame Bovary le passage est bien singulier. Ce que vous admirez le plus, dites-vous, dans l’Éducation Sentimentale, c’est un blanc. Le moment le plus étonnant de l’existence littéraire de Flaubert c’est le blanc qui sépare la première Éducation et la première Tentation de Madame Bovary.

En disant que Flaubert n’est pas un écrivain de race, je voulais donc dire que les parties hautes de son génie apparaissent au lecteur comme le résultat d’une volonté extraordinairement intelligente plutôt que comme le don d’une nature. Je dis « apparaissent », car c’est cette apparence qui seule importe ici. Seulement, la même apparence existe chez Thucydide et chez La Bruyère dont on place à juste titre si haut les qualités de style. Elle n’existe pas chez La Fontaine, qui faisait les vers de ses Fables avec autant de labeur artistique que Flaubert ses alinéas de prose. Et il est bien certain qu’appliquée non seulement à La Fontaine, mais même à Thucydide et à La Bruyère, cette expression « ce n’est pas un écrivain de race » serait choquante et, en somme, absurde. C’est ce que Μ. Souday me faisait remarquer dans un article sur la question, avec des épithètes plus courtoises que celles-là. En employant le terme « écrivain de race » pour désigner cette nuance de ma pensée, je faisais récemment une faute de langue. Quand on n’est ni Mme de Sévigné, ni Chateaubriand, on peut apprendre de Flaubert à retourner sept fois les mots de sa langue dans son encrier.

Peut-être mettrait-on assez bien les choses au point en évoquant l’image de Louis XIV. Louis XIV n’est pas seulement un grand roi, il est le grand roi, parce qu’il a réalisé le style de la royauté, de la même manière que Racine a réalisé le style de la tragédie, La Fontaine le style de la poésie, La Bruyère le style de l’analyse psychologique et sociale. Or, le mot de Saint-Simon, qu’il était né avec un esprit au-dessous du médiocre, non seulement n’est pas faux, mais s’incorpore parfaitement à ce genre de grandeur, et Saint-Simon, dans le portrait qu’il fait du roi, sait bien lui-même l’y incorporer. Je ne dis nullement que le style de Flaubert soit originellement au-dessous du médiocre, mais enfin c’est par des voies pareilles de conscience, de lucidité, de volonté, que l’un a réalisé le type du grand roi et l’autre de type du grand artiste. On serait mal venu à s’appuyer sur le mot de Saint-Simon pour dire que Louis XIV n’était pas un monarque de grande race. On serait mal venu à s’appuyer sur des observations analogues pour conserver une expression dont j’ai eu tort d’user et qu’il faut décidément laisser tomber.

Retenons pourtant de tout cela que ces questions de frontière entre le génie et la longue patience qui lui ressemble si bien sont extrêmement complexes. Ou plutôt, mettons-nous un peu de musique dans l’esprit. Relisons du Banquet le discours d’Agathon et la critique qu’en fait Socrate, ce commentaire anticipé du : Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé. Appliquons au problème du style la solution que donne Socrate du problème de l’amour. Nos idées non seulement s’éclairciront, mais prendront la plus belle lumière.

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Il est donc entendu que l’expression de ma pensée est restée sensiblement en deçà de l’admiration que mérite Flaubert et que je ressentais pleinement. Êtes-vous sûr que, par un jeu de bascule naturel, l’expression de la vôtre n’aille pas, de la même longueur, au-delà ? « J’ai été, dites-vous, stupéfait, je l’avoue, de voir traité de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur. » J’aurais peut-être droit aussi à quelque stupéfaction devant ce rapprochement, qu’on serait assez mal venu d’appuyer sur une phrase célèbre de Buffon ; mais je préfère me souvenir du conseil de Paul-Louis, ne pas confondre Gonesse avec Tivoli, ni Pontoise avec Albano. Dirons-nous que Pascal, qui le premier a introduit dans la langue, avec les Provinciales, le participe présent indéclinable, a renouvelé par là presque autant notre vision des choses que par l’opuscule sur l’Esprit Géométrique, l’idée des deux infinis, les inventions de son apologétique ? Mettons le style, et, comme vous dites, la beauté grammaticale, à leur place, mais sachons aussi les tenir à cette place, et ne cédons pas non plus à la dangereuse mode, si commune aujourd’hui, d’introduire le nom de Kant là où il n’a que faire.

Mais enfin, vous avez pleinement raison de voir en Flaubert un artiste en beauté grammaticale. Vos remarques sur l’éternel imparfait de Flaubert sont parfaites. Évidemment, Flaubert n’a pas créé l’imparfait narratif, dont nos écrivains ont toujours usé abondamment, surtout quand ils se racontaient eux-mêmes à la première personne, et dans les Mémoires d’Outre-Tombe, où il est souvent employé à la troisième, on voit fort bien le plan incliné psychologique qui conduit insensiblement de l’une à l’autre. Mais aucun livre de la langue française n’en avait encore présenté un usage aussi continu, aussi juste, aussi fidèlement moulé sur le sentiment à rendre, que Madame Bovary. « Cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle. » Peut-être est-ce l’aspect des choses et des êtres, tel qu’il s’imposa à Flaubert, qui exigea l’emploi de l’imparfait, puisque l’imparfait exprime le passé dans un rapport soit avec le présent, soit avec une nature habituelle, « deux conditions qui sont réunies quand nous nous évoquons nous-mêmes, que nous remontons notre passé, à la recherche du temps perdu », et que Flaubert a réunies pareillement en faisant vivre ses personnages dans leur durée propre, non dans la lumière d’atelier d’une durée commune. Ce qui fait que j’entends bien en somme ce que vous voulez dire quand vous proclamez que Flaubert a renouvelé ainsi notre vision des choses autant qu’un philosophe. Et je laisserais passer sans protestations cet ultra-bergsonisme si vous n’affirmiez que cette vision est renouvelée par un instrument non psychologique mais grammatical, non par la vision particulière de Flaubert, mais par son expression verbale. Expression verbale qui est si bien le dépôt d’une vision et d’un sentiment que là où ceux-ci ne sont pas présents, elle s’étale à faux : l’imparfait d’Alphonse Daudet est encore manié par un artiste profond qui sait animer et vivre une durée étrangère, mais celui de Zola ne donne plus guère qu’une impression monotone et mécanique, n’est que gestes d’école d’un style qui ne travaille plus de son fonds. Le vôtre, au contraire, est nécessité par l’intérieur aussi indiscutablement que celui de Flaubert : votre masse de durée compacte, toujours imparfaite, toujours acquérante, toujours sentie comme un présent à visage de passé, comme un temps qui se retrouve, se renouvelle et se mire, exigeait votre abondance d’imparfaits, d’ailleurs beaucoup plus traditionnels à la première personne qui est la vôtre, qu’à la troisième, celle de Flaubert.

Et qu’il y ait ici invention de sentiment plus qu’invention grammaticale, le passé de la langue suffit à le prouver. Vous donnez comme une forme principale de l’éternel imparfait de Flaubert, les « paroles des personnages que Flaubert rapporte habituellement en style indirect pour qu’elles se confondent avec le reste. (“L’État devait s’emparer de la Bourse. Bien d’autres mesures étaient bonnes encore. Il fallait d’abord passer le niveau sur la tête des riches…”, tout cela ne signifie pas que Flaubert pense et affirme cela, mais que Frédéric, la Vatnaz ou Sénécal le disent, et que Flaubert a résolu d’user le moins possible des guillemets) ; donc cet imparfait, si nouveau dans la littérature… » Si nouveau ? Même cette forme extrême de l’imparfait narratif, qui en fait l’équivalent du discours indirect, se rencontre au xviie  siècle. La Fontaine en a usé peut-être plus hardiment que Flaubert :

Si quelque chat faisait du bruit,
Le chat prenait l’argent.

Il nageait quelque peu, mais il fallait de l’aide.

et cette gamme incomparable de temps :

        L’Arbre étant pris pour juge,
Ce fut bien pis encore, il servait de refuge
Contre le chaud, la pluie et la fureur des vents.
Pour nous seuls il ornait les jardins et les champs.
L’ombrage n’était point le seul bien qu’il sût faire.
Il courbait sous les fruits. Cependant pour salaire
Un rustre l’abattait : c’était là son loyer ;
Quoique pendant tout l’an libéral il nous donne.
Ou des fleurs au printemps, ou du fruit en automne,
L’ombre l’été, l’hiver les plaisirs du foyer.
Que ne l’émondait-on sans prendre la cognée ?
De son tempérament il eût encor vécu.

Dans « c’était une maison basse, avec un jardin montant jusqu’en haut de la colline, d’où l’on découvre la mer », vous avez vu très justement que « le présent de l’indicatif opère un redressement, met un furtif éclairage de plein jour qui distingue des choses qui passent une réalité plus durable ». Au huitième vers, le passage de l’imparfait au subjonctif présent, quand la stricte grammaire demanderait l’imparfait du subjonctif, exprime exactement la même transition vers une réalité plus durable, la réalité annuelle d’une nature continue et généreuse, analogue à la permanence de la vue sur la mer, au haut de la colline.

Ainsi les apparentes inventions grammaticales de Flaubert se retrouvent chez les écrivains qui l’ont précédé, et cela parce qu’elles ne forcent jamais la langue et qu’elles ont dû être employées, lorsqu’ils en avaient l’occasion, par les maîtres qui connaissaient les ressources de cette langue. Si pourtant elles font figure d’inventions grammaticales, c’est que Flaubert le premier les a employées systématiquement, consciemment, pour exprimer un sentiment des choses humaines, vue de l’intérieur, qui lui était propre, et cette invention authentique nous paraît accompagnée d’une invention grammaticale qui l’est moins.

Il en est de même de l’emploi du participe présent. Jusqu’à Flaubert, les écrivains français, qui usent abondamment et normalement de l’adjectif verbal et du gérondif, répugnent un peu à l’emploi du participe présent, terme invariable et sans expression, flottant entre le verbe et l’adjectif mais les remplaçant mal, et inadapté, mou et gauche. Les écrivains classiques, qui vont hardiment parmi les qui et les que, terreur de Flaubert, s’en passent facilement et le remplacent volontiers par un verbe. Mais aussi ils savent à l’occasion utiliser cette faiblesse et en faire ce que la rhétorique appelait une beauté. Ils emploient le participe présent comme une sorte de ton mineur, quand il s’agit d’exprimer quelque chose de faible, ou de commençant ou de finissant. Flaubert en eût, je crois, aimé cet emploi délicieux dans le Télémaque : « En même temps, j’aperçus l’enfant Cupidon, dont les petites ailes s’agitant le faisaient voler autour de sa mère. » Suivez le crescendo, sentez l’antithèse rythmique dans cette phrase de La Bruyère : « Se formant quelquefois sur le ministre ou sur le favori, il parle en public de choses frivoles, du vent, de la gelée ; il se tait au contraire et fait le mystérieux sur ce qu’il sait de plus important, et plus volontiers encore sur ce qu’il ne sait point. » Racine écrit :

N’est-ce pas à vos yeux un spectacle assez doux
Que la veuve d’Hector pleurant à vos genoux.

Il s’agit d’une diminution, et pleurant est dès lors bien meilleur que qui pleure pour exprimer l’abaissement d’Andromaque. Mais dans

Sous les drapeaux d’un roi longtemps victorieux
Qui voit jusqu’à Cyrus remonter ses aïeux

remplacez qui voit par voyant, tout s’amollit, tombe en quenouille.

La mollesse du participe présent se faisant sentir quand il commence et surtout quand il finit une phrase (à moins qu’il ne s’agisse du participe absolu, comme celui que j’emploie précisément ici), une construction naturelle à la langue consiste à encadrer cette valeur faible du participe, comme dans une cordée, entre deux valeurs fortes, entre deux verbes qui le soutiennent :

Non, princes, ce n’est point au bord de l’univers
Que Rome fait sentir tout le poids de ses fers,
Et, de près inspirant les haines les plus fortes,
Tes plus grands ennemis, Rome, sont à tes portes !

La force qu’une position bien calculée et une anacoluthe fort simple donnent ici au participe présent est vraiment étonnante, et Flaubert le premier savait que, de son temps, l’âge de pareilles inventions était passé.

Or, c’est un fait que Flaubert manie très gauchement les qui et les que, qu’il le sait et veut s’en passer le plus possible. Il déclare qu’ils lui gâtent les maîtres du xviie  siècle. C’est même une des raisons qui lui font employer souvent l’imparfait du discours indirect, lorsqu’il ne veut ni des guillemets du discours direct, ni des que du discours indirect proprement dit. Mais surtout il est amené à employer souvent ce participe présent qui évite les qui et les que, et l’emploi qu’il en fait se ramène tout entier aux traitements que lui avaient fait subir nos classiques. Au commencement d’une phrase, il a quelque chose d’inchoatif : « C’était un autre lien de la chair s’établissant, et comme le sentiment continu d’une union plus complète. » À la fin d’une phrase, il indique un fléchissement, une mollesse, un déclin, une chute. « De la hauteur où ils étaient, toute la vallée paraissait un immense lac pâle, s’évaporant à l’air. » « La catapulte roula jusqu’au bord de la plateforme ; et, emportée par la charge de son timon, elle tomba, fracassant les étages inférieurs. » Au milieu d’une phrase, il est maçonné et soutenu par des valeurs fortes. « Elle entrevit, parmi les illusions de son espoir, un état de pureté flottant au-dessus de la terre, se confondant avec le ciel, et où elle aspira d’être. »

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« La conjonction et, dites-vous, n’a nullement dans Flaubert l’objet que la grammaire lui assigne. Elle marque une pause dans une mesure rythmique et divise un tableau. En effet, partout où on mettait et, Flaubert le supprime… Chez Flaubert, et commence toujours une phrase secondaire et ne termine presque jamais une énumération. » Votre remarque est vraie en ce qu’elle affirme, mais me paraît bien contestable en ce qu’elle nie. Et a en français deux significations, dont les grammairiens se sont obstinés à ne voir jamais que la première : une signification de liaison statique et une signification de liaison dynamique, de mouvement. Flaubert, comme tout écrivain, emploie l’une et l’autre. Il se sert du premier et pour terminer une énumération, toutes les fois que l’énumération est donnée comme complète, ne l’emploie pas quand elle est indéterminée ou incomplète, et il fait là comme tout le monde : « Il contenait des écuries pour trois cents éléphants, avec des magasins pour leurs caparaçons, leurs entraves et leur nourriture, puis d’autres écuries pour quatre mille chevaux avec les provisions d’orge et les harnachements, et des casernes pour vingt mille soldats avec les armures et tout le matériel de guerre. » Mais : « Des arborescences, des monticules, des tourbillons, de vagues animaux, se dessinaient dans leur épaisseur diaphane. » Je prends ici deux phrases limites, qui se passent de commentaires, mais il est bien évident que Flaubert a plus souvent à faire des énumérations évocatoires du second genre que des énumérations inventaires du premier.

Quant au et dynamique, il a pour type le et épique, calque du και homérique, et qui ne paraît guère chez nous, je crois, avant André Chénier ; Flaubert, qui ne tient pas à employer les formes surannées de l’épopée, ne s’en sert presque jamais. Mais, d’une façon générale, et commence chez lui un membre de phrase qui ajoute, dans un mouvement d’apparence oratoire, quelque chose de décisif, un accroissement, un couronnement. Plus précisément, le et est une pièce constante, un peu monotone, de la phrase-type de Flaubert, la phrase parfaite de « gueuloir ». Il s’agit de la phrase à trois propositions de longueur variable, mais toujours équilibrées par le nombre. « Cependant, sur l’immensité de cet avenir qu’elle se faisait apparaître, rien de particulier ne surgissait ; les jours tous magnifiques se ressemblaient comme des flots ; et cela se balançait à l’horizon, infini, harmonieux, bleuâtre et couvert de soleil. » Certes, toutes ces phrases de Flaubert sont de tour bien original : mais c’est, dans sa construction générale, la vieille phrase oratoire française, dont Balzac a transmis le type à Bossuet, et que Flaubert rajeunit pour le plaisir de ces « universitaires flegmatiques » auxquels, un jour de mauvaise humeur, le renvoyaient les Goncourt.

Le et de mouvement fait partie essentielle de cette période-type. Mais je crois bien que si on avait la patience de compter ces phrases dans les romans de Flaubert, on en verrait le nombre décroître régulièrement de Madame Bovary à Bouvard. Corrigeant Salammbô, il écrit : « Je m’occupe présentement à enlever les et trop fréquents », et il s’agit probablement des et de sa phrase ternaire. Car Flaubert est à la fois hanté par le nombre oratoire et en lutte perpétuelle contre lui pour le contenir, le briser, le couper. C’est la force de ce nombre et l’énergie de cette lutte qui font de lui, avec La Bruyère, le maître certain de la coupe : je crois que nous sommes d’accord là-dessus.

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Je vous ai dit les raisons pour lesquelles je crois beaucoup moins que vous à l’invention grammaticale de Flaubert. Je reste un peu étonné devant des affirmations comme : « Les après tout, les cependant, les du moins sont toujours placés ailleurs qu’où ils l’eussent été par quelqu’un d’autre que Flaubert. » Je ne puis pas relire tout Flaubert pour discuter cela ; mais je sais bien que cependant est généralement chez lui au commencement d’une phrase, ou même d’un alinéa, ce qui est bien sa place ordinaire. Reste que Flaubert, comme tous les grands écrivains, a inventé son style, et qu’il s’est mis à l’inventer tard. Mais, sauf les restrictions que me paraissent comporter les trois premiers mots, je souscris à votre jugement : « Ces singularités grammaticales traduisant en effet une vision nouvelle, que d’application ne fallait-il pas pour bien fixer cette vision, pour la faire passer de l’inconscient dans le conscient, pour l’incorporer enfin aux diverses parties du discours ! Ce qui étonne seulement chez un tel maître, c’est la médiocrité de sa Correspondance. »

« Il nous est impossible, continuez-vous, d’y reconnaître avec M. Thibaudet les “idées d’un cerveau de premier ordre”, et cette fois, ce n’est pas par l’article de M. Thibaudet, c’est par la correspondance de Flaubert que nous sommes déconcertés. » Voulez-vous dire, mon cher confrère, que si vous êtes étonné de voir Flaubert gonfler dans ses lettres des vessies vides, vous ne l’êtes pas de me les voir prendre pour des lanternes ? Je suis bien sûr que non. Alors voilà une phrase qui dit autre chose que ce que vous vouliez dire, et c’était précisément le cas de ma phrase sur les écrivains de race. Pardonnons-nous réciproquement la même faute.

En tout cas, je m’en tiens, quitte à l’expliquer, à mon opinion sur la correspondance. Il est juste que nous ne la jugions que sur ses franches et pleines parties, sur les lettres adressées par Flaubert à des correspondants auxquels il ouvre largement sa pensée et son cœur. Un gros volume de l’édition Conard contient, mises à part, les lettres à Mme Franklin-Groult : elles n’ont aucune espèce d’intérêt. D’autre part, quand il croit devoir parler de politique, il ne profère que des inepties (le mot n’est pas trop fort). Le Flaubert d’intelligence et d’idées, c’est Flaubert parlant du cœur humain et surtout parlant de l’art, le Flaubert de ces admirables lettres à Louise Colet, écrites pendant qu’il composait Madame Bovary, si pleines, si vibrantes, si nombreuses. La lettre sur la mort d’Alfred le Poitevin, la réponse à Du Camp pour refuser de venir à Paris, devront prendre place dans les Lettres choisies du xixe  siècle, quand les programmes classiques inciteront les éditeurs à continuer ce qu’ils ont fait pour les deux siècles précédents. Le malheur est que cette correspondance nous a été livrée mutilée de deux de ses trois parties essentielles ; la plus grande partie des lettres à Bouilhet, qui ont été détruites par l’exécuteur testamentaire du poète, et la plus grande partie des lettres à Du Camp, que celui-ci s’est refusé à laisser publier, sauf celles qu’il a données dans ses Souvenirs Littéraires (je crois que c’est précisément cette année 1920 que les papiers de Du Camp doivent être communiqués au public, à moins qu’on ne les goncourtise. Les lettres de Flaubert s’y trouvent-elles ? À M. Léon Deffoux de nous renseigner.) Complète, ce serait une des belles correspondances de notre littérature. M. Souday l’appelle « la plus belle, à mon gré, depuis celle de Voltaire ». Je la trouve tout de même inférieure à celle de Chateaubriand. Faguet, avec sa drôle de classification des romantiques en écrivains qui ont des idées et en écrivains qui n’en ont pas, range Flaubert dans les derniers. Il en donne pour exemple une lettre où Flaubert découvre dans le Cours de philosophie positive de Comte, « des Californies de grotesque ». Quel que soit le génie de Comte, il est naturel qu’un artiste comme Flaubert doive trouver, au moins dans sa forme, dans ses irrévocablement, ses spontanément et ses dignement, un grotesque infini.

Je suis obligé d’arrêter ici une lettre trop longue. J’aurais voulu relever plus soigneusement tout ce que vous dites de perspicace, par exemple sur l’impression du Temps que donne Flaubert, et surtout vous suivre dans les indications discrètes que vous apportez à la critique sur la manière dont vous vous reliez vous-même à lui et à Gérard de Nerval. Mais j’aurai l’occasion de revenir là-dessus. En attendant, permettez-moi de me ranger, dans une seconde lettre, aux côtés de M. Daniel Halévy et de discuter votre appréciation, non sur Sainte-Beuve, mais sur la question de savoir dans quelle mesure « la fonction propre du critique, ce qui lui vaut vraiment son nom de critique, c’est de mettre à leur rang les auteurs contemporains ». Ce sera pour un autre jour.

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P· S. — Ayant commencé à donner la forme d’une lettre à ces observations, j’étais gêné pour les encombrer d’analyses détaillées. À titre d’exemple, je rejette en cette note, pour compléter ce que M. Marcel Proust m’a amené plus haut à dire de la conjonction et chez Flaubert, une étude technique de tous les et d’une page prise dans Madame Bovary.

« Le pré commençait à se remplir ; et (1) les ménagères vous heurtaient avec leurs grands parapluies, leurs paniers et (2) leurs bambins. Souvent, il fallait se déranger devant une longue file de campagnardes, servantes à bas bleus, en souliers plats, à bagues d’argent, et (3) qui sentaient le lait quand on passait près d’elles. Elles marchaient en se tenant par la main, et (4) se répandaient ainsi sur toute la longueur de la prairie, depuis la ligne des trembles jusqu’à la tente du banquet. Mais c’était le moment de l’examen, et (5) les cultivateurs, les uns après les autres, entraient dans une manière d’hippodrome que formait une longue corde portée sur des bâtons.

« Les bêtes étaient là, le nez tourné vers la ficelle, et (6) alignant confusément leurs croupes inégales. Des porcs assoupis enfonçaient en terre leur groin ; des veaux beuglaient ; des brebis bêlaient ; les vaches, un jarret replié, étalaient leur ventre sur le gazon et (7), ruminant lentement, clignaient leurs paupières lourdes, sous les moucherons qui bourdonnaient autour d’elles. Des charretiers, les bras nus, retenaient par le licou des étalons cabrés, qui hennissaient à pleins naseaux du côté des juments. Elles restaient paisibles, allongeant la tête et (8) la crinière pendante, tandis que leurs poulains se reposaient à leur ombre, ou venaient les téter quelquefois ; et (9), sur la longue ondulation de tous ces corps tassés, on voyait se lever au vent, comme un flot, quelque crinière blanche, ou bien saillir des cornes aiguës, et (10) des têtes d’hommes qui couraient. À l’écart, en dehors des lices, cent pas plus loin, il y avait un grand taureau noir muselé, portant un cercle de fer à la narine et (11) qui ne bougeait pas plus qu’une bête de bronze. Un enfant en haillons le tenait par une corde. »

(1) et de mouvement qui accompagne le peuplement même du pré qui va se remplissant.

(2) et de liaison qui condense autour des ménagères cette espèce de bloc encombrant et de masse ambulante des parapluies, des paniers et des gosses agglutinés.

(3) et de liaison, mais qui ajoute sa notation nouvelle par un mouvement, un passage brusque et vivant d’une sensation visuelle à une sensation odorante, vous jette en quelque sorte, à son tournant, cette odeur de lait qui demeure aux filles de campagne endimanchées.

(4) et (5), répétition du et de mouvement, tout pareil à (1). Il répand dans la phrase, comme une vanne levée, le flot qui coule continuellement dans l’imparfait.

(6) et de liaison tout pareil à (2), qui rainasse en une sorte de masse indiquée par confusément les croupes inégales des bêtes à l’attache.

(7) et (9), une des formes de et les plus originales et les plus fréquentes chez Flaubert. C’est un et de mouvement qui, dans une phrase descriptive assez longue, lève comme au bout d’un bras un trait caractéristique, un détail saillant, destiné à rester comme un point brillant dans la mémoire quand le reste se sera affaissé dans l’ombre. Dans (7), ce détail visuel est horizontal, au niveau même de l’œil humain, qui va naturellement à l’œil des vaches étendues et choisit spontanément ce point pour le fixer et s’y fixer. Dans (9), le détail est vertical, brillant, multiple, épars, une crinière, des cornes, des têtes. Cette forme du et de mouvement, employée déjà par Chateaubriand, a été traitée par Flaubert avec une maîtrise particulière, mais, tournée après lui en procédé, a été usée jusqu’à la corde par ses imitateurs.

(8) et de liaison qui allie deux aspects d’une même attitude.

(10) et qui me paraît curieux. On ne l’attendrait pas, il n’y a pas lieu du tout à conclure une énumération, puisque ce sont là des détails dispersés et qui se renouvellent indéfiniment d’eux-mêmes. Mais cet et, apparemment de liaison, est en réalité un et de mouvement. Il marque un passage des images statiques (crinières et cornes) à l’image dynamique des têtes d’hommes qui courent. Il accompagne et exprime ce déplacement des têtes. Si Flaubert n’avait pas voulu introduire ce mouvement, il aurait écrit « quelques crinières blanches, des cornes aiguës, des têtes d’hommes », ce qui eût paru d’une ironie bizarre. Mais le mouvement était déjà donné dans la dispersion même du tableau, qui sépare par le ou bien les cornes des crinières, puis par le et, et surtout par le changement de mode, le mouvement du repos.

(11) et de liaison analogue à (2) et à (6). Il est un des boulons qui réunissent en une chose compacte, massive, puissante, les membres de la phrase où est réalisé le taureau immobile. Une fin de paragraphe splendide, toute flaubertienne. Peignant dans Salammbô un marché africain, Flaubert l’arrêterait sûrement là. Mais dans cette peinture du comice agricole (et non des comices, comme dit Flaubert, — à moins que l’usage n’ait changé ?) cet arrêt de haute plastique détonerait un peu. Flaubert le détend avant de le quitter, le remet d’une petite phrase dans le courant réaliste du comice. La petite phrase finale : Un enfant en haillons le tenait par une corde pend à la superbe phrase du taureau comme la corde elle-même, ce qui fait du taureau non un type à la Buffon, mais bien une bête de ferme et de concours.

Je donne ces remarques comme des impressions et des thèmes plutôt que comme des vérités didactiques. D’une part, et est toujours grammaticalement un élément de liaison. D’autre part, comme le style est un mouvement que l’on met dans les pensées, et comporte la plupart du temps un élément dynamique, un mouvement et un progrès qui sont le cours même du style, — le discours. La distinction paraîtra plus claire si on considère des exemples-limites. Si M. Jourdain dit : « Nicole, apportez-moi mon mouchoir et mes gants », le et qu’il y a dans sa prose est bien de liaison pure. Mais à l’extrémité dynamique, et pourra arriver à signifier le contraire même de la liaison, le mouvement qui renverse brusquement un ordre pour lui substituer un ordre contraire :

Esther, disais-je, Esther dans la pourpre est assise.
La moitié de la terre à son sceptre est soumise,
Et de Jérusalem l’herbe cache les murs.

Et dans ce passage de La Bruyère, quel contraste entre les et de liaison et le et central de mouvement, le et à renversement, qui, à la barbe des grammairiens étonnés, fait précisément le contraire d’une liaison et rejette violemment à deux extrémités, deux tableaux opposés ! « N’y épargnez rien, grande reine, employez-y tout l’or et tout l’art des plus excellents ouvriers ; que les Phidias et les Zeuxis de votre siècle déploient toute leur science sur vos plafonds et vos lambris : tracez-y de vastes et de délicieux jardins, dont l’enchantement soit tel qu’ils ne paraissent pas faits de la main des hommes : épuisez vos trésors et votre industrie sur cet ouvrage incomparable ; et après que vous y aurez mis, Zénobie, la dernière main, quelqu’un de ces pâtres qui habitent les sables voisins de Palmyre, devenu riche par les péages de vos rivières, achètera un jour à deniers comptants cette royale maison, pour l’embellir et la rendre plus digne de lui et de sa fortune. » Cet et d’antithèse paraît d’ailleurs aussi propre à La Bruyère que le et plastique de (7) et (9) à Flaubert. « Ces hommes si grands, ou par leur naissance, ou par leur faveur, ou par leurs dignités, ces têtes si fortes et si habiles, ces femmes si jolies et si spirituelles, tous méprisent le peuple, et ils sont peuple. » Je m’arrête ici. J’ai voulu donner seulement l’impression de ce qui, dans le travail du style tel que Flaubert le conçoit, relie ce travail aux directions profondes de la langue et à l’œuvre des maîtres.

VIII. — Psychanalyse et critique

On sait quelle influence considérable exercent aujourd’hui hors de France les théories psychologiques et les moyens de thérapeutique morale que Siegmund Freud a formulés sous le nom de psychanalyse. Je dis « hors de France », car des étrangers et Freud lui-même ont manifesté plusieurs fois un étonnement un peu attristé en voyant que non seulement notre public instruit, mais même, ce qui est plus grave, nos psychologues paraissent les ignorer à peu près. La Revue Philosophique, qui est restée après son fondateur et illustre directeur, Ribot, principalement un organe d’étude et d’information touchant la psychologie, n’y a guère fait attention, jusqu’ici, que par des comptes rendus sommaires, un peu ironiques. Seuls des médecins en ont donné des exposés, mais la littérature dogmatique et courte des médecins est une chose, et la psychologie en est une autre. À Freud, la maison Alcan n’a pas encore fait l’honneur d’un de ces commodes 2,50 (8,40 aujourd’hui !) par lesquels MM. Ribot, Lichtenberger, Le Roy mirent Schopenhauer, Nietzsche ou Bergson, alors dans leur nouveauté relative, à la portée du grand public, et qui sont une des formes de la popularité philosophique.

On s’en étonnera moins quand on songera que, pour des raisons qu’il serait peut-être possible de voir en se servant de fortes lunettes, la psychologie est une science qui prend à ses heures une figure curieusement nationaliste. Des fenêtres sur le dehors, comme les grands livres de Ribot sur la Psychologie anglaise et la Psychologie allemande, sont rares chez nous, et ces belles informations, ces justes mises au point n’ont guère été continuées après lui. La France, avec sa vieille et forte tradition psychologique, l’esprit de finesse qu’en cette matière lui ont transmis ses moralistes et qui nous met immédiatement en état de défiance et de sourire devant certaines insistances de théorie ou certaine lourdeur d’exposition, a vu surtout dans les doctrines psychologiques de ses voisins une matière à critiquer et à dépasser. L’associationnisme anglais a servi longtemps d’adversaire traditionnel à une psychologie non moins traditionnelle, comme l’Anglais lui-même à nos marins, et tout bachelier de philosophie se souvient de Fechner comme tout certifié d’études primaires se rappelle le vase de Soissons. C’est que Fechner était le type du psychologue qu’on « réfutait » victorieusement, comme Kant était celui du philosophe qu’on « dépassait » majestueusement (les Kantophobes de notre littérature politique ont fait là-dessus des confusions bien comiques), et il occupait à ce titre, dans le cours de psychologie, une place rituelle. Ne nous moquons pas, d’ailleurs : cela a amené la psychologie française à prendre davantage conscience de son élément moteur, de ce que ses traditions contenaient de fécond, de préciser la qualité par cette critique de la quantité, l’esprit de finesse par cette critique de l’esprit de géométrie. Que dans tout cela le psychologue allemand fût un peu dénaturé, et qu’on réfutât moins Fechner que ce que Fechner aurait dû dire pour être bien réfuté, c’est ce qui n’étonnera personne de ceux qui savent que la discussion de la psychologie relève, comme toutes les autres, de la psychologie de la discussion.

Plus précisément, nous dirons que la psychologie, comme toutes les sciences qui portent sur les phénomènes de la vie, comporte des écoles, procède par écoles ; que, dans ces écoles formées autour de la personne d’un maître presque autant qu’autour de l’œuvre imprimée qui fait sa doctrine partout présente dans l’espace, les considérations de langue, de nation, de religion, de clientèle, d’éloquence, de savoir-faire jouent un rôle important ; que, sciences de la vie, elles baignent par ailleurs de toutes parts dans les conditions et dans les nécessités, souvent humiliantes, de la vie. Un mathématicien n’a pas besoin d’élèves ; ses élèves, ce sont les quelques douzaines ou centaines de têtes mathématiques vivant ensemble sur la planète, capables de le comprendre, et auxquelles quelques pages dans une revue spéciale donnent toute la connaissance utile de ses travaux. Il n’en est pas de même d’un médecin, d’un psychologue, d’un sociologue, dont les découvertes ne peuvent manifester à leurs propres yeux une fécondité que si elles sont continuées sous leur direction et leur influence par une équipe de travailleurs. En ces matières, un professeur ayant des qualités de professeur fera deux ou trois fois plus de travail utile qu’un isolé qui se contente de penser, d’écrire et de publier. La place considérable de Durkheim est due moins peut-être à ses livres qu’à son enseignement, aux groupes de sociologues qu’il a formés, aux recherches qu’il a guidées et encouragées. Quand la Sorbonne a refusé par deux fois d’accepter M. Bergson, elle savait parfaitement qu’elle entraverait ainsi l’action d’une philosophie qui, autant et plus qu’une autre, a besoin de collaborateurs et d’élèves attentivement formés, capables de l’appliquer à des domaines nouveaux, de l’étendre dans ces directions imprévisibles où l’impulsion du maître ne ferait que donner une lumière à l’originalité des trouvailles. L’enseignement du Collège de France ne permet à peu près aucune action réelle. Si M. Bergson vivait en pays germaniques, où il n’y a pas comme en France une seule Université vivante pour quarante millions d’habitants, il aurait peut-être, non seulement sa chaire d’université et ses équipes de travailleurs, mais, comme Freud, une revue spéciale pour les travaux inspirés par sa méthode.

Les équipes de Freud prolifèrent aujourd’hui et se répandent de façon merveilleuse sur l’Allemagne et sur la Suisse. (Elles ont peu touché les pays scandinaves.) Il me semble que leur influence devrait se conjuguer à peu près avec celle de la philosophie ou simplement de la psychologie bergsonienne : les théories de Freud s’éclairent singulièrement à la lumière de Matière et Mémoire. Elles figurent une spéculation ou plutôt une observation hardie et profonde sur la conservation de notre passé, sur la totalité de notre durée qui nous suit et qui est nous, sur les mécanismes qui font passer nos états psychologiques du conscient à l’inconscient et de l’inconscient au conscient. Et je sais bien que ces théories nous paraîtront en France moins neuves qu’elles ne semblent ailleurs, et que Freud nous semblera parfois avoir simplement nommé de certains vocables nouveaux et prestigieux des faits d’observation que l’analyse psychologique nous avait révélés depuis longtemps, comme les médecins qui croient avoir fait avancer la science du mal de tête en le nommant céphalalgie. Mais il n’est rien de plus complexe et de plus délicat que cette question de la nouveauté. M. Bergson, s’étant pendant la guerre quelque peu employé à notre propagande, des professeurs allemands en ont conclu que toute sa philosophie, bien surfaite, était déjà dans Schelling et dans Schopenhauer. Et je ne dis pas qu’ils aient absolument tort et que cette malveillance utile ne les amène pas à éclairer les antécédents du bergsonisme, ce que des critiques n’ont pas laissé de faire aussi chez nous. Mais si, d’une part, il n’y a pas de philosophe, fût-il Descartes ou Schopenhauer, qui ne doive plus à la philosophie qu’il ne croit, d’autre part, tout philosophe ou psychologue ou savant qui a groupé un public, suscité un courant, éveillé une attention comme Bergson ou Freud, ne l’a pu faire qu’en vertu, non de ce qu’il tenait d’autrui, mais bien de ce qu’il tirait de lui-même.

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Tout cela nous fera comprendre pourquoi ces deux sources de renouvellement psychologique ont coulé de façon assez diverse et inégale. Et je me borne ici à un seul terrain, celui de la critique littéraire. La philosophie bergsonienne aurait pu avoir sur cette critique une influence considérable (je m’expliquerai là-dessus ailleurs) ; de fait, elle n’en a pas eu, pas plus que sur quoi que ce soit, hors la philosophie elle-même, et cela se comprend : il faut longtemps à une philosophie pour passer dans le domaine des idées courantes, morales, politiques, esthétiques, fleuves qui ne grossissent que lorsque fondent, la saison suivante, les hautes neiges de la pensée. Conformément d’ailleurs à une tradition de la philosophie française, la psychologie bergsonienne est elle-même trop commandée par une métaphysique pour jouer dès aujourd’hui à l’état d’influence autonome. Au contraire, Freud et ses disciples ont pensé que la psychanalyse jetait une très neuve lumière sur la genèse des œuvres littéraires, ils ont essayé, parfois avec ingéniosité et parfois avec une bien lourde fantaisie, de l’appliquer à l’histoire intérieure des artistes et des écrivains. On en trouve de nombreux exemples dans la revue de Freud, Imago. J’en relèverai seulement deux, qui nous arrivent de la Suisse, où la psychanalyse exerce dans les Universités un prestige parfois dangereux pour les têtes faibles : une préface de M. Pierre Kohler à Adolphe et un singulier petit livre de M. Vodoz sur Roland. (La Revue de Genève a d’ailleurs commencé la traduction de quatre leçons de psychanalyse par Freud, précédées d’une bonne introduction de M. Claparède.)

M. Kohler, ayant publié à Lausanne une fort jolie édition d’Adolphe, avec des éclaircissements et des documents bien choisis, l’a fait donc précéder d’une préface des plus curieuses. Tous ceux qui s’occupent de Constant sont aujourd’hui tributaires de la science et du labeur de M. Rudler, qui a donné d’Adolphe une édition modèle et a porté beaucoup de lumière dans les coins et recoins de son auteur. Or, dans sa thèse sur la Jeunesse de Constant, arrivé aux rapports de Constant et de son père, il écrit : « On saisit mal comment Juste Constant, qui ne vécut pas beaucoup avec son fils durant ses vingt premières années, et qui n’eut jamais avec lui de conversation suivie, put avoir une influence à la fois si intermittente et si décisive. Je pense qu’il y avait entre le père et le fils une identité de nature qui se résolut immédiatement, par le frottement et le choc des caractères, en une opposition irréductible. Deux électricités de même nom, qui se repoussaient. »

On voit à quel point l’explication, armée de la seule psychologie courante, reste superficielle et verbale. Et M. Kohler a bien raison de remarquer que voilà un cas où les théories de la psychanalyse sur le complexe paternel apportent à la critique une précieuse lumière. Il est bien certain que lorsqu’il nous rend compte de ses rapports avec son père, un psychologue artiste comme Constant arrivera à des profondeurs de vérité que la psychologie traditionnelle ne peut classer (et la plus grande partie d’Adolphe, qui nous paraît aujourd’hui si claire et si proche de nous, étant vraiment, quand le livre parut, et même longtemps après, inclassable et sans commune mesure). Mais précisément la psychanalyse nous montre que les cadres de la psychologie traditionnelle sont faits, malgré tout, de réalités conscientes, de réalités sociales, c’est-à-dire de réalités secondes et dérivées. Les réalités premières et originelles, celles qui ont une prise directe sur l’inconscient, ont au contraire pour expressions naturelles les formes de l’art et du mythe. « L’étonnant, dit M. Kohler, c’est que la psychologie ait tant tardé à isoler, à reconnaître, à nommer des états des nerfs et du cœur qui furent de tous les temps. » Cela cesse d’être étonnant dès qu’on voit fonctionner, dans le monde social et même dans le monde du langage, l’équivalent et l’adjuvant externes de ce que Freud appelle, dans le monde interne, le refoulement, et il est bien difficile à la psychologie elle-même, réalité sociale toujours par quelque côté, d’échapper à cette loi du refoulement : sinon, c’est elle-même qui est refoulée, et on pourrait peut-être trouver une des causes du peu de succès de la psychanalyse en France, en ceci que, d’une part, nous en connaissons déjà une bonne partie, que, d’autre part, les puissances sociales de notre vieille culture la refoulent automatiquement.

Les quelques pages discrètes de M. Kohler nous indiquent cependant une voie où les travaux de la psychanalyse peuvent rendre à la critique des services réels. Malgré bien des lourdeurs et une hantise probablement exagérée de l’inceste (les recherches psychologiques ne sauraient guère aller ici sans les recherches sociologiques qui les complètent, et l’étude de la prohibition de l’inceste par l’école de Durkheim prépare heureusement la voie aux travaux psychanalytiques), la psychanalyse a ce mérite de substituer à des spéculations toujours un peu extérieures et vaines sur l’hérédité, un examen plus serré et plus profond des conditions familiales où s’est formée et développée dans sa première enfance l’âme d’un écrivain ; le complexe paternel, le complexe maternel sont bien des réalités importantes que personne, avant l’école de Freud, n’avait encore mises à leur vraie place, et qu’elle nous apprend à voir dans leur source authentique, non dans des images déformées par la mémoire et par la convention sociale.

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Le livre étrange de M. Vodoz sur Roland nous paraîtra plus fantaisiste, et il risque souvent, surtout dans sa dernière partie, d’être considéré par un lecteur français comme une mauvaise plaisanterie. Je crois cependant que si on sait en abattre les angles bizarres et carguer pour les faire rentrer dans le bon sens des pages un peu folles, on en tirera des indications utiles.

Ce qu’écrit M. Vodoz, à propos de Roland, sur la psychologie du symbole, est fort juste. Un héros de légende comme Roland n’acquiert son immense popularité que si ce héros est, « pour ainsi dire, la projection d’une certaine quantité de forces vives, accumulées en nous, sur un objet capable d’accomplir, dans le domaine moral, une tache, un devoir qui nous paraît être au-dessus de nos forces, des forces du sujet », ce qui signifie simplement qu’un héros est l’idéal d’un pays ou d’un temps, et que ni les divers pays ni les divers temps n’ont les mêmes idéaux, et tout cela on n’avait pas attendu la psychanalyse pour le savoir et le dire. Pareillement, il est peut-être inutile de déranger un aussi gros personnage psychanalytique que « le complexus négatif paternel » pour expliquer que Ganelon ayant épousé la mère de Roland, le beau-père et le beau-fils s’entendent mal, et la psychologie de cette mésentente est sans doute bien loin d’impliquer toujours le genre d’obscure rivalité amoureuse qu’y voit obstinément l’école viennoise.

Mais le sujet principal du livre de M. Vodoz consiste à étudier d’un point de vue psychanalytique le Mariage de Roland de Victor Hugo et à le relier à l’inconscient du poète. Le Mariage de Roland est lui aussi un symbole, le symbole, pour M. Vodoz, de la lutte entre le classicisme et le romantisme. « Du premier jusqu’au dernier vers, les passages, les épisodes se succèdent comme autant de représentations symboliques des diverses phases, des divers traits caractéristiques de ce long duel des deux tendances qui luttaient pour dominer dans l’âme de Hugo, ne lui laissant aucun répit. » Le poème est écrit en 1846 et publié seulement treize ans après. En 1846, Hugo était à un tournant de sa carrière que tous les critiques ont marqué et que M. Vodoz rappelle une fois de plus, mais ce qu’aucun critique n’avait certainement vu, c’est que le Roland de son poème, inspiré d’un résumé populaire de chanson de geste, représente le romantisme, et Olivier le classicisme. Si vous en doutez, considérez que :

« L’un de ces chevaliers, nous dit le poète, s’appelle Olivier, l’autre, Roland. Olivier doit représenter les tendances classiques, cela ressort avec évidence de la façon dont il est équipé. Il est de bonne souche, son aïeul est le célèbre Garin, son père le non moins célèbre Gérard : les classiques sont les descendants de Corneille et de Racine ! Pour ce combat, Olivier fut habillé par son père. Les Romantiques reprochaient aux Classiques leur manque d’originalité, leur dépendance, leur imitation servile des grands modèles ; ils leur reprochaient de continuer à puiser à la source tarie de l’antiquité… Serait-ce pour cela que Roland appelle Olivier un vassal ? Un étrange combat est représenté sur la large d’Olivier : Bacchus, le dieu du vin, faisant la guerre aux Normands, buveurs de cidre. Cela ressemble fort à de l’ironie. Le poète veut-il faire ressortir combien le Français se rend ridicule en se laissant griser par l’antiquité, qui prend la forme du grotesque dieu du vin, tandis que son sol lui fournit une boisson plus saine et plus conforme à sa nature ?

Il porte le haubert que portait Salomon,

le moraliste, le sage, la personnification de la raison et de la vertu ? (Le point d’interrogation est de M. Vodoz et signifie qu’il doute non de son raisonnement, mais de la vertu de Salomon.) Inutile d’insister sur le sens de cette image. La raison n’était-elle pas la faculté maîtresse des Classiques ? N’étaient-ils pas, eux aussi, à leur façon, des moralistes ? Corneille ne prêchait-il pas la vertu ? et, dans ses pièces, le vice n’est-il pas toujours puni, tandis que la vertu est récompensée ?

Son casque est enfoui sous les ailes d’une hydre.

« Les Classiques, eux aussi, rendaient un certain culte au merveilleux mythologique… Olivier a gravé son nom sur son estoc afin qu’on s’en souvienne. La vanité des Classiques est assez connue, ce qui ne veut pas dire que les Romantiques eussent été étrangers à ce défaut… Il était également sous l’impression de la religiosité des Classiques… Voilà pourquoi, au moment du départ, l’archevêque de Vienne “bénit le pieux chevalier”. Puis lorsque Roland et Olivier se battent, l’un avec un chêne, l’autre avec un orme, c’est que le chêne est “l’emblème du sol gaulois, de la vieille France”, tandis que l’orme est “l’arbre de Racine, l’arbre dont l’élégance, la finesse, la distinction, contrastent avec la robuste carrure du chêne”.

En lisant cela, nous nous disons : Où diable ai-je donc déjà trouvé ce genre de raisonnement ? Il doit y avoir des gens très bien qui se sont fait une réputation avec de telles trouvailles. M. Vodoz nous cite un de ses précurseurs. C’est M. Jean Richepin. En 1915, cet académicien apprenait à ses auditrices que Victor Hugo était un visionnaire, un prophète et qu’il avait prédit la guerre précisément dans le Mariage de Roland. « C’est, la France et l’Angleterre, dit M. Richepin, qui ont lutté pendant la guerre de Cent ans. Elles aussi ont déraciné des chênes, elles se sont battues, non pas quatre jours et quatre nuits, mais des années, toute leur vie, et toujours avec grandeur, et toujours avec loyauté, toujours avec générosité. Et aujourd’hui elles ont pu se tendre la main et se dire : Plus nous nous sommes battues, plus nous pouvons nous aimer maintenant. Et alors Roland, c’est-à-dire la France, a donné l’accolade à Olivier, c’est-à-dire à l’Angleterre, et ils ont épousé tous les deux la belle Aude, c’est-à-dire la Russie. » M. Vodoz estime que cette interprétation est « très ingénieuse, très poétique, admirable dans son cadre et inspirée par la solennité de l’heure. » Il parle…

Nous avons pourtant vu cela ailleurs encore que dans le cadre de Conferencia. Je me souviens maintenant. Cela fait même toute une littérature, celle du symbolisme chrétien. Depuis que des Juifs d’Alexandrie ont découvert que la Bible était pleine d’allégories platoniciennes et autres, et que par exemple Sara représentait la vie contemplative et Agar la vie active, ce genre d’interprétation a pris place dans la littérature religieuse. Saint Augustin, le moyen âge, Bossuet lui-même en sont remplis. On faisait un usage analogue du mythe solaire, au temps où il resplendissait dans sa gloire. Œdipe avait exercé la profession de mythe solaire avant de personnifier le fameux complexe des psychanalystes, et ses incarnations suivantes provoqueront sans doute d’aussi subtiles comparaisons. Le petit livre sur Napoléon mythe solaire rappelle assez l’interprétation du Mariage par M. Vodoz, et l’on sait qu’un humoriste allemand a ramené la vie de Max Müller lui-même, champion du solarisme, au développement d’un mythe solaire analogue : Maximus Müller, le grand meunier, dont tourne ta meule enflammée, et tout le reste, qui se tient très bien.

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Et pourtant il y a une âme de vérité dans tout cela, il y a une poésie dans l’ivresse du Thrace et le Strymon glacé. Et si je trouve à M. Vodoz une certaine lourdeur, je ne lui refuse pas le don de m’instruire.

Gardons-nous d’abord d’une confusion qui dénaturerait sa pensée. Il serait absurde de lui faire dire que Victor Hugo a eu conscience du symbolisme qu’il lui prête. Bien au contraire, tout cela se passe dans son inconscient, ou à peu près. « Le poète n’était pas conscient de la valeur de son travail. Il se disait simplement que le sujet lui avait plu, l’avait attiré parce qu’il lui permettait d’exercer toutes ses facultés d’artiste, de visionnaire ; la source de la force impétueuse qui s’y manifeste lui était inconnue. » Ajoutons que la critique de M. Vodoz a au moins le mérite d’être très hugolienne. Elle eût plu à Victor Hugo, et je vois d’ici la lettre enthousiaste que l’auteur, s’il eût écrit son livre soixante ans plus tôt, eût reçue de Guernesey. Comme il l’a fait pour l’article de Jubinal sur Roland, l’auteur du Satyre eût peut-être transposé ce livre en un poème éblouissant de l’inspiration, qu’il a esquissé d’ailleurs dans le poème des Quatre Vents, où il traite un peu les mascarons du Pont-Neuf comme M. Vodoz traite son Roland :

Shakespeare, ô profondeur ! savait-il tout Shakespeare… ?
Ce songeur était-il dans son propre secret ?

Et c’est là un point que nous devons retenir au bénéfice de M. Vodoz.

D’autre part, on a déjà reconnu une des méprises qui rendent un peu comique ce livre écrit à Zurich. Ce que M. Vodoz explique par l’inconscient, nous l’expliquons par des associations de mots, d’assonances, d’allitérations, et surtout de rimes. Nous sommes habitués depuis longtemps à voir le génie de Hugo conduit docilement et splendidement par ces êtres vivants que sont les mots ; nous plaçant à l’intérieur et dans la chair de sa poésie, nous en suivons la circulation, l’ondulation physiques, nous la connaissons surtout comme corps, et nous lui donnons comme âme la seule beauté sensuelle de ce corps. Nous la plaçons dans un courant d’histoire littéraire, dans une continuité poétique où l’autonomie des mots, la liberté de leurs associations, le milieu sonore et passif qu’est l’inspiration du poète, prennent jusqu’à Mallarmé et même, plus loin une place grandissante. En critique comme en psychologie, c’est en nous fondant d’abord sur cet élément physique que nous pourrons tabler sur quelque chose de solide. Mais est-ce bien tout ? Et ne risquons-nous pas d’encourir le même reproche que nous adressons au poète, de nous laisser conduire par des abstractions et des idées toutes faites comme lui-même se laisserait conduire par les mots ?

En tout cas, ces mots le conduisent par certaines voies plutôt que par d’autres. L’être réel et vivant qu’est un poème hugolien ne se ramène pas à de la chair verbale, il a une âme et même une pensée, et il implique, comme le dit justement M. Vodoz, une part d’inconscient. Cet inconscient représentait probablement chez Victor Hugo une force admirable et hors de proportion avec celui de n’importe quel poète français. Dans les expériences de spiritisme qu’on faisait à Guernesey, Molière et Victor Hugo dialoguaient en fort beaux vers, qui étaient bien entendu tous également hugoliens, et l’étude des profondes sources psychiques de ce génie poétique reste à faire : la psychologie nouvelle y contribuera.

Sans tenter rien qui concerne cette étude, il me semble que peut-être déjà une psychologie assez courante nous permettrait de reconnaître ce qu’il y a après tout de vrai dans les enluminures bizarres de M. Vodoz et même, Dieu me pardonne ! dans les cabrioles de M. Richepin.

Tout poème de Victor Hugo est construit non pas sur une idée, non pas sur des associations physiques de mots et d’images, mais sur un élément qui comprend l’un et l’autre, sur un élément primitif d’où l’un et l’autre ne se dissocient que postérieurement et artificiellement, et qui est un schème moteur. On sait que la création linguistique, dont l’invention poétique ne constitue qu’un état plus parfait, procède par schèmes moteurs, que les racines verbales sont, dans les langues indo-européennes et plus encore dans les langues sémitiques, des assemblages de consonnes, c’est-à-dire des mouvements verbaux, et non pas des sons, c’est-à-dire des corps verbaux. Toute racine, tout mouvement verbal, peut se résoudre selon les cas en des mots fixes, en des vocalisations précises, s’arrêter en se solidifiant autour de voyelles ; esprit, inspiration, respirer représentent des réalisations locales et précises en lesquelles il ne nous paraît pas que la racine élémentaire faite de consonnes épuise toutes les possibilités verbales dont elle est grosse, étant vivante : les centaines de mots indo-européens actuels qu’elle a comme déposés sur sa route sont peu de chose à côté de ceux qu’elle y a un moment déposés et qui ont péri, à côté de ceux qu’elle aurait pu y déposer. Et pourtant cette réalité indéfiniment féconde de la racine faite de consonnes est une réalité simple. Elle nous représente le type du schème moteur, type élémentaire de toute vie linguistique : c’est par schèmes moteurs que nous apprenons une langue, c’est par schèmes moteurs que nous lisons une page, des expériences précises l’ont prouvé, et M. Bergson a utilisé cette Vue avec profondeur pour fonder une psychologie de la mobilité.

Le rôle des schèmes moteurs est analogue dans la poésie, qui ne fait que mettre en jeu de façon plus complexe les mécanismes du langage. En particulier, ce sont les schèmes moteurs qui commandent toute la poésie de Victor Hugo, et un commentaire du Satyre serait bien instructif à cet égard. Dans le Mariage de Roland, Victor Hugo a eu d’abord devant les yeux ce schème d’un combat qui cesse non faute de combattants, mais parce qu’aucun des combattants ne peut vaincre l’autre. Voilà ce qui lui a sauté aux yeux quand il a lu l’article de Jubinal. Il faut y joindre un second schème, dont on se rendra fort bien compte en comparant le poème de Hugo avec celui du moyen âge que Jubinal résume : le schème militaire, l’instinct et la volonté de réaliser la nature claire, précise et loyale, sans arrière-boutique intérieure, sans recoins d’ombre, sans complication ni analyse, dont le fils du général Hugo ( J’aurais été soldat si je n’étais poète ) a comme beaucoup de littérateurs le goût et presque la nostalgie. Les deux schèmes se réunissent admirablement pour former le sujet d’un combat épique. Mais on peut dire que la puissance d’un poète se mesure à sa capacité de symbolisme, c’est-à-dire à sa capacité de créer des œuvres qui aient une valeur universelle de symboles ou de types. Racine a fait tenir dans Athalie toute la lutte de l’Église et de l’État : le schème moteur qu’il a monté dans sa tragédie, et qui en dépasse l’aventure particulière, prend corps pour nous aussi bien dans la querelle des Investitures que dans la politique de M. Combes, et si Athalie eût été au temps de celui-ci reçue comme pièce nouvelle au Théâtre-Français, elle eût été interdite par la censure. La reine Athalie était une belle personnification de la République, et comme la réalité ne fournissait pas de Joad, l’imagination d’extrême-gauche en créa un sous la figure de l’inoffensif père Du Lac, qualifié couramment de moine atroce, comme si le bloc d’alors substituait à la vérité réelle la vérité typique mise en lumière par Racine. Dirons-nous donc que Racine en écrivant Athalie pensait à Grégoire VII et prévoyait M. Combes, comme Victor Hugo a, selon M. Richepin, prévu que la Russie serait la belle Aude de 1915 ? (mais non à vrai dire que la belle Aude tournerait assez mal). Pas du tout. Seulement, il avait du génie, et ce génie consistait à créer une racine verbale qui pouvait s’incarner dans bien des systèmes de voyelles, un schème moteur capable de se résoudre en une multitude de figures, une substance qui, comme la substance spinoziste de Dieu, s’exprime en une infinité d’attributs.

Mais pour que toutes ces virtualités existent dans une racine verbale ou un schème moteur, il faut qu’elles y soient déjà présentes d’une certaine façon, ainsi que l’infinité d’attributs dans la substance infinie. Et dire qu’elles y sont présentes, c’est dire qu’elles existent dans l’inconscient du poète. De sorte qu’en somme il y a un élément de vérité dans l’interprétation de M. Vodoz. Le schème moteur de la lutte qui fait place à la paix par cette seule raison qu’elle serait interminable — schème d’une magnificence, d’une profondeur et d’une fécondité admirables — il se résolvait bien pour Victor Hugo, ou plutôt il se serait résolu pour Victor Hugo, s’il s’était arrêté à ses images ou à ses idées au lieu de les déposer dans un mouvement lyrique ininterrompu, en un certain nombre d’attitudes de toutes sortes parmi lesquelles il y eût ou il eût pu y avoir l’attitude littéraire dont parle M. Vodoz, l’attitude politique dont parle M. Richepin. Il est bien certain que la lutte entre classiques et romantiques est une lutte de ce genre ; il est bien certain que dans la figure qu’il a prêtée à Olivier et à Roland, Victor Hugo s’est inspiré du vieux vers de la Chanson : « Roland est preux, mais Olivier est sage », et que le preux et le sage sont un couple du même ordre que le romantique et le classique, mettez Victor Hugo et Sainte-Beuve, de sorte qu’il était naturel que la poésie de Victor Hugo laissât tomber ici spontanément des images applicables au romantique et au classique ; il est bien certain enfin que les luttes politiques et militaires sont au premier chef des luttes de ce genre, et même que les mariages de rois paraissaient autrefois un moyen, pas plus mauvais que les autres, de les terminer ou de les prévenir. La belle Aude, c’est Henriette de France, Marie-Thérèse d’Espagne, Marie-Antoinette d’Autriche. Il ne serait même pas impossible que Victor Hugo qui, à la suite du « coup d’Agadir » de 1840, avait écrit dans la seconde partie du Retour de l’Empereur son Rhin français, ait conçu le Mariage de Roland comme une sorte de Marseillaise de la Paix ; il l’a bâti en tout cas sur le thème du soldat courageux et sans haine, celui d’Après la Bataille (bons coups d’air pur, tout cela, pour chasser aujourd’hui les miasmes d’après-guerre). Le dernier acte des Burgraves, représentés trois ans auparavant, était construit sur le schème de la réconciliation entre deux ennemis gigantesques autour d’une belle Aude qui prend un bien autre pseudonyme que celui dont la dote M. Richepin, puisqu’elle est l’Allemagne :

Je vous hais, mais je veux une Allemagne au monde,
Mon pays plie et penche en une ombre profonde,
Sauvez-le ; moi je tombe à genoux en ce lieu
Devant mon empereur que ramène mon Dieu.

Et que sont tous ces schèmes d’Après la Bataille, sinon les descendants du vieux schème éternel, celui du vingt-quatrième chant de l’Iliade ?

Nous voilà loin de la psychanalyse. Mais précisément le chemin qui nous a conduits nous montre qu’elle mène loin à condition d’en sortir un peu, de voir parfois en elle de nouveaux noms appliqués à de vieilles choses, de la mettre au point et à son rang parmi d’autres courants de psychologie et de critique. Il ne faut pas liquider dédaigneusement les livres qu’elle inspire en Suisse ou en Allemagne parce qu’ils nous rebutent d’abord par leur aspect d’excentricité et de lourdeur. Il nous faut comprendre que ces coups de sonde dans l’inconscient poétique ou artistique touchent en effet une matière très riche, une épaisseur de réalités intérieures où bien des découvertes sont possibles. Mais ceux qui s’y appliquent ne sauraient éliminer l’esprit de finesse ni l’acquis de la critique littéraire. Il existe toute une littérature médicale sur la nature des écrivains et des artistes, elle est d’une misère lamentable, et le seul nom de docteur, placé sur un livre de ce genre, nous met en fuite (parfois injustement) et nous fait invoquer le secours de Molière. Une fusion plus étroite de l’esprit scientifique et de l’esprit littéraire qui, séparés l’un de l’autre, arrivent, en ces matières, si vite au bout de leur rouleau, est bien désirable, et c’est d’une telle union, d’une telle discipline, que dépend probablement l’avenir de ces études.

IX. — La critique du midi.

J’écris ce mot à propos de deux livres de critique fort remarquables, les Œuvres dans les Hommes, de M. Léon Daudet, et les Mauvais Maîtres, de M. Jean Carrère. Et je vous supplie de croire (sans espérer absolument vous convaincre) que je n’y mets pas la moindre ironie. Il y a un soleil du Midi, un langage du Midi, une poésie du Midi, une politique du Midi. Pourquoi n’y aurait-il pas une critique du Midi ? La France est une synthèse du Nord et du Midi ; elle porte sur le Nord et le Midi comme un homme sur ses deux jambes. Et il faut éviter deux excès également condamnables : l’excès du Parisien ou de l’homme de l’Est qui parle du Méridional comme d’un Français inférieur ; l’excès du Méridional, qu’excusent les mauvaises plaisanteries du premier, et qui consiste à affirmer son point de vue comme une émanation de la pure raison et de la France éternelle, à s’indigner de tout ce que l’observateur y découvre de local et de partial, c’est-à-dire de vivant.

Rien de plus conventionnel, d’ailleurs, que la fausse image de l’esprit méridional qui circule dans l’atmosphère littéraire de Paris, et qui tiendrait à peu près dans cette définition : J’appelle Midi tout ce qui n’est pas sérieux. À une plaisanterie de ce genre, M. Maurras, justement en colère, opposait les noms de Gassendi, de Vauvenargues, de Guizot, de Renouvier. Il eût pu y ajouter ceux de Montaigne et de Montesquieu, qui sont des Gascons, et la Gascogne fait bien partie des pays de langues d’oc. Il y a chez les Méridionaux beaucoup plus de sens critique, d’esprit d’observation et de froideur que ne le suppose la légende parisienne. Et aussi de sérieux. Marseille ne m’a jamais paru une ville vraiment gaie, et ceux qui connaissent bien les Marseillais m’affirment que leur fond c’est la tristesse. (M. Camille Bellaigue faisait là-dessus, dans une récente conférence sur la Provence et la musique, d’excellentes réflexions.) Ce sont d’ailleurs les Méridionaux déracinés qui ont créé à l’usage des Parisiens un Midi de fantaisie, comme Offenbach leur a apporté le Gerolstein de son opérette. Ils ont tiré sur la mère grand. Les reproches injurieux dont les Méridionaux ont été victimes pendant la guerre paraissent un peu une conséquence de Tartarin. La chasse à la casquette, la venette continuelle de Tartarin-Sancho, le Ne l’acculons pas ! la Défense de Tarascon et le reste, ont implanté en d’innombrables lecteurs cette idée que le Méridional, d’après son propre témoignage, manquait de vaillance, et qu’il devait se tenir devant l’ennemi comme Tartarin devant le lion, le chamois et le canon anglais. La légende littéraire a engendré la légende militaire.

Ce n’est pas à travers ces légendes qu’il nous faut regarder ce que nous avons appelé la critique méridionale. Elle a prouvé d’ailleurs son sérieux par son influence. En bref, appelons-la une critique du romantisme. Le mouvement anti-romantique de l’Action Française, mouvement politique et littéraire, peut s’appeler un tumulte méridional, dans le sens point défavorable où M. Barrès a appelé le boulangisme un tumulte national. M. Maurras et M. Daudet figurent le type authentique du blanc du Midi. Alexandre Dumas, débarquant à Avignon, et assailli par les offres des portefaix, corporation célèbre qui a malheureusement disparu de la gare, ne remit sa valise à l’un d’eux qu’en lui disant : « Je veux bien t’employer, mais tu vas me jurer que tu n’as pas assassiné le maréchal Brune ! » Un Lorrain ou un Bourguignon aurait toujours envie de demander à M. Daudet, avant de se confier à lui, le même engagement, que celui-ci ne pourrait prendre peut-être qu’avec une certaine mauvaise conscience. M. Lasserre, qui est Béarnais, a lancé dans le Romantisme français un manifeste méridional, comme Burke, dans ses Considérations sur la Révolution française, avait lancé un manifeste spécifiquement anglais. Le rythme propre à la critique méridionale est ce qu’on pourrait appeler un rythme dantesque : le passage d’un Enfer à un Paradis par un Purgatoire. Enfer = Romantisme. Paradis = Mistral. (M. Lasserre a écrit un Mistral en valeurs lumineuses comme il a fait son Romantisme en valeurs sulfureuses.) Le Purgatoire, c’est une abjuration d’erreurs, le passage d’un tempérament romantique, maladie que l’enfant du siècle trouve dans sa triste hérédité, à une raison et à une forme classiques, dont la poésie de Mistral apparaît comme la Béatrice ou la Lucie. Les Amants de Venise esquissent certains chants de ce Purgatoire. On en trouverait aussi les rythmes dans les livres de M. Daudet, l’Hérédo et le Monde des Images.

Il est naturel et juste que Mistral occupe pour un Méridional la place de Dante pour un Italien, de Shakespeare pour un Anglais, peut-être de Molière pour un Français du Nord. Il est naturel aussi qu’un très grand poète soit tenu pour une source d’inspiration politique et morale. Sur le modèle du célèbre « Aimer Molière… » de Sainte-Beuve, on écrirait un « Aimer Mistral… » Et après tout on l’a écrit, et non seulement les politiques méridionaux, mais M. Barrès, ou tout au moins Gallant de Saint-Phlin. M. Daudet et M. Carrère ont l’un et l’autre consacré dans leurs livres de beaux et enthousiastes chapitres au poète de Maillane, et les deux ouvrages semblent rédigés sous son signe et son invocation.

Mais le livre de M. Carrère ne s’appelle pas le Bon Maître. Il s’appelle les Mauvais Maîtres. Et le Mistral ou Le Génie équilibré de M. Daudet est encadré entre un Victor Hugo on La Légende d’un Siècle et un Émile Zola ou Le Romantisme de l’Égout, qui font de Hugo et de Zola les titulaires de deux loges dans l’Enfer littéraire, politique et moral. Comme amateur de bonne langue et de style savoureux, je ne m’en plains pas. L’invective abondante et imagée de M. Daudet nous rappelle, avec sa santé drue, ses muscles roulants, son contact vivant avec la langue parlée, celle de Barbey d’Aurevilly et de Léon Bloy ; elle a moins de flamme romantique, mais plus de substance et d’observation, et se rapprocherait, à ce point de vue, de celle de Veuillot. Il est curieux que ces quatre maîtres de l’invective (on pourrait y joindre, à une certaine distance, Drumont) aient tous été des blancs, originels ou convertis, furieux catholiques, mais fort ennemis de la charité chrétienne. Léon Bloy lui rendait hommage à peu près comme Rollon baisa le pied de Charles le Simple, en l’élevant jusqu’à ses lèvres et en jetant le roi sur le dos : « Ce qu’on peut souhaiter de plus charitable à ce puant, écrit-il à propos de Zola, c’est de crever demain, de pareils maudits ne pouvant qu’aggraver l’inexprimable rigueur des châtiments éternels. » Et M. Daudet doit se reconnaître en cette femme dont parle Saint-Simon, laquelle avait supprimé de son Pater le passage sur le pardon des injures. Ce qu’un pamphlétaire de cette nature apprécie en l’Église, c’est qu’elle a un enfer. Les polémistes de gauche sont handicapés par la mauvaise qualité de leur enfer, aussi médiocre que leur paradis et terrestre comme lui. La Terreur, la Commune, le bolchevisme, ces pauvres petits enfers terrestres, ne supportent pas la comparaison. Les rouges de Paris ont eu pendant trente ans leur polémiste en Rochefort : un néant ! Le seul grand écrivain que ce côté politique ait produit, c’est Vallès. M. Vandérem signalait avec raison l’oubli dont il est victime, oubli scandaleux, qui d’ailleurs s’explique par des raisons étrangères à la littérature : l’auteur de l’Enfant aura évidemment moins de lecteurs, et surtout de lectrices, que l’auteur de Monsieur, Madame et Bébé ! Mais fermons cette parenthèse, et revenons à Mistral. La critique du Midi, celle de M. Maurras, de M. Lasserre, de M. Daudet, de M. Carrère, aime Mistral, considère Mistral comme un centre d’intelligence et d’action, formule une discipline mistralienne. Mais ensuite, ou plutôt d’abord, et surtout, elle aime Mistral contre quelqu’un, elle le prend comme point d’appui dans une attaque, elle formule une doctrine anti-romantique. Les étrangers, qui s’étonnent de nous voir continuer aujourd’hui des disputes vieilles d’un siècle entre le classicisme et le romantisme, voudront bien considérer que c’est là, en partie, un rythme de notre vie intellectuelle française au xixe  siècle, un moment naturel dans l’existence d’une nation qui constitue un ménage du Nord et du Midi, un dialogue jamais achevé entre le Nord et le Midi.

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Je réussirais assez mal à définir le Midi littéraire par ce qu’il est, et il m’y faudrait tout un livre. Mais je mettrais beaucoup moins de temps à le définir par ce qu’il n’est pas. Le Midi n’est pas romantique. Les écrivains romantiques ont été fournis par les pays du nord de la Loire. Le génie de Victor Hugo, métal de Corinthe du romantisme, n’est pas une synthèse du Nord et du Midi, mais, Lorrain et Vendéen, une synthèse de l’Est et de l’Ouest. Certes, la Renaissance provençale du xixe  siècle peut être considérée comme un contre-coup du romantisme : le romantisme, en restaurant la poésie dans la langue française, l’a restaurée dans toute l’âme française, et la langue d’oc en a profité. Mais la poésie des Félibres ne subit à peu près aucune influence livresque romantique. Mistral est resté aussi étranger à Hugo, à Vigny, à Baudelaire, qu’il put l’être à Nietzsche et à Edgar Poe. Son culte pour Lamartine n’implique aucune inspiration lamartinienne. Rien dans Mireille ne rappelle Jocelyn. Et l’analogie de Mireille et d’Hermann et Dorothée, si instructive, s’explique par ce fait que les deux poèmes sont pareillement construits en dehors du romantisme, à une époque romantique, mais consciemment chez Goethe qui traite le romantisme en adversaire qu’il porte en lui, et par prétérition chez Mistral, qui se contente d’ignorer superbement le romantisme.

M. Daudet nous apporte sur cette prétérition des remarques fort intéressantes et justes : « D’un petit épisode, il faisait jaillir un enseignement général, sans appuyer, complétant sa démonstration d’un sourire, ou d’un rire léger, qui lui plissait le coin de l’œil, demandant à celui-ci et celui-là une explication complémentaire, prenant à témoin sa femme, la servante, son interlocuteur, un personnage légendaire et historique, et demeurant grand amateur de précision… L’homme du Midi a horreur du vague, et quand il aborde le mystère, il le fait méticuleusement. Rien d’abrupt dans les fresques majestueuses de Mireille, de Nerte, de Calendal. Le Poème du Rhône est un itinéraire dramatique à travers les âges et le long du fleuve de la civilisation. » Le « fleuve de la civilisation » manque peut-être un peu de mesure. Un Méridional, quand il dit cela, entend bien que la civilisation a remonté ce fleuve, qu’elle ne l’a jamais descendu. Et pour M. Carrère, la véritable épopée mistralienne, c’est la troisième conquête, après César et Numa Roumestan, de la Gaule par les Latins : « En réalité, s’écrie-t-il dans l’épilogue de ses Mauvais Maîtres, l’esprit classique, dans tout ce qu’il comporte de lumière, de sérénité, de force, d’allégresse heureuse et d’inspiration élevée, est restauré en France depuis un demi-siècle. Et celui-là même dont le génie solaire nous a rendu la pure clarté de l’hellénisme est aujourd’hui dans tout le rayonnement de sa gloire et dans la vigueur de son influence : c’est Mistral… Il faut donc en prendre son parti, puisque c’est la vérité : la renaissance provençale provoquée par Mistral aura eu pour corollaire une renaissance du pur esprit français. » M. Carrère écrit de Rome et prend un peu son rêve latin pour une réalité.

La poésie de Mistral, qui n’a subi à peu près aucune influence française, n’a non plus exercé aucune influence sur la poésie française. L’exemple de Mistral a eu un rayonnement politique, et il est curieux de voir l’auteur de la Comtesse et de Calendal, au fond si hostile à l’unité française et à la figure de la continuité historique française, fournir au nationalisme français certains de ses éléments les plus élégants et les plus purs. Peut-être eût-il fait la grimace ni on lui avait expliqué comment, ici encore, le diable a porté sa pierre à Dieu. Mais, littérairement, ce n’est pas la Provence de Mistral qui a pu être francisée, c’est la Provence de Roumanille et de l’Armana. Alphonse Daudet et Paul Arène y ont fort bien réussi. Leur Midi n’est pas tout le Midi, n’est peut-être pas le vrai Midi ; c’est en tout cas un Midi vivant, et qui a passé dans notre courant littéraire. Quant au grand Midi solaire qui illumine les intelligences, dissipe les erreurs, enfante les chefs-d’œuvre, restaure la tradition civilisatrice de la Grèce et de Rome, il reste un mythe oratoire pour les banquets de la Sainte-Estelle et les articles de journaux. « Après cette invasion d’idées troubles et de styles désordonnés, que le romantisme avait précipités sur notre littérature en ouvrant toute grande, par le Nord, la porte des barbaries tumultueuses, il nous fallait la purification de la Méditerranée et la vigueur réconfortante du soleil helléno-romain », dit M. Carrère. M. Maurras avait dénoncé en termes plus modérés « l’échancrure de Genève et de Coppet ». Mais enfin le Nord est là, avec ses portes et ses échancrures, avec ses ouvertures sur le Rhin, la Manche, le Léman. Il fait partie de la France. On ne peut pas le tuer. Paris est même, si je ne me trompe, une ville du Nord. Les Girondins perdirent la tête (qu’ils n’avaient déjà pas très solide) à vouloir le réduire à un quatre-vingt-troisième d’influence, et bien que certaines barbaries « tumultueuses » s’y soient donné rendez-vous, nous avons moins de mal que ne le prédisait le bouillant provençal Isnard à chercher sur les rives de la Seine l’endroit où il a existé. Les Méridionaux, qui n’entendent pas toujours bien la plaisanterie, se sont scandalisés des galéjades dyspeptiques d’Huysmans, qui regrettait que le nord de la France ne fût pas resté aux Anglais, et rêvait d’un royaume anglo-français, purifié d’éléments méridionaux, où l’ail, non content d’être fâcheusement exclu des gigots parisiens, ne se fût plus trouvé, comme en Suède, que chez les pharmaciens. Huysmans et M. Carrère nous disent pareillement, avec Sganarelle : Voilà une jambe que je me ferais couper ! L’un veut couper la droite, et l’autre la gauche. Qu’ils aillent au diable ! Bourguignon, l’échancrure de Genève et de Coppet m’est presque aussi précieuse que Lyon appelée par Roumanille la porte d’or et de soie du Midi.

Les Méridionaux qui, en dénonçant la maladie romantique, veulent nous amputer d’une jambe, ne sont plus bien d’accord sur la hauteur à laquelle il faut couper. Un jour, dans la charmante station de Montmirail, où il allait volontiers faire une saison, comme on dînait sous les platanes, Mistral s’entretenait, avec le Père Xavier, des papes : un petit abbé, qui écoutait respectueusement le poète et le prénommé, étonné de certaines affirmations, demanda avec timidité : « Mais, monsieur Mistral, de quels papes parlez-vous donc ? — Des vrais, répondit le poète, ceux d’Avignon ! » Je ne sais si Mistral et Dom Xavier de Fourvières s’entendaient fort bien à ce sujet, mais il me semble que pour M. Daudet « les vrais » ne sont pas les mêmes que pour M. Carrère : d’Avignon à Villeneuve, il n’y a qu’un pont (et où l’on danse) et cependant l’on change de département.

M. Carrère appelle mauvais maîtres Rousseau, Chateaubriand, Balzac, Stendhal, George Sand, Musset, Baudelaire, Flaubert, Verlaine, Zola. Il place même parmi les mauvais maîtres du passé son compatriote Montaigne (ce qui montre qu’il ne faudrait pas l’accuser de fanatisme local). Il ne les combat pas sur le terrain littéraire. Il reconnaît le génie de la plupart d’entre eux mais considère la beauté de leurs œuvres comme d’autant plus pernicieuse qu’elle est plus parfaite. Il n’entend pas par « mauvais maîtres » de faux maîtres, mais des maîtres dangereux. « Le bon maître est celui qui nous emporte vers un idéal de force et de lumière ; le mauvais est celui qui nous berce dans le trouble de l’esprit et dans le frisson des sens. » Sa critique est donc une critique morale, ou plutôt moraliste, ou encore civique, et son livre une étude (et non la première) sur la maladie du xixe  siècle, comme un des prochains livres de M. Daudet, homme aux épithètes excessives, en sera une sur ce siècle « stupide ». Parmi les bons maîtres, les maîtres réconfortants, il cite Lamartine, Vigny, Hugo, Ibsen, Tolstoï, Wagner (ce qui fait bien des tempéraments au méridionalisme qu’arboraient les phrases oratoires de tout à l’heure). Pour M. Daudet, au contraire, Hugo est le type du mauvais maître, Zola représente le romantisme de l’égout. M. Carrère place bien Zola dans son Enfer, mais en l’admirant profondément, et avec autant de regret qu’en éprouve Dante de voir chez le diable son maître vénéré Brunetto Latini. M. Carrère, plus méridional ici (j’allais dire plus toulousain) que M. Daudet, estime en Zola le rhéteur latin, l’homme qui bâtit, comme Cicéron Branquebalme, des aqueducs romains. La Cloaca Maxima, rectifierait M. Daudet. Mettons un aqueduc d’eau bourbeuse. Jaurès, Gasquet, ont appartenu à ce Midi, et ils ont littérairement souffert du déclassement des valeurs oratoires depuis un demi-siècle. M. Carrère, critique orateur, aime les écrivains orateurs. Le beau courant oratoire de son livre nous le fait lire, d’un bout à l’autre, sans un mouvement de fatigue ; toute son étude sur Flaubert le Viking est un morceau entraînant et éclatant, qui eût ravi Taine, et que les flaubertistes auraient bien tort de négliger.

On doit en dire autant, à plus forte raison, de M. Daudet. On peut faire des reproches à sa critique, et je n’y manquerai pas, mais pas en tout cas celui d’être ennuyeuse. Elle nous amuse comme un roman, et il se voit que M. Daudet s’est amusé à l’écrire plus peut-être qu’à écrire un roman. Quand il nous annonce que ses études seront « d’une complète objectivité » et qu’il ne nous dira pas : « J’aime ou je n’aime pas ! », nous nous contentons de « zuzer un peu » ce que nous lirions si elles étaient subjectives et si elles nous exposaient bonnement les amours et les haines de leur auteur ! Le titre donné par Zola à des essais critiques : Mes Haines, pourrait flamboyer à bien des pages de M. Daudet. Il hait en Victor Hugo une idole de la démocratie, en Zola l’homme de l’affaire Dreyfus, et il ne se prive pas de le dire. Mais on aurait grand tort de voir dans sa critique seulement une critique de journaliste politique. Elle se rattache surtout à ce qu’on pourrait appeler la critique artiste, la critique telle qu’elle naît, très vivante, très pittoresque, très primesautière, dans des milieux d’artistes. Écrite en une langue parlée, mobile, imagée, savoureuse, fraîche, elle est déposée par une tradition orale qui date d’une soixantaine d’années, celle qui a pris corps dans le grenier d’Auteuil, ces conversations des Flaubert, des Goncourt, des Daudet, des Zola, des romanciers naturalistes, toute cette critique animée que nous puisons joyeusement, à pleines mains, dans la correspondance de Flaubert et dans le journal des deux frères (vivement la suite !). Critique qui, différant tellement de la critique livresque, de la critique universitaire, vit avec elle, au foyer littéraire, comme le chien et le chat, comme chien et chat : mais il faut bien à la critique, comme à tout, une droite et une gauche, un Nord et un Midi hostiles.

Cette tradition formelle n’implique pas une tradition d’idées, elle l’exclurait plutôt. Dans un tel courant, les idées se renouvellent vite, vieillissent vite, les générations littéraires se pressent et se renversent. M. Daudet, qui a toujours besoin de penser, de parler, d’agir, d’exister contre quelqu’un, s’est formé contre ces mêmes écrivains du Grenier dont sa critique continue la conversation. Il n’est arrivé à son style parlé d’aujourd’hui qu’après s’être essayé, dans ses premiers romans, à l’« écriture » des Goncourt. Il a déclassé violemment l’esthétique de Flaubert. Il ne traite du pilier de Grenier qu’était Zola que comme il ferait d’un wagon de poissons garé pendant quinze jours au gros soleil. Et précisément par là il s’incorpore d’autant mieux à ce cercle, à cette suite tumultueuse d’histoire littéraire, où ont vécu des passions littéraires, où se sont formées, comme chez les peintres de la Renaissance, des haines et des sympathies d’atelier. Quand on consacrera à M. Daudet l’étude impartiale et attentive qu’il mérite, il faudra voir s’il ne s’expliquerait pas un peu comme un type d’écrivain porphyrogénète. J’emploie le mot au sens où Saint-Simon parle des bourgeois porphyrogénètes, des dynasties ministérielles de Colbert, de Le Tellier, de Phélypeaux. Ces familles littéraires, si exceptionnelles autrefois, n’apparaissent guère de façon courante qu’après 1850 — littérature fraternelle type Goncourt, littérature héréditaire type Dumas. Elles constituent aujourd’hui un cas assez fréquent pour qu’il soit temps d’en faire la psychologie particulière. Sous ce titre de Porphyrogénètes, je vois assez bien le curieux roman ou le livre intéressant de critique qu’on écrirait. M. Daudet lui-même, depuis Hæres jusqu’à l’Heredo a été attiré là comme par un problème personnel. Né dans l’ombre des statues, il en est évidemment sorti, mais les gouttes de cette ombre se mêlent encore à son soleil.

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Critique du Midi d’une part, critique par tradition d’artiste et de Grenier d’autre part (il existerait de même, chez tels ou tels, une critique de salon et une critique de café, l’un et l’autre méritant attention), M. Daudet s’affirme des deux côtés critique anti-romantique. Mistralien, il estime que le romantisme n’est pas de chez nous, — dans l’espace. Familier des écoles artistiques (ou plutôt d’une école), il juge que le romantisme n’est plus à la page, — dans le temps. Et depuis 1850 il est ordinaire que toute doctrine littéraire s’arbore comme une réaction contre le romantisme, mais que chacune de ces réactions soit accusée par la réaction concurrente ou la réaction suivante d’être elle-même une réaction romantique. Je n’irai pas à analyser chez M. Daudet ce que M. Benda a appelé le romantisme de la raison. Il est exagéré de crier : Au romantique ! devant tout ennemi passionné du romantisme. Il y a ce fait beaucoup plus clair et plus simple. Notre Midi n’est pas romantique. Nos écrivains méridionaux qui vivent à Paris sont toujours quelque peu imprégnés de romantisme, mais ils le portent avec une mauvaise conscience. Ils y voient — ce qui est en partie exact — une nature commune avec le nord anglo-saxon et germanique. Ils veulent nous défendre, ce qui part d’un bon naturel. Ils se croient investis d’une mission otement civilisatrice, et nous les écoutons volontiers. Ils veulent une Cannebière à Paris. Comme ils sont souvent éloquents et charmants, nous nous laissons séduire par eux, et un bon Tourangeau comme Jules Lemaître en arrive à écrire son article comique sur les Littératures du Nord. La question nationale des Bastions de l’Est vient encore compliquer la question intellectuelle et esthétique, et cela oblige les ducs de Lorraine à toute une diplomatie compliquée. Et moi-même, qui aime le romantisme et qui aime le Midi, qui les aime jusque dans leurs exagérations, je ne laisserais pas d’être assez embarrassé, comme le petit Sylvestre Bonnard entre l’oncle demi-solde et le vieux Chouan, ayant à ma table ces deux ennemis, si la bouteille n’était là pour faire la liaison.

Je dis « la bouteille ». M. Daudet termine ainsi son article sur Victor Hugo : « La remise au point de cette renommée tapageuse mesurera la sagesse nationale et nous épargnera peut-être des crises inutiles : car le romantisme a parfois d’éclatantes couleurs, mais la fausse oronge aussi ; et elle tue. » Avant-hier, je lisais dans l’Action Française un article fort bien pensé et encore mieux écrit, appelant tous les recte et les optime, où M. Daudet défendait puissamment le vin contre les attaques insidieuses des buveurs d’eau. Un de ceux-ci ayant essayé un jour de le convaincre que le vin empoisonnait, M. Daudet, paraît-il, éclata d’un grand rire olympico-rabelaisien, et le tint avec raison pour fou. Fou, je crois, comme celui que présentait un employé du directeur, chargé de faire voir l’asile à un médecin : « Figurez-vous que ce malheureux se croit Jésus-Christ ! » Le visiteur convenait en effet que c’était une grande folie, mais point rare. « Et ce n’est pas tout ! continuait le cicerone. Savez-vous à qui il vient raconter cela ? À moi, qui suis Dieu le Père ! » L’interlocuteur hydrophile de M. Daudet s’adressait peut-être à Dieu le Père, je veux dire à un parti pris du même tonneau que le sien. Ceux que le romantisme tue sont, comme ceux que le vin tue, des gens déjà tués un peu, dirait Ubu. Les noms des poètes romantiques ressemblent à des noms de crus, et nous disons la Légende des Siècles comme on dit la Romanée. « Cela tue ! » crie M. Daudet horrifié. Irai-je dépasser le vocabulaire d’injures qu’adresse, et parfois qu’encaisse, M. Daudet, et qualifierai-je le romanticophobe des Œuvres dans les Hommes de buveur d’eau ? Soyons modérés ! Il y a beaucoup de remarques psychologiques fort justes dans son article sur Victor Hugo. Je dirai même que l’article est juste par tout ce qu’il affirme et faux par tout ce qu’il nie. Quand M. Daudet s’étend avec indignation sur l’avarice de Victor Hugo, sa luxure, son orgueil, ses imaginations dévergondées, l’objet de son indignation ne me gêne pas plus que son indignation elle-même. Nous ne voyons pas, ou voyons mal, ces vices quand nous les avons : faisons donc le même crédit au génie. Lui, au moins, ne les gaspille pas comme nous, inutilement. Il fallait probablement tout cela pour donner un Hugo, il fallait tous ces aliments humains à ces fameuses cent vingt-huit dents, ces métaux pour forger cet airain de Corinthe :

Et, rapportant ce bronze à la Rome française,
Il disait aux fondeurs penchés sur la fournaise :
             En avez-vous assez ?

L’orgueil pharaonique de Hugo est incorporé à un visage de notre poésie comme l’« orgueil pharaonique » de Louis XIV l’est à un visage de la France. Nous voyons assez bien les chemins de liaison pour nous rendre compte que le génie hugolien n’eût pas existé sans ces rançons passionnelles, que la fournaise eût mal flambé sans ce charbon. (Si M. Daudet avait plus de charité et s’il disait son Pater en entier, son style y perdrait sans doute. Et Dante…) Le Satyre est là comme Versailles est là. Chéops manquait probablement d’humilité. Mais avec un grain d’humilité, il n’eût pas bâti sa pyramide, et nous sommes tout de même heureux que sa pyramide existe.

Il y aura bientôt cent ans qu’un académicien classique proclamait que le romantisme n’est pas une doctrine, pas un art, mais une maladie. Il serait beau de célébrer joyeusement le centenaire prochain de cet apophtegme, qui a eu la vie dure. Ce qui a la vie plus dure encore, c’est le malade. Le jour où notre arrière-grand-père romantique nous chantera, le verre en main :

Amis, je viens d’avoir cent ans !

autant qu’aux cent ans qu’il aura vécu, songeons aux cent médecins qui l’auront condamné, aux croque-morts toujours déçus qui l’attendent derrière la porte.

X. — Les trois critiques

Il y a bien longtemps qu’une question toute littéraire n’avait fait autant de bruit que l’affaire des manuels (et de Manuel) soulevée par M. Vandérem. Notre confrère est devenu une manière de vicomte de Foucault, qui n’a d’ailleurs pas, cette fois, les mains auvergnates.

On a trouvé étonnant que cette petite somme de remarques peu discutables et dont on a généralement reconnu le bien-fondé n’aient été produites à la lumière qu’à un moment si tardif. Mais l’étonnement ne doit être en général qu’un commencement, qui nous mène à cet état où l’on ne s’étonne plus, parce qu’on s’explique et que l’on comprend. Ces articles nous fourniront une bonne occasion de pénétrer dans la vie intérieure de la critique française et de voir comment les jugements étroits signalés par M. Vandérem, et la politique de M. Vandérem lui-même, ont été déposés le long d’un courant ancien et naturel.

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On sait que Brunetière, étant parti pour l’exécution d’un grand ouvrage en quatre volumes sur l’Évolution des genres, s’est arrêté net après le premier, qui porte sur l’évolution de la critique. Brunetière jugea-t-il que la critique présentait le tableau le plus démonstratif de cette fameuse évolution ? En tout cas, et sans méconnaître l’importance d’une question générale engagée à faux, mais qui portait bien sur un problème réel et central et qui devra être reprise un jour, sans méjuger non plus les morceaux solides du livre, on le voit, pour sa plus grande partie, crouler de deux côtés. Tout d’abord des lois d’évolution de la critique, d’évolution d’un genre, sont tirées par Brunetière de considérations qui portent uniquement sur la critique française. Or, presque toutes les autres littératures modernes ont comporté leur critique, et il suffit de lire la grande History of criticism de M. Saintsbury pour voir à quel point le genre, si genre il y a, a évolué diversement dans les divers pays. En second lieu, dans l’espace même de cette critique française à laquelle Brunetière restreint son étude, on est frappé d’une lacune ou d’un parti pris analogues : la critique française, pour lui, est surtout une suite de professeurs en acte ou en puissance, qui va de La Harpe à Brunetière lui-même, et où par exemple Villemain est investi d’une grande importance. Prenez cela en gros. Mme de Staël, à laquelle Brunetière fait avec raison une place considérable, n’a évidemment rien d’un professeur, et Sainte-Beuve ne le fut qu’accidentellement. Au surplus, il est tout naturel que l’enseignement soit le second et même le premier métier d’un critique professionnel. Je n’ai aucune raison de dénigrer la critique universitaire. Mais, comme tout ce qui existe, elle a ses limites. Elle n’est pas la seule critique. Elle est bornée de deux côtés. Il y a deux autres critiques qui commencent, sinon là où elle finit, tout au moins là où elle faiblit, où elle devient gauche et dépaysée, et qui au surplus sont ses aînées. J’appellerais l’une la critique parlée et l’autre la critique d’artiste. En se bornant à la critique française du xixe  siècle, on écrirait sur chacune d’elles un livre aussi considérable et aussi intéressant que celui que Brunetière a consacré à un seul des trois secteurs, qui lui paraît la critique entière. Prenons un peu d’esprit géographique. La géographie, dit Voltaire, permet d’opposer l’univers à la rue Saint-Jacques et de ne pas croire que les orgues de Saint-Séverin donnent le ton au reste du monde. Ils ne le donnent pas même au reste de Paris. M. Vandérem a écrit autrefois, pour exprimer pittoresquement le rythme binaire de l’intelligence parisienne, son roman des Deux Rives. Admettons qu’avec la Cité et les autres îles cela en fasse trois, et tâchons de voir notre paysage critique de ce point de vue des trois rives.

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J’entends par critique parlée ce qu’on pourrait appeler aussi la critique spontanée, la critique faite par le public lui-même. C’est évidemment l’aînée des trois critiques. Du jour où un poète a chanté devant des hommes, les hommes ont manifesté leur opinion sur lui. Plus ils ont appris à sentir et à exprimer leurs sentiments, plus cette critique parlée s’est perfectionnée. Elle s’est développée en fonction de la vie de société, et comme la vie de société et de conversation n’a nulle part été plus brillante et plus fine que dans la France des xviie , xviiie et xixe  siècles, il est naturel que la critique spontanée y ait particulièrement brillé. « La vraie critique de Paris, écrivait Sainte-Beuve dans un de ses tout premiers Lundis, se fait en causant ; c’est en allant au scrutin de toutes les opinions, et en dépouillant ce scrutin avec intelligence, que le critique composerait son résultat le plus complet et le plus juste. » Il s’agit, bien entendu, des conversations du public éclairé. Mais cette critique verbale n’a guère pour nous qu’une existence théorique. Elle ne commence à vivre littéralement que lorsque certains détours lui permettent de passer dans l’écriture sans y perdre sa sincérité et sa fraîcheur. Ces détours sont heureusement nombreux.

D’abord, ces conversations laissent des traces. On en a noté de brillantes, comme l’éblouissant feu d’artifice critique tiré par Rivarol devant Chênedollé. Il y a, dans les mémoires, les correspondances, les journaux, les nouvelles de la littérature française, une sorte de Journal des Goncourt presque ininterrompu, qui dure depuis trois siècles. Et puis la critique spontanée ne consiste pas seulement dans les conversations, dans la parole auditive, mais dans ces succédanés de la parole que sont les lettres, les notes personnelles. Les lettres de Mme de Sévigné ou de Doudan, les pensées de Joubert, le journal d’Amiel, toutes les fois qu’ils font de la critique parlée, parlée ici à Mme de Grignan, et là au trou d’où naissent les roseaux qui racontent les oreilles de Midas. Enfin il existe des critiques, de vrais critiques, qui peuvent être tentés par ce rôle en apparence subalterne : exprimer moins son propre sentiment que le sentiment du public, ou plutôt éprouver son sentiment comme un accord avec celui du public. « Le critique, dit encore Sainte-Beuve, en des termes qu’il ne faudrait tout de même pas trop prendre à la lettre, n’est que le secrétaire du public, mais un secrétaire qui n’attend pas qu’on lui dicte, et qui devine, qui démêle et rédige chaque matin la pensée de tout le monde. »

Il y a un moment où triomphe cette critique spontanée, cette critique parlée. C’est lorsqu’il s’agit des arts mêmes de la parole, à savoir l’éloquence et surtout le théâtre. Certes la critique dramatique professionnelle, depuis Geoffroy jusqu’à Jules Lemaître, a connu au xixe  siècle une belle carrière. Mais on sait que, même lorsqu’elle était rédigée par Gautier, Lemaître ou Brunetière, elle n’exerçait presque pas d’influence sur le public, et que la feuille de location restait à peu près indépendante des « mouvements divers » du feuilleton. Une seule exception, et qui confirmait bien la règle : Sarcey. Une critique parlée, j’allais dire gesticulée ; et une critique qui réalisait exactement la définition de Sainte-Beuve, un secrétariat du public, qui démêlait et rédigeait chaque dimanche, non la pensée de tout le monde individuellement, mais la pensée de tout le monde groupé en tranche de quinze cents personnes, pendant trois heures, sous un lustre.

Cette critique spontanée, c’est pour elle qu’écrivent en général les auteurs. Son assentiment ne fait nullement la gloire, mais il fait le succès. Tandis que les deux autres, celle des artistes et celle des professionnels, sont rédigées par des gens qui écrivent, celle-ci est rédigée par des gens qui causent, qui lisent, qui vont au théâtre, et qui ne se servent de l’écriture qu’accidentellement, pour fixer la mémoire d’un entretien, d’une lecture, d’un spectacle. « Il y a, dit Voltaire, beaucoup de gens de lettres qui ne sont point auteurs, et ce sont probablement les plus heureux. Ils sont à l’abri du dégoût que la profession d’auteur entraîne quelquefois, des querelles que la rivalité fait naître, des animosités de parti et des faux jugements ; ils jouissent plus de la société ; ils sont juges, et les autres sont jugés. » Et il est vrai que, dès qu’un critique écrit, il cesse un peu d’être critique pour devenir auteur. Un pur critique n’écrirait pas. Au-dessus de Sainte-Beuve, il y a M. Teste. Mais M. Teste, non seulement il n’écrit pas ; pas davantage il ne lit. La critique idéale, c’est la chemise de l’homme heureux, — et l’homme heureux n’a pas de chemise.

Dans la critique parlée, l’opération la plus accidentelle et la plus secondaire, c’est l’écriture. Mais parler est encore secondaire si on le compare à cette condition primordiale qui s’appelle lire. L’assiette de la littérature est établie, presque autant que sur des auteurs, sur de bons et probes et patients lecteurs. Cette année, Jérôme Tharaud le disait excellemment en commémorant en tête d’un Cahier Vert un de nos camarades qui n’avait presque rien écrit, mais qui appartenait à cette élite des vrais lecteurs, Henri Genet. Or, un des grands dangers de la critique parlée, c’est qu’elle arrive vite à tromper, et à tromper faute de lecture. D’abord, on ne lit pas les Anciens. Aujourd’hui, un salon où l’on se plairait à parler des classiques serait réputé bas-bleu et pédant. La critique parlée s’applique aux livres du jour. Mais ces livres du jour eux-mêmes, il arrive qu’on n’a pas le temps de les lire. On ne se dispense pas pour cela d’en parler : c’est en en parlant avec ceux qui les ont lus qu’on trouvera moyen d’en parler sans les avoir lus. Les choses ont-elles beaucoup changé depuis le temps de Sainte-Beuve, qui écrivait, il y a soixante-dix ans : « Sachons bien que la plupart des hommes de ce temps, qui sont lancés dans le monde et dans les affaires, ne lisent pas, c’est-à-dire qu’ils ne lisent que ce qui leur est indispensable et nécessaire, mais pas autre chose. Quand ces hommes ont de l’esprit, du goût et une certaine prétention à passer pour littéraires, ils ont une ressource très simple : ils font semblant d’avoir lu. Ils parlent des choses et des livres comme les connaissant. Ils devinent, ils écoutent, ils choisissent et ils s’orientent à travers ce qu’ils entendent dire dans la conversation. Ils donnent leur avis, et finissent par en avoir un. »

Ce sont là des pentes où glisse facilement la critique parlée. Et pourtant, si elle comporte une limite et des dangers, elle exerce aussi une fonction. Elle représente en dernière analyse le goût du public, qui se trompe évidemment, tout comme les critiques, mais après tout pas plus souvent que les critiques. Entre la critique spontanée du public et la critique réfléchie des professionnels, c’est un dialogue continuel où l’une et l’autre ont alternativement raison. Quand la critique du public fait un succès aux romans de Georges Ohnet, un critique officiel, un professeur de rhétorique comme Jules Lemaître intervient et lui expose qu’elle a tort. Quand la critique patentée boycotte Flaubert et Baudelaire comme elle a boycotté jadis le Cid, et que le public finit par les lui imposer, elle se résigne, mais de mauvaise grâce.

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Malgré les Sévigné, les Grimm, les Rivarol et les Joubert, ce que nous possédons de la critique parlée du passé ne représente qu’une part infime de scripta manent à côté de tout le verba volant. Aussi bien, cela n’a-t-il pas grande importance, étant donné que, pour les œuvres anciennes, la critique parlée a passé dans la critique écrite, didactique, et que ce qui nous intéresse aujourd’hui en elle, c’est ce que ne peut guère remplacer la critique aux doigts d’encre, je veux dire l’impression fraîche et sincère de la littérature qui vient de naître, le vin bourru au sortir du pressoir. Il n’en est pas de même de la critique des artistes, c’est-à-dire de celle qui est faite par les écrivains eux-mêmes. Celle-là comprend, surtout en France, d’abondantes manifestations. Il est peu de grands écrivains qui n’aient exposé leurs vues sur leur genre et sur leur art, qui n’aient défendu leur façon d’écrire et attaqué celle des autres. C’est là une tradition classique que les romantiques se sont gardés de laisser perdre.

La critique professionnelle, ou critique de professeur, qui n’est que l’une des trois critiques, et qui tend naturellement à faire croire qu’elle est la seule, à jeter le discrédit sur les deux concurrentes (qui le lui rendent) est tout de même arrivée à obscurcir ce mérite des grands romantiques, qui est d’avoir fondé et enraciné vigoureusement la tradition d’une critique d’artiste. Chateaubriand, Hugo, Lamartine, Gautier, Baudelaire, Paul de Saint-Victor, Barbey d’Aurevilly, voilà une chaîne critique qu’on peut fort bien comparer à la chaîne La Harpe — Villemain — Saint-Marc Girardin — Sainte-Beuve — Taine — Brunetière — Faguet : l’une et l’autre offrant des qualités et des défauts opposés, l’une et l’autre se méconnaissant et s’injuriant comme il est naturel. Cette critique, qu’on peut faire remonter à Diderot, a été baptisée par Chateaubriand d’un nom assez juste. Il l’appelle la critique des beautés. Plus précisément, nous dirons que l’honneur des grands romantiques, à la suite de Diderot, a été de faire entrer dans la critique ces deux puissances royales, que les écoles en bannissaient soupçonneusement : l’enthousiasme et les images. Faguet remarque que « la critique des défauts a été inventée par les critiques et la critique des beautés par les auteurs ». S’il en est vraiment ainsi, la part de ce que Faguet appelle les critiques, c’est-à-dire les seuls professionnels et les professeurs, serait bien misérable. Ils ont apporté heureusement autre chose. Mais les auteurs, c’est-à-dire la critique des grands artistes, laissant les professionnels travailler pendant les six jours ouvrables, nous ont vraiment donné, le septième jour, nos vêtements de fête devant la beauté, les orgues et les chants, les corbeilles pleines de fleurs avec lesquelles nous célébrons son culte. Le génie n’a pas touché à la critique sans y avoir laissé ses traces d’or, sans lui avoir formé son épaule d’ivoire. Les lecteurs de Chateaubriand savent quelles lueurs divinatrices les phrases et des images du Génie du Christianisme jettent sur les grands écrivains du passé. Sans demander à William Shakespeare des services critiques qu’il ne saurait rendre, nous voyons les traces de gloire ineffaçable qu’a laissées en passant dans le champ de la critique ce grand oiseau de musique et d’or. Tous ceux qui écriront sur Mistral seront tributaires des deux articles de Lamartine, et ne pourront que monnayer cette médaille d’images souveraines.

La critique, par un certain côté, c’est l’art des comparaisons. Mais les comparaisons, quand elles deviennent œuvres d’art, s’appellent des images, et les romantiques ont eu ce mérite de tremper la critique dans un bain d’images. Évidemment, il peut y avoir de l’excès. Quand je lis Saint-Victor, disait Lamartine, je mets des lunettes bleues. Mais le besoin heureux de belles images est aujourd’hui incorporé à la critique, où elles ne servent pas seulement à illuminer, mais à éclairer.

Je sais bien qu’on ne saurait nier les limites et les lacunes de la critique d’artiste. Elle est presque toujours partiale et partielle. En général un grand poète voit dans les autres grands poètes des reflets de lui-même, salue en eux les formes du génie qui l’habite ; Victor Hugo, dans William Shakespeare, se place entre deux glaces, aperçoit une douzaine de Hugos, les appelle Eschyle, Lucrèce, Rabelais, Shakespeare, etc… Dans ce qu’il écrit là-dessus d’admirable, il nous suffit de faire la part de ce point de vue plutôt spécial. La critique d’artiste porte sur les artistes et les éclaire. Elle porte aussi sur la nature de l’art, du génie, qu’elle nous rend sensible par l’exemple même. Mais elle portera rarement sur des suites, des chaînes, sur des arts, des littératures, vues synthétiquement, comme des ensembles et comme des êtres. Sainte-Beuve, parlant de la fonction que lui-même chercha à remplir en 1830, écrit : « Lamartine, Victor Hugo, de Vigny, sans le désapprouver et en le regardant faire avec indulgence, ne sont jamais beaucoup entrés dans toutes ces considérations de rapports, de filiations et de ressemblances qu’il s’efforçait d’établir autour d’eux. » Ce devait être en effet, pour ces poètes, de l’hébreu.

Enfin, n’oublions pas que la critique d’artiste est aussi, ou devient facilement, une critique d’atelier, ou de chapelle, avec toutes les camaraderies, les jalousies, les haines, les histoires d’institut, de journaux, d’alcôves, tous les champignons qui poussent sous la table et sur la plume de l’homme de lettres. Les Goncourt ont donné dans l’Art au xviiie  siècle un des chefs-d’œuvre de la critique d’artiste (au contraire des Maîtres d’Autrefois, autre chef-d’œuvre où Fromentin, malgré son métier, est beaucoup plus professeur que peintre). Et le Journal des Goncourt, même dans sa mutilation actuelle, est évidemment la plus foisonnante collection de copeaux, de ragots et d’humeurs d’atelier qui existe en littérature, le plus comique témoignage, aussi (mettez en face le pugnace Brunetière, songez aussi à Nisard et Victor Hugo), de l’antagonisme entre la critique des artistes et la critique des professeurs, de la lutte entre les chantres et les chanoines du Lutrin littéraire. Je cueille ceci dans le premier volume du Journal : « Un éreintement du nommé Baudrillart, dans les Débats. Le parti des universitaires, des académiques, des faiseurs d’éloges des morts, des critiques, des non-producteurs d’idées, des non-imaginatifs, choyé, festoyé, gobergé, pensionné, logé, chamarré, galonné, crachoté et truffé, et empiffré par le règne de Louis-Philippe, et toujours faisant leur chemin par l’éreintement des intelligences contemporaines, n’a donné, Dieu merci, à la France ni un homme, ni un livre, ni même un dévouement. » Dieu merci vaut son pesant d’or. Il est naturel que nous n’arrivions qu’en dernier lieu à la critique professionnelle, car, si elle n’est pas la moins considérable des trois, si elle en constitue même le Tiers-État, qui cherche à être tout, à la grande fureur de MM. de Goncourt, on ne saurait nier qu’elle soit venue la dernière. Elle correspond à l’âge des professeurs. Elle a été créée par des professeurs. En France, le Discours sur l’Histoire universelle et l’Essai sur les Mœurs n’avaient été accompagnés, au xviie et au xviiie  siècle, d’aucun « discours » sur l’histoire littéraire. La première œuvre de ce genre, celle qui a presque fondé la critique professionnelle, ce fut le cours professé par La Harpe et publié sous le nom de Lycée. L’œuvre de La Harpe a été continuée sous la Restauration par les cours éloquents de Villemain, dont on ne saurait séparer les deux autres cours non moins éloquents de Guizot et de Cousin. Et, depuis, la critique professionnelle est restée à peu près réservée aux professeurs. Sainte-Beuve est à peine une exception. Son Port-Royal, son Chateaubriand, son Virgile, sont sortis de cours publics, et quand il entra tardivement au Collège de France, le seul scandale était qu’il n’y figurât pas depuis longtemps.

Cette critique professionnelle demeure une des parties les plus solides et les plus respectables de notre littérature au xixe  siècle. Elle a retourné et labouré en tous sens le champ de nos xvie , xviie et xviiie  siècles. La critique spontanée représente le côté de ceux qui parlent et qui jugent ; la critique d’artiste, le camp de ceux qui créent et qui rayonnent ; la critique des professeurs est une critique faite par des hommes qui lisent, qui savent et qui ordonnent : ce n’est pas tout, mais c’est beaucoup.

Des hommes qui lisent. Le poète parle de ce qu’il a senti, le voyageur de ce qu’il a vu, le professeur parle généralement de ce qu’il a lu. Le monde des lectures devient vite pour lui le monde réel, ce qui ne va pas toujours sans une certaine naïveté à la don Quichotte, mais ce qui fournit au moins à la critique une base solide, et de la nourriture à mâcher. Seulement, le professeur aussi est menacé de rouler sur une pente glissante. La critique des salons se fait volontiers une opinion en écoutant parler ceux qui ont vu le livre du jour, beaucoup plus qu’en le lisant. Il arrive de même que les critiques professionnels lisent, de préférence aux auteurs, les lecteurs qui ont lu les auteurs et qui en ont écrit. De là des traditions d’idées toutes faites. Un paysan apporta, un jour de marché, un lièvre au hodja de Konia, et le hodja l’invita à dîner. Au marché suivant, des gens vinrent le voir et lui dirent : « Nous sommes les parents de l’homme qui t’a apporté un lièvre. » Le hodja les invita encore. La semaine suivante, nouvelle visite : « Nous sommes les parents des parents de l’homme qui t’a apporté un lièvre… » Finalement, le hodja convia ses visiteurs à un repas où l’on ne servit que des bols d’eau chaude. « Qu’est-ce que c’est que cela ? — C’est la sauce de la sauce de la sauce du lièvre… » M. Vandérem a trouvé que certains manuels ressemblaient trop à cette sauce-là, tout au moins en ce qui concerne le xixe  siècle. Et l’opinion ne lui a pas donné tort. Mais ce qui me paraît intéressant, c’est de voir comment de ce lièvre à la royale qu’est par exemple le Port-Royal de Sainte-Beuve, la critique passe à la sauce de la sauce de la sauce qu’est tel manuel. Comment s’est formé dans l’Université le Corpus de jugements qu’on répète et qu’on délaye ? C’est peut-être la rançon d’une qualité et le revers d’une médaille.

Les professionnels de la critique universitaire sont des gens instruits dans la connaissance des littératures passées. Pourquoi les historiens ne font-ils que de médiocres politiques ? La mémoire pourtant a pour rôle d’éclairer l’action présente. Oui, mais à condition qu’elle tende à l’action présente, qu’elle ne soit pas cultivée et aimée pour elle-même, qu’elle s’incorpore au sens du présent qui fait l’homme d’action et non au sens du passé qui fait l’historien. La division du travail qui crée l’étoffe et le ressort de la société humaine doit jouer ici. Division du travail qu’on retrouve en critique. Aucune période critique n’a été plus brillante que le xixe  siècle français. Tous les écrivains qui ont marqué dans la critique professionnelle depuis La Harpe jusqu’à Lemaître et Faguet (pour ne rien dire des vivants) ont dû, par une nécessité sans doute inhérente au genre lui-même, demeurer en retard d’au moins une génération. Ils ont dû vivre en état de lutte contre ce qu’il y avait de nouveau et de vraiment progressif dans la littérature de leur temps. L’exemple de Sainte-Beuve est caractéristique, nous permet d’appliquer la méthode des variations concomitantes. Lui, le mieux doué et le plus grand de tous, il n’a pu porter le poids des deux tâches, éclairer à la fois le présent et le passé. Le Sainte-Beuve interprète de la littérature contemporaine et le Sainte-Beuve interprète de la littérature classique n’ont pu coexister. Ils se sont succédé ; le second, pour fleurir, dut à peu près supprimer l’autre, et le critique en est arrivé à couper à peu près les ponts qui le réunissaient à la littérature de son temps. Jusqu’en 1870, la critique professionnelle a vécu contre le romantisme, elle a vécu ensuite contre le naturalisme. Le romantisme à Villemain et à Taine (celui-ci pourtant si romantique !), le naturalisme à Brunetière, le symbolisme à Lemaître, ne paraissent que des maladies, et ils respirent leur flacon de sels en passant dans ces zones dangereuses. Certes Lemaître a écrit son principal ouvrage de critique sur les Contemporains, mais notez que ces contemporains sont généralement ses aînés, ceux de la génération précédente, comme les personnages des Essais de Psychologie contemporaine de M. Bourget. La vraie critique des contemporains n’est pas faite par les critiques professionnels, mais par ceux qui gravitent dans l’orbe de la critique parlée. De là les malentendus, les injures, les premiers appelant les seconds ignorants et snobs, les seconds traitant les premiers de cuistres, ou, comme disent les Goncourt, de « faiseurs d’éloges de morts », de déserteurs de leur devoir, qui est de cornaquer les vivants.

Celle des tâches de la critique professionnelle où elle réussit le mieux, où seule elle est capable de réussir, c’est la fonction d’enchaîner, d’ordonner, de présenter une littérature, un genre, une époque à l’état de suite, de tableau, d’être organique et vivant. Posséder son xvie , son xviie , son xviiie , bientôt son xixe  siècle, à la fois comme un historien possède le temps et un romancier les personnages qu’il fait vivre, mettre de la logique et du « discours » dans le hasard littéraire, voilà la carrière et l’honneur de la critique professionnelle, telle qu’elle a progressé pendant tout le xixe  siècle français. Jules Lemaître écrivait de Brunetière : « M. Brunetière est incapable, ce semble, de considérer une œuvre, quelle qu’elle soit, grande ou petite, sinon dans ses rapports avec un groupe d’autres œuvres, dont la relation avec d’autres groupes, à travers le temps et l’espace, lui apparaît immédiatement, et ainsi de suite… Tandis qu’il lit un livre, il pense, pourrait-on dire, à tous les livres qui ont été écrits depuis le commencement du monde. Il ne touche rien qu’il ne le classe, et pour l’éternité. » C’est là, indiquée sur un ton un peu ironique, l’hyperbole d’une qualité inhérente à toute critique professionnelle, c’est-à-dire à la critique qui vit dans le passé, qui s’assimile une histoire — qui sait. Même Lemaître, revendiquant contre cette critique les droits de la critique impressionniste qui ne cherche qu’à jouir, est obligé d’écrire : « Lire un livre pour en jouir, ce n’est pas le lire pour oublier le reste, mais c’est laisser ce reste s’ordonner librement en nous, au hasard charmant de la mémoire ; ce n’est pas couper une œuvre de ses rapports avec le demeurant de la production humaine, mais c’est accueillir avec bienveillance tous ces rapports. » Ici détendue et là-bas tendue, il s’agit bien, en somme, de la même critique, celle qui voit les œuvres sous l’aspect de la société qu’elles forment avec d’autres œuvres : la seule différence est que pour l’un cette société s’appelle Athènes, et pour l’autre Lacédémone.

Tout en estimant que le moment est venu d’incorporer avec moins de préjugés anciens le xixe  siècle et même le xxe dans nos manuels d’histoire littéraire et d’aérer un peu ces recueils de jugements, gardons-nous d’abord d’attacher une importance exagérée à des manuels, et ensuite de leur demander des qualités qui ne sont pas compatibles avec une certaine division de travail. Les trois critiques comportent des registres différents, et le goût, en passant de l’une à l’autre, change, sinon de nature, du moins de forme. L’échange de polémiques, voire d’injures, entre leurs représentants n’est peut-être, bien souvent, qu’une preuve de leur santé à toutes trois.

XI. — Une critique de jugements

Il y a assez longtemps, j’essayais ici, à propos du livre si utile de M. Mentré sur les Générations sociales 8, d’expliquer qu’on peut assez légitimement appeler génération n’importe quelle période d’un tiers de siècle environ, lui conférer, par l’artifice oratoire, par une construction de concepts et par le jeu des analogies, une unité idéale, déjà esquissée vaguement dans la réalité sociale. En général d’ailleurs on n’y regarde pas de si près. Dès l’âge de vingt ans on dit : ma génération ! pour désigner le groupe de camarades entre lesquels la naissance, le hasard, les lectures, les sympathies, les amitiés et les amours nous ont encadré dans la vie. Et il n’y a nul inconvénient à passer capricieusement d’un sens statique et assez réel à un sens dynamique et assez conventionnel. La précision n’est pas de mise en ces réalités vivantes : leur mouvement tient sa partie dans leur qualité et leur être de vivant.

Faire le portrait de sa génération, voilà une belle ambition, et tout à fait irréalisable. Il est au moins permis de remplir quelques cartons avec des études crayonnées devant des paysages, et qui serviraient, espère-t-on, pour la grande fresque que nul jamais ne peindra. En tout cas, planter son chevalet en des endroits divers, crayonner avec curiosité et goût quelques figures, quelques perspectives, repérer sur une coupe indivisée de temps ces visages changeants qu’un Claude Monet abstrait d’une cathédrale ou d’un étang fleuri, voilà une occupation que par expérience je sais agréable, et que par illusion je me flatte parfois de croire utile.

Il y a — heureusement — de nombreuses autres écoles de peintres. M. Henri Massis, presque depuis qu’il écrit, paraît fort soucieux de comprendre sa génération et d’en formuler l’esprit, de marcher avec elle et même de l’entraîner à sa suite. Durant la guerre, il écrivait sous cette catégorie sa Génération sacrifiée ; aujourd’hui, sous le titre Jugements, il commence une série d’études critiques, très sévèrement et dogmatiquement critiques, sur les principales influences qui ont gouverné la génération sacrifiante, et qui, espère-t-il, ne gouverneront plus des générations qui ne doivent pas et ne veulent pas être à nouveau sacrifiées. Évidemment M. Massis ne met pas dans la même charrette ceux qu’il condamne à mort, comme Renan, et ceux dont il souhaite et espère le ralliement, comme M. Barrès, lequel parfois sembla d’ailleurs se complaire dans un siège à ce tribunal révolutionnaire (affaires Rousseau et Nietzsche, par exemple). Cette critique d’influences et de générations a été presque fondée par M. Paul Bourget (nous relevons tous plus ou moins des Essais de Psychologie contemporaine). Mais, encore objective et sainte-beuvienne chez le Bourget d’antan, elle se complique aujourd’hui de toute une entreprise de démolition, dont Léon Bloy est un précurseur méconnu, et qui a trouvé ses postes avancés dans le Stupide xixe  Siècle de M. Léon Daudet et l’Antimoderne de M. Maritain.

J’ai mon Dieu que je sers, qui n’est point celui-là. Celui-là, je ne le nommerai pas diable, par égard pour saint Thomas. Mais si je l’appelais diable, ce ne serait pas mauvais diable, ce serait même bon diable, en ce qu’il apporte encore plus de pierres à Dieu que ses congénères.

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D’abord, il est naturel et il est bon que la jeune critique soit une critique de jugements, de jugements durs, massifs, pittoresquement assenés. Et qui jugera-t-elle ? Pas Labès ni Citron, bien entendu, mais ses aînés. Il faut à ces aînés et de la vénération et de la démolition. On ne démolit d’ailleurs que ce qui est bâti. N’est pas démoli qui veut… En matière de critique, les conflits entre générations sont inévitables et salutaires. Évidemment on ne saurait y demander beaucoup de justice. Aristophane, prenant la parole dans la parabase des Acharniens, propose ceci : « Il faut des procès. Eh bien ! qu’à l’avenir, dans toute accusation, le vieux soit juge contre le vieux, le jeune contre le jeune. » Ce jugement par les pairs ne serait pas une mauvaise idée : il faudrait y joindre le riche jugé par le riche, le pauvre par le pauvre, le professeur par le professeur, le dyspeptique par le dyspeptique. On se comprendrait mieux, certes. Il y aurait plus d’intelligence et d’indulgence dans les arrêts. Oui, mais au lieu de fleuves qui coulent, de chemins qui marchent, on verrait des chapelets de mares stagnantes et croupies. Le pauvre au contraire est jugé selon un code de riches, le riche gouverné par un suffrage universel de pauvres. Le professeur est jugé par le journaliste (ce fut toute l’affaire des manuels). Le dyspeptique est jugé par un homme bien portant, qui impute à malice pure les effets d’un tempérament disgracié. Cela présente certes des inconvénients, occasionne des injustices. Mais enfin ces inconvénients sont moindres que ceux qui éclateraient à tous les yeux si les grands professeurs n’étaient jugés que par les rédacteurs de la Revue d’histoire littéraire, ou les huiles de la N.R.F. que par le flacon de vinaigre critique qui les accompagne dans leur huilier. Admettons pareillement, à propos des Jugements de M. Massis, qu’il soit utile qu’une génération se refuse à comprendre pleinement, docilement, sympathiquement une autre génération. Et ces injustices dans la durée, analogues aux injustices dans l’espace, à celles du journaliste envers l’universitaire ou de l’universitaire envers le journaliste, entrent, comme les poisons dans les remèdes, dans les puissances utiles de circulation, de brassage, d’aération, de renouvellement.

Et puis, si l’injustice est d’abord un manque de clairvoyance, M. Massis nous paraîtra-t-il si injuste que cela ? Son livre se compose de trois essais, sur Renan, M. France et M. Barrès. Je laisse de côté le second essai très sommaire et assez prévu. Le troisième figure le manifeste de catholiques qui commencent à devenir singulièrement exigeants à l’égard de M. Barrès. Déjà le jardin sur l’Oronte avait été, paraît-il, planté en terre ecclésiastique : d’où procès. La Grande Pitié des Églises de France avait accordé à l’Église la munificente protection de M. Barrès. Maintenant, ce sont les Églises qui écrivent, entre deux lectures de saint Thomas, la Grande Pitié de M. Barrès. « Les voilà bien, les empiètements cléricaux ! doit-il se dire ; laissez-leur prendre un pied chez vous… » Mais enfin, on ne saurait reprocher aux catholiques de se chercher une discipline intellectuelle proprement et authentiquement catholique. Ils sont catholiques parce qu’ils éprouvent certains besoins d’ordre religieux. Et de ces besoins on comprend que M. Massis puisse dire : « M. Barrès n’y peut répondre qui ne conçoit, en fin de compte, la religion qu’à la façon du patriotisme » et comme une annexe du patriotisme. Les jeunes catholiques se méfient de l’ombre de Chateaubriand. M. Barrès est un grand romantique qui a trouvé une discipline dans le sentiment vivant de la nation, comme Chateaubriand en avait trouvé une dans le sentiment vivant de l’honneur féodal. Il l’a trouvée et cultivée chez lui, et il l’a propagée chez les autres. Mais le véritable sentiment religieux ne peut pas plus demeurer dans la dépendance du sentiment national que dans celle du sentiment esthétique. Ramené au lieu commun académique du Gesta Dei per Francos, le catholicisme ne mènerait qu’une existence décolorée et humiliée, déchirerait l’Évangile pour se cantonner dans l’Ancien Testament ; la nouvelle loi connaîtrait à son tour le bandeau sur les yeux et le sceptre brisé. La mésentente de certains catholiques avec M. Barrès, à plus forte raison avec l’Action Française, est souvent fondée sur un sentiment des plus légitimes, celui de l’autonomie du monde spirituel. Il faut regarder selon l’ordre naturel et nécessaire de la vie un conflit qui peut bousculer et injustement froisser M. Barrès (ce sont les hasards de la guerre), mais qui répond à des exigences élevées de l’esprit catholique. Et ne confondons pas avec ces exigences élevées certains buts volontairement chimériques. Ce retour à saint Thomas doit être dit un mythe au même sens que le retour de Philippe VIII ou la grève générale. Resterait à reprendre la discussion de Georges Sorel sur le degré de bienfaisance ou d’efficace de ces mythes, ce qui n’est point aujourd’hui notre affaire.

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C’est à Renan que M. Massis a consacré la plus grande partie de son livre, et je ne suis pas de ceux que ce Renan a scandalisés. Si le jugement de M. Massis n’emporte pas la conviction, ses considérants apportent une lumière qu’on pourra joindre utilement à la fructueuse enquête que le centenaire a instituée cette année. Le cahier vert de M. Pierre Lasserre nous avait permis d’apercevoir en une vue d’ensemble, par-dessus l’épaule de l’auteur, le grand ouvrage que nous attendons, de mesurer la courbe parcourue depuis le premier Renan publié dans la Revue Hebdomadaire. Il est bien possible que cette courbe nous dessine déjà à peu près celle que, l’âge aidant et les jugements dépouillant leurs ardeurs (dans le Romantisme français, l’ardeur à juger était encore bien plus violente), M. Massis décrira à son tour. D’autre part M. Jean Pommier a publié sur Ernest Renan un excellent cours universitaire, plein de documents et de vie, qui est jusqu’à nouvel ordre, pour la carrière de Renan, le guide le plus complet et le plus sûr. L’étude de M. Massis fait sa partie dans le dialogue institué cette année.

Notons d’abord que, dans sa galerie de Jugements, il n’a donné aucune place à Taine, qui jusqu’à ces dernières années allait de pair avec Renan, comme Bossuet avec Fénelon, et dont la génération précédente avait subi si fortement l’influence. On dirait peut-être que cette influence correspondait à ce qu’est aujourd’hui celle de M. Bergson, s’il était possible de comparer un philosophe pur et tout technique avec un esprit qui s’est répandu comme Taine sur des domaines très divers. Il s’y répandait d’ailleurs de façon oratoire, et il a abondamment « développé ». Le large public qu’il avait pu atteindre par ces développements ne s’est pas renouvelé, et ne se reformera sans doute jamais. L’action que Renan exerçait sur Anatole France, Barrès et Lemaître, Taine l’exerçait sur Paul Bourget et Melchior de Vogüé, — et les parties du monument d’Albert Sorel touchées par elle sont précisément les seules vieillies.

Quant à Renan lui-même, M. Massis le « juge », le juge en adversaire, vote le plus sévèrement possible sur les trois chefs d’accusation qui, en ces matières, restent de mise depuis 399 avant J.-C, ; ne pas croire aux dieux de la cité, en introduire de nouveaux (Notre-Dame l’Histoire) et corrompre la jeunesse d’une ou plusieurs générations. Heureusement, tout cela se passe sur un plan métaphorique et littéraire, et, si M. Barrès peut se plaindre que nous devions rêver où nos pères ont vécu, c’est tout de même un progrès que nous puissions boire frais dans les symposia de l’intelligence là où nos pères lointains s’envoyaient des coupes de ciguë. « Renan, conclut M. Massis, n’a jamais rien fait que de pratiquer le subjectivisme le plus absolu et s’abandonner à l’impressionnisme et à la fantaisie de sa nature mobile. Si son prestige littéraire demeure, sa pensée en perd toute valeur d’autorité intellectuelle. » Sera-ce renaniser que de tirer de l’essai de M. Massis comme principal bénéfice deux fiches toutes subjectives, l’une et l’autre intéressantes et dignes d’être classées, celle-ci sur M. Massis et celle-là sur Renan ?

M. Massis est un homme qui a besoin de certitudes et dont la pensée vit de certitudes. On ne « juge » d’ailleurs qu’au nom de certitudes, et, à défaut de celles du bien, celles du Code. Et il n’est pas une exception. Sur dix mille hommes, il y en a dix mille moins un qui n’appuient leur vie qu’à des certitudes, on ne saurait guère concevoir la condition humaine générale sur un autre type. Seulement, depuis la Renaissance (époque à laquelle, selon M. Maritain, a commencé la décadence de l’esprit humain), l’accueil, l’amitié, l’admiration d’un cercle de plus en plus étendu a été réservé, au lieu de la ciguë et du bûcher, à cette exception de l’individu sur dix mille, qui, au lieu d’éprouver le besoin de la certitude, éprouve le besoin du doute. L’un des trois écrivains auxquels M. Massis consacre son livre a parlé de « l’horrible manie de la certitude ». Et devant ces blasphèmes je ne m’étonne ni ne me scandalise à l’excès de voir certains « certitudiens » se replier jusque sur saint Thomas, se jeter, comme dans Alésia, dans la place forte de la Somme. Peut-être y a-t-il là, comme chez Vercingétorix, une faute stratégique. Peut-être vaudrait-il mieux observer avec quelque ironie la manie de certitude dont sont atteints à leur tour les blasphémateurs : les dogmatismes de Montaigne, de Renan, d’Anatole France, de Jules Lemaître (voyez la fin politique des deux derniers) ont mérité de devenir lieux communs. Si chacun d’eux ne peut porter jusqu’au bout sa part de doute, si un individu ne peut se faire holocauste pour le scepticisme, ne blasphémons pas à notre tour ce sel divin, qui n’est bienfaisant que répandu à doses légères et impondérables. Il y a une douzaine d’années, un charlatan persuada à l’opinion américaine que le sel était une panacée et un élixir de longue vie. Les candides gobeurs des U.S.A. se mirent à manger du sel par poignées, comme les chèvres. Et il s’en suivit des détraquements et des maladies, bénis des médecins (qui étaient peut-être dans l’affaire). Entre ceux qui voudraient nous faire dévorer ce sel et M. Massis qui pose sur les salières de ma table, sur mon Renan et sur mon France, l’écriteau : Empoisonné, n’y touchez pas ! laissez-moi suivre mon petit bonhomme de chemin.

L’artifice de ce genre de polémiques consiste à abstraire de la réalité un monde qui aurait été réalisé tout entier selon le vœu d’un Renan, un monde de fins renaniennes dans lequel Renan eût été législateur et sujet, à faire la critique de ce monde, à montrer qu’il ne tient pas debout et que son air serait irrespirable. Et cela ne fait pas de doute. Il en serait ainsi d’un monde réalisé selon le vœu d’un individu quelconque, de Pierre ou Paul, de M. Massis ou de moi. Il en est ainsi même et surtout du monde réalisé selon le vœu de l’Évangile. Le mobilisé ou la recrue qui obéirait aux versets sur la joue gauche ou sur l’oreille coupée par saint Pierre serait vivement salé, au conseil, par les meilleurs élèves de la rue des Postes. Car un monde conçu selon un vœu individuel est exclu par l’idée même du monde, puisqu’on appelle société une pluralité d’individus, humanité une pluralité de sociétés, et sans doute univers une pluralité de sociétés. C’est en fonction de cette multiplicité, de ces rapports, de ces conflits, c’est dans un monde de relativité généralisée, qu’il est bon de voir et de connaître un individu, nous-même ou autrui.

Est-ce un bon principe de morale ? Oui, puisque cela établit plus de tolérance et de bienveillance entre les hommes. Est-ce un bon principe de critique ? Peut-être ; notons cependant que, de même que le doute de Montaigne, ce principe s’emporte lui-même : il nous oblige à considérer la critique elle-même comme un monde d’individus partiels et partiaux, relatifs à des points de vue isolés et limités, qui se complètent réciproquement, et que le génie social plie à peu près à une harmonie. Ainsi nous tirerons un bénéfice de l’hostilité même qui oblige M. Massis à fixer et à aiguiser son regard sur certains points de la surface, alternativement et irrégulièrement éclairée, que nous offre aujourd’hui la mémoire de Renan.

Ce que j’en retiendrai, c’est surtout ceci. Le livre de M. Massis, et aussi, à condition de savoir l’utiliser et le discuter, celui de M·. Pommier contribuent à déclasser, ou plutôt à mieux classer, le problème de la lutte intérieure et de la crise de conscience chez Renan. Cette crise a existé, est digne d’étude et de respect, mais on lui a donné à tort une place prépondérante, presque exclusive. N’oublions pas quelle grande place a tenu dans la vie de Renan cette question de carrière, à l’aide de laquelle nous comprenons tellement mieux un Racine et un Voltaire, et qu’une convention tacite nous oblige à écarter de la critique des vivants (encore une raison pour que la critique des contemporains ne soit qu’un ersatz de la vraie critique). Personne n’était mieux que Renan désigné par sa nature pour mener la calme vie de chanoine intellectuel, dévolue aux épicuriens de la connaissance. L’Église catholique et aussi les Églises protestantes ont en somme encouragé ce genre de vie et lui ont ménagé pendant des siècles les meilleures facilités. Là était la vocation vraie de Renan. C’est en partie pour des raisons individuelles, en partie pour des raisons historiques, évolution de la société et de la discipline religieuse, que cette vocation de Renan, prise naturellement en Bretagne pour une vocation sacerdotale, s’est séparée de la vocation sacerdotale, et, après s’être appuyée sur elle comme sur sa bonne conscience, a dû la tourner comme un obstacle, ou la miner par-dessous, et finalement la retrouver, tout cela dans la mesure où Renan a pu appeler son cerveau une cathédrale (j’aimerais mieux une collégiale) désaffectée. Une vocation ne va pas plus sans une carrière qu’une âme sans un corps, et on peut, on doit envisager beaucoup l’histoire de Renan comme celle d’une carrière, la voir déterminée par les nécessités et les habitudes d’un « genre de vie » (au sens où les géographes élèves de Vidal emploient ce mot) : le genre de vie de l’homme de la connaissance désintéressée. M. Massis a eu raison de s’y essayer. Et c’est une opération bien facile que de faire passer dans la colonne et au bénéfice de nos amitiés le produit net d’intelligence que nous apporte son inimitié clairvoyante.

XII. — La querelle des sources

Les jeunes gens sont aidés, dans leurs débuts de romanciers, par le bon manuel de stratégie littéraire qu’écrivit M. Fernand Divoire. Mais la stratégie suppose la géographie, — et j’imagine un manuel de géographie littéraire qui repérerait, décrirait, classerait, cartographierait les petits compartiments hostiles en lesquels se gaufre le monde de la plume, les quartiers rivaux du Landerneau écrivain, les inimitiés pour un champ, une mine ou un débouché, les Pyrénées en deçà desquelles est la vérité, en delà l’erreur, le particularisme, l’optique et la langue professionnelles des différents « genres de vie », — quelque chose d’analogue à ce que donnerait une géographie du monde parlementaire écrite par M. Pierre (à supposer, ce que j’ignore, que M. Pierre soit pourvu de quelque philosophie). Si cette géographie était bien faite, toute querelle littéraire s’y classerait automatiquement, comme les guerres des peuples, dans la carte de leurs pays et des pays voisins. La couverture de ce traité pourrait s’inspirer heureusement de celle que M. Bernard Grasset vient de donner au Framboise Pépin et ses environs, de M. François de Bondy.

Ce que j’appelle, faute d’un autre nom, la querelle des sources paraît bien un de ces incidents de frontière entre deux quartiers de notre petit monde, le quartier des universitaires et celui des journalistes. En bref, voici en quoi elle consiste. Depuis longtemps et dans tous les pays (déjà les écrivains anciens eurent leurs scoliastes à Alexandrie et à Pergame) il se publia des éditions annotées et commentées des auteurs classiques. Ces éditions, dont personne ne conteste l’utilité, ont en général pour auteurs des professeurs ou des hommes de bibliothèque. On entoure par exemple d’un légitime respect la Collection des grands écrivains de la France, et il est certain qu’on ne saurait guère lire honnêtement la première partie de Saint-Simon qu’aidé par le commentaire historique de Boislile. Les journaux s’en occupaient peu, jusqu’au moment où la maison Hachette confia à M. Lanson la direction d’une série moderne où devaient être semblablement commentés les grands textes du xixe  siècle.

Semblablement ? pas tout à fait. M. Lanson, esprit entreprenant, actif et ouvert, a sinon inauguré, du moins propagé par un enseignement déjà long, certaines méthodes d’histoire littéraire aujourd’hui suivies par toute une équipe de travailleurs. Un des principes de cette méthode consiste dans une recherche aussi complète que possible des « sources » de chaque écrivain, de chaque livre. Méthode absolument nécessaire quand il s’agit d’un historien dont la valeur n’a d’autre mesure que celle de ses sources. Méthode naturelle et utile quand il s’agit d’un écrivain qui a vécu parmi les livres et qui fait profession de s’inspirer des livres : railler les vingt ans de travail si précieux que M. Villey a consacrés à rechercher les sources de Montaigne, à nous donner des Essais une vraie édition de sourcier ou plutôt deux, serait le fait d’un sot en trois lettres. Méthode non moins légitime quand il s’agit de repérer, après le fil blanc, le fil noir dont tel écrivain ingénieux se sert pour en faire accroire à la postérité : on ne reprochera pas à M. Bédier de s’être mis en quête des « sources » du voyage de Chateaubriand en Amérique, ni à M. Arbelet et à ses collaborateurs de chez Édouard Champion de dépister celles de Stendhal. Méthode enfin que les journalistes eux-mêmes et les auteurs de revue mettent à la portée d’un très grand publie en cherchant fiévreusement, chaque année, les sources du dernier roman de M. Pierre Benoit.

Les réclamations ne se sont guère élevées que contre les applications de cette méthode aux œuvres de poésie, — et singulièrement de poésie moderne, dont les professeurs passent d’ailleurs pour mauvais juges. De fait, la nouvelle série de la collection Lanson ne comporte encore que trois ouvrages, de poésie tous trois : les premières Méditations, par M. Lanson, la première Légende des Siècles, par M. Berret, les Contemplations, par M. Vianey. Ce par abréviatif pourrait sembler ironique, et rappeler que le texte de Lamartine ou de Hugo ne fait guère qu’un petit cinquième de l’ouvrage. Ira-t-il jeter une pierre dans ce jardin, le critique dont la Poésie de Mallarmé a été, chez le pharmacien, préparée sur cette ordonnance : dix parties de critique pour une de poésie ? Mais enfin c’est moins cette proportion que la « méthode des sources » qui a trouvé une presse hostile. Les Contemplations de M. Vianey ont été déchirées à dents serrées dans la Revue Universelle par M. Benjamin, mangeur professionnel d’universitaires comme Drumont l’était de juifs et Charbonnel de curés (cela ne nous rajeunit pas). Un professeur renanisant, M. Jean Pommier, ayant recherché dans la Revue de Paris les origines de la Prière sur l’Acropole, M. Souday, devant un terme qui rappelait le mot exécré de sources, est entré en fureur, a dénoncé la présence du « Pommier sur l’Acropole » avec autant d’ire que M. Barrès l’absence de la tour franque, — et les damnés universitaires se sont trouvés également responsables d’avoir planté le pommier et rasé la tour. Cependant que contre la Sorbonne M. Vandérem fait appel à un fascisme littéraire.

L’ironie sur les « sources » a beau jeu, et beau drapeau. Elle défend la liberté, la spontanéité du génie. L’idéal du sourcier, exprimé par M. Lanson, serait « d’arriver à découvrir pour chaque phrase le fait, le texte ou le propos qui a mis en branle l’intelligence ou l’imagination de l’auteur ». Ces mots de M. Lanson, ainsi que dix lignes de M. Rudler, voilà longtemps qu’on se les repasse et qu’on en fait la pierre au cou du chien qu’on veut noyer. Ils ne signifient pourtant rien autre chose que ceci : connaître, en critique comme ailleurs, c’est connaître par les causes. — Mais précisément l’idée qu’on pourra connaître les causes d’un acte d’inspiration, d’une explosion imprévisible de génie, comme le Lac ou la Prière sur l’Acropole, me paraît, à moi journaliste, d’un comique puissant. Et les causes que vous m’offrez pour expliquer cette réalité vivante, ce sont des réalités mortes, des réminiscences, des lectures, des textes, des livres ; des livres ! L’homme de bibliothèque, le professeur, a tendance à croire que l’Hippocrène d’un poète jaillit entre les in-folios. Les classiques, nous vous les abandonnons. C’est votre pain. Nous n’irons pas vérifier après vous le compte des passages d’Amyot qui sont passés dans Montaigne : Nous vous laissons même annoter Racine avec les vers d’Euripide ou de Sénèque qu’il a traduits. Mais les poètes lyriques, l’impalpable, l’aile du papillon, le pollen des fleurs… Gros doigts tachés d’encre… Fiches… Tripatouiller… Qui nous dit que demain un professeur ne donnera pas, sous le signe de M. Lanson, une édition savante des Fleurs du Mal ? On verrait alors, conduit par M. Vandérem, un assaut de la Sorbonne à côté duquel celui de Notre-Dame par les truands ne serait que bien petite bière…

Les lecteurs de bonne foi feront la part de la déformation dans les charges plus ou moins plaisantes qui appartiennent aussi bien au métier de journaliste que les fiches plus ou moins heureuses au métier de professeur. La vérité est qu’en matière de critique, comme en matière de n’importe quel travail dont l’issue est douteuse, il faut tenter le plus pour obtenir le moins ; il faut essayer une explication vaste et générale pour obtenir une explication réduite. Le labeur énorme incorporé à une de ces éditions savantes comporte un déchet inévitable. Pour expliquer assez, il faut vouloir trop expliquer. Au critique de disposer en plans visibles et de nous faire distinguer ce qu’il avance comme peu vraisemblable, mais possible, ce qu’il propose comme probable, ce qu’il affirme comme certain. Au lecteur surtout de faire l’échenillage nécessaire, et, en laissant tomber telle naïveté dont le journaliste n’a pas eu tort de sourire, de retenir le renseignement utile qui mettra une œuvre dans son atmosphère historique. Car la querelle n’est pas ici seulement entre deux professions, mais entre deux familles d’esprit : ceux qui prennent plaisir aux œuvres littéraires placées dans leur courant historique, et ceux dont ce courant gêne le plaisir, qui ne veulent aller devant l’œuvre qu’avec leur goût spontané. Les premiers sont gauches devant les œuvres contemporaines, les seconds devant les œuvres classiques. Et si l’une des deux familles existait seule, la critique n’irait évidemment que sur une jambe. Le modernisme, l’actualisme généralisés rompraient nos communications avec le passé. L’historicisme dénoncé par quelques-uns de nos contemporains demeurera toujours, heureusement, le fait d’un petit nombre, dressé par une formation professionnelle comme celle des militaires, des juristes ou des polytechniciens.

On dénonce comme ridicule et comme malséante la glose que M. Pommier consacre aux origines de la Prière, et M. Pommier lui-même a le grand tort de s’excuser en ces termes : « Arrêtons ici notre analyse impie. » Elle est bien bonne ! Les analyses de l’auteur des Origines du Christianisme n’étaient donc point impies ? La Prière sur l’Acropole serait plus taboue, plus interdite aux investigations des lansoniens, que le Pater et l’Évangile de saint Jean à celles de Renan et des renaniens ? Renan nous raconte dans ses Souvenirs qu’il a écrit ce morceau sur l’Acropole lors de sa visite à Athènes. Sacrilège qui ne croira comme parole d’Évangile l’affirmation du critique des Évangiles. J’étais bien un peu ce sacrilège, et, dans un livre d’avant-guerre sur l’Acropole, j’écrivais que la prière fut probablement composée à Ischia. Je n’en avais pas de preuve, et je me trompais quelque peu. Seule la première partie des Souvenirs date du séjour de Renan à Ischia, et M. Pommier, qui a eu ses papiers entre les mains, m’apprend que la Prière fut écrite quelques mois après, à Paris. Il publie les quelques notes crayonnées sur l’Acropole même. Et, à l’aide d’un carnet de voyage postérieur, il établit que la Prière contient des souvenirs, des images de nature polaire qu’on retrouve sur le carnet de voyage de Renan en Norvège. Cela ne m’est pas indifférent, et, comme dit M. Barrès, excite mon imagination. Ce monde grec qui lui paraît étroit, le fils des marins bretons le dépasse et le classe par des visions empruntées, ce « poumon marin » auquel atteignit Pythéas. Qu’une « source » d’une ligne de la Prière soit faite d’une de ces images arctiques, cela dut probablement figurer sur une des fiches de M. Pommier, faire, pour reprendre les mots de M. Souday, une des feuilles de l’arbre. Tant mieux ! Moi, je mange la pomme. Elle me rend la Prière non morte, mais plus vivante ; je respire plus de vent marin. Et le jour où M. Pommier voudra donner une « édition critique » de la Prière, qu’il le fasse hardiment et n’aille pas s’accuser d’« impiété9 ».

Mais puisqu’en la personne de M. Pommier comme en celle de M. Vianey, c’est à la méthode dite lansonienne qu’on en a, arrivons à M. Lanson. J’ouvre au hasard ses Méditations, et je tombe sur ces sept vers de l’Homme :

Imparfait ou déchu, l’homme est le grand mystère.
Dans la prison des sens enchaîné sur la terre,
Esclave il sent un cœur né pour la liberté ;
Malheureux il aspire à la félicité ;
Il veut sonder le monde, et le monde est débile ;
Il veut aimer toujours, ce qu’il aime est fragile !
Tout mortel est semblable à l’exilé d’Éden…

Sept vers, sept notes.

1er vers. —  Mystère est pris au sens de la tradition chrétienne (quatre citations, de Pascal à Baour-Lormian).

2e vers. — « Ce vers est platonicien d’inspiration. » (Citation de Cicéron.)

3e vers. — « Ce vers est tout rousseauiste. » (Citation d’Émile.)

4e vers. — « Ce vers coïncide avec un vers de Louis Racine. » (Citation.)

5e vers. — « Voltaire avait dit sur le même sujet… » (Citation.)

6e vers. — « C’est la formule abstraite où se résume le Lac. »

7e vers. — « L’image de ce vers et des suivants vient de Milton. » (Citation.)

On peut s’en amuser en un bon article de journal. Pour que l’article soit drôle, il faut faire croire au lecteur que M. Lanson figure un homme dans le genre de feu Bertillon. Bertillon avait trouvé que le bordereau n’était pas de l’écriture de Dreyfus, mais qu’il n’en était que davantage écrit par Dreyfus, lequel en avait calculé tous les traits au moyen de ce fameux Kutsch, qui n’avait pu être découvert que par le génie du célèbre anthropomètre. Ainsi la lamartinométrie de M. Lanson consisterait à voir dans Lamartine un malin qui fait sept vers en empilant sur Pascal Cicéron, sur Cicéron Platon, sur Platon Rousseau, sur Rousseau Louis Racine, sur ce Racine mineur Voltaire, sur Voltaire Lamartine (tout de même) et sur Lamartine Milton. Il a péché ses sept vers à sept endroits différents : sept vers qu’il appartenait à M. Lanson de restituer à leurs sept sources. — On voit ici l’article, qui n’a d’ailleurs pas manqué d’être fait.

Et l’article serait vrai, — dans le monde où Socrate se définit comme un philosophe qui mesurait les sauts d’une puce. Si je lis ces sept vers dans une édition sans notes, je les connais pour peu remarquables, et faits de lieux communs. Nos lieux communs nous viennent inconsciemment de ce que nous avons lu et entendu. Les lieux communs littéraires se transmettent de livre en livre. Je puis demander à un commentaire qu’il me rende quelque chose du mouvement qui transmet ces lieux communs. Le commentaire n’y réussira que s’il est franchement analytique, s’il donne ces rapprochements en vrac, laissant à celui qui l’utilise le soin de conclure. La conclusion, ici, chez le lecteur intelligent, elle est à peu près figurée par une ligne simple, indivisible, devant laquelle nous prenons une idée d’abord de l’automatisme de Lamartine lorsqu’il fait des vers en maniant élégamment les clichés courants, ensuite d’une continuité inhérente à la tradition poétique française, et particulièrement aux Méditations, imprégnées de poésie du xviiie  siècle. Un autre annotateur aurait peut-être donné d’autres exemples : ils auraient produit le même résultat. — Mais je me doutais de ce résultat avant de lire le commentaire. — Vous vous en doutez mieux encore avec des textes. Les clichés entretiennent le fonds des littératures, et il est nécessaire de faire autant que possible l’inventaire de ce fonds.

— Bien. Vous voulez dire que ces commentaires ne réussissent que lorsqu’ils s’appliquent à ce qu’il y a de moins lamartinien dans Lamartine. Expliquent-ils le nouveau, le prodige, la pointe de la flamme du génie, aux endroits et aux temps où elle s’allume ? Allez donc appliquer notre méthode des « sources » aux Illuminations. — Pourquoi pas ? Quelqu’un qui tenait Rimbaud pour un fou ou un mystificateur en donnait comme preuve ce passage d’Une Saison en Enfer : « Empereur, vieille démangeaison, tu es nègre ! » Empereur, vieille démangeaison ! Voilà ce que ces snobs admirent ! Le Vieil as de pique ! de la première d’Hernani ! Qu’est-ce que cela veut dire ? Est-ce qu’on parle comme cela, etc… Quelqu’un, qui n’était point étranger au lansonisme, cita la « source » de Rimbaud, le vers où Victor Hugo parle du lion populaire et

Des démangeaisons d’empereurs sur sa peau.

Le mangeur de Rimbaud fut assis. Mais enfin je conviens que, devant le génie pur, la méthode s’arrête. L’invention du poète, dirait M. de la Palisse, commence où son imitation finit. Pareillement la critique de goût, la critique créatrice commencent où l’érudition finit. La tâche de l’éditeur lansonien est de réunir en bloc tous les renseignements historiques qui éclairent une œuvre. Et là comme ailleurs, la perfection n’est pas possible. Il faut pécher par lourdeur et par excès, ou bien par légèreté et par défaut. Il n’est pas mauvais que les premiers péchés soient signalés par les journalistes (c’est leur affaire) — les seconds par les savants (c’est leur métier). J’ai loué M. Pommier d’avoir fait sur Renan l’exégèse que celui-ci faisait sur autrui, et Renan l’en aurait loué. Les auteurs du xixe  siècle, peu véridiques quand il s’agit d’eux-mêmes, exigent aujourd’hui beaucoup de cette exégèse, de ces vérifications, de cette critique, et nous n’en sommes plus à croire religieusement aux improvisations de Lamartine sur la montagne ou aux dates des Contemplations. — Qu’est-ce que cela me fait qu’il ait écrit ici ou ailleurs ? — Cela vous fera ce que cela pourra. De la Prière sur l’Acropole ou de l’Isolement, on ne saura jamais bien comment c’est fait. C’est quelque chose que de savoir et quand. Et le , le quand, nous servent quelque peu à serrer de moins loin le comment et le pourquoi.

— Si toute la critique c’était cela, quelle Sorbonocratie !

— Vous êtes, cher monsieur, confrère et ami, l’heureuse preuve que toute la critique n’en fait pas autant. Le confiseur Siraudin, critique dramatique à ses heures, abîma la Révolte de Villiers de l’Isle-Adam en bougonnant que si tout le monde rêvait comme Elisabeth, l’humanité finirait.

— Eh ! monsieur, observa doucement Villiers, si tout le monde faisait des marrons glacés, l’humanité finirait aussi ! (À qui cherchera ma « source » dans la préface de la Révolte, je confesse que j’arrange l’histoire…)

XIII. — Autres critiques

Il y a environ un an, j’essayais, en quelques pages, de discerner trois visages différents, et souvent hostiles, de la critique, et je les appelais du nom de critique spontanée, de critique professionnelle et de critique d’artiste. Distinction à laquelle il faut donner, quand l’occasion s’en présente, de l’air et du jeu.

La critique spontanée trouve son domicile naturel et sa place d’armes dans le journalisme. Elle est prise dans le courant du journal, elle forme un chapitre de ce livre quotidien, elle est une espèce d’un genre, le genre de l’article de journal ; elle applique au livre à peu près la même méthode, les mêmes tours, le même esprit, que le reste du journal applique aux autres faits de la vie contemporaine. Un mimétisme spontané fait même que le critique littéraire d’un journal rappelle souvent, par son ton, son style et sa manière de voir, ses collaborateurs du même journal plutôt que ses autres confrères en critique littéraire. L’esprit de famille tend à circuler verticalement et non transversalement.

Il est donc un peu artificiel d’isoler des autres critiques la critique dramatique et littéraire, qui vit surtout dans le mouvement et dans le brassage d’un courant de critique quotidienne. Elle ne fait même qu’une petite part de cette critique : le courant critique déclenché dans les journaux par une œuvre d’Anatole France est peu de chose à côté du courant de critique politique, morale ou humoristique qu’y produisent chaque semaine les discours dominicaux de nos ministres.

De sorte que, lorsqu’on nous dit que le roman est en train d’absorber ou d’obscurcir tous les autres genres, il faut faire au moins exception pour un genre, peut-être plus fort et plus vivace que lui, qui est simplement la critique. Non la seule critique littéraire, bien entendu, mais la critique générale. La critique est portée par le journal comme le roman par le livre, et les deux genres sont liés aux deux techniques du journalisme et de la librairie. La coupure n’a d’ailleurs rien d’absolu. Le journal a favorisé le feuilleton et le conte. Et le roman (roman-reportage, roman-critique, roman-pamphlet) s’annexe bien des parties du journalisme.

La majeure partie d’un journal est toujours, plus ou moins, de la critique. Évidemment, il y a la part de l’information pure, mais cette part tient une place moindre qu’on ne croirait. La guerre et l’après-guerre ont produit dans la majeure partie de la presse un fléchissement de l’esprit, critique. Par suite de nécessités vitales, l’information s’est confondue de plus en plus avec la déformation. Et le public, qui a besoin d’une certaine quantité de critique, a réagi à sa manière. Le soldat a créé le diagnostic de bourrage de crâne. Et l’acheteur d’un journal dit d’information a senti qu’il lui manquait quelque chose. Comme l’industrie est à l’affût de tous les vœux du public, une presse de pure critique déformatrice, de déformation humoristique, est née pendant la guerre et a prospéré depuis : Canard Enchaîné, Merle Blanc ou Chat Noir, bestiaire multicolore, dont arrivent, dans les moindres coins de province, des paquets énormes. La prohibition officielle a eu ainsi le même effet qu’en Amérique le régime sec : elle a fait naître les plus étranges succédanés. Ni les Guêpes de Karr, ni la Lanterne de Rochefort, ni le Chasseur de Chevelures (informateur du possible et déformateur du réel) de Tristan Bernard et Pierre Veber (une date dans l’histoire de l’humour) n’avaient eu un si large public. Évidemment, ce ne sont pas là les parties hautes de la critique ; mais la même Vitis Vinifera nous donne l’aramon et le chambertin. J’en suis ici au point de vue du botaniste, et non à celui du dégustateur.

De la critique philosophique à la littérature, puis à la critique dramatique, puis à toutes les formes de critique, des affaires publiques et privées, singulièrement à la critique des mœurs, on passe par transitions insensibles, sans pouvoir dire qu’à tel moment commence quelque chose de vraiment nouveau. À ces étages l’esprit de la critique peut différer par son degré, par son objet, par le talent qu’il met en jeu ; il ne diffère pas par sa nature. Ainsi comprise, on peut dire que la critique est le seul genre littéraire qui atteigne aujourd’hui presque tout le monde, puisque presque tout le monde lit le journal. On trouvera donc naturel que j’annexe ici à la critique spontanée certaines formes de critique qui, pour ne pas porter sur des livres, n’en suivent pas moins les mêmes pentes que la critique des auteurs.

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Le reportage est-il une critique ? Là encore, tout s’arrange sur un plan incliné. Un des plus savoureux livres de critique, à la fin du xixe  siècle, c’est l’Enquête sur l’évolution littéraire, de Jules Huret. N’est pas enquêteur qui veut. Il y faut un tour de main spécial, comme pour l’omelette de la mère Poulard. Un bon enquêteur doit faire son petit Socrate, savoir accoucher les esprits, discerner les boniments, les intérêts, les vanités, laisser voir au lecteur qu’il les discerne, saisir les enquêtés tout vifs dans leur robe de chambre, répandre sur le tout une poudre légère d’ironie. Aujourd’hui le métier, pour ce qui est des enquêtes littéraires (d’ailleurs toujours précieuses) s’est un peu gâté. D’un côté l’interview-réclame, où l’interrogateur tend son plus rouge tablier à la pluie de vérités premières qui évacue pompeusement un grand homme. D’un autre côté, la correspondance de vacances, qui sert à colliger de la copie gratuitement, ou en la rémunérant d’un chapeau de fleurs. Toujours est-il que Jules Huret nous a laissé un recueil incomparable d’écrivains peints par eux-mêmes. Et quand il a appliqué à d’autres enquêtes, à des voyages à l’étranger, les mêmes qualités de reporter avisé et amusé, il tirait bien cette seconde critique du même tonneau que la première.

Le métier d’enquêteur demande en somme les mêmes qualités que celui de critique : perspicacité, psychologie, maïeutique. L’un sait écouter et voir comme l’autre sait lire. Tous deux sont des flâneurs. Un critique qui n’est pas flâneur (c’était le cas de Brunetière) peut posséder toutes sortes de bonnes qualités. Il lui manque certaine fleur, et s’il a l’accès du jardin, s’il en devient même volontiers le jardinier-chef, notre père Montaigne l’écarte de certaines allées et de certains gazons réservés aux paresseux et aux museurs… Le critique-reporter, c’est, comme dit celui dont la personne a le plus de poids, un flâneur salarié. Il est fâcheux que tant de flâneries savoureuses se dissipent sans fruit durable, aussi éphémèrement que ce salaire lui-même. C’est pourquoi l’éditeur Albin Michel a fait œuvre pie en instituant cette collection des Grands Reportages, qu’inaugure le Au Bagne d’Albert Londres, publié naguère par le « Petit Parisien ».

Je ne toucherai pas à la matière de ce voyage à Cayenne, qui est d’une lecture passionnante. L’auteur aurait pu en tirer un roman, de même que Roland Dorgelès aurait pu laisser ou donner au Réveil des Morts figure de reportage, de choses vues et fixées directement. Un reporter ne sait pas bien aujourd’hui si son carnet de notes deviendra dieu, table ou cuvette, et s’il le présentera nature ou en sauce, je veux dire s’il en fera du journalisme direct ou s’il en tirera un roman. Excellent terrain pour étudier cet impérialisme vorace du roman, qui césarise aujourd’hui toute la littérature.

En voici un exemple. M. Londres dédie son roman à ses camarades de métier, au premier rang desquels il met avec justice M. Ludovic Naudeau, qui inaugura en France l’école du reportage à l’anglaise. M. Naudeau a connu son grand triomphe lors de la guerre russo-japonaise, où il se classa premier des correspondants de guerre. Il a écrit depuis des livres, un entre autre sur le Japon Moderne, qui est fort estimable, mais qui ne vaut pas son reportage, son album impressionniste, ses articles frais, directs, et pleins d’élan. Enfin, il a tiré de ses notes une troisième mouture, l’inévitable roman, auquel il n’y a évidemment pas lieu d’attacher d’importance. Certes on ne saurait trop engager les reporters à nous donner aussi des livres ; mais que ce soient des livres de reporters, sinon toujours de reportage, — des livres qui sentent la table de wagon, la chaise-longue de paquebot, le métier où l’on marche plus que celui où l’on écrit ! Les Six beautés sous les arbres, c’est le titre d’un livre charmant que M. André Tudesq a rapporté du Japon, et qui aurait bien perdu à être fabulé en roman.

Autre péril plus grave, car il attaque le reporter dans ses œuvres vives, dans son art même. Tandis que l’écrivain est maître dans son livre, le reporter est encadré par l’esprit d’un journal, il est pris dans le bloc d’un conformisme, et il lui arrive trop souvent de devoir écrire moins ce qu’il voit que ce que son directeur ou son public attendent de lui. N’envisageons que le cas le plus honorable, celui où le reporter doit non seulement se placer au point de vue de l’intérêt français, mais alimenter devant l’opinion la thèse de son gouvernement, apporter des pièces dans un dossier d’avocat. Dans les journaux anglais, la ligne politique n’est engagée que par l’éditorial, et il arrive fréquemment que les articles des envoyés spéciaux notent et groupent des faits qui vont directement contre la thèse de l’éditorial. En pareil cas, un journal français échoppe, ou bien semonce son envoyé. La liberté du reporter anglais reste généralement intacte, et, dans les derniers temps de lord Northcliffe, les différences entre le point de vue de tel correspondant et celui de la direction politique allaient parfois assez loin. Mais la valeur et la dignité du correspondant, son influence sur l’élite des lecteurs, le bénéfice final qu’en retire le journal, sont à ce prix. M. Naudeau n’a pas dépassé dans la suite ses admirables reportages de 1904, et il est resté plutôt en deçà. C’est que cette guerre d’Extrême-Orient nous intéressait comme un jeu passionnant, où l’avenir de la planète était en question, mais avec assez de lointain et d’indétermination pour que nous gardions le droit de ne pas prendre parti et de voir venir. Naudeau ne prenait pas parti, voyait venir, était tout à son métier de plein air, libre, joyeux, désintéressé. Au contraire, pendant la dernière guerre, nos correspondants étaient mobilisés pour une cause, pour la bonne cause. Il le fallait, et nous nous sommes passés de bon reportage beaucoup plus aisément que nous ne nous serions passés de la victoire. Je ne songe pas à faire brûler une forêt pour cuire un œuf. Je veux bien que l’œuf reste cru, mais je constate que pour le cuire il faut réaliser certaines conditions, dissiper certaine réserve d’énergie. L’espace, la route où vague le reporter n’est que le symbole de la liberté qui lui est nécessaire. M. Londres l’avait d’ailleurs tout entière, — et où ? Au bagne… Et c’est une des raisons qui font que son reportage est bon10.

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Autre espèce de la critique : la critique des hommes politiques. Et non seulement de la critique générale, mais même de la critique littéraire, puisque les hommes politiques éminents sont généralement des orateurs et que l’éloquence figure en bonne place parmi les genres littéraires. La critique parlementaire et la critique dramatique devraient cousiner. Or, tandis que celle-ci tient un rang fort honorable, la première, abandonnée à des débutants, ne donne à peu près aucun rendement littéraire, ou du moins n’en a pas donné depuis le Livre des Orateurs de Cormenin. Il y en a plusieurs raisons. L’une d’elles ne serait-elle pas encore que le critique dramatique, simple délégué du public, reste en principe assez libre devant les auteurs, les acteurs et même les actrices, tandis que le critique politique juge du point de vue d’un parti, abdique une forte part de sa liberté ? S’il appartenait au parti de ceux qui n’en ont pas, et qui, selon la chanson, sont des tas, ce serait qu’il ne s’intéresserait pas à la politique. Il ne lui reste donc qu’un moignon de liberté, sur lequel il se traîne tant bien que mal. Si, à Byzance, le critique, comme les autres, devait appartenir à la faction des bleus ou à celle des verts, cela composait sans doute une atmosphère bien mauvaise pour la critique sportive.

Voici deux livres de critique politique qui ne me démentiront pas. C’est la Chambre du 16 novembre de M. Léon Daudet, et c’est le Politique de M. Louis Barthou. Tous deux sont amusants, et le lecteur se plaira à la truculence gauloise du premier, à la finesse académique du second. Le livre de M. Léon Daudet, c’est le tableau de ses amitiés et de ses inimitiés parlementaires et politiques ; on sait comme il se détache difficilement de lui-même et combien lui paraîtrait ici détestable un ton d’indifférence aisée et mobile, de souplesse aiguë et perspicace ; il est plus soucieux de mettre ses personnages dans sa poche, comme le père Ubu, que de se mettre dans leur peau. Mais son livre enfin, c’est une pelletée de ciment apportée par un fort maçon, solide, tonitruant, ami du litre, à un bloc, le Bloc National. M. Barthou circule plus légèrement entre ces pièces de maçonnerie, s’essaye à une psychologie du politique, dont il offre le patronage à La Bruyère. Cette psychologie du politique n’est pas liée chez lui aux passions d’un chantier, ou d’une travée d’hémicycle. Et encore ! On trouve dans son livre des échantillons de toute la faune parlementaire, excepté des communistes, de ce qu’il appelle la « gangrène moscovite » où il conjure M. Léon Bérard de porter le « fer rouge ».

Les communistes mis à part, ces portraits d’hommes politiques ont tout l’air d’une distribution de roses dont les épines seraient mouchetées. M. Barthou ne mortifiera guère que ceux qu’il a nommés, et ceux-là sont légion. À un député Loustalot, qui se fit connaître lors des affaires Caillaux, on demandait s’il était parent du fameux Loustalot — le journaliste de la Révolution. Le député répondit, avec une dignité condescendante : « Le fameux Loustalot, c’est moi ! » Le Parlement est plein de fameux Loustalots qui se cherchent vainement dans les noms latins de M. Barthou, comme des gens de lettres dans l’index d’une histoire de la littérature.

Pour que des livres de ce genre pussent naître et respirer en une pleine atmosphère de liberté, il les faudrait posthumes. Les fragments de Souvenirs qu’a laissés Tocqueville sont d’admirables morceaux de vraie et haute critique politique. Non seulement il voulait qu’ils ne fussent publiés qu’après sa mort, mais encore il exigea qu’on attendît celle des contemporains dont il parlait. S’il n’y a pas, même et surtout au Parlement, de chemise de l’homme heureux, il y a une chemise de l’homme libre : c’est son linceul.

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Voici trois critiques enfin, trois autres critiques, auxquels trois livres nous fourniraient occasion de rêver, si ce rêve ne devait paraître inquiétant et frivole aux meilleurs esprits. M. et Mme Charles Lalo nous donnent sous ce titre : la Faillite de la Beauté, une critique, un peu laborieusement ironique, de la beauté féminine reflétée dans les œuvres littéraires. Critique de la beauté ? critique de l’amour ? critique du plaisir ? Il faudrait laisser ici à leur union naturelle ces trois grâces indivisibles. Les auteurs dénoncent et démontent l’illusion ou plutôt l’abstraction littéraire par laquelle les écrivains ont isolé la première, ils la rétablissent en fonction de la seconde, mais ils enveloppent la troisième d’un silence prudent, d’ailleurs inévitable. Ici encore, la liberté manque. Elle ne pourrait se présenter que sous forme de libertinage. Quelle main à la fois assez experte et assez légère fera sortir du bloc commun les lignes mêlées des trois déesses ?

MM. Curnonsky et Rouff poursuivent avec un robuste courage et un indéfectible appétit leur encyclopédie de la France Gastronomique. Et si la critique gastronomique est peut-être le plus bas degré de la critique, on ne saurait nier qu’elle en soit déjà un degré. Le goût culinaire sert de métaphore fidèle et utile au goût littéraire ; entre les grands vins et les belles pages, le délicat sait établir bien des correspondances, qu’une psychologie du goût ne saurait négliger : mens expers in corpore experto. Tandis qu’Ali-Bab a établi la Bible de la gastronomie sédentaire, MM. Curnonsky et Rouff produisent en petits volumes légers et portatifs les livres de la gastronomie nomade. M. Joseph Bédier nous a montré comment notre littérature était née dans les hôtelleries de pèlerins. Elle reste présente aux côtés de ces pèlerins des hôtelleries, que sont les auteurs de la France Gastronomique, et qui ont bien droit ici, comme naguère la Chanson de Roland, à des « réflexions ». (Espérons qu’elles m’attireront moins de polémiques !) Et aussi à la critique, à des critiques, et nombreuses. Si la liberté est l’atmosphère de la critique, la critique gastronomique nomade manque singulièrement de liberté. Les auteurs ont le droit de louer, non de condamner. Dans le Repas Ridicule, qui reste un des morceaux solides de la critique gastronomique, Boileau était libre de dénoncer comme empoisonneur le restaurateur Mignot, qui répondit en enveloppant ses pâtés dans une satire de Cotin contre Boileau. Ce temps était le bon ! Curnonsky, s’il dénonçait les Mignots d’aujourd’hui, recevrait des satires non en vers, mais en papier timbré. Aux empoisonneurs comme aux rois, le silence est la seule leçon que la critique puisse donner. Et puis la France Gastronomique scie l’arbre sur lequel elle est assise et mange. Il ne manque pas d’établissements auxquels elle confère une popularité immédiate, une publicité fructueuse, et qui, ayant fait grâce à elle leur plein de clientèle, supputant le pas de porte qu’elle représente, entrent dans les pires voies de l’exploitation industrielle. N’était la crainte du papier timbré, j’en citerais, à Paris, en Anjou, en Bourgogne même et surtout, des exemples terribles.

Un parallèle de la critique gastronomique et le la critique littéraire nous entraînerait bien loin, mais combien plus loin encore un parallèle de la critique littéraire et de la critique sportive ! J’y pensais en lisant le Guide du parieur aux courses, de M. de la Fouchardière, auquel je ne pense évidemment pas demander des directions pratiques, ayant cessé depuis longtemps de passer aux guichets du mutuel : il faut choisir, dans la vie ; il faut parier pour certains genres de vie, sur d’aussi fantaisistes tuyaux que ceux qui nous séduisent à appuyer un partant à Auteuil. Mais voilà qu’en cette critique sportive nous trouvons de plus en plus des équations de même nature que celles de la critique littéraire. Ce n’est point par amour du gab que les comparaisons (je les arrête) affluent ici sous ma plume. C’est par goût des situations nettes. M. de Montherlant, comparant le résultat des prix littéraires à celui d’un cent mètres, remarque avec amertume, mais avec pleine raison, qu’ici c’est le meilleur coureur, ou du moins le coureur en meilleure condition, qui l’emporte, tandis que là… Et , il y a aussi le sport hippique, le sport de la combine, beaucoup plus apte que le sport athlétique à former aujourd’hui l’écurie couplée avec le sport des lettres.

On m’excusera d’avoir crayonné sur mon buvard ces cinq figures de la critique, petites sœurs des trois autres, petites sœurs dont l’une deviendra peut-être reine comme Cendrillon. Pourtant, si la critique vit de liberté, et dans la servitude languit, notons, comme le trait commun des cinq, des servitudes et des limites ; gardons sur elles la place royale à la critique la plus désintéressée et la plus libre, celle des vieux livres, durable blancheur du glacier où sont les neiges d’antan.

XIV. — Une partie de grammaire

Quand je suis venu pour la première fois à Paris, pour entrer au lycée Louis-le-Grand, on ne voyait dans le Quartier Latin qu’une seule automobile, et l’on écarquillait les yeux devant cet objet de curiosité, comme, au temps de Montesquieu, devant le Persan, ou comme aujourd’hui devant M. Raymond Duncan. C’était une sorte d’accordéon à fracas, qui servait de voiture de livraison à une maison de photographie, et lui faisait grande réclame. Et devant ce mouvement brownien dans une goutte d’eau qu’est maintenant à Paris la circulation automobile, j’ai le sentiment d’avoir condensé en ma vie toute une période géologique, et je m’étonne moins d’être allé spontanément, par des chemins compliqués, à une philosophie de la durée. Surtout je ne m’étonne pas du tout d’avoir vu l’évolution littéraire se précipiter avec cette rapidité. À certains moments l’intelligence critique, la conscience de notre temps, nous paraissent se confondre, comme un bobsleigh, avec un pur sentiment de la vitesse. Cela aboutirait à ce qui s’appelait hier Dada. Mais d’autre part la vitesse implique action, tension, foudroyante précision. D’où l’idée d’un classicisme nouveau dont certaines pages de Morand dans Lewis nous donnent peut-être le pressentiment. Le classicisme, et surtout le néo-classicisme, se sont confondus jusqu’ici, pour certains, avec une idée de détente, de calme, de réalité en repos. Mais je songe, devant la machine, le sport, les manifestations actuelles de l’énergie humaine, à un classicisme dynamique, une pureté de mouvement, une intensité d’essentiel, une nudité de schème (j’emploie des mots abstraits qui, à dessein, ne coïncident qu’avec une algèbre de tableau noir). Notons d’ailleurs que l’élan suprême de l’ancien classicisme s’est réalisé dans du théâtre, celui de Racine, où s’exprime sous un minimum de mots un maximum de mouvement, mouvement psychologique aussi bien que dramatique ( Sortez… Narcisse, suivez-moi… Ils s’aimeront toujours !… ) et même un mouvement pur qui se confond avec l’extrême vibration du mouvement propre au théâtre. Ce sont bien leurs valeurs dynamiques, celles de leurs yeux, de leur chair et de leur esprit, que les générations nouvelles ont reconnu et aimé dans la poésie de Paul Valéry. « Paul Valéry, dit M. Henri Bremond, que seuls comprennent quelques agrégés de philosophie… » Mais son succès n’a pas été fait par les agrégés, loin de là, et les exemples qui montrent qu’ils le comprennent mal, par leur position de scholars, ne manqueront peut-être pas, hélas ! à mes lecteurs. C’est l’homme dans la rue de Paris qui fait le public de Valéry aussi bien que de Baudelaire.

Prenons comme elle est cette rue en mouvement, qui serait fort supportable, et même agréable, si les automobiles n’y cornaient pas plus qu’à Londres et si les vapeurs du benzol n’y gazaient pas infernalement l’habitant. Prenons-la comme elle est, d’autant mieux que nous avons le refuge des jardins, que le Palais-Royal, les Tuileries et le Luxembourg sont là. À côté d’une littérature dans la rue, et de la rue, mouvante, enivrante, tantôt tonique et tantôt comique, nous ne manquons pas, heureusement, d’une littérature des jardins, où se retrouve le dessin de Le Nôtre, où vit une tradition, où les agrégés dont parlent M. Bremond peuvent évoquer Platon et Malebranche, voire les racines grecques, — et, en somme, un pays des honnêtes gens.

Jardins parfois menacés par la bâtisse, éventrés par la rue. La rue conquiert sur le jardin plus que le jardin sur la rue. Voici le dernier numéro de la Revue Critique des Idées et des Livres. Tous les rédacteurs s’y sont donné rendez-vous. Je songe à ce que dut être le jardin de la Pépinière, le dernier jour qu’il fut ouvert au public, avant que le baron Haussmann l’eût remis aux spéculateurs en terrains et aux constructeurs d’immeubles. Les étudiants qui le fréquentaient purent s’y réunir ainsi, avec quelque mélancolie, mais sans craindre non plus de sourire, car le sourire c’est sur un visage humain le signe de l’espérance.

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Ces pensées des jardins — pensées paisiblement funèbres, mais ce Luxembourg aux monuments, Anatole France l’appelle une nécropole, — elles me viennent en lisant les procès-verbaux, rédigés par M. Jacques Boulenger et M. André Thérive, de la Petite Académie, ou, plus exactement, des « Soirées du Grammaire-Club ». Le Grammaire-Club est évidemment un de ces jardins, abrités et paisibles, où l’on entend de loin le bruit de la ville, la littérature en vitesse, où l’on aime le loisir, et où l’on aurait le loisir, si précisément les membres du club n’étaient presque tous journalistes, écrivant avec une abondance qu’après tout on peut bien dire voltairienne, et si leur auto ne les attendait à la grille pour les replonger dans la fièvre.

Le Président du Club et ses membres, critiques connus, échangent des observations fréquemment justes et toujours ingénieuses. Comme vous savez leurs noms aussi bien que moi, je ne vous étonnerai pas en disant que leurs propos témoignent d’une perpétuelle déploration. Il y a vingt-cinq ans, on se disait volontiers fin de siècle. Nos grammairiens sont amèrement fin de langue. L’un d’eux a même écrit un livre ironique et spécieux sur le Français langue morte. Un autre, qui ressemble plus qu’un frère à M. Jacques Boulenger, reproche à un de ses amis d’avoir, au sujet de Flaubert, confondu la beauté du style avec la beauté grammaticale, qui en est distincte, et dont l’existence à part fait précisément la raison d’être du Grammaire-Club. Knock amène un village entier à l’existence médicale, et je vois bien la pièce qu’on écrirait sur Abel Hermant ou le Triomphe de la Grammaire. Si je comprends bien M. Boulenger, la beauté grammaticale consiste à ne pas faire de fautes, ou à ne faire que des fautes belles, des fautes créatrices qui remontent le courant de la langue, au lieu que la laideur grammaticale (dont il trouve quelques stigmates dans Flaubert) consiste à faire des fautes par défaillance, qui descendent le courant de la langue, en affaiblissent le ton vital, en diminuent l’énergie. Cette beauté grammaticale, il la distingue de celle du style, qui est une beauté d’ordre et de mouvement d’expression et d’harmonie, de peinture et de musique. Les Entretiens du Père Bouhours « n’ont rigoureusement aucune autre beauté que la grammaticale ». Et il se voit que M. Hermant aimerait appliquer à la beauté grammaticale l’amour que Flaubert employait à embrasser la beauté du style. La distinction me semble fondée, j’en donne acte en gros à M. Boulenger, mais il y faudrait peut-être, pour le détail, toute une de ces discussions qui font la raison du Grammaire-Club. La beauté grammaticale par exemple est-elle au-dessus de la correction grammaticale, de même que l’existence médicale pour Knock est bien au-dessus de la vulgaire santé ? De M. Hermant qui arrondit, comme un carrosse sa courbe, un imparfait du subjonctif inusité, ou de M. Giraudoux qui refuse à jamais d’employer ce temps, lequel sacrifie le plus à la beauté grammaticale d’aujourd’hui ?

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Il y a bien un siècle, l’imprimeur Firmin-Didot voulut réaliser un chef-d’œuvre de typographie qui atteignît toute la perfection possible, et qui, en particulier, fût pur de toute coquille. Son choix se porta sur Télémaque. Pendant des semaines les correcteurs travaillèrent à lisser l’oiseau rare et à chasser la coquille. Et le bon à tirer était donné, quand on s’aperçut que le chef-d’œuvre portait pour titre les Aventures de Télémarque. L’r s’étalait à la même place que la lettre volée dans le conte de Poe, et avait vu passer aussi ironiquement toute la perquisition. Pareil accident n’advient-il pas au Grammaire-Club ?

« Si vous vous promenez dans l’île de la Cité, vous y trouverez le City-Hôtel, et vous pourrez voir, les jours de courses, passer sur les boulevards un char à banc automobile qui conduit les sportsmen à Auteuil ou à Longchamp ; il se nomme le Bastill’Car. » Devant toute une page de ces horribles détails anglomaniaques, Denis, qui est comme moi et qui n’oserait entrer chez Émil’s ou Adrienne’s, de peur que l’s ne lui restât dans la gorge ou ne fût porté sur l’addition, Denis sent qu’il va s’évanouir. Un cordial, immédiatement préparé, vient à son secours. Ce cordial est un Martini, animé par du poivre de Cayenne, et façonné par « le shaker ». Il sera d’ailleurs suivi incontinent d’un « grog half and half ».

Mais ce nom de Grammaire-Club, n’est-ce point le Télémarque de la Petite-Académie ? (Je ne suis pas le premier à le remarquer, et le secrétaire perpétuel du G. C. nous avertit lui-même qu’il y a là presque ironie). Le mot club est entré dans la langue avec la Révolution, et je n’y ai pas plus d’objection qu’au mot bar. Mais qui eût appelé le Club des Jacobins : Jacobins-Club n’eût-il pas été justement guillotiné comme suppôt de Pitt ? C’est par la tête que pourrit le poisson, et cette perversion de la langue a été introduite par les fondateurs du Jockey-Club, suivis dans leur voie funeste par l’Automobile-Club. Le snobisme a fait la trouée, et Grammaire-Club a passé. Notez que si je fusse entré dans le bar où grammatisaient mes confrères, et si j’eusse dit : « Ah, voilà nos clubmen ! » en y mettant mon plus pur accent anglais (de Tournus), Denis n’eût évité l’évanouissement qu’au prix d’un nouveau Martini. Et si le dîner Curnonsky, où se discutent des problèmes culinaires aussi complexes que les problèmes grammaticaux mis au net par M. Boulenger, prenait le nom de Cuisine-Club, les gastronomes de fibre française auraient vite fait de flairer dans ce nom la sauce en flacons et les légumes à l’eau.

Cela va plus loin qu’une simple discussion de noms, et Grammaire-Club est symbolique. L’état d’indignation chronique des sympathiques clubmen tient peut-être à ce sophisme, que l’Action Française aime à dénoncer sur le terrain politique : déplorer les effets dont on incarne voluptueusement la cause. À Talleyrand, qui invoquait à Vienne le droit public, on répondait avec humeur : « Que fait ici le droit public ? — Il fait que vous y êtes ! » La contagion anglomane dénoncée par nos juristes, elle fait corps avec le « bar » où le « grog half and half » remplace pour le « Grammaire-Club » la bonne bouteille d’Arbois ou d’Anjou sec qu’on devait vider au Mouton Blanc. Le touriste s’indignera de voir la Bretonne remplacer par des confections de Paris le costume traditionnel, sans songer que la présence de son automobile, à lui, exclut automatiquement ce costume et cette tradition. M. Perrichon, s’étant excité sur des cartes postales, s’exclame en Arles : « Que fait ici la mode de Paris ? — Elle fait ce que la mode d’aller en Arles fait à Paris, et que vous y êtes… » Cela me semble clair, Maurras dût-il encore me traiter de bilatéral. Je sais bien qu’il faut dans toute situation discerner un bien et un mal, extraire l’un et éviter l’autre. De son sang bourbonien, Louis-Philippe voulut retenir tout ce qui l’appelait au trône, écarter tout ce qui l’en éloignait. Il n’y réussit pas. La suppression de l’hérédité ne pouvait être limitée à un transfert de branche à branche : pareillement il est ingénu de ne se retourner contre le goût anglais que lorsqu’on en a extrait pour son usage un titre noble et des commodités. Ce qui fait évanouir Denis implique cent, mille préférences, analogues à celles qui conduisent Denis à juger Grammaire-Club plus noble que Société de Grammaire.

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En exagérant un peu, on verrait peut-être dans l’esprit du Grammaire-Club une ligue pour la défense de l’archaïsme ou tout au moins pour le droit de l’archaïsme, contre le mot technique et le néologisme. Je ne lui donne d’ailleurs pas tort. L’antiquité est pour une langue, comme pour une argenterie ou un mobilier, principe de beauté. Encore y faut-il du discernement, dont je ne dis point que manque la Petite Académie. Mais cette phrase de son Président « C’est une pensée malpropre à étonner » me semble de l’archaïsme le plus discutable et le plus naïf. J’ajoute qu’il est rare, cet archaïsme, dans les écrits du groupe, et que rien n’est plus légitime que le plaisir, auquel ils sont sensibles, de se montrer en toilette, de faire voir à quel point on connaît les finesses et les antiquités de la langue. On s’expose seulement à entendre les grincheux bougonner : « Gravure de modes ! Meuble du faubourg Saint-Antoine. » En tout cas, cela entretient dans le monde la diversité et la discussion, et, comme disait Sarcey, fournit des sujets d’article, particulièrement au bon maître de Xavier.

La discussion du Grammaire-Club et ses plaintes concernent surtout les abus du langage technique. Nous avons vécu un renouvellement prodigieux des techniques. Tout le xixe  siècle a été un pas formidable de la technique, et la Petite Académie en conviendrait. Mais aussi elle ferait immédiatement remarquer que les arts et les métiers ont toujours possédé en abondance un vocabulaire technique frais et vif, et plein de beaux mots, tandis que ce qu’on appelle aujourd’hui langages techniques n’est que création artificielle et disgracieuse. Et cela est vrai. Le Grammaire-Club dénonce âprement le mauvais usage, surtout en matière de techniques abstraites : celle des bureaucrates, des journalistes, des parlementaires, des philosophes.

Il m’arrive comme à eux de bougonner contre certains monstres de cette langue. Mais quand je pose la question de principe, à savoir si ces langues quasi techniques sont, utiles, je suis bien obligé de répondre oui. Et l’usage, dieu du verbe, doit se conformer à l’utile. Si disgracieux que soit parfois ce langage, il possède un avantage pratique considérable, celui de monter immédiatement en celui qui s’en sert un mécanisme, et l’automatisme d’une profession. Le cerveau d’un individu c’est le marché, le lieu d’échange, la chambre de compensation (je dirais clearing-house si je parlais Grammaire-Club, shaker et half and half) entre plusieurs mécanismes, plusieurs plans d’action, dont chacun comporte son langage. Un homme complet c’est un homme multiple, avec plusieurs comptes ouverts, plusieurs cordes à son arc, et par conséquent plusieurs langages. M. Giraudoux et M. Morand ont dans leurs écrits un style original et savoureux : langage nº 1. Si vous allez leur parler dans leur bureau du Quai, ils emploient une langue nullement différente de celle de M. Hermant lorsqu’il vous reçoit : langage nº 2. Un coup de téléphone : affaire de service à traiter. Langage nº 3, officiel, avec ses coupes et ses rondeurs propres, ses termes usuels d’autant mieux en place qu’ils sont plus usés, ses vêtements de même tissu et de même ton que quatre étages de fonctionnaires. Une lettre qu’on dicte à la sténo-dactylo : langage nº 4 avec ces errements, il ne vous échappera pas, il y a lieu d’attirer spécialement l’attention, etc… Passer de l’un à l’autre de ces langages, c’est circuler dans les rues de Paris, où le pas adopte un automatisme différent selon qu’il va sur le trottoir, sur la chaussée, sur le trottoir roulant du Métro, dans les jardins. Nous en tirons un enrichissement de vie. Et surtout la société en profite, puisqu’elle emploie le même organisme à plusieurs fonctions différentes, et qu’à chacune de ces fonctions le changement de langage, de clef, nous adapte instantanément.

Les philosophes le savent bien. Le président du Grammaire-Club cite d’après Taine cette phrase de Maine de Biran : « Il y a immédiation entre l’aperception de la force constitutrice du moi et l’idée de la notion de mon être au titre de force absolue, par la même raison que je pense et entends la réalité absolue de mon être de la même manière que j’aperçois immédiatement l’existence individuelle ou actuelle du moi. » Taine, que la pédanterie de Maine de Biran mettait fort en colère, traduisait cela de la sorte : « Apercevant la volonté, force efficace qui est moi-même, je sais directement et sans raisonnement qu’il existe une force, laquelle est moi. » Mais si la traduction est en effet pure de tout langage technique, de toute pédanterie, elle est vidée aussi complètement du sens que présentait tout de même à un philosophe disgracieux le charabia de Biran. Le mot immédiation naît des problèmes mêmes de la vie intérieure ; aperception nous rappelle le courant leibnizien et l’atmosphère où pense Biran ; et le problème éternel de la philosophie, c’est l’effort du philosophe pour saisir l’absolu en lui, ce qui apparaît clairement dans la phrase de Biran et disparaît de celle de Taine. La philosophie implique une technique verbale ; un philosophe doit savoir s’en servir, savoir aussi ne pas s’y asservir.

Le professionnel représente une valeur sociale, et la société lui impose son langage professionnel. L’honnête homme représente une valeur individuelle, et le Grammaire-Club est un club d’honnêtes gens qui défendent le langage contre l’envahissement des professionnels. Approuvons-les, mais peut-être, en y mettant cette rigueur, apparaissent-ils un peu comme des professionnels de l’honnêteté, une profession qui ne va pas sans automatisme. « Une idée qu’on ne pourrait pas nommer en français, je me dirais qu’elle n’est point française ; je m’en méfierais ; et volontiers je la laisserais, plutôt que de forger pour elle un nouveau mot… Ça ne peut pas se dire dans notre langue ? Ne le dites donc pas ! » C’est Denis qui parle ainsi. Et il me donne envie de me porter aux pires extrémités, d’employer les mots les moins français, et de le traiter non pas seulement de réactionnaire mais d’immobiliste, — ce qui ne serait pas plus barbare que le manhattan cocktail qui suffit à le consoler. Orion souhaiterait qu’au Grammaire-Club on coquetaile. Pourquoi, si le docte éditeur de Rabelais trahit le piot du Maître en faveur des breuvages peaux-rouges à plume dans le nez, n’habituerait-il pas le liquoriste de son bar à s’entendre commander une queue de coq ?

XV. — Critique française et critique allemande

Nous ne manquons pas de bons livres de critique sur Balzac, et même la courbe des attitudes successives de la critique devant Balzac est une des plus instructives qui soient : ces attitudes, projetées sur l’écran, s’enchaînent, pour faire de la vie, comme au cinéma.

Sainte-Beuve et Balzac, on peut y voir plus que des individus, des types, des chefs de genre, et tels que l’un c’est la Critique, l’autre le Roman. Et l’on sait si la Critique, ici, a aboyé au Roman ! Mais, dans la génération qui suit Sainte-Beuve, le roquet a fini par s’habituer au dogue. Taine écrit sur Balzac un magnifique article, et Brunetière, après avoir fait suffisamment son Sainte-Beuve dans le Roman Naturaliste, finit presque sa carrière critique par un Honoré de Balzac qui est de premier ordre. Il est vrai que Faguet, dans un coin, dans une niche de son XIXe Siècle, reprend aigrement contre Balzac la vieille clameur lundiste : Sei ruhig, Pudel !

Curtius remarque, dans la conclusion de son Balzac, qu’aucun critique n’a pu donner de Balzac un portrait complet, et que, poète, il n’a été bien compris que des poètes. « Il n’a été compris tout entier que de ceux qui se sont abandonnés à sa magie. Seuls les poètes — un Browning, un Baudelaire, un Hugo, un Wilde, un Hofmannsthal — l’ont pénétré jusqu’au noyau de son être. Après les jugements contradictoires du passé, le xxe  siècle en viendra à une vigoureuse synthèse. Il saisira Balzac dans son unité et sa totalité, comme génie créateur, qu’aucune formule n’enferme, et qui, de la matière donnée dans un temps, a produit dans un ordre de grandeur éternelle une image de l’univers et de l’humanité. »

En même temps que paraissait en Allemagne le Balzac où Ernest Curtius s’efforçait de réaliser, au moins en partie, ce programme, M. André Bellessort publiait un Balzac et son œuvre, professé d’abord à la Société des Conférences, et qui, sous forme de cours, avait obtenu grand succès. Le livre est remarquable d’intelligence, de composition, de mesure, d’esprit ; mais je veux en retenir ici surtout la forme, type excellent de critique à la française, de critique universitaire d’avant ce que les grincheux, dont on sait que je ne suis pas, appellent le phylloxéra des fiches. Il est professé et écrit pour un certain public, un public d’honnêtes gens, qui n’est d’ailleurs pas le même que celui de la Nouvelle Revue Française par exemple. Mais le public c’est des publics, et il y a diverses variétés d’honnêteté.

La critique de M. Bellessort est une critique de professeur, ordonnée devant un public, et pour un public. La critique de M. Curtius, bien que M. Curtius soit également professeur, ressemble davantage à une réflexion que l’on fait pour soi-même, pour éclaircir et classer ses propres idées, et aussi pour des lecteurs qui comprennent à demi-mot et mettent quelque patience à la disposition de l’auteur. De la critique parfaitement française, dirons-nous donc ce que Nisard dit de la langue française ? « Il suffit de considérer à quelles conditions, en France, on est écrivain, pour se convaincre que c’est une langue (le français) toute d’appropriation et de communication. Elle n’est, dans la main de l’écrivain, que l’instrument de tous dont il se sert pour communiquer des idées qui touchent tout le monde, et non pour jouir solitairement de son esprit et s’entendre à demi-mot. » Il est à peine besoin d’indiquer ici à quel point une langue, une littérature, une critique, réduites à cet idéal, apparaîtraient mutilées, et singulièrement privées de poésie, de rayonnement, de fluide. Mais il est excellent que cet idéal y soit représenté, il ne l’est nulle part mieux qu’en France et la critique doit particulièrement s’en inspirer. Notons d’ailleurs que, s’il convient excellemment à un Nisard, un Sainte-Beuve le dépasse et le fait craquer de toutes parts.

En tout cas, il ne séduit nullement un écrivain et un critique allemand. Le Goethe de Gundolf, le Nietzsche de Bertram, le Balzac de Curtius, malgré leurs différences, nous permettraient de dessiner dans ses grandes lignes une figure de la critique allemande contemporaine, et de l’opposer quelque peu à la nôtre. Cette critique tend à dégager d’une œuvre ses thèmes, à chercher une musique des esprits, à la manière dont Sainte-Beuve cherchait une histoire naturelle des esprits. D’un travail ébauché à ce sujet, je détache ici les notes qui concernent le Balzac de Curtius, et je les publie avant que son livre et celui de M. Bellessort, qui ont paru l’an dernier, aient quitté le champ d’une actualité relative.

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« Si l’on veut pénétrer, dit Curtius, dans le monde et dans l’œuvre de Balzac, il faut se demander sous quelle forme il a éprouvé et représenté les forces et l’activité de l’être. » Et voici le programme annoncé par M. Bellessort dans sa première page : « L’essentiel est de savoir ce qu’était l’homme, ce qu’il a voulu faire, ce que nos esprits ont assimilé de son œuvre et ce qu’ils peuvent en assimiler encore ; quel accroissement d’intelligence et de sensibilité, quelles émotions esthétiques ou morales nous lui devons toujours ; quelle somme de vérité humaine cette œuvre contient qui la renouvelle indéfiniment ; pourquoi elle vit, enfin, quand tant d’autres, que les contemporains exaltèrent, sont mortes. » Le critique allemand vise à une métaphysique de Balzac, le critique français à une psychologie, à une morale, à une utilisation de Balzac. Le premier pense au foyer intérieur de Balzac, le second à la lumière qui se déplace, pour les éclairer successivement, sur les parties du colosse. L’un en veut une intuition, l’autre une intelligence, ou plutôt cette forme de l’intelligence unie à la sensibilité, qui s’appelle le goût. Curtius fait de l’essai de Hugo von Hofmannsthal cet éloge, qu’il paraît « nicht über Balzac, sondern aus Balzac ». Les deux prépositions serviraient de formules aux deux critiques.

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Après deux chapitres un peu laborieux sur le mystère et la magie dans Balzac, Curtius arrive à un chapitre essentiel, noyau du livre, sur l’énergie. Il voit avec raison en une énergétique le système nerveux de l’art balzacien. Il montre que Balzac « a construit sa peinture de l’humanité, son idée de l’art et de l’histoire, sa politique et sa morale, sa mystique et son esthétique, sur une intuition énergétique ». Oui, mais ces termes servent de prénoms à la vraie réalité balzacienne, à savoir des êtres vivants qui s’appellent des romans. Idées, politique, morale, mystique, esthétique, ne sont que des coupes sur des romans, sur les enfants vigoureux d’un faiseur de romans. Si j’écrivais à mon tour un Balzac, je lui verrais le même foyer que Curtius, une énergétique, mais je donnerais pour suite à cette énergétique une technique du roman balzacien, liée à une technique générale et à une histoire du roman, et je terminerais sur le terrain des mœurs et du goût, où je me rencontrerais avec M. Bellessort.

Mon point de départ serait donc philosophique comme celui de Curtius. Son énergie balzacienne me rappelle la Volonté schopenhauerienne. Curtius montre, en une page pénétrante, que le dynamisme de Balzac, son sentiment de l’énergie humaine, est un sous toutes les formes qu’il prend, que l’amour sexuel n’en est qu’une forme entre beaucoup, qu’il s’exprime avec le même caractère de violence dans la passion maternelle, la passion paternelle, la passion de l’or, la passion artistique, — qu’une concentration de cette énergie produit les génies, les surhommes, les monomanes, tels que Louis Lambert, Balthazar Claës, maître Cornélius. Toute la Peau de Chagrin, symbole de la Comédie Humaine qui sert elle-même de symbole à la nature humaine, est construite sur ce thème d’énergétique, le dilemme du choix entre une énergie ralentie qui dure et une énergie puissante qui se consume vite. La puissance de l’argent, avec son Grandet et son faustische Goldmacher, Claës, ressortit également à une intuition énergétique.

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Le quatrième chapitre concerne le drame des passions, en lequel se résout la Comédie humaine. Le foyer d’énergie avant les formes de l’énergie, la passion pour la passion, non pour les jugements de valeur sur son objet. « Les romantiques nous donnent la rhétorique de la passion, mais Balzac nous donne la chose même » — la chose, que Curtius rattache à Manon Lescaut et à Diderot plutôt qu’aux romantiques. Il étudie les passions balzaciennes dans leur durée, dans leur corps et dans leur âme, et distingue trois types balzaciens de passionnés : les jouisseurs, les collectionneurs, les natures faustiennes.

Les premiers sont les dissipateurs d’énergie, les gâcheurs de passion, les consommateurs de peau de chagrin. Au contraire, l’instinct de concentrer le plaisir, de lui conférer la durée au lieu de le consumer en explosion, la conservation de la peau de chagrin, sont à l’origine de la passion du collectionneur. Chez tous deux la passion correspond bien à une forme de la dépense, mais dissipatrice chez l’un, économe et intelligente chez l’autre. Tous ces passionnés sont des chercheurs d’infini, au sommet desquels sont placés les natures faustiennes, les Giardini, les Sarrasine, les Claës, les Lambert.

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Je laisse de côté les chapitres sur l’Amour et la Puissance, qui n’apportent pas grand’chose à un lecteur français. Celui qui concerne la connaissance nous retiendra davantage. Curtius voit justement en Balzac un vrai contemporain de Saint-Simon et de Comte, du romantisme allemand aussi. Et Balzac est en effet, de tous les écrivains romantiques français, celui qui correspond le mieux à ce qu’on entend, hors de France, par romantisme. Il est romantique européen comme Voltaire était classique européen. Aussi un livre comme celui de Curtius nous paraît-il un produit bien naturel de la critique littéraire allemande. Balzac a le sentiment profond de la communauté de plan et de sang entre les règnes naturels et le règne humain. Déclassant matérialisme et spiritualisme, il voit la vie partout : « La littérature des xviie et xviiie  siècles, dit Curtius, avait vu l’homme sous le pur aspect psychologique, comme un système d’idées et de passion. » Encore Stendhal écrivait, en moraliste : « Écrire autre chose que l’analyse du cœur humain m’ennuie. » Balzac au contraire nous révèle l’homme dans ses rapports avec l’univers physique et social. Balzac regarde vers le xixe et le xxe  siècle comme Stendhal vers le xviiie . « Balzac est le premier qui dans la littérature ait voulu systématiquement peindre tout l’homme… La physiologie et l’argent concourent également à remplacer l’homme abstrait de la psychologie par l’homme concret et vivant. Dans laVieille Fille une crise physiologique constitue le germe et le principe créateur de toute l’œuvre. Un Ménage de Garçon étudie les conséquences physiologiques de l’abstinence sexuelle, la Peau de Chagrin l’influence du jeûne sur l’imagination. La médecine est une science auxiliaire de la Comédie humaine comme la jurisprudence ou la théologie. » Et Taine, dont Curtius s’inspire ici, pouvait dire de Balzac : c’est Molière médecin. Molière médecin ! La vie littéraire, comme d’ailleurs toute vie, avance par cette synthèse, ou plutôt cette symbiose, des contraires.

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Curtius insiste à bon droit sur cet amour intégral et vorace de la société de son temps, qui fait de Balzac l’antithèse de Chateaubriand. Cette société, « il l’a analysée comme critique, aimée comme homme, combattue comme révolté, dominée comme homme fort, peinte comme artiste ». Il a porté le sens de la contemporanéité au même degré que Baudelaire et les Goncourt celui de la modernité.

À cette prise de la société contemporaine par le dedans, par le cœur, par le courant d’énergie, répond la politique de Balzac, ramenée par Curtius à une énergétique sociale. Chez les jésuites, dans le droit d’aînesse, dans la monarchie, c’est une énergétique qu’il admire. Son énergétique implique l’absolutisme, l’anti-parlementarisme. Attitude césariste plus que royaliste, dit Curtius, cri vers l’homme fort, « voix qui en 1851 met le prince Louis-Napoléon à la tête de l’État, et qui, une génération après, suscite le général Boulanger. »

Son amour pour le catholicisme se relie à la même énergétique, car il y voit une force sociale. Mais par-delà cette chaleur il aperçoit le foyer, par-delà l’énergie sociale, l’énergie absolue qui coïncide avec la mystique. L’énergétique balzacienne, dont Louis Lambert nous donne l’épure, est équilibrée par une mystique balzacienne, dont Seraphita est le poème.

Nous sommes tentés d’appeler romantique cet ordre de sentiments, et d’ailleurs le terme de romantisme est assez vague et assez large pour admettre presque tout contenu. Cependant Curtius voit en Balzac un disciple de Rabelais, et le seul des grands écrivains de son temps qui n’ait pas été romantique. Ou plutôt le romantisme est en lui, mais il n’est pas dans le romantisme, ce qui ne signifie pas qu’on puisse l’appeler classique. Curtius place la Comédie humaine dans la même catégorie que Faust, celle de l’überromantisch. Comme Goethe, « c’est l’universalisme de son esprit qui l’éloigne du romantisme »

Universalisme, totalisme, et voilà ce qui doit lui valoir l’attention, l’admiration de l’Allemagne. Boutroux, dit Curtius, a caractérisé l’esprit allemand en disant qu’il conçoit sous la catégorie du tout, l’esprit français sous la catégorie de l’un. Le Français prend parti pour un seul aspect de la vérité, raison, nature, tradition. Il est antithétique et combatif, non harmonieux et contemplatif. Et voilà une définition du Français qui ne convient nullement à Balzac. Mais c’est que, dit Curtius, il y a aussi une France, la France des cathédrales avant la France des classiques, au xixe  siècle la France de Comte et de Renan. Celle de Balzac aussi : c’est par là que Balzac participe à l’esprit des deux nations. Curtius propose d’ailleurs de mobiliser la raide formule de Boutroux. La différence « se ramène peut-être à ceci, que l’esprit français va de l’un au tout, l’esprit allemand du tout à l’un ». C’est probable, mais cette rectification elle-même, affinons-la, et n’oublions pas toutes les routes de mouvement qui font craquer une formule elle-même rectiligne.

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Parmi les innombrables monographies qui sont à écrire sur Balzac, on en fera sans doute une sur l’histoire de la renommée de Balzac. La fin, très nourrie, du livre de Curtius peut provisoirement en tenir lieu. Depuis l’article de Sainte-Beuve en 1834 sur la Recherche de l’Absolu, il donne un tableau vivant des variations de la critique. En 1842, attaques violentes de Gaschon des Molènes, et en 1847 de Lerminier dans la Revue des Deux Mondes, toujours en guerre contre les romanciers créateurs. Armand de Pontmartin déclare, en une phrase qui mérite l’immortalité (et dont la substance n’a pas laissé de passer dans l’article de Faguet) que « si on compare Balzac à MM. Cousin, Guizot, Vignet, Vitet, Mignet, Villemain, Mérimée, il est impossible de l’appeler un grand écrivain ». Schérer s’efforce, en 1870, de démontrer que Balzac est inexistant, ses portraits sont froids et faux, il n’a ni âme ni passion ! Seulement « Balzac a fait deux choses : il a agrandi le roman de caractères et il a fondé le roman de mœurs ! » Brunetière finit par se convertir à Balzac, mais en 1880 il écrivait de lui : « Une force inconsciente, qui se déploie au hasard, sans règle ni mesure… l’un des pires écrivains qui jamais aient tourmenté cette pauvre langue française. Le romancier qui se mettrait à l’école de Balzac, je ne vois pas le profit qu’il en pourrait tirer. Ce maréchal de la littérature est un triste modèle. Car, là où il est bon, il est inimitable, et là où on peut l’imiter, il est franchement détestable. » Plus tard, à l’imitation, Brunetière a substitué l’utilisation, et, ayant découvert que Balzac pouvait être « utilisé » comme chef de contre-romantisme, il a écrit son Honoré de Balzac, où il conclut : « Balzac et Sainte-Beuve représentent peut-être le meilleur de l’héritage spirituel du xixe  siècle. » En 1905 comme en 1880, il s’agissait toujours de la croisade contre le romantisme, de même que pour les Anglais, en 1793 et en 1914, il s’agissait toujours de l’équilibre continental et de l’Escaut : prendre parti contre ou pour la France, pour ou contre Balzac, c’est, dans les deux cas, secondaire.

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Après avoir noté le peu d’influence de Balzac en Angleterre jusqu’à Moore et Stevenson, en Allemagne jusqu’à la génération actuelle, Curtius déclare cependant que « Balzac est, bien plus qu’un Stendhal, pour ne rien dire d’un Hugo ou d’un Zola, une propriété de l’esprit européen ». Dans quelle mesure le penserons-nous ?

Observons d’abord qu’on peut le dire de tous les grands romanciers du xixe  siècle. Au contraire de l’âme allemande, qui depuis 1830 ne s’est répandue en Europe que par ses philosophes, de Hegel et de Schopenhauer à Keyserling, la France, l’Angleterre et la Russie sont entrées surtout dans la circulation européenne par leurs romanciers. Il était nécessaire que Balzac, romancier pur, gagnât sur ce terrain beaucoup plus qu’un poète comme Hugo ou un moraliste comme Stendhal. On apprend la France dans Balzac comme on apprend l’Angleterre dans Eliot ou la Russie dans Dostoïevsky.

Mais y apprend-on l’Europe ? Évidemment non. Balzac a saisi, avec une somme d’intuition unique dans l’histoire littéraire, la France de son temps, son élan, sa marche à la vie. Il est à remarquer que, malgré ses voyages, ses liaisons avec des étrangères, la rubrique qu’on pourrait appeler « Scènes de la vie cosmopolite » est absente de son œuvre. Elle appartient à Stendhal, à Mérimée, à Gobineau. Si Balzac est Européen, ce n’est point dans le sens über, mais dans le sens aus. Son bloc d’humanité, son bloc français, il l’a tiré d’une Europe que nous continuons à vivre. Comme Dostoïevsky est le grand romancier d’Orient, Balzac est le grand romancier d’Occident, du genre de vie occidental. La Comédie Humaine c’est, comme l’a vu Curtius, Faust devenu Légion.

La revue Philosophies annonce qu’une traduction de Balzac est en préparation, et en a publié quelques fragments. Nous nous en réjouissons. Cet excellent échantillon de la critique allemande contemporaine, mis sous les yeux des Français, comparé aux livres de Brunetière et de Bellessort, permettra à chacun de prolonger, sur un sujet français, le parallèle des deux critiques, dont j’ai esquissé le schème discontinu. Je n’oserais opposer de la même manière le Nietzsche de Bertram et celui de M. Andler, le dernier présentant, lui aussi, plutôt les qualités et les défauts de la critique germanique que ceux de la critique française. Et qu’il n’existe pas un grand Goethe français à mettre aujourd’hui en parallèle avec celui de Gundolf, c’est une lacune de notre critique qu’il est urgent de combler. La belle occasion, pour les humanités modernes, de se révéler, et de prouver le mouvement en marchant !

XVI. — Épilogue à la « Poésie de Stéphane Mallarmé »

On réédite aujourd’hui un livre à l’histoire pittoresque duquel je ne puis guère songer sans un de ces sourires amusés qui coïncident si bien avec la ligne de la vie. En 1911, où triomphait un néo-classicisme et où le nom de Mallarmé figurait à peu près une enseigne de cénacle à mettre au musée des curiosités ? c’était une idée bizarre qu’un livre de quatre cents pages sur la Poésie de Stéphane Mallarmé. Il fut présenté vainement aux éditeurs, dut paraître aux frais de l’auteur, à cinq cents exemplaires, ne commença à se vendre que sept ou huit ans plus tard, à la fin de la guerre, à l’époque littéraire qui commence par ces deux événements, le prix Goncourt à Marcel Proust, l’apparition de la Jeune Parque, et où il semble que nous devions vivre encore quelques années, intéressantes et bien employées. Il eût été réimprimé plus tôt si l’exemplaire corrigé et remanié pour le second tirage n’était resté longtemps égaré dans les bureaux de la rue de Grenelle (les bons, ceux de la N.R.F., pas ceux de l’instruction Publique). Peut-être eût-il été plus convenable qu’il reparût l’hiver dernier, celui de la poésie pure.

Étant intervenu dans cette affaire de la poésie pure, je m’attirai de M. Henri Bremond un apologue charmant. Le malicieux abbé rappela l’histoire de ces deux ermites du désert qui, vivant en paix, d’accord sur tout, dans leur solitude, furent curieux de l’esprit du siècle et décidèrent de se disputer, pour voir. Ils étaient assis sur leur banc. « Ce banc est à moi, dit l’un. — Il est à moi, dit l’autre. — Mais oui, il est à vous. » Et le fait est que notre désaccord n’était pas bien vif. J’aurais voulu simplement que M. Bremond s’expliquât sur un dédoublement de l’idée de poésie pure en inspiration pure et en technique pure. Comme le vent du désert n’était pas à la théologie, il préféra parler d’autre chose, et je n’insistai pas.

Le diable, ce jour-là, me paraît avoir cédé bien facilement. Car enfin le banc est un petit peu à moi, — ce fameux banc de la poésie pure devant lequel le Landerneau littéraire défila pendant trois mois, comme s’il eût vu un phénomène. Je n’en ai rien dit. Mais aujourd’hui que mon éditeur hasarde vaillamment des sommes, en pleine crise de la librairie, sur la réimpression de cet énorme bouquin, mon vieux Pourana, il faut tout de même que je lui fasse quelque réclame et que, tout comme notre bon ermite, je vive dans l’esprit du siècle. Au dix-septième chapitre de la première partie, que j’ai appelé la Recherche de l’Absolu, est esquissée une théorie de la poésie pure, avec l’exemple de Mallarmé pour point d’appui. « La nudité d’Hérodiade paraît le symbole de sa poésie, nudité mystique qui supporte les draperies du poème et qui, en se dévoilant, mourrait à la fois de sa splendeur excessive et du sursaut de sa pudeur. Il garda cette vision de la poésie pure, de la poésie nue, par-delà tout décor et tout épanouissement extérieur, vision qu’il n’a point matérialisée (et c’eût été contradictoire), mais indiquée par des allusions, par un jeu mouvant et des courbes légères… Il tenta donc incertainement en essais d’art, il indiqua plus précisément en spéculations techniques, une poésie pure… La personnalité de l’art, l’horreur de l’inspiration reçue aussi bien que de celle communiquée, il les a poussées, elles aussi, à leur extrémité absolue, à leur hyperbole de poésie pure. » Puis, dans un chapitre sur l’Existence du Poète, j’ai essayé de dégager « une idée du poète pur qui se rencontre sur les chemins de l’absolu avec la poésie pure ». Le sujet appelait d’ailleurs M. Bremond, et sa place sur le banc était réservée :

Que la vitre soit l’art, soit la mysticité,

ce vers de Mallarmé pourrait servir de devise à M. Bremond. Car l’art et la mysticité sont faits des mêmes verres translucides. Il fallait ici, autant qu’un expert en poésie, un expert en mysticisme. On ne saurait donc s’étonner d’avoir vu la question, à l’Académie, s’agiter autour de l’anatomiste des mystiques. Je rappelais au chapitre cité, qu’« un disciple de Malebranche, le P. André, dans son Traité du Beau, distinguait le Beau essentiel, le Beau naturel, le Beau humain ». L’idée du Beau essentiel est spontanée chez un théologien, elle concorde avec l’Hyperbole de la poésie pure. « La poésie pure, écrivais-je encore, est hyperbolique comme le doute premier de Descartes est dit par lui hyperbolique. » Il n’est pas jusqu’à Fénelon auquel, en terminant, je n’aie cru convenable de comparer Mallarmé, et au « petit troupeau » la phalange poétique de la rue de Rome.

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Mais, après tout, ce banc était-il vraiment à moi ? Ce chien est à moi, disaient ces pauvres enfants. Voilà des revendications en effet bien puériles. L’inventeur, le propriétaire, ici, ce n’est ni M. Bremond, ni Valéry, ni moi : c’est Mallarmé.

Que Mallarmé n’ait pas prononcé le mot de poésie pure, cela n’a aucune importance à côté de ce fait, qu’il n’a presque rien écrit qui ne relevât du problème de la poésie pure, comme Spinoza sur la philosophie pure, il a joué sa vie sur la poésie pure, jeté le dé pour abolir le hasard qui la contamine. Il a circulé sur un parvis où il ne croise que les plus hautes branches de la philosophie et de la religion. Quand il a médité sur le théâtre, il s’est aperçu que c’était presque inutile, le théâtre pur se trouvant réalisé dans la messe. À la limite de son élan poétique, il y a une sorte de messe, dite dans l’église de Saint-Spirit. Vous vous demandez quel est ce saint qui ne figure pas au calendrier. Je m’étais posé la même question pour un village de Vaucluse qui s’appelle Saint-Trinit, jusqu’au jour où le Bottin des départements (pioché selon le conseil d’Amouretti) m’apprit que la fête du pays avait lieu le jour de la Trinité. Nos braves Méridionaux avaient fait de la Trinité un saint local. Je voudrais qu’un village français eût eu la même pensée pour le Saint-Esprit, et dédié une église à Saint-Spirit, où je ne manquerais point d’aller en pèlerinage. Faute de l’office de ce saint, nous avons le salut de Mallarmé

Solitude, récif, étoile,
À n’importe ce qui valut
Le blanc souci de notre toile.

Et voilà, comme le flair sacerdotal de M. Bremond l’a subodoré, la vraie littérature de la chapelle.

La chapelle, c’était le salon de la rue de Rome. Elle eut son petit clergé, ou du moins ses enfants de chœur, les poètes symboliques. Voici Henri de Régnier, voué dès lors à une belle destinée d’évêque, élégant et habile, ayant au doigt l’améthyste authentique de la poésie purifiée, plus lumineux que charnel et à qui le roman est venu à souhait ouvrir les voies du siècle ; Louÿs, cardinal de la Renaissance, Bembo qui rêve à César Borgia ; Souza, l’argumentateur et le théologien de l’église poétique ; Vielé-Griffin, qui occupe l’harmonium intime les jours de semaine ; Valéry, qui tient, en principe, les grandes orgues aux jours de fête, qui les tiendra, disaient les sceptiques, à Pâques ou à la Trinité, laissant à sa place, en le plus authentique mallarmisme, une absence d’organiste. Et pourtant les sceptiques ont eu tort. Pâques et la Trinité sont venus. C’est Valéry à l’orgue (le jour où l’abbé Bremond parle en chaire) qui attire le monde, le beau monde. Quelle messe verte, le jour de l’enterrement d’Anatole France, le vrai, l’an prochain ! — Claudel, qui, par-delà le Nouveau Testament, spirituel, de Mallarmé, retrouve et revit Rimbaud comme un Ancien Testament, charnel, — André Gide, qui voit la religion par le côté où on la réforme, qui songe à aménager l’église en temple, la réflexion sur l’art en réflexion sur la morale et la vie, le porche sculpté en porte étroite.

Religion et poésie, les deux Idées, dans leur ciel platonicien, tournent ici l’une sur l’autre avec la souplesse de la vie. Le xixe  siècle, avec Chateaubriand, a débuté par la poésie de la religion. Il se clôt, avec Mallarmé et ses disciples, par une religion de la poésie. Voilà le bénéfice que le recul d’un quart de siècle, en 1926, nous permet d’apprécier en toute connaissance.

Comme c’est curieux, comme c’était imprévisible, la manière dont les choses se sont passées ! Il a semblé d’abord que Mallarmé, le symbolisme, ce fussent des vieilles lunes du temps des robes longues. Robert de Souza, homme de foi, eût été à peu près seul, il y a dix ans, à oser envoyer de Nice le télégramme à la Paul Alexis : « Symbolisme pas mort. Lettre suit. » (Lisez Où nous en sommes ? qui prend bonne place dans les archives de la question poésie pure.) On attend le mouvement d’art nouveau, l’inévitable mouvement d’après-guerre, le 1830 de ce 1815, on retient son strapontin pour une bataille d’Hernani. Et il se trouve que brusquement occupent une place centrale quatre gloires à retardement, Proust, Valéry, Gide, Claudel. Proust ne figure ici que comme leur compagnon d’âge, dont l’influence s’exerce, comme la leur, sur une génération qui n’est pas la sienne. Mais Valéry, Gide et Claudel sont en somme des symbolistes. Nous étions bien un millier qui les mettions au-dessus des gloires volumineuses : leur renommée n’en était pas moins une renommée à tirage restreint. Un polémiste appelait cela le snobisme de la mévente. Je veux bien. Drumont disait qu’avec un lingot d’or dans sa poche on peut être embarrassé pour payer sa place en omnibus, et c’est là une vieille histoire de la littérature. Mais précisément l’économie d’après-guerre nous a habitués à distinguer plus spontanément (comme les gamins de dix ans discernent aujourd’hui à un kilomètre la marque d’une voiture) les valeurs-or et les valeurs-papier. Toute une psychologie de l’inflation littéraire est devenue facile, et nous l’esquisserons au premier jour. En attendant, il est apparu que le nom, le signe de Mallarmé authentiquaient une valeur-or. Il y a là une psychologie de l’idéal que vous retrouverez en relisant dans Divagations le Phénomène Futur et le sonnet qui s’y enchâsse.

Parlons sans imagerie. Il ne s’agit, sous ce signe de Mallarmé, pas seulement de la poésie pure, mais aussi et surtout de la littérature pure. Je veux dire la littérature, l’acte de mettre du noir sur du blanc et de publier, se prenant lui-même comme matière à approfondir et comme objet à réfléchir. Si je traitais ici des origines historiques du problème, je consacrerais un paragraphe à Sainte-Beuve, un autre aux Goncourt, un encore aux Parnassiens. Ces avenues aboutiraient à Mallarmé, à Valéry, à tout un pan de la littérature actuelle. Le seul mouvement collectif, cohérent, à place marquée, qu’il y ait eu entre le symbolisme et l’après-guerre, l’unanimisme, ne s’est pas produit sur ce terrain. Mais le mouvement Dada ? le surréalisme ? Ici, plus d’un lecteur se récrie. « À l’unanimisme, qui a donné des œuvres, qui a mené à la lumière Romains, Duhamel, Vildrac, Durtain, Arcos, vous comparez la fumisterie Dada, le surréalisme qui n’est jusqu’à présent qu’une littérature de manifestes ! » Pardon. La critique peut se trouver devant ce que j’appellerai des mouvements purs, c’est-à-dire des mouvements littéraires qui viennent à leur temps, jalonnent un courant, permettent au critique de se mouvoir librement parmi les idées sans se voir dérangé par des hommes de génie dont la personnalité irrationnelle mange tout. Ainsi la querelle des Anciens et des Modernes au xviie  siècle, événement littéraire aussi important en soi que la réforme de Malherbe et le romantisme, ne s’est que fort peu manifestée par des œuvres, à cause peut-être de la maladresse d’une nourrice qui a laissé choir au maillot le génie qui l’eût interprétée. Qu’est-ce que cela fait au critique, s’il a repéré le mouvement ? Notons qu’il n’y a pas eu une littérature Dada, mais un mouvement Dada, que le poisson soluble d’André Breton est un mouvement qui se meut, s’emporte, se dévore lui-même, comme les chopes à Genève, dont les faux-cols sont si élevés qu’en laissant reposer la bière on les voit se boire toutes seules. La littérature se trouve intéressée là-dedans. Le titre de la revue Littérature était fort bien choisi. Elle débuta à peu près par une enquête qui posait aux écrivains cette question : « Pourquoi écrivez-vous ? » Plusieurs répondirent. Les Mastuvus, vieille garde du genre enquête, paraphrasèrent plus ou moins le : J’écris pour soulager ce qui gémit en moi. D’autres virent là une question insolemment ironique. Je préfère croire que ces jeunes gens s’émerveillaient indéfiniment, comme Mallarmé, devant le mystère de l’encrier, et demandaient à leurs aînés : Comment est-ce possible ? — de même que le jeune bachelier de philosophie prend en pitié ses parents, notables commerçants dont toute l’activité et les propos impliquent qu’ils ne se sont jamais posé la question de savoir si le monde extérieur existe. Moi, qui fais vaguement fonction, en littérature, de prof de philo, je trouve cela très bien. L’intelligence consiste à se poser ces questions-là au moins une fois dans sa vie. Des spécialistes se les posent toute leur vie.

J’entends d’ici la vieille objection. Vous parliez de chope qui se boit toute seule. Voilà une littérature qui risque de se lire toute seule, je veux dire de n’avoir d’autres lecteurs que les littérateurs eux-mêmes. « Ils se lisent entre eux ! » disait, lors d’un charivari, cet ami qui tapait si fort sur un poêlon et qui n’a pas une figure à laisser la bière se boire elle-même. C’est vrai, ou plutôt ce pourrait être vrai, dans un monde plus paradoxalement préoccupé d’essences littéraires, plus perméable aux mouvements purs, plus mallarméen encore. Si vous voulez, maladies des vieilles littératures, mais maladies qui ne risquent pas d’être contagieuses. La perle est d’ailleurs une maladie de l’huître et le fromage lui-même une maladie du lait. Mallarmé a réalisé le type non seulement d’une littérature sur la littérature, mais d’une littérature pour les littérateurs. Il en faut. Et, pour qui sent dans sa durée organique la littérature française, il en fallait à la fin du xixe  siècle.

Mais qu’est-ce qu’une littérature sur la littérature, sinon la définition même de la critique ? Ce Mallarmé qui provoque et déçoit l’exégèse, qui figure le centre d’un dialogue jamais fini, dans ce nuage bleu (brumes d’été ? encens de chapelle ? fumée de tabac ?), il me paraît le type du poète non seulement pour les littérateurs, mais, plus spécialement, pour les critiques. Critique, lui, non des auteurs, mais des essences. J’avoue, disait-il, mon incompétence sur toute autre chose que l’absolu. L’âme littéraire, liée à un corps, à des corps, ne saurait demeurer longtemps en contact avec ces essences. Il faut qu’elle les visite, qu’elle sache qu’elles existent. Ainsi fait des mystiques l’âme religieuse.

Voilà le bienfait de Mallarmé. J’accuse ici intentionnellement — et on excusera — le parti pris de dégager de ce paysage littéraire un ordre de mouvements purs. Ce parti pris trouve aujourd’hui un public non seulement pour l’accepter, mais pour le sous-entendre. J’aurais voulu rendre ma Poésie de Mallarmé moins indigne non seulement du poète, mais de ce magnifique été de 1911 où elle fut écrite et qui produisit les meilleurs vins du xxe  siècle. La date, cependant, importe. En ce temps-là, les spéculations sur le mouvement pur ne sortaient guère du monde des philosophes, de héraclitéisme bergsonien, et même, dans Bergson, c’était à l’intuition plutôt qu’à la mobilité qu’on s’attachait. Quelques années de vie nouvelle, d’invention mécanique, de mode, de littérature, de peinture, ont jeté l’homme d’après-guerre, sa vision, son goût, son sens interne, en plein courant de mobilisme. Jusqu’à l’inévitable réaction.

Esquissons dès maintenant une réaction, nous aussi. Il faudrait nous souvenir que la critique ne porte pas seulement sur des idées et des mouvements, mais sur des hommes, sur des individus. Les racines des personnalités originales soutiennent, étagent en terrasses, disposent pour la production et la culture, œuvres de patience, ces terres qui sur les pentes vives s’ébouleraient avec les eaux et comme elles. Mallarmé fut une de ces personnalités dont une ample Vie à l’anglaise, écrite par qui de droit, éclairerait patiemment le visage que j’ai laissé, par incompétence, dans une ombre presque impersonnelle. Le paysage d’idées ne servait, pour Sainte-Beuve, que de fond au portrait. C’est la voie saine et complète de la critique, parce qu’elle porte avant tout sur les individus, sur l’histoire et la personnalité de génies uniques, sur ce que jamais on ne verra deux fois, sur ce qui déclasse et rejette dans le subalterne nos jeux d’école à propos de la race, du milieu et du moment — ou de l’évolution des genres — ou des mouvements purs.

XVII. — La critique des philosophes

M. Daniel Halévy a mis le point final à la première série des Cahiers Verts par un recueil de quatre Écrits dus à MM. Chamson, Malraux, Grenier et Petit, et introduits par une préface où M. Halévy note : « Nos jeunes écrivains philosophes sont bien dignes d’attention. Ils forment au milieu de nous une élite méditative et savante, dont les services ne peuvent être surestimés. » Il rappelle qu’au sommaire de son trèfle vert à quatre feuilles manquent Ramon Fernandez et Stanislas Fumet, Robert Garric et Jean Prévost. On pourrait mentionner les rédacteurs d’Esprit, qui ont leur organe à eux. On ne saurait oublier tel aîné éminent, de culture philosophique et européenne, comme M. Charles du Bos. On se souvient que M. Pierre Lasserre, M. Gabriel Marcel, sont venus de la philosophie à la critique, On connaît la place prise par M. Julien Benda parmi les « écrivains philosophes ». Dans le manifeste vivant et charmant qu’il écrivit lors de la reprise de la N.R.F. en juin 1919, Jacques Rivière déclarait que l’opinion attendait de notre organe des explications sur Marcel Proust, le cubisme et Julien Benda. Je songeais à la dame de province du Procès Pictompin qui était venue à Paris pour voir Thibaudeau et l’hippopotame. Mais à ce moment l’auteur de Belphégor se détourna vers le roman. Nous lirons bientôt un important ouvrage de cet écrivain philosophe, la Trahison des Clercs, qui, je crois bien, nous fournira l’occasion de remplir cette partie du programme de Rivière.

Sans faire intervenir ici le moins du monde un cas personnel, je rappelle que M. André Thérive, dans un article intelligent et pénétrant qu’il voulait bien me consacrer dans l’Opinion, en me donnant le titre de philosophe qui m’honorerait à l’excès, me refusait celui de critique.

Une critique philosophe, qui ne manque pas d’aînés, qui est riche en jeunes, et qui est ou sera chez elle dans plusieurs organes, voilà une réalité d’aujourd’hui et une possibilité de demain : elles méritent attention et réflexion.

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Aujourd’hui et demain, oui, mais hier aussi. Si on me demandait quand a commencé en France le xxe  siècle, j’en placerais les débuts dans les cinq ans qui vont de 1902 à 1907 et qui sont marqués, orientés, par un fait pédagogique : la réforme universitaire de 1902 ; un fait politique : la chute de Delcassé après l’accord franco-anglais, un fait intellectuel, le bergsonisme devenu « philosophie nouvelle ». La réforme de 1902 nous a obligés à poser à nouveau tout le problème culturel. La chute de Delcassé a créé l’état de menace de guerre qui a modelé la génération entrée au lycée après 1902 et qui a préparé 1914. La philosophie bergsonienne a exercé son influence en deux temps : d’abord, et c’est assez secondaire, en rappelant les droits de l’intuition ; ensuite, et c’est beaucoup plus important, en habituant les esprits à substituer sur toute la ligne les valeurs de mouvement aux valeurs statiques, à donner leur philosophie (en attendant leur littérature) aux nouveaux modes de transport.

Je ne m’occupe ici que du troisième fait, et dans sa forme plutôt que dans sa matière, cette forme que rappelle le titre donné par M. Le Roy à son exposé du bergsonisme : Une philosophie nouvelle. Quel que soit le jugement qu’on porte sur les résultats et sur la valeur du bergsonisme, il demeure qu’il a apporté une nouvelle façon de poser ces problèmes. Les jeunes esprits ont senti après 1907 la nécessité, pour être actuels, pour être au courant, de travailler et de penser sur un plan philosophique : car la jeunesse n’est guère sensible profondément qu’à l’actuel, elle n’écoute que des prophètes contemporains, tandis qu’elle a besoin d’abord de devoirs, de corvées, de contrainte, pour être penchée sur l’ancien et le classique.

Ou plutôt je suppose le problème résolu, je suppose une critique littéraire (qui n’existe pas encore, ou du moins qui n’a point acquis son aisance et sa bonne conscience) formée chez des philosophes, préparée par une culture philosophique, exactement comme l’ancienne critique et une partie de la nouvelle critique sont formées et préparées par l’humanisme et les disciplines littéraires. Quelles pentes suivrait-elle ?

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Si la critique humaniste ne se conçoit guère sans une référence à la tradition gréco-latine, une critique de philosophes marquerait-elle une rupture avec cette tradition ? Nullement. Au contraire, la référence à l’antiquité, chez les critiques littéraires, existe en puissance plutôt qu’en acte. Ils écrivent pour le public, et l’antiquité ne trouverait guère de public. L’antiquité appartient à leur formation et à leur passé plutôt qu’à l’exercice normal de leurs lectures et de leurs réflexions. La référence à l’étranger est bien plus nécessaire et plus courante que la référence à l’antiquité. Pour le philosophe au contraire la référence ordinaire aux Grecs, la préoccupation des Grecs, devient indispensable. On ne peut pas considérer un problème philosophique indépendamment de la manière dont l’humanité l’a posé, de l’inflexion que le temps lui a donnée, du dialogue dans lequel il est pris, des règles du jeu que suit une partie jamais terminée. Et ce jeu (qu’il soit de l’oie ou de l’aigle de Jupiter) est renouvelé des Grecs. Les problèmes qui ont opposé les Éléates et les Ioniens, Platon et Aristote, désignent beaucoup plus certainement les formes éternelles de la philosophie que l’épopée d’Homère ou le drame de Sophocle ne figurent les formes éternelles de l’art.

C’est encore entre les versants de ces problèmes qu’un philosophe, aujourd’hui, prend parti. Parménide et Héraclite demeurent, pour les familles d’esprit, des chefs de file, des pères intellectuels, aussi pressants et aussi actuels que Pascal et Voltaire. Il n’y a pas la philosophie, il y a les philosophes, ou plutôt il n’y a d’autre philosophie que l’élan vital qui explicite et individualise les philosophies. On est Éléate ou Ionien comme on est Français du Nord ou Français du Midi, et il y a tout de même la France, ou plutôt il y a, à cause de cela, à cause de ce dualisme, la France. Nous avons aujourd’hui encore nos éléates, qui sont nos dialecticiens, et nos ioniens, qui sont nos naturistes — je veux dire ceux qui, pensant le monde avec leur raison, le pensent comme une raison, et ceux qui, éprouvant le monde comme une nature, le pensent comme une nature. Nos thomistes portent la marque éléate. Le fanatisme logique de M. Benda est un fanatisme d’éléate, qui poursuit d’une haine de prêtre (ce n’est pas pour rien qu’il a écrit l’Ordination) la forme adverse de la pensée. Dans la philosophie stricte, un Renouvier et un Hamelin ont donné à l’éléatisme un timbre français original. Au contraire, le bergsonisme a relevé le naturisme ionien. Comme jadis entre molinistes et jansénistes, la Sorbonne s’efforce de concilier les deux tendances, et, au moment où j’écris, les philosophes sont en train de lire le troisième des grands ouvrages où M. Brunschvicg s’emploie à une lâche de ce genre, le Problème de la Conscience dans la Philosophie occidentale, plein d’intérêt, mais pour lequel j’eusse préféré le plan de l’Esquisse de Renouvier, les grands partis de doctrines adverses et complémentaires. Concilier, n’est-ce pas supprimer des contradictions, diminuer la vie ? Dans un monde d’accord avec lui-même, les individus deviendraient un scandale, une infirmité de l’être. Dieu a bien fait de choisir un monde d’individus.

Cette réserve indique peut-être que, sans prétendra supprimer ni assujettir ceux qui sont de l’autre côté de l’eau, je me sens plutôt héraclitéen, l’ionien tolérant d’ailleurs, par position, l’éléate, beaucoup mieux que l’éléate ne tolère l’ionien. Mais n’oublions pas que, dans tout cela, ce n’est pas de philosophie qu’il s’agit, c’est de critique. Laquelle des deux familles d’esprit prépare le mieux à la critique ? Aucun doute. C’est celle d’Ionie.

Il y a un mur, une chaîne alpestre, entre le pays des dialecticiens et le vallon des Muses. Ou plutôt non, je retire (je ne dis pas que je rature) ce que je viens d’écrire. À la forme d’esprit éléate correspondrait une critique étroite, attachée aux idées plutôt qu’aux formes, déniant le droit d’exister à tous les mondes qui ne sont pas faits sur un certain modèle esthétique, logique, classique, avec des barrières d’octroi où l’on demande aux poètes s’ils ont des idées à déclarer. Un seul philosophe dialecticien s’est essayé dans la critique ; c’est Renouvier avec deux livres sur Victor Hugo, qui rappellent, dans le domaine exactement opposé, les livres de Faguet et de M. Hermant sur Platon : ne forçons point notre talent. Brunetière est un bon type d’Éléate de la critique, mais il demeure intéressant, vivant et utile parce qu’il n’est pas philosophe.

Ce qui fait au contraire de l’ionisme ou du bergsonisme une saine atmosphère pour la critique, c’est leur pluralisme, ce sentiment des individus différents et adverses par lesquels la nature tourne, emporte, annule notre principe pratique de contradiction. Tristan Bernard sollicita un jour, pour le Chasseur de Chevelures, une entrevue (gracieusement accordée) de Dieu le Père. On parla des questions du jour : conversation que nous rapporte Tristan, puis comme, par une indiscrétion à la Hutin, le sympathique humoriste devenait importun : « Excusez-moi ! dit le grand auteur en se levant : quelques mondes à créer… » C’était se débarrasser avec tact d’un encombrant ; c’était aussi marquer excellemment la fonction principale de Dieu, qui est non de créer le monde une fois, mais de créer des mondes, ainsi que l’explique Leibnitz, par une incessante fulguration.

L’observatoire privilégié d’où cette fulguration nous apparaît dans sa splendeur et sa puissance les plus dignes de Dieu (rappelez-vous la métaphore bergsonienne des jets de vapeur), c’est évidemment celui de la littérature et de l’art. Considérer Shakespeare, Balzac, Hugo, Michel-Ange, Léonard ou Beethoven comme des parties d’un monde, ainsi que le fait Taine, c’est les voir sous leur face obscure et dans leur matérialité, par conséquent c’est ne pas les voir. Non les parties d’un monde, mais des mondes dont chacun possède à sa manière ses créatures vivantes et ses créatures raisonnables.

J’imagine qu’une critique de philosophes rajeunirait ainsi notre intelligence de la littérature en pensant des mondes là où la critique classique pensait des ouvriers d’art qui travaillent comme le démiurge du Timée sur les modèles éternels des genres, et où la critique du xixe  siècle a pensé des hommes qui vivent en société. Nous possédons d’ailleurs un échantillon non approximatif, mais paradoxalement intégral, de cette critique. C’est le Léonard de Valéry. De Léonard, Valéry a ôté délibérément tout ce qui était le Léonard homme, pour ne retenir que ce qui faisait le Léonard monde. L’influence de Valéry sur les poètes est assez visible. J’aperçois déjà une influence de M. Teste sur les romanciers. Une influence du Léonard sur nos jeunes critiques philosophes ne pourrait-elle être raisonnablement souhaitée ? En tout cas, ils ne perdront rien à le lire une fois de plus.

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Cette critique de philosophes, qui est si souhaitable, ne rendra pas du tout les mêmes services qu’une critique d’humaniste. Elle en rendra d’autres. Il semble que ces autres soient à peu près de l’ordre qui sympathise avec les exigences de l’heure présente.

Après la guerre, ce fut une vérité officielle, une vérité de propagande (qui par conséquent n’était gratuite dans aucun sens du mot) que les disciplines humanistes, la civilisation de qualité dont M. Ferrero a donné l’ingénieuse théorie, condensées par les réflecteurs d’un phare puissant dont la base était maçonnée dans la tradition de la France victorieuse, allaient éclairer le monde. Les conférences de Barrès à l’Université de Strasbourg, la littérature du Génie du Rhin, nous gardent un témoignage curieux de ce qu’ont pu donner, sur un point privilégié, ces idées généreuses et candides. Je ne les dis pas mal fondées, je ne conçois pas une Europe saine sans un conservatoire des disciplines classiques qui ne peut pas être mieux placé qu’à Paris, mais on ne saurait enfermer dans des cadres si simples une réalité, des virtualités aussi complexes que l’esprit d’aujourd’hui. Le vin nouveau ne se corrompt pas seulement dans ces vieilles outres, il se vide par leurs trous. Il est visible qu’un livre comme Défense de l’Occident, d’Henri Massis, livre qui appartient à la littérature de bastions, n’est plus au point, est venu deux ou trois années trop tard ; et que la menace qui pèse r effet sur l’Occident demande un tout autre système de barrages et de défenses que le recours à nos vieilles disciplines nationales ou même que l’extension du domaine spirituel contrôlé par Rome.

Aussi n’est-ce pas tant le livre de Massis qui m’intéresse que l’ensemble du Roseau d’Or par lequel il est porté et qui fait sa partie dans notre critique de philosophes, avec ses directions thomistes, son caractère abstrait avec des parties de gothique fleuri, sa figure de quartier de cloître intellectuel, passionné, ancien, où je retrouve la physionomie de belles villes d’abbaye. Évidemment ces « jeunes écrivains philosophes » ne sont pas les mêmes que ceux qu’essaie de grouper M. Daniel Halévy, mais ce sont aussi des philosophes. Ils apportent de l’eau à mon moulin. Si toute la critique était mangée par les philosophes, c’en serait fait des valeurs de goût. Mais s’il est un point où elle puisse rendre les meilleurs services, au lieu que la critique humaniste y demeure inefficace et dépaysée, je verrais ce point dans les rapports internationaux et les échanges d’idées. C’est elle en particulier qui paraît susceptible de nous fournir un langage commun avec l’Allemagne. Et j’aperçois ici plus d’un de mes lecteurs qui m’accuse de germanisme. En quoi il a bien tort.

À l’heure actuelle l’idéal, bien entendu irréalisable, d’une critique française serait celui-ci : récolter sur ses domaines du vin à boire et du vin à vendre. Les mêmes qualités ne sont pas requises de l’un et de l’autre. Le vin à boire intéresse les valeurs de goût, le vin à vendre les valeurs de transport et de commerce. Le vin à boire est fin, fruité, agréable, très variable selon les années et même selon les bouteilles. Ce n’est pas, comme disent les marchands, un vin suivi (si ce n’est d’un vieux marc). Le propriétaire et ses amis le dégustent sur place. Comme Dindiki, il supporte mal le transport. Voilà pour les valeurs de goût, qui font la bonne critique d’humaniste. Mais la gloire des vins de Bourgogne et de Bordeaux n’est point locale, elle implique une circulation, une exportation, et certaines nécessités de cette circulation et de cette exportation. De là des vins encore authentiques et honorables, plus vaillants souvent en alcool, mais remontés, uniformisés, préparés pour le voyage. Une critique d’idées, faite par des esprits philosophiques et bien armés, au courant de deux ou trois littératures modernes, autochtone par son origine, son ton local, sa culture, mais circulante, moderne, apte aux moyens et aux nécessités de la route, il nous la faut aussi. Voilà par exemple la route d’échange franco-allemande et franco-russe. Maintenant, et au-dessus de tout cela, il y a les hautes exceptions, un inonde de génie ou de quasi-génie. Tel grand vin d’une grande année, de l’une des rares grandes années, unit aux qualités de délicatesse, de finesse, d’individualité locale, la richesse d’alcool, la constance intérieure, la force de durée, qui lui permettaient de rester lui-même dans les caves impériales de Vienne ou dans celles d’un grand bourgeois de Bruxelles. Ne tablons pas sur ce hasard. Gardons les deux tableaux indépendants, et reposons-nous sur le génie français dans son ensemble du soin, qui n’est point nôtre, de les unir. Quand Dieu le Père eut donné congé à Tristan, il l’invita courtoisement à revenir, et particulièrement à faire un soir sa partie de bézigue. Tristan promit, mais avec cette réserve où survit la finesse de ses ancêtres : « Seulement, Seigneur, pas de miracles ! » Demeurons, nous aussi, dans un jeu dont la règle et l’ordinaire ne comportent pas de miracles, et que mèneraient à sa perfection, ou plutôt que joueraient indéfiniment, ces deux partenaires qu’on ne trouve réunis, après tout, qu’en France, le Dieu le Père des philosophes et le délégué averti et malicieux de Paris.

XVIII. — La « Lettre sur Mallarmé », de Paul Valéry

Dans un livre que Paul Valéry, qui le préface, appelle « un monument admirable à la gloire et à la mémoire de Mallarmé », Jean Royère fait cette remarque : « Si l’on se reporte aux meilleures études — elles émanent de poètes de grand mérite ou de prosateurs éminents — écrites au lendemain de la mort du maître et qui satisfirent les mallarméens les plus exigeants, on trouve qu’elles ne sont plus à la mesure du poète, incontestablement en raison des changements de perspective que plus d’un quart de siècle comporte. »

Il y a à cela des raisons générales : une bonne mise au point ne saurait être faite dans la bousculade des nécrologies. Mais il y a aussi un événement inattendu, un fait absolument nouveau, définitivement enregistré, qui eût bien surpris Mallarmé. Mallarmé, homme rare, déclarait se délier des « états de rareté sanctionnés par le dehors ». Le dehors sanctionne aujourd’hui les états de rareté comme s’il n’avait fait que cela toute sa vie.

Plus rien de l’atmosphère littéraire, des grands partis littéraires, où vivait Mallarmé. Plus de « littérature d’avant-garde », de « chapelles », de « petites revues ». Ces trois termes n’ont plus cours, non seulement parce qu’ils sont démodés, mais parce qu’ils ne répondent pas à la réalité. Il y a la littérature et les revues, tout court. On peut préférer France à Proust, Bourget à Gide, Mme de Noailles à Valéry, Bernstein à Claudel, Estaunié à Cocteau, Mauriac à Max Jacob ; ou inversement. On ne fera plus entrer en ligne de compte cette division de la littérature en deux partis, les réguliers et les irréguliers. L’explication d’une gloire par le snobisme, qui avait cours il y a quelques semestres, est à peu près aussi vieillie. Il n’y a plus de snobisme. Il y a l’ensemble et les mouvements de l’opinion.

Valéry entré à l’Académie, ce fut une date. Et à une voix de majorité, comme la République en 1875, c’est un symbole. La voix de M. de Witt ! disait Mac-Mahon, puisque ce député venait le dernier, alphabétiquement, sur la liste des votants. Le M. de Witt de l’Académie a incliné lui aussi, ce jour-là, irrévocablement, la balance de nos destins littéraires. Il a fondé quelque chose dans la République des Lettres. Ni le seize mai, ni boulangisme, ni Action Française littéraires ne diminueront la part de nouveau, fructifiante et forte, qu’il aura apportée.

Il n’y a qu’à reprendre, pour poser le rapport, les termes de Mallarmé. Opposition de l’état de rareté et du dehors, ce dehors qui a pour fleur une coupole. Rareté et dehors entrent dans une série de relations : mouvement tournant du dehors qui investit flatteusement la rareté ; épanouissement et défaite de la rareté, comme la vierge surprise, qui devient porte-graine, mère, vivante pour autrui ; ébauche nouvelle d’un serpent, le vieux tentateur. Tout cela ne se relie pas seulement à un cas Valéry, mais au cas de la littérature, au champ du général, au pâturage où la critique agite sa cloche en tondant ces belles herbes de juin. Et le bien certainement l’emporte sur le mal, l’intelligence sur la mélancolie.

Mallarmé, tout délicatesse et urbanité, ne défendait point la rareté contre le dehors avec l’inflexibilité du moine. En littérature, au-dessus d’un certain niveau, on est toujours un peu moine, mais, quel que soit ce niveau, on ne l’est jamais qu’in partibus infidelium. Mallarmé aimait qu’on fit des manifestes et qu’on multipliât les banquets littéraires. Il a écrit dans Divagations un délicieux éloge de l’Académie, qui se termine par la phrase sur le « hérissement de quarante épées frêles ». Pour la devise d’une épée possible à son flanc, il eût préféré, peut-être, une Telle qu’ailes ! de poète. Mais je conviens que le Tel qu’elle de Valéry sied mieux à la dureté algébrique et à la fibre métallique du grand poète mathématicien.

Ce rapport de la rareté et du dehors mérite d’être traité au tableau noir. Il paraît avoir occupé Valéry tout ce printemps, réaction naturelle contre les terribles assauts que lui livrait le dehors. En quelques mois nous avons pu lire le morceau sur Stendhal, qui sert de préface au Lucien Leuwen d’Édouard Champion et Paul Arbelet, la Lettre sur Mallarmé à Jean Royère, et le discours du quai Conti sur Anatole France. Les nécessités de la vie littéraire, le tourbillon où le dehors l’a happé, font de Valéry un critique, un grand critique. Le jour où les enquêteurs écriront que notre république a besoin d’un prince, M. Gaston Picard peut d’office et sans m’écrire lui attribuer ma voix. Sur Stendhal, Mallarmé et France, Valéry a jeté les idées. Il se trouve qu’elles coulent sur la pente, ici repérée, du rare vers le dehors.

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Le problème, à propos de Stendhal, Valéry renferme dans une ébauche de monologue : « Vivre. Plaire. Être aimé. Aimer. Écrire. N’être pas dupe. Être soi, — et pourtant parvenir. Comment se faire libre ? Et comment vivre, méprisant ou détestant tous les partis ? » On sera lu dans cinquante ans, puisqu’on est résolu à ne pas être dupe, à ne pas faire de dupes. En attendant, « il faut se faire une politique de la gloire future… Comment traverser sans périr quarante ans de romantisme pour aborder à l’éternité littéraire ? Il faut qu’une chaîne d’amateurs, une secte des Heureux-peu-nombreux le conduise jusqu’au temps de Taine et de Paul Bourget ».

Stendhal a-t-il murmuré ce monologue beaucoup plus que Léonard n’a pensé les idées qui sont mises à son compte dans l’Introduction à la méthode ? Peu importe. Un grand homme est une radiation d’idées, la grande critique consiste à trouver les rythmes élémentaires de cette radiation et à sympathiser avec eux. Tout se passe bien en effet dans la destinée de Stendhal, sinon dans sa conscience, comme si le moyen terme, le plan de rencontre entre la rareté de cet héritier du xviiie  siècle d’une part, et le dehors, l’assentiment, le jeu de la machine à gloire d’autre part, ne pouvait être fourni que par un avenir. Le rocher romantique surmonté de la chapelle de Chateaubriand et du burg hugolien, il faut le temps de le tourner : cinquante ans. Juste calcul d’officier d’intendance. Dans cinquante ans, dit Napoléon, l’Europe sera républicaine ou cosaque ; acte de foi dans les forces brutales du blanc ou du noir. Dans cinquante ans l’Europe me lira, dit Stendhal : acte de foi d’un grand civilisé en la civilisation.

« L’illusion de la postérité lui reste », dit Valéry. Illusion ? On pourrait aussi bien le dire d’un père de famille, ridiculiser l’octogénaire qui plante. Il est naturel que pour un Stendhal, célibataire, la vie de l’esprit existe dans toutes les dimensions humaines. Il ne s’agit même pas de la vague postérité. Il s’agit d’une notion précise et prochaine, celle de la génération qui vient, une génération de discussion dont l’éducation aura été faite par le régime des deux Chambres et par la liberté de la presse, et qui, pensant par clin-même, contrôlant, réfléchissant, se trouvera portée vers les valeurs de clairvoyance et d’analyse. Stendhal ne fait d’ailleurs rien pour lui plaire, pas plus que pour plaire à la génération de ses lecteurs actuels. Il est lui-même, voilà tout. Il pense à la génération future, non parce qu’il entend travailler exclusivement pour elle, mais parce que c’est toujours là, chez un écrivain méconnu, une idée tonique : comme les yeux aiment à se reposer sur le vert.

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Le cas de Mallarmé est différent, et pourtant rentre dans le même cercle. Non la traite à cinquante ans, mais une postérité hyperbolique, une idée de postérité. Mallarmé, ai-je dit, aimait et commentait ingénieusement le dehors cérémoniel, décor, réunions, banquets, mardis, Académies. Il ne s’en refusa que mieux, avec la pudeur grelottante de l’étoile Hérodiade, à tout dehors littéraire.

Précisément un livre inattendu paraît aujourd’hui, qui témoigne une fois de plus quels fructueux et faciles accommodements avec le dehors aurait trouvés Mallarmé, s’il eût voulu. Le docteur Edmond Bonniot publie chez Carteret quatre contes indiens, retrouvés dans les papiers du poète, non datés, écrits en une prose limpide, spirituelle, nullement mallarméenne, plutôt populaire. « De son trône d’Empyrée, dit le docteur Bonniot, le maître consent à tendre une main vers la foule qui, pour la saisir, s’exhausse à peine. » On imagine avec effroi un Mallarmé littéraire qui fût descendu vers cette foule, qui y eût trouvé avec la facilité d’écrire la facilité de vivre, qui eût conclu un traité de paix avec le hasard et n’en eût jeté les dés que d’un pacifique cornet, dans un café d’habitués. Au lieu de quoi Mallarmé (je cite Valéry) créa en France la « notion d’auteur difficile 11. Il introduisait dans l’art l’obligation de l’effort intellectuel. Par là, il relevait la condition du lecteur ; et avec une admirable intelligence de la véritable gloire, il se choisissait parmi le monde ce petit nombre d’amateurs particuliers qui, l’ayant une fois goûté, ne pourraient plus souffrir de poèmes impurs, immédiats et sans défense. Tout leur semblait naïf et lâche, après qu’ils l’avaient lu ».

Valéry, dans ce morceau, analyse d’après lui-même l’état d’un de ces amateurs particuliers, dont il devint à son tour le second centre de cristallisation, et qui ont fini par former un public, par donner à la rareté son dehors, son corps. La physiologie et l’histoire de ce corps, elles seraient belles à écrire. Il faudrait la comparer à la physiologie et à l’histoire du corps stendhalien, de la « chaîne d’amateurs », de la « secte des Heureux-peu-nombreux » qui ressemble à un Rhône étranglé et innavigable, aboutissant à l’immense Léman stendhalien d’aujourd’hui, à cette religion commune des conformistes nombreux, du grand nombre d’élus, où les deux seuls anti-stendhaliens, MM. Victor Giraud et Clément Vautel, représentent un minimum d’opposition, gardé par Dieu, avec mon approbation, pour la graine. Dans l’inestimable Corpus stendhalien Arbelet-Champion, qui donnera une Histoire du Stendhalisme ? Et les propos de Valéry me font songer que je devrais bien aussi compléter par Mallarmé après Mallarmé ma Poésie de Mallarmé.

Je viens d’employer des termes de religion, trouvés naturellement sous la plume, et où l’on aurait tort de voir une ironie. Le problème des rapports entre la rareté et le dehors, c’est le vieux problème de la théologie chrétienne. L’idée de la secte des Heureux-peu-nombreux, c’est la vieille idée chrétienne et même la vieille idée juive, celle des prédestinés, des élus, d’un peuple de Dieu, d’une rareté qui, par un miracle, sur un certain point, s’accommode avec un dehors, modèle ce dehors. On sait que Ninon appelait les précieuses les jansénistes de l’amour. On connaît les affinités de l’art mallarméo-gongorin avec la préciosité. Les pentes de tous ces monts convergent vers une idée de petite église, qui assure l’équilibre et la correction mutuelle de la rareté et du dehors.

Précisément la querelle de la poésie pure, il y a deux ans, fera une partie curieuse de cette histoire. Il fallait l’historien des mystiques pour repérer ces caractères de petite église. La lecture de l’abbé Bremond à l’Académie prépara si bien la candidature de Valéry que, pour désigner sa voix de majorité, il nous faut renoncer à la méthode simpliste de Mac-Mahon, et remonter aux premières lettres de l’alphabet, dans le groupe compact et divers des membres B. Ce fut le tournant où Valéry s’élargit (vous voulez dire se perdit, rectifiera-t-il avec une amertume injustifiée) en valérysme, où Valérien, qui ne désignait jusqu’alors qu’un empereur romain et le saint enterré dans la crypte de Tournus, devint une épithète et une étiquette familières à la critique.

Aujourd’hui on ne saurait parler de petite église que de façon relative. Le pays, dont la Prose pour des Esseintes donne la carte singulière, où les voyageurs n’étaient que deux (et encore Mallarmé devait engager son Je le maintiens !) est aujourd’hui aménagé et colonisé. Il prospère sous le sceptre valérien. Le pic Mallarmé comporte funiculaire et hôtels. Donogoo-Tonka est créé. Les puissances disciplinées du dehors sanctionnent la rareté.

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La rareté mangée par le dehors, en quels termes éclatants et pondérés Valéry, parlant d’Anatole France, en a dévoilé la tragédie ! « Dans cette vallée de Josaphat, dans cette multitude confrontée, le génie le plus rare trouve ses pairs, se confond à la foule de ses émules, de ses précurseurs, de ses disciples. Toute nouveauté se dissout dans les nouveautés. Toute illusion d’être original se dissipe. L’âme s’attriste et imagine, avec une douleur toute particulière mêlée d’une profonde et ironique pitié, ces millions d’êtres armés de plumes, ces innombrables agents de l’esprit, dont chacun se sentit, à son heure, créateur indépendant, cause première, possesseur d’une certitude, source unique et incomparable, et que voici maintenant avili par le nombre, perdu dans le peuple toujours avili de ses semblables, lui qui n’avait vécu si laborieusement et consumé ses meilleurs jours que pour s’en distinguer éternellement. Par l’effet de cette écrasante présence, tout s’égalise ; tout se détruit dans une coexistence insupportable. Il n’est point de thèse qui n’y trouve son antithèse, point d’affirmation qui n’y soit réfutée, point de singularité non multipliée, point d’invention qui ne soit effacée d’une autre et dévorée par une suivante. De sorte que tout enfin semble se passer comme si, les combinaisons de nos syllabes devant toutes se produire, l’acte final de ces myriades d’êtres libres et autonomes équivalait à l’opération d’une machine. »

Cet appel d’air du dehors, dont s’épouvante Valéry, Anatole France s’y abandonne comme : vent arrière qui mène sa barque entre les quais chargés de livres. Du moins son successeur le dit, mais on ne serait pas embarrassé pour trouver dans France des phrases qui répondent à peu près à cette déploration de Valéry, des réflexions de flamme éphémère sur la cendre des livres et le goût de cette cendre. Sur le livre, France, Mallarmé et Valéry mènent un dialogue où au bout de dix minutes, on aura mis tout le monde d’accord.

Mais il est bien vrai que, comparé à Stendhal et à Mallarmé, France reste bien, malgré ces portes de sortie, le type de l’écrivain qui a trouvé, dans le présent, la plénitude de l’accommodement avec le dehors. De là les ironies de Valéry. On s’est étonné, scandalisé ; les oraisons funèbres de Barrès et de France ont fait envier à plusieurs le sort paisible des deux prédécesseurs de M. Clemenceau et de M. de Porto-Riche. Entre le tableau Mallarmé et le tableau France (il n’a pas prononcé le nom du premier plus que celui du second, mais stabat magni nominis umbra ) Valéry pouvait instituer un système de consonances ou un système de dissonances. Le second, plus fécond, parle mieux à l’esprit ; les consonances peuvent être laissées à l’inévitable égalité des ondulations dernières, à l’acte final, à l’opération de la machine, à la chambre de compensation gouvernée par les formules de l’entropie.

Toute la pression de l’art classique commande chez France cet accommodement avec le dehors. Il n’a sauté que le minimum d’idées intermédiaires. Il a écrit le mieux possible pour tout le monde, c’est-à-dire pour tous les honnêtes gens. Le style a été pour lui non l’ordre et le mouvement de la pensée, mais l’ordre et le mouvement qu’on met dans ses pensées, qu’on y met pour leur conférer le maximum de roulement, de communicabilité, d’adaptation au dehors. Je suppose qu’un visiteur, ayant trouvé un soir Valéry plongé pour son discours dans l’Histoire Contemporaine, lui ait dit : « Voilà la soirée avec M. Anti-Teste ! » Soirée tonique d’ailleurs : la thèse ne se polit que dans l’antithèse, comme le diamant dans sa poussière.

M. Jacques Bainville a formulé un jour cet aphorisme : « Celui qui n’écrit pas pour tout le monde est perdu. » À quoi Valéry, après Mallarmé, répondrait : « Celui qui écrit pour le monde est perdu. » Puis : « Celui qui écrit est perdu. » Nous arrivons alors au niveau de base : Edmond Teste. On n’attendra pas de moi un choix. Ce qui m’exalte ici, c’est le droit, c’est l’obligation de ne pas choisir, de maintenir l’esprit critique dans l’état de grâce de son jeu pur.

Mais ce débat littéraire, dans cette atmosphère raréfiée, reste-t-il littéraire ? Ne retrouve-t-il pas sa température et sa nature théologiques ? Ne revenons-nous pas au problème de saint Augustin, de Jansénius et, ô Valéry ! de Pascal ? Le jour où Valéry, remontant au-delà de M. Teste, a voulu styliser au plus haut du ciel poétique et de l’essence cet ordre de contradictions tragiques, il a trouvé le péché originel, l’Ébauche d’un Serpent, un Augustinus lyrique. Ce n’est pas un mythe. C’est la nécessité d’une voie.

Une voie où le théologique, le métaphysique, le poétique se confondent, où l’univers n’est plus que la pulsation d’un seul problème, que Valéry, merveilleux, fait aboutir à une séance académique comme Mallarmé faisait aboutir le monde à un livre : l’individuel, ou la rareté ; le social, ou le dehors. L’état de rareté valérien sanctionné ce jour-là par la fleur du dehors français. Cette méditation mélancolique sur l’entropie littéraire, sur l’égalité, sur la coexistence, méditation où se détruit le créateur tendu dans l’acte de se distinguer, de se raréfier intérieurement, ce chiffre privilégié qui devient un des Quarante, un quarantième, je ne veux pas dire que cela prenne un caractère tragique. Mais cela prend un caractère intelligible. La littérature s’accorde au mouvement de l’univers, ce mouvement de l’univers s’accorde au drame intérieur de Dieu. Sans reprendre les idées de Mallarmé et sur un autre plan, Valéry, comme Mallarmé, a créé et pratiqué une mystique littéraire. Par Mallarmé et par Valéry s’est réalisé un type non de littérateur philosophe, mais de littérateur intérieur, dans le sens où l’on parle du chrétien intérieur. La gloire de Valéry, comme celle de Bergson, a été faite par des « intérieurs ». Mais pas d’intérieur vrai sans tragédie de ses rapports avec le dehors, tragédie à la Shakespeare ou les parties de comédie ne manquent pas : c’est le jour du dies academicus qu’elles manquèrent le moins.

XIX. — Propos sur la critique

Le livre judicieux de M. André Bellessort, Sainte-Beuve et le xixe  Siècle, ne me servira pas à instruire ou à réviser une fois de plus le procès de Sainte-Beuve. Sainte-Beuve s’est tellement identifié avec la critique que son procès est toujours plus ou moins celui de la critique, ou du genre de vie, du genre de pensée critique, de ses conditions, de ses limites, de ses risques professionnels. Mais un titre parallèle à celui de M. Bellessort serait : La Critique et le xixe  Siècle, titre de propos autour de cette question : Pourquoi la critique, pour naître, a-t-elle attendu le xixe  siècle ?

Entendons-nous bien. Avant le xixe  siècle, il y a des critiques. Bayle, Fréron et Voltaire, Chapelain et d’Aubignac, Denys d’Halicarnasse et Quintilien sont des critiques. Mais il n’y a pas la critique.

Je prends le mot dans son sens très matériel : un corps d’écrivains plus ou moins spécialisés, qui ont pour profession de parler des livres, et qui, en écrivant sur les livres des autres, font des livres où les sommets du génie n’ont pas encore été atteints, mais dont il n’y a aucune raison pour que la moyenne ne vaille pas la moyenne des autres livres.

Si la vraie et complète critique ne naît qu’au xixe siècle, cela ne tient pas à ce que le goût du xixe  siècle ait été plus éveillé et plus exercé que celui du siècle précédent. De fort bons esprits affirment que ce serait plutôt le contraire. Il y faut d’autres raisons, et pour ma part, j’en verrai trois, qui ne jouent pas d’ailleurs séparément, et qui se déploient sur un front unique.

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D’abord celle-ci, que la naissance de la corporation critique a lieu en fonction de celle de deux autres corporations, inexistantes avant le xixe  siècle, celle des professeurs et celle des journalistes. Loin de moi l’idée de décrier l’œuvre d’enseignement accomplie par les Universités et les collèges d’avant la Révolution ! Mais l’enseignement de tout ordre appartenait à l’Église, et les enseignements faisaient partie d’abord et surtout de la grande corporation cléricale. La lutte des clercs et des philosophes, qui remplit le xviiie  siècle, se termine par la laïcisation, plus ou moins poussée, de l’enseignement. D’où la naissance d’une corporation, d’un nouvel esprit corporatif. Des types comme celui du professeur de l’Université de Kœnigsberg Kant, dans la seconde moitié du xviiie  siècle, du professeur de l’Université de Berlin Fichte après Iéna, deviennent en France possibles et normaux. Avec les trois professeurs de 1827, Guizot, Cousin, Villemain, il y a une histoire de la chaire (professorale), une philosophie de la chaire, une critique littéraire de la chaire. Voici le centenaire de la suspension des trois célèbres cours par le ministère Villèle. Parmi les réflexions de tout genre qu’il pourrait suggérer, n’oublions pas celle-ci, que pendant ces cent ans le métier de critique a été plus ou moins une rallonge du métier de professeur.

Et du métier de journaliste. Que ce soit sous l’Empire dans le silence du journalisme politique, ou sous la Restauration comme frère cadet du journalisme politique, le journalisme littéraire est le langage naturel de la critique littéraire. En principe ce n’était pas une innovation. Le genre avait abondé au xviiie et au xviie  siècle avec les recueils de Hollande et de France, les Bayle et les Fréron. Il y avait eu des journaux, même d’assez bons journaux, connue les Nouvelles de la République des Lettres. Il n’y avait pas eu de journalistes. Il n’y eut de journalistes qu’après Voltaire. Les Lettres Provinciales, chef-d’œuvre du journalisme comme Polyeucte et Phèdre sont les chefs-d’œuvre du théâtre, n’avaient fait école qu’en matière de langue. Au contraire, Voltaire, Diderot, le style souple, rapide et perçant du xviiie  siècle, firent école de journalisme, engendrèrent une postérité innombrable. Voltaire, qui ne voyait dans le journalisme littéraire que du gibier de Bastille, eût été bien étonné de cette paternité.

Comme eau-mère de la critique, il ne faut pas compter seulement la formation d’une corporation de professeurs, la naissance d’une corporation de journalistes, mais aussi leur rivalité et leur opposition. Voilà un siècle qu’il existe une critique des professeurs et une critique des journalistes, sans que le sage doive s’en émouvoir plus que de voir coexister les brunes et les blondes, le bourgogne et le bordeaux. C’est un fait que l’École Normale supérieure a été pendant près d’un siècle, depuis que Nisard y professa son cours de littérature, la citadelle, ou, pour parler plus noblement, l’Acropole de la critique. C’est un autre fait que cette époque appartient plutôt au passé qu’au présent, et que le seul critique qui soit resté le classique de son genre, Sainte-Beuve, était un journaliste, non journaliste de nécessité, mais journaliste de nature et de race. Que le Port-Royal ait été lu devant les Lausannois par un conférencier inapte à la parole publique, cela ne fait que confirmer notre point. Sainte-Beuve sentit d’ailleurs avec humiliation la supériorité que l’opinion accordait alors aux porte-toge sur les porte-plume : la grande compétence officielle, académique et autre, sur le xviie  siècle, c’était non pas l’auteur de Port-Royal et des Lundis, mais l’orateur des Belles Dames pendant la Fronde et le « Bergamasque » de la déclamation sur les Pensées de Pascal. On comprend que Sainte-Beuve ait toujours été du parti politique opposé à celui où figurait Cousin. Depuis, un renversement s’est produit. Le culte de Sainte-Beuve figure un des principes de la religion universitaire, alors que, pour des raisons diverses, entre autres son hostilité contre le romantisme et son rôle officiel sous l’Empire, les critiques journalistes le conspuent périodiquement.

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En second lieu, la critique tend plus ou moins à l’inventaire, et le xixe  siècle a été, depuis le Génie du Christianisme, le siècle des inventaires.

La critique tend à l’inventaire parce qu’elle porte sur la chose faite, sur un passé. Elle fut plus ou moins fondée, à Alexandrie, par des bibliothécaires, dans une littérature dont l’effort se réduisait à peu près à conserver, à aménager, à inventorier, à reproduire. Ce terme d’inventaire porterait surtout sur la critique appliquée aux œuvres du passé, sur l’histoire littéraire, et, en apparence, beaucoup moins sur la critique des œuvres présentes. Et l’on pourrait ajouter que, des deux grandes sections du personnel critique, l’une, celle des professeurs, est préposée à l’inventaire du passé, l’autre, celle des journalistes, au discernement du présent. J’accorde qu’un sage, ou un pénétrant, ou un subtil critique, aura toujours tendance à dépasser l’inventaire, à se libérer du passé, à s’en servir sans s’y asservir, à passer de l’un à l’autre des plans de la durée, en philosophe ou en moraliste. Il ne s’agit point des conditions dans lesquelles vit et se développe aujourd’hui la critique adulte, mais de celles au milieu desquelles elle est née au xixe  siècle.

Or, elle est née en liaison avec l’histoire, avec le sentiment du passé. Posez ce principe mâle qu’est la critique de La Harpe, disciple et successeur de Voltaire (le Lycée, qui fut un cours, est de la critique de professeur), et ce principe femelle que fut le Génie du Christianisme, et vous avez la critique de Sainte-Beuve, qui se comporte comme leur produit. Tous trois mettent un accent différent sur la même réalité : un inventaire, un passé, l’inventaire et le passé chrétien et classique. La critique paraît comme une tranche brillante sur une épaisseur de durée.

La critique littéraire naît et se développe ainsi. Elle fleurit ainsi. Mais elle ne fleurit pas seulement ainsi. Sa tige, une fois fermée, porte des fleurs de nature différente. Il y a eu au xixe  siècle une critique qui ne s’asservissait point au passé, qui rejetait le point de vue de l’inventaire, qui participait ou semblait participer à la nature de l’acte créateur. C’est la critique romantique.

Hugo, Lamartine, Musset, Baudelaire dans la partie critique de leur œuvre, nous sentons qu’ils appartiennent à un climat différent de celui des critiques plus spécialisés, des professeurs et des journalistes. Ils se réalisent différemment. Ils sont tantôt plus, tantôt moins. Je traite ailleurs cette question de la critique professionnelle et de la critique des maîtres. Je veux seulement insister à ce propos sur ce troisième caractère du xixe  siècle : la variété et l’antagonisme des mondes littéraires en présence et en lutte, et, devant ces luttes, la nécessité d’arbitres, de cet arbitre toujours insuffisant, toujours partial, nécessairement insuffisant et partial qu’est le critique. Et, devant cette insuffisance et cette partialité du critique, la nécessité de cette chambre de compensation qu’est la critique.

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Enfin, et voici mon troisième point, la littérature française du xixe  siècle vit sous le signe du pluralisme : je veux dire d’un droit égal reconnu à plusieurs systèmes de goût, à plusieurs plans de création. Ce pluralisme a d’ailleurs commencé par un dualisme, celui du classique et du romantique. On a pu dire, on peut dire encore, qu’en 1830 le romantisme a vaincu, qu’en 1850 le romantisme a été vaincu, ou remplacé. Ces étiquettes, ces coupes dans la durée, paraissent fragiles en présence de ce fait constant : que le classique et le romantique sont deux systèmes coexistants et complémentaires, un Nord et un Midi, une langue d’oïl et une langue d’oc, dont aucun ne parvient à éteindre l’autre par son rayonnement, ni à le réfuter par un raisonnement.

Cette coexistence a posé d’abord des problèmes tragiques, dont la vie intellectuelle de Sainte-Beuve nous fournirait le type. Un éditeur a eu l’idée de créer une collection des vies tourmentées, ou des vies tragiques. Un Sainte-Beuve n’y est pas prévu, mais s’il y a des tourments et des tragédies de métier (et sur un plan supérieur Léonard et Michel-Ange, Corneille et Racine, les ont bien connus), voilà un tourment et une tragédie du métier critique. Sainte-Beuve, lui, a tourné nettement le dos aux romantiques. Il s’est refusé à vivre la vie intellectuelle de la critique, il a opté pour celle du critique, d’un critique, d’un critique qui prend parti contre une part de son siècle, contre une part de lui-même. Certes je n’y vois aucun inconvénient : mais alors il faut réussir. Et Sainte-Beuve n’a pas réussi. Ou plutôt il a réussi à faire de l’anti-romantisme une ligne tenace de la critique française, une ligne qui semble aujourd’hui emportée ou intenable. Mais un critique, ce n’est pas la critique.

La critique, telle que l’a rendue nécessaire le xixe  siècle, c’est le libéralisme. Le père du libéralisme spirituel, Montaigne, peut passer pour le père de l’esprit critique. Faguet, écrivant un livre sur le Libéralisme, y remarque que les Français ne sont pas libéraux, pas du tout, à ce point que Faguet ne connaît qu’un seul vrai libéral, qui est lui-même. Et je ne crois pas qu’il le dise en plaisantant. Il se juge (peut-être à tort) le plus critique des critiques, moins politique et moins chargé de parti pris que sa douzaine de confrères qui comptent, et, le critique seul étant vraiment libéral, le plus critique des critiques français sera posé automatiquement comme le plus libéral des Français, comme le seul libéral intégral : ce qui est, ainsi que disait l’enfant qui s’accuse, une position comme une autre.

Qui dit libéralisme dit pluralisme. Le libéralisme politique est la conscience d’un pluralisme dans l’État, conscience de plusieurs partis irréductibles, que le libéral ordinaire tolérera de bonne foi, mais dont le libéral raffiné, intégral, verra la pluralité, la, coexistence, comme un bien il maintenir. Pour emprunter une image à André Gide, ou à son ami Édouard, le libéral va et vient dans un salon garni de tables où se jouent passionnément des parties. Il s’intéresse aux jeux, conseille successivement chacun des partenaires et, à suivre toutes ces parties, emploie plus d’activité et trouve plus de plaisir qu’à en mener de bout en bout une seule pour son compte12.

Ce libéral intégral fait figure non d’un homme (ceux qui pensent avec virilité, et surtout ceux qui pensent avec leur virilité, le mépriseront), mais d’une chambre de compensation. Ou plutôt il fait fonction non d’un individu, mais d’une nature : car c’est la nature qui pense et qui agit sur ce plan d’une pluralité de parties engagées et d’individus spécialisés. Mais chez l’individu le libéralisme intégral, l’état critique pur, la renonciation à sa partie propre, prennent une apparence si inhumaine qu’il leur faut toujours, sur un point ou un autre, donner une entorse à la logique de leur nature, et se démentir.

L’esprit critique prendrait là sa forme paradoxale, impossible et pure, mais on le rencontre abondamment sous une forme atténuée, normale, qui fait corps non seulement avec une critique élémentaire, mais avec le simple exercice du goût. Ainsi un moniste critique (qui serait plutôt un anti-critique), s’il est classique, admirera la tragédie de Racine et, à un degré moindre, Auguste Vacquerie, mais il détestera la tragédie classique. Un pluraliste modéré admirera également Racine et Hugo, dédaignera également Voltaire poète, et Vacquerie. Aujourd’hui ce pluralisme, ce libéralisme, est passé dans le goût commun. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. Il y a eu un classicisme quand Racine et Voltaire faisaient bloc dans l’admiration du public de 1815, un romantisme quand Hugo et Vacquerie ont pu faire bloc dans l’admiration d’un bousingot de 1860.

L’éducation critique du public est d’autant mieux faite, l’atmosphère de la critique est d’autant plus tonique, que des génies de nature plus différente ont conquis plus généralement des titres égaux à l’admiration de l’élite. Le passage de l’un à l’autre assouplira le goût, l’habituera à réaliser de plus grandes différences, l’obligera à des voyages, à des comparaisons, à un polyglottisme naturel.

Est-ce à dire que cette évolution soit un bien ? Pas nécessairement, et en tout cas pas à tous les points de vue. Il nous suffit de constater qu’elle est un bien pour la critique en ce qu’elle popularise la critique, c’est-à-dire l’habitude des différences, des comparaisons et des jugements, la pratique de l’arbitrage. Mais gardons-nous de glisser ici sur une pente de facilité. Le libéralisme ne se conçoit guère sans une critique du libéralisme. La critique pure ressemble au doute des pyrrhoniens qui s’emporte lui-même et finit par un doute du doute. Les Montaigne se jetteront toujours dans les Descartes et les Pascal comme les fleuves dans la mer. Pas de critique sans une critique de la critique. Et la forte critique, la valeur maîtresse, c’est une critique à cran d’arrêt.

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Mais prenons garde. Nous sommes au rouet, plutôt qu’au cran d’arrêt. En attribuant trop de prix au cran d’arrêt, on arrêterait la critique elle-même. Et peut-être qu’il en sortirait un plus grand bien. On s’est passé assez longtemps de la critique. On peut s’en passer encore. Une partie de l’Europe cherche à s’en passer violemment et superbement.

La critique est nourrie de ces trois racines : corporative (professeurs et journalistes), historique (goût de l’inventaire), libérale (coexistence de partis ennemis, de parties adverses, encouragées également). Pour que la première racine soit coupée, il suffit que le professeur et le journaliste deviennent des instruments de l’État. Pour que la deuxième racine soit coupée, il suffit d’une activité sociale déversée tout entière vers le futur, vers l’action immédiate, et un art jeté à l’impression momentanée. Pour que la troisième racine soit coupée, il suffit que le déclin actuel du libéralisme politique en Europe (il est vraiment étrange que nous prêtions si peu d’attention à l’expérience italienne) arrive à ses conclusions et déploie ses conséquences.

Évidemment il y aura des critiques littéraires tant qu’il existera des livres, et des journaux, et de la radiophonie, c’est-à-dire indéfiniment. Mais des critiques littéraires, ce n’est pas la Critique, cette puissance qui a pris conscience d’elle-même au xixe  siècle et au commencement du xxe entre les traités de Vienne et ceux de Versailles, et qui éprouve aujourd’hui quelques difficultés à faire renouveler son bail pour un autre siècle.

XX. — La critique de soutien

Une Physiologie de la Critique exigerait pour complément un tableau historique de la critique. Ce serait une grosse affaire que de l’attaquer de front. Mais il n’est pas interdit de le tenter par fragments et à intervalles. Je voudrais pour le moment repérer et suivre un filon restreint dans le temps et dans l’espace, et, au cours de trois brefs articles, dégager trois moments de la critique contemporaine encore actuels et vivants. Il s’agit du mouvement critique qui, à partir du naturalisme, puis du symbolisme, a été suscité par les auteurs eux-mêmes autour de leurs œuvres, soit une critique de manifestes, de présentation et de soutien (je choisirai ce dernier mot), laquelle s’oppose à cette critique objective et extérieure dont les universitaires ont eu, jusqu’au début du xxe  siècle, presque le monopole. À partir de 1908 environ, deux influences critiques sont sorties plus ou moins de cette critique de soutien : l’influence maurrasienne et l’influence gidienne, qui, entendues au sens large, ont été prépondérantes pendant une quinzaine d’années. Ce sera le sujet des deux chapitres qui suivront celui-ci. Je laisserai de côté les personnalités ou les influences critiques qui n’appartiennent pas plus ou moins à ces deux climats. On voudra bien voir là simplement la préoccupation de clarifier des idées et de faire le point : pure besogne d’historien littéraire.

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On entendra donc ici par critique de soutien une critique de combat qui lutte à côté d’une école ou d’un groupement littéraire, et en poursuit devant le public la défense et l’illustration. Sainte-Beuve débuta comme critique de soutien du romantisme : l’impérialisme hugolien, les humiliations intérieures, les railleries de Henri Heine, et d’autres causes l’en détachèrent, La critique de soutien manqua bientôt aux écrivains romantiques, qui durent s’en charger eux-mêmes, et mal.

Dès les premières années de la IIIe République, cette question se posa pour le roman naturaliste. Zola, qui, commis chez Hachette, avait trouvé son chemin de Damas dans l’Histoire de la Littérature Anglaise de Taine, pensa offrir à Taine le rôle de critique de soutien dans son mouvement : ce Méridional ne doutait de rien ! Dans le fond, cependant, Zola n’avait pas tort. « L’esthétique des écrivains dits naturalistes, dit Paul Bourget, est-elle autre chose que la mise en œuvre de la maxime professée par M. Taine, à savoir que la valeur d’un ouvrage littéraire se mesure à ce qu’il porte en lui de documents significatifs ? » Et en 1864, dans une lettre à de Witt, Taine écrivait : « Nous ne valons, nous ne vivons, nous ne travaillons, nous ne résistons que grâce à notre idée philosophique. Or, la mienne est que tous les sentiments, toutes les idées, tous les états de l’âme humaine sont des produits ayant leurs causes et leurs lois. » Cette idée philosophique, déposée par la science, était susceptible de se prolonger en deux idées du roman, déjà préfigurées, l’une dans Balzac, l’autre dans Stendhal : la première qui concerne cette production dans la vie sociale, la seconde qui la concerne dans l’âme individuelle, soit le roman naturaliste de Zola et le roman psychologique de Bourget. Une critique de soutien et de contrôle de ces deux formes de roman par l’auteur de l’Histoire de la Littérature Anglaise eût suivi une ligne logique. Mais le philosophe s’intéressait peu aux romans nouveaux. Il tenait Zola pour un garçon vulgaire et primaire. Et puis, quand Sainte-Beuve faisait le crieur public devant le buffle des buffles, il avait vingt-trois ans, Hugo était Hugo et le mari de Mme Hugo : voit-on le pachyderme des Rougon-Macquart cornaqué par le digne M. Taine ?

Devant le misonéisme de ce qu’il appelait la critique normalienne, Zola fit lui-même sa critique de soutien, comme Ubu rendait lui-même la justice, après avoir envoyé les magistrats à la trappe. Les volumes de critique où il réunit ses articles nous font bien voir que cette autocritique on plutôt cette présentation du romancier par le romancier, cette bataille du romancier pour ses idées et contre ses ennemis, étaient, dans tous les sens, un pis-aller, et que le plus modeste critique, fût-il normalien, eût mieux servi le naturalisme que les grosses parades de Zola, aggravé de Paul Alexis. Sa polémique n’offre que brutalité sans esprit ni discernement, sa critique rétrospective qu’empilage de lieux communs, et ses jugements sur les réalistes et les naturalistes que séné avec traite payable en casse. Quand les romanciers de l’école de Flaubert réfléchissent et discutent sur leur métier, sur leurs procédés, sur leurs émules, sur leurs rivaux, sur leur public, ils font évidemment de la critique. Mais elle n’est intéressante que si on va la chercher dans leurs écrits intimes, qui ne sont pas faits pour le public du jour : correspondance de Flaubert, Journal des Goncourt, notes posthumes d’Alphonse Daudet. Le roman naturaliste et pré-naturaliste était une âpre critique de la vie : ses auteurs n’ont rien fourni à la vie : ses auteurs n’ont rien fourni à la vie de la critique.

Il en va tout autrement du grand mouvement littéraire qui succéda au naturalisme : le symbolisme. Le symbolisme sortait plus ou moins du Parnasse et de sa poésie de bibliothécaires. La génération poétique de 1889 avait traversé les excellentes rhétoriques d’alors ; il y avait particulièrement une jeunesse du lycée Condorcet, bachelière, instruite, volontiers livresque, disposée à la critique. Elle eut les organes, les tribunes autonomes qui avaient manqué aux romanciers naturalistes : des revues jeunes et libres.

Vers 1885, la jeune revue de combat n’était pas chose tout à fait nouvelle dans la littérature. Sans remonter aux six numéros du Réalisme de Duranty (1856-57), à la Revue Fantaisiste de Mendès, à l’importante Revue des Lettres et des Arts, de 1869, nous trouvons en 1874 la Revue du Monde Nouveau, en 1875, la République des Lettres, alors qu’en 1878 la Jeune France entend défendre, elle, les lettres de la République, « combattant sans relâche pour la bonne cause, et traquant, la plume aux reins, les réactionnaires de la politique, en même temps que les prétendus révolutionnaires de l’art ». La Jeune France, où débute Barrès, ne lutte donc en littérature que pour une réaction romantique, hugolienne, anti-naturaliste. C’est une revue de cet idéalisme républicain, lequel trouva mal, sous la République, sa voie littéraire. En laissant de côté Lutèce, simple foliole du Quartier Latin, Père des Jeunes Revues est vraiment inaugurée en 1884 par la Revue Indépendante (année aussi des Taches d’Encre de Barrès), que suivirent en 1885 la Revue Moderniste, la Revue Contemporaine et la Revue Wagnérienne, en 1886 le Décadent, le Symboliste, la Vogue, la Wallonie, en 1889 la Plume, en 1890 le Mercure de France, l’Ermitage, les Entretiens, en 1891 la Revue Blanche. Le Mercure, revue d’une littérature de rive gauche, et la Revue Blanche, organe des jeunes juifs du lycée Condorcet, devinrent, surtout en critique, les deux revues fondamentales de la génération nouvelle.

Ces jeunes revues fournirent au symbolisme une critique de soutien énergique. Elles marquèrent avec une intensité et une outrance uniques jusqu’alors la coupure entre deux générations littéraires, elles remuèrent les problèmes, elles éveillèrent l’opinion, elles inquiétèrent la critique patentée, elles introduisirent dans la littérature une possibilité, puis une habitude de glissement vers la gauche, elles accélérèrent le rythme de l’évolution littéraire. Pour la première fois depuis 1830 la jeunesse trouva des tribunes, des moyens de frapper fort, obtint le succès non en raison de sa doctrine, mais en raison de son intransigeance et parfois de ses charges d’atelier. On peut comparer ce changement de climat littéraire au changement de climat parlementaire que produisit aux élections de 1893 l’entrée à la Chambre du groupe socialiste.

Cette critique fut surtout une critique d’auteurs, qui défendaient leurs œuvres, les qualifiant par des théories, par des « manifestes ». Elle agit surtout par l’effet de masse et la polémique continue. Plusieurs revues, cependant, ont fortement compté par la personnalité de leur critique ordinaire. Une histoire doit retenir cinq de ces critiques ordinaires : Hennequin, Morice, Wyzewa, Gourmont, Blum.

Émile Hennequin, qui mourut en 1888, d’un accident, avant la trentaine, fut le critique de la Revue Contemporaine, qui ne dura que deux ans. Cette revue servait d’organe à de jeunes idéalistes, assez proches des romantiques allemands, à tendances mystiques et qui attendaient beaucoup du « rêve » (de 1885 à 1895 on a autant parlé du Rêve qu’on a parlé de la Vie entre 1895 et 1902) : Adrien Remacle, Mathias Morhardt, Gabriel Sarrazin, et, même Huysmans et Édouard Rod. Suisse, né en Italie, ayant fait ses études à Genève avec Amiel pour professeur, familier de la philosophie allemande et de la poésie anglaise, Hennequin prétendait entrer dans la critique avec une cuirasse de théories : son volume de la Critique scientifique nous portait un échantillon antédiluvien de critique ganoïde. Il s’agissait plutôt, dans ce livre, de critique esthétique, en entendant le mot esthétique au sens d’Heidelberg et de Kœnigsberg. Hennequin se montrait soucieux surtout de prendre le contre-pied des théories de Taine, de lui ressembler (non par le style, hélas !) en disant le contraire de ce que disait Taine, et de reconnaître par exemple le grand écrivain à ce qu’il réagit contre sa race, crée son milieu, est lui-même un moment, tout en restant aussi rigoureusement déterminé que chez Taine, destiné comme chez Taine à tenir entre les pinces d’une critique scientifique et dans des préparations de laboratoire. Hennequin est oublié aujourd’hui, écrivant d’ailleurs dans le style artificiel à la mode symboliste de son temps. Il garde de l’importance pour l’historien, en ce sens que par lui passe ou eût passé la route d’une critique scientifique, métaphysique, scolastique, qui était bien dans le génie du symbolisme, et qui eût mérité son symboliste de génie.

Maintenant, même si Hennequin eût vécu jusqu’aujourd’hui, cette critique serait-elle vraiment « sortie » ? On en peut douter quand on songe à cet ami d’Hennequin, dont la critique est portée par le même esprit que la sienne, et qui écrivait dans la même revue : Charles Morice. En 1889, la Littérature de tout à l’heure passa un moment pour la somme, la théorie ou le manifeste d’une critique symboliste, et même d’une poétique symboliste. Ce livre abscons eut du prestige, et Morice un extraordinaire avenir, qu’il traîna de plus ni plus loin derrière lui. Les prétentions du symbolisme à une grande critique synthétique, wagnéro-hégelienne et le reste, ont en somme échoué.

C’est pourtant une critique esthétique encore que celle que tint Teodor de Wyzewa dans la Revue Indépendante de Dujardin et Fénéon. Le programme dogmatique par lequel il ouvre sa rubrique, en novembre 1886, promet ceci : « Je dirai brièvement ce qu’est, selon moi, l’Art, quelles fins lui sont propres ; puis j’analyserai les œuvres de certains artistes pour y faire voir les preuves de ces théories. » Toutes les méthodes peuvent porter de bons fruits. Mais l’Art ce n’est guère ici, comme le Rêve, qu’une majuscule ; et les majuscules ne purent communiquer l’être à la critique de Wyzewa, lequel n’en était pas moins un homme intelligent, qui, appliqué à une besogne moins majusculaire et oraculaire, rendit plus tard d’excellents services à la Revue des Deux Mondes, comme informateur des littératures étrangères.

Le mouvement des jeunes revues a fourni deux critiques importants : Remy de Gourmont au Mercure de France et Léon Blum à la Revue Blanche. Mais ce ne sont pas des théoriciens, ce sont des essayistes. Les théoriciens ont échoué, les essayistes ont réussi.

Sa carrière de critique et d’essayiste, Gourmont ne la commença guère avant la quarantaine. Mais il avait derrière lui une carrière de bibliothécaire, une abondante production de contes et de drames symbolistes, de travaux d’érudition (sans compter les besognes de librairie), plus loin l’hérédité des Gourmont, célèbre famille d’imprimeurs du xvie  siècle. D’ailleurs, par son art allégorique et froid, ce serait presque un écrivain enlumineur du xve . Des couches de passé français sont accumulées en lui. Il est de caractère curieux, bibliothécaire et antiquaire, intermédiaire entre Anatole France et Huysmans, vibrant comme eux de sensualité plus ou moins refoulée, un Sainte-Beuve de décadence. En 1890 il avait d’ailleurs publié son Volupté avec Sixtine, roman de la vie cérébrale. Après plusieurs années d’art symboliste, qui ne le satisfirent pas, Gourmont, par un tournant bolivien, devint le grand critique du symbolisme.

Développant un essai de 1893, il donna au symbolisme ou plutôt crut lui voir une doctrine philosophique, l’idéalisme, comme le matérialisme avait été la doctrine du naturalisme. Il était dévoué à cette école, il la défendait, il en frappait sans ménagement les ennemis, et, dans les cinquante-trois portraits des deux Livres des Masques, il en loua avec ferveur, sans discerner l’ivraie du froment, tous les militants, même les sympathisants et aussi les ancêtres. Quoique plus intelligente que celle de Zola, c’est bien de la critique de soutien. Mais à partir de 1900, plus que le critique au service du symbolisme, Gourmont fut le critique sorti du symbolisme ; la douzaine de volumes d’essais littéraires, philosophiques, stylistiques où il réunissait son abondante et fidèle collaboration au Mercure et à la Revue des Idées, ont conquis lentement, mais solidement, leur place dans le grand rayon critique.

La critique de soutien, et même la critique des œuvres, s’y efface pour faire place à la critique des idées, à la Culture des Idées (c’est le titre d’un des recueils gourmontiens) et surtout à des dissociations d’idées. Ce dernier terme, créé par Gourmont, est entré en faveur pour désigner la pente la plus originale de ses essais critiques. La dissociation d’idées est une critique dans la critique, le contraire en somme des associations et des synthèses tainiennes. L’idéalisme de Gourmont est devenu autre chose que : « Le monde est ma représentation. » C’est un : « Je vis dans un monde de représentations, l’univers du critique est un univers d’idées données par le dehors, par les hommes, par lui-même, qu’il prendra à tâche de dissocier, ce qui leur enlèvera sans doute leur pointe active, mais, les dépouillant de l’utilitaire, de l’efficace et du préjugé, les rendra à la noblesse d’un jeu gratuit. » Gourmont est l’amoureux des idées, leur amoureux sensuel et discuteur, et qui mettait son effort à réaliser avec elles l’impossible formule de Barrès : « Sentir le plus possible en analysant le plus possible. » Aussi manque-t-il de vues d’ensemble : arbres, non forêt. Il a exercé peu d’influence. Les idées dissociées, et les Dialogues des Amateurs par lesquels Gourmont devait nécessairement finir n’ont charmé en effet que des amateurs intelligents et secs. D’une critique symboliste à l’analyse du xviiie  siècle, il a suivi une route peut-être inattendue, mais pas plus illogique qu’une autre. Son style, qui fut toujours concentré, clair, ennemi du fumeux, l’y menait par la main.

Le Mercure, d’un violet épiscopal, la Revue Blanche comme un faux col rendu net par Londres, bien qu’ils échangeassent leurs collaborateurs, s’opposaient dans le symbolisme comme les deux rives, et le contraste était parfait entre le quartier du bibliothécaire idéaliste qu’était le « père Gourmont » et le précoce contact de Léon Blum et de ses camarades avec la vie et le monde. Et d’avoir passé par l’École Normale contribuait encore à distinguer de la bohème et de la librairie de rive gauche ce grand bourgeois lucide et correct. La critique de Léon Blum est sortie de la Revue Blanche, tandis que celle de Gourmont est restée au Mercure. Et de la critique même Léon Blum est sorti, après lui avoir laissé pour adieux un Stendhal, Il y a témoigné, lui aussi, d’une sécheresse précise, d’un goût empirique des idées plutôt que d’une passion des idées générales. La campagne critique de Lucien Muhlfeld à la Revue Blanche, recueillie dans le Monde où l’on Imprime, a plus d’allure et de combativité. Il disparut prématurément. Et la Revue Blanche, pareillement, ne connut que quelques années d’existence militante. L’affaire Dreyfus, où ce milieu fut particulièrement intéressé, marque la grande coupure. Dès 1902, le terme xxe  siècle a un sens, Gourmont et Blum (j’entends le Blum critique) sont du xixe  siècle, mais Maurras et Gide, bien qu’ils appartiennent à la même génération, sont déjà, sont encore, sont aussi, du xxe .

XXI. — Le maurrasisme et la retraite de la critique universitaire

Un spécialiste brillant de la comédie littéraire, ayant cru repérer quelques professeurs parmi les collaborateurs ordinaires de la N.R.F., se divertit parfois à l’appeler la N.R.U., la nouvelle revue universitaire. Il prend peut-être pour une réalité les pressentiments et les désirs obscurs du public qui lit. Il est probable, et j’en donnerai une autre fois les raisons, que dans les trente ans qui vont venir, la critique sera rehaussée et sauvée par de jeunes universitaires indépendants, quelques déblayeurs diplômés de crânes, contraints peut-être, devant les intérêts, à quelque syndicalisme. En attendant et en souhaitant cet inévitable retour, nous devons constater que la génération précédente, celle dont l’activité utile va de 1902 à 1932, a marqué certaine retraite de la critique universitaire.

Je dis « retraite » au sens ou l’abbé Bremond parle de la retraite des mystiques. Je choisis 1902 pour marquer la coïncidence avec la réforme universitaire, et avec la transformation de l’École Normale, désormais pension de famille autour d’une bibliothèque. Il serait peut-être exagéré d’en voir la cause principale dans l’orientation donnée aux études littéraires par l’école lansonienne. La critique universitaire, ou normalienne, a subi surtout la conséquence de batailles perdues. Contre les naturalistes, la bataille fut indécise, puisque ceux-ci étaient déjà fort éclopés en 1892. Mais contre Baudelaire ce fut un désastre. Contre les symbolistes, qui se battaient sous le noble drapeau de la poésie et à qui leurs jeunes revues servirent de nids de mitrailleuses, les pertes d’influence furent sévères. L’installation de l’École Normale au Temps, avec Gaston Deschamps, tourna mal. La critique issue des grands normaliens de 1848, qui, pendant un demi-siècle, avait fourni des groupes solides, allants, brillants, fut alors prise dans cette crise générale de la tradition universitaire où 1902 fait une date cruciale. On illustrerait cette crise, par trois images que je reconnais un peu arbitrairement choisies, mais qui me semblent significatives.

D’abord la place singulière occupée pendant une quinzaine d’années, de 1912 à 1930, par Paul Souday. Souday était un journaliste, sorti du rang, qui avait recensé, à ses débuts, les chiens roués, fait l’article à droite et à gauche, et qui fut appelé en 1912 à remplacer dans le feuilleton du Temps Gaston Deschamps : Deschamps, assez brillant agrégé des lettres, venait de publier, trente-cinq ans après la Grèce Contemporaine d’About, c’est-à-dire au temps préfix où une même question exige la réponse d’une autre génération, une Grèce d’Aujourd’hui, assez favorablement accueillie pour qu’il fît par elle ses preuves d’atticisme aboutinet, et qu’on lui accordât au Temps la succession d’Anatole France. L’échec de Deschamps fut complet. Au bout de quelques années, Hébrard dut l’employer ailleurs, et aux candidats universitaires, qui ne manquaient pas, il préféra un journaliste de la maison, qu’il fit monter en grade. Là où Deschamps avait mis l’École, Souday apporta la vie, cela même que Sarcey avait introduit autrefois dans le feuilleton dramatique. Excellent journaliste, polémiste redoutable, passionné pour la littérature et vivant pour elle, avec des partis pris politiques qui enchantaient ou enrageaient indifféremment et ses amis et ses ennemis, un peu gêné par l’ambition académique, mais pas trop, honnête homme et courageux, il eut pour lui un public, et même le public. Il parlait clairement, savait aussi clairement ce qu’il aimait et haïssait. Il ne manquait nullement de goût, et, à une époque de transformations littéraires foudroyantes, ce représentant d’une génération littéraire antérieure les suivit à une allure relativement suffisante. S’il n’a pas été remplacé dans son rôle de critique rationaliste militant, de tainien intellectualiste, dans sa polémique impitoyable contre toutes les formes de mysticisme, c’est en partie parce que sa philosophie datait. Le malheur est que, journaliste pur, il ait peu survécu à son journalisme quotidien, et que ses Livres du Temps ne puissent compter sur le temps que dans la même mesure que les recueils de Planche.

Cette carence universitaire facilita, pour Souday, cette place unique dans la critique, dont il n’est pas exagéré de dire qu’à sa mort il tenait le principat. Une autre transgression fait, dans notre carte géographique, ressortir cette carence. Le retour des Jésuites, tout simplement ! La place tenue, non seulement dans l’histoire littéraire, mais dans la critique littéraire, par un humaniste religieux, l’abbé Bremond, qui prolonge, à peine sous une autre robe, la pure moelle des grands lettrés de la Compagnie de Jésus, et qui a suivi, avec un tact génial, le seul tournant par lequel on pût prendre à revers le vieux jansénisme de Pascal et d’Arnauld, des parlementaires et de Royer-Collard, de Sainte-Beuve, de la tradition littéraire, et de la tradition universitaire, cette place témoigne, comme celle de Souday, d’une évolution de la critique, et, sinon d’une rupture ou d’un renversement de sa tradition, tout au moins d’un dessaisissement des traditeurs autorisés. Les Jésuites contre Port-Royal ! Fénelon contre Bossuet ! La poésie pure contre la poésie « à idées », comme disait Faguet ! L’intuition contre le raisonnement ! Un goût des mystiques et une mystique du goût contre l’intellectualisme professoral ! Brunetière, qui régentait l’Académie au début du xxe  siècle, était mort dix ans trop tôt. Quel magnifique sujet de discours français pour des élèves de « première » que celui-ci : « Vous supposerez que Brunetière a vécu dix ans de plus, et vous composerez le discours par lequel il combat, au petit guignol de l’Académie Française, la candidature de l’abbé Bremond, introduite par Maurice Barrès. » Toute la révolution que nous signalons tiendrait dans ce procès.

Supplantée sur sa gauche par le journalisme pur de Souday, débordée sur sa droite par l’humanisme jésuite et le purisme mystique, ne laissant plus à son centre qu’un rideau de troupes, la critique traditionnelle a vu ce centre traversé un moment par une brusque attaque de vélites que menait Fernand Vandérem. L’auteur du roman des Deux Rives représentait depuis longtemps, peut-être depuis ses études au lycée Condorcet, l’esprit militant de la rive droite contre la rive gauche. Critique parisien, spirituel, inculpé de tortonisme à la suite de sa déplorable campagne anti-valérienne, armé avec cela par une lecture de vieux et perspicace bibliophile, tacticien expérimenté et connaissant à fond la technique d’une campagne de journaliste, Vandérem a conduit contre la critique universitaire une pittoresque guérilla qui lui attira presque autant de célébrité que la fonction de garde-chasse de Ferney à Souday, ou à l’abbé Bremond le tir à la casquette de la poésie pure. Notons d’ailleurs que la longue chronique de vingt à trente pages, très habilement variée, pratiquée par lui dans la Revue de Paris et la Revue de France, avec sa forme et sa densité de trottoir roulant, représentait une nouveauté et une réussite technique dont il est fâcheux qu’après sa retraite elle n’ait pas eu de suite.

Il faut se garder de voir en Souday, en Bremond, en Vandérem, et en Maurras (lequel collabore au même déclassement et à qui nous allons arriver) une équipe qu’uniraient des idées communes ! C’est exactement le, contraire. Couplez n’importe quels deux de ces quatre critiques, et vous avez deux ennemis affrontés, qui ne se connaissent que par leurs discordances, leurs polémiques ou leurs impossibilités réciproques. Chacun des quatre est ou était l’ennemi des trois autres, toujours littérairement et parfois personnellement. Aucun d’eux qui, malgré leur bienveillance commune pour l’auteur de ces lignes, et c’est tout ce que je leur sais de commun, ne se soit plus ou moins indigné de le voir sympathiser avec les trois autres. Aucun qui ne frémisse ou n’eût frémi à supporter cet attelage en quadrige. Aucun d’ailleurs qui, ici, dans une certaine mesure, n’ait raison, et l’artifice de notre attelage, avec quatre animaux si divers, ne nous échappe pas. Il nous semble, cependant, qu’ils répondent, en les langages les plus contraires, à un tournant de la critique française, qu’ils servent presque également à marquer ce dessaisissement de la corporation particulièrement et quasi exclusivement préposée jusque-là à la critique littéraire, et qui a d’ailleurs trouvé, dans d’autres champs d’activité (je songe à la politique), de brillantes compensations.

Tant bien que mal, le courant de renouvellement, le brassage nécessaire de l’opinion critique ont été, dans ces années d’avant-guerre, surtout l’œuvre non plus d’organes autorisés, comme les grandes écoles et les grandes revues, mais, conformément à la tradition symboliste, de petites républiques et de groupements autonomes, dont les principaux furent le maurrasisme et le gidisme.

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L’Action Française a prolongé jusqu’aujourd’hui ce tumulte politique d’intellectuels qui caractérisa l’Affaire Dreyfus. Bien qu’elle ait compté parmi ses précurseurs ou fondateurs, des théoriciens politiques purs, comme Amouretti, Vaugeois, Montesquiou, ses protagonistes étaient surtout des littérateurs, et dans les deux principaux, Charles Maurras et Léon Daudet, on voit facilement, qualités et défauts, des natures totales, exaspérées, d’hommes de lettres et de critiques littéraires.

Charles Maurras est, avec Brunetière, le seul critique littéraire dogmatique qui ait exercé une très forte influence. Bien qu’il ait rompu de bonne heure avec la croyance catholique, ce Provençal porte dans son humanisme strict la marque du pensionnat religieux où il fut élevé, nourri à l’anti-romantisme. Disciple de Mistral, dévoué à l’action félibréenne, il a senti par Mistral ce que l’éternel homérisme pouvait garder aujourd’hui de sève vivante et de beauté fraîche chez un poète de race latine et de terre grecque. Moréas et sa prédication de café lui ont fait toucher du doigt un classicisme venu plus directement encore d’Athènes. Et, Mistral lui donnant son Ionie, Moréas son Attique, Anatole France y ajouta l’Alexandrie qui acheva autour du critique, sinon mieux que l’enseignement d’une Sorbonne, du moins autrement, les trois dimensions d’une âme grecque. Sa tradition de blanc du Midi, peut-être aussi l’heureuse surdité ronsardienne, entretinrent et maintinrent chez lui des idées inflexibles et un fanatisme irréductible. Bien qu’explicative, alors courtoise, et parfois amusée, sa longue campagne critique de la Gazette de France et de la Revue Encyclopédique, puis deux livres décisifs et lourds de substance, Anthinea et l’Avenir de l’Intelligence (sans oublier les Amants de Venise, moins importants et aussi moins bons) lui donnaient la figure, alors très originale, de critique à principes et à modèles. « Louange à la seule famille des Homérides ! » Il y a une beauté éternelle, classique, raisonnable, sans cesse méconnue, assaillie, recouverte par la barbarie, et que la critique a pour tâche de restaurer et de défendre. Donc le contraire de la critique impressionniste que Lemaître mettait en vogue pendant la jeunesse de Maurras. On imagine, en revanche, que la critique de Maurras aurait dû sympathiser avec celle de Brunetière. Il n’en fut rien. Au contraire. Et à cette hostilité on ne voit pas de causes dogmatiques profondes. Simplement l’opposition de deux impérialismes : Brunetière avait la superstition des formations officielles, des milieux consacrés (bien qu’il n’en sortît pas). Et Maurras était à Paris l’homme de ces cafés et de ces journaux que Brunetière exécrait. Ces deux genres de vie ne sympathisaient pas.

Le sens poétique de Maurras a été une des sources de son influence. Depuis Sainte-Beuve, aucun critique n’avait comme lui appréhendé la poésie par une intuition passionnée du dedans. Il est à remarquer qu’important critique politique d’idées, Maurras, en littérature, a été un critique de poésie, est resté pendant des années, tenacement, impérieusement, au centre de la bataille entre parnassiens, symbolistes, romans, a possédé supérieurement comme critique (et assez bien comme poète) le vers français dans une âme et dans un corps. Et puisqu’il a ramené au romantisme tout le principe du mal littéraire, politique et social qu’il combattait, on peut dire que sa critique politique elle-même, elle surtout, vit d’une racine poétique. Comme le critique orateur en Taine et Brunetière, c’est, en l’auteur d’Anthinea, le critique poète qui a agi, et qui a convoqué et brassé un public. Maurras est d’ailleurs porté par un beau flot de poésie pure (ce terme se trouve pour la première fois dans Mistral) qui nous est venu de Provence, et singulièrement d’Aix. Sa doctrine poétique se confond dans ses grandes lignes avec celle de Bremond, et c’est la vraie. Mais allez l’en faire convenir, lui qui tint les chevaux à Souday — à Souday ! — quand celui-ci rompait des lances contre le bremondisme catharo-poétique !

Le principal de l’œuvre de Maurras critique aura été probablement d’avoir vécu une certaine idée du romantisme, d’avoir dans le romantisme littéraire discerné une conséquence politique, une profondeur sociale, une dimension religieuse, et d’avoir suscité contre lui ce qu’on ne connaissait plus depuis longtemps : un classicisme jeune, le classicisme d’une jeunesse. C’est que Maurras avait eu le privilège de connaître un classicisme vivant, tout à fait dépouillé du livresque, moins encore, peut-être, chez les prêtres d’Aix que chez le poète de Maillane et l’Athénien du café Vachette : tout l’opposé du classicisme des professeurs. Cette vie il l’a maintenue, défendue, accrue. Comme un autre Méridional, Paul Valéry, il s’enivra de disciplines. Et il a fait partager cette ivresse.

À cette critique régulatrice d’esprits, il manqua de devenir institutrice d’œuvres. Le premier tiers du xxe  siècle n’a pas plus connu de renaissance classique que de restauration monarchique. Reste que le mouvement maurrasien a fait naître une école de critique.

La contribution la plus importante à cette critique néoclassique, la preuve la plus solide apportée à la force d’institution du maurrasisme, ce fut le Romantisme Français de Pierre Lasserre. Les dates ici nous instruisent. Lasserre, alors professeur de philosophie au lycée de Chartres, commença la préparation de son livre dès cette rentrée d’octobre 1902, tournant d’une génération et d’un siècle, le termina à la fin de l’année scolaire 1905-1906, et le présenta en 1907 comme thèse de doctorat à la Sorbonne, où il fut accueilli avec mauvaise humeur et privé de cette mention très honorable accordée à tous les dociles écoliers. En 1908, l’Action Française était fondée, et Lasserre y tenait la critique littéraire (en même temps que la critique musicale), tout en préparant un gros volume de polémique contre la Sorbonne qui l’avait méconnu : la Doctrine Officielle de l’Université. De 1907 à la guerre, Lasserre a donc mené une campagne de critique militante, pour le classicisme contre le romantisme, et pour l’humanisme contre les nouvelles méthodes pédagogiques, littéraires, historiques et philosophiques. Cette critique de combat, brillante, mordante, informée, se développe sur le plan maurrasien.

Mais dans le Romantisme Français l’influence de Maurras s’est combinée avec un état d’esprit original et qui s’explique par des causes internes. Lasserre avait porté le romantisme dans le sang même de sa jeunesse, avait vécu avec lui. À trente-cinq ans il avait éprouvé le besoin de s’en débarrasser par un livre, comme Maurras lui-même venait de le faire dans les Amants de Venise. Les illusions du romantisme, ses mensonges, ses artifices, ses dangers, c’est la jeunesse, et il appartient à la jeunesse de les éprouver, de les vivre. Un théoricien qu’elles ont déçu et fait souffrir s’en vengera en clouant au pilori les théories du romantisme, ses hommes, son esthétique. Et c’est ce que Lasserre fit éloquemment, car Lasserre est un théoricien éloquent, le Romantisme Français est un livre de critique éloquente. Il réussit au point que, pendant plusieurs années, le mot de romantique fut employé par beaucoup d’écrivains dans un sens péjoratif, ainsi que celui d’une maladie ou d’une infirmité, pour désigner des formes puériles et grossières de la politique, de la religion, du raisonnement, même de la poésie. Le romantisme passa un aussi mauvais quart d’heure que, dans l’Ancien Régime de Taine, l’esprit classique. Le curieux est que tous deux sont pareillement honnis comme causes de la Révolution, et exposés au pilori par une éloquence réactionnaire comme auteurs responsables de la démocratie. Depuis, tout cela s’est tassé, ces procès de Haute-Cour sont oubliés, Lasserre lui-même a fait au romantisme des excuses, a dépouillé et dépassé son romantisme. Le rôle de personnalité seconde derrière Maurras ne pouvait d’ailleurs convenir longtemps à ce Béarnais indépendant, et Orthez n’entendait pas se laisser annexer par Barbentane. Lasserre resta cependant plus anti-romantique, et le pli s’effaça moins qu’il ne croyait. C’est encore la lutte contre le romantisme qu’il poursuit, dans les Chapelles Littéraires, contre Claudel, Jammes, et en somme contre la poésie. Il est d’ailleurs curieux que d’une nature aussi profondément poétique que celle du félibre Maurras, qui a conçu l’Action Française comme un grand Félibrige, ainsi que le télescope de Bischoffsheim était, disait Hébrard, une grande lorgnette, soit sortie contre la poésie une si persévérante vague d’assaut, et qui continue. Sortie, entendons-nous, par ses disciples ou son entourage, non de son fait.

Une longue familiarité avec Renan paraît avoir contribué à libérer Lasserre de sa phase dionysiaque, à lui donner une conception et une pratique apolliniennes de l’intelligence. Sa mort prématurée ne lui permit pas d’achever ni même de pousser loin son Renan, dont il pensait faire un Port-Royal du xixe  siècle, mais dont les trois volumes publiés manquent un peu d’inattendu, et de ce feu sacré qui éclatait dans le Romantisme. Avec son acquis, sa force de travail, son art de la lecture, de la composition et de la clarté, son goût des idées, sa forme solide, la vigueur de discussion sinon d’intuition, dont témoignent ses Chapelles Littéraires, Pierre Lasserre serait peut-être devenu le critique le plus autorisé d’après-guerre, si une grande tribune, à laquelle il se fût entièrement consacré, lui eût été offerte : il eût tenu une place analogue à celle de Scherer, mais d’un Scherer de terroir vigneron, coloré et vivant.

L’influence maurrasienne s’exerça avec plus de diffusion et de division, et trouva un terrain plus meuble dans le groupe de la Revue Critique des Idées et des Livres, qui fut, les dix années d’avant-guerre, l’organe officiel du néo-classicisme littéraire. Elle défendait les principes d’ordre, de discipline, mais aussi la tradition analytique et psychologique du xviiie  siècle. Par son goût de critique, d’humanité et d’élégance, elle entendait se rattacher surtout à Stendhal. Elle ménageait cependant les sources de la vie philosophique intérieure, contre laquelle le maurrasisme intégral professe une profonde défiance. Pierre Gilbert, dont l’œuvre critique a été recueillie dans les deux volumes de la Forêt des Cippes, Jean Rivain, Eugène Marsan, ont entretenu une critique d’honnêtes gens, distingués, mais qui coloraient cette honnêteté et cette distinction d’une vive passion politique, dont André Du Fresnois, Gilbert Maire, Louis Thomas étaient plus indépendants. La génération de la Revue Critique, plus jeune que celle d’Action Française proprement dite, fut, dans sa plus grande partie, fauchée par la guerre. La Revue Critique reprit, transformée, après la guerre, en même temps que naissait une autre revue, contrôlée de plus près par Maurras, la Revue Universelle. Ces deux revues d’après-guerre ont fourni à la critique, d’aujourd’hui la première André Thérive et la seconde Henri Massis.

Bien que Thérive, qui tint la critique de l’Opinion après celle de la Revue Critique, celle du Temps après celle de l’Opinion, ait fortement évolué, et qu’il soit aujourd’hui le critique le mieux pourvu de personnalités diverses, de têtes de rechange, ce critique, techniquement fort bien informé de la production contemporaine, est resté par son jeu analytique, sa préférence pour les qualités formelles, sa passion de la clarté, son classicisme militant, pointilleux et puriste, sa méfiance du lyrisme gratuit, son malaise devant la poésie, le critique de la Revue Critique. Il a réuni d’ailleurs à cet ancien domaine un Dominion qui garde sa constitution autonome : une critique de soutien du roman dit populiste. Il se développe par alibi. Mais c’est un dogmatique, et qui prétend juger. À plus forte raison, l’auteur de Jugements, Henri Massis, esprit profondément et totalement certitudien, dont les livres demeurent des documents par l’ardeur qu’ils emploient à pourchasser dans nos écrivains d’aujourd’hui l’esprit de Montaigne et de Renan, comme une servante de Hollande bataille contre les araignées : ici, au centre d’une toile redoutable, dit Massis, aux âmes confiantes, l’araignée Gide.

Malgré le Stupide xixe  Siècle, il est difficile de voir dans la critique de Léon Daudet celle d’un néo-classique et d’un maurrasien. Avec son caractère primesautier, imagé, partisan, elle se rattache bien plutôt aux conversations et aux journaux intimes ou publics de sa famille et des Goncourt, à la critique militante des romanciers naturalistes, et voisins et rivaux du naturalisme, à la vie, aux disputes, aux amours et aux haines, aux invectives d’un quartier littéraire. Par sa couleur, ses trouvailles d’expression, ses outrances, ses partis pris personnels, ses rapidités, elle évoque aussi celle de Barbey d’Aurevilly. Daudet est supérieur au moins en un domaine : quand il s’agit de caractériser sensuellement le style des écrivains qu’il aime. On trouvera dans la Recherche du Beau une carte curieuse, sincère de son monde esthétique et qui serait imitée avec fruit. Sa critique devient alors une critique parlée, comme celle de Brunetière, mais parlée à table, au contraire de celle de Brunetière. Ce rabelaisien est autant du xvie  siècle que Maurras est du xviie et Bainville du xviiie . (Le xixe est « stupide » par position, c’est le quartier interdit.) Le goût est chez lui tout physique. Mais l’esprit d’un grand journaliste ressemble sur un point à celui d’un grand orateur. Chez Daudet comme chez Brunetière on discerne une fuite de Provençal devant le silence et le frémissement intérieurs, fuite à laquelle Daudet a donné une expression philosophique dans ses livres-documents, remarquables, de l’Heredo et du Monde des Images, et dans ses théories sur le moi et le soi.

L’influence de Maurras a été profonde dans la critique, non seulement à cause de la valeur de Maurras, mais parce que sa critique était d’un journaliste, qu’elle a mené un dialogue de quarante ans, quotidien, acharné, avec les journalistes, qu’elle formait l’Acropole d’une politique et que, comme à Athènes, cette Acropole se voit et rayonne très bien indépendamment de la ville basse. D’autre part, un professeur qui fut des siens et qui se sépara de lui, lui reproche d’être l’homme des « petites revues ». Maurras appartient à une génération où la « petite revue » (mais elle mérita souvent le nom de grande par ce qu’elle contenait) et le journalisme ont fait fortement leur partie contre les corps et organes autorisés et traditionnels, Universités, Académie. C’est là un fait dont il faut tenir grand compte pour une histoire des mouvements de l’esprit dans le premier tiers du xxe  siècle. Au seuil du second tiers, et trente ans après la date cruciale de 1902, est-ce du passé, est-ce encore de l’avenir ? Mais la page à tourner frémit trop sous nos doigts.

XXII. — De la critique gidienne

Le livre sur André Gide, c’est aujourd’hui ce que fut de 1910 à 1920 le livre sur Barrès : une occasion, pour de jeunes critiques, de mettre au point, en lumière et en tableau, leur sensibilité à l’occasion de celle d’un autre, et de se connaître par personne interposée. Après celui de Ramon Fernandez, qu’on couronna l’an dernier, ce sont aujourd’hui ceux de Léon Pierre Quint et de René Schwob. Il y en aura d’autres. L’un de ces autres s’avisera peut-être (et sa part ne sera pas la plus mauvaise) de tenir Gide (au contraire de Barrès) avant tout pour un esprit critique, et peut-être celui de tous nos contemporains qui avait le plus de moyens de devenir l’introuvable successeur de Sainte-Beuve. Une beuvisation de Gide ne paraîtrait guère plus artificielle que la plupart des idéologies dans lesquelles ses critiques ont essayé de l’encadrer. On n’aurait pas de peine à montrer dans Volupté, pour toutes sortes de raisons, un livre déjà fort gidien. Mais tandis que les conditions matérielles de sa vie et le courant de son époque conduisent Gide à multiplier dans ses livres les spirales de Volupté, Sainte-Beuve, contraint de devenir un professionnel et un tâcheron de lettres, dut sortir de lui pour entrer chez les autres, du dimanche cultuel et gratuit pour passer au laborieux Lundi. (On comprend que Barrès jeune, celui de l’Homme Libre, ait eu en horreur les gens qui sacrifiaient la jeunesse de Sainte-Beuve à sa maturité.) Il y a chez Sainte-Beuve et André Gide un équilibre ou une fusion égales du sens critique et de la sensibilité religieuse. Ils appartiennent à cette tradition dialoguée de la France qui commence avec leur père Montaigne et dont le méridien passe par Port-Royal. On n’imagine ni un Chateaubriand, ni un Lamartine, ni un Renan, ni un Barrès nés protestants. Mais on ne voit pas trop, dans ce cas, ce qui serait changé en Sainte-Beuve ; coreligionnaire de Vinet, il aurait trouvé des amitiés chrétiennes, pas trop changées, dans des origines calvinistes. Vous me direz que Sainte-Beuve a fini duo-décembriste et sénateur, tandis que Gide… Hasards, je crois, chez Sainte-Beuve, de carrière et de condition, et l’on sait combien douloureusement il porta la clef de chambellan. Mais reportez-vous au livre qu’il écrivait quand il mourut et qu’il laissa inachevé, son Proudhon. On sait la question que posait toujours Montaigne : « Comment est-il mort ? » Sainte-Beuve est mort à gauche…

N’oublions donc pas, chez Gide, ces lignes beuviennes, que certains hasards ne lui ont pas permis de faire saillir avec continuité, mais qui restent parmi les veines authentiques de son génie. On eût aimé, on aimerait encore, qu’à titre de preuve, et plus continûment que dans les Prétextes, Gide eût dans son œuvre une campagne critique de deux ou trois ans, un coin de lundisme, comme Mallarmé a sa campagne critique de la Revue Indépendante.

Mais enfin, la N.R.F. elle-même peut passer pour une sorte de milieu qu’avec plus ou moins de succès Gide suscita en conformité ou en sympathie avec sa vocation lundiste. Le malheur de Sainte-Beuve, une cause de ses aigreurs et de ses poches à poison, c’est que toute sa vie ce célibataire dut prendre position : articlier au Globe, employé de Buloz (cette fois il y eut révolte et levée d’un parapluie célèbre), préposé à des services de presse chez Mme Récamier (ce qui lui valut d’ailleurs une académisation précoce), accusé d’avoir participé aux fonds secrets de Louis-Philippe à la suite de son histoire de cheminée, hospitalisé par le Constitutionnel, et méritant plus ou moins pendant seize ans l’affreux certificat d’une virago déchaînée : « M. Sainte-Beuve est un vassal de l’Empire ! », sa vie critique comme sa vie sentimentale se passèrent chez autrui. Voilà une destinée qui n’eût évidemment guère convenu à Gide, lequel, lui aussi, a bien vécu tes drames de la propriété, mais les a vécus de l’intérieur et non du dehors.

Gide était, naturellement, et pur position, du Mercure comme Sainte-Beuve était du Globe. Mais il n’était pas plus le Mercure que le jeune homme roux n’était Le Globe. Au début de la N.R.F., au contraire, il fut presque la N.R.F., qu’il fonda avec Schlumberger, Copeau et Ruyters, et les deux représentants de ses familles naturelle et intellectuelle, Michel Arnauld et Henri Ghéon. C’étaient tous des esprits critiques, comme Gide. Les livres de critique littéraire de Gide, Prétextes, Nouveaux Prétextes, Incidences, Essai sur Montaigne, représentent, avec ceux de Gourmont, à la pointe de l’intelligence et de l’analyse, la fleur de cette critique qui s’appuya sur le mouvement symboliste. Pas d’idée directrice, pas de principes, mais au contraire une disponibilité pour tout, la ferveur, la crainte d’être dupe, la passion de la sincérité, des antennes pour discerner la tendance à l’emphase, des oreilles expertes à refuser ce qui sonne faux. Un critique qui ne l’aime pas, dans une lettre à moi adressée, appelait Gide : « Cet étudiant de quarantième année ! » Magnifique certificat ! « Nous ne sommes pas à l’école ! » criait un jour Coutant à Clemenceau, qui répondit au citoyen : « Je suis toujours à l’école ! »

Un industriel du Nord, qui possédait un grand journal, et à qui on prêtait (ce qui lui appartenait d’ailleurs) le dessein machiavélique de faire l’opinion, répondait : « Vous vous trompez bien ! Mon journal est pour moi et mes amis, au contraire, une moyen d’enquête et d’information. Notre industrie a besoin d’informations. Elle s’en procure, et le journal que nous vendons nous permet d’alléger nos frais en repassant ces informations au public. » C’était spécieux, mais, enfin, partiellement vrai. Quoi qu’il en soit, la formule expliquerait fort bien la N.R.F. dans sa période gidienne. Il ne s’agissait nullement de militer pour une doctrine et un parti, comme dans les revues filiales de l’Action Française, mais d’installer un poste d’écoute bien conditionné, de mettre les disponibilités d’André Gide et de ses amis en contact avec les disponibilités neuves de la jeunesse, et d’assurer par une revue l’exploitation publique de cet office de documentation.

Le climat avait d’ailleurs changé depuis les revues symbolistes de 1890 et de ce qu’on pourrait appeler, d’un son qui plaît à l’oreille, les années nonante. Pendant ces années nonante, la littérature ne s’était réclamée que de la liberté, sous toutes ses formes, les jeunes écrivains cousinaient avec l’anarchie, et l’En Dehors était une manière de supplément politique de la Revue Blanche. Mais quand la N.R.F. établit en 1909 des formules pour ses déclarations et ses prospectus, elle se présenta comme un groupe d’écrivains de tendances diverses « mais également en quête d’une discipline » et Schlumberger, dans un article qui prenait figure de manifeste, protesta contre le débraillé de la liberté dans l’art. Le climat des premières années du xxe  siècle ! D’ailleurs, ce n’est pas de trouver une discipline qui importe, ô Nathanaël, c’est de la chercher. Et, quand on l’a trouvée, de s’en débarrasser. Ainsi est allé et a parlé André Gide.

On conçoit cependant que la N.R.F. ait formé un excellent milieu d’esprits critiques plutôt qu’un ordre d’esprits disciplinés. En fait on n’y a cherché de disciplines qu’esthétiques. Je parlais du Globe, mais plutôt la N.R.F. était un peu, pour la littérature d’origine et d’inspiration symbolique, ce que le premier Artiste était au romantisme. À l’art pour l’art du second romantisme, ferait pendant le « gratuit » de 1912. Comme la thèse de Cassagne sur l’Art pour l’Art, on en écrira peut-être une sur l’idée de gratuité dans la littérature au début du xxe  siècle. La gratuité fait une bonne formule de critique.

La génération nouvelle, convoquée, appelée à la N.R.F. y eut bientôt son délégué, Jacques Rivière, dont les Études de 1913, marquent une date de la critique contemporaine. Avec plus de champ, et sans la guerre qui fendit sa vie en deux, Rivière était appelé à faire, trente à trente-cinq ans après les Essais de Psychologie Contemporaine, ce que Paul Bourget avait fait pour ses aînés, et l’on ne pouvait mieux exprimer la tendance des Essais de Rivière qu’en remarquant que le Tourgueneff de Bourget y eût été remplacé point pour point par Dostoïevsky. De ces Essais d’Analyse Contemporaine, trois ont été donnés dans les Etudes, Gide, Claudel, Péguy, et un autre suit après la guerre, un Proust.

Rivière a été un critique créateur, en ce sens qu’il a apporté à la critique une dimension dans le sens de la profondeur. Les pages de critique de Rivière évoquent toujours l’image d’un homme qui creuse un trou, d’un travailleur qui pioche sous lui. Qui pioche… Deux outils sont essentiels à la France, la pioche du vigneron et du jardinier, la plume de l’écrivain. Comme les vignes du Bordelais, comme certaines pages de Montaigne, la critique de Rivière est faite à la pioche. Elle interpelle les écrivains sur leur intérieur, et bien moins sur leur intérieur psychologique que sur l’intérieur de leurs idées, non leurs idées pour leur croûte, mais leurs idées pour leur fond et leurs entrailles spirituelles. Rivière eut après la guerre deux révélations, Proust et Freud. Mais on sent que le critique des Etudes tend déjà vers l’analyse de l’un et vers la psychanalyse de l’autre, laquelle, on le sait, ne fut connue des Français qu’après la guerre. J’imagine le critique de 1945 qui soumettra les écrivains d’aujourd’hui à des Essais de Psychanalyse contemporaine. Entre Bourget et cet écrivain, Rivière aura marqué la transition. Et libre et vigoureux il eût peut-être fini par être ce critique psychanalyste.

Et il était (autant qu’il faut souhaiter de l’être au critique de 1945) un critique artiste. Comme sa plume à la pioche du vigneron, sa critique se référait à l’attaque du bon artisan sur le cœur de chêne. Un Américain, Waldo Frank, écrit : « Peut-être n’est-il pas de pays au monde où le critique ait plus de chance de devenir un artiste qu’en France. Rivière, parce qu’il était Français, concevait tout naturellement les livres comme des corps vivants, incorporés au corps social de sa race… Recevoir et engendrer des idées était pour Rivière une expérience vitale directe que rien ne séparait de l’expérience essentielle vécue par son pays… Rivière était évidemment le critique tel que se le représentait Gœthe, lorsqu’il disait qu’un jugement impersonnel, même s’il pouvait être parfait, était pour lui dénué de toute valeur. »

Arriver à la synthèse d’une personnalité puisée à des sources profondes et d’une gratuité impersonnelle qui retrouve constamment devant les spectacles nouveaux et les idées nouvelles sa candeur et sa puissance de renouvellement, telle paraît avoir été et l’ambition et en partie la réussite de Gide, le principe de l’élan vital qu’il a communiqué à Rivière et à d’autres.

À la génération de Rivière a succédé à la N.R.F. une génération d’après-guerre dont le portrait serait peut-être, pour quelque temps encore, prématuré. Mais des livres comme ceux de Fernandez, Pierre-Quint et Schwob nous montrent que l’auteur d’André Walter et de Paludes continue, avec une perpétuité remarquable, de participer non seulement en témoin, mais en acteur, à ces renouvellements. Je voudrais terminer par cette remarque :

J’ai parlé de Sainte-Beuve. On écrirait tout un chapitre sur Sainte-Beuve et le roman, Sainte-Beuve anti-Balzac, la défiance devant le roman, partagée par Sainte-Beuve avec son milieu académique et officiel, et, chez lui, avant la critique du roman, ce roman de la critique qu’est Volupté. Après avoir lu ce chapitre, on sentirait combien est radical, avec Gide et du temps de Gide, le renversement de climat.

On serait alors frappé de voir comment ce mouvement critique de la N.R.F., qui prétendait concerner en 1909 tout le champ de la littérature, particulièrement la poésie et le théâtre (et d’où est sortie, ne l’oublions pas, la révolution technique du Vieux-Colombier ; mais une technique, ce ne sont ni une critique ni des pièces), n’a trouvé en somme la voie libre que du côté du roman. Le milieu gidien est devenu une sorte d’académie du roman, de lieu où le roman a été appelé à réfléchir sur lui-même, à chercher, comme eût dit Brunetière, les lignes d’évolution de son genre. Plusieurs causes à cela. Le groupe de la N.R.F. se forme à une époque où le roman envahit tout. Et puis, pendant des années, la grande préoccupation de Gide est de faire son roman, d’arriver au roman par les étapes du récit et de la sotie. Les Faux-Monnayeurs, avec leur partie critique, leurs procès-verbaux de formation, leurs propos sur le roman, leur journal dans un journal, sont au centre de cette académie du roman, ou de cette critique romancée du roman. Pareillement, Rivière double sa critique intérieure à la pioche par un roman d’analyse à la pioche, Aimée. Le roman de Schlumberger mûrit en plein accord avec l’atmosphère critique de la N.R.F. Et pareillement, et instructivement celui d’Arland. Je n’allègue ni Fernandez ni Prévost, le Pari et les Frères Bouquinquant, d’une réussite technique si remarquable, restent en marge de leur critique (mais ils tenteront bien un jour de fondre ce texte et ces marges). Nous parlions l’autre jour de la critique de soutien du roman populiste. Les Faux-Monnayeurs, eux, s’élèveraient volontiers à l’éminente dignité de roman de soutien : soutien de la critique. Et enfin à ces influences s’ajoute dès le lendemain de la guerre celle de Proust. La N.R.F. passe presque du signe de Gide au signe de Proust. Cette apparition du roman de la durée dans le paysage de la N.R.F. en achève la géographie. Le roman de Proust est en effet à Bergson ce que le roman de Zola d’une part, le roman de Bourget d’autre part, étaient à la philosophie de Taine. Le rythme du renouvellement par générations trentenaires est ici frappant ! De même que l’Essai sur les Données Immédiates vient trente ans après les Philosophes Français, de même Du côté de chez Swann paraît trente ans après Crime d’Amour. La N.R.F. forme, en matière de critique, un milieu-témoin de cette évolution, ainsi que la Revue de Brunetière en 1880. (Il va de soi que par N.R.F. j’entends ici ce qui conserve plus ou moins la température initiale, ce qu’on appelait, avec plus ou moins de raison, la chapelle, la N.R.F. gidienne ou mi-gidienne, étampée à Cuverville, telle qu’elle a sa place dans une époque de l’esprit critique.)

XXIII. — Un conservatoire de la critique

Dans le livre, souvent bon, que les trente-huit membres de l’Académie Française viennent de rédiger au sujet du troisième centenaire, et où presque toutes les professions littéraires ou para-littéraires sont convoquées pour rendre compte de leur participation au recrutement de la Compagnie, monarques, salons, tailleurs, grammairiens, ecclésiastiques, maréchaux, romanciers, poètes, auteurs dramatiques, historiens, parlementaires, diplomates, avocats, journalistes, voyageurs, marins, savants, humanistes, philanthropes, guerriers, jeunes, on peut remarquer une absence : celle de la critique sous toutes ses formes, critique littéraire, critique artistique, critique dramatique. Quelqu’un a remarqué que c’était d’autant plus singulier que le tiers des académiciens en exercice a demandé ou demande une partie de ses moyens de subsistance à la critique. À quoi nous répondrons que nous trouvons là bien plutôt une raison de ne plus nous étonner. Un académicien qui, appartenant au corps des romanciers et des poètes, fait ou a fait aussi des articles de critique dans les journaux, serait-il retenu comme critique par le livre d’or des Quarante ? Si oui, des lecteurs souriront. Sinon l’académicien gémira. Le secrétaire perpétuel, qui est un sage, a donc mis à la décision que la critique, dite la dixième Muse, ce qui indique déjà son caractère d’extra, serait considérée généralement, fût-elle celle de Sainte-Beuve, comme n’étant qu’en subsistance à l’Académie, et ne figurerait pas aux contrôles de la Compagnie.

À cette lacune nécessaire, en ce qui concerne la critique dramatique, M. Pierre Brisson, officier supérieur du corps d’origine, remédie dans une Petite Histoire du Feuilleton Dramatique, jadis publiée au Temps et qui paraît en volume dans l’Au Hasard des Soirées, où notre confrère recueille quelques-uns de ses feuilletons de 1905 à 1935. Nous ferons quelques remarques sur cette Petite Histoire et sur ce genre de critique, cousine germaine de la nôtre. Cousine cadette, d’ailleurs. L’origine de la critique littéraire se perd dans la nuit des temps. Du point de vue académique (qui sera d’actualité jusqu’aux vendanges), on notera même que le groupe Conrart fut d’abord une Académie de critique, et que la première œuvre officielle de l’Académie fut une œuvre de critique littéraire, les Sentiments sur le Cid. L’auteur de la Critique à l’Académie, décidément voué au rôle ingrat, aurait même dû commencer par ce souvenir humiliant ; ce qui témoigne encore combien fut prudente la politique de M. Doumic. Au contraire, le feuilleton dramatique est né tout au début du xixe  siècle, le 11 ventôse an VIII, avec le premier article de Geoffroy au Journal des Débats. De mars 1800 à septembre 1931, M. Pierre Brisson retient huit chefs de file du genre, parmi les anciens du feuilleton : Geoffroy, Jules Janin, Théophile Gautier, Barbey d’Aurevilly, Paul de Saint-Victor, Francisque Sarcey, Jules Lemaître, Émile Faguet. Entre les contemporains, il cite Henri de Régnier, Adolphe Brisson, Henry Bauer, Catulle-Mendès, Léon Blum, Henry Bidou, Antoine, sans rien préjuger du filtrage nécessaire.

Un historien de la critique dramatique ajouterait peut-être aux morts deux noms. Quand Sarcey débuta, en 1859, il ne tenait pour un critique sérieux que Fiorentino, qu’il jugeait très supérieur dans la matière à Janin, à Gautier et à Saint-Victor, et qui peut à la rigueur passer pour son maître. Je n’ai jamais rien lu de Fiorentino : il serait intéressant de rechercher si la préférence de Sarcey était justifiée. Ensuite, et dussé-je ranimer à ce propos les acres fureurs de M. Vandérem, garde-chasse assermenté de l’enclos baudelairien, je confesse mon goût pour la critique du prédécesseur de Lemaître aux Débats, J.-J. Weiss, dont les cinq volumes de critique dramatique restent beaucoup plus vivants que ceux du palotin Barbey. Fils d’un chef de musique régimentaire, enfant de troupe avant d’être normalien, ayant marché derrière la clique par toute la France, Weiss apporta au théâtre à la fois la culture d’un vieux mandarin et la fraîcheur, comme Coppée, d’un suiveur de musique militaire. Il adora Regnard, et la Tour de Nesle, et peut-être est-ce un goût plus tonique que celui du théâtre de Musset, goût dont on touche les limites dans Jules Lemaître. Il est venu à la critique dramatique à près de soixante ans, ayant toute une vie politique derrière lui, et disant comme Renan : « Maintenant, nous pouvons nous amuser un peu. » Le contraire donc de Léon Blum. Le théâtre est fait pour occuper les soirées ; pareillement la soirée de la vie. Vous me direz qu’on ne lit plus Weiss. Mais M. Brisson nous avertit que c’est le sort commun à tous les critiques dramatiques : « Leur gloire est un peu celle de l’absence… On lit peu les feuilletons de Lemaître et de Sarcey. » Qui les lit lira aussi ceux de Weiss.

Mais que serait-ce que lire un critique dramatique ancien ? Qu’est-ce qu’un critique dramatique laisse à lire ? Dramatique et littéraire, toute la critique est logée à même enseigne. La durée de ce qu’elle dit est liée à la durée de ce dont elle a parlé. Elle ne bâtit rien de durable sur l’éphémère de la production quotidienne. Mais elle a de quoi dépasser cet éphémère. M. Brisson attribue comme domaine à la critique dramatique depuis Geoffroy : « l’examen du répertoire, la surveillance des rôles et des emplois, la libre discussion littéraire autour du fait de la semaine, ou de l’ouvrage nouveau ». La discussion autour du fait de la semaine survit mal à la semaine. La surveillance des rôles et des emplois pourrait échapper au viager si les rôles et les emplois eux-mêmes y échappaient, y échappaient par le cinéma et par le disque utilisés comme archives du théâtre. Mais une fortune singulière, et même humoristique, a voulu que la possession de ces moyens de conservation coïncidât tout juste avec une époque où les rôles et les emplois fussent tenus d’une manière qui enlevât tout intérêt à l’idée de les conserver. Et après tout, cette fortune humoristique est peut-être une fortune plus intelligente que nous. Si Talma, Rachel et Mounet-Sully se trouvaient immortalisés comme Sacha Guitry par le cinéma parlant et par le disque, la scène ne serait-elle pas opprimée et envasée par un impérialisme des morts ? N’oublions pas l’histoire du médecin de Cucugnan. Si l’on souhaite aux morts une terre légère, il faut aussi des morts légers à la terre.

Reste, pour assurer la durée à la critique dramatique, pour en faire un genre à qui l’immortalité ne soit pas interdite, l’examen du répertoire. Elle s’en est fort bien tirée. Une concurrence s’est instituée entre la critique dramatique, la critique littéraire et la critique poétique en ce qui concerne le répertoire classique et romantique. La supériorité de la première paraît nettement. Le Cours de Littérature dramatique, de Saint-Marc Girardin, qui est le théâtre vu d’une chaire en Sorbonne, est tombé en poussière. On remarquera que la seule partie de la littérature française à laquelle Sainte-Beuve n’ait rien apporté de nouveau ou de substantiel, c’est la littérature dramatique. Le théâtre n’existe que peu ou point pour lui, et il manque toujours une dimension à ce qu’il dit de Corneille, de Racine et de Molière. C’est surtout dans Port-Royal qu’il en a parlé, et il reste l’homme qui aime mieux voir le théâtre de Port-Royal que d’un fauteuil de balcon. On sent d’ailleurs à quel point est exclue l’idée d’un Sainte-Beuve critique dramatique, non seulement par le génie de Sainte-Beuve, mais par les nécessités de la critique dramatique. Si l’on cherchait, en matière de critique dramatique, un équivalent ou une suite des Lundis, on ne les trouverait que collectifs, dans les examens du répertoire tels qu’ils se sont succédé depuis Geoffroy, et qui ont toujours été pris sur le vif et sur le mouvement du théâtre, écrits en face d’une représentation ou d’un rôle. On en tirerait cinq ou six volumes extrêmement précieux, le vrai Cours de Littérature dramatique. Ainsi la découverte progressive de Polyeucte et de Pauline, méconnus du xviiie  siècle et même du xviie , révélés d’abord par Geoffroy, dont les feuilletons sur Polyeucte, très neufs alors, sont la raison et l’équilibre même, puis par Sarcey, Weiss, Lemaître et Faguet, avec la collaboration intelligente des grands acteurs et des grandes actrices d’alors, — découverte lente, dans une durée vivante, qu’on suit avec un plaisir passionné, et dont on souhaiterait qu’elle ne fût pas terminée. Un critique dramatique ne peut durer que s’il ajoute quelques pages à ce Cours, au compte toujours ouvert de ce Cours. M. Brisson commence son Hasard des Soirées par un morceau très pénétrant sur l’Avare ; M. Henry Bidou, M. Lucien Dubech, parmi les vivants, fourniraient d’excellentes contributions au Cours.

Pour que ce Cours se recrute et s’accroisse normalement, il faut d’abord que le répertoire soit entretenu et honoré, ce qui est l’affaire du théâtre. Mais il faut aussi que la critique occupe sa place traditionnelle et naturelle : le feuilleton. Rien de noble, dit Barrès, ne fut pensé hors d’un fauteuil. Il n’y a pas de critique dramatique qui compte hors de ce fauteuil de balcon du journalisme qu’est le feuilleton hebdomadaire.

« Les Débats, l’Information et le Temps, écrit M. Brisson (en 1931), sont les seuls journaux où se perpétue le rez-de-chaussée hebdomadaire. » En 1931, il existait un feuilleton certainement plus important que celui de l’Information, le feuilleton de l’Action Française, où Lucien Dubech faisait une besogne remarquée, et où l’examen du répertoire a été l’objet de plus de soins que dans aucun autre. Il y en avait donc quatre. Aujourd’hui il y en a encore quatre, ceux de MM. Brisson, Bidou, Bellessort et Dubech. C’est tout. L’examen du répertoire ne semble donc pas reposer sur une base aussi solide qu’au temps où tout journal important avait son feuilleton, et où la critique n’était pas entraînée dans le cercle infernal de l’information quotidienne, précipitée dans le « soirisme ».

Ces critiques éminents et qualifiés pour l’examen du répertoire, et auxquels un appel d’air en pourrait joindre d’autres, nous indiquent cependant que ce qui fait aujourd’hui défaut c’est moins l’offre que la demande. Si l’examen du répertoire, à la fin du xixe  siècle, était mené encore si brillamment par Sarcey, Lemaître, Faguet, la cause en était partiellement dans les habitudes et les exigences salutaires de l’abonné du Temps et des Débats. L’abonné n’eût pas même admis que son critique dramatique prit des vacances. Et après tout, aujourd’hui, est-ce que le critique littéraire en prend ? Sarcey et Lemaître donnaient leurs cinquante-deux feuilletons par an, un de plus quand l’année avait cinquante-trois lundis. Et leurs feuilletons les plus intéressants étaient souvent ceux des vacances, qu’ils réservaient aux questions générales d’esthétique dramatique, à la correspondance et à la discussion avec l’abonné, et l’amateur éclairé, et surtout à l’examen du répertoire. Le pique-bœufs de l’actualité ne les aiguillonnait plus. Ils réfléchissaient à l’aise. Il n’y avait pas de vacances du lundi. Il y avait mieux : les lundis de vacances.

Mais ne voyons là qu’un signe extérieur. Il dépend du critique dramatique de baptiser vacances les semaines où les théâtres ont donné des pièces sans intérêt, et de placer ces réflexions dans ces semaines. M. Brisson a bien raison de ne pas s’en priver. Que l’examen du répertoire se fasse en janvier ou en août, que nous importe ? L’essentiel est que cette tradition, ce Conservatoire de la critique, soient maintenus, et que demeurent le plus longtemps possible des critiques pour s’y obliger, un public pour l’exiger, un feuilleton pour le loger.

XXIV. — Attention à l’unique

L’autre jour, dans l’Europe Nouvelle, M. Gabriel Marcel indiquait comme une des principales qualités d’un « critique digne de ce nom » l’attention à l’unique, soit « l’attention à la façon dont le romancier dont il s’occupe a éprouvé la vie et l’a sentie passer ». Il louait M. Charles du Bos d’avoir su poser ce problème en termes précis, quoique non exclusivement français, ce qui a créé à l’auteur d’Approximations des difficultés avec les puristes. Il regrettait qu’un autre critique, tenu pour bergsonien, n’eût pas suffisamment ou plutôt eût de moins en moins bien tiré parti de la leçon du bergsonisme en cette matière, et il imputait cette défaillance, cette baisse de température, à un excès d’esprit classificateur. Après tout c’est possible. Mais s’il n’y a pas de critique littéraire digne de ce nom sans l’attention à l’unique, c’est-à-dire sans le sens des individualités et des différences, est-il bien sûr qu’il en existe une en dehors d’un certain sens social de la République des Lettres, c’est-à-dire d’un sentiment des ressemblances, des affinités, qui est bien obligé de s’exprimer de temps en temps par des classements. Le second critique, celui qui écrit ces lignes, ne pensera pas plus que n’y a pensé M. Marcel à soulever un cas personnel. Il posera seulement à son confrère une question. Si décroissance il y a eu, chez lui, de l’attention à l’unique en matière de romans et de romanciers, faut-il en voir la cause dans un changement chez le critique, l’honnête homme de critique, ou dans un changement, dans une évolution de la matière qui lui est donnée ? Est-ce lui qui a relâché son attention à l’unique ? Ou bien ne seraient-ce pas les romanciers et autres écrivains qui depuis une dizaine d’années auraient de plus en plus détendu leur unique ? Est-ce l’attention qui manque à l’unique, ou l’unique qui manque à l’attention ? Il ne serait pas impossible d’apporter quelques arguments à l’appui de la seconde hypothèse. Si nous prenons pour termes de comparaison 1924 et 1936, c’est-à-dire, à peu près, un entre-deux-Expositions comme il y a, ou il y aura, l’entre-deux-Guerres, une différence nous frappe. C’est qu’en 1924 on assiste à un jaillissement de l’originalité, à un passage sous la constellation de l’unique. Cette époque, pour laquelle nous sommes aujourd’hui injustes, apparaîtra un jour comme celle de l’un de nos plus riches et variés échantillonnages littéraires : une poussée d’originalité, un tumulte de l’unique, qui évidemment comportaient beaucoup de déchets, étaient portés par la quantité matérielle, par la chasse des éditeurs aux jeunes, par le début et l’extravagance de l’après-guerre, mais enfin qui laisse tout de même un produit net. L’époque a pu manquer de sérieux, elle n’a pas manqué de génie. On y faisait des expériences sur des confins. La naissance du monde proustien avait fourni un climat aux créations de mondes. La littérature était partie, à l’intérieur et à l’extérieur, itinéraires d’âmes et itinéraires de fuite, vers une découverte de mondes nouveaux. Et je ne vois pas trop quels mondes nouveaux ont été ajoutés, depuis, à ceux qui s’offrirent, avec luxuriance et provocation, en ce temps-là. L’attention à l’unique était imposée plus ou moins à la critique.

Les temps ne sont plus les mêmes. Nul doute que l’attention à l’unique ne reste un devoir pour le critique. Mais la raréfaction de l’unique est devenue pour lui une déception. Au risque de se voir encore accusé de manie classificatrice, il peut toujours chercher les causes ou les signes de cette raréfaction.

Le combat pour l’unique, le recrutement de l’unique, ou plus exactement son succès, sa mise en lumière, sa signalisation, cela se fait principalement par les jeunes. L’attention à l’unique c’est beaucoup l’attention de la jeunesse. Cela l’était remarquablement il y a douze à quinze ans. Or, la littérature d’aujourd’hui manque de jeunesse. Le recrutement littéraire est entré, comme le recrutement militaire, dans une période d’années creuses. Les nouveaux romanciers, les nouvelles campagnes qui bousculeraient les formules et les situations manquent. Ont même baissé d’un ton, et pour la même raison, les jeunes revues militantes, qui étaient jusqu’ici indispensables au brassage, aux liquidations, au renouvellement du fonds littéraire. Des habitudes de courtoisie bannie ont remplacé les habitudes de combat. La corde littéraire est détendue. L’atmosphère est devenue plus molle. La retraite relative de la jeunesse a eu ses conséquences normales.

Mais enfin la jeunesse, c’est une expression élastique. Il ne manque pas d’écrivains vieux à vingt ans ou jeunes à soixante ans. Et il n’y a aucune raison pour qu’un plus-de-cinquante-ans n’obtienne pas de la critique et du public l’attention à l’unique, à un unique qu’il apporte. Précisément M. Gabriel Marcel écrivait ces réflexions dans un article consacré à Porcelaine de Limoges, et montrait dans les Destinées Sentimentales une présence de l’unique, digne de l’attention du critique. C’est exact. Mais voyons à quel prix M. Jacques Chardonne a pu maintenir dans sa trilogie un peu tardive, succédant à ses romans du couple, cette présence de l’unique. Il l’a écrite sinon autobiographique, du moins prise à la source même de ses expériences, de la vie familiale, professionnelle, religieuse des siens. Le moyen le plus ordinaire et le plus sûr d’obtenir l’attention à l’unique consiste toujours à livrer et à révéler les profondeurs originales d’une durée humaine, M. Chardonne y a réussi, d’une réussite d’ailleurs classique, faite de mesure, de discipline, naturelle chez un romancier qui n’écrit que des romans, en écrit peu, et seulement quand il a quelque chose à dire. L’unique est une plante craintive, qui n’aime pas à être bousculée. Les Destinées Sentimentales, avec leurs trois modestes volumes, ne sauraient passer pour un roman-cycle.

Il n’est pas temps de se prononcer sur l’expérience du roman-cycle, laquelle est en cours, et n’a pas encore mobilisé tout son personnel, puisqu’on annonce que de nouveaux écrivains célèbres vont entrer dans la lice. Nos amis cyclistes à qui il nous arrive de demander des éclaircissements sur leur convoi en marche nous disent ordinairement : « Attendez la fin ! » Nous attendrons donc la fin de chaque cycle et la fin de l’expérience. Mais tout en attendant, nous pouvons deviser et remarquer que le roman-cycle ne favorise pas extrêmement la production de l’unique. Et Proust, dira-t-on ? Mais l’œuvre proustienne n’est pas un roman-cycle, c’est une recherche du temps perdu, c’est un romancement de la mémoire, c’est, si l’on veut, un roman-essai, ou un roman-Essais. Profitons de la période d’attente, et du moment où les romans-cycles ne sont pas achevés pour constater que dans leur état actuel il en est peu qui échappent à l’apparence du remplissage, des personnages factices et meublants, des utilités, et qui ne comportent des trous. Le roman-cycle n’est-il pas en partie pour un romancier une manière de se stabiliser, d’exploiter un acquis plutôt que d’appeler l’unique ?

L’écrivain de plus de cinquante ans a d’ailleurs un droit incontestable à la littérature consolidée. On ne saurait reprocher aux romanciers-cyclistes d’user de ce droit, et d’avoir trouvé pour en user un biais excellent, d’être entrés au cycle comme on entre à l’Académie. La crise de l’unique incombe réellement à la jeune littérature, se confond avec la crise de la jeune littérature, laquelle se confond elle-même avec la crise, ou la carence, ou le découragement, de la jeunesse. Il y a quelques mois, nous avons envoyé ici un salut aux auteurs qui entraient dans leurs années cinquante, et qui formaient le groupe le plus considérable et compact d’aujourd’hui. Ce n’est pas attenter à la cordialité de ce salut que de rappeler que la question des successeurs se pose ou va commencer à se poser. La question des successeurs, c’est la question du recrutement de l’unique. D’ordinaire, l’unique se recrute dans la littérature personnelle, je veux dire dans la littérature de confession, plutôt que dans la littérature objective. Or, on assiste aujourd’hui à une retraite de la littérature personnelle, compromise d’ailleurs par des échecs, des redites, et des lieux communs.

Il vaut dès lors, pour un critique qui fait son examen de conscience, la peine de se demander s’il a tellement manqué à l’attention à l’unique, ou si c’est l’unique digne d’attention qui lui a manqué. Les difficultés actuelles de la critique font leur partie dans les difficultés de la littérature, dont il est impossible de ses séparer, et en dehors desquelles il est impossible de les penser. On remarquera que dans son ensemble l’Europe, en y comprenant la Russie, est entrée dans une période de ralentissement et de nivellement littéraire. L’Europe d’aujourd’hui est anti-littéraire. Il n’y a pas de place pour l’unique dans les États totalitaires. Pas de place, à plus forte raison, pour la poésie, qui est surtout une retraite vers l’unique. D’où une défaillance littéraire générale où il est impossible que les États non totalitaires (pour combien de temps ?) comme la France ne soient pas pris à leur tour. Nous avons pu vivre dans un monde ou la peau de chagrin littéraire pouvait donner encore l’équivalent de tout. Comme la voilà rétrécie, inopérante !…

Appendice

Voici l’étude que Marcel Proust écrivit à la suite d’Une querelle littéraire sur le style de Flaubert, et à laquelle répond la Lettre à Marcel Proust sur le style de Flaubert :

À propos du « style » de Flaubert

Je lis seulement à l’instant (ce qui m’empêche d’entreprendre une étude approfondie) l’article du distingué critique de la Nouvelle Revue Française sur « le Style de Flaubert ». J’ai été stupéfait, je l’avoue, de voir traiter de peu doué pour écrire, un homme qui par l’usage entièrement nouveau et personnel qu’il a fait du passé défini, du passé indéfini, du participe présent, de certains pronoms et de certaines prépositions, a renouvelé presque autant notre vision des choses que Kant, avec ses Catégories, les théories de la Connaissance et de la Réalité du monde extérieur13. Ce n’est pas que j’aime entre tous les livres de Flaubert, ni même le style de Flaubert. Pour des raisons qui seraient trop longues à développer ici, je crois que la métaphore seule peut donner une sorte d’éternité au style, et il n’y a peut-être pas dans tout Flaubert une seule belle métaphore. Bien plus, ses images sont généralement si faibles qu’elles ne s’élèvent guère au-dessus de celles que pourraient trouver ses personnages les plus insignifiants. Sans doute quand, dans une scène sublime, Mme Arnoux et Frédéric échangent des phrases telles que : « Quelquefois vos paroles me reviennent comme un écho lointain, comme le son d’une cloche apporté par le vent. — J’avais toujours au fond de moi-même la musique de votre voix et la splendeur de vos yeux », sans doute c’est un peu trop bien pour une conversation entre Frédéric et Mme Arnoux. Mais Flaubert, si, au lieu de ses personnages, c’était lui qui avait parlé, n’aurait pas trouvé beaucoup mieux. Pour exprimer d’une façon qu’il croit évidemment ravissante, dans la plus parfaite de ses œuvres, le silence qui régnait dans le château de Julien, il dit que « l’on entendait le frôlement d’une écharpe ou l’écho d’un soupir ». Et à la fin, quand celui que porte saint Julien devient le Christ, cette minute ineffable est décrite à peu près ainsi : « Ses yeux prirent une clarté d’étoiles, ses cheveux s’allongèrent comme les rais du soleil, le souffle de ses narines avait la douceur des roses », etc… Il n’y a là-dedans rien de mauvais, aucune chose disparate, choquante ou ridicule comme dans une description de Balzac ou de Renan ; seulement il semble que, même sans le secours de Flaubert, un simple Frédéric Moreau aurait presque pu trouver cela. Mais enfin la métaphore n’est pas tout le style. Et il n’est pas possible à quiconque est un jour monté sur ce grand Trottoir Roulant que sont les pages de Flaubert, au défilement continu, monotone, morne, indéfini, de méconnaître qu’elles sont sans précédent dans la littérature. Laissons de côté, je ne dis même pas les simples inadvertances, mais la correction grammaticale ; c’est une qualité utile mais négative (un bon élève, chargé de relire les épreuves de Flaubert, eût été capable d’en effacer bien des fautes). En tout cas il y a une beauté grammaticale (comme il y a une beauté morale, dramatique, etc.) qui n’a rien à voir avec la correction. C’est d’une beauté de ce genre que Flaubert devait accoucher laborieusement. Sans doute cette beauté pouvait tenir parfois à la manière d’appliquer certaines règles de syntaxe. Et Flaubert était ravi quand il retrouvait dans les écrivains du passé une anticipation de Flaubert, dans Montesquieu, par exemple : « Les vices d’Alexandre étaient extrêmes comme ses vertus ; il était terrible dans la colère ; elle le rendait cruel. » Mais si Flaubert faisait ses délices de telles phrases, ce n’était évidemment pas à cause de leur correction, mais parce qu’en permettant de faire jaillir du cœur d’une proposition l’arceau qui ne retombera qu’en plein milieu de la proposition suivante, elles assuraient l’étroite, l’hermétique continuité du style. Pour arriver à ce même but, Flaubert se sert souvent des règles qui régissent l’emploi du pronom personnel. Mais dès qu’il n’a pas ce but à atteindre les mêmes règles lui deviennent complètement indifférentes. Ainsi dans la deuxième ou troisième page de l’Éducation sentimentale, Flaubert emploie « il » pour désigner Frédéric Moreau quand ce pronom devrait s’appliquer à l’oncle de Frédéric, et quand il devrait s’appliquer à Frédéric pour désigner Arnoux. Plus loin, le « ils » qui se rapporte à des chapeaux veut dire des personnes, etc. Ces fautes perpétuelles sont presque aussi fréquentes chez Saint-Simon. Mais dans cette deuxième page de l’Éducation, s’il s’agit de relier deux paragraphes pour qu’une vision ne soit pas interrompue, alors le pronom personnel, à renversement pour ainsi dire, est employé avec une rigueur grammaticale, parce que la liaison des parties du tableau, le rythme régulier particulier à Flaubert, sont en jeu :

« La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée.

« Des arbres la couronnaient », etc…

Le rendu de sa vision sans, dans l’intervalle, un mot d’esprit ou un trait de sensibilité, voilà en effet ce qui importe de plus en plus à Flaubert, au fur et à mesure qu’il dégage mieux sa personnalité et devient Flaubert. Dans Madame Bovary, tout ce qui n’est pas lui n’a pas encore été éliminé ; les derniers mots : « Il vient de recevoir la croix d’honneur » font penser à la fin du Gendre de Monsieur Poirier : « Pair de France en 48. » Et même dans l’Éducation Sentimentale (titre si beau par sa solidité, — titre qui conviendrait d’ailleurs aussi bien à Madame Bovary — mais qui n’est guère correct au point de vue grammatical) se glissent encore çà et là des restes, infimes d’ailleurs, de ce qui n’est pas Flaubert (« sa pauvre petite gorge »), etc. Malgré cela, dans l’Éducation Sentimentale, la révolution est accomplie ; ce qui jusqu’à Flaubert était action devient impression. Les choses ont autant de vie que les hommes, car c’est le raisonnement qui après assigne à tout phénomène visuel des causes extérieures, mais dans l’impression première que nous recevons cette cause n’est pas impliquée. Je reprends dans la deuxième page de l’Éducation Sentimentale la phrase dont je parlais tout à l’heure ; « La colline qui suivait à droite le cours de la Seine s’abaissa, et il en surgit une autre, plus proche, sur la rive opposée. » Jacques Blanche a dit que dans l’histoire de la peinture une invention, une nouveauté se décèlent souvent en un simple rapport de ton, en deux couleurs juxtaposées. Le subjectivisme de Flaubert s’exprime par un emploi nouveau des temps des verbes, des prépositions, des adverbes, les deux derniers n’ayant presque jamais dans sa phrase qu’une valeur rythmique. Un état qui se prolonge est indiqué par l’imparfait. Toute cette deuxième page de l’Éducation (page prise absolument au hasard) est faite d’imparfaits, sauf quand intervient un changement, une action, une action dont les protagonistes sont généralement des choses (« la colline s’abaissa », etc.). Aussitôt, l’imparfait reprend : « Plus d’un enviait d’en être le propriétaire », etc. Mais souvent le passage de l’imparfait au parfait est indiqué par un participe présent, qui indique la manière dont l’action se produit, ou bien le moment où elle se produit. Toujours deuxième page de l’Éducation : « Il contemplait des clochers, etc…, et bientôt, Paris disparaissant, il poussa un gros soupir ». (L’exemple est du reste très mal choisi et on en trouverait dans Flaubert de bien plus significatifs.) Notons en passant que cette activité des choses, des bêtes, puisqu’elles sont le sujet des phrases (au lieu que ce sujet soit des hommes), oblige à une grande variété des verbes. Je prends absolument au hasard et en abrégeant beaucoup : « Les hyènes marchaient derrière lui, le taureau balançait la tête, tandis que la panthère bombant son dos avançait à pas de velours…, etc. Le serpent sifflait, les bêtes puantes bavaient, le sanglier, etc… Pour l’attaque du sanglier il y avait quarante griffons, etc… Des mâtins de Barbarie… étaient destinés à poursuivre les aurochs. La robe noire des épagneuls luisait comme du satin, le jappement des talbots valait celui des bugles chanteurs », etc. Et cette variété des verbes gagne les hommes qui dans cette vision continue, homogène, ne sont pas plus que les choses, mais pas moins : « une illusion à décrire ». Ainsi : « il aurait voulu courir dans le désert après les autruches, être caché dans les bambous à l’affût des léopards, traverser des forêts pleines de rhinocéros, atteindre au sommet des monts pour viser les aigles et sur les glaçons de la mer combattre les ours blancs. Il se voyait… » Cet éternel imparfait (on me permettra bien de qualifier d’éternel un passé indéfini, alors que les trois quarts du temps, chez les journalistes, « éternel » désigne non pas, et avec raison, un amour, mais un foulard ou un parapluie. Avec son éternel foulard, — bien heureux si ce n’est pas avec son foulard légendaire — est une expression « consacrée ») ; donc, cet éternel imparfait, composé en partie des paroles des personnages que Flaubert rapporte habituellement en style indirect pour qu’elles se confondent avec le reste (« L’État devait s’emparer de la Bourse. Bien d’autres mesures étaient bonnes encore. Il fallait que les nourrices et les accoucheuses fussent salariées par l’État. Dix mille citoyennes avec de bons fusils pouvaient faire trembler l’Hôtel de Ville… », tout cela ne signifie pas que Flaubert pense et affirme cela, mais que Frédéric, la Vatnaz ou Sénécal le disent et que Flaubert a résolu d’user le moins possible des guillemets) ; donc, cet imparfait, si nouveau dans la littérature, change entièrement l’aspect des choses et des êtres, comme font une lampe qu’on a déplacée, l’arrivée dans une maison nouvelle, l’ancienne si elle est presque vide et qu’on est en plein déménagement. C’est ce genre de tristesse, fait de la rupture des habitudes et de l’irréalité du décor, que donne le style de Flaubert, ce style si nouveau quand ce ne serait que par là. Cet imparfait sert à rapporter non seulement les paroles, mais toute la vie des gens. L’Éducation Sentimentale 14 est un long rapport de toute une vie, sans que les personnages prennent pour ainsi dire une part active à l’action. Parfois le parfait interrompt l’imparfait, mais devient alors comme lui quelque chose d’indéfini qui se prolonge : « Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, etc…, il eut d’autres amours encore », et dans ce cas, par une sorte de chassé-croisé, c’est l’imparfait qui vient préciser un peu : « mais la violence du premier les lui rendait insipides ». Quelquefois même, dans le plan incliné et tout en demi-teinte des imparfaits, le présent de l’indicatif opère un redressement, met un furtif éclairage de plein jour qui distingue des choses qui passent une réalité plus durable : « Ils habitaient le fond de la Bretagne… C’était une maison basse, avec un jardin montant jusqu’au haut de la colline, d’où l’on découvre la mer. » La conjonction « et » n’a nullement dans Flaubert l’objet que la grammaire lui assigne. Elle marque une pause dans une mesure rythmique et divise un tableau. En effet, partout où on mettrait « et », Flaubert le supprime. C’est le modèle et la coupe de tant de phrases admirables. « (Et) les Celtes regrettaient trois pierres brutes, sous un ciel pluvieux, dans un golfe rempli d’îlots » ; (C’est peut-être semé au lieu de rempli, je cite de mémoire.) « C’était à Mégara, faubourg de Carthage, dans les jardins d’Hamilcar. »« Le père et la mère de Julien habitaient un château, au milieu des bois, sur la pente d’une colline. » Certes la variété des prépositions ajoute à la beauté de ces phrases ternaires. Mais dans d’autres d’une coupe différente, jamais de « et ». J’ai déjà cité (pour d’autres raisons) : « Il voyagea, il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, l’étourdissement des paysages et des ruines, l’amertume des sympathies interrompues. » Mais cet « et »-là, le grand rythme de Flaubert ne le comporte pas. En revanche, là où personne n’aurait l’idée d’en user, Flaubert remploie. C’est comme l’indication qu’une autre partie du tableau commence, que la vague refluante de nouveau va se reformer. Tout à fait au hasard d’une mémoire qui a très mal fait ses choix : « La place du Carrousel avait un aspect tranquille. L’Hôtel de Nantes s’y dressait toujours solitairement ; et les maisons par derrière, le dôme du Louvre en face, la longue galerie de bois à droite…, etc., étaient comme noyés dans la couleur grise de l’air…, etc., tandis que, à l’autre bout de la place, etc… » En un mot, chez Flaubert, « et » commence toujours une phrase secondaire et ne termine presque, jamais une énumération. (Notons au passage que le « tandis que » de la phrase que je viens de citer ne marque pas, c’est toujours ainsi chez Flaubert, un temps, mais est un de ces artifices assez naïfs qu’emploient tous les grands descriptifs dont la phrase serait trop longue et qui ne veulent pas cependant séparer les parties du tableau. Dans Leconte de Lisle il y aurait à marquer le rôle similaire des « non loin », des « plus loin », des « au fond », des « plus bas », des « seuls », etc. La très lente acquisition, je le veux bien, de tant de particularités grammaticales (et la place me manque pour indiquer les plus importantes que tout le monde notera sans moi) prouve à mon avis, non pas, comme le prétend le critique de la Nouvelle Revue Française, que Flaubert n’est pas « un écrivain de race », mais au contraire qu’il en est un. Ces singularités grammaticales traduisant en effet une vision nouvelle, et que d’application ne fallait-il pas pour bien fixer cette vision, pour la faire passer de l’inconscient dans le conscient, pour l’incorporer enfin aux diverses parties du discours ! Ce qui étonne seulement chez un tel maître, c’est la médiocrité de sa correspondance. Généralement, les grands écrivains qui ne savent pas écrire (comme les grands peintres qui ne savent pas dessiner) n’ont fait en réalité que renoncer leur « virtuosité », leur « facilité » innées, afin de créer, pour une vision nouvelle, des expressions qui tâchent peu à peu de s’adapter à elle. Or, dans la correspondance où l’obéissance absolue à l’idéal intérieur, obscur, ne les soumet plus, ils redeviennent ce que, moins grands, ils n’auraient cessé d’être. Que de femmes, déplorant les œuvres d’un écrivain de leurs amis, ajoutent : « Et si vous saviez quels ravissants billets il écrit quand il se laisse aller ! Ses lettres sont infiniment supérieures à ses livres. » En effet, c’est un jeu d’enfant de montrer de l’éloquence, du brillant, de l’esprit, de la décision dans le trait, pour qui d’habitude manque de tout cela seulement parce qu’il doit se modeler sur une réalité tyrannique à laquelle il ne lui est pas permis de changer quoi que ce soit. Cette hausse brusque et apparente que subit le talent d’un écrivain dès qu’il improvise (ou d’un peintre qui « dessine comme Ingres » sur l’album d’une dame, laquelle ne comprend pas ses tableaux), cette hausse devrait être sensible dans la Correspondance de Flaubert. Or, c’est plutôt une baisse qu’on enregistre. Cette anomalie se complique de ceci que tout grand artiste qui volontairement laisse la réalité s’épanouir dans ses livres se prive de laisser paraître en eux une intelligence, un jugement critique qu’il tient pour inférieurs à son génie. Mais tout cela, qui n’est pas dans son œuvre, déborde dans sa conversation, dans ses lettres. Celles de Flaubert n’en font rien paraître. Il nous est impossible d’y reconnaître, avec M. Thibaudet, les « idées d’un cerveau de premier ordre », et cette fois ce n’est pas par l’article de « M. Thibaudet, c’est par la Correspondance de Flaubert que nous sommes déconcertés. Mais enfin puisque nous sommes avertis du génie de Flaubert seulement par la beauté de son style et les singularités immuables d’une syntaxe déformante, notons encore une de ces singularités : par exemple, un adverbe finissant non seulement une phrase, une période, mais un livre. (Dernière phrase d’Hérodias : « Comme elle était très lourde (la tête de saint Jean), ils la portaient alternativement. ») Chez lui comme chez Leconte de Lisle, on sent le besoin de la solidité, fût-elle un peu massive, par réaction contre une littérature sinon creuse, du moins très légère, dans laquelle trop d’interstices, de vides, s’insinuaient. D’ailleurs, les adverbes, locutions adverbiales, etc., sont toujours placés dans Flaubert de la façon à la fois la plus laide, la plus inattendue, la plus lourde, comme pour maçonner ces phrases compactes, boucher les moindres trous. M. Homais dit : « Vos chevaux, peut-être, sont fougueux. » Hussonnet : « Il serait temps, peut-être, d’aller instruire les populations. » Les « après tout », les « cependant », les « du moins » sont toujours placés ailleurs qu’où ils l’eussent été par quelqu’un d’autre que Flaubert en parlant ou en écrivant. « Une lampe en forme de colombe brûlait dessus continuellement. » Pour la même raison, Flaubert ne craint pas la lourdeur de certains verbes, de certaines expressions un peu vulgaires (en contraste avec la variété de verbes que nous citions plus haut, le verbe « avoir », si solide, est employé constamment, là où un écrivain de second ordre chercherait des nuances plus fines : « Les maisons avaient des jardins en pente. »« Les quatre tours avaient des toits pointus. » C’est le fait de tous les grands inventeurs en art, au moins au xixe  siècle, que tandis que des esthètes montraient leur filiation avec le passé, le public les trouva vulgaires. On dira tant qu’on voudra que Manet, Renoir qu’on enterre demain, Flaubert, furent non pas des initiateurs, mais la dernière descendance de Vélasquez et de Goya, de Boucher et de Fragonard, voire de Rubens et même de la Grèce antique, de Bossuet et de Voltaire, leurs contemporains les trouvèrent un peu communs ; et, malgré tout, nous nous doutons parfois un peu de ce qu’ils entendaient par ce mot « commun ». Quand Flaubert dit : « Une telle confusion d’images l’étourdissait, bien qu’il y trouvât du charme, pourtant » ; quand Frédéric Moreau, qu’il soit avec la Maréchale ou avec Mme Arnoux, « se met à leur dire des tendresses », nous ne pouvons penser que ce « pourtant » ait de la grâce, ni ce « se mettre à dire des tendresses » de la distinction. Mais nous les aimons, ces lourds matériaux que la phrase de Flaubert soulève et laisse retomber avec le bruit intermittent d’un excavateur. Car si, comme on l’a écrit, la lampe nocturne de Flaubert faisait aux mariniers l’effet d’un phare, on peut dire aussi que les phrases lancées par son « gueuloir » avaient le rythme régulier de ces machines qui servent à faire les déblais. Heureux ceux qui sentent ce rythme obsesseur ; mais ceux qui ne peuvent s’en débarrasser, qui, quelque sujet qu’ils traitent, soumis aux coupes du maître, font invariablement « du Flaubert », ressemblent à ces malheureux des légendes allemandes qui sont condamnés à vivre pour toujours attachés au battant d’une cloche. Aussi, pour ce qui concerne l’intoxication flaubertienne, je ne saurais trop recommander aux écrivains la vertu purgative, exorcisante, du pastiche. Quand on vient de finir un livre, non seulement on voudrait continuer à vivre avec ses personnages, avec Mme de Beauséant, avec Frédéric Moreau, mais encore notre voix intérieure qui a été disciplinée pendant toute la durée de la lecture à suivre le rythme d’un Balzac, d’un Flaubert, voudrait continuer à parler comme eux. Il faut la laisser faire un moment, laisser la pédale prolonger le son, c’est-à-dire faire un pastiche volontaire pour pouvoir, après cela, redevenir original, ne pas faire toute sa vie du pastiche involontaire. Le pastiche volontaire, c’est de façon toute spontanée qu’on le fait ; on pense bien que quand j’ai écrit jadis· un pastiche, détestable d’ailleurs, de Flaubert, je ne m’étais pas demandé si le chant que j’entendais en moi tenait à la répétition des imparfaits ou des participes présents. Sans cela je n’aurais jamais pu le transcrire. C’est un travail inverse que j’ai accompli aujourd’hui en cherchant à noter à la hâte ces quelques particularités du style de Flaubert. Notre esprit n’est jamais satisfait s’il n’a pu donner une claire analyse de ce qu’il avait d’abord inconsciemment produit, ou une récréation vivante de ce qu’il avait d’abord patiemment analysé. Je ne me lasserais pas de faire remarquer les mérites, aujourd’hui si contestés de Flaubert. L’un de ceux qui me touchent le plus, parce que j’y retrouve l’aboutissement des modestes recherches que j’ai faites, est qu’il sait donner avec maîtrise l’impression du Temps. À mon avis, la chose la plus belle de l’Éducation Sentimentale, ce n’est pas une phrase, mais un blanc. Flaubert vient de décrire, de rapporter pendant de longues pages, les actions les plus menues de Frédéric Moreau. Frédéric voit un agent marcher avec son épée sur un insurgé qui tombe mort. « Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal ! » Ici un « blanc », un énorme « blanc » et, sans l’ombre d’une transition, soudain la mesure du temps devenant, au lieu de quarts d’heure, des années, des décades (je reprends les derniers mots que j’ai cités pour montrer cet extraordinaire changement de vitesse, sans préparation) :

« Et Frédéric, béant, reconnut Sénécal.

« Il voyagea. Il connut la mélancolie des paquebots, les froids réveils sous la tente, etc… Il revint.

« Il fréquenta le monde, etc…

« Vers la fin de l’année 1867, etc… »

Sans doute, dans Balzac, nous avons bien souvent : « En 1817, les Séchard étaient… », etc. Mais chez lui, ces changements de temps ont un caractère actif ou documentaire. Flaubert, le premier, les débarrasse du parasitisme des anecdotes et des scories de l’histoire. Le premier, il les met en musique.

Si j’écris tout cela pour la défense (au sens où Joachim du Bellay l’entend) de Flaubert, que je n’aime pas beaucoup, si je me sens si privé de ne pas écrire sur bien d’autres que je préfère, c’est que j’ai l’impression que nous ne savons plus lire15. M. Daniel Halévy a écrit dernièrement dans les Débats un très bel article sur le centenaire de Sainte-Beuve. Mais, à mon avis bien mal inspiré ce jour-là, n’a-t-il pas eu l’idée de citer Sainte-Beuve comme un des grands guides que nous avons perdus. (N’ayant ni livres ni journaux sous la main au moment où j’improvise en « dernière heure » mon étude, je ne réponds pas de l’expression exacte qu’a employée Halévy, mais c’était le sens). Or, je me suis permis plus qu’aucun de véritables débauches avec la délicieuse mauvaise musique qu’est le langage parlé, perlé, de Sainte-Beuve, mais quelqu’un a-t-il jamais manqué autant que lui à son office de guide ? La plus grande partie de ses Lundis sont consacrés à des auteurs de quatrième ordre, et quand il a à parler d’un de tout premier, d’un Flaubert ou d’un Baudelaire, il rachète immédiatement les brefs éloges qu’il leur accorde en laissant entendre qu’il s’agit d’un article de complaisance, l’auteur étant de ses amis personnels. C’est uniquement comme d’amis personnels qu’il parle des Goncourt, qu’on peut goûter plus ou moins, mais qui sont en tous cas infiniment supérieurs aux objets habituels de l’admiration de Sainte-Beuve. Gérard de Nerval, qui est assurément un des trois ou quatre plus grands écrivains du xixe  siècle, est dédaigneusement traité de gentil Nerval, à propos d’une traduction de Goethe. Mais qu’il ait écrit des œuvres personnelles semble avoir échappé à Sainte-Beuve. Quant à Stendhal romancier, au Stendhal de La Chartreuse, notre « guide » en sourit, et il voit là les funestes effets d’une espèce d’entreprise (vouée à l’insuccès) pour ériger Stendhal en romancier, à peu près comme la célébrité de certains peintres semble due à une spéculation de marchands de tableaux. Il est vrai que Balzac, du vivant même de Stendhal, avait salué son génie, mais c’était moyennant une rémunération. Encore l’auteur lui-même trouva-t-il (selon Sainte-Beuve, interprète inexact d’une lettre que ce n’est pas le lieu de commenter ici) qu’il en avait plus que pour son argent. Bref, je me chargerais, si je n’avais pas des choses moins importantes à faire, de « brosser », comme eût dit M. Cuvillier-Fleury, d’après Sainte-Beuve, un « Tableau de la Littérature Française au xixe  siècle » à une certaine échelle, et où pas un grand nom ne figurerait, où seraient promus grands écrivains des gens dont tout le monde a oublié qu’ils écrivirent. Sans doute, il est permis de se tromper, et la valeur objective de nos jugements artistiques n’a pas grande importance. Flaubert a cruellement méconnu Stendhal, qui lui-même trouvait affreuses les plus belles églises romanes et se moquait de Balzac. Mais l’erreur est plus grave chez Sainte-Beuve, parce qu’il ne cesse de répéter qu’il est facile de porter un jugement juste sur Virgile ou La Bruyère, sur des auteurs depuis longtemps reconnus et classés, mais que le difficile, la fonction propre du critique, ce qui lui vaut vraiment son nom de critique, c’est de mettre à leur rang les auteurs contemporains. Lui-même, il faut l’avouer, ne l’a jamais fait une seule fois, et c’est ce qui suffit pour qu’on lui refuse le titre de guide. Peut-être le même article de M. Halévy — article remarquable d’ailleurs — me permettrait-il, si je l’avais sous les yeux, de montrer que ce n’est pas seulement la prose que nous ne savons plus lire, mais les vers. L’auteur retient deux vers de Sainte-Beuve. L’un est plutôt un vers de M. André Rivoire que de Sainte-Beuve. Le second :

Sorrente m’a rendu mon doux rêve infini

est affreux si on le grasseye, et ridicule si on roule les r. En général, la répétition voulue d’une voyelle ou d’une consonne peut donner de grands effets (Racine : Iphigénie, Phèdre). Il y a une labiale qui, répétée six fois dans un vers de Hugo, donne cette impression de légèreté aérienne que le poète veut produire :

Les souffles de la nuit flottaient sur Galgala.

Hugo, lui, a su se servir même de la répétition des r, qui est au contraire peu harmonieuse en français. Il s’en est servi avec bonheur, mais dans des conditions assez différentes. En tout cas, et quoi qu’il en soit des vers, nous ne savons plus lire la prose ; dans l’article sur le style de Flaubert, M. Thibaudet, lecteur si docte et si avisé, cite une phrase de Chateaubriand. Il n’avait que l’embarras du choix. Combien sont nombreuses celles sur quoi il y a à s’extasier ! M. Thibaudet (voulant, il est vrai, montrer que l’usage de l’anacoluthe allège le style) cite une phrase du moins beau Chateaubriand, du Chateaubriand rien qu’éloquent, et sur le peu d’intérêt de laquelle mon distingué confrère aurait pu être averti par le plaisir même que M. Guizot avait à la déclamer. En règle générale, tout ce qui dans Chateaubriand continue ou présage l’éloquence politique du xviiie et du xixe  siècle n’est pas du vrai Chateaubriand. Et nous devons mettre quelque scrupule, quelque conscience, dans notre appréciation des diverses œuvres d’un grand écrivain. Quand Musset, année par année, branche par branche, se hausse jusqu’aux Nuits, et Molière jusqu’au Misanthrope, n’y a-t-il pas quelque cruauté à préférer aux premières :

À Saint Bl aise, à la Zuecca,
Nous étions, nous étions bien aise,

au second les Fourberies de Scapin ? D’ailleurs nous n’avons qu’à lire les maîtres, Flaubert comme les autres, avec plus de simplicité. Nous serons étonnés de voir comme ils sont toujours vivants, près de nous, nous offrant mille exemples réussis de l’effort que nous avons nous-mêmes manqué. Flaubert choisit Me Senard pour le défendre ; il aurait pu invoquer le témoignage éclatant et désintéressé de tous les grands morts. Je puis, pour finir, citer de cette survie protectrice des grands écrivains, un exemple qui m’est tout personnel. Dans Du Côté de chez Swann, certaines personnes, même très lettrées, méconnaissant la composition rigoureuse bien que voilée (et peut-être plus difficilement discernable parce qu’elle était à large ouverture de compas et que le morceau symétrique d’un premier morceau, la cause et l’effet, se trouvaient à un grand intervalle l’un de l’autre) crurent que mon roman était une sorte de recueil de souvenirs s’enchaînant selon les lois fortuites de l’association des idées. Elles citèrent à l’appui de cette contre-vérité, des pages où quelques miettes de madeleine trempées dans une infusion, me rappellent (ou du moins rappellent au narrateur qui dit « je » et qui n’est pas toujours moi) tout un temps de ma vie, oublié dans la première partie de l’ouvrage. Or, sans parler en ce moment de la valeur que je trouve à ces ressouvenirs insconscients sur lesquels j’asseois, dans le dernier volume — non encore publié — de mon œuvre, toute ma théorie de l’art, et pour m’en tenir au point de vue de la composition, j’avais simplement, pour passer d’un plan à un autre plan, usé non d’un fait, mais de ce que j’avais trouvé plus pur, plus précieux comme jointure, un phénomène de mémoire. Ouvrez les Mémoires d’Outre-Tombe ou les Filles du Feu de Gérard de Nerval. Vous verrez que les deux grands écrivains qu’on se plaît — le second surtout — à appauvrir et à dessécher par une interprétation purement formelle, connurent parfaitement ce procédé de brusque transition. Quand Chateaubriand est — si je me souviens bien — à Montboissier, il entend tout à coup chanter une grive. Et ce chant, qu’il écoutait si souvent dans sa jeunesse, le fait tout aussitôt revenir à Combourg, l’incite à changer et à faire changer le lecteur avec lui, de temps et de province. De même, la première partie de Sylvie se passe devant une scène et décrit l’amour de Gérard de Nerval pour une comédienne. Tout à coup, ses yeux tombent sur une annonce : « Demain, les archers de Loisy », etc… Ces mots évoquent un souvenir, ou plutôt deux amours d’enfance : aussitôt le lieu de la nouvelle est déplacé. Ce phénomène de mémoire a servi de transition à Nerval, à ce grand génie dont presque toutes les œuvres pourraient avoir pour titre celui que j’avais donné d’abord à une des miennes : Les Intermittences du Cœur. Elles avaient un autre caractère chez lui, dira-t-on, dû surtout au fait qu’il était fou. Mais, du point de vue de la critique littéraire, on ne peut proprement appeler folie un état qui laisse subsister la perception juste (bien plus, qui aiguise et aiguille le sens de la découverte) des rapports les plus importants entre les images, entre les idées. Cette folie n’est presque que le moment où les habituelles rêveries de Gérard de Nerval deviennent ineffables. Sa folie est alors comme un prolongement de son œuvre ; il s’en évade bientôt pour recommencer à écrire. Et la folie, aboutissant de l’œuvre précédente, devient point de départ et matière même de l’œuvre qui suit. Le poète n’a pas plus honte de l’accès terminé que nous ne rougissons chaque jour d’avoir dormi, que peut-être, un jour, nous ne serons confus d’avoir passé un instant par la mort. Et il s’essaye à classer et à décrire des rêves alternés. Nous voilà bien loin du style de Madame Bovary et de l’Éducation Sentimentale. En raison de la hâte avec laquelle j’écris ces pages, le lecteur excusera les fautes du mien.