Michelet
I
L’Amour [I-IV].
Le livre que Michelet vient de publier, sous ce titre éternellement jeune, intéressant et couverture jaune : L’Amour, est prodigieusement difficile à examiner. La critique littéraire, qui s’adresse à tout le monde, ne sait, en vérité, par quel bout prendre toute cette physiologie sanguinolente, — car le livre de Michelet, qui est autre chose aussi, veut être, avant tout, de la physiologie. Rien d’étrange à cela. La physiologie est la sauce piquante de toutes les erreurs de ce temps. Déjà Stendhal, le matérialiste Stendhal, nous avait donné un livre de l’Amour très suffisamment épicé de physiologie ; mais Stendhal, homme d’esprit et d’éclair, n’était pas un béat comme Michelet. Parmi ces messieurs les vêtus de soie d’Épicure, Stendhal fut toujours le moins vautré. Il avait le goût ferme et sobre et savait s’arrêter, quelle que fût son envie. Michelet ne le sait pas. Stendhal, dans son traité de l’Amour, nous épargna du moins la crudité scientifique du détail, Michelet ne nous l’épargne point. Il est impitoyable. Il a moins de pudeur que Stendhal.
Esprit ardent que l’âge n’éteint pas, mais exalte, Michelet s’est dernièrement distrait de l’histoire pour se jeter aux sciences naturelles et physiques, et le voilà respirant, suçant, pompant ces fleurs sérieuses avec une furie d’abeille déjà enivrée. Comme à une abeille, il lui faut peu pour s’enivrer. Imagination qui va, les ailes ouvertes et avec des frémissements presque fous, à toutes choses, même aux vilaines, et quelquefois de préférence à celles-là, enfant terrible qui remue tout avec le bout de sa bûchette, — le fond du ruisseau qui était pur et le bord qui ne l’était pas, — Michelet a écrit, comme on le sait, l’Oiseau et l’Insecte, deux livres à la Bernardin de Saint-Pierre, d’une observation assez innocente. Mais aujourd’hui c’est l’Amour, et il n’y a plus ici ni de Bernardin, ni d’innocence !
Ce qu’il y a est à peu près inexprimable… Les amis mêmes de Michelet s’en attristent. Ils portent un crêpe à leur chapeau. L’un d’eux nous disait : « Il a voulu glorifier la femme, et quand on aura lu son livre, on sera quinze jours sans pouvoir en regarder une. Voilà comme il entend l’amour ! » Rien de plus vrai. Le livre de Michelet est un outrage aux femmes… mais un outrage d’idolâtre. Elles préféreront Lauzun. Nous aussi. En France, l’insolence veut de la légèreté. Cependant, il vaut mieux encore être poli. Michelet, pour cacher l’insolence pédantesque d’une physiologie enragée, met par-dessus le lyrisme échevelé du sentiment le madrigal sur échasses, le marivaudage halluciné, et toutes les roses penchées des bucoliques ; mais, malgré tout cela, il faut bien le dire, son livre de l’Amour est indécent et pourrait être dangereux.
Dangereux : Il le serait non seulement par le fond des choses, mais encore par le talent de l’auteur, d’autant plus troublant qu’il est plus troublé. Indécent : La lecture seule du livre entier peut donner une idée juste de l’ouvrage. Les citations, pour prouver le mieux ce que nous disons, sont radicalement impossibles ; il faudrait les faire en latin et nous ne sommes pas à Leipzig. Le livre de Michelet nous a rappelé, en effet, certains traités que les casuistes catholiques avaient la prudence d’écrire en latin, — une langue fermée, — pour n’être entendus que du prêtre comme eux, du prêtre qui doit tout connaître▶ de la misère de l’homme et de son péché. Mais Michelet, qui veut remplacer le prêtre dans la civilisation présente, et qui est un casuiste de matrimonio à ciel ouvert, ne pouvait pas prendre cette honnête précaution du latin dans un livre de conseil pratique donné à tout le monde, et par là il nous force de parler de son livre — comme il l’a écrit — en français.
II
Ainsi, ne nous y trompons pas et insistons tout d’abord sur ce caractère : — Conseil essentiellement pratique, petit catéchisme de l’amour à l’usage de la jeunesse, manuel d’entraînement de la femme vertueuse, introduction à la vie du ménage et recette infaillible de bonheur domestique, individuel et social, voilà le livre de Michelet ! Ce singulier traité de l’Amour n’est donc pas du tout, comme on pourrait le croire en ouvrant au hasard une de ses pages, la fantaisie… risquée d’un esprit extraordinairement échauffé. Physiologiquement, ce n’est pas de la science non plus, de la science pour de la science, comme en fit Goethe à son déclin, peut-être (il ne nous l’a pas dit) par désespoir de sentir fléchir son génie. La science a les mains plus froides, quand elle remue des faits. Enfin, ce n’est pas le ravi d’un enfant à barbe grise qui n’avait pas lu Baruch et à qui la naïveté de l’impression fait tout pardonner.
Le livre de Michelet est plus profond que cela. Ne l’oublions jamais ! c’est un livre de but pratique et d’application immédiate, la production pressée d’un utilitaire effréné. Il s’agit de refaire l’âme humaine défaite, de refaire, en vue du bonheur des époux, la famille chrétienne, fondée en vue, de l’amour des enfants ; c’est l’égoïsme à deux de cette pauvre madame de Staël, élevé à sa plus haute, non ! mais abaissé à sa plus basse puissance ; c’est surtout la Révolution dans les mœurs, comme Michelet l’a déjà mise dans l’histoire. Allez ! les vieilles couleuvres ne changent pas de peau. C’est bien toujours Michelet ! Savez-vous ce qu’il a cru faire avec son livre de l’Amour ?… De la casuistique très supérieure à la vieille casuistique chrétienne, que voilà du coup enfoncée, cette fois ; — un acte — ne riez pas ! — presque sacerdotal. Appliquée à Michelet, l’épithète peut sembler comique, mais elle est exacte et sincère ; car Michelet se croit sérieusement prêtre, le prêtre vrai des temps nouveaux.
Ce n’est pas pour rien que dans un livre célèbre, dix ans auparavant, l’auteur de l’Amour a essayé de déshonorer l’Église dans son prêtre : il voulait prendre à ce prêtre sa succession. Il fut, d’ailleurs, professeur de morale et d’histoire, et les Josses de la philosophie, les orfèvres comme Saisset et Cousin, répètent assez haut que désormais les prêtres de l’avenir ne peuvent être que les philosophes. De plus, il est marié, et le mari, dit-il dans l’Amour, est le prêtre légitime. Il a donc le double sacerdoce. À coup sûr, s’il y a quelque atténuation possible au mal de son livre présent, elle sera dans cette prêtrise inattendue de Michelet, se révélant si joliment comme le Saint-Cyran de la direction conjugale et le Fénelon d’un nouvel amour !
Et nous n’exagérons pas. Nous ne nous moquons de personne, quoique nous en ayons furieusement l’air. Prenez la préface de ce volume, que l’impossibilité des citations empêche la critique de rouler par les escaliers, et dans la partie diable de cette préface (il y en a une qui ne l’est pas), vous apprendrez comment Michelet de simple professeur passa prêtre, et prit solennellement charge d’âmes. C’était en 1844. À cette époque, écrit-il d’un ton hiératique, tout à la fois mystique et mystérieux, beaucoup d’âmes « se révélèrent à moi, ne craignirent pas de montrer des blessures cachées, apportèrent leurs cœurs saignants. Des hommes toujours fermés de défiance contre la dérision du monde s’ouvrirent sans difficulté devant moi. Je n’ai ri jamais… — (Nous ne pouvons en dire autant !) — Des dames brillantes et mondaines d’autant plus malheureuses… d’autres pieuses, studieuses, austères, — le dirai-je ? — (Et pourquoi pas ? raison de plus !) — des religieuses, franchirent les vaines barrières de convenance ou d’opinion, comme on fait quand on est malade… ».
Traduisons : elles se confessèrent. Positivement, elles se confessèrent à Michelet ! Lui, le grand adversaire de la confession dans le Prêtre et la Femme, devint un confesseur de femmes, et trouva que c’était là une chose bien agréable et bien utile, pourvu que Dieu fût chassé du confessionnal ! François de Sales d’une nouvelle espèce, il eut ses Philothées. J’eus de « très touchantes correspondances »
, ajoute-t-il d’une mine discrètement indiscrète. Seulement, plus heureux que François de Sales, qui n’eut que le ciel, — cette billevesée, selon les philosophes, — Michelet eut sa récompense humanitaire. Un matin, il travaillait, levé de bonne heure, pour le soulagement des âmes souffrantes ; un jeune homme (impétueux, dit-il), ne s’arrêta pas à la consigne : il pénétra, frappa, entra ! Mais
il faut que Michelet parle lui-même. Personne ne peut remplacer sa parole dans cet impayable récit :
« Monsieur, excusez mon entrée si insolite, — (fit-il, l’impétueux !) — mais vous n’en serez pas fâché. — (Non certes !) — Je vous apporte une nouvelle. Les maîtres de certains cafés, de certaines maisons ◀connues▶, — (pudiquement dit : bravo !) — de certains jardins de bals, se plaignent de votre enseignement. Leurs établissements, disent-ils, perdent beaucoup. Les jeunes gens prennent la manie des conversations sérieuses, — (C’était déjà une manie !) ; — Ils oublient leurs habitudes… Enfin, ils aiment ailleurs. Ces bals risquent de se fermer. Tous ceux qui gagnent jusqu’ici aux amusements des Écoles se croient menacés d’une révolution morale qui, sans faute, les ruinera. »
(Intr., page 28.)
Et, en effet, c’était une nouvelle, — incroyable encore ! Mais Michelet ne la discuta pas. Il crut l’impétueux. Il le crut avec cette simplicité sainte, ordinaire aux hommes qui se sentent le canal d’une grande grâce. Alors, touché, attendri, pénétré, dans l’élan de sa reconnaissance pour ces généreux jeunes gens qui oubliaient leurs habitudes, et (nous aussi, pourquoi ne le dirions-nous pas ?) pour ces cafetiers infortunés dont il était la ruine (ils ont tous fait faillite depuis), pour ces certaines maisons ◀connues▶, il se dit : « Je leur ferai tôt ou tard un don. Je leur écrirai le livre d’affranchissement des servitudes morales, le livre de l’AMOUR VRAI. »
Et le voilà ! Il mit douze ans à venir, mais enfin il est venu. Et, heureusement, il n’est pas venu sans préface. Nous avons celle où de telles choses sont gravement et imperturbablement racontées, et cela paie de tout, même d’avoir lu le livre, cette préface-là !
III
Le ridicule, — le ridicule sauveur, — comme on disait anciennement de Jupiter, voilà, en effet, la dernière ressource qui reste contre des livres contagieux à la façon de l’Amour de Michelet ! Sans le ridicule abondant en beaucoup de détails de cette production incroyable, et le comique grotesque de certains enthousiasmes et de certaines attitudes de l’auteur, le livre peut-être aurait un succès. Qui sait ? les cafetiers n’en fermeraient probablement pas une seconde fois leurs boutiques, et certaines maisons ◀connues▶ n’en seraient pas abandonnées pour le domicile conjugal, mais il serait lu et il aurait son influence, et il infiltrerait d’un poison de plus les esprits déjà infiltrés de tant de corruptions contemporaines ! S’il n’y avait dans l’Amour de Michelet que la fausseté de l’idée première : tout pour l’épouse et pour l’époux en vue du bonheur qu’ils se donnent tous deux ; s’il n’y avait que la théorie de l’enveloppement, et celle de l’imprégnation, et celle de l’unification… Dieu sait à quel prix ! il est, hélas ! beaucoup d’esprits qui, à cette heure, accepteraient sans nausées toutes ces explications qui nous font horreur, à nous, car elles sont la déification absolue de la matière ; et Michelet a beau raffiner et broyer menue sa poudrette, il est, de fait, aussi matérialiste que La Mettrie et que Chaussier.
Nous n’oserions affirmer, certes ! que les femmes, par qui vient tout succès en France, soient, au fond, extrêmement flattées de la définition que fait d’elles Michelet : d’éternelles convalescentes entre deux blessures. Hippocrate déjà, barbe peu galante, les avait appelées des animaux malades, mais Michelet a déterminé la maladie. Nous doutons fort qu’elles soient heureuses de cela… Seulement, Michelet pourrait bien racheter la brutalité de sa définition à force de madrigaux immenses et de poésies dans la tonalité de celle-ci : « Au nom de la femme et par la femme, souveraine de la terre, ordre à l’homme de changer la terre et de mettre le ciel ici-bas. »
Ce n’est pas facile, mais c’est assez flatteur, et les femmes, dit-on, aiment la flatterie. Michelet, tout le long, le long de son ouvrage, en débouche une tonne sous leur nez. Le livre de l’Amour pourrait donc, malgré tout, même dans les conditions désagréablement physiologiques où il est placé, faire son chemin, qui serait une belle route, mais heureusement le ridicule y est et le rire prend. Le ridicule sauveur !
Et, en effet, ce n’est pas tout que d’aimer les femmes : il faut avoir avec elles la grâce de l’amour. Il faut l’avoir avec elles et en parlant d’elles, et Michelet ne l’a pas. Lui, l’artiste érudit, et, Dieu merci ! moins érudit, quoiqu’il le soit infiniment, qu’artiste ! lui, le fin, le délié, le souple, le hardi, le téméraire, le familier dans ses autres livres avec les femmes, n’est plus le même homme. Quand il en parle, le voilà bourgeois ! Il est de la race de cet emprunté de Jean-Jacques, qui ne perdait pas sa gaucherie dans les transports les plus violents. Michelet n’est pas un amant, c’est un adorateur. Il est solennel. Il croit manquer de respect quand il dit : une femme. Il dit « une dame ! — les dames ! — une dame de commerce ! »
Il ressemble au papa Croizeau du roman de Balzac, qui dit : « belle dame ! »
à la fille d’un cabinet de lecture, en lui remettant ses deux sous avec un rond de bras. Il parle de la « sainteté de la nature »
. Il dit : « la crise fatale et sacrée, — l’instant sacré »
. Que ne dit-il pas ? « Le lit, c’est une communion ! »
Il rappelle Prudhomme, l’éternel Prudhomme, à la tête montée, quand il rugit : « Je suis comme un lion ! »
C’est Prudhomme aussi, l’autre, l’écrivain révolutionnaire. Il a de ses tours ! Il dit : « la cité »
pour la ville, et il demande que l’autel des relevailles pour la femme accouchée soit à la commune.
Ainsi, il réunit les deux genres de Prudhomme, et peut-être en inventera-t-il un troisième. Pastoral, de la teinte La Réveillère-Lépeaux, il ne croit qu’à la religion botanique, et il a le culte des fleurs. Il donne une rose pour… directeur à une femme embarrassée. Nous donnons notre parole d’honneur qu’il y a un chapitre intitulé : « Une Rose pour directeur »
, dans ce livre physiologique, chimique et chirurgical, où le côté sain est le ridicule ; car le rire purifie. Le rire trouble et déconcerte l’obscénité, qui est toujours très grave, et Michelet le sait bien. Qui rit pour lui est presque un monstre : « Jeune homme, — dit-il, — : jeune homme, — (vous le voyez, Prudhomme toujours !) — si tu ris ici, si tu trouves ceci un amusement, un sujet de plaisanterie, j’aime mieux que tu ries à la mort de ta mère… »
La mort de ta mère ! rien que cela ! Et dites que Michelet ne s’entend pas aux précautions oratoires ! Mais il parle pour lui, du reste ; il a raison. Le rire est son ennemi capital. Le rire et son éclat moqueur, ce clic-clac du fouet du bon sens, qui coupe un homme en deux du premier coup, serait la mort, — la mort subite du livre de Michelet !
IV
Il faudrait peut-être la souhaiter à son livre, cette mort subite après laquelle bientôt on n’en parlerait plus, il faudrait peut-être la lui souhaiter, par charité pour un talent qui existe encore, au milieu de toutes ces folies qui ressemblent à des dépravations. Que nous concevons bien la tristesse des amis de Michelet ! Quand on a passé toute sa vie dans la chasteté du travail, dans le recueillement de l’étude, quand on est — par la science, du moins, — un moderne bénédictin de l’histoire, quelle fin à faire que le livre de Michelet ! Il est des vieillards qui ont des passions de jeune homme, mais le livre de Michelet n’est pas un livre de jeune homme, une éruption de l’ancien volcan, la démence d’un esprit qui n’a pas su mûrir. Hélas ! non ! Michelet a bien son âge ici, et plus jeune il n’eût pas écrit cela… Il fallait les meurtrissures du temps qui meurtrit le cœur comme le front, il fallait bien des fermentations, gardées en soi, pour écrire, sous le nom de l’Amour, un livre hideux de physique et que la critique ne peut pas même analyser, et, que disons-nous ? ne peut pas même nommer ; car ce nom de l’Amour est une imposture.
Ni l’amour, ni la femme, ni sa destinée, ni la nôtre, à nous qui l’aimons, ne sont là où Michelet les a mis, exclusivement mis dans sa monstrueuse préoccupation. Le vrai nom du livre de Michelet, c’est le nom qu’il donne aussi au xixe siècle dans son introduction (p. 4, lig. 13). Ce nom, pas plus que le reste, ne peut s’écrire, et voilà pourquoi il faut terminer. Si le xixe siècle ne devine pas comment il se nomme, dans ce livre de l’Amour qui n’est pas l’amour, nous ne nous chargeons pas de le lui apprendre. Qu’il aille y voir et revienne flatté !
V
La Mer [V-VIII].
On n’en a jamais fini avec Michelet. Vous le croyez fatigué, défaillant et près de s’éteindre, c’est le talent, que je sache, le plus prestement rallumé ! Il continue toujours cette longue Histoire de France qu’il mène très vite, trop vite peut-être, volume par volume, règne par règne. Mais cette longue histoire, qui est sa vie et qui, s’il l’avait voulu, eût été sa gloire, ne suffit pas à la pétulance de ses facultés, et de temps à autre il l’interrompt par toutes sortes de publications inattendues. C’est presque régulier, ce caprice !
D’abord, ce furent des pamphlets, des pamphlets comme le Prêtre et la Femme. Puis, ce fut une Histoire de la Révolution, dans laquelle, se distançant lui-même, l’auteur de l’Histoire de France sautait à pieds joints par-dessus la tête de je ne sais combien de règnes et violait l’ordre et l’économie de son grand travail historique, avec la hâte d’un homme qui court raide au sujet qui fait dans notre temps tout livre populaire : la Révolution ! Puis, ce furent aussi de petits livres de fausse morale, comme la Femme et l’Amour, alternant avec d’autres livres d’histoire naturelle, comme l’Oiseau et l’Insecte, — et aujourd’hui la Mer ! La Mer ! voilà le magnifique sujet du livre que Michelet vient de publier. Sujet poétique, scientifique, politique, encyclopédique ; car la mer est tout cela. De leur temps déjà, les anciens, ces ignorants d’infini, appelaient l’océan Père des choses ! C’est donc sur la mer que l’inépuisable Michelet nous donne encore un petit livre léger et quelquefois brillant comme une des bulles de sa surface, quand il aurait fallu nous en donner un qui aurait eu sa profondeur.
Mais on en parle peu. Je n’entends pas se faire le bruit distinct et montant d’un succès. Michelet entraîne d’ordinaire plus vivement son public. Il le surprend mieux. Il le décide plus vite à l’admirer. Rappelez-vous l’Oiseau ! Il est vrai que c’est par l’Oiseau que Michelet se découvrait naturaliste. On sait maintenant qu’il l’est et même pour qui. Car c’est un goût épousé par Michelet que l’amour de l’histoire naturelle, et non pas un goût qui ait poussé de soi dans l’ardent célibat de sa pensée. Michelet n’apprendrait pas sa leçon s’il ne fallait pas la donner. Pour cette raison, on est moins frappé qu’au premier jour ; mais ce n’est pas la seule raison, du reste, qui puisse expliquer la pâleur ou la lenteur du succès d’un livre dans lequel, selon moi l’auteur vaut bien ce qu’il valait quand il fit l’Oiseau, si même il ne vaut davantage !
Il en est une autre, qui tient au sujet grandiose de son livre et à ce titre, qui, d’un mot, d’un seul mot de trois lettres : « la Mer ! » évoque tout à coup tant de spectacles dans l’imagination remuée et par là rendue difficile. Je parle pour ceux qui l’ont grande et sensible. Pour les autres, c’est-à-dire pour ces gens d’imagination moyenne qui est l’imagination publique, il ne faut ni de trop grands titres, ni de trop grands sujets. En France, cette imagination-là est une femme, et ce que les femmes préfèrent à tout, c’est le joli et le petit, qu’elles appellent « le gentil », avec des passions dans la voix. Ah ! l’Oiseau ! Si au lieu de l’appeler l’Oiseau, Michelet avait appelé son livre « l’Air », eût-il eu un succès égal ?… Grave question, qui fait du succès une risée… Tout ce qui a deux serins dans une cage, sur sa fenêtre, entre deux pots de réséda, devait s’intéresser au livre de Michelet. Et cela n’a pas manqué. Mais la Mer ! mais la Mer ! pour éviter de dire : « le Poisson », ne vous y trompez pas ! car c’est le poisson qui est le fond du livre de Michelet, je ne crois pas que cela passionne le public comme l’Oiseau, malgré les amateurs de poissons rouges en bocal qui, à ce qu’il paraît, sont une classe de citoyens très nombreux.
C’est le poisson, en effet, bien plus que la mer, qui est le vrai sujet du livre de Michelet. C’est le poisson qui est son héros naturel pour l’heure, c’est le poisson sur les destinées duquel il veut attendrir nos sympathies, malgré les écailles et les arêtes de ces bêtes gluantes et désagréables à toucher, même pour cette grande dégoûtée d’imagination qui est la faculté, de toutes nos facultés, la plus profondément matérialiste. Certes ! Michelet est souvent bien chatoyant et bien éblouissant par la couleur, et c’est même son plus grand mérite, mais quand il peindrait le poisson comme Rubens dans sa Pêche miraculeuse, je ne puis croire qu’il raccommodât l’imagination avec le sujet qu’il a pris. Dans l’Oiseau, il avait tout le monde pour lui, mais dans « le poisson », il n’aura plus que les naturalistes, et il se trouvera, vous le verrez, que lui, le naturaliste amateur, ne le sera pas assez pour eux !
VI
Oui ! c’est la science qui la première se plaindra des familiarités de Michelet. La science ne pardonne jamais à la grâce. Même quand la grâce s’encaprice d’elle, elle en prend toujours, bégueule pédante, les tendresses pour des fatuités. Allez ! la science ne permettra jamais qu’un écrivain qui n’a qu’une plume (c’est elle qui parle et non pas moi !) écrive impunément en son nom, à elle, des livres minces, superficiels, et, qui sait ? peut-être intéressants, tels que l’est, pour beaucoup d’esprits du moins, le livre nouveau de Michelet. Nous qui l’avons lu, comme nous lisons tout ce qui vient de son auteur, bien plus pour l’expression que pour le renseignement, bien plus pour l’agrément que pour les profits graves, nous ne sommes pas, du reste, de ceux qui croient qu’un livre ne peut avoir qu’un seul accent.
L’amour de la spécialité, cette furie de la médiocrité d’un temps qui remplacera incessamment le talent par le métier, l’amour de la spécialité ne nous a pas à ce point brouillé la cervelle que nous ne puissions très bien admettre des livres où l’imagination étend sa couleur inspirée sur les notions exactes de la science et rêve parfois à côté… Entre les savants purs et les poètes ou les écrivains de sentiment et de fantaisie, il y a des écrivains intermédiaires, ayant les deux dons à la fois, dans des degrés différents, qui savent composer des livres moins austères que la science, mais non pas cependant frivoles parce que l’imagination y ajoute son charme. Seulement, c’est là une question d’équilibre, d’harmonie et de consistance, et cette question, il faut le dire, Michelet ne la résout pas.
Et il ne la résout pas plus dans son livre : la Mer, que dans ses écrits précédents où, d’historien de la monarchie, il est devenu tout à coup cette fleur vespérale et tardive de naturaliste frais éclos. En ces petits livres vraiment curieux que l’on pourrait appeler « les petites métamorphoses de Michelet », la science, qui veut se montrer à toute force, ne balance pas comme il le faudrait l’imagination qu’on y trouve. Toutes les notions que l’écrivain y brode de son style — et les plus crânes, ma foi ! de difficulté scientifique, — n’ont guères demandé, pour le rendre si fringant, que quelques lectures rapides et faciles à travers des livres plus ou moins gros. On sent cela sans être savant, et l’ignorant le voit très bien à l’œil nu de son ignorance. Pour tout le monde, il est évident qu’il n’y a, dans ces notions avec lesquelles Michelet papillonne, rien de profond, de laborieusement acquis, de pénétré et de solide. Or, si déjà, dans les choses qu’il sait (comme l’histoire), Michelet n’est pas un esprit sûr à qui l’on puisse se fier, par le fait même de la tournure de son talent hardi, léger, prévenu, fantaisiste enfin, nous demandons ce qu’il doit être quand il ne sait pas.
En histoire naturelle, Michelet est un savant de jeune fille, et il devient tellement sentimental, même dans son livre de la Mer, qu’il ne sera peut-être pas fâché de l’expression. Savant de jeune fille ! compilateur à la vapeur ! Trublet leste, jamais ennuyeux comme le bêta dont se moquait Voltaire, mais comique plutôt ; car il a l’impayable émotion de cette science acquise hier et si contente d’être aujourd’hui, qui, comme l’Ève de Milton, mais plus drôle qu’elle, se régale des premières ivresses de la vie !
VII
Le livre de Michelet, qu’il appelle la Mer, avec une simplicité trop grandiose, n’est pas du tout l’élément mystérieux et indomptable, le sublime lieu commun des poètes, dont lord Byron, dans les vers les plus beaux peut-être qui aient jamais été écrits, a montré l’originalité immortelle. Lord Byron n’est qu’un grand poète ; lui, Michelet, est un esprit poétique par-dessus un historien. Son livre pourrait faire le pendant et la Suite de ces fameux livres oubliés maintenant, qu’on intitulait autrefois : la Mer libre, la Mer fermée, Mare liberum, Mare clausum. Il devrait s’appeler la Mer civilisée, car c’est particulièrement de cette mer-là qu’il s’y agit.
Pour l’acquit de sa conscience et de son titre, Michelet n’a pu se dispenser de nous donner une tempête de sa façon, la tempête de rigueur, qui, par parenthèse, n’est pas, au point de vue du talent, ce que j’aime le mieux dans son livre. Je la crois très vraie, très observée sur le vif, réelle enfin, mais la manière de l’auteur y est inférieure, enfantine et lakiste. Il y tombe jusqu’aux onomatopées, pour y peindre ou y faire entendre ce qu’il veut exprimer.
Procédé vulgaire, quand il n’est pas grossier ! Mais à cela près de cette tempête, hommage rendu au sujet et coup de rhétorique dont l’ancien professeur n’a pas voulu se priver, Michelet n’est plus partout dans son livre qu’utilitaire, progressif, homme des travaux publics, appliquant la philanthropie et les congrès de paix aux baleines, parlant, parlant, parlant télégraphie sous-marine, lois des tempêtes, phares, bains de mer (bains de mer pour les femmes ! toujours la femme et l’amour !) et poisson ! le poisson étant, comme je l’ai dit, la plus grande préoccupation du naturaliste, qui tient bon encore dans Michelet au milieu de toutes les idées modernes de l’homme d’application qui l’envahissent et le ravissent ; car Michelet est ravi. Il nous fait toujours l’effet d’un enfant qui écoute un beau conte, — un de ces contes merveilleux auxquels le privilège de l’enfance est de croire, et son inconvénient… de vouloir nous le répéter !
Et, de vérité, Michelet ne fait pas autre chose. C’est un enfant qui va dessus la foi d’autrui. Il répète deux ou trois vues systématiques, empruntées à des livres plus ou moins célèbres. Il joue à l’écho avec cela, et c’est lui qui fait l’écho. Un écho heureux ! L’autre ne l’était pas ! Ainsi, il a lu Maury ces vacances, Maury, c’est son Baruch pour l’heure. Il ne le critique pas. Comment le pourrait-il ? Il l’admire et il le répète, fière besogne que nous pourrions tout aussi bien faire sans lui ! car en nous le répétant, il nous le raccourcit et il nous l’intercepte. Or, si les idées de Maury ont une valeur quelconque, elles ne l’ont qu’en vertu de certains faits et de certains raisonnements que je voudrais ◀connaître, et je lirai bien Maury sans Michelet, qui n’y ajoute point et qui ne le juge pas ; qui s’en tient aux résultats et aux nouvelles. C’est toujours Vadius chez les belles dames :
Nous l’avons, en dormant, madame, échappé belle !
mais moins effrayant. Au contraire ! « Savez-vous, mesdemoiselles, qu’on va supprimer les tempêtes ? On fera en yacht le tour du monde. »
Supprimer la tempête, comme on doit supprimer la guerre, la misère, les passions, l’injustice, l’imprévu, le fatal, le providentiel ! Mon Dieu ! oui, et dites après cela que l’homme qui va supprimer la tempête n’est pas très au-dessus du Dieu qui simplement l’a faite !…
Il est vrai que Michelet ne reconnaît pas cette vieillerie de Dieu, qu’il a supprimée dans son livre un peu plus aisément que la science ne supprimera la tempête, et que c’est même là le seul point — le dédain de Dieu et la possibilité de s’en passer très bien — qui reste fixe sous les pirouettes de cet esprit toton qui nous a montré tant de faces et qui doit nous en présenter bien d’autres avant qu’il cesse de tourner ! Dieu créateur, qui a tiré le monde du néant, est une antique notion que Michelet a depuis longtemps rejetée aussi bien de ses livres d’histoire que de ses livres d’histoire naturelle.
Dans l’histoire, parlant aux hommes, qui peuvent tout lire, il est athée hardi et sonore, comme il le fut, par exemple, dans son Histoire de la Révolution, quand il se rangea, contre le Dieu du trop religieux Robespierre, du côté de la Nature de Chaumette, Marat et Danton. Mais en histoire naturelle, et parlant aux femmes, auxquelles, éducateur tourtereau, il égruge le grain scientifique que, sans lui, elles ne seraient pas capables d’avaler, c’est plus scabreux. Il n’ose pas risquer la négation brutale et directe, mais il a des détours charmants pour ne pas s’accrocher à l’inévitable idée qui l’attend au tournant de chaque chose pour l’enfiler. Il a des façons diplomatiques et discrètes de s’exprimer qui ne semblent rien, et qui sont tout ; car elles n’éconduisent pas seulement Dieu, elles le font oublier.
Au lieu de cette grosse explication qu’on a appelée longtemps la Nature, et dont Joseph de Maistre, notre Voltaire, à nous autres chrétiens, s’est moqué avec une gaieté si peu piémontaise, Michelet a parlé « d’animaux se faisant eux-mêmes et se faisant par pièces et morceaux »
, ce qui serait plus fin, à la vérité, si Michelet, en toute matière, ne pressait pas toujours le ressort jusqu’à ce que le grotesque jaillisse. Or, voici un échantillon de celui qu’il a obtenu :
« … Dès l’origine, àtâtons, — dit-il, — la vie, en cherchant la force, semblait confusément rêver la future création d’un axe central qui serait l’être un et remplacerait le mouvement. Les rayonnés, les mollusques en eurent des pressentiments, en ébauchèrent quelques essais… Mais ils étaient trop distraits par le problème accablant de la défense extérieure. En ce genre, ils firent des chefs-d’œuvre ; boule épineuse de l’oursin, conque tout à la fois ouverte et fermée de l’haliotide, enfin l’armure du crustacé à pièces articulées, perfection de la défense et terriblement offensive… Ce n’était pas tout, pourtant, — continue Michelet. — Qu’il vienne un être de libre audace qui méprise tous ces gens comme infirmes ou tardigrades, qui considère l’enveloppe comme chose subordonnée et concentre la force en soi »
; et ce malin-là, ce sera le poisson !! « Le crustacé s’entourait d’un squelette extérieur, — reprend Michelet, — le poisson se le fait au centre, sur l’axe où les nerfs, les muscles, tout organe viendra s’attacher. »
Fantasque invention au rebours du bon sens, mais qui constitue le poisson, l’animal supérieur, la merveille ! « Le crustacé dut bien en rire, — ajoute encore Michelet, — et c’était pourtant une révolution comme celle que fit Gustave-Adolphe, quand il préféra le justaucorps de buffle au corselet d’acier ! »
Gustave Adolphe ! Le poisson qui s’arrange son arête ! Le crustacé, un retardataire qui ne croit pas au progrès et qui rit !… Certes ! je ne pense pas qu’on puisse être plus maladroit dans l’impiété, et qu’on se trahisse soi-même et sa perverse intention par plus de pitoyable bouffonnerie que ne l’a fait Michelet dans cette exhérédation de Dieu en faveur des bêtes, devenues elles-mêmes leurs créateurs !
VIII
Ainsi, il était parti pour être habile. Il racontait les animaux se faisant, et il devait les raconter sans forcer le trait, panthéiste, naturaliste, matérialiste, je ne sais quoi de confus mais d’adouci, de peu ambitieux, d’homme à son affaire, qui était de décrire, et d’amuser les petites filles sans qu’elles vissent un Dieu dans tout cela. Mais qui peut répondre de cette tête que l’imagination a si vite enivrée ? Le trait a bientôt pesé, la couleur s’est foncée, et toute intelligence, même celle de son propre dessein, a disparu ! Le désastre a été complet, et c’est tout Michelet que cette conduite, c’est tout Michelet, qui n’est jamais satisfait que quand il a faussé son talent, abusé outrageusement de son idée, tout tué sous lui de ce qui l’aurait fait vivre et durer, et gâté jusqu’au mal qu’il veut faire.
Je ne sais rien de plus triste que cela dans la littérature contemporaine. Assurément, personne ne conteste que Michelet ne soit un des plus brillants et des plus séduisants écrivains qu’ait produits le xixe siècle. Ce livre même de la Mer, quoiqu’il soit de tendance impie, semé d’erreurs et d’ignorances, assoté par une préoccupation de démocratie déplacée que l’auteur transporte de l’histoire politique à l’histoire naturelle, et qui le fait être du côté du fretin contre le gros poisson, si vous exceptez les baleines pour lesquelles il a un sentiment ; ce livre de la Mer est plein de choses puissantes et charmantes. Mettez pour les puissantes, en particulier, tout ce qui tient à l’histoire des grands navigateurs : Colomb, Magellan, etc., et qui est enlevé avec une supériorité décidée ; et pour les charmantes, mettez le chapitre sur le corail, que l’auteur appelle, comme en Orient, la Fleur du sang, et le chapitre sur la perle, qui, tous les deux, sont aussi beaux à mes yeux que des vers de Henri Heine et de Goethe.
Et cependant, malgré tout cela, ce livre de la Mer n’élèvera pas Michelet d’un degré de plus dans la considération publique. Il continuera d’être ce qu’il a toujours été, — un talent d’imagination qui se surexcite jusqu’à la folie, et non pas jusqu’à celle qui épouvante. Michelet produit un effet moins sombre sur le public. Reconnu presque comme un artiste de génie, dans un pays où le talent, à tort ou à raison, rend imposants ceux qui prêtent le plus au sourire, Michelet a, surtout en ces derniers temps, fidèlement porté à sa boutonnière une fleur de gaieté qu’y plaçaient les autres et qui fleurissait d’un peu de ridicule son talent. Eh bien, cette rose-là, il la portera encore après la publication de son livre ! Elle n’est pas tombée dans la mer.