(1929) Amiel ou la part du rêve
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(1929) Amiel ou la part du rêve

Préface

L’auteur a lu, et on pourra lire d’Amiel et sur Amiel les Fragments d’un Journal intime, une correspondance dont une bonne partie est publiée, et dont l’intérêt n’égale pas celui du Journal, la biographie aimable et abondante qu’a donnée la confidente des dernières années d’Amiel, Berthe Vadier, un livre considérable jusqu’ici inédit en français, qui est la traduction en suédois des conférences faites sur Amiel à l’Université d’Upsal par M. Bernard Bouvier. Mais ce que j’ai recueilli avec le plus d’intérêt, c’est la tradition orale conservée à Genève sur ce professeur de figure originale, mort il y a moins d’un demi-siècle.

On ne cherchera pas ici une biographie complète et définitive. Cette biographie documentaire, officielle dans le meilleur sens du mot, il appartient aux concitoyens d’Amiel de l’écrire, et particulièrement à M. Bernard Bouvier, gardien autorisé de sa mémoire, de son Journal et de la plus grande partie de ses papiers. Si j’avais donne à mon travail son titre le plus exact, je l’aurais appelé d’un nom comme Réflexions biographiques sur Amiel. Le lecteur discernera, j’espère, le long de ce livre, les raisons pour lesquelles on peut se plaire à regarder vivre du dehors l’un des hommes qui se sont le plus regardé vivre du dedans. Ceux qui ignorent tout de lui savent au moins qu’il a dit qu’un paysage est un état de l’âme. Inversement, j’ai traité les états de l’âme d’Amiel comme des paysages, où j’ai, comme tous les peintres, mis un peu du mien : des paysages de vie intérieure, encadrés par le paysage extérieur de Genève. On reconnaîtra, je l’espère, que de ces deux paysages concentriques, l’auteur a aimé l’un et l’autre, l’un à cause de l’autre. Le peintre ne revendique que le mérite de la sympathie (sympathie critique, bien entendu) avec son modèle, ses modèles.

Il aimerait qu’en outre ce livre attirât des lecteurs au seul ouvrage d’Amiel qui en mérite de nombreux : le Journal intime, dont l’édition nécessaire est celle de M. Bernard Bouvier. Aux trois volumes du Journal publiés chez Stock, qu’on en joigne, si on veut, un quatrième édité chez Schiffrin, sous le titre Philine.

Il y a déjà sur le Journal d’Amiel une importante littérature. D’abord la préface documentaire placée par M. Bernard Bouvier en tête de son édition, et son livre en suédois, qui représente aujourd’hui le tableau général le plus complet d’Amiel, — le chapitre des Nouveaux Essais de psychologie contemporaine que l’illustre doyen des études amielliennes, M. Paul Bourget, a écrit presque à l’époque où Scherer et Renan publiaient leurs essais sur l’auteur du Journal intime, — les articles lucides qu’à l’occasion de son centenaire ont donnés Charles du Bos et Robert de Traz, — l’introduction si vraie d’Edmond Jaloux aux fragments que M. Bernard Bouvier a publiés sous le titre Philine, la thèse considérable de M. Léon Bopp. C’est à cette phalange, cisjurane et transjurane, des amis d’Amiel, qui sont aussi mes amis, que je dédie celle biographie et les marges de cette biographie, pour qu’ils fassent la contradiction, continuent, après l’interminable dialogue d’Amiel avec lui-même dans le Journal intime, le dialogue sur Amiel, et diffèrent indéfiniment le point final à propos d’un homme qui ne le posa jamais.

***

[Amiel ou la Part du rêve]

Henri-Frédéric Amiel, né à Genève en 1821, orphelin très jeune, élevé par un brave oncle et une honnête tante entre beaucoup de sœurs et de cousines, fut un bon élève du gymnase et de l’Académie de Genève. Ses classes finies, comme il avait hérité de quelque argent, il eut les moyens de voyager en Italie, en France, et enfin d’étudier librement cinq années dans les Universités allemandes. Il revint à Genève à vingt-sept ans, fut nommé professeur ordinaire d’esthétique, puis de philosophie, à l’Académie, future Université. Il écrivit des vers et des études, également ordinaires, qui obtinrent à peine une attention cantonale. Ses cours bien préparés étaient pesants et ennuyeux, mais ceux qui les relisaient plus tard y trouvaient cependant beaucoup de matière utile. Il n’abandonna guère ses fonctions que contraint par sa dernière maladie, dont il mourut au bout de quelques mois en 1881, et ne quitta Genève que pour des voyages de vacances ou de santé. Il plut à un certain nombre de demoiselles et de veuves, mais il ne se décida à en épouser aucune, et mourut célibataire. Il repose au cimetière de Ciarens. Au simple nom que porte sa pierre fleurie : Henri-Frédéric Amiel, on eût ajouté très véridiquement qu’il fut bon parent, ami dévoué, citoyen utile et professeur consciencieux.

Remarquant, dans un éloge funèbre d’Amiel à l’Institut genevois, que cette existence n’eut « d’autres incidents que ses voyages, la publication de quelques volumes et malheureusement aussi quelques maladies », M. Ritter rappelle que ce genre de vie lui attirait dans les thés genevois des : « Vous un heureux de ce monde ! » M. Ritter fait des réserves, ne pensant pas qu’on puisse être heureux hors de l’état de mariage. La discussion de ce problème remonte à des temps très anciens. Sans doute les dames des thés entendaient-elles par bonheur l’absence de tourment, et l’existence d’Amiel ne paraît pas avoir été beaucoup plus tourmentée en effet que la journée qui formait le sujet de la célèbre nouvelle naturaliste : le Vin en bouteilles.

Ne vous y fiez pas ! Le petit employé qui mit son vin en bouteilles tout un dimanche (et cela faisait toute la nouvelle), c’est la surface. Sous cette surface, il y a ici M. Bergeret, là M. Teste, ailleurs M. Amiel. Renan, Brunetière, d’autres encore, devant cette vie calme de célibataire, cette goutte d’eau pareille à tant d’autres gouttes, ont demandé à Amiel de quoi il avait à se plaindre, et cherché vainement le tourment de sa vie : car la vie d’Amiel passe pour une vie tourmentée, et les seize mille pages d’Amiel font l’anatomie de ce tourment et des intermittences de ce tourment, qui sont d’ailleurs nombreuses. Répondons-leur qu’il y a deux manières de regarder notre homme, deux bouts de la lorgnette, l’un comique et l’autre tragique, le verre de Voltaire et le verre de Pascal.

Du côté comique, c’est le cas Triple-patte, la comédie de, l’indécision, et singulièrement de l’indécision en ce qui concerne la question de Panurge ! Dois-je me marier ? Non ? Mais alors ?… Oui ? Mais si… si…

Mais cassez cette écorce, atteignez les profondeurs, pénétrez dans le Journal. De ce côté l’inquiétude, le ruminement d’Amiel s’allient au tragique profond du monde. La méditation de ce mystique intellectuel coïncide avec un moment de la conception chez les Mères, avec les réflexions qui ont précédé l’élan créateur, avec les examens de Dieu. Un jour que son amie Berthe Vadier entendait lire Amiel (il lisait fort bien), elle lui dit : « Il semble, à vous voir pénétrer toutes les intentions, que vous ayez assisté à la création du monde. » Et en avril 1879, comme il venait de lire pendant deux heures à Fanny Mercier des pages tirées de son journal de l’année, à une heure où elle était accablée, elle sortit de cette lecture toute épanouie et fortifiée. Il l’avait fait entrer dans l’universel. Elle lui dit : « Il me semble déjà être une âme, et regarder les choses de ce monde comme on les verra dans l’au-delà. »

Là est sa place, bien aperçue par les intuitions féminines : le secrétariat de Dieu, un poste sans éclat, recruté dans les services auxiliaires, parmi les inaptes, mais où l’on voit tout, où l’on est la conscience des combattants. Plus qu’un être créé, et surtout plus qu’un être créateur, il personnifie l’un de ces conseils de Dieu, antérieurs et présents à la création, un critique lucide, qui voyait l’envers de cette création, qui en balançait dans la lumière, à la manière de l’un des anges d’Eloa, le pour et le contre. Mais si Dieu l’eût seul écouté, le monde serait encore à faire.

Un critique lucide, un critique tragique. Sous le verre de M. de Voltaire, on peut tenir le tourment d’Amiel pour mesquin, rappeler ces martyrs ridicules dont Mallarmé a écrit le poème dans le Guignon :

Égaux de Prométhée à qui manque un vautour !

Retournez l’instrument, regardez par les verres pascaliens. Le vautour apparaît. Mais plutôt voilà tout ce grand bestiaire de la connaissance que Victor Hugo fait tourbillonner dans les titres de Dieu : le Vautour, l’Aigle, le Griffon, l’Ange. Le Journal est le lieu d’une de ces batailles solitaires, qui n’éclatent qu’aux esprits. Le tragique d’Amiel est tout retiré dans les profondeurs. Et c’est un tragique chrétien. Dans le secrétariat de Dieu, le Genevois, le calviniste, s’est trouvé en contact avec la chute et le péché. Il n’a jamais perdu ce contact ; d’où l’étincelle et le feu du tragique. Renan lisant, à une page du Journal, ces mots : « Qu’est-ce que M. Renan fait du péché ? » répondait : « Le péché ? Mon Dieu, je crois que je le supprime. » Soit. Mais en supprimant le péché de son idée de la vie, Renan en supprimait presque ce tragique, dont Amiel est resté l’obscur soldat.

*

Ce fragment de dialogue entre Renan et Amiel, il en est peu qui expriment mieux des répliques naturelles à ces deux vieux adversaires : l’un des multiples génies français (celui dont le méridien passe par Ferney) et le génie genevois. On aura bien d’autres raisons de trouver des motifs d’harmonie entre Amiel et cette Genève où, seul, avec Töpffer, des grands écrivains locaux, il est né, a vécu, est mort. Cependant il n’a pas de sang genevois. Au temps de la Révocation de l’Édit de Nantes, les Amiel étaient des bonnetiers de Castres en Languedoc. Ils allèrent garder leur foi calviniste à Neuchâtel, puis dans le pays de Vaud. En 1790, on trouve le grand-père de l’auteur du Journal, Samuel Amiel, établi à Genève comme horloger, cependant que sa femme, qui était de Romans en Dauphiné, tient un commerce d’épicerie.

Cette épicerie, située au bas de la rue Verdaine, passa à son fils Henri, qui fit un mariage d’amour, épousa une Neuchâteloise, Caroline Brandt, et en eut six enfants, dont trois survécurent, notre Amiel et ses deux sœurs, Fanny et Laure.

Un des plus anciens souvenirs d’Amiel resta celui du jour où il eut ses quatre ans. Le croup l’étranglait, et, comme on le jugeait perdu, le médecin hasarda ce remède : supplicier par des jets de vapeur l’enfant ligoté, afin que ses hurlements et ses contorsions eussent chance de rompre les membranes. Ils les rompirent en effet. L’enfant sentit dans son corps le tragique de la vie, et qu’il faut parfois la payer cher. La mort, ce jour, l’avait marqué à la gorge. C’est par là que plus tard elle se rappelait à sa mémoire, et que cinquante-sept ans après elle le prit.

À onze ans il perdit sa mère. « Je crois, disait-il à Berthe Vadier sur la fin de sa vie, que, si mon père avait vécu, j’aurais eu beaucoup à souffrir de lui. Mais Dieu aurait dû me laisser ma mère. » Il tient beaucoup de cette Neuchâteloise, jolie, douce, un peu intérieure, faible de santé. C’était la nature la plus opposée à celle de son mari, un homme juste, loyal, mais qui s’irritait de toute déception, marquait à la vie des échéances fixes, exigeait qu’elle fût fidèle à ces échéances comme lui-même, commerçant, faisait honneur aux siennes, prenait toute contrariété pour un mauvais procédé, n’avait jamais pu admettre qu’on fût longtemps malade autour de lui, ce qui était malheureusement le cas de sa femme. Son fils disait plus tard : « C’était une nature napoléonienne. » Or les natures napoléoniennes font ordinairement, sur les bords lémaniens, des Staël et des Constant. Celle-là aussi dut pousser le fils vers le refus et l’intérieur.

Il y a deux sortes d’enfances : celles qui se développent en consonance et celles qui expriment une dissonance, — consonance ou dissonance de l’enfant et de la famille. Les consonances font les enfances heureuses, les dissonances font les enfances fécondes. Les unes se répandent, quand elles réussissent, sous les espèces de l’ordre. Les autres, quand elles échappent aux dangers, portent la marque de la destinée, de l’invention. On discerne si un enfant prend le pli conformiste ou le pli de la résistance, et on voit souvent l’élan d’une famille entière aller dans le sens de l’accord ou dans le sens de la discorde, tous deux important à l’éclat ou à la force, à la santé ou au mouvement du corps social.

Ces réflexions, il n’y a guère de coin où elles se présentent à l’esprit plus familièrement qu’à Genève. Voyez le génie, jusqu’alors absent, y naître, un soir qu’un jeune apprenti graveur, négligé par son père et battu par un maître brutal, a trouvé fermées les portes de la cité sévère et a été se réfugier chez le curé de Confignon. Voilà pour le non ! D’autre part, le livre peut-être le plus genevois qui ait été écrit, l’Éducation progressive de Mme Necker de Saussure, nous place au centre de l’esprit attentif, tempéré et tendre qui a fait les prospères et durables familles de Genève : et voilà pour le oui !

D’après quelques indications, on peut ranger les premières années d’Amiel parmi ces enfances non positivement malheureuses, mais intérieurement froissées, qui ne préparent point à ce que Flaubert, qui en est, appelle l’heureuse sérénité des imbéciles : enfances Rousseau, enfances Stendhal, enfances Gide.

*

Les contrariétés du commerce, bien qu’il y gagnât beaucoup d’argent, puis celles du mariage, bien qu’il aimât tendrement sa femme, firent place chez Henri Amiel aux anxiétés, plus noires encore, du veuvage. Il faillit habituer son fils à regarder la vie comme une durée absurde et intolérable. La mort de sa femme l’ayant laissé désemparé, en butte aux récriminations aigres de sa belle-famille, il hésita longtemps entre le remariage et le suicide. Le fils, pas plus que le père, ne devait jamais trouver irréfutables les raisons de vivre qui avaient cours, supposons-le, dans la bonne rue Verdaine. « Quand je pense à la solitude morale dans laquelle il m’a fallu grandir depuis mon enfance, écrira-t-il à trente ans, sauf les rencontres précieuses, mais épisodiques, de l’amitié ; quand je réfléchis à ce que je serais sans les distractions de l’étude, sans l’oubli de moi-même, sans la vie de la pensée, sans le refuge tranquille de la science, je ne puis m’empêcher de voir que le fond de ma vie est la tristesse, parce que j’ai vécu seul, dans l’abandon, refoulé sur moi-même. »

Le père préposé à ce refoulement, comme la mère à la tendresse et à l’expansion, cela n’a rien d’exceptionnel : « L’ironie, dit Amiel, a de bonne heure atteint mon enfance. » Une ironie qui desséchait ou faisait pleurer. On songe à la devise de Mérimée : « Méfie-toi ! » et à l’aventure d’enfance qui la lui inspira. Mais Paris, le monde, le sens artistique, offraient à Mérimée un champ de compensation, d’équilibre et d’éclat que l’air natal refusa à Amiel. Amiel se méfia dans un pays où l’on se méfiait, alors que l’adroit Mérimée se méfie entre des gens qui se confient, ou qui font semblant.

*

Après ces deux ans de veuvage, pleins d’ennuis familiaux, Henri Amiel mourut. C’était en 1834. Son fils avait treize ans. Alors celle que le père avait songé à épouser, une veuve qui s’appelait Mme Custot, devint la femme de l’oncle, frère du défunt, un célibataire qui se maria par devoir, pour donner à la fois un père et une mère aux trois orphelins.

Ce fut pour le jeune garçon un petit 1815 : le gouvernement passait des mains napoléoniennes à un régime libéral. Liberté et indulgence abondaient chez ses nouveaux père et mère, l’oncle Frédéric et la tante Fanchette.

La nouvelle Mme Amiel amenait chez son mari deux filles d’un premier mariage, qui s’ajoutaient aux deux sœurs d’Amiel. De ce mariage, des cousines lui naquirent encore, et le tout forma contre deux garçons un lot de sept filles, les deux sœurs passant une partie de l’année en pension.

Voyons peut-être dans ce genre de vie une esquisse du bataillon des Amiélines. Amiel, plus tard, ne compta — sauf Heim — pour ses grandes amitiés, ses amitiés de confidence, que des femmes. Il mourut entre deux sœurs d’élection, Fanny Mercier et Berthe Vadier, en haut de la rue Verdaine, à la manière dont il avait vécu son enfance et son adolescence dans le bas de cette même rue. Il garde aujourd’hui encore un large public féminin, ayant eu, comme lui-même le reconnaît, beaucoup du caractère de ces vieilles demoiselles dont il cultivait chèrement l’amitié. Et M. Bernard Bouvier remarque que, dans de nombreuses langues étrangères, ce sont presque toujours des femmes qui ont traduit le Journal.

Délicat, joli, sérieux, ce petit Amiel paraît en effet à ses camarades bien féminin dans son aspect et ses manières. Il y a de longues années qu’il va au collège, tout proche de la rue Verdaine, et où son père l’a fait entrer dès que l’âge l’a permis. C’est un élève appliqué, docile, sans brillant. Peu vigoureux, il a horreur de la brutalité, mais il est extraordinairement leste. La timidité — et Amiel fut évidemment un timide — va souvent de pair avec la gaucherie. Lui, au contraire, toute sa vie, il mit une part de sa coquetterie (dont il ne manquait pas) dans son adresse. Il étalait des tours de prestidigitation. Aux jeux il éblouissait, et le Journal parlera plus tard de plus de dix-huit cents coups, réussis de suite au volant. Il se faisait, par d’autres réussites physiques, une renommée au collège, et cent ans plus tard il eût été champion.

Non, il ne semble point un candidat à cette peur de l’action, que ses critiques croient reconnaître chez lui. Voyez-le ce qu’il sera toujours, attentif aux multiples petits devoirs, régulier dans les lettres et les fleurs de tous les anniversaires, écrivant à ses sœurs pensionnaires de longues pages de confidences, et surtout de conseils ! Comme Genevois il est prêcheur, j’allais dire prêcheuse.

À toutes les menues tâches de la vie, — et d’abord au Journal, — il restera dévoué avec persévérance, adresse, mobilité réglée, comme une femme à son ménage. L’activité ne lui fera jamais défaut, mais bien la virilité. On ne reçoit pas la virilité toute faite. Elle est une habitude. Cette habitude manque à la jeunesse d’Amiel, et il ne rattrapera jamais ce retard.

À sa jeunesse, à son enfance, qui sait ? Nous touchons ici aux dessous sexuels de la vie d’Amiel. Ou plutôt nous nous garderons d’y toucher. Ibi sunt leones. L’éducation de la virilité, telle qu’elle se fait, tant bien que mal, plus mal encore que bien, à l’école et à la caserne, elle est absente, évidemment, chez Amiel. Et il faudrait l’en louer si cette absence s’était tournée en éducation de la pureté. Est-ce le cas ? Laissons-le répondre.

La sexualité aura été ma Némésis, mon supplice depuis l’enfance. Ma timidité extraordinaire, ma gêne avec les femmes, mes violents désirs, les ardeurs d’imagination dans la première adolescence, puis l’éternelle disproportion entre la vie rêvée et la vie réelle, ma funeste pente à me séparer des goûts, des passions, des habitudes de ceux de mon âge et de mon sexe…

Et voilà ! Séparé de ceux de son sexe, séparé par une délicatesse et des pudeurs de fille, mais plongé à même ce sexe par un tempérament précocement éveillé. Quand on commencera les biographies à la manière de Si le grain se meurt, ce qui ne les romance pas du tout, on reprendra plus franchement ici celle d’Amiel. D’autant plus qu’à ce moment les seize mille pages du Journal seront publiques : il sera permis d’en tout dire en même temps qu’on en pourra tout lire.

*

Remettons le pied sur une terre plus ferme, sur la grande route. Ne laissant rien paraître des ardeurs d’une puberté tourmentante, vivant avec ce tourment, ne pouvant même, lui protestant, l’éclaircir par la confession, le collégien, puis l’étudiant s’accoutuma à la cloison étanche entre la vie extérieure et la vie intérieure. Vers cette époque — 1840 — Mme Patterson-Bonaparte disait de Genève, avec humeur : « Dans ce pays, ce n’est pas assez de ne pas faire l’amour, il faut l’exclure de la conversation. » On sait d’ailleurs combien le diable est expert à convertir le : N’en parlons jamais ! en un Pensons-y toujours ! Durant toute la première jeunesse d’Amiel, l’amour fut exclu non seulement de sa conversation, mais de ses confidences, et d’abord des confidences au meilleur ami, au Journal.

Le premier Journal intime, fragmentaire, souvent interrompu, fait de notes qui ne remplissent que quelques pages, commence le 23 juin 1839. Depuis bientôt un an, le collégien est devenu étudiant, ou plutôt il est entré dans cette préface aux études, supérieures qu’on appelle alors à Genève l’auditoire. Ce premier Journal abonde en résolutions, en plans de vie, en espoirs, mais tout cela, déjà, percé à jour et comme flétri d’avance par la lucidité critique de ce garçon de dix-huit ans : « Il y a une certaine volupté à se faire des moralités, à déclamer de beaux conseils, et une sotte mélancolie à se sentir incapable de les suivre. » À cette sotte mélancolie il donne son vrai nom, qui est paresse.

La paresse est un des péchés capitaux, et il lui arrive de devenir, chez l’homme fait, comme l’avarice ou la luxure, une véritable passion. Comme la profonde luxure est celle des continents, la grande avarice celle des Harpagon obligés par leur état à dépenser, la paresse ne prend ce caractère de passion que chez les gens occupés, comme le sera toujours Amiel. Et de ce côté Amiel ira loin : le vulgaire s’endort ordinairement sur le commode oreiller de la paresse métaphysique, Amiel tirera de son travail intérieur une véritable métaphysique de la paresse, ce qu’on a appelé son bouddhisme. Mais nous n’en sommes pas encore là. Pour un étudiant la paresse prend une figure technique, précise : elle est la réalité du travail qu’on doit faire et qu’on ne fait pas.

La paresse, écrit Amiel dans ce premier Journal, a tout envahi. Elle me tue. Mais non, c’est moi qui la tuerai. Je vais m’occuper dès ce soir d’un examen de ma vie. Je l’activerai, et mettrai tout par écrit.

Du passé je me tournerai vers l’avenir, et, tout humilié par celui-là, je me formerai un renouvellement de vie ; je choisirai enfin nettement ma vocation, je fixerai l’œuvre que je veux accomplir, et, de là, je construirai mes plans pour l’année prochaine et les suivantes, dirigés tous vers ce but unique… je ne resserrerai pas trop ma liberté.

C’est la mer picrocholine du monde intérieur, et Barberousse qui se rend esclave sitôt qu’elle est passée. Amiel fera des plans de vie jusqu’à cinquante ans. Presque tout son temps libre du 6 mars 1840 est employé « à rédiger cette petite carte de quatre pouces de surface, où se trouvent toutes les règles que j’adopte pour ma conduite. » Quand il sera professeur, ses cours consisteront à donner à ses élèves des plans compliqués, abondants, bien faits, avec des subdivisions indéfinies et des jeux d’accolades. Ce que le jeune Amiel, en 1838, appelle secouer et vaincre sa paresse, c’est donc faire des plans. Flaubert eût retenu pour son saint Antoine cette ruse du diable.

Et si c’était la seule ! Sur ce terrain de la paresse, élastique et doux comme un tapis de billard, l’éternel ennemi sait les finesses du jeu. La profonde paresse n’est pas la paresse vide, qui laisse un remords, et qui a pour amari aliquid l’ennui. C’est la paresse occupée, qui se fait suivre allégrement. C’est le bavardage, c’est le vin, c’est le tabac, c’est l’opium. Inutile de dire que notre Genevois ne connaît aucun de ces vices. Mais Anatole France appelle le livre l’opium de l’Occident. Attention ! La lecture est le chiendent qui envahit les allées si bien tracées, les plans si méthodiques du jardin d’Amiel. Les événements de sa vie, en ce moment du premier Journal, ce sont ses lectures. « Je voudrais tellement lire et apprendre de choses à la fois que les bras me tombent de découragement, et que je reste devant l’ouvrage sans pouvoir me résoudre à me borner à un seul sujet. C’est un grand défaut : encore une chose à corriger. » Il ne corrigera rien. Cette chose, il devait l’élever à l’absolu. Il allait devenir l’homme de la totalité virtuelle.

M. Bernard Bouvier, qui nous fait connaître ce premier Journal dans la préface de son édition des fragments du Journal définitif, cite les lectures d’Amiel entre le 24 juin et le 17 octobre 1839, les Chansons de Béranger, du Victor Hugo, Corinne, l’Introduction à l’Histoire universelle de Michelet, les Lettres sur la Botanique de Rousseau, la Peau de Chagrin, d’autres romans, d’autres livres d’histoire, et, ce qui est d’un bon Genevois, le Perfectionnement moral. Mais il lit passivement. Aucun de ces livres romantiques ne le remue, ne lui donne le choc au cœur qu’ils portaient, de l’autre côté du Jura, à tant de clercs de notaire et d’étudiants. Réserve, bon sens, critique défiante né lui feront jamais défaut. Ses lectures ne préparent pas en lui, comme celles de Jean-Jacques avec son père, un foyer romanesque. Le romanesque et lui ne passeront jamais par la même porte, et dès maintenant nous pourrons, sur le tableau des valeurs genevoises, le mettre, en abondante compagnie, du côté critique. Et d’abord critique acharné de lui-même.

Il lui eût fallu, à cet âge, une influencé vivante, un maître, un homme. Mais son pli de méfiance et de critique ne lui permettra jamais d’abandonner son âme à un guide aimé, incontrôlé, suivi. Une seule action s’exerce, d’assez loin et d’assez haut (du haut de Genève), dans ces années d’étude, sur le jeune solitaire : c’est celle d’Adolphe Pictet, professeur d’esthétique à l’Académie de Genève depuis 1838. Et encore cela ne va pas très loin. Simple influence de professeur ! Adolphe Pictet a rédigé dans son livre Du beau dans la nature, l’art et la poésie, les idées qu’il exposait à l’Académie : de l’esthétique allemande, interprétée avec intelligence et générosité. Mais en Adolphe Pictet, Amiel voit bien autre chose qu’un professeur d’esthétique élégante. « Les Pictet, écrivait Bonstetten, sont une famille unique au monde. » La situation de famille unique au monde peut d’ailleurs leur être disputée à Genève par les Favre et les Saussure. Il s’agit de cette partie du patriciat genevois, qui savait prendre quelques libertés avec l’art national, celui de Barême, et où l’on avait des clartés, même des lumières, de tout, où l’on avait voyagé partout, où l’on lisait avec soin, où l’on causait avec solidité, où l’on recevait l’hiver dans sa maison du haut et l’été dans sa campagne lacustre tout ce qui, comptant en Europe, prenait Genève pour lieu de passage. Adolphe Pictet, qui occupe la chaire d’esthétique, en tiendrait aussi bien cinq ou six autres : littérature de trois ou quatre pays, mythologie comparée, les sciences où alors le germanisme est maître. Il a donné à vingt-quatre ans son ouvrage sur le Culte des Cabires en Irlande, qui a fait date dans cet ordre d’études. Il prépare les Origines indo-européennes, monument longtemps célèbre. Il écrit, sur son excursion avec George Sand et Liszt, cette Course à Chamonix, qui est bien connue des bibliophiles. Il est le major Pictet, comme son parent du siècle passé était pour Voltaire, et mieux encore pour Catherine II, le géant Pictet. Le jeune Amiel ne fréquente point dans ce monde grand et haut, mais Adolphe Pictet l’éblouit comme professeur par son allant, son universalité, sa belle vitalité. Il voit en lui une sorte de Faust ! Un Faust sans Méphisto. Le 8 octobre 1840, au moment où il va commencer sa deuxième année d’auditoire, c’est d’une vie à la Pictet qu’il se trace le programme, d’une grande fausteriegermano-genevoise.

Aujourd’hui, à la tombée de la nuit, je me suis mis à réfléchir sur un système de vie, sur un plan immense de travail tel qu’on serait tenté de l’entreprendre si l’on oubliait qu’on ne dispose que de forces humaines. Nature, humanité, astronomie, sciences naturelles, mathématiques, religion, beaux-arts, histoire, psychologie, tout doit rentrer dans la philosophie comme je la conçois.

C’est l’appel de l’Allemagne, l’appel qui de Genève à Neuchâtel s’adresse alors à tant de jeunes âmes élargies et fraîches.

L’orchestre de la nature alpestre soulève et soutient alors pour un garçon suisse ce monologue de Faust, qui, les rares fois où il se fait entendre ainsi qu’une vocation à un jeune Français, le précipite aussi vers le Rhin ; ce qui est le cas, vers cette époque, du Bressan Quinet. Lorsqu’Amiel écrit cette page d’un premier Journal bientôt interrompu, il revient de son premier voyage, le bon voyage de vacances suisse à la Töpffer, cent lieues à pied, sac au dos, en chantant. Dès lors et toujours les communions métaphysiques, musicales, mystiques, à travers la nature, avec l’activité de Dieu, consumèrent en lui les tourments, l’unirent à la radiation éthérée et supra-personnelle de la Vie. Nous sommes loin de la Course à Chamonix et des Voyages en zigzag ! Dans cet ordre de la grande symphonie entre les voix de la nature et celles de l’âme, après le Rousseau des lettres sur le Valais et de l’île Saint-Pierre, il y a, à Genève, Amiel, et il n’y a que lui. On ne le saura qu’après sa mort.

Quelques jours avant d’avoir vingt ans, dans les ruines du château de Faucigny, en Savoie, il obtient des heures de lucidité, des élans, des vagues insolitement hautes de vie intérieure, des communications avec le divin, qui sont de la même famille (lesquelles appellerons-nous branche aînée ou branche cadette ?) que celles que le chant de l’alouette interrompt dans la nuit de Vérone :

Hier au soir, écrit-il à sa tante, je suis rentré dans ma chambre, et là, sous le regard des étoiles qui se pressaient là-haut, j’ai réfléchi sérieusement. Je me demandais ce que je me suis demandé vingt fois, quelle serait la pensée autour de laquelle j’ordonnerais ma vie… Notre âme est un dépôt solennel, c’est la seule chose éternelle au milieu de tout ce qui nous entoure, ces montagnes, ce globe, ces soleils ; c’est le souffle divin qui vaut mieux que tous ces mondes ; nous lui devons tout… La vie intérieure doit être l’autel de Vesta, dont le feu doit brûler nuit et jour. Notre âme est le temple saint dont nous sommes les lévites. Tout doit être apporté et passé au feu de l’examen, et l’âme se doit la conscience de son action et de sa volonté.

Et voilà la forme perdurable d’une nuit d’Amiel, — une nuit d’Amiel, comme il y a une nuit de Musset, une nuit de Jouffroy. Pas de plan intermédiaire, pas de plan commun et heureux entre ces deux foyers : en bas le feu sexuel, en haut le feu de Vesta, le feu des idées. Le premier nous est caché. Acceptons d’un cœur léger la nécessité de ne parler ici que du second.

*

Dans ce feu d’idées qui enveloppe le jeune Amiel, quelle idée est reine ? Quelle est l’étoile de première grandeur ? Je crois que c’est la liberté. Mais nous la reconnaîtrons plus tard. Ne dissocions rien dans une flamme qui brûle avec tant de sérieux.

On devrait même, un moment, prendre en bloc cette génération genevoise qui eut ses vingt ans entre 1835 et 1848, et qui, née dans les premières années de la liberté et de l’union à la Suisse, n’avait pas souffert pour cette liberté, mais la recevait en héritage et se disait : « Qu’en ferons-nous ? Que sera-t-elle ? » Aux combats des pères pour la liberté nationale, succéderont chez tels des fils les luttes pour les unes ou les autres des formes de la liberté politique, de la liberté religieuse, chez tels autres, comme Amiel, les réflexions tourmentées sur la liberté intérieure.

Les jeunes amis d’Amiel étaient peu nombreux, et lui ressemblaient : réservés, de vie réglée et intérieurement ardente, les moins faits du monde pour converser avec Mme Patterson-Bonaparte. C’étaient parmi ses aînés Ernest Naville et Élie Lecoultre, parmi ses compagnons d’âge Heim, François Bordier, Vuy ; tous, comme lui, de petite bourgeoisie calviniste (sauf le dernier, catholique de Carouge, ce qui amena, dans le groupe, des guerres religieuses bien autochtones) : du bas par leur condition sociale, du haut par leur sérieux. Dans leurs lettres de jeunesse, peu ou point de la blague et de la gaieté familières à cet âge. « L’ironie a de bonne heure atteint mon enfance. » Il en souffrait et s’en gardait.

Il s’en gardait très précisément comme d’un fléau local. Genève est une ville de critique : critique d’autrui dans le bas, critique de soi-même dans le haut, — surveillance partout. Une des formes de cette critique, c’est l’ironie tantôt gouailleuse et tantôt amère qui coule à plein bord dans les rues du bas depuis que la Compagnie des Pasteurs ne mande plus les gens à réprimande. Cette ironie avait pris pour Amiel, dans la boutique de la rue Verdaine, une figure terrible. Elle l’avait laissé courbaturé et défiant : « J’ai été ravagé par les premières désillusions qu’un père imprudent semait comme à plaisir dans mon âme enfantine. »

Jeune homme, il se porte de tout son être vers le sérieux (son âge mûr fut plus détendu), et le haut de Genève, la Cour Saint-Pierre et la rue des Granges, c’est l’Acropole du sérieux. Selon Stendhal, une famille de cette Genève écrivit un jour en Angleterre pour qu’on lui envoyât une cuisinière. D’Angleterre ! grand Dieu ! C’est que rue des Granges on entend par cuisinière sérieuse une cuisinière qui ne rit jamais. Amiel, très gai, bavard et remuant à table, n’eût peut-être pas pris pension à cette table, mais ne lui eût pas marchandé son admiration.

Étudiant depuis 1838 à l’Académie, il fait partie, comme la plupart de ses camarades, de la Société de Zofingue, cette grande famille des étudiants suisses, aux séances de laquelle ils présentent leurs premiers travaux. Beaucoup de ces jeunes gens venaient du bas, comme Amiel. Ils en avaient, au contraire d’Amiel, l’esprit « chineur ». Les essais soumis aux séances par les poètes et les moralistes en herbe étaient volontiers brimés, et cette ironie qui avait atteint si douloureusement l’enfance d’Amiel faisait sans doute moins de mal durable à des garçons de vingt ans. En 1841, l’étudiant Amiel fut chargé du rapport annuel. Il fonça sur les chineurs dans le grand style genevois, avec une énergie qui lui valut probablement le seul succès oratoire qu’il ait jamais connu :

Qu’est-ce que cette terreur que nous éprouvons pour la plupart à nous hasarder les uns devant les autres, à exprimer quelque sentiment généreux, à nous laisser entraîner par notre cœur, si ce n’est le résultat de ce manque de sympathie, de cette manière sardonique de nous observer à distance, prêts à frapper la moindre gaucherie d’un trait piquant et même cruel ?… Il est tellement vrai qu’en tout nous avons fui le sérieux, que jusqu’au procès-verbal a affecté d’être agréable et qu’il a même renchéri quelquefois sur la frivolité des auditeurs… Le besoin effréné de rire est un grand malheur. Il fait perdre à une société le sentiment de sa propre valeur ; elle se vulgarise à ses propres yeux et arrive à douter de la gravité de sa tâche. Une société où l’on rit haut, que peut-elle avoir de commun avec l’idée de changer un pays ? Et pour l’individu lui-même, prenez garde que cette tendance n’ait une influence plus funeste que vous ne le pensez sur l’intelligence. Pour moi, je croîs qu’elle l’émousse et l’abâtardit. Si vous en doutez, nommez-moi de grands rieurs qui aient jamais fait de grandes choses.

Mon Dieu ! à quelques pas de Genève on lui eût bien montré Ferney.

Mais si Victor Hugo a appelé l’éclat de rire de Rabelais l’un des gouffres de l’esprit, songeons qu’Amiel n’a jamais pu lire Rabelais. Le Væ ridentibus ! de cet éloquent garçon, sérieux comme la cuisinière de la rue des Granges, ne manque pas d’allure. « Je crois, dit Stendhal, qu’un Genevois qui aurait la mine gaie et sans souci serait chassé de son cercle. » Et c’est précisément ainsi qu’à la Société de Zofingue, le chef des chineurs donna sa démission.

Sur ce triomphe, Amiel dit adieu aux camarades de Zofingue, et aux amis de Genève. Il a terminé ses trois années d’auditorat, sa préparation aux cours universitaires. Ses années proprement dites d’Université, il les fera en Allemagne, ce qui est alors le cas de nombre d’étudiants de Suisse française. Mais il n’est pas pressé. Il ira d’abord en Italie. Les leçons d’esthétique de Pictet l’ayant ému, il attend pieusement le contact avec la terre des arts et les paysages de Virgile. Le voilà majeur. De l’épicerie paternelle lui vient au moins de quoi profiter librement, et tout comme un jeune homme du haut, de ses belles années. Sa part d’héritage se monte à une soixantaine de mille francs. Il fut toujours économe. Le seul intérêt de la somme, trois mille francs, suffisait, alors, à un budget non seulement d’étudiant, mais de voyageur.

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Il partit le 11 novembre 1842, par la diligence de Lyon, descendit le Rhône en bateau, à Beaucaire monta en chemin de fer pour la première fois de sa vie, visita Montpellier et Nîmes, prit à Marseille le bateau pour Naples, admira dans la salle à manger une sorte de géant malpropre et bourru, doué d’un énorme appétit ; c’était Gustave Planche, qui venait de faire un petit héritage, et disparaissait en Italie jusqu’à ce que, le dernier sol dépensé, la faim le ramenât en Buloz. L’étudiant genevois n’osa pas plus aborder le « critique de la Revue des Deux Mondes » qu’il n’eût fait du roi des Français. Il arriva à Naples, descendit, bien entendu, à l’Hôtel Suisse, tenu d’ailleurs par des Français, les Monnier, qui avaient, avec une petite fille, un garçon de onze ans, mince et vif, du nom de Marc. C’était le futur Marc Monnier, à qui l’étudiant suisse, contraint de garder la chambre pendant deux mois à cause d’un mal au genou, fut appelé à donner des leçons : il lui apprit au moins la manière de faire des vers, et le jeu d’échecs.

À ce moment il y avait plus d’un an qu’Amiel avait cessé son premier essai de Journal intime, et d’ailleurs, dans la suite, il ne tint que très irrégulièrement le Journal en voyage : le voyage extérieur et le voyage intérieur ne faisaient pas double emploi. On n’a sur son temps d’Italie que des lettres à ses parents et à ses amis, et des cahiers de dépenses, méticuleusement tenus.

L’Italie ne provoqua guère chez ce garçon de vingt ans ces états de grâce, ces communions profondes, qu’il connut dans les ruines de Fillinges, sur les routes de Suisse, et plus tard à Heidelberg. Le courant ne s’établit pas. Il passe le temps de Pâques à Rome ; il en revient beaucoup plus protestant qu’il ne l’était en y allant. Son voyage nous révèle (mais le lui révèle-t-il ?) qu’il est artiste seulement à la manière des professeurs d’esthétique, qui n’est pas la bonne : il profite et s’instruit.

Après son court temps de Rome il fait en vingt jours le tour de la Sicile. À son retour du Sud il passe trois semaines d’été à Florence, qui lui donne la plus forte impression de son voyage. Le seul monument devant lequel il ressent, comme dans un site aimé, une amitié et une communion musicale, c’est le Penseroso de Michel-Ange, auquel il revenait toujours, comptant pénétrer son secret. Il y éprouvait la tristesse d’un génie qui n’a plus de patrie, et qui, sous le voile abaissé de lourdes paupières, la cherche en lui-même ; la figure qui occupe le passage entre la nature et la pensée ; un vaincu de la vie active, un héros du monde intérieur. Il se dira plus tard l’arrière-petit-fils indigne du Penseroso ; il en donnera, comme Milton, le nom au volume de vers prosaïques où, après le Journal, il a mis probablement le plus pur de lui.

Il reste calme devant ces trois quarts d’un bonheur romantique : vingt ans, la liberté, l’Italie. Se porte-t-il plus violemment vers ce quatrième quart : les femmes ?

Le voyage d’Italie, c’est pour Amiel le commencement de cette vie petitement mondaine, de ces tendresses intellectuelles ; de ces demi-amours et de ces moitiés d’amitiés qu’un autre Genevois, qui, lui aussi, en avait le goût, appelait « amouritiés ». Les barrières de caste qui à Genève empêchaient Amiel de pénétrer dans certains milieux genevois, tombent à l’étranger. Il se fait des amis dans la colonie suisse de Naples, s’accorde fort bien avec une dame très cultivée qui lui paraît une manière de Mme de Staël, et à qui il écrira longtemps. Il a le plaisir de voyager en compagnie d’une autre, une belle Corfiote, dont il dit beaucoup de bien à ses oncle et tante, et qui ressemble tout à fait, paraît-il, à la Corinne du roman. Aucun emblème ne nous paraît en effet mieux convenir à son voyage d’Italie que la figure de la célèbre Germaine. Plus tard il écrira que de toute la littérature genevoise l’Allemagne est le livre qu’il aimerait le mieux avoir écrit. Mme de Staël est morte depuis moins d’un quart de siècle : pour le jeune pèlerin d’Italie cette Muse du cap Misène et de Coppet domine encore puissamment l’horizon de sa patrie.

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Il rentre à Genève le 2 août 1842. Sur l’Amiel de vingt ans retour d’Italie, il faut laisser parler une femme, Berthe Vadier, qui ne le connut que bien plus tard, mais à qui tant d’amis et d’amies communs, sans compter Amiel, fournissaient des souvenirs. Voici ce que dit en son langage l’excellente personne :

Il était beau. Il avait la grâce et le charme qu’il tenait de sa mère, et déjà bien des cœurs battaient sous son regard doux et profond, magnétique disaient plusieurs. Sa distinction naturelle, l’élégance de sa personne et de ses manières, sa politesse exquise, son empressement respectueux pour les femmes âgées, sa réserve avec les jeunes, son amabilité avec toutes, l’enjouement de sa conversation, son talent de lecteur déjà remarquable, son habileté à rompre les silences généraux qui s’établissent parfois dans les réunions comme si quelque maligne fée avait enchaîné la langue de chacun, son ingéniosité à imaginer ces petits jeux qui remplissent les vides de la conversation, tant d’agréments joints à tant de qualités sérieuses, qui ouvrirent tous les salons. Partout il fut accueilli et fêté ; c’était à qui aurait l’aimable pèlerin, à qui pourrait l’entendre parler de cette belle Italie qu’il avait si bien vue et qu’alors tout le monde n’allait pas voir comme aujourd’hui… Ce fut de ce moment que la faveur des femmes commença pour lui et aussi la jalousie de quelques hommes.

Et voilà en 1843, sur une lithographie pure de toute malice, la figure de ces tasses de thé, rue des Chanoines ou place du Bourg-de-Four, où il était dans la vocation d’Amiel de noyer une partie de lui-même, tandis que l’autre se liquiderait dans le sein de Dieu et dans les pages du Journal. Les Corinnes italiennes ont rendu intact à la ville des Necker un jeune homme modèle, et, quelle que fût sa réserve avec les jeunes, un peu à cause de cette réserve, l’hiver de 1843 vit déjà se former les cadres des Amielines. Les mères, ravies d’un empressement respectueux, caressaient des espoirs. L’oncle Frédéric et la tante Fanchette aussi. Mais dans la page de vie ouverte en un vélin si pur, le jeune Amiel appelait des idées plus que des visages. Ne peut-on posséder les idées comme les femmes ?

Plutôt qu’à la future couche conjugale, Amiel songe à ceci : un esprit à meubler, une avidité faustienne de savoir à rassasier, et des mères autres que celles des salons genevois, — les Mères ! Faust ? Wilhelm Meister aussi, dans ses années d’apprentissage : l’apprentissage d’Amiel devait durer toute sa vie. L’hiver de 1843 ne fut qu’une halte entre le voyage d’Italie et le grand voyage de six ans, d’où il allait revenir, c’était sûr, Herr Doktor, abreuvé de toutes sciences, Perdican de cette Genève où tant de Camille lui eussent souri. Camille ! Perdican ! Amiel était destiné, dans sa réserve avec les jeunes, ensuite avec les moins jeunes, à badiner indéfiniment avec l’amour.

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Il part au printemps pour l’Allemagne, en prenant le chemin d’un libre écolier, celui de la France. Cette diligence où il monte à Lausanne est celle qui, cinq ans auparavant, a ramené à Paris Sainte-Beuve, la grande malle pleine de livres jansénistes, après l’année de Port-Royal. Elle emmène aujourd’hui un Genevois plein d’ivresse. Amiel se souvint toute sa vie de ce départ ébloui sur l’impériale, du sang riche de son corps, des idées nues dans l’air vif, de la jeune verdure vaudoise entre les cerisiers en fleur, des lilas de la Bourgogne qui, le long de la route de Paris, lui jetaient au visage leur odeur.

Il resta six semaines à Paris qu’il ne connaissait pas encore et qui ne le séduisit jamais. Peu d’écrivains de langue française — pas un sans doute — ne se sont passés de Paris avec plus de facilité, et même de nécessité : il est vrai que Paris le lui a rendu. M. Eugène Ritter, quand mourut Amiel, regretta dans son éloge funèbre que son concitoyen n’eût pas achevé ses études à Paris plutôt qu’en Allemagne. Mon Dieu, l’Allemagne nous a nourri l’Amiel que nous possédons, celui du Journal. Qu’est-ce que Paris en eût tiré ? Peut-être une fraction de Cherbuliez. La sagesse du Gland et la Citrouille n’est pas inutile au critique.

Quand le Vaudois Juste Olivier vint à Paris à vingt ans, il alla voir Sainte-Beuve à peine plus âgé, et il nous a gardé bien vivante dans son journal leur précieuse conversation. Un Vaudois a toujours plus d’allant et moins de timidité qu’un Genevois. Car Amiel a bien emporté des lettres de recommandation, mais il n’ose pas s’en servir. Il ne voit à Paris que des Genevois. Il va entendre des cours à la Sorbonne, et c’est avec ses souvenirs que, lorsqu’il pourra faire la comparaison avec l’Allemagne, il écrira : « Le professeur français excite l’appétit ; le professeur berlinois vous rassasie ; l’un vous fait superficiel, l’autre vous rend gründlich. » Nous avons affaire à un garçon qui a décidé de devenir gründlich.

En Suisse, et sans doute à juste titre, l’Université de Heidelberg était la plus renommée pour la Gründlichkeit. Mais elle ne s’ouvrait qu’en octobre, et, la frivolité française convenant au temps des vacances comme les professeurs germaniques au temps du labeur, toujours bon piéton helvétique, Amiel parcourut, parapluie de montagne en main et sac au dos, la Normandie et la Bretagne. À Cherbourg, une soubrette faillit avoir complètement raison de sa « réserve avec les jeunes ». Il se ressaisit pourtant, et devait attendre encore dix-sept ans avant de donner un démenti péremptoire à Berthe Vadier. Il visita ensuite la Flandre, la Belgique, la Hollande, le Rhin. Racontez-nous ces voyages ! demandera peut-être le lecteur au biographe. Dites-nous : Il était là, telle chose lui advint, nous croirons être nous-mêmes dans la Normandie de Louis-Philippe, où Emma Rouault a eu ses treize ans aux cerises, sur ce Rhin romantique d’où Victor Hugo revient à peine, cette année des Burgraves, — l’avenir de l’Europe en manuscrit dans son sac de nuit. — Je ne demanderais pas mieux. Mais en ce — temps-là le journal se réduit aux carnets de dépense du méticuleux Genevois, et il vaut mieux ne pas faire penser aujourd’hui au prix des repas en 1843. Sachez qu’Amiel n’arrive pas à dépenser en voyageant son revenu annuel de trois mille francs ! Et puis, d’après ses lettres, ce voyage solitaire de cinq mois lui parut monotone et vide. Il a beaucoup marché, et il n’a pas vu grand’chose. Cet homme pour qui le monde intérieur existe n’a rien d’un daguerréotype littéraire à la Gautier, ni d’un touriste à la Stendhal. Les lettres datées de Saint-Malo qu’il écrit à son seul grand ami, Charles Heim, sont mélancoliques comme la vieillesse de M. de Chateaubriand. Il trouvera plus tard son optimum de voyageur dans son pays même : les courses de montagne, les pensions de famille de Gryon, le tour du lac et l’inépuisable visage de Savoie et de Vaud. Ni la terre française, ni l’âme française, ne parlent fort à ce fils des calvinistes cévenols. Ce n’est pas dans le sol de l’arbre ancien que reprend racine et vie la branche coupée par Louis XIV.

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Arrivé à Heidelberg le 10 octobre 1843, Amiel s’installa chez le docteur Georg Weber. Ce docteur avait une nombreuse famille, et savait la nourrir. Quand il ne faisait pas ses classes, au gymnase, il rédigeait ces manuels d’histoire, traduits en de nombreuses langues, qui furent de 1840 à 1880 les Duruy de l’Europe centrale. Et il hébergeait des étudiants pensionnaires dont s’occupait sa femme. C’était le mouvement perpétuel que cette petite Mme Weber, toujours affairée entre ses hôtes et ses nombreux enfants, qui, pour tout repos, se laissait tomber en riant sur un sofa, s’en relevait aussitôt, avait l’œil à tout, profitait du séjour de ces étrangers pour apprendre en se jouant — c’était son don — toutes leurs langues. Ces garçons en étaient ébahis, respectueusement, parfois tendrement. Le Genevois songeait à Charlotte, celle de Werther, qui est un roman d’amour.

Le milieu gemütlich le détendait. Moins timide qu’à Paris avec les célébrités, il alla voir Gervinus et Uhlmann. Il fréquenta peu les étudiants allemands, les cours ne lui servirent guère qu’à apprendre la langue. Heidelberg ne lui apporta pas la même révélation qu’à Edgar Quinet. Il y fit surtout, comme il eût fait à Genève, des lectures et des promenades. C’est dans les ruines du château qu’il lut pour la première fois Hamlet : grand souvenir, qu’il n’oubliera pas.

Werther lui causa des joies moins pures. À ce point qu’heureux d’arriver, en octobre, à Heidelberg, neuf mois — après il n’était pas fâché d’en partir. Encore un méfait du fatal roman de Gœthe !

Il lisait volontiers avec Mme Weber.

Un jour que les deux visages étaient penchés ensemble sur Werther, ils se rapprochèrent, ou l’un d’eux approcha. Au-dessus de quel passage ? Amiel, moins précis que Francesca, ne l’indique pas dans ses lettres à Heim et à Vuy. Mme Weber n’eut aucune raison sérieuse de ne pas lire plus avant, et Amiel se garda d’aller plus avant… Mais la fin de son séjour en fut inquiétée.

Ce nuage fondit tout à fait dans un voyage d’été en Allemagne, après lequel, — le 15 octobre 1844, il s’installa à Berlin. C’est là qu’il allait passer quatre ans — sauf les voyages ordinaires de vacances — de sa vingt-troisième à sa vingt-septième année.

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Berlin, après Genève, a fait Amiel, comme, sur le registre contraire et symétrique, Paris a fait Heine, Heine s’intitulant Prussien libéré. Amiel pensa toujours avoir obtenu à Berlin la libération inverse. La nature, cette grande baconienne, pratique ainsi pour notre instruction le renversement de l’expérience.

C’est l’époque où, comme l’Université de Paris au moyen âge, l’Université de Berlin passe avec raison pour la plus puissante de l’Europe, la plus solide, la plus riche en génie créateur. Léopold de Buch y enseigne la géologie, Encke l’astronomie, Jacobi les mathématiques, Alexandre de Humboldt la cosmographie, Jean Müller la physiologie comparée, Bœckh, Lachmann et Becker la philologie, Bopp et Jacob Grimm la grammaire comparée, Ranke l’histoire, Savigny le droit, Carl Ritter la géographie, Lepsius l’égyptologie, Schelling la philosophie. Plus tard, à Genève, Amiel disait à son compagnon de promenade Edmond Scherer à quel point ce temps « était le souvenir brillant, radieux », que « les quatre années passées à Berlin avaient été ce qu’il appelait sa phase intellectuelle, et, comme il était bien près d’ajouter, la plus belle période de sa vie ». D’autre part « il avait regret d’y avoir séjourné trop longtemps ». Il ne croyait pas avoir réalisé cet équilibre du sens configurateur et du génie intérieur, de l’esprit français et de l’esprit allemand, qui sert volontiers d’idéal à un Suisse de grande culture. Mais cet équilibre, qui l’atteint ? Et si Amiel se cultiva à l’allemande, il écrivit le Journal d’un style très français, solide et transparent.

Entre les célèbres professeurs berlinois, il y en avait un dont la gloire attirait d’abord les jeunes Suisses philosophes : c’était Schelling. Huit ans avant Amiel, le Vaudois Secrétan, qui avait entendu le philosophe à l’Université de Munich, avait tracé le portrait de ce « petit vieillard de soixante ans, à figure socratique, à tournure militaire, à démarche ferme et puissante. Tout dénote en lui la vigueur et la virilité. (C’est le portrait de M. Teste.) Il lit debout à six heures du soir, entre deux bougies, devant un auditoire assez peu nombreux ». Godet, qui était à Berlin en même temps qu’Amiel, comme précepteur du prince Frédéric, nous parle d’un auditoire plus nombreux, mais bruyant et irrespectueux, qui prenait médiocrement au sérieux ce revenant septuagénaire, décrié par ses collègues hégéliens ou autres. L’influence de Schelling, dans ces années quarante, était faible ; il ne faut pas plus la chercher sur Amiel que sur Secrétan, ou sur Félix Ravaisson, ce Français que le Vaudois avait rencontré en 1836 dans le cabinet du penseur. Un seul philosophe allemand a agi sur Amiel, par ses livres et non par son enseignement, car il était mort quand Amiel vint en Allemagne : c’est Krause.

Il faut cependant remarquer, à titre de coïncidence significative, que la seconde philosophie de Schelling est une philosophie de la liberté, et que, des trois jeunes philosophes de langue française qui passent alors dans son ombre, Ravaisson a provoqué dans le Rapport de 1869, Secrétan développé dans un livre fameux, Amiel vécu dans son Journal, le problème ou la tragédie de la liberté.

Le problème de la liberté a presque disparu de notre horizon philosophique. Le jour où l’on voudrait tenter de le remettre au point dans un grand dialogue (ce problème subtil épouserait bien cette forme flottante, s’y ferait et s’y déferait à souhait), nul cadre n’y conviendrait mieux que le Léman d’Amiel, entre cette Académie de Calvin où va professer notre philosophe, et cette Académie de Lausanne où fut exposé le Port-Royal de Sainte-Beuve. Les fils y rajeuniraient dans un souffle de romantisme germanique les problèmes théologiques des pères, la grâce et le libre arbitre. Le courant germanique d’Amiel, le courant biranien acclimaté par Naville, se confronteraient avec le courant scotiste et cartésien de Secrétan et sa Philosophie de la liberté. L’observateur historique suivrait ce dialogue de haut, d’un balcon du Jura avec Jouffroy, ou du chalet de M. Bergson à Saint-Cergue. L’auteur de l’Essai sur les données immédiates de la conscience reconnaîtrait ses propres voix intérieures dans tel passage du Journal intime de 1879 :

Le déterminisme a raison pour tous les êtres vulgaires ; la liberté intérieure n’existe que par exception, et par le fait d’une victoire sur soi. Même celui qui a goûté de la liberté n’est libre que par intervalles et par élans. La liberté intérieure n’est donc pas un état continu, elle n’est pas une propriété indéfectible et toujours la même. Cette opinion répandue n’en est pas moins sotte. On n’est libre que dans la mesure où l’on n’est pas dupe de soi, de ses prétextes, de ses instincts, de son naturel.

On n’est libre que par la critique et l’énergie, c’est-à-dire par le détachement et le gouvernement de son moi ; ce qui suppose plusieurs sphères concentriques dans le moi, la plus centrale étant supérieure au moi, étant l’espèce la plus pure, la forme superindividuelle de notre être, notre forme future sans doute, notre type divin.

Le Journal, d’un certain point de vue, figurera un monologue immense sur la liberté, confirmera ce mot d’Amiel : « La liberté intérieure serait donc la plus tenace de mes passions, ma seule passion » et une passion qu’il ne saurait porter avec une bonne conscience, d’où son tourment tragique. Monologue, oui, mais il n’y a pas de monologue de philosophe, serait-ce celui de Descartes dans son poêle, qui ne tienne rang et ne fasse partie dans un dialogue des philosophes.

Berlin, en ces quatre ans, fait d’Amiel un des personnages de ce dialogue des philosophes, le philosophe auteur du Journal, celui que M. Léon Brunschvieg, en son Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, tient pour un moment de ce progrès et de cette conscience, puisqu’il consacre un chapitre au Problème d’Amiel. Et voilà un bien. Mais Berlin fait aussi le futur professeur de l’Académie de Genève, et voilà un mal. Ces grands professeurs berlinois étaient des hommes debout, qui lisaient lentement devant des mains qui écrivaient et des occiputs qui s’allongeaient. Amiel, qui avait aigrement décrié les délicats causeurs de la Sorbonne, s’accommoda des liseurs. « Le rapport est impersonnel, écrit-il, la pensée parle à la pensée, mais les acteurs ne se voient pas. On pourrait les croire les uns et les autres passifs. Ce serait une erreur. L’attention est souvent à sa plus haute concentration pendant l’opération mécanique que chacun poursuit. Vous imaginez voir un homme qui dicte et des sténographes qui écrivent. Point, ce sont deux manières de se recueillir. » Amiel devait appliquer plus tard dans son enseignement la manière de ses professeurs allemands. Elle ne lui réussit pas. Il en traîna le boulet dans toute sa vie de professeur genevois.

Que nous importe d’ailleurs, à nous qui ne sommes pas ses élèves, mais ses lecteurs, que nous importe, devant l’auteur du Journal, le professeur Amiel ? L’énorme polypier du Journal, devenu une manière d’île coralienne où l’enfant qui sommeille au cœur de tout philosophe rêve et place ses Robinsonnades, comme il trouve dans le Berlin d’avant 1848, pour ses assises premières, des eaux tranquilles, un favorable climat, et l’abondance des calcaires ! L’Université de Berlin étale alors un Pacifique de l’intelligence, le cerveau collectif le plus actif, le plus inventeur, le plus organique qu’il y ait sur la planète : souvenez-vous des noms énumérés plus haut, et qui sonnent, dans l’ordre de création scientifique, comme des noms de victoires napoléoniennes. Polypier d’idées, de sciences, cerveau plein de contradictions et d’antithèses, c’est bien l’idée qu’en reçoit Amiel, et qu’il en offre à ses concitoyens dans un article de la Bibliothèque universelle où il établit en 1848 le bilan de sa vie berlinoise. Là il se donne cent vingt leçons par jour :

Celui qui les entendrait toutes deviendrait certainement fou de rire ou de désespoir. L’un construit, l’autre démolit ; l’un dit, l’autre dédit ; on vous a prouvé une thèse ici, dans la chaire voisine on la réfute ; vous avez entendu un orthodoxe, voici un rationaliste auquel succède un spéculatif. Vous ne savez plus à quoi vous en tenir, mais ayez patience et vous reconnaîtrez que vous avez dans une Université une équation à mille termes, image en petit de la grande équation de la vie.

Formule de l’Université de Berlin, mais formule aussi du génie d’Amiel, formule du Journal, formule qui eût mérité de devenir celle d’un grand critique, d’un Sainte-Beuve européen ! Il y a des hommes faits pour enseigner brillamment et fortement dans une Université : Amiel n’en est pas. Il y a des hommes faits pour régir une Université : Amiel en est encore moins. Mais il y a des hommes faits pour être une Université, pour assumer dans leur cerveau l’équation à mille termes, pousser spontanément et libéralement les contraires sinon à la vie, du moins à cette ombre de vie à laquelle les réduit leur coexistence : Amiel, avec sa pluralité et ses inconséquences, avec sa culture multiforme, en est. Un Journal seul, qui enregistre automatiquement les contraires, qui exclut l’unité et la simplicité efficiente du livre, procurera la forme et sécrétera la coquille d’un esprit chargé de cette mission.

On conçoit alors que, de ces cent vingt cours quotidiens, un seul ait passionné à fond Amiel : celui de géographie. Il était professé par un grand homme, Cari. Ritter, un de ces génies œkistes qui figurent à la naissance d’une science, l’épousent et l’informent de son intérieur en croissance. Déjà, en août 1844, de Heidelberg, Amiel écrivait à Bordier une lettre où la géographie de l’Asie le fait déborder de lyrisme et de sens planétaire. La géographie bien plus que la philosophie fournit l’intuition des coexistences en lutte, des contraires résolus en complémentaires, des dissonances utiles à une symphonie. Que sera le Journal, sinon une géographie du monde intérieur, des vues de mer, les éphémérides du bord pendant la découverte d’un pays où l’équipage ne débarque jamais ?

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Dans étudiant il y a d’abord étude, et voilà l’étude. Mais le reste ? Ne vous inquiétez pas. Comme la cigale, notre Genevois se nourrit surtout des rosées spirituelles, et il en est comblé. Le voilà qui entend Jenny Lind et qui écrit : « Je ne me rappelle pas avoir été plus complètement heureux qu’après la Création de Haydn, et la Norma chantée par Lind. » Il fréquente quelques bonnes familles allemandes, comme les Dietrich, et Mme Dietrich lui prédit la place que les femmes tiendront dans sa vie. Ô perspicace Mme Dietrich ! Car dans cette’ vie, alors, la joie de la philosophie, de la géographie, de la musique, ne laissent guère aux femmes de place sentimentale, ni, bien entendu, aucune place matérielle. (Le lecteur se souvient que j’ai renoncé à doser ce que le diable perd, ou ne perd pas, dans cette affaire.) Quelques amis suisses, Humbert, Godet, ou le Français Fournel. Ses fonctions à la cour et son sérieux font de Godet le patron du groupe. On se réunit chez lui. Bien entendu, comme Rousseau à Paris, nos Genevois, en décembre, ne manquent pas de faire l’Escalade, et de célébrer dans une saine ivresse la marmite dont fut coiffé le Savoyard.

En juillet, régulièrement, sac au dos, et départ. Les premières vacances d’été sont employées à une excursion en Scandinavie. L’histoire romantique, après le Livre Blanc, se plaisait à faire des Suédois les aïeux des Suisses, et, dans les cerveaux férus de mythologie germanique, Upsal figurait une métropole religieuse de la race. Tout cela rendait le voyage du Nord plein d’attrait pour les imaginations berlinoises ou berlinisantes. Beau sujet d’album pour Töpffer ! Précisément voici qu’Amiel rencontre sur le bateau un Espagnol qui a été à Genève son pensionnaire. Pauvre M. Töpffer ! Cette pension, il vient de la vendre, exténué par la maladie à laquelle il succombera un an plus tard. À l’heure où ces jeunes gens l’évoquent dans le jour d’été sur la Baltique, il est à Vichy, qui dessine, hélas ! d’après lui-même un M. Crépin valétudinaire entre les mains des médecins. Sentez passer d’un vieux sur un jeune visage le feu tournant de Genève !

Le jeune Amiel, lui, se trouve aussi un moment entre les mains des médecins, puisqu’il tombe malade en Suède, mais guérit vite, et le voilà dans la société des professeurs et des maîtres. Tournée lumineuse dans l’été du Nord ! Il va voir Berzélius à Stockholm, Geijer à Upsal, Œhlenschläger à Copenhague. La correspondance d’Agnès Geijer avec le comte Hamilton son fiancé a retenu la trace de son passage à Upsal. — M. Amiel, écrit-elle à Hamilton, est un jeune homme beau, élégant et très soigné. Il a beaucoup parlé avec papa d’Université, d’antiquités, et avec moi de littérature, de Mme de Staël et de Corinne, que je suis justement en train de lire. — Töpffer sur la Baltique, Corinne à Upsal : pour un Genevois le monde est petit.

Les vacances de 1846 sont consacrées au Hanovre, à la Hollande et à la Belgique, celles de 1847 aux bains de mer. Amiel voyage pendant les vacances parce qu’un Genevois voyage, et qu’il faut s’instruire. Là n’est pas sa vocation. Notre Amiel à nous, c’est Amiel dans une chambre : le voici.

Cette année 1847, en mai, il a décidé de tenir un journal régulier. Mais l’été, les vacances, la mer, la dispersion, l’Amiel extérieur, ne convenaient pas à ce départ, ne mettaient pas, autour du gland qui deviendra le chêne, assez de terre protectrice et de silence hivernal. Il ne commence le Journal que le 16 décembre 1847, à Berlin. L’œuvre d’Amiel est née.

*

Huit jours avant Noël. Dans les rues il y a l’odeur des sapins. Par les escaliers on traîne l’arbre vert. On construit des bastilles de pain d’épices. À toutes les horloges de Poméranie, la dernière heure sonne pour d’innombrables oies. Les familles germaniques sont en liesse. Le Genevois est seul. Depuis quatre ans il vit sans famille dans une chambre d’étudiant ou dans les hôtels. Cette journée d’hiver il l’a employée à la recherche du temps perdu, comme fait la Vie avec les dernières secondes d’un homme qui se noie :

Je viens de faire repasser devant les yeux de ma conscience toute ma vie intérieure : enfance, collège, famille, adolescence, voyage, jeux, tendances, peines, plaisirs, le bon et le mauvais. J’ai essayé de dégager la part de la nature et de la liberté, de retrouver dans l’enfant et le jeune homme les linéaments de l’être actuel. Je me suis vu en relation avec les choses, avec les livres, avec parents, sœurs, camarades, amis. Les maux contre lesquels je lutte sont de vieille date… C’est une longue histoire qu’il me faudra écrire un jour.

Il n’écrira pas cette histoire, mais à partir du 16 décembre 1847 une chronique, le Journal, quotidienne comme celle de Dangeau (l’anti-Dangeau, évidemment, mais, car les extrêmes s’appellent, pour la postérité un phénomène comme Dangeau) qui ne se terminera que quelques jours avant sa mort quand les veilleuses qui se relayeront à son chevet en auront chassé la solitude. Voilà Amiel et le Journal, chacun des deux faisant l’autre, liés pour trente-quatre ans. « Faire journal, décide-t-il, tous les soirs quelques mots ; le dimanche retour sur la semaine ; le premier dimanche du mois retour sur le mois, et à la fin de l’année retour sur l’année. » Il rêve donc d’un journal actif, qui permettra le contrôle, le progrès, le profit. Amiel n’en sera pas quitte à si bon compte avec sa mission. Dans le ménage d’Amiel et du Journal, celui-ci d’abord commandera et profitera. Il est le mâle, le durable, et qui communiquera sa durée à Amiel. Autant que dans un ménage nous sommes dans une eau vivante. Le mollusque doit obéissance à l’idée de la coquille qu’il est appelé à former. La coquille doit et donne protection au mollusque, fait subsister dans nos pyramides et nos palais la forme de son effort créateur.

*

Comme ces profondeurs des mers secondaires, il fallait peut-être au Journal, pour naître, le calme et l’abondance intérieure de Berlin, cette Gründlichkeit des années quarante qui faisait surgir alors dans les vers de Lamartine, pour exprimer le génie allemand, des images pareilles à celles que nous fournit ici le fil de la pensée :

Leur langue a les grands plis du manteau d’une reine.
La pensée y descend en un calme profond,
Et tout ce qu’on y jette, amour, bienfait ou haine,
Ne remonte jamais du fond.

Ainsi les seize mille pages de travail profond en eau calme, de silence et d’intérieur, ont commencé dans le dernier hiver berlinois d’Amiel. Voilà le moment de faire le bilan de ces quatre ans. Amiel a joui d’un bonheur au jour le jour, d’une vie intelligente et pleine, mais en équilibre instable, avec des angoisses d’avenir moral, et ce malaise sexuel qui demeure eh sourdine comme un tourment toléré. Le plateau des biens demeurait certes le plus lourd. Cependant les Mais… Mais… à qui Voltaire faisait leur part dans l’ensemble de sa lune de miel berlinoise, notre Genevois pouvait en retrouver et en cultiver la graine. Il a beaucoup appris. Mais, venu à Berlin pour y prendre le grade de docteur, il n’a choisi ni commencé aucun travail de thèse. Il a gagné en clairvoyance. Mais non en résolution. Il adore la liberté, comme il aime, aimerait ou aimera les femmes. Mais il ne la possède pas. « Aucune contrainte extérieure, jouissance de tout mon temps, maître de me poser un but quelconque. Mais je perds des semaines, des mois entiers ; je cède aux caprices du jour, je suis le regard de mes yeux. » À cela quel remède ? Il a trouvé ! « Faire le journal ! » qui le disciplinera. Il remuera le champ dans lequel un trésor, pense-t-il, est caché. Ne troublons pas cet espoir.

Il y a cependant peu d’époques qui appellent moins à la vie intérieure que cette année 1848. Amiel lui-même sort de la sienne et roule, comme Diogène et Rabelais, son tonneau. Berlin ayant eu sa révolution, ainsi que toute capitale qui se respectait, il publie en avril, mai et juin, dans la Bibliothèque universelle de Genève, deux articles, écrits l’année, précédente, sur Berlin avant les derniers événements, et un autre, d’actualité plus hâtive, Berlin après la Révolution. Les Genevois y trouvèrent au moins la preuve que leur compatriote était devenu vraiment gründlich. Car le tableau de Berlin commence par des vues abstraites et substantielles sur la géographie des villes, prise et pensée à sa racine métaphysique, où l’on sent passer, sur des leçons de géographie venues de Carl Ritter, un souffle de dialectique hégélienne. Ces pages de géographie métaphysique révèlent l’acquis d’Amiel dans l’Allemagne des années quarante. Elles sont accordées à son travail intérieur, et à ces lignes du Journal écrites à Berlin cette même année 1848 :

Juger notre époque au point de vue de l’histoire universelle, l’histoire au point de vue des périodes géologiques, la géologie au point de vue de l’astronomie, c’est un affranchissement pour la pensée. Quand la durée d’une vie d’homme ou d’un peuple nous apparaît aussi microscopique que celle d’un moucheron, et, en revanche, la vie d’un éphémère aussi infinie que celle d’un corps céleste avec sa poussière de nations, on se sent bien petit et bien grand, et l’on domine de toute la hauteur des sphères sa propre existence et les petits tourbillons qui agitent notre petite Europe.

*

Aucun de ces tourbillons ne paraissait alors plus modique que la révolution genevoise de 1846. Elle allait donner, à partir de 1848, son pli définitif à la vie d’Amiel.

Les 7, 8 et 9 octobre 1846 le faubourg Saint-Gervais avait eu ses trois glorieuses, les fusils des cabinotiers avaient vaincu les modestes canons du haut, et la démocratie radicale était au pouvoir pour un demi-siècle.

La plupart des professeurs de l’Académie appartenant au parti vaincu, une loi avait déclaré vacantes toutes les chaires. Amiel avait laissé le souvenir d’un étudiant brillant. Il était étranger aux partis politiques. Ses articles de la Bibliothèque universelle lui valaient de la considération. On parlait de ce conscrit pour la chaire du major Pictet.

Il hésitait à poser sa candidature. En principe, la vie à Genève ne le séduisait pas. S’il y revenait, ce n’était pas comme à un mariage d’amour, mais comme à une résolution de la raison. Après les années d’Allemagne, il redoutait un milieu intellectuel qu’il pressentait rétréci, défiant, aigri par les haines politiques. Mais à sa médiocre fortune une place de professeur apportait le complément et l’assiette nécessaire. Nulle part il ne pourrait mieux qu’à l’Académie de Genève garder une demi-liberté. Et il y avait là peut-être une œuvre à accomplir, un milieu à féconder, une bataille littéraire et morale à mener, les pages blanches, large ouvertes, d’une saine activité. En novembre 1848, dans ses derniers jours de Berlin, il dressait ce bilan : « Notre vie (genevoise) manque de centre, et nos études aussi : injecter le besoin scientifique, l’élan vers la poésie et la philosophie, préparer à la métamorphose religieuse de l’avenir, mettre en communion avec l’Allemagne, réveiller l’originalité suisse-allemande, travailler à un centre de vie intellectuelle, ayant pour base la Suisse française et la Savoie. » C’est le programme qu’il développe l’année suivante dans sa thèse de candidat Du mouvement littéraire de la Suisse romane, à la suite de laquelle il devient, le 10 avril 1849, professeur ordinaire d’esthétique et de littérature à l’Académie de Genève.

Il faut s’arrêter devant cette profession de foi universitaire que les concitoyens d’Amiel approuvèrent en le nommant. Ce programme d’Amiel tendait plus ou moins à ce qu’on a appelé depuis l’helvétisme, c’est-à-dire à une culture proprement suisse, commune aux cantons de langue romane et de langue germanique, plus orientée vers l’Allemagne que vers la France, à base de science, de philosophie, de Gründlichkeit, préoccupée du devenir de la religion, attentive aux rapports éventuels avec la Savoie, et coupée le plus possible de l’influence de Paris. Le Français qui se répandrait ici en propos aigres témoignerait qu’il est plus imbu de l’esprit jacobin que de l’esprit historique, critique, et même, et surtout, « républicain ».

Certes il faut prendre le jeune Amiel pour ce qu’il est, un élève de Berlin, un pionnier de la culture allemande. Mais n’oublions pas que nous sommes en 1849. Il n’y a que trente-cinq ans que les traités de 1815 ont rendu la liberté à la Suisse et à Genève. La révolution qui a éclaté à Paris, la République qui y a été proclamée, ont pour la seconde fois accouché d’un Napoléon. Ce nom autorise bien des craintes. Quant à la Savoie, sa situation est singulière et instable. Politiquement, elle appartient au roi de Sardaigne. Par la langue et la culture, elle est française. À la Suisse romande elle est liée par le voisinage et la vie économique, mais elle en est séparée par la religion. Il sera bien difficile de faire cohabiter dans la même culture et les mêmes écoles les compatriotes de saint François de Sales, échaudés par la mère Royaume, et les disciples de Calvin. Devant ce pays mal orienté encore, il n’est cependant pas défendu à Genève de courir sa chance.

Amiel devait vivre assez pour voir ces situations se modifier de la manière la plus imprévue. L’idéal qu’il esquissait ne se réalisa que pour une faible partie. Non seulement sur la. Savoie, mais sur la Suisse romande, l’attrait de Paris allait l’emporter plus qu’il ne le désirait. Jusqu’au bout il resta, lui, fidèle à cette défiance. L’influence allemande, s’exerçant de plus loin, comportant une langue et une culture étrangères à repenser et à’ transformer, lui paraissait moins dangereuse pour l’originalité intellectuelle et morale de son pays que l’abandon sans fin à la culture française. Et puis son antipathie contre ce qui venait du catholicisme allait loin. Le sang de ses ancêtres réfugiés parlait, donnant cette consigne : Tout sacrifier à l’indépendance ! La passion de l’indépendance lui a fait perdre une vie, lui en a peut-être fait gagner une autre. Perte ou gain, cette indépendance, il l’a voulue. Il l’a aimée pour son pays comme pour lui. Moins d’un an avant sa mort, il écrivait encore :

Républicaine, protestante, démocratique, savante et entreprenante, Genève est depuis des siècles une sorte d’avant-garde qui explore les pays inconnus, et qui a l’habitude de se tirer d’affaire elle-même. Depuis le temps de la Réformation, elle est sur le qui-vive, et chemine une lanterne dans la gauche et une épée dans la droite. Sa hardiesse est prudente ; elle ne jette jamais le manche après la cognée et ne lance point son va-tout. Ce qui me plaît, c’est qu’elle ne cède pas encore à l’imitation, et qu’elle se décide par elle-même. Ceux qui lui disent : Faites comme à New-York, faites comme à Paris, faites comme à Rome, faites comme à Berlin, ont encore du dessous. Les perroquets et les singes ne la persuadent pas. Elle laisse prêcher au désert les doctrinarismes qui la désagrégeraient ; elle flaire les pièges et s’en détourne. J’aime cet indice de vitalité. Ce qui est original a seul une raison suffisante de vivre. Quand les mots d’ordre viennent d’ailleurs, on n’est plus que province.

Il a dit, d’autres fois, bien du mal de Genève. Il s’est plaint des petites patries. Mais ces récriminations grondeuses, ce caractère « avenaire » sont des composants nécessaires de l’esprit civique genevois. Il lui est même arrivé d’écrire : « Je ne suis plus citoyen ! » N’en croyez rien. Il porte ce titre de citoyen à la manière de Rousseau, comme une défense contre les mots d’ordre qui viennent d’ailleurs. Il ne regardera pas l’échancrure de Bellegarde et de Morez avec moins de méfiance que Maurras celle de Genève et de Coppet. Avançons, le gâteau de miel en main, celui du nouvel « esprit de Genève », entre ces chiens de faïence, qui sont aussi chiens de garde.

*

À vingt-huit ans, voilà donc Amiel revenu comme professeur à cette Académie d’où l’étudiant est sorti il y a sept ans. Son retour d’Allemagne est aussi triomphant que son retour d’Italie. Sa charmante figure a mûri. Avec des connaissances étendues, l’esprit plein de ses lectures et de ses méditations germaniques, mondain, regardé favorablement des femmes, d’une conversation alerte et nourrie, il rencontre Scherer, devenu Genevois par son entrée à l’École libre de théologie, et Scherer écrira de l’Amiel d’alors : « Jeune et alerte, Amiel semblait entrer en conquérant dans la vie. On eût dit que l’avenir lui ouvrait ses portes à deux battants. »

C’est Genève qui ferme sur lui ses portes à deux battants. Du jour où il prit possession de sa chaire, Amiel est marié avec Genève. C’est le seul mariage qu’il connaîtra. Mais c’est bien un mariage.

Et mariage de raison. Ses cinq ans de plongée, de liberté, de joie et d’intelligence dans la haute mer germanique avaient formé en lui un cerveau universel, par ses possibilités, sa souplesse, ses ouvertures à tout, ses pentes et ses routes vers le Tout. À côté de ce monde libre, de cette Allemagne ensemble weimarienne, staëlienne, hégélienne, d’où coulaient comme d’un toit du monde les fleuves de la pensée, et où le jeune Amiel avait cru recevoir de Carl Ritter la clef de la terre, de Schleiermacher et de Krause celle du monde intérieur, de Hegel celle des essences, il passait au foyer le plus strict, le plus exigu, ce coin genevois, cette parvulissime république que Voltaire poudrait tout entière en secouant sa perruque. — Petite par la matière, mais grande par le rayonnement.

Palmyre européenne au confluent d’idées,

disait alors, avec Lamartine, le son de cloche opposé à celui de la Guerre civile de Genève.

Oui, mais… Mais les deux grands Européens de Genève, Rousseau et Mme de Staël, ne devinrent tels qu’en quittant Genève, l’un pour la France, l’autre pour Paris, Coppet et les routes de l’Europe. Pour un Genevois qui pense et qui écrit, ce problème se pose : serai-je une âme adaptée à mon corps, ou une âme libérée de mon corps ? Resterai-je à Genève, ou serai-je de France, d’Europe ? Germaine Necker de Staël ou Albertine Necker de Saussure ? Rousseau ou Töpffer ? (Ou plutôt le problème se posait, puisque, tandis que Genève autrefois se répandait dans le vaste monde, c’est le vaste monde qui est venu se ramasser à Genève, et que le conflit des deux âmes genevoises est relayé par le contraste de ses deux rives). La question à trancher ressemblait bien à l’affaire du mariage, où Montaigne compare la diversité des sentiments à ceux de l’oiseau en l’air qui envie l’oiseau en cage, de l’oiseau en cage qui envie l’oiseau en l’air. Peut-être, comme Montaigne, Amiel se laissa-t-il marier au moins autant qu’il se maria. Les lignes de Scherer feraient supposer une lune miel. Si vraiment elle se leva, ce fut dans un ciel de nuages.

Nullement, bien entendu, de nuages matériels. Il recevait à l’Académie un traitement de deux mille francs, qu’il doublait largement par des cours de littérature au Gymnase et dans des institutions de demoiselles. Avec ses trois à quatre mille francs de rente personnelle, ses goûts modestes, il était exempt, pour sa vie entière, de soucis d’argent, et, après avoir vécu sans avarice, il devait laisser à sa mort deux cent mille francs d’économies.

Mais la révolution radicale de 1846 avait passé par l’Académie, la ligne de fracture était encore fraîche, la blessure envenimée. Fondée par Calvin, l’Académie avait été jusqu’en 1846 une dépendance du haut, où l’aristocratie genevoise était chez elle, et où l’on était chez elle. Le professeur de l’Académie appartenait volontiers à l’une des gentes patriciennes, où la curiosité générale, le goût des sciences, et plus rarement des lettres, faisaient partie des traditions de famille, rendaient la petite Genève le coin de terre le plus riche en vie de l’esprit qu’il y eût après Paris dans les pays de langue française. La révolution radicale, en révoquant en bloc le personnel, remplaçait cette volée par une autre. Le fils de l’épicier Amiel succédait au puissant major Pictet. Quoi qu’il en eût, il était classé dans un parti, ou, s’il refusait d’en être, dans la suite d’un parti.

« Nous ferons le vide autour de vous », dit à Amiel le directeur du Journal de Genève, citadelle du haut. Adert allait sans doute oublier cette boutade belliqueuse, naturelle en 1848 : Amiel devait même être plus tard un des collaborateurs du journal, où il fit longtemps sous un pseudonyme la critique musicale, et qui le défendit quand la presse radicale l’attaqua à son tour. Mais ce mot demeura bizarrement l’un des poisons de sa vie. Il le rappellera longtemps dans ses notes du soir, et l’enseigne du Journal de Genève lui assombrit la place de Bourg-de-Four. Après tout, son existence genevoise ne fut ni vide ni déchue. Amiel donnait tout le temps qu’on lui demandait pour les petites tâches accessoires du métier intellectuel et universitaire, ne refusait ni rapport ni commission, ni présidence, ni décanat. Il aimait, et plus encore il eût aimé se sentir quelqu’un à Genève. Mais les défiances, les hostilités contre la créature des radicaux ne fondirent que lentement. L’année de sa mort, les places d’ombre de sa vie gardaient encore cette vieille neige. À l’étroitesse réelle du pays et du milieu genevois, se joignit pour lui celle de la cloche pneumatique où il se croyait enfermé (Töpffer eût montré dans une caricature le Journal de Genève à la pompe). En 1873 on trouve encore dans le Journal intime cette note : « N’est-il pas curieux que nos plumitifs de la presse quotidienne ou périodique se soient entendus pour faire le vide, le silence et le froid autour de mes actions publiques et de mes quelques productions désintéressées ? »

En tenant Amiel pour un « grimpion » indiscret et usurpateur, le monde du haut ne parvient pas à le rejeter du côté contraire. Il n’appartient à aucun parti. « Dans nos radicaux, écrit-il quelques semaines après sa nomination, je ne goûte ni les personnes ni les théories ; dans nos conservateurs, j’apprécie les personnes, mais peu les maximes. » De leur côté, les conservateurs se refusent à apprécier sa personne à cause des maximes de ceux qui l’ont mis en place, et ceux qui l’ont mis en place s’aperçoivent bientôt qu’il n’est pas des leurs.

Cette situation délicate hors de l’Académie se double d’une position pénible dans l’Académie. Amiel n’enseigna l’esthétique que deux ans, continuant très suffisamment Adolphe Pictet, et adaptant comme lui la Gründlichkeit germanique. Mais en 1850 il passa, pour des raisons d’ordre académique, à la chaire maîtresse, bien en vue, celle de philosophie. Cela tourna assez mal. Cette chaire, Ernest Naville l’avait occupée jusqu’à la révolution avec un grand succès. Plus tard, Amiel le caractérisait ainsi : « La force de E. N. est dans sa parfaite clarté et dans son art d’exposition. Son côté faible est de simplifier outre mesure les problèmes et de ne présenter réellement ni toutes les difficultés ni toutes les solutions. En orateur et en avocat habile il enjôle son monde. » Ce monde enjôlé et enchanté par ce professeur à la française trouva insupportables les complications d’Amiel. Un auditoire, même masculin, est une matière féminine qui exige d’être séduite et conquise. Amiel ne conquiert pas. Il est lui-même (dans l’ordre professoral, s’entend) matière féminine. Un jour de 1853 où, à Gênes, il fait bien clair en lui, il dit : « Aucune réalité, mais la réceptivité de chacun, — aucune originalité productive, hardie et spontanée, mais la reproduction passive, l’impressionnabilité illimitée. » À cette dépression Amiel échappait comme créateur d’une formule de vie intérieure, comme maître d’une conscience. Il y tombait en plein comme professeur. Il portait dans son enseignement un talent de classification et non de création, un don de disposition des matières, non l’élan primesautier qui engendre une force. Le philosophe et le professeur de philosophie, chez lui, ne concordent pas. Le premier possède l’œil intérieur, qui voit la complexité et la vie. Le second projette le regard d’un œil à facettes qui décompose indéfiniment un objet par un morcelage fastidieux. Les méditations du Bergeret genevois pouvaient concorder génialement avec l’âme du monde, voguer puissamment par la haute mer intérieure ; le travail du professeur ne dépassait guère, aux yeux des élèves, les fiches d’un Virgilius Nauticus philosophique. Il songeait d’ailleurs que « tout est incommunicable, intransmissible. »

Tel n’était pas l’avis de Socrate. Mais Socrate savait l’amour. Amiel l’ignorait-il ? Non. Il n’y aurait pas eu de philosophie socratique, dit Nietzsche, sans les beaux jeunes gens d’Athènes. Les dames et les demoiselles de Genève firent que la philosophie d’Amiel ne se cantonna pas dans le Journal, que quelque chose s’en communiqua et s’en transmit à des êtres. Sa conversation était aussi vivante que ses cours l’étaient peu. Il plaisait aux femmes par ce qu’il avait de féminin, aux enfants (du moins il le dit) par ce qu’il gardait de virtuel et de disponible comme eux. Il plaisait moins à des jeunes gens qui prisent une chaleur impérieuse et communicative.

L’échec de l’enseignement et la réussite du Journal étaient liés. Il fallait que l’un diminuât pour que l’autre pût croître. « Tous les métiers de parole, dit Amiel, sont dangereux : ils tendent à faire illusion à la galerie, et finissent par faire illusion au pratiquant lui-même. On part de la sincérité, et on aboutit au charlatanisme. » Telle est en effet la pente des métiers oratoires, et le génie oratoire est un fléau pour la philosophie. Son penchant et des triomphes oratoires ont fait tourner le pur philosophe que fut d’abord le jeune Cousin en un Pantalon de la Comédie italienne. L’auteur d’un Journal intime doit abdiquer l’éloquence. L’oratoire et l’oraison ne s’accordent que par une antiphrase, une fantaisie étymologique.

*

Ainsi cette carrière de professeur, qui d’ordinaire répand un esprit vers le dehors, l’adapte et l’engrène dans une collaboration utile, voici qu’elle refoulé au contraire Amiel sur lui-même, et, à un carrefour de sa destinée, lui sert de main indicatrice pour le confiner dans le ruminement solitaire du Journal. Cette main indicatrice, à vrai dire, il la discerne mal. Il s’obstinera jusqu’à la fin, et malgré toutes les déceptions, à être quelqu’un, à publier, à ramasser les miettes de réputation. Par un détour curieux de sa destinée, il est d’ailleurs citoyen actif de la seule cité à l’antique, républicaine et souveraine, qui subsiste en Europe depuis la chute de Venise. Il ne pouvait, comme le sujet d’un grand État administré, se retrancher dans la vie intellectuelle ou contemplative. Il y est d’autant moins porté qu’il continue à vivre dans les problèmes et à vivre les problèmes posés par sa thèse de candidat, ceux de la culture genevoise et romande.

Deux hommes, dans la Suisse romande, avaient représenté après 1830 des valeurs sinon européennes, du moins françaises, et dont le rayonnement dépassait le bassin lémanien, Vinet à Lausanne, Töpffer à Genève. Tous deux venaient de mourir, et leurs places vides devenaient un appel d’air pour la génération montante.

Vinet et Töpffer n’avaient ni cherché, ni cru sentir l’autre appel d’air, le grand, le dangereux, l’invincible, celui de Paris. Ils avaient passé leur vie et écrit leur œuvre dans leur pays. Ils avaient prouvé par leur existence et leur exemple, qu’une culture romande, française par la langue, autochtone et protestante par la sève, était capable de faire figure, de porter fruit. Le séjour de Sainte-Beuve à Lausanne avait attiré son attention — et ses articles l’attention du public — sur l’intérêt de contrôle et de bilatéralisme que présentait une littérature française transjurane, seule capable d’échapper à l’omnipotence de Paris. Avec de la volonté, de l’union, des valeurs reconnues, des appuis français, un mouvement pouvait s’étendre et réussir. C’est avec moins d’atouts en main que le Félibrige, vers la même époque, engage sa belle partie. Mais il eût fallu un autre Mistral, sinon un nouveau Rousseau.

Philippe Monnier a esquissé dans sa Genève de Töpffer un tableau de la vie intellectuelle à Genève, de 1815 à 1846, entre la libération et la révolution. Les quelques années qui suivent 1848 formeraient la partie la plus vivante et la plus riche d’une Genève d’Amiel.

La plus forte personnalité de Genève est alors un Français, Edmond Scherer. L’histoire de Scherer éclaire remarquablement celle d’Amiel. Si leurs destinées furent bien différentes, leurs origines, leur esprit, se ressemblent, et des deux côtés de l’arbre calviniste les deux branches s’équilibrent.

Il y avait dans Scherer comme dans Amiel un élément qui se refusait à la nature française, un vrai protestantisme de la culture. Dans ce collège Bourbon où dix ans avant lui Sainte-Beuve (à qui il devait succéder comme critique du Temps) avait fait de si solides et si brillantes humanités, Scherer s’était traîné en médiocre ou mauvais élève. Il ne s’éveille, il ne se forme qu’à Monmouth, chez un pasteur à qui il est envoyé pour apprendre l’anglais, et surtout à Strasbourg, à la Faculté de théologie protestante, organisée à la manière germanique. On comprend qu’il ait décrié l’enseignement de nos lycées, exprimé son mépris pour nos Facultés, chanté son cantique d’actions de grâces devant la liberté critique d’une Faculté allemande. Comme Amiel avait décidé : « L’Allemagne vous rend gründlich », Scherer écrit : « Allez en Allemagne, l’Allemagne seule vous creusera. »

En 1844, pendant qu’Amiel à Berlin écrivait le premier Journal, Scherer commençait le Journal d’un égotiste. En 1845, renonçant à la France où décidément il ne pouvait habituer sa culture germanique et son âme protestante, nouveau Calvin il arrivait à Genève, professeur à l’École libre de théologie. À Genève il resta quinze ans, mais à l’École quatre ans seulement. Comme Vinet, ses réflexions et ses études l’avaient amené au protestantisme libéral, c’est-à-dire qu’il refusait de croire à l’inspiration directe et littérale de l’Écriture, et reportait tout l’accent religieux sur le royaume de Dieu et la personne vivante de Jésus. Amiel, en 1849, commençait ses cours au plein de l’agitation causée par la rupture de Scherer avec l’Église. Hégélien comme lui, protestant de l’observance large, bien qu’il ait figuré politiquement parmi les adversaires, à Genève, du protestantisme libéral, il devint son ami.

Ou plutôt il se forma un groupe de cinq amis, qu’Amiel appelle les habitués du Cénacle, et composé, avec Amiel et Scherer, de Heim, son ami d’enfance et de toujours, d’Ernest Naville, le philosophe dont les hasards de la politique lui avaient donné la chaire, ce dont Naville ne lui gardait pas rancune, d’autant moins qu’Amiel lui succédait sans le remplacer, et du digne pasteur Elle Lecoultre. Tous théologiens ou philosophes, professeurs ou pasteurs, leur cercle ne paraît nulle part tangent à quoi que ce soit de frivole.

Un cercle non de journalistes, mais au contraire de journal-intimistes. Ils vivent, sauf Lecoultre (et encore il faudrait voir ses papiers), dans l’atmosphère d’un Journal. Heim est d’origine allemande, se sent plus à l’aise, dit-il, quand il pense en allemand que lorsqu’il pense en français : c’est un jeune saint protestant, célibataire, phtisique, qui par abnégation enseigne les enfants, et qui ne trouve, lui aussi, d’autre expression de lui qu’un Journal intime, toujours inédit, qui fournira peut-être un jour un précieux contrôle ou parallèle à celui d’Amiel. Naville, le philosophe du dehors, ou plutôt de l’équilibre entre le dedans et le dehors, ne tient peut-être pas de journal, mais il tient au genre du Journal par son dévouement à la mémoire de Maine de Biran, dont il possède les manuscrits, et dont il publiera en 1857 la première édition du Journal intime, comme Scherer, l’auteur du Journal d’un égotiste, procurera en 1883 celle du journal d’Amiel.

Si jamais il y eut école genevoise, elle fut là, fantôme de Port-Royal ou de Chênaie, calvinistes appliqués, analystes, grands bourgeois de la vie intérieure, penseurs religieux et probes. Quand MM. de Port-Royal, réfugiés à la Ferté-Milon lors de la première dispersion, revenaient, le soir, de la promenade, l’un derrière l’autre, silencieux, recueillis et priants, les bonnes gens assis sur leur porte s’ébahissaient, s’édifiaient, se levaient. Les Genevois faisaient moins apparemment état des habitués du Cénacle en voyant ceux-ci rentrer, sac au dos, bâton ferré en main, de leur promenade du Salève : l’Hymette genevois, alors sans douaniers, leur servait de jardin d’Academus.

Que leur dialogue fût ou non platonicien, si Amiel eût été, dans son Journal, moins occupé de lui, et si, en vrai Genevois antithéâtral, le sens du dialogue littéraire ne lui eût manqué, il se fût employé à en conserver une trace précise et suivie. Un jour d’hiver, en février 1853, on cause longuement de la liberté en Dieu, — le problème cartésien sur lequel, de l’autre côté du lac, Secrétan écrit son grand ouvrage, — de l’essence du christianisme, et des livres nouveaux de théologie. Deux camps, deux familles d’esprits : Amiel et Scherer, disciples de l’Allemagne, qui pensent historiquement, sous la catégorie du devenir, Naville et Lecoultre, les autochtones genevois, plus près du génie français, qui pensent mathématiquement et théologiquement, sous la catégorie de l’être. Entre eux, l’impartialité scrupuleuse et effacée de Heim. Mais ces hommes qui échangent des idées dans la montagne ne paraissent pas faits pour collaborer. C’est une compagnie, non une équipe. « Les principaux résultats, pour moi, écrit Amiel en racontant cette journée, ont été : 1° un excellent exercice de dialectique et d’argumentation ; 2° personnellement je n’ai rien appris, mais j’ai vu se confirmer beaucoup de mes idées. » Les autres ont dû en penser autant. Ce n’est pas ce Cénacle qui, en redescendant, rapportera à Genève une école, un centre, un mouvement, un message : le Salève n’est pas un Sinaï.

Encore sont-ils de fidèles Genevois, qui jouent leur partie à Genève et par Genève, même Scherer, qui ne fut jamais Parisien à Genève, et qui sera longtemps Genevois à Paris. Mais regardons maintenant l’autre secteur du monde littéraire, la jeune Genève brillante et vive, point embarrassée de théologie, qui a pris plus ou moins la succession de Töpffer. Voici l’ancien élève-d’Amiel à Naples, le riant et l’heureux Marc Monnier, et ce fin jeune homme de vingt-quatre ans, fils et petit-fils des vieux libraires genevois, l’Anatole France du cru, Victor Cherbuliez. Voyez-les, l’été de cette même année 1853, en visite chez Amiel, qui est à Lancy : « Marc Monnier et Victor Cherbuliez, avec qui nous avons discouru de l’Allemagne, de Molière, de Shakespeare, du style des écrivains français, et joué beaucoup de parties de boules. Cherbuliez a gagné. Il est plus rose, plus jeune, plus gai que jamais, son œil est doux et fin, son front haut et méditatif, sa bouche malicieuse, sa voix seule est un peu vieille et cassée : c’est un garçon bien distingué. » Dix ans après, en janvier 1861, ce garçon distingué devient conférencier genevois, pas pour longtemps, et Amiel écrit :

Je sors de la leçon d’ouverture de Victor Cherbuliez, abasourdi d’admiration. Je me suis convaincu en même temps de mon incapacité radicale à jamais rien faire de semblable pour l’habileté, la grâce, la netteté, la fécondité, la mesure, la solidité et la finesse. Si c’est une lecture, c’est exquis ; si c’est une récitation, c’est admirable ; si c’est une improvisation, c’est prodigieux, étourdissant, éclatant pour les autres.

Nous avons aperçu deux familles d’esprits parmi les cinq promeneurs du Salève, deux plateaux de la balance séparés par le sage fléau de Heim. Voici les familles aussi bien tranchées de littérateurs genevois. Amiel, Genevois attaché à Genève moitié par goût et moitié par force ; mais, en Monnier et Cherbuliez, le Genevois forain, que moitié par goût, moitié par illusion, emporte l’appel de Paris. Pas loin de Genève, de l’autre côté du Salève, Paris avait son délégué, son émissaire, le Savoyard Buloz, qui tentait et accueillait volontiers les Genevois assimilables. Marc Monnier (Français d’ailleurs de naissance) va s’établir à Paris « plein de verve, de ressort, de gaieté et d’imagination, avec son étoile et son balancier, son goût sûr et sa facilité féconde ». Et Amiel, qui écrit cela, ajoute : « Voilà bien l’heureux du siècle, titre que je mérite si peu, quoiqu’on me l’ait donné. » Qu’en eût dit Monnier ? Peut-être eût-il rappelé le conte de la Chemise. Il eut à Paris presque autant de déceptions que de succès, revint plus tard se fixer à Genève, dans la même maison qu’Amiel. Quant à Cherbuliez, la forme française de son talent lui dictait sa vocation et sa place. Après son départ définitif pour Paris (il prit la nationalité française après 1871) ses relations avec Amiel cessèrent. Au grand dépit d’Amiel, il ne répondait même pas à l’envoi de ses livres.

Marc Monnier quitte Genève en 1853, Scherer en 1860, Cherbuliez peu après. Monnier aux Débats dans un flot d’articles faciles, Scherer dans ses trois mille cinq cents articles du Temps, Cherbuliez dans ses pages guère moins nombreuses de la Revue des Deux Mondes, où il avait parfois, sous deux noms, deux articles par livraison, fournissent de pensée et d’art les classes moyennes françaises entre 1860 et 1880. Les beaux rêves que faisait Amiel à Berlin et dans sa thèse de 1849, ceux d’une culture originale et active en Suisse romande, sont empêchés ou mutilés par deux forces : l’antagonisme, rançon du particularisme cantonal, antagonisme de Vaud contre Genève, de Genève contre Genève, du Genevois contre lui-même, et l’appel d’air, l’écrémage de Paris.

Comme on comprend le cri de Scherer lorsque le jeune Bernard Bouvier alla lui porter le manuscrit des extraits du Journal ! Avec la république conservatrice, puis avec la république anticléricale, avec la puissance du grand journal protestant de Nefftzer, avec son influence dans la presse anglaise comme dans la presse française, l’ancien professeur de l’École de théologie de Genève avait couvert toute sa place et réalisé toutes les promesses d’une ligne de réussite. Il était sénateur inamovible dans ce Luxembourg des années quatre-vingts, alors la plus riche assemblée de l’Europe en personnalités éminentes. Amiel est loin ! Son nom et sa figure se confondent dans cette turba magna d’où émane et qu’oublie une vie florissante et justifiée. « Reprenez ces papiers, jeune homme ! J’ai connu Amiel et j’ai lu ses ouvrages. Rien ne lui a réussi. Laissons dormir sa mémoire. Ne remuons pas ses cendres. » Scherer, sur l’insistance du jeune homme, finit par promettre de lire, découvrit avec étonnement la grandeur intérieure d’Amiel, la raccorda sans peine à l’Amiel éclatant et jeune qu’il avait vu à son retour de Berlin, réfléchit que ce mot : réussir, avec son double et triple fond, n’était pas simple ! Cherbuliez, à Lancy, chez Amiel, gagnait toutes les parties de boules. Il gagna aussi la grande partie de la boule terrestre. Ni les boules, ni la vie, ni l’enseignement, ni la poésie, ni Genève, ne réussirent à Amiel. L’amour ? encore moins. Mais Amiel a gagné la belle. Sa vie ne ressemble pas, pour nous, à une vie manquée. Elle apporte sa contribution au mot de l’Évangile : Qui veut gagner sa vie la perdra.

*

De ces grands partis où Amiel est pris, de ces oppositions d’idées et de courants, son biographe se résigne enfin à retomber dans la vie quotidienne si obstinément médiocre à laquelle l’exigeante destinée le contraignait sous le regard vigilant de Genève.

Mais dans les épaisseurs de cette vie quotidienne, l’ordre chronologique ferait une décevante filière. À partir du moment où l’auteur du Journal intime, qu’il vient de commencer à Berlin, se fixe à Genève, sa vie se répète, n’avance pas, et n’offrirait que le pain le plus sec à un professionnel de la biographie romanesque. Lui-même l’a écrit en 1870.

Qu’est-ce qui intéresse ? Ce qui avance : ainsi un roman, une entreprise, une étude. Pour être attrayant, un journal ne devrait contenir que des pensées, des anecdotes extérieures ou des faits biographiques… À quoi bon consigner le témoignage perpétuel de sa faiblesse, sinon à se dégoûter de soi-même ? Quand un asthmatique noterait tous ses accès de toux de l’année, à qui et à quoi cette puérilité servirait-elle ? Est-ce qu’on enregistre le nombre des bouchées, des pas et des soupirs ? Tout ce qui se répète est insignifiant.

Or, chez l’auteur du Journal, en dehors de l’histoire physiologique, du vieillissement et de l’usure, on voit surtout ce qui se répète dans une vie qui est faite, très peu ce qui se succède dans une vie qui se fait. C’est un homme qui n’a pas d’histoire, comme l’Inde. À peine des histoires avec le doyen, avec ses parents, avec l’opinion. Je crois bien que de ces histoires la plus considérable est, en 1865, une campagne d’un journal nommé le Radical qui l’accusait d’« obscurité », se faisait un devoir de « signaler à M. le Conseiller d’État chargé de l’instruction publique les lacunes qui se manifestaient dans notre enseignement supérieur », et flétrissait en le doux philosophe une « individualité inamovible dans sa chaire et dans son égoïsme ». Des applaudissements d’étudiants et un article sympathique du Journal de Genève pansèrent la blessure faite par l’Homais lacustre. On songe aux propos de la Libre Parole sur M. Berger et. Le professeur Amiel, comme son collègue de la Sorbonne, ramassait la pierre, la mettait sur son bureau, disait : « C’est Pecus ! » Puis il confiait longuement aux roseaux du Journal que Caliban avait les oreilles d’âne.

Mais Miranda l’occupait plus que Caliban. Lui un « égoïste inamovible » ! Pour le Radical cela signifiait qu’il battait froid à la démocratie qui l’avait nommé, que le grimpion de la rue des Chanoines ne hantait point les parents du bas. Pour les vieux Genevois, et surtout pour les

Genevoises, son égoïsme, c’était son célibat. Lui, il enveloppe d’un regard mélancolique, et de haut, sinon du haut, cette troupe hostile :

Un individu dont la vie apparente a été tout intellectuelle, indifférente et froide, et dont la vie secrète n’a été qu’une perpétuelle offrande aux affections ; un personnage qui semble n’avoir fréquenté que les livres, et qui n’a rien tant expérimenté que les sentiments et les rêves du cœur féminin ; un Hippolytes que ses envieux ont cru être un Lovelace ; un rêveur que ses ennemis ont accusé d’être un simple égoïste, tandis qu’il n’avait pas même assez de personnalité pour vivre comme les autres et faire son chemin : ce n’est pas une combinaison trop banale. Ce n’est pas là certes un grand homme ; mais ce n’est pas un être vulgaire. Cet homme inutile a son originalité, et cette originalité a son prix.

Il n’est pas possible d’empêcher le peuple de donner le nom d’égoïsme à la vocation de la vie solitaire, à l’égotisme d’un journal-intimiste. On comprend le sourire d’Amiel devant le contresens de ces reproches. L’« individualité inamovible dans son égoïsme », il se trouve que c’est l’homme qui ne sait pas être un individu, un Protée qui s’écoule dans l’impersonnalisme. Et pourtant le penseur du Radical n’était pas seul à le voir par ce biais. La vie de famille d’Amiel s’écoulait à travers les mêmes méprises que sa vie publique.

*

L’aspect d’une vie de célibataire intellectuel n’est pas toujours facile à établir. M. Bergeret a ses minuties et ses exigences. Après avoir essayé de divers logis qui ne le satisfirent pas, Amiel s’installa en pension, en 1850, chez sa sœur et son beau-frère, un ménage de pasteurs, rue des Chanoines. On ne pouvait être mieux au cœur de la Genève calviniste que dans cette maison de la Cour Saint-Pierre, et il y passera près de vingt ans. Il habite sous les toits un vaste appartement où il y a toute la place pour ses milliers de livres. Il surveille un peu l’instruction de ses jeunes neveux. Mais la vie de famille n’est point que miel. Ses sœurs, qui ont fait de bons mariages dans la bonne société, sont naturellement sensibles aux travers quotidiens du professeur philosophe, qui, dans l’extérieur au moins de son caractère, manque parfois de philosophie. Quand il a raison, c’est avec rudesse et raideur, admet-il. Il est blessé facilement, et il blesse ! « Je manque de ménagement, de patience et de support… je ne me soucie nullement des amours-propres. » Sa croix, confie-t-il à son journal, est d’être méconnu de ceux qu’il aime. Cette croix est d’ailleurs faite à la mesure des petites misères supportables et quotidiennes. Amiel, dans sa famille, ne s’est brouillé avec personne, mais il a toujours pensé qu’il se montrait meilleur parent qu’on ne l’était avec lui. À tort ou à raison ? Entre l’écorce d’un écrivain et son arbre familial, ou généalogique, il faut se garder de mettre maladroitement le doigt.

Le jour où il prononce son : « Familles, je vous hais ! » il nous découvre cependant le fond des rancunes accumulées, des froissements et des incompatibilités.

C’est en 1868, après seize ans passés rue des Chanoines.

Oh ! la famille ! Si la superstition pieuse et traditionnelle dont on entoure l’institution laissait dire la vérité vraie sur les choses, quel compte elle aurait à régler ! que de martyres sans nombre elle a sournoisement et inexorablement fait subir ! que de cœurs étouffés, déchirés, navrés par elle ! que d’oubliettes, que d’in-pace, que de cachots, que de supplices abominables dans ses annales, plus sombres que l’Inquisition d’Espagne ! On remplirait tous les puits de la terre avec les larmes qu’elle a fait verser en secret ; on peuplerait une planète avec les êtres dont elle a fait le malheur, et on doublerait la moyenne de la vie humaine avec les années de ceux dont la famille a abrégé les jours !… La famille s’arroge l’impunité des vilenies, le droit des insultes et l’irresponsabilité des affronts… Par qui est-on méconnu, rejeté, jalousé, vilipendé, plus que par sa famille ? Où peut-on faire le mieux le dur apprentissage de la moquerie et de l’ingratitude, sinon dans la famille ? — Le moraliste sérieux, comme le romancier sincère, doivent être des justiciers, et arracher le masque à cette idole, parfois atroce dans son hypocrisie.

Qu’est-ce donc, rue des Chanoines, que cette monnaie de Néron et de Caligula, ce Torquemada chez soi ? « Qu’est-ce qu’une famille ? Ce mot pompeux signifie, dix personnes, savoir : deux sœurs, une tante, six cousines et un cousin, plus sans doute deux beaux-frères. » Neuf femmes, et un seul homme, simple cousin d’ailleurs, et individualité sans mandat derrière une femme qualifiée. Il s’agit évidemment d’une de ces coalitions féminines qui mettent l’impuissance du côté de la barbe. On a deviné que le mariage d’Amiel était le centre orageux des débats. La coalition, avec les deux beaux-frères sur une limite incertaine, ou dans quelque service auxiliaire, marche en escouade serrée sous le commandement de cet ennemi particulier des faibles et des renfermés qu’est le pronom On. « On me paralyse et l’on m’éteint ; on ne me donne pas deux bonnes heures de joie par an, et l’on se croit le droit de me gêner toujours, tandis qu’on n’a même pas la volonté de me comprendre. » Et pourtant Brutus est un homme honorable ! Toutes ces dames sont d’excellentes parentes. On comprend que cela devienne pour elles une affaire considérable que de savoir qui sera, sous le nom de madame Amiel, la dixième au Grand Conseil. Le professeur comptait-il vivre dans sa famille de neuf femmes, pour avoir cuisinière sérieuse et lingère, et n’agir qu’à sa tête ? Voilà d’ailleurs dix-huit ans qu’il s’accommode de la rue des Chanoines, où il a vu grandir ses neveux, et il ne la quittera que sur l’ordre du médecin, qui jugera pernicieux à ses bronches et à sa gorge les vents coulis de son paisible grenier.

*

Cette Cour Saint-Pierre n’est pas seulement le foyer de famille, mais l’Acropole genevoise. Dans la rue des Chanoines, des pasteurs ont pris la place des ecclésiastiques qui lui laissèrent leur nom. Sans la Réforme, Amiel, chanoine régulier, eût trouvé ici son alvéole naturel et le lit normal de son célibat d’intellectuel… Je songe aux dialogues de Cherbuliez dans le Prince Vitale. Mais la guerre en ce point vaut mieux que la paix. Il est plus beau d’entretenir un tourment et d’avoir un vautour. Amiel fut tourmenté de Genève, ou plutôt se tourmenta de Genève, exactement comme de sa famille.

Très ponctuel dans les relations de famille, il n’oubliait jamais les anniversaires ni les fêtes. Ainsi des anniversaires et des fêtes genevoises. Si la Miliciade de Petit-Senn représente fort bien la poésie genevoise du bas, les poèmes patriotiques d’Amiel sont du haut, paraissent déposés par les vibrations de la vieille cloche de Saint-Pierre, la Clémence. En 1838, étudiant de dix-sept ans, il avait lu à la Société de Zofingue des vers sur la chute d’un des vieux ormeaux de Genève.

Il était là, quand, dans une nuit sombre,
Frêle couvée, on allait nous saisir.
Il entendit le ravisseur dans l’ombre
Rugir de joie en nous voyant dormir.

Mais Dieu veillait dans ces jours populaires, Et Dieu sauva les Genevois trahis.

C’est-à-dire que l’ormeau a vu l’Escalade. Et Amiel a chanté l’Escalade. Il a écrit autant de vers patriotiques suisses que de vers patrotiques genevois, — y compris une manière d’épopée sur les guerres de Charles le Téméraire. Et cela ne fait pas l’une des moindres singularités de sa vie que l’auteur du Journal soit aussi l’auteur du chant national Roulez, tambours ! dont Amiel écrivit les paroles et la musique le 13 janvier 1857, pendant le conflit entre la Suisse et le roi de Prusse au sujet de Neuchâtel, et quand la Confédération eut mobilisé.

Rugis, tocsin ! pour la guerre sacrée.
À l’étranger renvoyons ses défis !
Aux armes, tous ! Si ta perte est jurée,
Suisse, on compta sans l’amour de tes fils !
    Debout, vallon, plaine et montagne,
    Schwytz, Appenzell, Hassli, Tessin !
    L’ouragan noir vient d’Allemagne !
            Rugis, tocsin !

Roulez, tambours ! Pour couvrir la frontière,
Au bord du Rhin guidez-nous au combat !
Battez gaîment une marche guerrière ;
Dans nos cantons chaque enfant naît soldat.
    Faites bondir le cœur des braves,
    Rappelez-nous les anciens jours ;
    Nos monts jamais n’ont vu d’esclaves !
          Roulez, tambours !

La musique est simple et militaire. Si en 1914 les Allemands avaient violé le territoire helvétique au lieu de la Belgique, cet hymne suisse, écrit par le plus désarmé des philosophes, par le Genevois le plus ouvert et le plus sympathique au germanisme, avait ce qu’il fallait pour devenir l’hymne anti-allemand, interallié, et faire le tour du monde.

Mais, exception faite pour le Roulez, tambours ! les productions d’Amiel faisaient à peine le tour de Genève. En 1854, il tira de son Journal et de ses papiers un petit volume qu’il nomma Grains de mil, moitié en prose, moitié en vers. Personne n’aperçut ces grains de mil. En 1858, les poésies gnomiques du Penseroso ne connurent pas plus de faveur. On affecta de l’appeler le Pince-Roseau. En 1863, c’est par une pièce en vers de deux syllabes sur son jeune neveu

Henri
Chéri,

que la Part du Rêve déclencha l’offensive des railleurs. De tout cela Amiel souffrit très fort. Il écrivit un jour que dans la société genevoise « le nombre des animosités, inimitiés, jalousies, convoitises, calomnies et vilenies qui rampent autour des êtres inoffensifs est aussi grand que celui des moustiques et des scorpions dans les pays plantureux du Midi ». M. Léon Bopp a extrait de ses papiers inédits une longue brochette de citations sur ses rancœurs genevoises : « Genève est moins ma patrie que ma croix. — Qu’il faut dépenser de force ici, seulement pour ne pas haïr ! — J’ai souffert à Genève, et je m’y suis crétinisé. — On a écrasé ma plume, bâillonné ma lèvre, tranché ma veine, tari ma joie, éteint ma flamme, brisé mon grand ressort. » Briser un grand ressort est évidemment ce qu’on attend le moins d’un Genevois. Mais la montre d’Amiel a-t-elle à marquer autre chose que l’éternité ?

*

« Ma vie profonde n’a aucun aliment dans ma famille. » Quand Amiel écrit cette ligne, il a trente-quatre ans. Ce qu’il appelle sa famille, se sont les familles du pasteur G… avec qui il habite, et du docteur S…, ses deux beaux-frères. Ni l’un ni l’autre n’ont épousé les demoiselles Amiel afin d’alimenter la vie profonde de M. le professeur. Une famille ? À trente-quatre ans il est grand temps de s’en faire une. Joue ta partie de boules, mon ami ! Ne reste pas planté, surtout avec tes pieds sensibles, sur le chemin des boules d’autrui. Le 16 juin 1866, quand tu remarques dans ton Journal que nos proches ne nous connaissent pas, n’ajoutes-tu point judicieusement : « Faut-il se plaindre de cette quiétude un peu froide ? Nullement. C’est elle qui fait la nécessité du mariage, chacun se sentant isolé dans la famille dont il est une annexe, et non le fondateur. »

On comprend qu’en ce temps-là les propos de la société genevoise, et particulièrement de la Cour Saint-Pierre, aient roulé volontiers sur le mariage du professeur Amiel, Panurge de la nef papefiguière.

Mais, en bon Genevois, il contracta l’habitude de traiter l’affaire du mariage à la manière des comptes courants. Quand une candidature conjugale était posée, il divisait une feuille de papier en deux colonnes, l’une pour les qualités de la personne, l’autre pour ses défauts, chacun recevant une note, avec ce maximum de 6 qui est d’usage aux examens de licence en Suisse. Ainsi, sur la colonne de droite : Beauté, 5 3/4 ; Sensibilité, 4 1/2 ; Imagination, 3 1/4 ; Ordre et Méthode, 4 3/4 ; Dot, 1 1/2. « Tout était dûment évalué, dit l’ami d’Amiel qui nous rapporte ce trait : l’esprit, le goût, la mémoire, la sobriété, la subjectivité, voire certaines qualités qu’il appelait, on ne sait pourquoi, algorythmiques. Sur la colonne de gauche étaient chiffrés les sept péchés capitaux, avec leurs subdivisions, parmi lesquelles figuraient l’hypertrophie et l’atrophie cardiaque. » Puis il additionnait les deux colonnes, faisait la balance. Il se trouvait que la somme de gauche était généralement la plus forte, et que le compte des prétendantes se bouclait en solde débiteur. Là où Panurge va interroger l’oracle de la Dive bouteille, Amiel consulte l’art de Barème. Ces Genevois !…

Vers la trentaine, il avait pensé épouser une belle jeune fille, pleine de feu, d’enthousiasme pour l’art, qu’il comparait à Corinne. Il se donna, pour la refuser, cette raison qu’elle ne serait peut-être pas une ménagère suffisante. Elle échoua sans doute, avec un 1 de raccommodage, mais trouva bien vite un époux moins difficile, et Amiel écrivit un sonnet :

Tout m’attirait en toi : j’aimais, vierge sereine,
Ta voix grave de Muse et ton beau front pieux,
Ta pudeur de vestale et ta fierté de reine…

Une Corinne, une brune impérieuse et décidée, Amiel en avait connu une autre à Naples, dans son voyage d’étudiant, et il avait eu une correspondance avec elle. Il sera surpris de l’attrait dont il est l’objet pour cette partie considérable de monde féminin, et naturellement il réfléchira, il parlera à son journal : « C’est une magnétisation spéciale qu’exerce ma nature sur les femmes fortes et volontaires, que je dompte sans me le proposer, et qui se donnent à moi, comme la lionne à Androclès, par un instinct irrésistible. Car enfin, c’est toujours moi qui reçois les déclarations. » Pourquoi est-il le lion superbe, mais peu généreux, de ces lionnes ? Ce ne serait pas la peine d’avoir étudié à Berlin si on n’en trouvait pas une raison gründlich : « Il y a donc en moi quelque chose qui satisfait, flatte ou apaise ce besoin profond de la femme : n’est-ce pas le besoin d’être comprise et de recevoir l’étincelle ? d’être initiée à la vie idéale par la pensée aimante, par l’amour intellectuel ?… L’âme féminine se donne à qui la féconde. »

Avant sa quarantième année, l’aventure, nous dit-il, lui est déjà arrivée quatre fois, sans qu’aucune ait d’ailleurs été la bonne. Sa psychologie de la brune impérieuse, appuyée sur ces expériences répétées, est-elle cependant complète ? Nous sommes à Genève, si je puis dire, dans la maison-mère de Corinne. Et Mme de Staël, qui appartient certes à la famille des femmes fortes et volontaires, je pense que c’était elle aussi qui faisait les déclarations. Je ne compare pas Amiel à Benjamin Constant. Mais Benjamin fut comme lui un analyste bien disant, étonnamment intelligent, de peu de volonté, qui capitula devant la baronne ainsi qu’il fit, aux Cent Jours, devant Bonaparte. Amiel, discutant au Salève avec Naville et Scherer, remarque que les esprits abstraits se battent en faveur du concret, les esprits concrets pour les notions abstraites, et compare ce fait à l’échange des épées dans Hamlet. La remarque n’est juste qu’à condition d’être tempérée par : Quelquefois, ou il arrive que. Pareillement l’échange des sexes, avec tous les degrés de l’inversion, est un phénomène sinon normal, du moins fréquent. Amiel écrivait un jour : « Tu aurais besoin du mariage, d’un attachement, de quelque chose qui te pose, t’enracine et t’alimente. » Précisément voilà ce que dit une femme normale : la virilité c’est de poser, de planter, de déterminer et de nourrir. Amiel lui-même ne tarde pas à s’en apercevoir, et écrit sur la même page : « Ton malheur, pauvre garçon, est d’avoir pour défauts les qualités d’un autre sexe ; car ce qui est grâce chez la femme est une niaiserie fatale chez l’homme. » Entre les Corinnes d’Amiel, ses brunes fortes et commandantes, et sa délicatesse à lui, fuyante, tortueuse, intelligente, sa coquetterie en retraite vers les saules, on découvre un chemin repéré du pays de Tendre.

Ce pays de Tendre, il se déployait sous l’œil inquisiteur de Genève, comme la plaine vue des terrasses derrière la rue des Granges. Nul doute que la fiche signalétique du professeur Amiel ne soit établie à peu près dans ces termes : « C’est un radical, puisqu’il a été nommé par le gouvernement radical, et c’est un don Juan, parce que les femmes paraissent le préoccuper aussi fort que lui-même préoccupe les femmes. » Il est écrit : Ne jugez point !… La vérité est que personne ne méprise plus la démocratie que ce fonctionnaire d’une démocratie, et que ce don Juan attend la quarantaine pour avoir sa première et peut-être unique expérience matérielle de l’amour.

Mais si l’on entend par don Juan, ainsi que les romantiques, quelqu’un qui aime l’amour, Amiel méritait ce nom. Il aime l’amour, et il donne un singulier démenti au mot de Buffon d’après lequel, de cette passion, le physique seul est bon.

Si je n’ai pas fait grande impression aux hommes, écrira-t-il quelques mois avant sa mort, j’aurai été beaucoup aimé des femmes. Ce témoignage en vaut un autre. Et pourquoi m’ont-elles aimé ? Parce qu’elles trouvent en moi ce qui leur est nécessaire, la force de l’esprit, la délicatesse du cœur, la douceur, la discrétion et la fragilité. Elles se sentent comprises, enveloppées, protégées, et si elles m’eussent souhaité moins de désintéressement et plus d’exclusivisme, elles sentent du moins qu’elles peuvent se reposer sur moi, et que je suis un véritable ami. À qui est échu ce rôle de recevoir les aveux et d’être pris pour directeur et confident contre lui-même et contre la passion dont il était l’objet ? Or cela m’est arrivé bien des fois, six pour le moins. On dirait une spécialité. Depuis ma vingtième année, et mon voyage en Italie, j’ai toujours été le confesseur de quelqu’un et vécu dans l’intimité de l’âme féminine. Veuves, femmes, jeunes filles, grand’mères m’ont ouvert elles-mêmes la chapelle de leurs secrètes pensées… J’ai été un directeur laïque, choisi spontanément par ses pénitentes. J’en sais presque autant sur l’arrière-fond du sexe qu’un abbé couru et relancé.

Oui, couru, relancé, mais resté fidèle à son vœu. Et n’oublions pas le presque. Même par la Rome calviniste, la Rome authentique demeure inimitable. Et Paris ? À ce moment il y avait, au sommet de la littérature, quelqu’un qui cultivait cette spécialité, qui laïcisait la fonction de directeur de consciences féminines, et particulièrement mondaines, qui la pratiquait sinon avec plus d’exclusivisme, à coup sûr avec moins de désintéressement de tout genre qu’Amiel. C’était Dumas fils. On imagine ses réflexions en lisant cette page d’Amiel. On imagine aussi leur dialogue. On imagine mieux encore leur incompréhension mutuelle, et le mépris de l’un pour l’autre.

Le brillant Dumas, le gründlich Amiel, deux pôles. On sait l’interpellation d’une grande dame à l’auteur de l’Ami des Femmes : « Des femmes du monde, monsieur, mais où donc avez-vous pu en connaître ? — Chez moi, madame. » Et aussi, et peut-être surtout, à la Comédie-Française, à laquelle il rend ce qu’elle lui a prêté. Mais Amiel, hélas ! Le monde de Genève est beaucoup plus fermé à ce vieux Genevois, à ce professeur de l’Académie, que le monde parisien au huitième de nègre qu’était Dumas. Professeur ennuyeux, écrivain infinitésimal réduit à quêter sans l’obtenir des journaux une note d’une bienveillance distante, Amiel occupait dans la hiérarchie genevoise, alors intacte, une place visiblement inférieure à ses deux beaux-frères, le pasteur et le médecin. Il appartenait à la caricature. Quand avec son éternel foulard il se promenait sur la Treille, le verdict qui tombait sur lui des fenêtres méridionales de la rue des Granges voisinait plus ou moins avec le mot de la petite Mme Cramer, à Ferney, sur la Lettre à d’Alembert : « C’est fait pour le bas ! » L’ami du maréchal de Luxembourg et de Mme d’Houdetot, qui n’était point du bas à Paris, resta du bas à Genève. On dit même qu’il en est encore.

Amiel dirigea et confessa non, si l’on veut, dans le bas, mais dans une manière de demi-monde intellectuel, où il trouva son élément comme Alexandre Dumas (qui tout à l’heure se vantait fort) dans l’autre demi-monde : de petites intellectuelles, des institutrices, des femmes de situation difficile ou tourmentée, des vierges mûres, tout un lot féminin pas toujours avantagé par la nature, mais intéressant pour un scrupuleux comme Amiel, pour un homme qui ressemblait par bien des côtés à une vieille demoiselle. Bien mieux que les pasteurs mariés, les prêtres connaissent cela. Mais c’est leur métier, l’Église leur en apprend la technique. Le chanoine calviniste n’a qu’une vocation bénévole, et souvent sa clairvoyance parle.

Trop de jupes comme cela ! Cette fonction sacerdotale de directeur de nonnains laïques, de confident et de confesseur, prend trop de temps et donne trop de peine. Il n’est pas bien sûr qu’elle soit utile aux ouailles, et il est certain qu’elle nuit à l’abbé. Voici vingt-trois ans que les Dietrich de Berlin trouvaient que je gaspillais mon temps avec les dames. Mais aussi, pourquoi donc ai-je toujours à éluder les avances et à me tenir sur la défensive avec le sexe enchanteur ? Sans doute parce qu’il faut bien que quelqu’un attaque, et qu’ainsi, moi restant tranquille, ce sont les dames qui viennent à moi. Cela dérange les théories naïves de la réserve qu’on croit féminine ; mais les femmes ne craignent qu’une chose, d’être mal jugées ; mal jugées par les hommes. Une fois rassurées du côté de l’opinion, elles n’ont pas l’ombre des scrupules qu’on leur attribue chez les niais.

C’est pourquoi, de ces scrupules, Amiel prenait toujours soin de se munir pour deux.

Scrupules de son état, et imposés par la division du travail. Cette division du travail permet aux femmes d’utiliser au mieux les neutres sexuels. Quels neutres ? D’abord, et avant tout, les prêtres, dont le célibat atteste une idée de génie, ou surnaturelle, de l’Église. C’est la maison-mère à côté de laquelle le reste est Ersatz. Mais il faut comprendre l’Ersatz comme tel. Amiel lui-même nous en donne la théorie en ce qui le concerne. C’est un ami des femmes, et l’ami des femmes n’est pas l’amant d’une femme. Tout au plus peut-il, comme de Ryons au Ve acte, en devenir le mari, mais alors la pièce est finie, il perd sa place, et Amiel garda la sienne. Il sentait aussi cette vocation comme une facilité, une pente de sa nature, une pente pour une eau courante. « Il est plus facile de les aimer toutes que de se consacrer à une seule. M. Pour qu’une femme me remplaçât toutes les autres, il la faudrait mobile comme l’onde et parfaite comme la lumière. »

L’auteur du Journal recule devant le mannequin d’osier que, pour les philosophes de cette rare espèce, toute femme contient en puissance. Il lui préfère l’osier inutile et frais du rivage, entre l’onde mobile et la parfaite lumière. Il se garde, lui aussi, mobile et lumineux. Perd-il sa vie ? La gagne-t-il ? Ni l’un ni l’autre. Il suit sa vocation. Par des vocations diverses, hors de nous, tout se compense. La liberté est une vocation, comme l’intelligence. Amiel avait la vocation de la liberté. En septembre 1861, au moment où il a trente ans, il se lève un matin avec un sentiment de gratitude « en songeant, dit-il, à la liberté qui m’était accordée par la Providence. » À d’autres moments il maudit cette liberté comme indifférente et vacante, disponibilité sans fruit, œuf non fécondé. Mais ceux à qui la Providence accorde la vocation contraire, la plus ordinaire, en sont généralement, eux aussi, heureux les jours impairs et malheureux les jours pairs.

Va, ne sois point ingrat, et savoure les biens
          Dont le ciel pour toi fut prodigue.
Si chaque homme a ses maux, sache porter les tiens.
*

Les amours, les flirts, les amouritiés d’Amiel, vaudra-t-il un jour la peine de les dénombrer et de les suivre ? Les éveillera-t-on dans ces épaisseurs de papier noirci, où comme au château de la Belle au bois, dans leur détail menu, quotidien, ils demeurent enchantés ? Cahiers du Journal, correspondance avec Heim, avec Bordier, lettres à Seriosa, à Égérie, à Nada, à Philine, lettres de Philine, de Nada, d’Égérie, de Seriosa ! Sans doute y eut-il dans l’entourage de notre Récamier masculin un ou plusieurs Ampère aux cheveux longs et aux idées courtes. N’allons pas voir trop de perversité dans la fantaisie qui lui vint un jour de mettre en vers — imités d’un poète anglais — les plaintes de l’une de ses victimes.

Les mots que je crus voir errer sur votre lèvre
        N’en tombèrent point, je le sais ;
Les pleurs ont, dans ces yeux qui me versaient la fièvre,
        Dû fondre avant d’être versés.
Les regards bienveillants qu’obtenait mon approche
Ne m’ont guère souri plus qu’à d’autres, hélas !
Mais avez-vous été tout à fait sans reproche,
Tout à fait droit et vrai pour moi ? Je ne crois pas.

Vous saviez — ou du moins vous auriez dû comprendre —
        Que la moindre faveur de vous,
Une main effleurée, un regard un peu tendre,
        Un signe de tête, un air doux,
Chacun de ces regards qui m’émeut et m’enivre,
Les mots qui par hasard vibraient dans vos accents,
Quand d’un auteur aimé vous ouvriez le livre,
Étaient pour moi beaucoup, beaucoup trop, je le sens,

Peut-être, sans songer aux futures tristesses,
        Heureux d’être aimable un moment,
Tandis que de mon cœur débordaient les tendresses,
        Pensiez-vous plaire seulement ?
Mais lorsqu’à votre appel s’élançant de la plaine,
Mon âme dans les cieux sur vos traces errait,
Oh ! ne deviez-vous pas — je l’ose dire à peine —
Voir de quelle hauteur mon rêve tomberait ?

Aussi, quand détrompée, accusant l’espérance,
        D’une autre j’ai vu le bonheur,
Peut-être injustement j’ai cru, dans ma souffrance,
        Votre cœur tendre un léger cœur.
Mais même en cet instant où, l’âme calme et haute,
Je fais comme les morts mes comptes d’ici-bas,
Puis-je vous reconnaître absolument sans faute,
Tout à fait droit et vrai pour moi ? Je ne crois pas.

On devine là-dessous une émouvante lettre, telle qu’il en a été écrit sans doute à bien d’autres qu’à Amiel, et ces reproches, le philosophe les met simplement en vers. « Madame, dit don Juan à Elvire, si vous étiez assise, vous seriez mieux pour parler. » Ne reconnaissez-vous pas, madame, que le rythme donne à vos plaintes plus d’accent ?…

Si nous étions à l’époque romantique, on rêverait d’un album des Femmes d’Amiel. Mais le burin conviendrait mal, les crayons du pastel suffiraient. Et il y aurait besoin d’idéaliser fortement. Il faudrait bien en compter une douzaine, successives ou simultanées. On y verrait des Italiennes, des Allemandes, des Scandinaves, bien entendu des Genevoises et des Confédérées. Mais, notons-le bien, à peine une Française, et pas une Parisienne. La froideur de Paris à l’égard d’Amiel date de loin, vient du cœur.

Peut-être donnerait-on une bonne idée de sa vie amoureuse, ou demi-amoureuse, avec trois volumes d’extraits du Journal et de la correspondance, sous ces titres, Corinne, Philine, Seriosa (nous avons, au moins, grâce à M. Bernard Bouvier, le second volet du triptyque, Philine).

*

Quand Amiel, à vingt ans, part pour l’Italie, il y rencontre Corinne, et il échange ensuite avec elle une correspondance. À Upsal il laisse à Mlle Geijer le souvenir d’un Genevois d’agréable figure qui, tombé chez son père au moment où elle lit Corinne, lui parle avec esprit et sentiment de leur compatriote à tous deux, puisque la grande Germaine est genevoise par sa naissance, et suédoise par son mariage. Deux fois une Corinne traversa ses possibilités conjugales, avec la belle jeune fille artiste qui en fut quitte pour un sonnet, et avec une Muse du nord, Frederika Bremer.

Le goût d’Amiel pour l’œuvre de Frederika Bremer datait de loin. Il l’avait lue à Berlin. Son agenda de 1846 marque assez longuement l’impression que lui avaient faite deux de ses romans. Entre Amiel et Frederika, il y eut bientôt un intermédiaire, leur ami commun, le Genevois Trottet, pasteur de l’Église réformée à Stockholm, en 1857, Frederika vint en Suisse, à Lausanne, où Amiel s’empressa de lui envoyer ses Grains de mil, parus trois ans auparavant. Elle lui répondit, et quelques jours plus tard il la rencontra à Genève, chez Mme Barthélemy Bouvier, dans la maison de qui elle était descendue. De cette rencontre et de celles qui suivirent, le Journal énumère en un détail infatigable tous les sujets de conversation, sujets nourrissants : pédagogie, féminisme, psychologie. C’est le même jour qu’Amiel fait la connaissance de Fanny Mercier. Il institue dans le Journal un parallèle étudié entre les deux femmes (sans notes chiffrées cependant), dont les propos solides lui plaisent fort. Frederika passe cet été de 1857 en Suisse. La correspondance reprend en 1861, quand Frederika est à Athènes, où Amiel a une cousine qui dirige un important établissement d’instruction. La Corinne du nord s’étonne qu’il ne profite pas de cette occasion pour voir l’Acropole, cette Acropole d’où Cherbuliez rapporte le Cheval de Phidias. Les lettres de Frederika, publiées par M. Bernard Bouvier dans son Amiel suédois, présentent peu d’intérêt. Nous ne savons si celles d’Amiel, qui ont été détruites, en offraient davantage. Quand elle mourut, il parla d’elle avec beaucoup d’estime dans le Journal du 13 janvier 1866. Simplement d’estime. Elle avait vingt ans de plus que lui. Elle n’exerçait aucune séduction. C’était une bonne femme de lettres, une Corinne un peu épaisse, décidée, intelligente. Elle dit un jour à Amiel qu’elle se plairait à passer sa vie avec lui. Était-ce une invite ? une idée ? On sait qu’avec lui les femmes faisaient toujours les avances. Jamais il n’eut moins de raison de se départir de sa réserve ordinaire en matière conjugale. Nombreuses furent celles qui, le pensant vraiment, et parlant à Amiel, hasardèrent le même vœu, avec plus de chances apparentes. Autant en emporta le vent.

*

Avec le vent, c’est le temps qui passe. En 1859 le professeur Amiel a trente-huit ans. Les femmes savent qu’elles trouvent toujours en lui un ami attentif, éloquent dans l’intimité, pénétrant dans l’analyse de leur cœur. Il ne fait jamais de déclarations. Mais il en reçoit, il répond, il encourage. Puis il se replie, écrit une pièce de vers, console, et on se console aussi, à moins qu’on ne finisse « par la passion vulgaire et jalouse ». Cette année 1859, nous n’en sommes guère qu’à la demi-douzaine. En voici une nouvelle, celle qui gardera pendant onze ans le plus de chances d’être élue.

Un jour de ce printemps 1859, Amiel reçoit une lettre non signée. On l’a remarqué. On est intriguée. On l’intrigue. Une intrigue, pourquoi pas ? Le professeur répond par des insertions dans la Feuille d’Avis et dans le Journal de Genève, soustrait cette fois à sa mission de faire le vide autour d’Amiel. Le 11 avril on se rencontre. La femme est sous son voile, très calme, assurée, un peu railleuse peut-être. S’est-on moqué de lui ? Non. Elle ne s’appelle pas Philine, mais, en souvenir des Années d’apprentissage, on l’appellera Philine. Elle a vingt-six ans, elle est libre, Genevoise de condition populaire, divorcée après trois mois de mariage, mère d’un petit garçon. Elle peint, parle l’allemand et l’anglais, est intelligente et jolie. Tout le printemps de 1859, rendez-vous et promenades. Il n’est pas amoureux, et Victor Hugo eût dit que dans Amiel il n’y a qu’ami. Mais ce que femme veut… Enfin on va ensemble, le soir. La conversation manque, il est vrai, d’intellectualité, d’élévation, et Amiel s’en inquiète. Il voudrait profiter, comme le Wagner de Faust « viser à s’instruire en questionnant et en examinant ». Le 29 juin il a fait quelques progrès. Le dieu des Amours en soit loué ! Mais lesquels ? Les voici : « J’en profite pour continuer doucettement mes études de psychologie féminine. »

Ni cour, ni allusions, ni insistances. Amiel songe qu’il n’aurait qu’à vouloir, qu’à presser, pour obtenir une vue nouvelle sur l’univers. « Il est dur, dit-il (au Journal, bien entendu, et rien qu’à lui), d’ignorer les charmes de la possession. » Oui, mais… Mais les chaînes ? Charmes ? Chaînes ? Enfin….

L’été est caniculaire. Tout le monde part pour la campagne. La maison de la rue des Chanoines se vide de la famille, sœur, beau-frère, neveux. Amiel reste seul, prend ses repas à la brasserie. Ces promenades, voilà qu’elles le retiennent à Genève. Pour profiter intérieurement ? Ou pour profiter de… Rentré le 7 juillet au soir dans son grenier, il écrit des vers :

De l’amour enivrante flamme,
Je ne te connais qu’à demi.
Jamais, sur le sein d’une femme,
Mon front de rêveur n’a dormi.

Veux-tu me dire adieu, jeunesse,
Sans qu’un jour du moins la beauté,
Oubliant tout pour la tendresse,
Entre mes bras ait palpité ?

Exiges-tu que sans me plaindre,
Ignorant toujours le plaisir,
Je laisse au fond du cœur s’éteindre
L’ardeur folâtre du désir ?

Est-ce donc mon sort, sur la terre,
De ne rien saisir qu’à moitié,
Et de la femme, doux mystère,
N’aurai-je appris que l’amitié ?

La moitié vaut mieux que le tout, disait un proverbe grec. On n’a pas entendu dire que les femmes l’aient adopté. Le lendemain, l’ami de Philine lui montre négligemment son poème.

Elle ne le désapprouve pas, « et je n’ai pas osé, confié-t-il aux roseaux du Journal, deviner ce que cela signifiait. À l’article des aveux, je ne me rends qu’à l’évidence, et encore !… »

Et encore ?… Car il y a désillusion. « Les choses ne sont pas le centième de ce qu’on les rêve, quand on a de l’imagination. La perspective agrandit tout, et le contact diminue tout. De loin c’est quelque chose et de près ce n’est rien. La conséquence est qu’il faut ou couper court à tout désir en renonçant à tout ce qui le fait naître, ou retrouver le calme par la suppression de l’inconnu. » Mais ce choix Amiel ne le fait pas. Là est le tourment de sa chair, comme le doute est pour d’autres le tourment de l’esprit. Et l’on imagine difficilement, à moins de perversité spéciale, un Montaigne de la chair, prenant cette ambiguïté pour mol oreiller. « Trouverai-je, dit le Saül de Gide, autre que sa satisfaction quelque remède à mon désir ? » Le désir est-il pire que l’absence de désir ? Non. Il faut comprendre, aimer, un univers qui a quatre-vingt-dix-neuf, parties de désir pour une seule de satisfaction, aimer les quatre-vingt-dix-neuf à cause de la dernière, aimer celle-ci à cause des quatre-vingt-dix-neuf.

Le 9 juillet, dernière leçon, pour le professeur, de l’année académique. Amiel pense que peut-être ce pourrait être la première leçon d’une vie autrement académique, d’élève cette fois, et qu’il va trouver enfin sa Mme de Warens. Mais on n’a pas voulu. « On est prévoyante avant tout, on calcule tranquillement, et on n’aventure que son feuillage, mais non sa fleur. » D’ailleurs rien chez lui qui combatte cette résistance, fondée sur « le droit ». Et les vacances ont beau avoir commencé ce jour-là, le Wagner intérieur d’Amiel n’a pas cessé de travailler et de profiter. « J’ai raté une importante expérience, mais j’en fais une autre à laquelle je ne pensais pas. »

Le lendemain dimanche, beau soleil. On n’y songe plus. Le Salève console toujours le septième jour un Genevois qui a été mécontent pendant six jours. Départ pour Mornex, par Veyrier. Les fidèles descendent en ville, qui pour le culte, qui pour la messe. Amiel rencontre une jeune et jolie fille, demoiselle de magasin. Il l’accompagne, et on bavarde jusqu’à Veyrier, où elle va. Elle a voyagé, elle a été à Neuchâtel, au Val de Travers. Mais elle ne sait pas ce que c’est que de cheminer avec un, homme qui tient un Journal ! Elle a sa fiche dans les seize mille pages : « Vulgarité et inculture ! » Le professeur, sur ce chemin, aspire à de la distinction et à de la culture ? Dieu l’entend. Voici justement le pasteur L…, à la montée, dans une voiture dont Amiel n’est pas fâché de profiter. Mais on ne rencontre pas impunément un pasteur le dimanche matin. Il s’en allait prêcher au culte de famille de la maison Lambelet, et Amiel est obligé de l’entendre. Après le déjeuner spirituel, il fait l’autre à Mornex, chez les G… Il y reste jusqu’à quatre heures. L’intérieur de ses hôtes donne au célibataire une idée peu avantageuse de la famille. « Le fils aspire à l’indépendance ergoteuse, la mère n’a plus que l’autorité nue et sans douceur persuasive. Il y a un peu satiété mutuelle. » Descente par Etrambières. À Gaillard, voilà toute la jeunesse nue dans l’eau de l’Arve, trois sections : « Ici les petits enfants, là les jeunes gars, plus loin les filles du village ». L’Allemagne, dira huit ans plus tard M. Rouher, est partagée en trois tronçons qui ne se rejoindront jamais. Un tel présage serait émis aussi témérairement sur la jeunesse gaillarde, le Créateur n’ayant point, entre les mondes possibles, opté pour un univers amiélisé. En attendant, à l’approche du professeur, les filles « se sont cachées dans les buissons, en riant sous les lambeaux de leurs vêtements ». Par Malagnou et Grange-Canal, il atteint Jargonant, alors pleine campagne, passe chez les dames qui tiennent la pension de jeunes étrangères où il donne des leçons, où une nouvelle Héloïse fût, paraît-il, volontiers, comme tant d’autres, devenue sa femme. Il revoit les portraits des anciennes élèves, songe à celles qui auraient pu plaire. Rentrée rue des Chanoines à huit heures. Et voilà, comme celle du Vin en bouteilles, une belle journée !

Même une journée instructive. Le soir, quand il écrit le Journal, Amiel remarque « combien l’horreur sacrée de tout rapport sexuel a diminué » en lui. Il se consulte. Charles Maurras a comparé le régime parlementaire à l’âme délibérante et inopérante d’Amiel. La séance est ouverte :

La fierté m’interdisait la beauté vénale ; la probité m’empêchait de songer à une femme mariée, la loyauté à une vierge, l’honnêteté à une surprise quelconque. Restait une dame de Warens, une veuve, qui, par libre consentement, par affection, par attachement ou dévouement, ou par plaisir, m’octroyât le don d’amoureuse merci, et me délivrât du fantôme de la volupté sans m’avilir et sans m’humilier.

Et Amiel termine sa méditation, dans la faible mesure où elle est susceptible d’être terminée, en envisageant l’acte sous cinq points de vue : naturel (simple), civil (pas un délit), moral (déchéance), chrétien (péché), avenir (pas sûr). On songe aux experts de la Société des Nations. L’esprit de Genève n’est pas un vain mot.

À défaut de la délibération d’Amiel, la vie est un chemin qui marche. Le lendemain, il est jeté (par la nourriture de la brasserie, bière et jambon, croit-il) vers les lectures galantes, Bernard, Bertin, Bernis. Même là, le professeur de philosophie ne perd pas une occasion d’appliquer les minutieuses classifications de ses cours. « Éprouvé la différence et mesuré la distance de la gaillardise à la polissonnerie, de la salacité à la galanterie, de l’érotisme à l’attrait et de l’attrait à la tendresse. » Le soir, au clair de lune, avec Philine, ce pourrait être l’heure du berger. Et c’est l’heure du pasteur : « Il est convenu que l’on me parle comme à un confesseur ou à une sœur aînée. C’est original et charmant. J’en tire de l’instruction, sans larmes et sans honte pour elle. » On pense au bon Huet, évêque d’Avranches, qui, lorsque ses ouailles le demandaient, faisait répondre : « Monseigneur étudie ! » Et les Normands disaient : « Quand nous donnera-t-on un évêque qui ait fini ses études ? »

Les études durent bien longtemps. Un an se passe, pendant lequel le Journal intime ne dit plus rien de Philine. La voyageuse disparaît. Mais le tourment sexuel ne disparaît pas. L’image qui apparaît le plus volontiers dans les rêves ou la rêverie d’Amiel est celle de la jeune veuve. À elle les pensées de l’oreiller ! Elle les partage d’ailleurs avec les philosophes : « Je viens d’étudier quelques chapitres de Schleiermacher, Fichte l’ancien, Fichte junior, sur le sujet des relations entre les sexes. » Et il est fâcheux qu’un penseur comme Schleiermacher, et les Fichte, en se mettant deux, n’en aient rien éclairci. « Les romanciers sont bien plus vrais. » Mais ils ne font pas encore l’affaire. Peut-être bien faudrait-il y aller voir soi-même.

Il commence d’ailleurs à être temps. Le 26 septembre 1860 Amiel entre dans sa quarantième année. Il s’est promené avec Philine. Malheureusement « la possibilité de la jouissance l’en a rassasié ». Le pouvoir sans le vouloir… Ce qu’il préférerait, c’est le savoir. Enfin, comme disent les Provençaux, avançons toujours et nous verrons Berre.

Un vieux diable est là, qui s’occupe d’Amiel sans le dire. Les rendez-vous au clair de lune d’Amiel et de Philine se donnent dans la Prairie. Dans la Prairie aussi se passent volontiers ces rêves quand ils approchent plus des contes de La Fontaine que de Schleiermacher. Qu’est-ce que la Prairie ? Aujourd’hui, un collège, mais en 1850 un coin frais de campagne, qui, un siècle avant, faisait partie des Délices, lotis maintenant en trois cents immeubles de rapport. L’œil ironique de M. de Voltaire est présent aux rendez-vous.

Un vieux faune en riait dans sa grotte sauvage.

Et c’est ici qu’a été écrit Candide.

Curtius a distingué dans Balzac tout un groupe de natures faustiennes. Amiel s’est reconnu dans Faust. C’est au moins un petit Faust. Il y a des degrés dans les natures faustiennes, d’où le comique n’est pas exclu. On ne saurait non plus refuser — bien au contraire ! — le nom de faustien à M. Bergeret. Quand Méphistophélès vient revoir son cher Ferney, il jette en passant un regard entendu sur le professeur Amiel, il ajoute un portrait à la Guerre civile de Genève. Aux Délices, ce diable est chez lui, Amiel et Philine demeurent sous sa surveillance. Tout cela forme une nature, un pays, où la critique circule, a ses repères.

La première semaine de la quarantième année reçoit donc les visites du fameux diable. Le 5 octobre est agité de pressentiments. « Mauvaise nuit. Hier couché à une heure et demie du matin. Lilith (une sœur de Méphisto) me persécute. Tentations. Rimé une chansonnette priapique Bacchante et Satyre. » Après la chansonnette priapique voici la chaste contre-partie, l’image d’Égérie, qui lui a remis comme un doux reproche cette pièce de Milnes, que j’ai citée tout à l’heure, et qu’il se met à traduire. Cette poésie, le beau temps, le ciel bleu, dissipent la sensualité. « Mon démon et mon bon ange jouent ainsi mon âme aux dés, et me tirent alternativement dans l’un et l’autre sens. » Ce bon ange nous est d’autant plus sympathique qu’il parle le langage du ciel avec l’accent genevois : « Mon incapacité va grandissant, car je babille sans agir, je me blâme sans me réformer, et je m’accuse sans me repentir. En serai-je à l’épicurisme fataliste, par faiblesse morale ? » Et le Journal de ce soir se termine par un : « Qu’ai-je à faire demain ? »

Le diable le sait bien. Ce jour du 6 octobre, la Philine du Journal a pris décidément les manières de la Philine de Wilhelm Meister. Elle vient voir Amiel chez lui. Il saute le pas.

Désillusion. « En dernière analyse (comme s’il y avait jamais chez Amiel une dernière analyse !) je suis stupéfait de l’insignifiance relative de ce plaisir dont on fait tant de bruit. Je commence même à comprendre ce qui me dépassait, c’est-à-dire comment, avec des femmes à choix, les voluptueux cherchent parfois autre chose. »

Détournons-nous des autres choses, et reconnaissons que de la chose qui n’est pas autre, Amiel n’a pas du tout la vocation. Ou qu’il ne l’a plus, car on commence par un complexe de possibles où toutes les vocations sont contenues, et d’où le hasard du dehors et l’appel du dedans contribuent ensemble, indiscernablement, à isoler et à conserver la bonne. La bonne vocation chez Amiel, c’est la vocation de l’intelligence. L’excitation relative du 6 octobre 1860 produit en lui de la pensée. « L’intérêt vif de l’expérience est essentiellement intellectuel ; je puis enfin raisonner sur la femme, sciemment… Je vois le sexe entier avec le calme d’un mari… La jolie veuve a été comme je l’attendais ; et je puis encore mieux me mettre à la place d’une femme. C’est tout profit. » Hélas ! rien n’est tout profit. Amiel ne paraît avoir que peu ou point recommencé l’expérience. Le 11, Philine revient le voir. Il lui donne des poésies à recopier, a préparé une collation. C’est tout. Et c’est trop. En sortant, rencontre dans l’escalier. Je ne sais s’il y a au bas de cet escalier, dans la maison de la rue des Chanoines, le terrible concierge du Presbytère. Mais, avec ou sans concierge, l’escalier, c’est ce qui conduit vers Genève le grenier du philosophe. Genève bavarde. Quand Tartarin a envoyé à Bravida la peau du lion aveugle, il passe à Tarascon pour avoir occis des douzaines, des centaines de fauves. Depuis que Philine a été vue dans l’escalier d’Amiel, qu’on les rencontre qui se promènent à la Prairie, le professeur est réputé le Lovelace de la ville haute. Un siècle avant, il eût été mandé au Consistoire et admonesté.

*

Mais, comme il est ordinaire en matière amiéline, voici que de Faust, ou du Petit Faust, nous allons à Panurge. L’événement du 6 octobre a, dans l’ordre du jour de cette assemblée parlementaire qu’est le cerveau d’Amiel, fait passer à l’urgence cette question : mariage. Philine la pose, sans insister encore. Et la conscience, tous les plans de conscience, et psychologique, et morale, d’Amiel, la posent, vont la poser interminablement pendant dix ans, les dix ans qui le séparent de la cinquantaine. Philine est veuve, elle est libre, elle voyage. Elle se partage entre Genève, l’Allemagne, Paris. Mais Philine appartient à une famille on ne peut plus modeste de Genève, que le monde (cette sixième partie du monde qu’est Genève) ne permet pas à un professeur. « Je puis tout pardonner, mais le monde ne pardonne rien. Madeleine par exemple a pu devenir une sainte au ciel, mais elle n’eût pu être présentée dans un salon de Rome. » Amiel vit dans la Rome calviniste, dans le haut, dans la Cour Saint-Pierre, presque au Vatican. Je tire ces lignes d’un long monologue qui est de 1871. Amiel a hésité dix ans, combattu dix ans.

Ce n’est pas Amiel seul qui épouserait Philine, mais aussi la famille d’Amiel. Évidemment la famille voudrait qu’il se mariât. Ces dames demandent une belle-sœur. C’est à table qu’on annonce d’ordinaire à Amiel les mariages des amis et connaissances, et sur un ton… Le silence du philosophe, alors, plaide coupable. Mais d’autre part la famille rejette Philine. Elle dresse contre Philine une muraille unanime, infranchissable. Et l’Université, l’opinion ! Pour épouser Philine, il faudrait qu’Amiel quittât Genève, se refît une carrière, qui sait ? qu’il se fît, comme Cherbuliez en une circonstance après tout analogue, naturaliser Français, qu’au moins il allât vivre chez le « peuple du On ».

Pourquoi pas, d’ailleurs ? C’est un des collègues d’Amiel à l’Université de Genève, qui écrira la Seconde vie de Michel Tessier, — Édouard Rod. Des secondes vies de ce genre il y en a dans la chronique genevoise, dans le roman genevois. Précisément, l’automne où Amiel sortait de son ignorance sexuelle, Scherer sortait de Genève, allait s’établir à Versailles. Il ne connaissait peut-être pas l’affaire Philine. Mais il collaborait inconsciemment avec Philine. Il engageait Amiel à l’imiter, à tenter, comme Marc Monnier et lui, la chance de Paris. Non, tout de même. Voilà le verre grossissant qui nous fait voir à vif le danger que courait Amiel à se déraciner. Si, à trente-neuf ans, il n’est pas trop tard pour connaître l’amour ou le demi-amour physique, il est certainement trop tard pour aller à Paris. Il eût déjà été trop tard à son retour d’Allemagne. Et le Journal Voyez-vous le Journal tenu à Paris Le tutu-panpan de Buisson ! Cette même année 1860 la même question se pose pour Mistral, après le triomphe de Mireille l’année précédente. Il l’a résolu avec bon sens. Le tutu-panpan est resté en Arles.

Vau mai, à Cadoulivo,
Rire en manjant d’oulivo
Que mau-traire à Parts.
En manjant di perdrix.

En Provence, l’olive de Cadolive ! À Genève l’olive mûre du philosophe, celle de Marc-Aurèle ! Voilà les belles vocations, les clairs et droits appels de Dieu.

Et puisque Genève ne veut pas de Philine, résignons-nous, pour sauver la mission d’Amiel, à n’en vouloir pas nous non plus. Autrement elle lui eût convenu autant qu’une autre, ou mieux. En 1869 Amiel déménage. Et voilà une grosse, très grosse affaire. Il est resté vingt ans rue des Chanoines, et il s’en va rue des Belles-Filles (toutes deux ont reçu depuis les noms plus genevois de rue Calvin et rue Étienne-Dumont). C’est Philine, d’ailleurs joyeuse de lui voir quitter le voisinage de sa sœur, qui lui a trouvé un appartement, qui fait toutes les courses, se débrouille en tout. Elle deviendrait une femme parfaite. Je songe à Mme Merriman et au père Hyacinthe. Mais… Mais… (Amiel est né sous l’étoile de cette conjonction, qui empêche toute autre.)

Mais — Philine est terriblement variable. Et cela, Amiel ne peut le supporter, prévoit qu’il le supporterait de moins en moins. À certains moments, elle fait sa « tête de fer » et on doit croire qu’une fois mariée la tête deviendrait d’acier trempé. Il est d’ailleurs curieux que ces jours coïncident avec ceux où Amiel serait tenté de dire oui, et de braver les dents de Genève. « Elle a le diable au corps pour toujours rompre au moment de nouer. » Un bon diable, qui défend le Journal.

Et puis la femme n’est pas plus menteuse que l’homme. Mais on n’est jamais qu’à moitié véridique, et la moitié de vérité de l’homme, la moitié de vérité de la femme, ne coïncident pas toujours. Quand Philine lui dit ce qu’elle croit qu’il est bon qu’il croie, au lieu de lui dire ce qu’il croit qui est, il déplore de la trouver menteuse. « J’ai toujours agi comme si la femme était la constance, la loyauté, la fidélité, la tendresse. » Le jour où il rencontrerait la moins folle femme du monde, il la voudrait sage, et Louis XI disait qu’il n’y en a point. Au contraire, la femme est bien « la désolation du sage et le tourment de l’homme occupé ». Faguet l’appellera un animal chronophage. Mais Amiel nourrit en lui un démon aussi chronophage ! Il est vrai que ce démon dépose un cône de déjection, un produit de démolition, qui appartient au relief terrestre au même titre que les formations volcaniques du lyrisme ou les épaisseurs neptuniennes du roman : le Journal.

Voilà, si l’on veut, du comique. Mais, chez Amiel, toujours le moindre renversement de la vapeur, un changement d’éclairage, font passer du ridicule au tragique, du comique au cosmique. Dans une Colère de Samson calviniste, le grand bûcher s’allume :

Tout, actes, paroles, silence, excuses, remontrances, tout nuit à qui est sur la mauvaise pente à qui n’est plus en cour, ou est en voie de disgrâce, L’amour est l’inverse de la justice ; il est toujours prodigue ou ingrat. Quand on perd la faveur, il ne faut pas essayer de la mériter : peine inutile ! La faveur est fortuite, et veut l’être ; car le mérite l’inquiète et l’indignité du favori la flatte, en glorifiant sa toute-puissance… C’est parce qu’il est averti que l’homme est magnanime. Chaque homme aimant recommence le trait d’Alexandre, et boit le breuvage qu’on lui a dénoncé, plutôt que de soupçonner la main qui le lui tend.

Cela dure ainsi dix ans. On se revoit après des voyages. On séjourne, en été, dans le même village de la montagne vaudoise. On s’écrit beaucoup. Amiel a reçu plusieurs centaines de lettres de Philine. Il les recopie dans le Journal, et, selon sa manie, les met parfois en vers fâcheux.

Elle aime. Elle aime un homme qui est bon, qui lui a fait beaucoup de bien, qui a été son guide, un peu prêcheur, qui l’a sauvée de la vie d’aventures, un homme qui n’est jamais las de parler, et dont le menu bavardage serait à une femme une camaraderie et une garantie. Elle l’aime parce qu’elle l’admire. Mais aussi, et surtout, et sans bassesse, et sans trop le dire, elle voudrait être épousée. « Porter votre nom, ce nom que je préfère à tous les noms de la terre ! Il n’y aurait pas de femme plus fière, plus heureuse, plus transportée que moi, ni plus reconnaissante. Et comme je vous ferais racheter le temps perdu ! » Elle sait qu’elle n’est pas la seule. Il y a Égérie, qui a conservé pieusement un gilet de velours bleu qu’Amiel portait à Berlin, et dont elle échangera à Philine une moitié pour une des cravates de l’aimé. Il y a Uranie. Il y a Seriosa. Notez que la journée du 6 octobre n’a guère eu et n’aura jamais de lendemain. Et pourtant l’amour est là. L’amour brûle le papier des lettres de Philine. Mais l’amour du mariage est visible lui aussi, et plus évidemment que le mariage d’amour. Cet amour du mariage, tel qu’il l’aperçoit sans peine chez Philine, contribue à modérer la température sentimentale d’Amiel.

Il faut se décider. En 1871 Amiel atteint son demi-siècle. Pour cet anniversaire, pour ce tournant de la vie, Amiel et Philine passeront quelques jours à Vitznau, sur le lac de Lucerne. Le rendez-vous est organisé par Philine, presque au corps défendant d’Amiel. Ce 27 septembre, il est arrivé de la veille. Philine est là, avec une amie, Madrina. Égérie lui a envoyé, le matin même, en signe d’espoir, une bague d’opale. Deux bouquets des dernières fleurs d’automne, des photographies, un lecteur en bois sculpté ; voilà les dons qu’Amiel trouve sur sa table pour son anniversaire de naissance. Le jour s’exhale en musique parfaite, « couronné de verveine et de roses. Il me laissera un long et doux souvenir ». On se promène sur un petit promontoire vert et ombragé, près de Weggis. Il devient dans le Journal le Cap des Rêveries : un beau nom de paysage lunaire.

Ou le cap d’où se détache pour le philosophe, ce jour des cinquante ans, la barque sentimentale chargée, dans le tableau de Gleyre, de ce que l’on appelle les Illusions perdues ? Il y a un banc sous un grand noyer, entouré de figuiers naissants. Il est fait pour la bergère et le berger. La bergère est en basquine de velours noir et en chapeau de paille, le professeur berger porte pour épargner son cerveau un parasol doublé de vert. Ô albums de Töpffer ! Au retour de la promenade, Philine le quitte sans le quitter, car elle se met à lui écrire. À l’hôtel leurs chambres sont voisines : sans doute la lettre n’a qu’à passer sous une porte.

Je suis votre ouvrage, votre bien, votre chose. Je vous appartiens corps et âme, cœur et volonté. Je vous serai fidèle jusqu’à la mort. Depuis douze ans vous êtes l’intérêt, le centre, le motif et la substance de ma vie. Je donnerais tout ce que j’ai, je donnerais encore dix ans, vingt ans de souffrance et de martyre pour que vous soyez heureux. En quelque qualité qu’il me fût donné de vivre auprès de vous, comme infirmière, comme secrétaire, comme lectrice, comme servante, pourvu que je puisse vous voir, vous entendre, vous soigner, mon cœur serait content.

Mais elle s’en va, pour ne pas compliquer sa vie, ajoutant : « Le mieux serait que je mourusse vite. Je reposerai à Clarens, puisque c’est la terre où vous reposerez. » Quant à lui, elle lui conseille de se marier dans l’année. Sans la compter, il y a trois candidates possibles : Égérie (mais santé !), Seriosa (mais complications budgétaires !), Uranie (à éviter : l’aime trop et ne peut être son épouse). Quant à elle, elle mourra de chagrin, elle voudrait que ce fût dans ses bras. Elle désire dormir dans le même cimetière, « car je ne comprends pas le ciel même sans vous ». C’est le vers de Lamartine, sauf le pronom. Mais il ne tiendrait, ce soir-là, qu’à Amiel, de permettre à Philine le même pronom qu’à Graziella.

De la porte sous laquelle cette lettre a passé, un seul des deux verrous est mis. Et ce n’est pas celui de Philine. « Je pourrais tirer ce verrou, écrit Amiel de l’autre côté de la porte ; je sais qu’il y aurait des transports d’allégresse. Et cependant je ne le tirerai point. Pourquoi ? parce qu’une voix qui m’est chère m’a dit : « Non, je vous en prie, au nom « de ma faiblesse ! » Une faiblesse, oui, qui n’a pas eu la force de mettre son verrou, à elle… Il est dix heures vingt du soir. À minuit Amiel entrera dans le premier jour de sa cinquantième année.

Le verrou tiré, la faiblesse vaincrait. L’échange des épées de Hamlet s’accomplirait. Le sexe faible deviendrait celui d’Amiel, dans la mesure où il ne l’est pas déjà. Et la chambre de Philine prendrait pour toujours figure de chambre conjugale. Le demi-siècle de célibat tomberait. Voilà ce que dit le minuit profond du 27 septembre.

« Que de fois, écrit le lendemain Amiel, j’ai été tenté de prononcer le Quos ego, et de partir pour l’Italie avec Philine, en abandonnant toute mon ancienne existence et en commençant la carrière cosmopolite ! » Mais voilà ! l’acte libre c’est l’acte irrévocable, c’est le déclenchement d’un déterminisme qui donnera des effets sans arrêt, le verrou tiré ne peut plus se remettre. « Toute partie qu’on ne joue qu’une fois et qui n’a pas de seconde manche m’effraie. » Parce qu’Amiel ne veut pas jouer la partie, Philine a perdu la sienne.

Elle n’a plus qu’à partir. Le surlendemain, après bien des larmes et même un début de crise nerveuse, Amiel la conduit jusqu’à Lucerne. Le coup de sifflet du train de Zurich, qui emporte Philine vers l’Allemagne, donne à celui qui reste une impression sinistre. Il erre sur les quais du lac, puis sous les arcades de l’église catholique, dans les allées de tombeaux.

Quand j’ai voulu entrer dans l’église, où résonnait un jeu d’orgues solennel, j’ai trouvé la porte fermée ; alors je ne sais quelles images lugubres se sont mises à défiler devant ma fantaisie ébranlée. Il me semblait rôder, comme Faust, autour de la maison de prière, où l’office des trépassés se célébrait sur le cercueil de Marguerite morte et sauvée. Je songeais à la lutte des bons et des mauvais anges, de Dieu et de Satan. Je devinais en outre l’horreur des maux irréparables, le fouet du remords, le ver qui ne meurt point, le feu qui ne s’éteint point. J’entrevoyais aussi la cruauté de la faiblesse et la coulpe de la douceur.

Deux jours accablés de doute et de remords, de Que faire ? devant deux roses et une branche de romarin que lui a laissées l’amie. Il y a à l’hôtel un peintre parisien. Amiel se distrait en jouant aux dames avec lui, et même en causant philosophie. La philosophie d’un Parisien ? Quand Louis XIV apprit la déception d’Oudenarde et la retraite de son petit-fils, il se contint autant qu’il put, comme il en avait l’habitude, mais, apercevant un valet qui desservait et qui dérobait un biscuit, il lui courut sus enflammé de colère, et lui cassa sa canne sur le dos. Les Français, qui sont en train de payer leurs premiers milliards à l’Allemagne, payeront encore les frais de la guerre du philosophe contre lui-même. Le Parisien réfute Hegel ! Il explique au Genevois que le protestantisme n’est pas une religion ! Attends, mon ami ! Le Journal d’après-souper se termine par une page de fureur contre l’esprit français, contre le peuple de l’apparence et du faux plaqué, ces logiciens, absolus comme l’ignorance, qui ne comprennent rien « que le noir et le blanc, le oui et le non, omettent ainsi toutes les couleurs d’une part et d’autre part tous les degrés intermédiaires entre l’affirmation et la négation… Leur casier de catégories est d’une simplicité sauvage. La punition, c’est qu’ils ne se jugent pas et sont farcis de préjugés, malgré leur incrédulité railleuse. Esprits mutinés, ils se prennent pour des esprits libres. Spirituels si l’on veut, mais bornés au dernier point. Ils vivent de rengaines toutes faites, et si Montégut appelle cette infirmité de l’idéalisme, c’est qu’il convient de dorer la pilule à un peuple qui n’aime que les fictions flatteuses et qui a peur de la vérité. » Comme disait Sarcey, qui tenait le précepte du docteur Blanche : « Quand ils sont dans cet état, il ne faut pas les contrarier. »

*

Le lac de Lucerne, c’est la plaque tournante des routes de l’Europe. Ce fut celle des routes d’Amiel. Le oui qui l’eût lié à Philine n’est pas sorti, le verrou qui l’en séparait n’a pas été tiré. Il n’a pas franchi le Rubicon. Il n’a pas marché vers l’Italie, où Égérie, la délicate et la résignée, était partie en envoyant la bague symbolique, et où sans doute elle attendait le couple. Certes Amiel fait intervenir ici dans sa longue analyse son incapacité de vouloir, son refus de choisir, sa peur de s’engager, son horreur de l’irrévocable, son hyperbole de neutralité. Mais un autre obstacle est là, positif et précis.

Comme, dans la Pharsale, la figure de Rome se lève devant César, l’image de Genève s’est dressée devant Amiel. Genève, dont les portes fermées avaient repoussé l’auteur des Confessions, a gardé et lié celui du Journal.

Ce n’est pas en vain qu’Amifel a donné à son amie le nom de l’actrice joyeuse et vagabonde de Wilhelm Meister. La femme que rejetait son milieu à lui, habituée à la vie cosmopolite, s’offrait à Amiel comme un appel de la route. Quelle vie eût-il vécue, dans la fraction de son nouveau demi-siècle ? Celle des pensions de famille italiennes et allemandes ? Sa gorge rendait nécessaires des soins de santé au soleil, le Midi, où il passa plus tard un seul hiver, l’Algérie, l’Égypte, où il rêva d’aller, et dont ses commensaux de Vitznau, cet automne de 1871, atteints un peu comme lui, discutent, pour les avoir éprouvés, les mérites comparés ? Le mariage eût probablement prolongé sa vie, que le climat de Genève abrégea. Mais que fût devenu le Journal ? Ce document était-il fait pour voyager de pension en pension dans les malles ? Quelle eût été sa place dans la vie conjugale ? Tolstoï, à la fin, était obligé d’avoir deux journaux, le Journal intime, que sa femme recopiait sur ses notes, et le Journal secret, que son fils appelle le journal des bottes, parce que Tolstoï, pour le soustraire à la comtesse, le cachait dans sa chaussure.

La Genève serrée, contrainte, métropolitaine, ou mieux acropolitaine, a pour déléguée l’autre amie, la puritaine, celle qu’Amiel appelle Calvinia, ou Seriosa, créature vouée à la porte étroite, ombre animée et pure de Saint-Pierre, Fanny Mercier. Il s’est souvenu de cette objurgation solennelle, où Seriosa parlait comme la voix exacte de la ville haute, « prononçant que l’entrée dans la vie errante serait pour moi la clôture de toute activité utile ».

Le motif de son refus, Amiel se l’avoue d’ailleurs avec précision. Genève, sous sa figure la plus sèche, la plus positive, la plus digne de figurer dans la Guerre civile du voisin de Ferney. « Je crois bien qu’en venant je me proposais de faire du 27 autre chose que je ne l’ai fait. J’avais une seconde intention, qui a reculé à la minute décisive, devant quoi ? devant la peur. La peur de quoi ? des conséquences. Quelles conséquences ? une démission à l’heure inopportune, qui me ferait mal juger et blâmer par tout le’ monde, et réjouirait mes ennemis. » Ses ennemis : le recteur, qui déteste, ici comme en France, M. Bergeret, — le Journal de Genève, vétéran chevronné de la conspiration du silence, — le concierge Légion, du Presbytère, qui prend la tête, les cent têtes de la conspiration inverse, celle du bruit autour des amitiés féminines d’Amiel. On est à quelques jours du 15 octobre. Et Amiel remarque quelque part que le 15 octobre est une grande date de l’année : c’est le jour où change l’horaire des bateaux et où reprennent les cours académiques. Rentrée effroyable, où éclatera comme un coup de tonnerre cette étonnante nouvelle : le professeur de philosophie court les routes de l’Italie avec la petite personne que vous connaissez, et qu’il a épousée ! Un quidam, le signor B.ni, aspire justement à la succession académique d’Amiel : un ancien inspecteur, qui parade dans les congrès cosmopolites (déjà !), qui est radical militant, en outre.

En donnant ma démission à présent, je courrais grand risque d’être blâmé par tous mes collègues (sauf un), et de me voir salué par un article de censure, qui exalterait du même coup mon successeur éminent (qui sait si l’on n’ajouterait pas, peut-être sans ironie, un mot de plus, celui de dévoué). Ainsi, par une rencontre bizarre, le dévouement de fait que j’ai montré depuis et pendant vingt et un ans serait oublié en un jour, et ce serait un passant, qui avait tué l’enseignement de l’histoire à notre Faculté, qui récolterait les remerciements ! Les républiques sont ingrates, les journalistes indifférents, les collègues distraits et la destinée burlesque.

*

Le jour où il eut ses cinquante ans, Amiel choisit une dernière fois sa vie, qui demeura la même : la matière du Journal, ce qu’il fallait à l’organisme pour déposer ce calcaire.

Il continua de publier des livres, des vers, des poèmes de circonstance pour les événements genevois. En 1872, on n’inaugurerait pas l’Université des Bastions sans une cantate composée par le professeur Amiel. Il écrit deux judicieux essais de critique, ses meilleurs, une étude sur Mme de Staël et une Caractéristique de Jean-Jacques Rousseau. Il n’abandonna jamais la régularité des petites occupations, et le Journal en est une. S’il manque de volonté dans les grandes choses, il en emploie dans les petites.

Il avait, quoi qu’il paraisse, peu de goût pour la solitude continue. Il lui fallait des femmes, dans ses journées. S’il ne trouve personne avec qui bavarder dans les pensions de famille, ce lui est, durant ses vacances, un motif suffisant de quitter son coteau de Charnex. À Genève, il combine sa vie de manière à garder toujours un pied dans une famille, ou plutôt ses deux pieds dans deux familles. Quand une pension s’ouvre rue Verdaine au-dessus de l’étage de Marc Monnier, il va y habiter. Il désire le contact avec la bonne humeur pétillante de ce charmant garçon, comme une peau de chat pour son rhumatisme moral.

En février 1870, une institutrice franco-genevoise, étant allée soumettre au vieux poète Petit-Senn, dans sa maison de Chêne, un manuscrit de vers, qui s’appelait Fleurs et Cyprès, reçut de l’humoriste octogénaire, alors retiré du monde, le conseil d’aller porter cela au professeur Amiel. De même, quelques années plus tard, une lettre d’Amiel signale cet événement : « M. Naville m’envoie une élégie en prose qu’une dame de ses relations voudrait voir mettre en vers. Si je le fais, corvée absurde. Si je ne le fais pas, une ennemie de plus. » Les facteurs de France, nous apprend Giraudoux, quand des vers étaient mis à la poste sans adresse, les dirigeaient vers Coulonges-sur-l’Autize (Deux-Sèvres), résidence d’Henri Martineau. Un humoriste genevois, ou un Genevois humoriste, en 1870, orientait aussi naturellement vers Amiel Égéries en disponibilité, Muses cantonales, et Corinnettes.

L’institutrice se nommait Céleste-Vitaline Benoît. Le lendemain du jour où elle avait envoyé le poétique cahier au 16 de la rue des Belles-Filles, elle recevait sur papier jonquille une réponse en vers.

Au tort que l’on partage aisément l’on pardonne.
        Je vais, je crois, répondre en vers.
        Mademoiselle, à ce travers,
        Tenté par vous, je m’abandonne.
Une corde en repos près d’une autre résonne ;
À minuit, quand on sort du théâtre, on fredonne,
Et je sors à l’instant de vos jeunes concerts.

Il y en a deux pages. Ainsi se nouaient les amouritiés d’Amiel. Ainsi se recrutait le bataillon des Amiélines, où Céleste-Vitaline allait gagner des grades, puisque, sous le nom de Berthe Vadier, dont elle étiqueta dans la suite une méritante production littéraire, elle écrira, après la mort d’Amiel, sa première biographie. Quelques mois après cette lettre, ils s’appelaient filleule et parrain.

Après le naufrage du projet philinien, qui n’avait pu doubler le Cap des Rêveries, Berthe Vadier figura une position de repli, et l’un des deux foyers des dernières années d’Amiel. Il les passa, ces années, rue Verdaine, comme pensionnaire de sa filleule et de la mère de sa filleule. Il gardait d’ailleurs la rue des Belles-Filles pour sa bibliothèque et sa solitude. Tout cela était bien combiné ! Le tournant du Cap des Rêveries et de la cinquantaine a été le bon. L’occasion de posséder en Philine, à ses risques et périls, une vraie femme, a passé. Amiel vivra ses dix dernières années entre deux ombres d’épouse : l’une de confort, d’attentions, de bons soins, de foulards brodés, de cuisine de régime et de thé bien fait, qui est Berthe Vadier ; l’autre d’élévation, de direction, de réflexion, qui est Fanny Mercier ; entre les deux, bien entendu, les rivalités que l’on devine, les petites comédies du harem spirituel ; toutes deux à quelques pas l’une de l’autre, derrière la cathédrale, dans la partie petite-bourgeoise du haut de Genève, rues Verdaine et Bourg-de-Four, le coin exact qui sied à l’horlogerie minutieuse et infinitésimale du Journal.

*

Ne réduisons pas à un rôle matériel les attributions de Mlle Benoît dans ce gynécée. Ce n’est pas la simple Céleste du Proust genevois, mais une femme de lettres. Elle a écrit une vingtaine de volumes pour les enfants, fait représenter une cinquantaine de pièces par des petits garçons et par des petites filles, même au Grand-Théâtre de Genève une traduction en vers de l’Alceste d’Euripide. D’autres pièces étaient jouées par une fille et un garçon qui n’étaient plus jeunes.

Le 18 mars, fin du semestre académique, Berthe Vadier, drapée en Muse antique, récitait, dans le salon de la rue Verdaine, des vers au professeur qui venait de terminer son cours sur la philosophie grecque.

Digne enfant de la Grèce antique,
Qui faites connaître à nos bords
Et la morale du Portique
Et l’hellénisme et ses trésors,

En vain, sous un climat barbare,
Vous a fait naître le destin,
Vous êtes, esprit doux et rare,
Fils de Socrate et de Plotin.

Puis un Avril d’Orient est chanté sur l’air du Chalet en un costume d’argent voilé de gaze bleue : est-ce le nom de Céleste qui l’exige ? On jouait la charade, les saynètes de Berthe Vadier, la tragédie classique…

Faut-il ajouter qu’aux échecs et aux dames Amiel était extraordinairement habile, que Berthe Vadier était son élève, que ses lettres, pendant ses absences dans les pensions de famille de Clarens, de Charnex, d’Hyères, abondent en communiqués de victoire ?

Conviendrait-il d’oublier que, chez Berthe Vadier, la plume d’Amiel enfantait indéfiniment et quotidiennement des acrostiches ou des énigmes, ou des vers de circonstance, qu’on jetait dans une boîte verte, et qui nous rappelleraient — pourquoi pas ? — les adresses en vers de Mallarmé ? Ou qu’une des occupations les plus chères des deux célibataires était de faire, à la fenêtre, des bulles de savon ? Amiel nous dit dans le Journal quelle date ce fut rue Verdaine qu’une bulle miraculeuse, dont le savon s’était durci en pellicule, et qui, refusant d’éclater, circula un quart d’heure dans la chambre comme une planète en visite. La fenêtre donnait vers le collège, et Berthe nous assure que ces bulles faisaient la joie « des collégiens enchantés de voir un professeur de l’Université s’amuser comme l’un d’eux ». Ces garçons ont aujourd’hui dépassé la soixantaine. Ils m’assurent que le professeur aux bulles leur paraissait fort ridicule. Je soupçonne même que l’idée de consacrer une biographie à leur falot compatriote ne leur semble pas la moins vaine des sphères de savon associées pour eux à la figure du Penseroso.

Qu’en savent-ils ? Ces bulles de savon partent de la chambre d’un philosophe. Leur tige de paille, est cousine du roseau qui chante dans l’Après-Midi d’un Faune. Et Berthe Vadier, dans sa pension de famille, abrite un Berger et hégélien.

Les esprits individuels ne seraient-ils pas semblables aux sphérules que l’éventail fait sortir de la bulle de savon qu’il divise ? Toutes tendent à reconstituer la sphère et à reproduire soit les couleurs du prisme, soit l’image du monde circonvoisin. Elles ne sont qu’apparence et se contentent de l’apparence, mais elles réalisent la loi. Ce qu’elles contiennent de substance n’est presque rien ; c’est une goutte d’eau avec quelques atomes de savon. Leur loi est de s’arrondir sous le souffle de l’espérance, et de se tisser en globe avec un grain de vérité, développé en tout sens par la fantaisie et l’illusion. La différence des pompholyx et des hommes, c’est que les premiers ne se trompent pas, et que les seconds se trompent presque toujours. Les bulles sont réussies, les individus ne le sont pas… La société seule représente une unité un peu complète… L’individu n’est qu’un point qui devient cercle, cellule, organisme, vie, pensée, et qui à travers toutes les formes momentanées que nécessite l’action, ne perd point de vue la sphère, la totalité, l’harmonie.

Tête complète et profond diadème,
Je suis en toi le secret changement.

Tu n’as que moi pour contenir tes craintes !
Mes repentirs, mes doutes, mes contraintes,
Sont le défaut de ton grand diamant !…
Mais dans leur nuit toute lourde de marbre,
Un peuple vague aux racines des arbres
A déjà pris ton parti lentement.

Ne dévions pas sur Valéry. Demeurons en Amiel. Il y a là cinq pages du Journal, belles et pleines, méditation cosmique qu’Amiel rédige le dernier jour de mai 1880, le dernier printemps où s’attardent, à la surface, ses repentirs, ses doutes et ses contraintes avant de descendre au cimetière lacustre, entre les racines du cyprès qui l’ombragera à Clarens. Ces cinq pages, commencées à huit heures, écoulent, ce matin, sous sa plume, le flot égal de leur intelligible lumière. Amiel écrit pendant deux heures, après le café au lait de Mme Benoît, deux heures coupées, j’imagine, par des regards à cette fenêtre familièrement peuplée dont le paysage baigne dans la matière du Journal intime : la cour du collège, où il y a sa jeunesse ; le Salève où il y avait le cénacle Amiel, Heim, Scherer, Naville. Sa méditation s’achève sur cette rentrée en lui : « À défaut d’épouse, de confident, d’ami, on prie ; à défaut de prière on ouvre son Journal intime. Et les pages suivent les pages, comme chez une femme qui regrette sa jeunesse les larmes suivent les larmes, sans arrêt et sans témoin, sans refoulement et sans excitation. » Des bulles aux larmes, Amiel a vécu dans un monde insubstantiel et non vide, féminisé, mais non inhumain. Ce monde en vaut un autre, si un autre le vaut.

*

Il en vaut un autre. Car il faut des philosophes. Il en faut même à Genève. Un philosophe, entre ses bulles, fait bien à une fenêtre si voisine de celle d’où descend la Bibliothèque de mon Oncle. L’universel, peut-être, se greffe sur le minuscule mieux que sur, le grand, sur le parvulissime mieux que sur le petit. La cité des esprits se construit très librement si elle prend occasion et source d’une cité presque sans matière, d’une bulle insubstantielle de savon, mais qui dure, comme la bulle miraculeuse. Un parlementaire français du Midi, à qui on disait que les États suisses confédérés étaient des cantons, s’exclamait : « Des cantons ! Mais alors ils sont tout petits ! » C’est vrai en tout cas du canton de Genève, dont les dimensions ne dépassent pas celles du canton de Tournus. Amiel a éprouvé mieux que personne les inconvénients qu’il y a à être le citoyen d’un si petit État. Mais il en connaît et on en voit aussi les avantages.

Il y a la contre-partie (employons, pour Genève, des images bancaires). Un homme voué par sa destinée à l’exercice de l’intelligence, un esprit à facettes, compréhensif, multilatéral et neutre, un penseur de langue française formé par la culture allemande, il a reçu une grande grâce si sa position civique lui permet de porter cette neutralité avec une bonne conscience, de la transformer en impartialité, en critique nue et en cléricature pure, de penser et de peser à l’ombre d’une Croix-Rouge intellectuelle. Amiel écrivait pendant la guerre de 1870 : « Je rends grâce à Dieu d’appartenir à un pays et d’avoir une situation qui me permettent de dépouiller mon âme de ces préjugés et de ces emportements vulgaires, et de ne chercher que la justice, comme un homme calme. » Un homme calme qui, ne l’oublions pas, a fait Roulez, Tambours. Quand les Genevois ont mis une plaque sur la maison de la rue Verdaine, ils l’ont dédiée à « l’auteur du Journal intime et de Roulez, Tambours. » Les compatriotes d’Amiel sont, comme vous et moi, des hommes calmes, c’est entendu, à condition qu’on les laisse tranquilles.

Sous ces réserves, ou plutôt sous cet éclairage, on reconnaîtra qu’Amiel, qui a été, jusqu’ici, le Genevois le plus intelligent, ou plutôt le plus intellectuel, est aussi celui où l’esprit genevois, sans perdre le moins du monde son suc et sa saveur autochtones, tourne le plus naturellement à l’esprit de Genève. Le jour où les concitoyens de Rousseau, de Mme de Staël, de Sismondi, de Dunant, composeront avec des écrits genevois un recueil analogue à celui que Paul Desjardins a formé sous le titre des Français à la recherche d’une Société des Nations, ils pourront, entre autres pages d’Amiel, y faire figurer celle-ci, qu’il écrivait le 9 août 1877, à ces bains d’Ems d’où huit ans auparavant était sortie la guerre entre les deux grandes nations auxquelles le liaient sa langue et sa culture.

La justice consiste à reconnaître le droit des autres, le droit réciproque, ponctuel, équivalent, des autres nations, des peuples, des sociétés, le droit de l’humanité. Ne serait-ce pas les petits peuples qui peuvent le mieux élaborer les notions de justice internationale ? Les gros ont tous les appétits les plus violents et les intérêts les plus passionnés. Us sont les analogues des grands carnassiers. La justice suppose la noblesse de l’âme et le désintéressement. — Une fédération de petits peuples libres, qui ne demandent que l’indépendance, semble la patrie naturelle des idées historiques plus humaines, le sol des théories épurées de civilisation. Un Anglais, un Allemand, un Français, un Russe, un Américain, a toujours une arrière-pensée sur la suprématie, l’hégémonie de sa nation. À son insu il veut la gloire de son peuple et croit à sa supériorité. Un Hollandais, un Danois, un Suisse échappent à cette tentation et à cette illusion. Ce n’est pas eux qui voudraient américaniser, franciser, germaniser, russifier l’Europe. D’avance ils sentent l’avantage et le droit de la diversité. Ils sont plus affranchis des préjugés de nationalité, de race, de confession, de langage. Et le Suisse a peut-être encore la position la plus privilégiée, car sa patrie parle quatre langues, a trois religions, et vingt-cinq communautés politiques. Il sait donc mieux à quelles conditions on s’allie et l’on vit en commun, sans trop se fouler les uns les autres.

Cela, notons-le, n’apparaît point chez Amiel comme une trouvaille, une révélation extraordinaire, mais émane, naturellement, de sa pensée vraie, de sa manière d’être, de son mouvement staélien, de sa culture cosmopolite, de son esprit de bienveillance et de justice, de son statut et de sa conscience de citoyen, de ce paisible impérialisme qui voit dans la Confédération Helvétique le type et le noyau de la fédération européenne. La Genève de Calvin et la Genève de Mme de Staël contractent ici le même degré de fusion que dans la création du presbytérien Wilson. C’est bien. Mais dans un dialogue d’été sur le quai Wilson, un dialogue où toutes les voix doivent avoir place, une Société des Idées où toutes les idées ont leurs délégués, quelqu’un peut-être ferait observer que si, depuis Mme de Staël, aucun cerveau genevois n’allait plus naturellement que le cerveau d’Amiel à une Société des Nations (étant lui-même, d’ailleurs, une société d’idées adverses), il n’est pas exclu qu’une Société des Nations soit en danger (un danger évitable) de prendre plus ou moins la forme du cerveau inopérant d’Amiel. Telle conférence sur le désarmement, au moment où j’écris ces lignes, ne ressemble-t-elle pas quelque peu à la conférence intérieure d’Amiel sur son mariage ? Le Journal est plein de « recommandations » que l’Amiel pensant se fait à lui-même, et que l’Amiel agissant met au panier (le Journal, c’est même ce panier). Il est fâcheux que la nature n’ait pas utilisé le cerveau de notre philosophe pour y installer un laboratoire de critique européenne, la critique d’un Sainte-Beuve lémanien, staélien, cosmopolite et philosophe, qui nous manque. Mais les architectes du Palais des Nations, à l’Ariana, n’agiraient point prudemment, tout de même, s’ils le prenaient pour modèle.

*

Cet arbre du Journal, qui touche ainsi aux étoiles et aux nuages, aimons-le d’être raciné sur la vieille place de Genève, comme les arbres mêmes du Bourg-de-Four. Autour de cette place, centre de ses trois attaches (les livres, rue des Belles-Filles, la pension de la rue Verdaine, la Passerine de Seriosa), Amiel achève, en décrivant une courbe locale, bien régulière, sa vie genevoise. Il appartient à la dernière génération pour qui le progrès des familles, l’étape de Paul Bourget, se soient faits de bas en haut, le long d’une différence de niveau qui, entre le lac et la Cour Saint-Pierre, est bien d’une soixantaine de mètres. La causticité des rues basses avait créé jadis le type du grimpion, dont Petit-Senn a établi la philosophie, notant le jour où « tout à coup un char de triomphe emmène pompeusement les meubles, les ustensiles et les dieux lares du grimpion devant quelque bel édifice d’une rue bien sèche, bien aérée, bien élevée surtout ». Si le biographe d’Amiel travaillait ici à la loupe, il montrerait sa vie parfois prise et tiraillée dans les problèmes genevois de l’élévation, matérielle et morale, aussi compliqués alors que ceux de l’étiquette mondaine pour les personnages de Marcel Proust. Il nous suffit de noter que, né dans le bas de la rue Verdaine, et dans l’épicerie paternelle, Amiel mourut au numéro 13, à mi-hauteur. Un employé de cirque, ayant rempli dix ans un pied de derrière de l’éléphant factice, demanda de l’avancement à la direction. Jugeant la réclamation fondée, elle décida : « Vous ferez un pied de devant ! » Du pied de la rue au 13 la distance n’est pas beaucoup plus considérable. Mais quelle distance ici-bas l’est davantage, comparée à celle de la Terre à Sirius ?

Amiel est de ceux qui transforment naturellement ces élévations et ces avancements de quelques mètres en valeur sur Sirius. Un jour, il trouve dans des papiers de famille des lettres de ses grands-parents, et il les porte à sa sœur. Les deux sœurs d’Amiel ont épousé l’une un pasteur distingué, l’autre un des médecins célèbres de Genève. Ces souvenirs des humbles origines, et du temps où l’on était dans les pieds de derrière de l’éléphant, sont, paraît-il, reçus froidement. Ou du moins Amiel se l’imagine. Le professeur pourrait relire dans Petit-Senne le portrait du grimpion, où cet incident était prévu. Il préfère se tourner du côté très précisément inverse, le point de vue cosmique, la Gründlichkeit berlinoise, et il note :

L’amour-propre aurait à gagner à constater l’ascension ; mais il obéit au préjugé nobiliaire et rougit d’une extraction modeste… Au fond, ce sont les deux conceptions du monde qui sont ici en lutte : celle du Judaïsme ou de la Gnose, et celle de la science contemporaine ; la première voyant dans la création spirituelle une décadence continue, la seconde y voyant une évolution constante ; l’une partant de la perfection hypothétique, l’autre y tendant.

Les travers du grimpion genevois sont associés à une métaphysique de la chute, laquelle a ne devient belle que dans le platonisme, parce que le néant y est remplacé par l’Idée, qui est, et qui est divine. » Entre l’Institution chrétienne et le Journal intime, la butte genevoise est un lieu où souffle l’esprit, la bulle genevoise est gonflée par l’esprit. C’est sans doute parce qu’elle pourrait s’envoler qu’il lui faut le contrepoids d’une solide matérialité, laquelle ne lui fait pas défaut.

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De l’Institution au Journal il y a plus d’un lien, et l’un de ces liens a figure de femme. Amiel parle quelque part du « sentier étroit de Gide ». À ce moment André Gide n’est encore qu’un pervers garnement de quatre ou cinq ans, et il s’agit d’une pièce d’anthologie du poète genevois Etienne Gide. Mais s’il eût vécu un quart de siècle plus tard, peut-être qu’Amiel, aux surnoms de Seriosa, eût aimé ajouter celui d’Alissa. Seriosa, Calvinia dans ces fenêtres du logis de la Passerine, ouvertes sur le chœur de Saint-Pierre, encadre une calviniste de la porte étroite. Elle a renoncé à toute part personnelle, mais peut-être avec moins de décision volontaire qu’Alissa, car elle fût devenue volontiers la femme du professeur Amiel. En 1874, dans ce Charnex d’automne au balcon duquel Amiel conduisit tant d’amies, après deux heures d’entretien où, dit-il, « nos regards erraient sur l’immensité bleue et les contours de ces riants rivages. Tout était caressant, azuré, amical. Je suis toujours émerveillé de lire dans cette âme profonde et pure. On fait ainsi un tour en paradis », Seriosa lui dit : « Il y a quinze ans que je vous étudie et que je crois vous connaître. Vous auriez besoin d’une protection journalière, car vous vous confiez trop et ne vous défiez pas assez. » Le mariage dut cependant être exclu de cette protection journalière. Chargée de famille, exténuée de labeur, Seriosa manquait de santé, plus encore de beauté. Elle eut Dieu pour principal partage, et son Dieu calviniste aurait bien été le contraire du Dieu hégélien auquel s’arrêta Amiel, si Dieu tout court excluait les contraires.

Dans les demi-amours d’Amiel, et particulièrement avec cette catégorie de brunes impérieuses que nous avons rangées sous le patronage de Corinne, sa nature à lui avait assumé souvent la fonction féminine. Cette personnalité liquide rencontre en Seriosa un complément viril. Il admire sa force d’abnégation et de travail. Elle donne cinq leçons par jour, elle lit beaucoup ; malade elle-même, elle soigne une maison de malades ; elle n’omet aucun des minuscules devoirs sociaux de l’exigente Genève ; et de la flèche de Saint-Pierre, devant sa fenêtre, elle dit : Voilà ma force !

Quand un Français a besoin d’une périphrase pour désigner Genève, il écrit : l’austère cité de Calvin. Ne discutons pas la mesure dans laquelle ce mot répond encore à la vérité. Mais dans le sol de cette austère cité, Calvinia, mieux que tout autre aspect de sa vie, a figuré le lien d’Amiel avec le sol antique, le contraire de la nomade Philine. Austère, active, croyante, Amiel l’accepte et la vénère comme rappel nécessaire, nécessaire à un Genevois, de la lutte contre la nature. C’est sur plus d’un plan que Genève mérite le nom de cité des mécontents que lui donne Machiavel. Cette passivité de contemplation, d’impartialité et de douceur à laquelle sa vie est menée comme à son niveau de base, Amiel y reconnaît bien, à ses heures, « le desséchement aride, l’ensablement, la pétrification ». Il est bon qu’il y ait auprès de lui une âme forte pour le soustraire à l’automatisme, pour placer sur cet ensablement le signe de la mauvaise conscience. Seriosa « y voit l’envahissement de la mort. Il est sûr que c’est le contraire de la vie ».

Plus encore que par le bienfait qu’il en retire, celui d’un scrupule, d’une clairvoyance, d’un contrôle et d’un blâme de soi, Amiel est lié à Seriosa par le bien qu’il lui fait, par l’existence utile qu’il contracte autour d’elle, par elle, pour elle. « Faire du bien à une fille du ciel qui porte sympathiquement les fardeaux de tant de cœurs affligés et de tant de vies souffrantes, c’est une bénédiction dont je sens tout le prix. Il y a une sorte de félicité religieuse à retremper la force et le courage de nobles caractères. On est surpris de posséder cette puissance dont on n’est pas digne, mais on veut du moins l’exercer avec recueillement. »

Ce bien qu’il fait, c’est ce détachement religieux, cette « désappropriation » philosophique que Seriosa reconnaît chez lui et apprend avec lui. Une endosmose s’accomplit. Rousseau, dans Héloïse, a voulu donner à sa compatriote genevoise le caractère prêcheur. L’hôte de la Passerine est prêcheur, Seriosa est prêcheuse. On songe à ce mot d’élevé qui prend un son spécial dans la société genevoise : lectures élevées, conversation élevée, et qui l’avait mieux encore ; au temps où les degrés de noblesse de Genève étaient les escaliers de sa ville haute. La Passerine est un lieu élevé. Du stoïcisme chez le philosophe, du calvinisme chez la puritaine, on pourrait dire, à condition de dépouiller le mot de toute son ironie et de l’accepter dans un sens modéré, ce que Saint-Simon dit de Fénelon et de Mme Guyon, que leur sublime s’amalgame.

Si Amiel donne à son amie le sentiment qu’il a assisté à la création du monde, de son côté elle collabore avec bien des pages du Journal pour nous défendre d’oublier la marque calviniste de son auteur, son interrogation : « Qu’est-ce que M. Renan fait du péché ? » (à la réponse de Renan : Mon Dieu, je crois que je le supprime ! Amiel finit d’ailleurs par faire bien des concessions), son hostilité contre le monde jésuitisé qui commence, aux portes de la cité, chez le symbolique curé de Confignon, et cette croyance moins en la bonté de Dieu qu’en sa justice, une justice qu’Amiel reconnaît et salue, quand il regarde jusqu’au fond dans les épaisseurs de sa vie singulière : cet On n’a droit à rien, que, par une instructive coïncidence, on retrouve chez Stendhal. Entre les lieux où Amiel a senti souffler l’esprit, les ruines du château de Faucigny, la colline de Heidelberg où il lisait Hamlet, l’été de Charnex où il relut Schopenhauer, ce cap des Rêveries où Philine, descendue la première dans la barque, lui faisait signe, il y a cette Passerine, qui, après lui, eut son Journal, comme le cimetière de Clarens son corps.

Aussi tout son cœur, le dernier été de sa vie, en juillet 1880, s’ouvre-t-il à oie qui vibre dans la Passerine, quand le peuple genevois rejette la loi portant séparation de l’Église de Calvin et de l’État. L’après-midi du 5, la Clémence, la vieille cloche nationale, après avoir sonné la proclamation des résultats du plébiscite, a recommencé pour appeler à la prière. Cinq mille hommes sont montés du Molard à Saint-Pierre, avec leurs musiques, portant les bannières de 1813, pour un service d’actions de grâces. Amiel, protestant de la Ville-Église comme Calvin, citoyen de la Ville-Patrie comme Rousseau, écrit le soir, à l’heure du Journal : « L’âme de la vieille Genève et l’esprit des ancêtres étaient bien sous les voûtes du temple, qui abritait en quelque sorte la République entière, comme au temps d’Athènes et d’Argos. »

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Ville-Eglise, une ville qui tient dans une église, oui ! Mais le nom de Genève aussi suscite un lac, l’eau de lumière et la coupe de verdure, l’aspect des oasis et des belvédères, et l’automne vaudois, nombreux comme une page de Rousseau. Ce bel automne de 1880, éprouvant sur la branche natale la précarité du fruit mûr, Amiel se résorba dans l’esprit. « Il me semble à moi-même qu’avec le déclin de ma force active, je deviens plus esprit ; tout me devient transparent, je vois les types, les Mères, le fond des êtres, le sens des choses. » Dans le miroir du lac il connut son vrai visage purifié, ramené vers son essence, déjà submergé par l’aube du tombeau.

Il passa son dernier automne dans cette campagne de Clarens, où, deux mois avant de mourir, il achète dans le merveilleux cimetière, lui le perpétuel et malcontent locataire, l’hôte des parents et des maisons de famille, non loin de la tombe de Vinet, une place pour ce corps qu’il retenait si mal. Des journées belles et pleines, comme les chars de vendange vaudoise, lui préparaient le vin des souvenirs éternels.

En janvier, il sut que l’année 1881 serait la dernière, que le foulard blanc légendaire ne défendrait plus longtemps la gorge que le croup avait touchée en 1825. Après ce sursis d’un demi-siècle, revinrent ceux qu’il appelle ses étrangleurs, ses Thug. Il n’alla pas chercher en France ou en Italie du soleil et des sursis, et, dans l’hiver genevois, il fit jusqu’au bout ses leçons. Il pensa à Charles Heim, l’ami qui l’avait précédé de treize ans, « mort comme Épictète, comme Spinoza. Tâchons de faire de même. » Montaigne aurait souhaité mourir seul, en voyage, dans une auberge. Jamais le célibat, l’indifférence apparente de Genève, ne pesèrent moins que dans ces derniers jours à l’auteur du Journal : « Leibnitz n’a été accompagné au cimetière que par son domestique. L’isolement du lit de mort et du cercueil n’est donc pas un mal. Le mystère ne se partage pas. Le dialogue entre l’âme et le Roi des épouvantements ne réclame pas de témoins. »

Il y avait dans les Vosges un prêtre qui autrefois avait envoyé des vers à Sainte-Beuve. Le critique, qui s’était cru un moment désigné pour tenir en France, comme poète, la place des lakistes anglais, songea peut-être aux lacs des Vosges, répondit au rimeur, lui conseilla de s’inspirer de Wordsworth et de Cowper. L’abbé suivit religieusement le conseil ; il ne savait pas l’anglais : il l’apprit. Il traduisit les poèmes des lakistes, et il en fit d’autres pour son compte, qu’il réunit sous le titre attendu de Fleurs des Vosges. Il s’appelait l’abbé Roussel. Il était curé de Domremy. Le recueil d’Amiel, Jour à Jour, lui était venu dans les mains. Il y avait reconnu quelque chose de son cœur et de sa destinée, de sa vie solitaire et spirituelle de poète traducteur ou d’ami des lacs. Il avait écrit au professeur, qui avait répondu. Le curé et le philosophe échangeaient leurs vers. Et le 13 avril Amiel note : « Une triste nouvelle m’arrive. Le doux curé lorrain est mortellement malade. Les médecins ne lui accordent que deux mois. » C’était un de plus qu’il n’en restait à vivre au doux philosophe genevois. Le 29 avril il traça la dernière ligne du Journal. La mort solitaire de Leibnitz ne l’eût pas effrayé. Mais il mourut dans sa chambre de la rue Verdaine, chez Berthe Vadier et sa mère, où abondaient les fleurs, les gelées envoyées au malade, les lettres d’amis et d’amies, où il avait écrit six mois auparavant : « L’état de maladie est ici une douceur et non un effroi. » Le 11 mai, au matin, il cessa, douze jours après que le Journal eut pris fin sur ces mots : « La mère et la fille rivalisent de zèle depuis trois mois, et n’acceptent encore aucun secours ni partage. » Lui, le grand partagé….

Dès 1874 il avait élu le cimetière de Clarens. Il souhaitait reposer dans des lieux où il eût vécu avec douceur, plénitude, silence, employé son passage terrestre au dessin et à la stabilité d’une forme éternelle. Sa place est marquée par cet hémistiche : Aime et reste d’accord ! C’est bien. Il est enveloppé dans un mot stoïcien. Sa fin avait été, en somme, mais sans extrême tension, et comme celle de Heim, une fin stoïcienne. L’année qui précède sa mort, il traduit en vers métriques l’Hymne de Cléanthe. Il a pour voisin de tombeau Alexandre Vinet. Dans ce beau lieu de montagne et d’eaux bleues, d’arbres et d’oiseaux, de verdure et de roses, le Genevois et le Vaudois, de nature, de vie et d’œuvre pourtant si différentes, nous établissent par leur souvenir un promenoir humain, sérieux sans tristesse, des Champs-Élysées de l’esprit, accordés à la nature spiritualisée du Léman, et où l’on voudrait que Sainte-Beuve, dont l’enterrement fut si triste, eût songé à occuper un coin.

*

Le Journal a été tenu souvent par Amiel lui-même pour le type de l’écriture inutile. Et il est peu de ses opinions qui aient été, même et d’abord chez ses concitoyens, si volontiers partagées. La vérité est que grâce au Journal, à ses dernières pages, on possède un de ces testaments, si rares depuis le Phédon : le philosophe devant la mort. « Ni le soleil ni la mort ne peuvent se regarder fixement » : ce mot n’est pas vrai pour un philosophe. Il y a un moment où la mort se confond avec le soleil du monde intelligible, et où l’œil intérieur les contemple avec une égale fixité. Avec les Derniers Entretiens de Renouvier, les pages de la dernière année d’Amiel sont seules à nous apporter un de ces monologues lucides et pacifiés de la dernière heure. On y attendrait les vers de la Bouteille à la mer.

Ci-joint est mon Journal, portant quelques études
Des constellations des hautes latitudes…

Comme le dit Renouvier, un philosophe ne croit pas à la mort. Et Amiel est un philosophe. Mais quel genre de vie envisageait-il par-delà le petit moment mystérieux ?

Il a dépouillé peu à peu, en protestant élève de l’exégèse et de la philosophie allemande, la matérialité des dogmes chrétiens, la théologie du Dieu personnel.

Depuis bien des années, le Dieu immanent m’a été plus actuel que le Dieu transcendant, la religion de Jacob m’a été plus étrangère que celle de Kant ou même de Spinoza. Toute la dramaturgie sémitique m’est apparue comme une œuvre d’imagination… Il me semble que ce qui me reste de toutes mes études, c’est une nouvelle phénoménologie de l’esprit, l’intuition de l’universelle métamorphose… Toute croyance spéciale est une raideur et une obtusité, mais cette consistance est nécessaire à son heure. Notre monade, en tant que pensante, s’affranchit des limites du temps, de l’espace et du milieu historiques ; mais, en tant qu’individuelle et pour faire quelque chose, elle s’adapte aux illusions courantes et se propose un but déterminé. Il est permis d’être homme, mais il convient aussi d’être un homme, d’être un individu. Notre rôle est double. Seulement le philosophe est autorisé à développer surtout le premier, que la presque totalité des humains néglige.

Il avait traversé beaucoup de ces croyances spéciales. Il avait espéré longtemps l’immortalité personnelle. Il pencha aussi vers cette immortalité facultative qu’ont envisagée avec faveur plusieurs théologiens protestants. Mais le peu de foi qu’il avait dans l’existence de sa personne pendant la vie ne le préparait point à exiger d’une ferme espérance l’existence personnelle d’outre-tombe. Le mot de sa pierre : Aime et reste d’accord, exprime à peu près sa pensée, le Oui à l’être, quel qu’il soit, l’amitié avec le monde, le consentement quiétiste à Dieu.

*

La plupart des hommes sont précipités dans la mort avec l’inattendu et l’étonnement de celui qui tombe d’un sixième étage. Ce n’est pas le cas d’Amiel, qui habite déjà au rez-de-chaussée, et que la mort ne fait que confirmer dans un certain état d’absence chronique. Les pages qui précèdent ont développé l’histoire d’un homme qui n’a pas eu d’histoire. À la vérité, nous serions mieux à l’aise avec Amiel si, au lieu de vivre en un corps, il eût été pensé, créé par autrui avec les possibilités, l’idéal, les déchets d’autrui : un Bergeret, un Teste.

Lorsque Paul Valéry succéda à Anatole France, quelqu’un ébaucha un dialogue, qu’il n’a pas publié, entre Lucien Bergeret et Edmond Teste. Aujourd’hui on introduirait bien volontiers entre eux cette troisième ombre, Amiel.

La conversation des grands absents. Voici le jardin botanique de Montpellier, où l’on rencontre quotidiennement M. et Mme Teste, « où tous les gens à pensées, à soucis et à monologues descendent vers le soir, comme l’eau va à la rivière, et se retrouvent nécessairement. Ce sont des savants, des amants, des vieillards, des désabusés et des prêtres, tous les absents possibles, et de tous les genres. On dirait qu’ils recherchent leurs éloignements mutuels. » Jardin botanique de Montpellier, et ce Mail avec son orme à l’ombre duquel M. Bergeret attend M. Lantaigne, et cette Treille de Genève, où pendant trente ans Amiel a fait sa promenade quotidienne, et ces gazons de Charnex qui étaient sa Treille d’été, cela se fond dans une image stylisée, dans des Champs-Élysées de la vie diffuse ou diluée, dans une même allée ombreuse, un vestibule des Mères, où des êtres, pour contracter la nature naturante, se dépouillent de la naturée.

À la dame qu’il rencontre à un enterrement, et qui lui demande, avec quelque réprobation, s’il ne souhaite donc pas être immortel, M. Bergeret répond : « Non, madame, je me contente d’être éternel ! » L’éternité spinoziste est une vocation, plus ou moins contrariée, de Bergeret. De Teste et d’Amiel aussi. Le contentement d’être éternel, voilà l’opposé peut-être, l’anti-terre, de ce qu’est pour le commun la joie d’être au monde, et c’est cela qui les réduit tous trois, parmi les hommes, à la condition d’ombre sur un mail, une terrasse, un jardin.

Le recteur de l’Académie où M. Bergeret enseigne, M. Leterrier, est, paraît-il, un homme « en qui l’univers s’anéantit ». Ce n’est pas un vice. Au contraire. Pour qu’un homme remplisse une fonction, exerce une action déterminée et utile, il faut que l’univers s’anéantisse, ou du moins s’obscurcisse autour d’un point, le sien, que des obstacles, des écrans ou des écrous soient posés ou serrés, ne laissant passer, comme dans la chambre noire, que le filet de lumière et d’être nécessaires à l’action, canaliseurs ou catalyseurs de l’image utile. L’obscurcissement est la condition de l’efficience. Telle est la loi de la nature naturée. M. Leterrier dans son cabinet rectoral et l’aviateur sur sa machine y obéissent également. Le mécanisme humain est lui-même monté pour obtenir cet anéantissement, cette zone obscure autour d’un point clair. Cependant des êtres singuliers retiennent des parcelles de nature naturante, désertent le mode de la substance pour son attribut. M. Leterrier les comparera volontiers à des vitres claires, à un tonneau des Danaïdes, où tout passe. Mais tout ne passe point hors d’eux, rien ne se passe hors d’eux, parce que leur communication avec l’univers subsiste, que leur cordon ombilical avec les Mères n’est pas coupé.

Platon les a évoqués dans le Théétète et la République. France et Valéry les ont fait sortir de leur pensée active par divertissement, ou pour vérification. Amiel a donné, par son Journal, l’être à l’un d’eux.

Ils aiment les hommes : ils n’ont aucune raison de haïr la partie de nature naturée dans laquelle, après tout, ils sont eux-mêmes engagés. Mais ils en sont raillés, et peut-être les jalousent-ils.

Ils en sont raillés. Tout au plus l’humour estompe-t-il autour d’eux l’ironie. Platon s’est bien gardé d’enlever tout ridicule à Socrate. M. Bergeret est offert au lecteur dans le style qui le moque le plus doucement et le plus savamment. Il est traité par Anatole France non seulement comme Socrate par Platon, mais comme Martin et Pangloss par Voltaire. Et par Mme de Gromance, par M. Panneton, par la Libre Parole ! Il s’en faut de peu que Genève ne juge Amiel comme sa petite ville juge M. Bergeret. Mais il y a M. Teste ! Du dehors, ni l’humour ni l’ironie n’enveloppent Teste. Du dedans, Teste n’est pas un humoriste. Teste figure à l’état de tension un style humain qu’Amiel et Bergeret épousent dans sa détente. L’homme que Teste porte à son hyperbole, en l’anéantissant d’ailleurs, ce n’est pas, comme Amiel et Bergeret, l’homo sapiens, mais l’homo faber. Amiel et Bergeret prennent, dans l’ironie qui cristallise sur eux, figure de marionnettes. Teste, lui, a tué la marionnette. Tous les autres hommes sont marionnettes. Lui ne l’est plus. Il ne l’est plus pour lui, il n’en donne jamais l’idée à autrui ; mais bien celle du contraire de la marionnette, d’une force, d’une action qui n’est rien qu’à défaut d’être tout, et qui maintient dans ce rien le visage singulier de tout. « Si cet homme avait changé l’objet de ses méditations fermées, s’il eût tourné contre le monde la prévoyance régulière de son esprit, rien ne lui eût résisté. » Jamais ce Si ne viendra à l’idée devant Amiel. Parce qu’il est au-dessus ? ou parce qu’il est au-dessous ?

Mais il y a un dessous qui est commun à Teste et à Amiel. C’est le dessous que leur font ceux qui ont réussi. « Le Livre d’Or, dit Amiel, ne contient qu’une partie des génies réels ; il ne nomme que ceux qui ont fait volontairement l’effraction de la gloire. » Teste va plus loin.. Cette effraction volontaire de la gloire, c’est pour le génie une manière de péché originel. Au-dessus de ces pécheurs, il y a les justes, il y a M. Teste. Cela, à la vérité, M. Teste ne saurait le dire sans être marionnette. C’est un témoin, voué professionnellement à ce risque comme écrivain, et depuis comme académicien, qui s’en charge. « J’ai rêvé, dit Valéry, que les têtes les plus fortes, les inventeurs les plus sagaces, les connaisseurs le plus exactement de la pensée humaine, devaient être des inconnus, des avares, des hommes qui meurent sans avouer. Leur existence m’était révélée par celle même des individus éclatants, un peu moins solides. L’induction était si facile que j’en voyais la formation à chaque instant. Il suffisait d’imaginer les grands hommes ordinaires, purs de leur première erreur, ou de s’appuyer sur cette erreur même pour concevoir un degré de conscience plus élevé, un sentiment de la liberté d’esprit moins grossière. »

Je crains qu’Amiel et Teste ne soient dupes d’une illusion. Ou, si l’on impute ces lignes à Valéry, je ne voudrais pas les faire servir à l’éloge d’Amiel comme il les emploie à l’apologie de Teste. Ce que nous appelons la force d’une tête, la sagacité de l’invention, la lucidité de la pensée, cela ne saurait sans contradiction demeurer virtuel et intérieur, cela ne se pose qu’en s’explicitant, qu’en s’avouant, cela n’est qu’en se connaissant, ne se connaît qu’en se reconnaissant, j’entends en étant reconnu d’autrui par le moyen d’un organisme, d’un corps. Le corps c’est l’œuvre, par laquelle le génie passe de la puissance à l’acte, cesse d’être disponibilité pour devenir position et proposition, se prouve à lui-même, comme l’homme dans l’amour, en un moment privilégié qui n’est que la face interne du moment où il se prouve à autrui. Méconnaître ce corps de l’œuvre, on l’attend d’autant moins de Valéry que nul n’a mieux revendiqué la place du corps et l’exigence de la précision. « Ce qu’il y a de plus profond dans l’homme, dit-il, c’est sa peau. » Qu’est-ce qu’une œuvre, sinon un extérieur, une peau, la peau sociale, notre peau qui est pour autrui autant que pour nous, qui n’est pour nous qu’en étant pour autrui, pour autrui qu’en étant pour nous ?

Précisément Amiel a posé le problème en les mêmes termes, le résolvant en sens inverse ; le journal-intimiste, l’intérieur, le perpétuel refusant, a jeté l’anathème à la peau. Il se compare volontiers à ce qui ressemble le moins à la peau : le liquide, la goutte de semence, l’œuf non fécondé. Si nous hugolisions, nous dirions que pour Valéry peau c’est ce qu’il y a dans drapeau, et pour Amiel ce qu’il y a dans troupeau. Amiel déclare son mépris pour « ces pachydermes qui vivent à la surface de leur âme. Ils sont les lourds, les épais, les obtus, qui ne voient clair qu’en arithmétique et en mécanique ». Il y a une querelle de la peau, qui est une querelle entre familles d’esprits. Dans l’affaire de la poésie pure, M. l’abbé Bremond traita M. Paul Souday d’épais Béhémot, et le déclara atteint de pachydermite chronique. De son côté, quand notre ami Souday trouva, dans un livre de Gide, la ligne de Valéry sur la profondeur de la peau, il tendit son tablier rouge, à cette vérité première, et il parut en avoir fait la devise de l’intellectualisme intransigeant pour lequel il militait.

Est-il donc étrange et contradictoire que Teste soit déclaré génie latent supérieur aux génies patents, du fait qu’il dédaigne de produire une peau ? Ce serait étrange et contradictoire si Teste n’était géomètre et mécanicien, si, à cette précision de l’œuvre extérieure et construite, son génie n’avait substitué une autre précision, celle d’une pensée qui est arrivée à ne rien penser de vague, d’une langue qui est censée ne rien dire de vague, si l’action enfin n’était remplacée chez lui par une algèbre de l’action, l’œuvre réelle par une mécanique abstraite de l’œuvre, la technique par une caractéristique. « Je n’apprécie en toutes choses, dit Teste, que la facilité et la difficulté de les connaître, de les accomplir. Je mets un soin extrême à mesurer ces degrés, et à ne pas m’attacher… Et que m’importe ce que je sais bien ! »

Ce que je sais bien, soit ce que je sais avec précision. À l’astronome Le Verrier, qui a découvert Neptune par ses calculs, qu’importe que les astronomes le voient ou non dans leurs télescopes ? Le monde Teste ne diffère pas en nature du monde Leibnitz, où le philosophe a poursuivi sa caractéristique universelle, ni même de ce monde Flaubert, où le Rouennais situait son Dictionnaire des Idées reçues, qui, s’il était achevé, disait-il, ferait qu’on n’oserait plus parler, de peur de, dire quelque chose qui s’y trouve. Ce monde de précision cartésienne, qui est à l’origine du grand refus de Teste, diffère catégoriquement du monde d’intuition romantico-hégélienne qui commande le refus plus ou moins volontaire d’Amiel. N’est-il pas, cependant, un biais qui réduise au même dénominateur, dans la Société des Esprits, ces fractions contrastées de l’Esprit universel ?

Le problème de Teste est formulé par lui : « Que peut un homme ? » Quand Teste était jeune, il mesurait la puissance de l’homme à ce qu’il aurait, lui Teste, voulu faire. Et il eût voulu tout faire. La volonté de Teste ressemble bien à celle du jeune Descartes, décomposée par Descartes mûri en un souvenir de chaleur de foie et une théorie de la volonté humaine, infinie autant que celle de Dieu. C’est pourquoi « toute chose au-dessus de l’ordinaire accomplie par un autre homme » était à Teste une défaite personnelle. Plus maintenant ! Simplement le mot puissance a tourné sur lui-même. Il ne désigne plus l’existence puissante, mais l’existence en puissance, celle des mathématiques, « l’illusion d’un travail immense qui tout à coup deviendrait possible ». Le problème de Teste est le problème de la puissance en tant qu’il gravite autour de l’équation qui permettrait. à l’ingénieur Léonard de jeter un pont sur l’abîme de Pascal, ou de la formule par laquelle le chimiste Faust obtiendrait Homunculus, — ces grands jeux dont il abandonne les débris, avec ses vêtements sur une chaise, quand il se met au lit.

Le problème d’Amiel s’exprimerait par la même interrogation : « Que peut un homme ? » ou, plus personnellement, un Que puis-je ? où l’on trouverait dès l’abord l’incertitude, la mollesse, les nuances et la disponibilité du Que sais-je ? Ce Que puis-je ?, Amiel, en Genevois inquiet et en calviniste troublé, l’a porté longtemps avec une mauvaise conscience, a essayé d’en sortir, contre sa vocation, par un Je veux ! qui ne dépassait pas les bords d’une page du Journal. En l’Amiel mûri et définitif, Que puis-je ? se traduit ou se fond en un Que suis-je ? Puissance de tout. La puissance testienne, à forme d’algèbre, comporte l’ostinato rigore de Léonard ; la puissance amiellienne, à forme d’intuition, implique au contraire un Ce n’est pas la peine de… La première-prend place dans la colonne de mots qui commence par vertu, la seconde dans la colonne de mots où il y a virtualité. Nous nous trouverions dans la gare régulatrice où se croisent la voie Teste et la voie Amiel, si nous épousions le mouvement qui traverse ou dépose les sens divers du mot puissance, l’ordinaire, et le mathématique, et le philosophique.

Le Journal d’Amiel nous dit son plaisir de vivre, une nuit, — l’une des rares qu’il passe à Paris, — où il sort de l’Opéra. C’était peut-être la soirée où M. Teste, dans une loge, y médita. La possession de ces hommes et de ces femmes par Teste, la facilité avec laquelle il les déduit, les fait, voilà l’ordre mâle que le style humain d’Amiel équilibre par un ordre féminin. Teste est individu, Amiel indivision. Amiel est sincère quand il dit : « Les enfants, les femmes, les peuples divers, même les natures étranges, les folies et tous les états anthropologiques me sont aussi intelligibles que moi-même : tout cela est moi. » Amiel se dépersonnalise, cependant que Teste dépersonnalise les autres.

Mais si l’un et l’autre nous paraissent également des hors-la-vie, ne serait-ce pas que l’un et l’autre sont des hors-le-temps ? Le père de Teste s’est abstenu de toute concurrence balzacienne à l’état civil, et l’on refuse volontiers, dans Genève et ailleurs, l’existence à Amiel. Teste et Amiel acquiescent, car ni l’un ni l’autre ne durent. Ils se refusent d’un même élan au « Je suis une chose qui dure » de Bergson. Passe pour Teste, qui a été engendré dans l’ombre de l’antitemporel Descartes. Mais Amiel ? Amiel, disciple de Hegel, et qui a constamment professé la doctrine de l’évolution ? La doctrine ne fait rien à l’affaire, la chair et la chaire ne concordent pas.

La paroissienne qui a obtenu de M. Bergeret cette déclaration : « Je me contente d’être éternel ! » a reçu le mot de passe de la confrérie des absents. « Celui qui sème pour l’esprit, ont inscrit ses amis sur la tombe d’Amiel, moissonnera de l’esprit la vie éternelle. » Les éternels sont les hors-durée. Nous rejoignons ici ce que M. Léon Brunschvicg, en son Progrès de la conscience dans la philosophie occidentale, appelle le Problème d’Amiel, auquel il donne le nom de problème de l’achronie intérieure, et qu’il engage dans une opposition avec le problème bergsonien de la durée réelle. Nous avons fait allusion plus haut à un dialogue lémanien des philosophes et des philosophies. Mais depuis plusieurs pages déjà, notre biographie empiète sur ce dialogue, notre Rhône chemine dans ce lac où il débouche et qu’il forme et qu’il traverse.