(1894) La vie et les livres. Première série pp. -348
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(1894) La vie et les livres. Première série pp. -348

[Dédicace]

À Monsieur FERDINAND BRUNETIÈRE

Avant-propos

Le titre de ce volume indique suffisamment les préoccupations de l’auteur, qui sait malheureusement tout ce qui lui manque pour se conformer à son dessein, et qui n’essaiera pas d’y suppléer par des précautions oratoires ou de longs exordes.

Si l’on a une façon particulière d’entendre la critique des livres et de regarder le spectacle des choses, ce n’est point par des préfaces qu’on la révèle au public. Qu’il me soit permis seulement de former un souhait. Je voudrais que l’habitude professionnelle d’étudier les hommes qui écrivent ne me fit jamais perdre de vue ceux qui lisent, et que le souci de ce qui se passe dans l’esprit des écrivains ne m’obligeât pas à oublier les sentiments et les pensées qui agitent l’âme tumultueuse des foules. Dans la démocratie qui s’organise autour de nous, et dont nous n’apercevons que les principaux traits, il y aura, de plus en plus, entre la littérature et les mœurs, des rapports étroits. L’effort qui a été fait par de généreux idéalistes pour mettre tous les Français en état de lire et de comprendre une page imprimée donnera des résultats bons ou mauvais : cela dépend de tous ceux qui tiennent une plume.

Chercher autour des livres le mouvement de la vie sociale qui les fait éclore, et qu’à leur tour ils pourront modifier, apercevoir, dans les résultats de l’enquête instituée par les écrivains, quelques indications sur l’état intellectuel et moral de notre pays, associer à l’analyse des œuvres l’observation des événements, faire de l’histoire littéraire une contribution à la connaissance de la société contemporaine, voilà un programme attrayant, sans doute téméraire, nullement chimérique. En tout cas, l’entreprise vaut la peine d’être tentée.

G. D.

La guerre de 1870 et la littérature

Il n’est peut-être pas d’endroit au monde où l’on étudie la langue française avec plus de patience et de soin que dans la ville de Greifswald, en Poméranie. Paisible cité, sur une côte basse, en face des brumes de la Baltique. On y respire une odeur de sardines et de vieux livres ; et les gens du port, les marchands de bois, les patrons de brasserie, les bûcherons de la forêt voisine y respectent la science dans la personne des soixante professeurs de l’Université. On y cause de philologie, durant la saison chaude, sous les tilleuls et les marronniers des remparts ; et, s’il s’agit de quelque difficile question d’orthographe ou de littérature française, nul ne refuse à M. le professeur Eduard Koschwitz le droit de décider en dernier ressort.

M. le professeur Koschwitz appartient à cette laborieuse équipe de romanistes allemands, dont M. Tobler, de Berlin, est le maître incontesté, et dont les recherches minutieuses auraient fait rougir notre patriotisme, si MM. Gaston Paris et Paul Meyer, bientôt suivis par M. Jeanroy, M. A. Thomas, M. Langlois, M. Bédier, n’avaient institué, en France, une célèbre école de philologie romane. M. Koschwitz, aidé par M. Kœrting, professeur à l’université de Kiel, dirige la publication d’une série de monographies sur l’histoire de notre langue. Il a donné ses soins à une copieuse Bibliographie des patois gallo-romans, qui vient d’être traduite en français. Pendant les loisirs que lui laissent ses textes, il s’est égayé à la manière allemande, c’est-à-dire en variant un peu l’objet de son labeur et en changeant l’aspect de ses dossiers. Il s’est amusé à réunir tous les romans, toutes les nouvelles qui sont nés en France des souvenirs de la guerre de 1870. Il a lu un nombre considérable d’ouvrages dont quelques-uns ne nous sont connus que par l’analyse qu’il en donne. De ses notes accumulées, il a fait d’abord plusieurs articles pour la Zeitschrift fûr französische Sprache und Litteratur, puis un volume pour le libraire Gronau1.

Ce livre est un rapport, richement documenté, pesamment motivé, rédigé en style de procès-verbal, avec une impartialité suffisante. M. le professeur Koschwitz a catalogué, analysé, dépouillé toute une bibliothèque. Rien ne le rebute. Il a eu le courage de tout lire jusqu’au bout, même les pages les plus « poussées » des romans naturalistes, même les niaiseries inventées par les patriotes de café-concert, même les facéties des mauvais plaisants qui ont cru nous venger de nos défaites par de tristes farces sur la choucroute et sur Wagner. Le principal défaut de cette étude, dont les feuillets ne sont, à vrai dire, que des fiches cousues bout à bout, c’est que l’auteur commet, à chaque instant, des fautes de perspective. Il voit tout sur le même plan : M. Alphonse Daudet à côté de M. Labarrière-Duprey ; Guy de Maupassant près de M. Duval, Edmond About, François Coppée, Erckmann-Chatrian pêle-mêle avec tous les moniteurs de toutes les sociétés de gymnastique. Erreur vénielle après tout, familière aux étrangers, même à ceux qui nous aiment, encouragée d’ailleurs par l’éclectisme bizarre de nos Panthéons, de nos dictionnaires biographiques, de nos agences de publicité, de nos musées Grévin et même de nos « galas » officiels.

Les Soirées de Médan occupent, comme de juste, une place d’honneur dans l’ouvrage du professeur Koschwitz. On sait que ce recueil, ainsi nommé en l’honneur de la propriété où M. Émile Zola étudie les misères du peuple, fut considéré, par les romanciers naturalistes, comme une sorte d’épopée de la guerre, et, de plus, comme une espèce de manifeste destiné à porter jusqu’aux siècles les plus lointains le nom des fondateurs de la nouvelle école. Sur la couverture jaune de ce livre, le nom de M. Zola, le chef, se détache tout seul, bien en vedette, avec un air d’autorité et de commandement. Tel le général Saussier, dans les revues, marche en tête de ses officiers d’ordonnance. Plus bas, les noms des sous-chefs : MM. J.-K. Huysmans, Henry Céard, Léon Hennique, Paul Alexis. Il peut ajouter Guy de Maupassant, qui s’était laissé mettre dans cet état-major.

Ce qu’il y a de mieux dans les Soirées de Médan — car je refuse de croire que Boule-de-Suif soit le chef-d’œuvre de Maupassant — c’est incontestablement l’Attaque du Moulin, par M. Zola lui-même. Cette idylle tragique, sur laquelle le musicien Bruneau a composé des airs d’opéra, peut être lue sans danger par les jeunes filles. Malgré le boniment agressif qui occupe toute la première page, et qui semble animé d’une fièvre révolutionnaire, ce récit, d’ailleurs très beau et très émouvant, n’a rien de particulièrement « naturaliste ». Il fallait une grosse caisse pour attirer les passants, et le mot de « naturalisme », vide et sonore, a longtemps retenti devant la baraque du roman expérimental. N’y faisons pas attention et ne nous privons pas pour cela du plaisir d’aller voir ce que l’on montre derrière la toile. Il paraît que la littérature contemporaine est une foire où les gens timides sont meurtris par des coudes revêches, empoisonnés par de lourdes haleines, ahuris par une cohue vociférante, foulés, s’ils tombent, par de gros souliers et d’énormes clous. Bien fou qui refuse, par délicatesse, de monter, en maillot collant, sur une planche, de faire sonner sur sa poitrine des médailles gagnées en d’imaginaires sauvetages, de congestionner sa face et de bouffir ses muscles, en soulevant avec les mains, les pieds, les reins ou les dents, des poids de carton. Le 19 février 1877, comme Flaubert attaquait les professions de foi naturalistes, M. Zola lui répondit mélancoliquement : « Vous, vous avez une petite fortune qui vous a permis de vous affranchir de beaucoup de choses… Moi, j’ai été obligé de passer par toutes sortes d’écritures, oui d’écritures méprisables… Eh, mon Dieu ! je me moque, comme vous, de ce mot naturalisme, et cependant je le répéterai parce qu’il faut un baptême aux choses pour que le public les croie neuves… » Mais si le professeur Zola s’est contenté de construire un solide morceau de prose colorée et vivante — ce qui est assez son habitude — les bons petits élèves ont tâché, avec une application méritoire, de se conformer au programme et de remplir la « formule de l’école ». Ô Sac au dos, de M. Huysmans ! Ô la Saignée, de M. Céard ! Ô l’Affaire du grand 7, de M. Hennique ! Ô Après la bataille, de M. Alexis ! Jamais, dans l’espace de trois cents pages, on ne vit une pareille quantité de chairs blafardes, de grabats aplatis, de bêtes encagées, de linge pourri, de culottes basses… Et ces « tiédeurs » qui « montent », ces « paix » qui « descendent », ces becs de gaz qui « zèbrent » l’ombre, ces clartés qui « tachent » le bitume, et ces « hoquets vineux » et ces « gargouillements d’eaux de cuisine » et ces « puanteurs qui planent », ces « crapules qui se délabrent », et ces « relents nauséeux ! »… Tout y est. On dirait un de ces tableaux où les maîtres d’écriture exposent, en une débauche de paraphes et de majuscules, tous les pleins, tous les déliés, toutes les rondes, toutes les gothiques, toutes les bâtardes, toutes les cursives de leur commerciale calligraphie. Comme ces œuvres sont fort oubliées, il faut, à l’exemple de M. Koschwitz, les résumer.

Sac au dos est un exercice de style dont l’auteur semble avoir entrepris d’écrire le savoureux poème de la peur, de la colique, de la crasse et de la diarrhée. Il s’agit d’un étudiant en droit, devenu garde mobile malgré lui, et dont le ventre grouille à la seule idée d’un casque à pointe. Cet intéressant personnage a passé tout le temps de la guerre dans un hôpital, d’où il s’est sauvé, de temps en temps, pour trouver quelque part de la boisson, de la mangeaille, et le reste. Les parties lyriques de ce récit sont consacrées à célébrer l’action de manger et tout ce qui s’ensuit : « Ô sainte joie des bâfres ! J’ai la bouche pleine et Francis est soûl… » Il est impossible de citer le reste de cette histoire d’entrailles. Le respectable professeur Koschwitz patauge dans tout cela avec un sérieux imperturbable et se contente de décrire la chose avec une ironique impassibilité, plus cruelle mille fois que tous les commentaires.

La Saignée, de M. Henry Céard, est une fantaisie dont on a dû rire souvent, parmi la fumée des pipes et le bruit des chopes, dans les brasseries de Greifswald. Cette narration nous fait connaître en détail ce qui arriva, en 1871, au général gouverneur de Paris. Ce malheureux général vit entrer un jour, dans son cabinet, une femme très belle et très vicieuse, d’ailleurs mûre, faisandée ; et, tout de suite, conformément aux règles de la rhétorique naturaliste, un ensorcellement monta de cette femme, une fascination se dégagea de ses yeux, des effluves sortirent de ses lèvres, un arôme s’évapora de ses « dessous », une gaminerie éclata dans son « bagou », une ondulation fit gondoler le frou-frou empesé de ses jupes, un échevellement roux flamba, une tendresse traîna, une luxure flotta. Quant au pauvre général, son affaire fut faite en moins de temps qu’il ne faut pour le dire : une concupiscence s’éveilla au plus profond de sa sensualité ; un désir le fouetta au travers de son uniforme ; une joie l’éperonna ; une folie l’envahit ; une prière balbutiante agonisa dans sa gorge ; une veulerie encanailla sa correction ; une frénésie secoua sa gravité ; une indiscipline gourmande, gonflant soudain ses veines, rompit, pour la première fois, tous les liens de sa vieille pudeur ; bref, cette femme « entra en lui par tous les pores ». Désormais, dans l’hôtel de l’état-major et aux veillées des avant-postes, au milieu des blessés, des morts, de la France meurtrie et de Paris ensanglanté, dans le deuil de tout un peuple, le chef du gouvernement de la Défense nationale ne pensera plus qu’au « fumet » de Mme de Pahauën. Et voilà pourquoi la ville de Paris fut prise par les Prussiens. M. le professeur Koschwitz, homme sérieux, en est encore tout ébaubi.

Mais ce qui l’étonne encore davantage, c’est la nouvelle de M. Léon Hennique, intitulée : L’Affaire du grand 7. Non, cette fois, notre savant allemand trouve que les écrivains français ont une opinion vraiment trop défavorable de l’esprit de leurs lecteurs. Il voudrait croire que l’auteur de la cinquième Soirée de Médan n’a pas écrit ceci de sang-froid, dans la pleine possession de ses facultés. Et, pourtant, il lui semble impossible de ne pas voir dans ce récit une peinture terrible et voulue du soldat français : Es ist nicht möglich, in der Hennique’schen Schilderung die absichtslose Darstellung einer Schattenseite des französischen Soldatenlebens zu sehen… On devine aisément ce que peut être ce numéro 7 ; l’auteur qui nous y introduit a décrit d’ailleurs très minutieusement le décor de son drame. Quant au fait divers qu’il nous rapporte, histoire horrifique d’un bataillon d’infanterie et d’une batterie d’artillerie qui marchent, mèche allumée, à l’assaut d’une maison Tellier afin d’en fusiller toutes les habitantes et d’en casser tous les accessoires, cela sous l’œil indulgent des officiers, on voudrait savoir quel reporter de la lune ou de Sirius a donné le vol à ce prodigieux canard. M. le professeur Koschwitz en demeure stupide et se borne à en induire quelques renseignements sur les goûts littéraires du narrateur : Es lässt sich deutlich das Behagen des Verfassers an Schilderung eines obscœnen Stoffes anmerken. Je crois bien !

M. Paul Alexis nous conte ce qui est arrivé, Après la bataille, à un jeune prêtre qui s’est engagé dans l’infanterie, qui est blessé au talon et qui a grand ’peur. Ce prêtre-soldat déserte son corps, naturellement ; et, sur une grande route, il rencontre une femme. L’heureux gaillard ! C’est une femme du monde, du meilleur monde, une baronne, la veuve d’un zouave pontifical ! Et une femme avec qui on peut causer ! Elle a lu les ouvrages du marquis de Sade, et Gamiani et Daphnis et Chloé, découverts, un jour qu’il faisait chaud, dans la bibliothèque secrète d’un vieil oncle. Inutile de dire par le menu comment finit l’entrevue. Cela se passe dans une charrette nocturne, près d’un cercueil où la dame rapporte son mari, récemment tué à la bataille… M. le professeur Koschwitz signale, d’un air un peu scandalisé, les invraisemblances de ce conte et compare doctement l’héroïne de M. Paul Alexis à la fameuse Matrone d’Éphèse.

J’avoue que je partage tout à fait, après ces lectures, la sensation de lassitude qu’éprouva M. le professeur Koschwitz. Que ces prouesses naturalistes sont donc ennuyeuses et mornes ! Que tout cela est vieillot, démodé, poncif ! Rien, dans cette prose laborieuse et décrépite, qui stimule et qui réveille. Pas d’esprit, pas de rêve, pas de cœur. Que reste-t-il ? Un résidu tout semblable à ces victuailles du siège, dont M. Henry Céard dit qu’elles étaient « achetées avec répugnance, apprêtées sans beurre et mangées avec dégoût ». Que toute cette phraséologie, que cette « écriture artiste », que ces gentillesses forcenées, ces brutalités et ces « cruautés » sont fastidieuses, écœurantes !… Il faut vraiment que cette littérature nous revienne d’Allemagne, avec les commentaires d’un honnête philologue un peu ahuri, pour qu’elle puisse intéresser encore d’autres personnes que Bouvard et Pécuchet.

Voilà pourtant ce qu’on faisait, le long des arbres de Médan, quelques années après la guerre. Dans ce naufrage où il y eut des enfants sublimes et des mères héroïques, dans cette catastrophe à qui le grand cœur de Chanzy, le dévouement de Sonis, l’ardente parole de Gambetta donnèrent une tragique et noble beauté, dans cette déroute où il y eut des journées de gloire, et où Reichshoffen, Bapaume, Patay, Loigny nous consolent de Metz et de Sedan, les élèves de M. Émile Zola n’ont voulu voir que des traînards, des imbéciles, des alcooliques, des multitudes inconscientes et débridées. On dirait que l’excès de littérature paralyse les plus robustes talents, tarit au fond des âmes les mieux douées toutes les sources de la sympathie humaine. M. Edmond de Goncourt eut une forte émotion pendant le siège, le jour où il fut réduit par le manque de vivres à couper le cou d’une de ses poules avec un sabre japonais. Comme il ne fallait pas laisser perdre une impression si rare, il la nota sur son précieux Journal. Cette épouvantable lutte de deux peuples n’a été, pour beaucoup d’entre nous, qu’une occasion de croquis et de pochades. Explorer les coulisses de ce drame, pour y voir des grimaces de blessés, des rires d’idiots, des farces d’ivrognes, cela parut drôle à nos mandarins de lettres, fiers de leur virtuosité verbale, de leurs bibelots, de leurs livres, et regardant avec mépris la foule, la foule naïve qui allait tout de même, bonnement, aux vitrines de leurs éditeurs. C’est fini maintenant. Luce de Lancival et Baour-Lormian sont moins fanés, moins « perruques », moins « pompiers » que les derniers apôtres de « l’art pour l’art ». Même, quelques compagnons récalcitrants ont déserté le naturalisme et regardent à présent le Saint-Graal, d’un air béat…

Au reste, les critiques de M. le professeur Koschwitz ne vont pas exclusivement au chef d’exploitation et aux contremaîtres du roman expérimental. La plupart des hommes de talent qui ont écrit, en France, depuis la guerre de 1870, ont déçu notre attente. Ils ont oublié que noblesse oblige ; ils se sont désintéressés volontairement de tout ce qui passionnait l’âme du peuple. Ils avaient un grand et beau devoir : il fallait réconforter, guérir la France et préparer de loin, par une éducation quotidienne, les solides vertus qui promettent à un peuple vaincu des consolations et des vengeurs. Combien l’ont compris ? Certes, il ne faut pas oublier que M. Alphonse Daudet a écrit le Porte-Drapeau, la Prise de Berlin, surtout la Dernière Classe, chef-d’œuvre qu’on ne peut lire sans pleurer. Il y a, dans le Banni, d’Erckmann-Chatrian, des pages très simples et très belles. M. Zola lui-même eut d’excellentes intentions lorsqu’il peignit d’une main si vigoureuse les tableaux épiques et saisissants de la Débâcle. Mais où sont nos Körnera, nos Arndt, nos Rückert, nos Redwitz, nos Spielhagen ?

De 1806 à 1870 — depuis Iéna jusqu’à Sedan — la vie littéraire, en Allemagne, fut confondue avec la vie politique et sociale. Durant cet inoubliable printemps de 1813, il n’y eut en Prusse qu’une voix, qu’une passion, qu’une colère et qu’un amour : sauver la patrie… Plus tard, le prince de Bismarck n’a pas fait tout seul l’unité allemande : il a été aidé — et il le savait bien — par tous ceux qui, autour de lui, tenaient une plume. Hélas ! nos premiers écrivains n’ont pas su dire les paroles viriles et douces que nous espérions. Ils ont évité le service et se sont fait remplacer, comme autrefois les fils de cette bourgeoisie contre qui l’auteur de Pot-Bouille a si violemment déclamé. Alors de braves gens entreprirent de réparer, à force de zèle, les maux que causait l’absence de tant de réfractaires. Avec la meilleure volonté du monde, ils bouclèrent leurs sacs et sonnèrent au drapeau. Mais ces excellents citoyens avaient le souffle court, des gestes gauches, une démarche trop solennelle, une emphase et une inexpérience de bataillon scolaire. On les nomma tous officiers d’académie, et il fut convenu que le patriotisme nuisait à la littérature. Et tandis que quelques bons Français, d’ailleurs insultés par beaucoup de plumes élégantes, peinaient pour refaire notre armée, notre marine, notre crédit, notre enseignement national, la plupart des romanciers s’amusaient à quêter l’applaudissement des badauds par des habiletés foraines, à nous énerver d’irrésolutions et de doutes, à nous obséder de cauchemars, à détruire l’idéal et le rêve, ou bien ils s’attardaient complaisamment pour être très modernes, à exagérer des corruptions puériles qui leur paraissaient l’élégance suprême d’un monde finissant. Ces écrivains si ambitieux d’être, comme ils disent, « à la tête du mouvement », s’aperçoivent trop tard qu’ils n’ont jamais marché avec leur temps. Leurs actes de contrition sont inutiles. D’autres prendront la direction de la démocratie.

Sans doute, le patriotisme est chez nous bien tenace, puisqu’il a résisté à tant de périls, aux sophismes de ses ennemis et aux tirades de ses défenseurs, aux déclamations hypocrites des pharisiens et à l’indifférence goguenarde des scribes. Je crois fermement qu’il vit, dans les profondeurs de la nation, plus vivace et plus fort que jamais. Nous verrons encore l’âme de la patrie sourire au soleil, frémir dans les plis des drapeaux, flamboyer dans le salut étincelant des épées. Ce sera un magnifique retour à notre vrai destin.

Il n’en faudra point remercier les écrivains qui, depuis la guerre, ont eu la voix assez forte pour parler aux multitudes ; car ils auront peu contribué à ce renouveau de vie et de joie. Cette nation, longtemps accablée, saturée de prose mauvaise et qui, sous l’amoncellement des vilaines paperasses, semblait ne plus remuer, cette nation a vécu par miracle, sans littérature nationale.

Voilà ce qu’on lit entre les lignes de ce livre allemand, qui vient à point pour rappeler à ceux qui ont l’honneur de tenir une plume les devoirs de leur état. L’auteur, qui se défend visiblement des excès du chauvinisme, n’a pas voulu, au cours de sa morne revue, dire tout ce qu’il pensait. Mais sa dernière phrase est très nette : « Nous venons, dit-il, d’analyser des romans qui, presque tous, sont absolument indignes d’un grand peuple. » Si exagéré que ce jugement puisse paraître à l’amour-propre de quelques-uns, il vaut la peine d’être retenu et médité.

Le roman d’un membre de l’Institut

C’est une opinion fort répandue dans le monde des théâtres, des courses et des cabinets particuliers, dans quelques salons, quelques arrière-boutiques, quelques cénacles de gens de lettres et quelques loges de concierges, que les membres de l’Institut n’ont jamais été jeunes, qu’ils sont tous podagres, estropiés, bossus, culs-de-jatte, et que l’épée qu’ils portent au côté, les jours de grande cérémonie, n’est qu’une baguette de bois noir, munie d’une douille de cuivre et ajustée à une poignée sans lame. Ces préventions inexplicables ont fait des ravages même en des âmes distinguées ; car elles ont un peu gâté les pages d’un roman célèbre et triste, l’Immortel, fantaisie étrange d’un maître exquis. Mais il faut s’y résigner. Les aphorismes sont tenaces et poussent comme herbe folle en ce spirituel pays de France. Longtemps encore, toutes les fois que les Quarante se réuniront sous la coupole pour écouter le compliment d’un récipiendaire, ou pour récompenser publiquement la vertu, toutes les fois que l’Académie des beaux-arts assemblera devant elle un orchestre de musiciens, ou que les cinq classes seront convoquées pour entendre des lectures sur divers sujets, nous verrons des journaux qui passent pour folâtres exhumer de leurs tiroirs, des plaisanteries qui remontent dans l’antiquité bien au-delà du second Empire, et répéter, avec l’insistance bégayante des vieillards, les mêmes mots : calvitie, asthme, catarrhe, rhumatisme, bonnet de nuit, lait de poule, camomille. Quelle erreur ! Et combien de chroniqueurs qui vont superbement du café Américain à l’auberge des Adrets, les jarrets tendus, le ventre en avant, le chapeau sur l’oreille, la moustache crâne, l’œil éméché et la canne conquérante, se déclareraient « vannés » dès la première étape, s’il leur fallait suivre les itinéraires de MM. de Vogüé, Renan, Clermont-Ganneau, Georges Perrot, Heuzey en Orient, de M. Maspero dans la Haute-Égypte, de M. le docteur Hamy chez les Berbères et les Troglodytes, de M. Grandidier à Madagascar et dans l’Inde, de M. Bouquet de La Grye chez les Canaques et les Tuaurus calédoniens, et du vénérable M. d’Abbadie aux forêts mystérieuses que Stanley devait redécouvrir avec fracas. Je vis l’année dernière un petit vieillard, singulièrement vif et chevelu, qui racontait avec un feu extraordinaire, avec des gestes coupants, une verve surprenante et une volubilité indomptable des histoires horrifiques, arrivées dans la vallée du Tigre, et dont il était le héros. C’était un membre de l’Académie des inscriptions et belles-lettres, assyriologue.

Il est peu de membres de l’Institut qui, en faisant leur examen de conscience, ne trouvent dans leur vie un roman, ou peut-être, (qui sait ?) comme Sylvestre Bonnard, un crime. Mais il n’en est point dont les aventures soient comparables à celles d’Alexandre Moreau de Jonnès2. Qu’est-ce que Moreau de Jonnès ? Vapereau, qui a collé des étiquettes sur le dos de tous ses contemporains, l’intitule « statisticien français ». Il a écrit, en effet, une Statistique de la Grande-Bretagne et de l’Irlande, une Statistique générale de France, une Statistique de l’Espagne, sans compter une Statistique des peuples de l’antiquité, Égyptiens, Hébreux, Grecs, Romains et Gaulois. Mieux que les fiches de Vapereau, la spirituelle et vivante préface de M. Léon Say nous le fait connaître.

« C’était la statistique faite homme… La géographie et la statistique étaient ses sciences favorites : il en avait la passion ; il les représentait l’une et l’autre à l’Institut, comme membre de deux Académies, l’Académie des sciences et l’Académie des sciences morales et politiques. Jusqu’en 1868, pendant un demi-siècle, il n’a jamais manqué à aucun de ses devoirs d’académicien, et son exactitude aux séances était proverbiale. L’Institut était toute sa vie ; et il faut bien dire qu’on n’y connaissait de lui que son amour pour les chiffres et la géographie. Pour ceux d’entre nous qui sont sortis des écoles vers 1846, il représentait 1830 plutôt que le Directoire. Avec sa barbe courte et frisée en collier et son petit toupet blanc, il avait l’air d’un garde national du La Fayetteb en cheveux blancs de la Parisienne de Casimir Delavigne, plutôt que du La Fayette au cheval blanc de la Révolution de 1789. Nous ignorions alors qu’il avait eu un culte pour le cheval blanc… »

Moreau de Jonnès eut deux vies. Avant d’être un académicien, il avait été un d’Artagnan et même quelque chose de plus. Que de costumes il avait endossés, avant de revêtir l’habit à palmes vertes dessiné par David et de s’asseoir aux séances paisibles de l’Académie des sciences morales, où la Révolution de 1830 venait de réinstaller plusieurs hommes dont la destinée, comme la sienne, avait été inquiète et tumultueuse ! Les simples indications de son livret militaire (si toutefois les héros ont des livrets) équivalaient à une épopée. Enrôlé à treize ans et demi, « grâce à sa haute taille et à ses moustaches noires », dans la garde nationale de Paris, il est de service aux Tuileries juste le 10 août 1792. Engagé volontaire à l’âge de quatorze ans, dans la compagnie du Morbihan et du Finistère, incorporé au 1er régiment d’artillerie de marine, comptable à bord du brick de guerre le Papillon, où il ébauche, en additionnant des livres de biscuit et de haricots, ses premières statistiques, garde d’artillerie à Toulon, il assiste, sans rien y comprendre, à l’effroyable incendie de l’arsenal et de l’escadre, et n’est sauvé d’une mort certaine que par le dévouement de la belle Pétrona, son hôtesse. Embarqué à bord du Jemmapes, il prend part, en vue de Brest, à la grande bataille navale du 1er juin 1794, et bat des mains, ivre d’enthousiasme, en voyant le vaisseau le Vengeur couler à pic, plutôt que d’amener son pavillon. Après quoi, il se traîne, fort éclopé et malade du typhus, jusqu’à l’hôpital de Lesneven. Capitaine d’armes à bord du vaisseau l’Alexandre, puis à bord de la frégate la Sémillante, il passe aux grenadiers du général Hoche, grimpe, la baïonnette au canon, à l’assaut du fort Penthièvre, dans la presqu’île de Quiberon, et se jette furieusement, avec ses camarades, à travers genêts et broussailles, sur les derrières des Blancs. Inscrit pour être embarqué sur la frégate la Perle, il manque l’heure du départ, est recueilli comme une épave sur le corsaire le Vengeur, traverse l’Atlantique afin de rejoindre sa frégate, perd la trace de la Perle et débarque, en parlementaire, chez le cacique des Caraïbes rouges, dans l’île Saint-Vincent. Puis il présente ses excuses et offre ses services au citoyen Victor Hugues, commissaire de la Convention à la Guadeloupe. On l’improvise, à dix-neuf ans, lieutenant d’artillerie de marine, et il fait tout son possible pour mériter son grade. Capitaine d’armes sur la frégate la Coquille, il part pour l’expédition d’Irlande et en revient juste à temps pour commander une section dans la triste et meurtrière campagne contre les nègres de Saint-Domingue.

Enfin, une vie plus douce semble commencer. L’amiral Villaret-Joyeuse, capitaine général des Antilles, arrive en grande pompe à la Martinique, avec un préfet et des fonctionnaires brodés. Moreau de Jonnès revêt le nouvel uniforme des grenadiers d’artillerie, — habit boutonné et chapeau à plumes bien incommodes dans les pays chauds ; il devient aide de camp du général Devrigny et se livre aux « arts de la paix » en dessinant la carte des possessions françaises. Mais, au moment où les jolies créoles font oublier aux gentils guerriers l’absence du sol natal, le traité d’Amiens est rompu. Il faut courir aux batteries. Le 24 février 1809, notre héros est obligé de sortir avec la garnison décimée et le capitaine général désespéré, du fort Desaix bombardé et béant. Pendant cinq ans, il est oublié sur un ponton à Spithead. Les traités de Vienne le font sortir de prison, et il retourne à la Martinique, consolé de ses maux par les épaulettes de capitaine, sur lesquelles il ne comptait plus. À peine arrivé, on l’enferme dans les casemates de Fort-de-France, comme suspect « du crime de désaffection envers le gouvernement de la Restauration ». À la nouvelle du retour de l’empereur, il s’échappe, arrive trop tard, après les irréparables défaites, et accepte mélancoliquement, du maréchal Davout, un emploi de chef d’escadrons dans la grosse cavalerie de l’armée de la Loire. Après la débâcle finale, il met son sabre au crochet pour toujours et se donne sans réserve à son amour pour la statistique. Cinq blessures : une joue perforée, une mâchoire démantelée, la poitrine enfoncée, un genou fracassé, sans compter d’autres écornures. Quinze campagnes d’outre-mer. Dix traversées transatlantiques. Voilà un léger crayon, comme on disait autrefois, de la vie aventureuse de Moreau de Jonnès.

Follement brave, courant au danger « comme à une partie de plaisir », intelligent, très instruit, bon sujet, arrivé tout jeune à des grades honorables et à des emplois importants, dévoué à l’empereur, pourquoi ce rude et allègre Breton est-il mort chef d’escadrons et statisticien, au lieu de devenir maréchal de France, prince d’empire, grand aigle de la Légion d’honneur, ou simplement général de division, comme le baron de Marbot ? C’est parce qu’il était parti du pied gauche au lieu de partir du pied droit. « En marchant par ma droite, dit-il non sans mélancolie, j’eusse été, tambour battant, de victoire en victoire, conquérant les plus beaux pays de l’Europe, la féconde Belgique et la plantureuse Allemagne, trouvant partout bon vin, bon logis, bonnes mines d’hôtes et surtout d’hôtesses ; et quelles hôtesses ! Mignon, Charlotte, Marguerite ! charmantes créatures aux longues nattes de cheveux dorés, au cœur tendre et dévoué, toujours ouvert à la compassion pour le soldat blessé, malade ou prisonnier de guerre… » Hélas ! il est parti du pied gauche ; la malechance l’a poursuivi ; il n’a connu que des adversaires maussades, Chouans, nègres, Anglais, et il n’a pas manqué une seule de ces expéditions malheureuses dont Napoléon ne voulait pas entendre parler. Regrettons, pour l’avancement et les amours de Moreau de Jonnès, que le petit écolier du collège de Rennes, au moment où il jeta la plume au vent, ait ouvert sa voile aux brises qui entraînent les marins vers les Florides.

Le jeune volontaire de la République n’a pas trouvé là-bas ce qu’il attendait. C’est tout au plus si les vertus de son amie la belle Caraïbe Arc-en-Ciel, comparées aux vices des Anglais, confirmèrent à ses yeux les doctrines de Rousseau, son maître, sur l’innocence des bons sauvages et la méchanceté de l’homme civilisé. Le rêve de gloire, entrevu pendant les nuits de grand’garde, quand les vieux sous-officiers racontaient les exploits de Suffren aux Indes, ou que les jeunes recrues parlaient d’Arcole et de Rivoli, s’est évanoui tristement, s’est éparpillé aux souffles du large, détruit pièce à pièce par un exil perpétuel et des labeurs ingrats. Ce soldat, qui semblait marqué d’avance pour faire cabrer son cheval et agiter son panache aux premiers rangs du cortège impérial, cet obstiné combattant qui tira les derniers coups de fusil de l’empire, après avoir, vingt-trois ans auparavant, tiré les premiers coups de canon de la République, n’a vu Bonaparte qu’une fois dans sa vie, à la dérobée, dans la fumée et le brouhaha du siège de Toulon Tandis que le triomphe inouï des armées françaises emplissait de salves et de fanfares les capitales de l’Europe, il mangeait du pain noir, buvait de l’eau et végétait, avec un grand nombre de prisonniers et de rats, dans le rouff d’un ponton anglais. C’est sur ce ponton qu’il écrivit de verve, à bride abattue, le récit de ses aventures, d’un style vif, pittoresque, intrépide, style d’un homme d’action en qui sont restées d’adorables candeurs d’enfant, style d’un militaire lettré que séduit la victoire, qu’enchante le beau sexe et dont l’âme belliqueuse et galante, bien française, patiente, sentimentale et gaie, plonge par ses racines jusqu’aux origines lointaines d’une race où n’est pas éteinte la lignée des chevaliers et des troubadours. Ses malheurs, en somme, ont été utiles à sa renommée. Le général Moreau de Jonnès serait peut-être oublié, comme tant d’autres dont le nom est inscrit pourtant sur l’arc de triomphe de l’Étoile. L’auteur des Aventures de guerre est désormais préservé de l’oubli.

Ce livre où il y a de tout, de la sensibilité, de la botanique et de la pyrotechnie, des réflexions humanitaires et d’horribles carnages, quelques phrases de sergent-major et beaucoup de pages très belles, des descriptions colorées et des dissertations de géologie, de l’héroïsme et de la douceur, des observations sagaces et une philosophie exubérante, des naïvetés d’étudiant et une rudesse de matelot, de l’esprit même et du plus fin, ce livre qu’il faut mettre dans nos bibliothèques (je n’hésite pas à le dire), au rayon de Villehardouin, de Joinville, de Montluc et de Marbot, est une des lectures les plus attachantes que l’on puisse trouver dans les journées grises et inquiètes que nous traversons. Oh ! la vaillante plume ! Et comme elle court bravement sur le papier, sans chercher l’« effet », le « trait » ni la « pointe », sans quêter l’applaudissement des cuistres ni des pédants, droit au but, droit au cœur ! Il y a, dans ces pages, toutes chaudes d’action et d’impression récentes, cette saveur d’expérience, cette bonne odeur de réalité, qui manque à la rhétorique essoufflée et casanière des réalistes professionnels. On y sent l’âcreté salubre de la mer, l’haleine régulière et large des vents alizés, et ces brises molles et volages qui, au passage de la ligne, font claquer les voiles le long des mâts. Le paysage tiède, tourmenté et verdoyant des Antilles apparaît, dans ce récit de batailles, avec la plus limpide clarté : lumière trop éclatante des tropiques, houles d’azur, d’or et d’émeraude de l’Océan équatorial, et, dans ce cadre éblouissant, aussi loin que la vue peut s’étendre, une chaîne d’îles éparses dont les rivages sont vêtus de verdure tendre et brillante, dont les flancs sont parfumés de vanille, et dont les cultures s’élèvent en gradins jusqu’à la lisière des forêts bleues, vers les sommets de porphyre et de basalte qui projettent leurs pointes effilées au-dessus de l’amoncellement des nuées d’orage…

Mais ce n’était pas pour recueillir des impressions rares que Moreau de Jonnès était allé voir les mornes de la Grenade, les volcans mal éteints et les soufrières de Sainte-Lucie, les crêtes dentelées de la Dominique, les récifs de corail que l’on aperçoit dans l’eau transparente et qu’évitent les pirogues aux abords de Saint-Vincent, les arbres géants et les cannes à sucre de la Martinique, les Caraïbes rouges, les Caraïbes noirs et les jeunes vierges sauvages qui piquent dans le fouillis de leurs torsades brunes « la fleur pourpre du balisier ». La guerre, toujours la guerre ! Et quelle guerre ! Le général Debelle, le beau-frère de Hoche, répétait sans cesse : « Nous sommes déroutés, c’est à perdre l’esprit ! » En effet, « il n’était plus question de ces beaux feux de bataillons déployés qui ébranlaient d’abord l’ennemi, puis de ces rapides formations en colonnes serrées pour l’aborder au pas de charge, la baïonnette en avant, au chant de la Marseillaise et au bruit des tambours battant la marche des grenadiers français. La guerre n’était rien qu’un feu de bilbaude, comme celui des chasseurs tirant aux lièvres dans les buissons…. » Avec cela mille misères : le désarroi, le manque de nouvelles, les soleils torrides, les nuits pluvieuses, l’insomnie, les serpents, les moustiques, la soif. Jamais de repos, sinon lorsqu’on avait un biscaïen dans le corps ou la fièvre jaune dans le sang.

Les grandes victoires de la République et de l’Empire ont trop fixé notre attention sur le continent, au préjudice des braves gens qui ont peiné et pâti sur mer et dans les colonies pour y maintenir le drapeau. Il faut connaître aussi le verso de la page éblouissante où sont inscrits les exploits épiques de notre nation, les contrecoups, à l’autre bout du monde, de la formidable bousculade dont l’Europe est encore ébranlée. Ces luttes lointaines et obscures sont si féroces que nous hésitons à croire véridiques les affirmations de ceux qui en furent les témoins. Un peu plus, nous serions tentés d’accuser de gasconnade le Breton qui nous décrit en détail, sans s’étonner outre mesure, ces guérillas de flibustiers. Mais nous savons de quelle endurance étaient capables les hommes de ce temps-là. Le marquis de Sassenay a divulgué récemment des papiers de famille où l’on voit, par le menu, l’odyssée de son grand-père, histoire si étrange, que je ne résiste pas à la tentation de la conter, ne fût-ce que pour rendre plus plausible la véracité de Moreau de Jonnès3.

Un jour du mois de mai de l’année 1808, une voiture de poste s’arrêta devant la grille du château de Sassenay, près de Chalon-sur-Saône. Un courrier de cabinet en descendit.

— M. le marquis de Sassenay est-il chez lui ?

— Oui, Monsieur.

— Dites-lui que je viens lui remettre un ordre de Sa Majesté l’empereur.

Le marquis questionna vainement le courrier, qui ne savait rien, sinon qu’il devait ramener M. de Sassenay à Bayonne. Il embrassa tristement sa femme et ses deux enfants, et monta dans la chaise de poste qui l’attendait.

On brûla les étapes. Sitôt arrivé à Bayonne, M. de Sassenay se rendit au château de Marac où résidait l’empereur. L’audience fut courte et surprenante.

— Vous êtes lié avec M. de Liniers ?

— Oui, sire.

— C’est bien ce que m’avait dit Maret. Puisqu’il en est ainsi, je vais vous charger d’une mission auprès du vice-roi de la Plata.

— Je suis aux ordres de Votre Majesté, mais elle voudra bien me permettre de retourner chez moi pour mettre mes affaires en état avant d’entreprendre un aussi long et aussi périlleux voyage.

— C’est impossible. Il faut que vous partiez dès demain, vous n’avez que vingt-quatre heures pour vous préparer. Faites votre testament. Maret se chargera de le faire parvenir à votre famille. Pour le moment, allez trouver Champagny, qui vous donnera vos instructions.

Et d’un geste Napoléon congédia son interlocuteur absolument atterré.

Le lendemain, le marquis s’embarquait sur le brick de la marine impériale le Consolateur. Maret l’avait nommé d’emblée secrétaire attaché à son cabinet ; Champagny lui avait fait remettre un pli cacheté, enfermant des instructions secrètes, et qui ne devait être ouvert qu’en pleine mer. Il s’agissait de rejoindre Jacques de Liniers, vice-roi de la Plata, que M. de Sassenay avait connu à Buenos-Ayres en 1800 ; de lui annoncer l’avènement au trône d’Espagne de Joseph-Napoléon, roi de Naples et de Sicile, de « recueillir des renseignements sur l’état de l’Amérique espagnole, et en particulier sur la vice-royauté de Buenos-Ayres, d’observer, avec une attention spéciale, l’effet produit sur les autorités par la nouvelle de l’heureux changement accompli eu Espagne ». Il y avait encore d’autres instructions, plus détaillées, que le marquis, par crainte des navires anglais, jeta par-dessus bord après les avoir apprises par cœur.

Jacques de Liniers, né à Niort le 25 juillet 1753, cadet de famille, avait quitté de bonne heure son pays pour chercher fortune à travers le monde. Page du grand maître de l’Ordre de Malte, puis sous-lieutenant au régiment de Piémont-royal-cavalerie, démissionnaire par dégoût de la vie de garnison, Liniers s’était engagé comme simple matelot sur la flotte espagnole, et, de grade en grade, d’exploit en exploit, était devenu gouverneur du Paraguay. En 1806, il avait repris la ville de Buenos-Ayres, conquise par le général anglais Beresford, et, pour prix de ces hauts faits, avait été nommé vice-roi du Rio de la Plata, c’est-à-dire du vaste territoire qu’occupent aujourd’hui la Bolivie, le Paraguay, l’Uruguay et la République argentine. Napoléon comptait, en flattant un peu Liniers, qui était Français et qu’il savait fort irrité contre les Anglais, conserver pour son frère les immenses colonies espagnoles d’outre-mer. C’est pourquoi le marquis de Sassenay, arrivé en rade de Maldonado, le 9 août 1808, après soixante-dix jours de traversée, descendit à terre, avec tous les honneurs dus à un commissaire impérial, par l’échelle de tribord du Consolateur.

L’entrevue des deux amis fut assez froide et embarrassée. Au reçu des dépêches annonçant l’abdication de Charles IV, le conseil de la colonie crut devoir éclater en protestations de tendresse à l’endroit de Ferdinand VII. Liniers, qui avait à compter avec le cabildo, ou corps municipal, n’osait se déclarer pour la nouvelle dynastie, bien qu’il eût peu d’obligations à l’ancienne.

Tandis qu’on parlementait et qu’on perdait du temps, la junte de Séville dépêchait de Cadix aux colonies espagnoles un émissaire chargé de ranimer le zèle des amis de Ferdinand VII et de prêcher la guerre sainte contre les Français. Un certain Elio, un de ces généraux comme il y en a toujours dans l’Amérique du Sud, « se prononça » contre le vice-roi Liniers et convoqua un ramassis de visages olivâtres, qui se constitua immédiatement en junte insurrectionnelle. Le marquis de Sassenay, mis aux fers, nourri de pain sec et d’oignons crus, subit, pendant dix mois, toutes les horreurs du carcere duro.

Tandis qu’Elio légiférait à Montevideo, Liniers continuait de régner à Buenos-Ayres ; et, quand il passait dans les rues, les nègres ôtaient leurs chemises en signe d’allégresse et de respect. Mais bientôt le vice-roi fut remplacé, par décret de la junte de Séville, et se retira dans l’intérieur des terres, à Cordoba. Son successeur, ayant été renversé par les créoles, lui fit appel afin de mettre obstacle à la révolution qui menaçait de détacher la colonie de la mère-patrie. Liniers, qui était très populaire, et qui aurait pu se tirer d’affaire en prenant la direction du mouvement insurrectionnel, crut devoir, par scrupule chevaleresque, se déclarer pour le gouvernement légal, dont il n’avait pourtant pas à se louer. Trahi par un chanoine, pris en rase campagne, les armes à la main, condamné à mort par Belgrano et Saavedra, deux de ses amis, ce vaillant homme fut passé par les armes dans le bois des Perroquets, après avoir crié d’une voix forte ces paroles généreuses : « Nous mourons sous les coups de la junte, fiers de notre fidélité au roi et à la patrie. »

Quant à M. de Sassenay, après dix mois de cachot, il parvint à s’évader ; poursuivi, repris, traduit devant un Conseil de guerre, embarqué pour Montevideo, enchaîné à fond de cale en compagnie d’un tigre qui faillit le dévorer, il accueillit, cinq mois après, avec un véritable soulagement, la nouvelle qu’il allait être transporté sur les pontons de Cadix. Ce fut pour lui l’occasion de retrouver les officiers et l’équipage du Consolateur. Ces malheureux, poursuivis par deux navires anglais, de force et de vitesse supérieures, avaient mis leur brick « au plein », laissé aux Anglais toutes leurs boissons, dont ceux-ci se grisèrent, et sauvé quatre cents fusils qu’ils avaient offerts généreusement au gouverneur de Montevideo. En récompense, on les avait emmenés et emprisonnés, à cent lieues dans l’intérieur des terres.

Pendant ce temps, Mme de Sassenay, qui n’entendait plus parler de son mari, alla trouver l’empereur aux Tuileries, lui reprocha d’être la cause de tous ses malheurs, obtint un laissez-passer pour l’Angleterre, prit un bateau pêcheur dans le port de Nantes, débarqua à Plymouth après vingt-sept jours de gros temps, et finit par apprendre que le marquis vivait encore sur le ponton la Vieille-Castille, en rade de Cadix.

Sur ce ponton, se passa un événement extraordinaire. Sassenay avait retrouvé, dans ce séjour peu agréable, le lieutenant de vaisseau Dauriac, ancien commandant du Consolateur 4. Dauriac, qui s’ennuyait fort à bord de ce « rafiot » immobile, résolut, d’accord avec un de ses amis, le lieutenant de vaisseau Moreau, de jouer un bon tour aux Espagnols et aux Anglais. Le 15 mai 1810, on profita d’un fort vent de suroît pour couper les amarres, et le ponton s’en alla à la dérive, emmenant six cents officiers et neuf cents soldats français, pêle-mêle avec leurs gardes-chiourme rapidement saisis et désarmés. Jamais, dans une vie de marin, on n’avait commandé une si belle manœuvre. Une chaloupe canonnière vint, le long du bord, sommer les fugitifs de se rendre. On lui rit au nez, et on lui jeta tant de pavés et de pièces de fonte (tout le lest du ponton) qu’elle quitta la partie. Comme le vent mollissait, on fabriqua, avec des hamacs et des couvertures, une espèce de voile ; la brise tomba ; le ponton échoua, à 800 mètres de terre, sous le feu des canonniers espagnols, heureusement très maladroits.

On construisit un radeau, qui fut aussitôt démoli par la vague. Puis, tout le monde se jeta à l’eau. Sassenay, qui ne savait pas nager, fit comme les autres. Des amis complaisants l’aidèrent, des épaves le soutinrent, et, de main en main, de tonneau en tonneau, il arriva jusqu’à terre, n’ayant sauvé de son mince bagage que le portrait de sa femme, qu’il avait attaché sur sa tête.

Comme ils avaient l’âme chevillée au corps, le lieutenant de vaisseau Dauriac et le marquis de Sassenay revinrent en France. Dès qu’ils eurent à leur disposition une plume et du papier, ils se mirent en devoir de rédiger, pour M. l’amiral Decrès, ministre de la marine, et M. de Champagny, ministre des relations extérieures, des rapports détaillés sur leur mission. Ils avaient complètement échoué. Mais qui oserait faire le moindre reproche à ces braves gens ?

Décidément, ces hommes avaient la tête plus ferme et la vie plus dure que nous. Ce n’est pas une vaine curiosité qui nous attire vers les Aventures de Moreau de Jonnès, vers les Cahiers du capitaine Coignet, les Mémoires de Marbot, les Souvenirs de Parquin, de Tercier, de Radet, de Thiébault, de tant d’autres, généraux illustres ou officiers obscurs, gens de cœur dont la liste, heureusement, est très longue. Accrochons dans nos maisons, au bon endroit, ces portraits d’ancêtres. Ils nous consoleront des petits hommes dont la multitude loquace pullule autour de nous. Le temps n’est pas loin peut-être où nous aurons besoin de les regarder dans les yeux pour y chercher le secret des mâles audaces et des joyeuses vertus.

Gabriel Charmes5

Gabriel Charmes a étudié et aimé l’Égypte avec une sorte de passion. Il l’aimait chaque jour davantage, non pas seulement parce qu’elle a donné à ses dernières années un peu de douceur, de soleil et de réconfort, mais surtout parce qu’il voyait échapper à la France cette terre française, parce qu’un étrange abandon, honte durable de la Chambre qui l’a demandé et du gouvernement qui a eu la faiblesse d’y consentir, supprimait en quelques heures, au profit d’un rival tout prêt à prendre un bien tombé en déshérence, les résultats acquis par l’effort séculaire de nos soldats, de nos diplomates et de nos savants. Il a vivement souffert du dénouement de cette séance de la Chambre, où M. Clemenceauc, applaudi par la majorité, fit le panégyrique du « colonel » Arabi Pacha, lequel a dû bien rire, depuis, s’il a lu, sous les frangipaniers de Ceylan, cette étonnante harangue. Il y a de piteuses retraites et des paniques humiliantes, après lesquelles il est malaisé de rebrousser chemin, quand même on s’apercevrait qu’on a pris des moulins à vent pour des foudres de guerre. Depuis la harangue où M. Clemenceau démontra victorieusement à une majorité timide qu’Arabi Pacha était un grand capitaine et que la France n’avait rien à faire en Égypte, l’Égypte appartient aux Anglais. Cette défaite — la plus désastreuse qu’ait subie la France depuis la guerre de 1870 — fut, on le sait, une des dernières douleurs de Gambetta, qui épuisa vainement, dans une lutte désespérée contre l’incompétence et la haine, toutes les ressources de son talent et de son cœur. En Orient, la nouvelle des étranges faiblesses auxquelles se résignait le ministère français souleva une véritable stupéfaction. L’instinct obscur des marchands d’Alexandrie, le bon sens naïf des bateliers des Échelles voyaient plus clair que les parleurs de nos assemblées et que les oracles de nos cafés d’arrondissement. On savait, au Caire, à Beyrouth, à Smyrne, que notre puissance matérielle avait été fort ébranlée par une guerre malheureuse contre l’Allemagne ; mais on n’ignorait pas que les armées renaissent, que les finances reprennent peu à peu leur équilibre et que nous avions encore assez de bois, de fer, de charbon et de fonte pour construire des vaisseaux. Déjà notre division navale, accueillie partout avec une respectueuse sympathie, avait recommencé à montrer, dans les parages de l’Archipel, le pavillon tricolore, symbole d’une tutelle que nous n’avons pas le droit d’abandonner. On croyait notre force morale intacte ; on comptait sur nous ; on n’avait pas oublié ce que nous avions fait en d’autres temps ; on souhaitait notre intervention, parce qu’elle eût été favorable aux intérêts de la liberté, de la tolérance et de la justice. Et tout à coup, on apprenait, par des articles de journaux auxquels on refusa d’abord toute créance, que nous renoncions, d’un cœur léger, à un héritage conquis, depuis des siècles ; nous quittions un poste d’honneur ; nous manquions à nos engagements… Quand les marins de l’amiral Conrad rentrèrent précipitamment dans leurs canots pour prendre le large et laisser le champ libre aux boulets et aux obus de l’escadre anglaise, de pauvres gens leur disaient, surpris et consternés : « Est-ce que vous partez pour ne plus revenir ? » Ceux qui furent les témoins de cette reculade lamentable ne l’oublieront jamais.

On sait avec quelle force Gabriel Charmes a dénoncé les sophismes accumulés comme à plaisir dans une des discussions les plus tristes de la triste législature de 1878-1882. Ceux qui écriront plus tard l’histoire de ce temps-ci ne pourront se dispenser, s’ils veulent savoir avec quelle incompétence et quelle fantaisie ont été parfois menées nos affaires d’État, de lire les vigoureux plaidoyers qu’il a écrits, avec une verve infatigable, dans la Revue des Deux Mondes, dans la Revue Bleue, dans le Journal des Débats en faveur du maintien de notre influence nationale dans un pays qui nous aimait, et que notre départ brusque et irraisonné a surpris comme une désertion. Ce qui préservera ces articles, ces notes, ces protestations tour à tour éloquentes et spirituelles, de la caducité ordinairement réservée aux œuvres de polémique, c’est que l’ardente passion qui les a dictés venait non point d’un chauvinisme étroit et aveugle, mais d’une connaissance profonde et complète de la cause, d’une étude attentive qui ne se contentait pas de nouer, tant bien que mal, à la façon de certains « publicistes », des dossiers hâtifs, mais qui, par l’amas des informations diverses et précises, expliquait les problèmes du présent par les événements du passé, et éclairait les questions de politique contemporaine par les menus faits, par les traits de mœurs, par les particularités religieuses, artistiques ou littéraires, qui composent, en un mystérieux amalgame, l’âme et la destinée d’une nation.

Pour l’esprit de M. Clemenceau, l’Égypte, capitale Le Caire, était un pays habité par les Égyptiens. L’habile dialecticien n’en voulait pas savoir davantage. Trop de science l’eût gêné dans ses raisonnements. Pour quelques-uns, et particulièrement pour Gabriel Charmes, l’exacte situation de ce pays apparaissait clairement ; il avait vu des fellahs, ce qui était déjà une supériorité sur la plupart des politiciens ; il s’était assis, le soir, à l’heure où tombe la lourde chaleur, sur les bancs de pierre qui avoisinent la fontaine de Bab-el-Zouéyléh, et là, en causant avec de pauvres gens, des marchands d’eau ou des ciseleurs de pipes, il avait surpris au passage, dans leurs paroles naïves, des souvenirs confus, des haines séculaires et des admirations héréditaires, l’idée obscure d’une grande nation qui a beaucoup de soldats, beaucoup de canons, beaucoup de vaisseaux et qui, par une singularité tout à fait surprenante, s’en sert parfois pour la défense des faibles et le salut des opprimés…

Il avait vu, de près, le sabre d’Arabi Pacha, les faces nègres et les cheveux crépus des membres du « parti national », et il n’avait été nullement impressionné par ce boulangisme levantin.

Ce que notre voyageur a regardé le plus volontiers, ce n’est peut-être pas le colossal amas de bâtisses désertes qui donne à l’Égypte l’aspect d’un magnifique cimetière ; c’est le va-et-vient de types, de races, de patois, d’accoutrements, de convoitises, de vanités et de bassesses, qui fourmille, multitude bariolée et pullulante, sur cette vieille terre des pharaons, tant piétinée, autour des nécropoles brusquement surgies du fond d’une histoire immémoriale, au pied des grandes murailles bavardes qui racontent depuis trente-cinq siècles la gloire de Ramsès, dans les cafés où les Grecs, comme au temps d’Hérodote, vantent la gloire de leurs ancêtres, à deux pas des bureaux où l’on rédige le Phare d’Alexandrie, « journal politique et littéraire », le long des ports creusés par les Ptolémées et où viennent s’amarrer les paquebots de toutes les nations. Il n’a point regardé ce spectacle uniquement pour céder au plaisir platonique de la contemplation et de la rêverie. Enfin, voilà un voyageur qui nous fait grâce de ses états d’âme, garde pour l’intimité les angoisses de sa conscience, ne collectionne pas les menus des tables d’hôte, ne copie pas les parties lyriques du Guide Joanne, et a trop l’usage de la bonne compagnie pour se mettre devant nous, à rire sans motif ou à pleurer sans raison. Ses livres sont le résumé de son expérience, de ses méditations, de ses lectures. Il n’ignorait rien de ce pays, à la fois composite et décomposé, où il y a presque autant de races diverses et aussi peu d’unité nationale qu’au temps de Cléopâtre : étrange contrée où l’âme des anciens possesseurs du sol a été à ce point façonnée, pétrie et déformée par les conquêtes successives, qu’il ne lui reste presque plus rien de sa figure première, où le Nil continue de couler, jaune et tacheté d’îles, portant des steam-boats à la place des canges royales, tandis que des tuyaux d’usines fument dans le ciel ardent, auprès des pyramides, et que les laboureurs obéissent de père en fils, tantôt aux mamelucks, tantôt aux Turcs, tantôt aux agents de Sa Majesté britannique, avec la même résignation que ces petits ânes du Caire, qui portent indifféremment, sur leurs bâts étoilés de clous d’or, des pachas bouffis, des chanteuses de café-concert, des odalisques aux longs yeux, les bagages de John Bull ou la famille de M. Perrichon.

Il faut, pour comprendre de tels effets, remonter une longue histoire, très bariolée et très diverse. Gabriel Charmes connaissait bien l’histoire de l’Orient. Il savait par quelles péripéties ont été modifiées les relations du Levant et de l’Occident, depuis la première et mémorable rencontre des avocats et des théologiens de Byzance avec les clercs et les chevaliers latins. Quand il suivait les routes de Syrie, laissant aller sa pensée au hasard, comme les pas des chevaux arabes, ou comme les sentiers du Liban qui vont à l’aventure parmi les cailloux et les fleurs, des visions anciennes se levaient devant lui, sur le chemin. Il songeait surtout à ces Français, gens d’aventure et d’entreprise, qui réalisèrent, au temps des Croisades, une espèce de rêve shakespearien, et devinrent, dans le pays des prodiges, princes d’Achaïe, rois de Chypre, marquis des Thermopyles, barons d’Édesse. Lorsque, du haut des terrasses du Caire, il regardait, dans l’or et la pourpre du couchant, la splendeur violette des montagnes de Libye, il songeait au passé immémorial dont la torpeur a si longtemps sommeillé dans la nuit et le silence, et il aimait à penser que le sortilège de la science française avait délié les bandelettes des momies, et descellé, dans le désert pâle et morne, les lèvres des sphinx. C’est pourquoi on a bien fait de publier, après sa mort, ces articles et ces impressions de voyages, qu’il avait négligé de réunir, et qui nous révèlent clairement les solides notions et les idées précises où était enraciné le patriotisme de ce noble esprit.

 

Deux bons Français, qui ont vaillamment contribué au prestige de notre pays dans le Levant, et même ailleurs, sont présents à toutes les pages de ce volume sur l’Égypte : Mariette Pacha et M. Gaston Maspero.

Quelle destinée, que celle de Mariette ! Il était professeur de latin et de dessin au collège de Boulogne-sur-Mer, et il ne rêvait guère d’autre emploi de sa vie que le soin d’apprendre aux écoliers boulonnais la syntaxe de Lhomond et l’art de « passer au crayon » des nez et des yeux préalablement esquissés au fusain. Mais, bien qu’il ne sût faire des vers qu’en latin, il était poète ; il y avait en lui des réserves de volonté et d’enthousiasme qui dormaient en attendant l’occasion propice qui viendrait les éveiller et les adapter à leurs véritables fins. Il arrive parfois que les amoureux, après avoir longtemps adoré, en rêve, une femme indistincte et inconnue, dont la forme semble impalpable et irréelle comme celle d’un fantôme, finissent par apercevoir, au détour d’un chemin, la beauté qu’ils avaient songée, et dont l’incarnation leur semblait, par avance, une vaine chimère. Le hasard voulut que Mariette rencontrât, au sortir de sa classe, la dame de ses pensées.

C’était une momie détériorée, qu’un amateur avait rentoilée, cartonnée, repeinte et vernie de son mieux et que la municipalité avait installée au musée de Boulogne, parmi les œuvres des peintres et des sculpteurs locaux. À partir de ce jour, l’existence paisible et régulière de Mariette devint un roman. Il avait des rendez-vous avec sa momie. Il passait de longues journées avec elle, à la grande surprise des Boulonnais, presque scandalisés. Il s’était mis en tête de la faire parler, de savoir ce que ses yeux éteints avaient vu. Pour cela, il fallait déchiffrer des grimoires inconnus, s’initier à des mystères, lire de gros livres qui semblaient receler, dans leurs profondeurs occultes, de la magie noire ou de l’astrologie judiciaire. Mariette ne recula ni devant la peine que lui coûta cette initiation, ni devant les dépenses que ces études nouvelles imposaient à son maigre budget de régent de collège. Au bout de quelques mois, il savait Champollion par cœur, et, n’ayant plus rien à faire à Boulogne, il chercha le moyen d’aller à Paris. Voilà qui était bien difficile ; car s’il y a toujours à Paris, surtout dans l’administration des beaux-arts, vingt places disponibles pour les ministres tombés, pour leurs chefs de cabinet, leurs secrétaires et leurs valets de chambre, il est souvent malaisé aux savants, aux archéologues d’y trouver un petit coin pour travailler. On offrit à Mariette une place de colleur au Louvre. Il accepta, se disant qu’après tout il pourrait, tout en collant des étiquettes, lire des hiéroglyphes et que, après avoir déposé son pinceau, il pourrait se sauver dans les bibliothèques. On remarqua, tant que durèrent les fonctions de Mariette, que les pancartes attachées au flanc des bas-reliefs, des inscriptions et des statues, ne contenaient plus d’erreurs de dates ni de fautes d’orthographe… À la longue, ce métier parut dur à Mariette. Il résolut de s’échapper, sollicita et obtint une mission en Égypte.

Gabriel Charmes a raconté avec beaucoup d’esprit ce premier voyage, qui aboutit à une déconvenue. Comme Mariette était égyptologue, on l’avait naturellement chargé de collationner des manuscrits coptes. À peine débarqué, le voyageur apprit de terribles nouvelles : un Anglais, le Révérend Tattam, avait visité les couvents du lac de Natron, avait offert aux moines, sur les crédits du British Museum, des ripailles pantagruéliques et avait profité de leur ébriété pour mettre leurs plus précieux manuscrits dans sa valise. Là-dessus, le patriarche copte s’était fâché, avait envoyé à ses ouailles une réprimande fort sévère et avait ordonné que les archives des couvents fussent dorénavant enfermées dans des chambres murées. Les rats les grignotent encore ; mais, du moins, le vertueux Tattam ne peut plus les atteindre.

Mariette fut assez déconcertée, mais ne songea point au retour. Il était en Égypte. Il se sentait chez lui. Il faudrait suivre pas à pas le récit vivant et coloré que Charmes nous a laissé de cette vie nomade et aventureuse, qui fut une vraie croisade pour la science. Nous verrions Mariette, devinant avec un flair merveilleux l’emplacement du Serapeum, obligé de vivre, de longs mois, sous un soleil accablant, parmi les Arabes du désert, livré à la surveillance de fonctionnaires taquins et avides, avec lesquels il fallait lutter de finesse et de ruse. Mais quelle récompense ! « Quelle émotion immense, inoubliable, unique dans la vie d’un homme, il a ressentie, lorsqu’il est enfin entré dans le souterrain sacré, lorsqu’il a sondé le mystérieux silence, lorsque la double rangée des sarcophages des Apis, s’est offerte à ses regards, et qu’il a reconnu sur le sable les traces des derniers pas qui s’étaient éloignés, depuis des siècles, de la divine nécropole ! »

« Il doit être sorcier », disaient les fellahs, avec une sorte de terreur religieuse, lorsqu’ils voyaient Mariette Pacha au milieu de ses sarcophages et de ses momies. En effet, le Pacha était un nécromant à sa manière. Il évoquait l’âme des morts et l’esprit des temps passés. Dès qu’il fut entré dans le monde fabuleux que son génie avait découvert, il ne voulut plus en sortir. Rien n’y fit, ni les dangers qu’il courait, lorsqu’il fallait défendre, à coups de fusil, contre les rôdeurs du désert, sa cahute de boue, ni les privations, ni les maladies, ni même les offres obligeantes par lesquelles on voulut séduire son ambition. En effet, l’explorateur de Serapeum de Memphis était toujours inscrit, sur les contrôles de l’administration française, comme colleur au Louvre. On lui proposa de le nommer d’emblée conservateur-adjoint. Il n’accepta pas ; il ne put se résigner à quitter « la vie du désert, les jeux de la lumière sur les ondulations sablonneuses, les grandes lignes des paysages, la splendeur des couchers du soleil sur le Nil, et les molles clartés des nuits orientales ». Il continua de porter le fez, trouvant mieux son compte à la domination fantaisiste du vice-roi d’Égypte qu’à la suprématie de M. le conservateur du département des antiques, de M. le directeur général des Musées nationaux, de M. le directeur des beaux-arts et de M. le ministre de l’instruction publique.

Il régna sur quarante siècles d’histoire ; et son plus grand plaisir était de faire aux étrangers, pourvu qu’ils ne fussent pas trop profanes, les honneurs de son royaume. Son hospitalité était splendide et un peu fantastique. Ceux-là ne l’ont pas oubliée, qui ont été conduits par le Pacha dans les profondeurs du Serapeum, et qui ont vu, dans l’ombre fraîche des chambres sacrées, trembler la lueur des flambeaux tenus par les fellahs, tandis qu’au dehors, la lune claire épandait sur le désert, silencieux et endormi, d’éblouissantes blancheurs.

Mariette mort, il fallait lui trouver un successeur digne de recueillir son héritage et de poursuivre son œuvre. Il s’en fallut de peu qu’on n’installât dans le musée de Boulaq, qui est une maison française, un savant allemand. Cette humiliation fut épargnée à notre pays. Gabriel Charmes unit ses efforts à l’intervention personnelle d’un homme éminent qui, au milieu de difficultés inouïes et malgré les attaques de nos politiciens les plus incompétents, a maintenu en Égypte, tant qu’il l’a pu, l’influence et le prestige de la France : M. le contrôleur général de Blignières. Il faut aussi rendre hommage au zèle et à l’habileté dont fit preuve, en cette circonstance délicate, notre agent diplomatique au Caire, M. le baron de Ring. Heureusement, la science française pouvait présenter un candidat, digne d’être comparé aux plus renommés égyptologues de l’Allemagne. La direction générale des antiquités de l’Égypte fut confiée à M. Gaston Maspero.

Gabriel Charmes fut, pour le nouvel explorateur de l’Égypte inconnue, un compagnon, un ami, un disciple singulièrement intelligent, presque un collaborateur. Ils ont passé ensemble des heures lumineuses, lorsqu’ils remontaient le Nil, à la conquête du passé, lorsqu’ils sont entrés, pour la première fois, dans la pyramide d’Ounas, et dans cette chambre sépulcrale de Déir-el-Bahari, où dormait Sésostris. Jamais résurrection n’a été plus imprévue et plus étrange : « Je crois être le jouet d’un rêve, disait M. Maspero, quand je vois et touche le corps de tant de personnages, dont je croyais ne devoir jamais connaître que les noms…. » Les cercueils, et les boîtes à statuettes, les vases à libations luisaient confusément, dans l’ombre. À la lueur des torches, on déchiffrait les noms d’Aménophis Ier, de Toutmos  II, de Séti Ier ; il y avait, sur les cartonnages des momies, des guirlandes de fleurs qui semblaient cueillies de la veille ; sur l’une d’elles, une guêpe s’était posée ; les ailes étendues, elle semblait vivre encore ; quelque temps après, une de ces momies, transportée au musée de Boulaq, se contracta subitement à cause de la grande chaleur et leva le bras. C’est la première momie qu’on ait vue bouger. Un savant plus superstitieux que M. Maspero aurait cru, sans hésiter, à un miracle, et aurait pris ce mouvement pour un geste de protestation contre les audacieux qui venaient ainsi troubler la paix du sépulcre et divulguer des secrets vainement confiés à l’éternel silence.

C’est qu’en effet, M. Maspero a confessé les momies et les a forcées à tout dire, sans réticence et sans détour. « Que de fois, dit Gabriel Charmes, je l’ai vu, au retour de nos longues courses, dont je revenais, pour mon compte, brisé, incapable de me mouvoir, incapable même de lire, se pencher immédiatement sur la table, et, la vue encore obscurcie par l’éclat de la lumière d’Égypte, plonger des regards avides sur des photographies de papyrus tellement indécises qu’à peine les profanes y distinguaient-ils quelques signes imperceptibles. Dans le calme du soir, si profond et si doux, qui enveloppe le Nil d’un immense silence, il nous laissait rêver ou dormir. Un murmure lointain, arrivant à travers les siècles, éveillait en lui de charmants souvenirs, bien faits pour le distraire des ennuis du présent. Les momies que nous avions rencontrées dans la journée, il les écoutait parler le soir ; leurs paroles, fixées depuis longtemps sur les papyrus, se ranimaient et chantaient à son oreille… »

Que disaient-elles ? Elles racontaient leur vie ; car, toutes, elles avaient eu leur roman, gracieux ou terrible. Où la rhétorique a échoué, l’érudition minutieuse et patiente triomphe ; elle a dégourdi l’Égypte, délié ses membres, secoué sa torpeur. Pressées de questions, ces poupées mortes sont devenues des personnes vivantes. Les voilà qui ouvrent les yeux, s’étirent, s’éveillent. Elles mangent, boivent, aiment. Entendez-vous le Chant du harpiste, qui rappelle aux amants que la vie est courte, et qu’il faut se hâter de jouir du moment qui passe ? Suivez M. Maspero : ce laborieux est le plus amusé des flâneurs, et Dieu sait combien il a perdu d’heures dans les bazars et dans les cabarets de Thèbes aux Cent portes. On lui a conté là toutes sortes d’histoires, aussi amusantes que les Mille et Une Nuits. Et les petites joueuses de mandore, qui vont, les cheveux nattés en tresses minces et les bras cerclés de bracelets, lui ont chanté, de leur voix grêle, à peine affaiblie par la traversée des siècles, des sérénades embrasées et charmantes.

Il faudrait transcrire en entier les deux chapitres de Gabriel Charmes sur les Contes populaires et la Poésie amoureuse dans l’ancienne Égypte. Ils sont, de beaucoup, les plus neufs et les plus suggestifs du volume. Ces contes sont un peu risqués et cette poésie est parfois d’une ardeur toute tropicale. Mais, justement, l’auteur nous montre, avec une puissance d’assimilation vraiment surprenante, comment les spirituelles traductions et les précieux commentaires de M. Maspero nous font voir une Égypte nouvelle, familière, vivante et mobile, si différente de cette Égypte, solennelle et guindée, dont l’ennuyeuse image s’est perpétuée jusqu’au commencement de ce siècle, grâce à l’éloquence des rhéteurs. La plupart des personnes qui entreprennent de ressusciter un moment de l’histoire ont l’habitude de prendre tout de suite le ton épique. Pour beaucoup de poètes, d’auteurs dramatiques et de gens du monde, les hommes du passé sont uniformément raides, féroces, barbares, et comme on dit, d’un mot qui est à peu près vide de sens, mais qui suffit à beaucoup d’âmes contemporaines, hiératiques. La souplesse de la vie, l’aisance des mouvements, la multiple variété des allures et des poses, les reflets mobiles que met dans les yeux la succession des sentiments et des idées, toute cette nuance infiniment diverse qui est le fond de notre nature changeante, voilà ce qui échappe, le plus souvent, aux faiseurs de « restitutions » historiques. M. Maspero, qui était égyptologue dès l’âge de douze ans, a vécu si longtemps avec les scribes, les architectes, les préfets, les marchands et les bateliers de l’ancien et du nouvel empire qu’il a fini par s’asseoir à leur table et par être reçu par eux, sans façon, dans l’intimité. C’est plaisir de l’accompagner, avec Gabriel Charmes, dans l’intérieur des maisons, dans les cours ombragées de sycomores, dans les corps de garde, dans les sacristies, dans les maisons de bière des faubourgs de Memphis et de Thèbes, dans les boutiques des boulangers et des cordonniers, dans les coins inexplorés où l’on saisit sur le fait la vie quotidienne du peuple égyptien, et dont Maspero s’est emparé en maître le jour où l’on fit le partage de ce vaste empire, que les géographes pourraient appeler la Terre de Champollion6.

 

Cette faculté d’assimilation, grâce à laquelle Gabriel Charmes saisissait, d’une vue rapide, les résultats généraux des sciences spéciales ; ce soin de s’adresser d’abord aux guides sûrs et aux livres ignorés du vulgaire ; ce mépris des renseignements de pacotille, qui suffisent d’ordinaire aux touristes, même quand ils écrivent ; ce goût de l’histoire et ce sérieux penchant à la politique ; ce respect du passé et ce souci du présent ; cette vivacité d’impression et cette richesse d’information ; cette belle ardeur de jeunesse, qui abordait sans crainte, avec une témérité presque toujours heureuse, tous les aspects des plus difficiles questions ; ce désir de l’inédit, du nouveau, de l’exotique, joint à l’amour profond et au souvenir, toujours présent, de la patrie lointaine, toutes ces qualités si diverses, qui se rencontrent si rarement, et qui se conciliaient dans l’unité de cette âme si généreuse et si pleine, nous pourrions les noter, en lisant les notes hâtivement rédigées, le soir, dans les auberges ou dans les khans, aux étapes de ce Voyage en Syrie, où apparaissent, en des visions précises, les Phéniciens, marchands, marins, fabricants et un peu pirates, mais agents de civilisation et ouvriers de progrès ; — les Arabes, jardiniers voluptueux, planteurs d’orangers, chanteurs de cantilènes fleuries ; — les croisés, tour à tour mystiques et doux comme Godefroy de Bouillon, rêveurs comme des troubadours, féroces comme des Maures et pillards comme des templiers ; — les marchands français du xviie  siècle, dont quelques hommes courageux tâchent encore aujourd’hui de continuer la tradition ; — Bonaparte, essayant, comme le pharaon Toutmos III, de forcer les passes du Carmel, et échouant devant cette misérable bicoque de Saint-Jean-d’Acre ; — les pachas turcs, diplomates malins, policiers incommodes, un peu marchands d’antiquités, ambitieux d’être considérés, par la presse européenne, comme des partisans de la civilisation occidentale, et s’occupant, dans ce dessein, à organiser des fanfares municipales qui déchirent les oreilles, et à faire construire des routes pavées où personne ne passe. Ainsi, dans ce livre, le passé n’est jamais isolé du présent ; et, de ces rapides incursions dans l’histoire, l’auteur rapporte des notions et des faits, qui aident à comprendre la Syrie contemporaine, étrange bigarrure de communautés religieuses, où les couvents sont des espèces de capitales en raccourci, où les confessions tiennent lieu de nationalités, où toutes les sectes cherchent en Europe des protecteurs puissants, où la suprématie, ardemment convoitée par nos rivaux, restera au plus fort et au plus digne, où tant de cœurs reconnaissants (nous ne devons pas l’oublier) considèrent nos consuls comme les protecteurs des opprimés, notre drapeau comme le recours de ceux qui souffrent et notre flotte l’épouvantail de ceux qui massacrent. Toutes ces idées, jetées en courant, et que traversent des cavalcades de Bédouins et des caravanes de chameaux ; toutes ces visions, où la pittoresque prud’homie des vieux cheiks coudoie l’élégance « parisienne » des dames de Beyrouth, sont encadrées dans un lumineux décor de soleil, de fleurs, de maisons blanches, de palmiers, de minarets sarrasins, et de forteresses féodales. L’horizon est fermé d’un côté par les forêts du Liban ; de l’autre, il s’échappe en des étendues de mer bleue et frissonnante. Mais, si avide qu’il soit de ces spectacles, et bien que l’accoutumance ait fait de l’Orient sa seconde patrie, notre voyageur ne cède jamais à la griserie des parfums et des couleurs ; il ne consent pas à l’égoïste oubli des questions redoutables dont dépend notre avenir ; il ne s’abandonne pas à l’accablement des midis lourds, et à la voluptueuse rêverie que conseillent, pendant les haltes du soir, l’ombre des platanes et la chanson des sources. Il veut, quelles que soient les séductions qui l’entourent et le sollicitent, écrire encore, écrire toujours, jusqu’au dernier souffle, sans orgueil et sans faiblesse, quelque chose d’efficace et de généreux. Il ne se payait pas de mots et de vagues théories ; il voulait contribuer, de toutes ses forces, à la victoire intellectuelle, morale, industrielle de notre pays, non par l’effet d’une vanité irraisonnée, mais parce qu’il voyait partout, à mesure qu’il avançait dans les pays barbares, combien les idées françaises avaient été utiles au progrès de la justice et de la pitié.

On ne peut s’empêcher de dire, en fermant ces deux livres : quel dommage qu’il soit mort, et quels services il eût rendus ! Cette plume infatigable, vaillante, loyale, plus soucieuse de laisser voir les choses à travers la transparence d’un style copieux et facile que de masquer, sous des broderies, la figure de la réalité, eût contribué peut-être à éclaircir bien des problèmes, à démasquer bien des sophismes, à dissiper, à la fois, beaucoup d’illusions et beaucoup de terreurs.

Il écrivait presque toujours pour des fins pratiques et prochaines. Quelques-uns de ses conseils ont été entendus, et deux ou trois de ses idées les plus chères ont triomphé. C’est beaucoup, pour une vie si courte. Et cela suffit à montrer combien est efficace l’action des écrivains, lorsqu’ils comprennent ainsi leur office. Gabriel Charmes est un de ceux qui ont le mieux compris l’usage qu’il faut faire de la puissance du livre, un de ceux qui ont le mieux senti que le résultat le plus clair de la littérature c’est de faire entrer, de gré ou de force, dans le domaine commun, dans les esprits les plus rebelles et les âmes les plus rétives, les idées, les sentiments, la science de l’élite. Écrire, c’est combattre. Si la plume n’est pas une arme pour détruire les mensonges et soutenir les justes causes, autant vaut la casser et en jeter les débris au vent.

La conversion de M. Paul Bourget7

Parmi les nombreuses personnes qui admirent et qui aiment M. Paul Bourget, j’en sais quelques-unes qui se réjouissent lorsque le célèbre auteur de Crime d’amour prend le train pour un long voyage en des terres lointaines. Ces amis qui poussent le dévouement jusqu’à souhaiter la séparation s’ils la jugent nécessaire ; ces admirateurs, dont je vous signale (sans me permettre de l’apprécier) la singulière sollicitude, estiment que le séjour de Paris ne lui vaut rien ; qu’il s’attarde trop volontiers dans de petits salons, éclairés d’une lumière douce et capitonnés de rideaux lourds ; qu’il observe, avec une minutie peu digne de son talent, la nullité prétentieuse et bien habillée de quelques jeunes gens des classes riches ; qu’il nous emmène trop souvent, avec des dames dont l’âme est compliquée et l’esprit simple, dans le demi-jour des « garçonnières » élégantes, propices à l’éternel et banal péché.

Ces critiques, si justifiées qu’elles puissent être, sont bien moroses. Il faut avoir un grand courage et une singulière dureté pour juger si rigoureusement M. Bourget. Il est plus aisé de se laisser ensorceler par son charme, d’écouter, avec une volupté, un peu scandalisée, la confidence des amours perverses qu’il désapprouve et qu’il admire, et d’entrer, avec lui, dans le secret des cœurs meurtris dont il nous raconte les angoisses coupables. Quelques-uns lui reprochent d’avoir analysé si longtemps des âmes spéciales, où de rares sentiments sont disposés avec une symétrie coquette, comme des bibelots sur une étagère. Des gens, peut-être mal vêtus, l’accusent, avec une apparence de jalousie, d’avoir énuméré si complaisamment les pantalons clairs, les charmantes vestes du matin en soie noire piquée et les petits souliers vernis qui sont la principale séduction d’Armand de Querne, de Raymond Casal, de Jacques Molan et même de Claude Larcher. N’importe. Il est possible qu’il ait catalogué, avec un soin méticuleux et presque un amour-propre d’inventeur, les manies et les ustensiles de ce dernier quart de siècle : les théières d’argent et les tasses, les tartines de pain grillé, le beurre et le miel, l’eau chaude dont il faut calculer exactement la proportion lorsque le thé est trop noir, la lumière des lampes, filtrée à travers les globes bleuâtres ou rosés, les teintes pâles des étoffes qui luisent doucement parmi les flirtations et les confidences, la complexité des installations modernes, les disparates de l’ameublement contemporain, toutes les formes piquantes et variées du confort parisien, tout le bric-à-brac puéril, démocratique et exquis du dilettantisme bourgeois ; — il n’en reste pas moins le peintre incomparable de tout un morceau, — petit, si l’on veut, mais si intéressant ! — de notre histoire nationale. Il a été le psychologue pénétrant et impitoyable de la France vaincue. Il a éprouvé, par sympathie, le découragement de plusieurs générations fatiguées et nonchalantes, chez qui des malheurs excessifs avaient brisé tout courage, qui avaient assisté, trop jeunes pour y porter remède, aux humiliations de la patrie, qui se sont résignées, faute de pouvoir mieux faire, à tout ce que le sort leur infligeait, qui ont attendu, sans illusions, des retours d’espérance bien lents à venir et qui, en désespoir de cause, se sont consolées de leur abaissement en se déclarant résolues à déchoir.

M. Paul Bourget a vécu la plume à la main, en regardant autour de lui. Tous les sentiments qui ont occupé l’âme des mondains et des mondaines qui furent longtemps sa société de prédilection, les caprices de la mode, ces menues inventions parisiennes, qui vieillissent si vite, tous ces changements furtifs qui modifient, comme des reflets mobiles l’aspect de certaines âmes se sont fixés, au passage, dans sa prose et dans ses vers. Tout jeune, il appartint à la catégorie de ceux qui vivent pour écrire, et dont les pensées et les actions ne semblent avoir d’autre but que de laisser une trace ineffaçable, en lignes noires, sur du papier blanc.

C’est surtout à l’âge où les opinions sont intransigeantes et fougueuses, que toute occupation étrangère au plaisir d’enregistrer des sensations fines, lui parut un labeur servile et roturier. Il allait, comme les poètes lyriques, suivant obstinément son désir et criant sa folie par les rues :

Des vers ! Des vers ! Qui sait encore de beaux vers ! C’était au lendemain de la guerre de 1870. Les plus élégantes phrases des Essais de psychologie contemporaine datent de ce temps-là.

Ne vous est-il pas arrivé, dans vos promenades d’admirer, malgré vous, les fleurs maladives, trop colorées, qui poussent, avec une indifférence presque choquante, sur la terre fraîchement remuée des cimetières ? On cède à la griserie des lourds parfums, tout en désapprouvant la puissance bizarre qui s’amuse à faire des voluptés avec du sang et des larmes. On éprouve à peu près ce même sentiment, très troublant et composite, en voyant fleurir les gentillesses littéraires du dilettantisme sur les ruines d’une nation.

M. Bourget a été l’historien merveilleusement clairvoyant d’une époque lamentable. Le meilleur moyen de se préserver contre les déceptions, c’est de fermer son cœur à toute ambition généreuse et élevée. Les « nouvelles couches » se ruaient au pouvoir et au plaisir. Personne ne pourra jamais dire si elles éprouvèrent plus d’angoisse à voir la France endolorie et mutilée que de joie à reconquérir la liberté de tout dire et de tout faire. Les nouveaux venus modifièrent profondément l’ordre social et le régime politique de leur pays ; mais il est sûr qu’ils ont été séduits par le dandysme de ceux qui les avaient précédés dans la possession des biens de la terre. Le duc de Morny, après avoir été flétri dans les clubs, fut imité dans les arrière-boutiques. Malgré les éloquentes déclamations de Michelet contre la « pourriture impériale », beaucoup de ceux qui atteignirent l’âge d’homme aux environs de 1875 prirent je ne sais quel malin plaisir à se faisander l’âme. Les écrivains les y encouragèrent un peu, en leur répétant que cette occupation était infiniment aristocratique. C’est à ce moment que la « décadence » devint un sport et un genre littéraire. M. Bourget a été le peintre complaisant de ce singulier état d’esprit. Tous les lettrés se rappellent avec délices la « théorie de la décadence » qu’il a exposée dans sa fameuse étude sur Baudelaire ; il expliquait, avec une délicatesse savante, pour quelles raisons il fallait préférer notre impuissance morbide aux prospérités vulgaires, et sacrifier nos appétits de gloire à notre besoin de plaisir intellectuel. Nous faisions triste figure dans le monde, en ces années moroses. Soit, disait notre troublant consolateur ; mais, si nous sommes tombés si bas, c’est justement parce que nous ne sommes point des barbares. Les virtuoses raffinés sont malhabiles à l’action privée et publique. La recherche des sensations fines les condamne à être de médiocres reproducteurs des races futures. Incapables de dévouement et de foi, exempts de préjugés, désabusés et curieux, ils regardent les hommes et les choses sans se donner la peine de les juger ou de les conduire. Ils sont stériles, mais ils sont exquis. « La société romaine, au temps de l’empire romain, produisait peu d’enfants ; elle en arrivait à ne plus mettre sur pied de soldats nationaux. Les citoyens se souciaient peu des ennuis de la paternité. Ils haïssaient la grossièreté de la vie des camps. Rattachant les effets aux causes, le critique qui examine cette société de ce point de vue général, conclut que l’entente savante du plaisir, le scepticisme délicat, l’énervement des sensations, l’inconstance du dilettantisme ont été les plaies sociales de l’empire romain et seront, en tout autre cas, des plaies sociales destinées à miner le corps tout entier. Ainsi raisonnent les politiciens et les moralistes qui se préoccupent de la quantité de force que peut produire le mécanisme social. Autre sera le point de vue du critique qui considérera ce mécanisme d’une façon désintéressée, et non plus dans le jeu de son action d’ensemble. Si les citoyens d’une décadence sont inférieurs comme ouvriers de la grandeur du pays, ne sont-ils pas très supérieurs comme artistes de l’intérieur de leur âme ? S’ils sont de mauvais reproducteurs de générations futures, n’est-ce point que l’abondance des sensations fines et l’exquisité des sentiments rares en ont fait des virtuoses, stérilisés mais raffinés, des voluptés et des douleurs ? »

Ces phrases ont embaumé dans leurs replis endormeurs le patriotisme résigné de plusieurs esthètes. J’admire, plus que personne, cette vague musique, dont les sonorités semblent étouffées par les tentures d’une chambre close. Mais je sens que c’est là un plaisir inquiet, un émoi dangereux. Je sais bien que la nature sacrifie beaucoup de houille pour faire étinceler la flamme inutile d’un diamant. Je n’ignore pas que le massacre d’un champ de roses ne suffit pas toujours à produire une goutte de quintessence. N’importe ! Je me demande si nos effroyables malchances sont suffisamment compensées par les jolis effets que les artistes savent en tirer. On raconte qu’au temps de Néron les blasés et les efféminés s’amusaient à faire mourir des murènes, afin de regarder les nuances douces que l’agonie, dit-on, fait luire, languir et s’éteindre sur le dos de ces pauvres bêtes. Les littérateurs, ceux-là surtout qui excellent à décrire l’invisible et à exprimer l’ineffable, doivent être tentés parfois d’aggraver nos corruptions, afin d’observer à la loupe les aspects changeants, toutes les demi-teintes et tous les faibles spasmes de nos cœurs décomposés.

L’excès où pourrait tomber la passion des lettres, si elle se tournait ainsi en récréation perverse, apparut clairement à M. Paul Bourget. Un jour vint où il se repentit d’avoir habité trop longtemps une tour d’ivoire, en compagnie de ses bibelots rares, de ses planches d’anatomie morale et de ses veules héros. La mode qui, vers l’année de l’Exposition universelle, semblait favoriser une renaissance d’idéalisme acheva sa conversion. La préface du Disciple est une exhortation aux vertus civiques sur qui se fonde la prospérité des États.

Les disputes des sophistes qui se moquent de la patrie comme de toutes choses firent horreur à l’auteur de l’Irréparable. Au-dessus des petites âmes, dont il avait raconté, avec une pitié minutieuse, les obscurs débats, les futiles douleurs, les lassitudes morales, et les infinitésimales puérilités, il vit une âme autrement blessée et inconsolable, l’âme de la France. Il se reprocha, sans doute, de n’avoir pas contribué, dans la mesure de ses forces, à calmer les angoisses de la patrie, à répondre à l’attente des humbles qui espèrent depuis si longtemps la bonne parole, à dénouer les redoutables problèmes et les cruelles énigmes que le passé nous a légués et d’où dépend l’avenir. « Dans vingt ans d’ici, disait-il à la jeunesse française, dans la préface du Disciple, vous aurez en main la fortune de cette vieille patrie, notre mère commune. Vous serez cette patrie elle-même. Qu’aurez-vous recueilli dans nos ouvrages ? Pensant à cela, il n’est pas d’honnête homme de lettres, si chétif soit-il, qui ne doive trembler de responsabilité. » Depuis cette déclaration, qui est le plus courageux examen de conscience qu’un écrivain ait jamais entrepris de faire en public, M. Paul Bourget a presque toujours suivi le chemin de Damas. Il n’a pas cessé de revenir à une conception sérieuse et tendre de la vie. À vrai dire, cet idéal n’était pas nouveau pour lui ; il y a toujours eu deux hommes dans l’auteur de Mensonges : un dilettante et un mystique, un psychologue et un moraliste, un dandy et un prédicateur ; le premier de ces deux hommes s’éloigne de plus en plus ; sa besogne est finie ; il a écrit, en plusieurs chants (avec quelle maîtrise !) le poème en bottes vernies et en gants clairs qu’avait rêvé le poète inquiet des Aveux. Maintenant c’est au second qu’il appartient de parler haut et d’atteindre, par-delà les âmes oisives et raffinées, les cœurs simples qui ont besoin de consolation et de réconfort. La bonté, le sens des grands problèmes, l’aptitude à réfléchir et le don de philosopher ont sauvé M. Paul Bourget des dangers que courait son talent et qui ont un instant alarmé ses amis. Ses derniers livres, bien qu’ils ne soient que des recueils de souvenirs ou des suites de réflexions ébauchées en voyage, annoncent clairement, par certains signes, quelque chose de nouveau. Sans doute, les Nouveaux Pastels et les Sensations d’Italie seront regardés plus tard, par les historiens de la littérature, comme une sorte de transition entre les œuvres si subtiles et si fortes que nous a données la jeunesse de M. Paul Bourget et le chef-d’œuvre que sa maturité nous doit.

 

Les Nouveaux Pastels sont des portraits d’hommes. M. Bourget a dessiné rapidement, d’une main légère, au hasard de la rencontre, des gens entrevus un peu partout, dans les moments perdus de sa vie errante et laborieuse : des voisins de table d’hôte, des compagnons de voyage qui se sont assis, à côté de lui, sur la banquette des carrozzelle de Toscane ; des silhouettes aperçues aux environs de la Sorbonne, pendant les années d’apprentissage ; quelques pauvres diables rencontrés sur des impériales d’omnibus ; des amis d’enfance, dont la figure lointaine s’est presque effacée, et dont le souvenir est doux au cœur ; ou bien des viveurs fatigués, légers d’argent et exempts de scrupules, que l’auteur a connus, lorsqu’ils jetaient leur dernier éclat dans l’ailée des Cascines, avant de se décider à « faire » les villes d’eau ; des clubmen qui, après une forte déveine, ont cédé à un besoin d’attendrissement et de confidences ; des romanciers féroces et poseurs, reconnus sur le boulevard, et cruellement observés par une oreille attentive et par un regard aigu, à qui rien n’échappe. Je comparerais volontiers ces courtes Nouvelles (M. Bourget, qui est métaphysicien, me pardonnera ce pédantisme), aux monades de Leibniz, qui sont grosses du passé et chargées de l’avenir. Par-ci par-là, mais assez rarement, nous y retrouvons le vieil homme qui décrivait, avec tant de compétence, le coupé neuf, commandé à Londres, par Mme de Candale, les dernières créations de Worth et de Doucet, l’argenterie anglaise et les verres russes à gaine de vermeil ciselé, les ombrelles à manche de Saxe, le porto rouge du baron Desforges, les petits costumes anglais, l’hydrothérapie, le cabinet de toilette de Casal et ses quatre-vingt-douze paires de bottines, les déshabillés vaporeux de Mme de Tillières et les coquets « dessous » de Mme Moraines. Mais ces reliques du passé deviennent de plus en plus rares. L’auteur ne les aime plus autant qu’autrefois et leur trouve même un petit air vieillot. Il déclare, sans ambages, qu’André Mareuil, ce dandy qui, avec les dix-huit cents francs de son traitement de sous-bibliothécaire, avait loué une chambre, près du parc Monceau, sous les combles d’une maison neuve, professait décidément « une espèce de goût enfantin pour ce qu’il croyait être la vie élégante ». Les « princes de la mode », les fortes têtes du Jockey, les « héros de galanterie », les « maîtres en haute vie », les « viveurs professionnels », les « fêtards », n’attirent plus autant qu’autrefois son attention et sa sympathie. Il réserve son admiration pour des vertus plébéiennes, pour de braves gens sans malice, peu cossus, mal chaussés. Les héros qu’il préfère, maintenant, c’est dom Gabriele Griffi, abbé de Monte-Chiaro, près de Pise, pauvre homme d’abbé, dont la soutane est râpée, dont le grand nez sent le tabac, mais dont la sainteté paraît d’autant plus respectable, que le hasard des circonstances la met en opposition avec la modernité de Philippe Dubois, jeune monstre littéraire, poète décadent, et par-dessus le marché, voleur ; — c’est un digne et peu fortuné professeur, qui donne des leçons à l’institution Vanaboste, qui a des faux-cols en papier et un pantalon qui gondole aux genoux, et qui corrige ses versions latines dans le tramway de la gare Montparnasse à l’arc de l’Étoile ; — c’est encore l’excellent M. Optat Viple, inspecteur d’académie en retraite, très grand, très sec, avec un crâne pointu et des lunettes, si tranquille et si correct, qu’on ne soupçonnerait jamais qu’en 1815 il tua de sa propre main un officier autrichien qui avait insulté son père. Au reste, les amis d’autrefois ont disparu les uns après les autres ; et M. Bourget nous donne de leurs nouvelles sans marquer de bien vifs regrets. André Mareuil a fait une fin : après avoir « chroniqué » dans plusieurs journaux du boulevard, l’auteur de l’Art de rompre et du Jupon d’Hortense est devenu rédacteur politique d’un journal graveleux ; cela mène à tout. Au bout de quelque temps, il a épousé la petite Christine Anroux, du Vaudeville. Cette personne distinguée dont Casal a fait l’éducation, et qui a pris l’amour des grandeurs dans ses relations successives avec plusieurs têtes couronnées, se demanda longtemps si elle ferait de son mari un secrétaire d’ambassade, un maître des requêtes au Conseil d’État, un consul ou un trésorier-payeur général. Elle commença par en faire un homme sérieux ; elle découvrit, dans des papiers de famille, qu’il avait le droit de s’appeler Mareuil des Herbiers. Il s’appelle maintenant des Herbiers tout court. Il a échoué comme candidat officiel dans une circonscription de l’Ouest ; mais aussitôt le gouvernement, pour reconnaître ses services, l’a nommé préfet d’un de nos plus beaux départements. Il est décoré, engraissé, bien noté, également estimé par le ministre qui l’a choisi et par les « vaillantes populations » dont il préside les comices. Le marquis Hercule-Henri de Bonnivet, un des descendants les plus authentiques du célèbre ami de François Ier, voyage en Europe ; il est toujours fringant, et il porte beau, mais il a dû donner sa parole à quatre membres du Jockey de ne plus remettre les pieds à Paris, « à la suite d’une indélicatesse au jeu, que ces messieurs ont surprise et qu’ils ont tue, par respect pour un des plus grands noms de la noblesse française ». Le marquis était dernièrement à Florence, où il fréquentait des comtesses russes, des baronnets anglais, des princes napolitains et sans doute aussi le prince d’Aurec. Il flirte avec les veuves qui ont la réputation d’avoir une grosse dot. En attendant le mariage raisonnable, qui comblera ses déficits, il joue au rubicon avec les Français de passage et gagne invariablement. Claude Larcher est mort, et nous n’entendrons plus ses étonnants aphorismes. Le romancier Jacques Molan continue à mettre son âme en copie ; il a un franc cinquante par volume ; il thésaurise, et se retirera bientôt après fortune faite, car il ne laisse perdre aucune émotion : il y a quelque temps, voulant séduire par la littérature une femme du monde un peu poétique, il lui adressait une espèce de rêverie, écrite « pour elle seule », ce qui ne l’a pas empêché de publier cette prose dans un recueil vendu à vingt-cinq mille exemplaires, sous ce titre : Tristes nuances. Quant à Casal, cet arbitre des élégances, que les jeunes gens venaient consulter avant de se commander un smoking ; cet homme extraordinaire, qui réfléchissait avec tant de conscience sur la largeur du ruban de moire qui soutenait son monocle ; ce clubman sans pareil, qui excellait à chapitrer un chef et à organiser une cave ; ce tireur qui a fait, chez Gastine-Renette, des mouches si remarquables ; ce cavalier, qui est parvenu à mater Téméraire (par Roméo et Fichue-Rosse) ; ce don Juan, « qui apporte aux affaires de l’amour tout le positivisme réfléchi des grands hommes d’État », on vient d’apprendre qu’il est parti très loin sur le yacht de lord Herbert Bohun, et sans doute, chaque soir, à la clarté des étoiles, il boit des rasades de whisky en compagnie de son hôte, biberon insigne, qui se vante de ne consommer d’eau que pour son tub. Nous ne regretterons pas la dispersion de cette bande joyeuse, car notre cher Bourget nous est resté.

Il a fait, en meilleure et plus douce compagnie, un nouveau pèlerinage dans « la contrée où résonne le si », et qui lui apparut, en 1874, pour la première fois, comme la patrie unique de la Beauté. Il a visité, à petites journées, la Toscane, l’Ombrie, la Terre d’Otrante, la Calabre. Il voudrait parcourir pas à pas, pieusement et minutieusement, ces contrées bénies. Du moins, il s’y est arrêté le plus possible, pour son plaisir et pour le nôtre. Cette fois, il a laissé à côté de sa route les grandes villes, trop visitées, et les paysages illustres, cent fois décrits. Milan, Florence, Bologne, Rome, Naples, ont déjà subi tant de littérature, qu’on n’a plus le courage de les coucher encore sur le papier et qu’on laisse volontiers dormir, en de vieux cartonniers, les notes qu’on a prises, avec une ferveur adolescente, dans les trattorie du cours Magenta, dans la Loggia dei Lanzi, sur la place d’Espagne, et sur cette Strada della Marinella, où se dresse, si farouche, la silhouette du château Saint-Elme. Et puis il serait dangereux d’évoquer tous ces somptueux décors, après les peintures saisissantes et les pénétrantes analyses de Taine. Pourtant, qui sait s’il n’y a pas encore, dans ces chères cités, des coins inédits et des régions inexplorées ? À Milan, loin de la place du Dôme, où la galerie Victor-Emmanuel s’ouvre comme un arc de triomphe, et où la cathédrale, prodigieuse fantaisie d’un peuple heureux, luit au soleil comme un reliquaire de filigrane, il y a des endroits que les souvenirs latins, allemands, autrichiens, français, emplissent d’une histoire étrange et composite ; au palais Brera, près des toiles célèbres de Luini, il y a des portraits qui en disent long sur le passé de la vieille ville lombarde. À Rome, près de cette vieille forteresse triste, qui s’appelle le palais de Venise, il y a un vicolo di Madama Lucrezia, qui est la plus belle entrée de coupe-gorge que l’on puisse rêver, et où le souvenir obsédant des tueries vous guette au passage. La baie de Naples a été chantée suffisamment, il est inutile d’éveiller l’écho lointain des guitares qui murmurent, au pied d’Ischia, l’éternelle chanson : Addio, mia bella Napoli. Mais il est amusant de regarder, avec quelque philosophie, l’invasion de la civilisation moderne, du confort occidental, de la régularité administrative, qui envahissent peu à peu la terre classique des lazzaroni et du farniente : les tramways qui descendent, à toute vapeur, la via San-Carlo et qui rencontrent des troupeaux de chèvres ; les omnibus qui font concurrence aux carrozzelle et à leurs petits chevaux caparaçonnés de sonnailles, les soldats piémontais qui croisent, sanglés dans leur uniforme, des processions de moines « cagoulés » de blanc et drapés de violet. M. Paul Bourget nous donnera, sans doute, un jour, les idées et les impressions qu’a éveillées en lui le spectacle très complexe de l’Italie contemporaine. Pour le moment, il a mieux aimé, dans ce voyage à sa terre de prédilection, fuir le temps présent, afin d’éviter la tristesse des malentendus politiques, et ses Sensations d’Italie sont surtout des sensations d’histoire, de nature et d’art.

Il a voulu nous peindre non pas l’Italie des touristes, mais une Italie rustique et provinciale, celle où il n’y a ni albergo pompeux, ni cicerone loquace, mais où l’on trouve, à la table cordiale de la locanda, des fiasques d’excellent chianti, des grives au genièvre, et un souriant accueil. Les petites villes, les bourgs, les villages même lui ont confié des histoires tour à tour tragiques et charmantes, et il a pris un plaisir visible à nous les répéter par le menu.

Volterra, serrée d’une ceinture intacte de remparts où les murailles florentines se relient aux murailles étrusques, véritable « bastion suspendu sur la Maremme », lui a conté les atroces tueries commandées par Laurent le Magnifique, et lui a fait entrevoir, très loin dans le passé, un peuple disparu qui gravait déjà, sur la tombe des morts, des images mélancoliques et religieuses. À Città della Pieve, petite ville de montagnes, entre Chiusi et Orvieto, il a pensé à Pietro Vannucci, que ses contemporains surnommèrent le Pérugin ; il a égaré ses yeux sur le coloris violet des lacs lointains, sur la vallée de la Chiana et ses palais ruinés, sur le décor qui a initié le maître de Raphaël à l’amour des couleurs et des formes. Foggia, où il a trouvé des « hôtels infâmes et des voitures sordides », a cependant évoqué, à ses yeux, toute une féerie : la royauté fantastique de ce Frédéric de Souabe, qui, maître de l’Allemagne, de la Sicile, de Jérusalem, essaya de refaire, avec cette mosaïque de royaumes, « l’empire du monde, l’orbis romanus qui, depuis la chute de la civilisation antique jusqu’aux jours récents de Napoléon, a hanté le cerveau de tous les grands dévorateurs d’État ». M. Bourget s’attarde complaisamment à dépeindre ce César subtil, dont il aime le dilettantisme, ce sceptique qui protégeait des philosophes juifs, ce théologien qui recommandait au Pape, son ennemi, de revenir à la pauvreté et à la simplicité de la primitive Église, ce sultan dont un moine saxon raconte « qu’il faisait danser devant lui des aimées qui contournaient leurs bras en jouant et chantant et repliaient leurs corps en arrière suivant le rythme de leurs chansons ». Mais bientôt, du haut des collines de Bari, la vue de la douce mer, de la mer voluptueuse où chantaient les sirènes, éveille en lui des rêves platoniciens. La Grande-Grèce est toute parfumée de paganisme. Les dieux sont encore présents dans les cryptes chrétiennes, où les chapiteaux des colonnes sont décorés d’emblèmes païens. Brindes, où mourut Virgile, a été une ville de gaie science et d’ingénieuse allégresse. Il y a un fond de bonne humeur hellène dans les mignardises de cette coquette ville de Lecce, où l’âme légère de l’antiquité semble flotter encore. Il y a, sur une des places de Tarente, un « café Archytas », et cette banale enseigne suffit, dans la ville neuve, où les ruines mêmes ont péri, à évoquer la beauté de la vie antique, et l’eurythmie des cités harmonieuses, régies par des philosophes législateurs.

Toutefois, M. Paul Bourget préfère encore à la sérénité robuste et à l’optimisme allègre des villes grecques l’humilité, l’effusion des cœurs simples, qui ont fait fleurir, aux plus sombres jours du moyen âge italien, un renouveau de tendresse et de pitié. Volontiers il suivrait Joachim de Flore dans cette petite chambre de Cosenza où « l’adolescent au visage angélique » rêvait des vallons de la Galilée, et dans cette grotte du mont Thabor où le saint homme pensa, pendant quarante jours, aux villes terrestres et « pleura sur elles ». L’Ombrie, cette province séraphique, que M. Renan appelait « la Galilée de l’Italie », lui a donné d’exquis ravissements : « J’ai pu partir, dit-il, vers la colline où se dresse une des capitales de la vie spirituelle. L’azur pâle, un faible azur qui disait l’approche de l’hiver, se reflétait dans l’eau des grandes pluies de la dernière semaine, encore prise dans des sillons. L’orage avait donné à la campagne comme un premier coup meurtrier et les feuilles d’or les jonchaient, ces sillons trempés de cette eau irisée. C’était un matin lumineux, doux et triste, un vrai temps de pèlerinage, et j’avais avec moi, en passant le Tibre qui roule dans cette vallée, la Biographie de saint François, par saint Bonaventure. »

Ce bréviaire à la main, il a suivi lentement les sentiers bénis où François expliquait à ses compagnons en quoi consiste la joie parfaite des Frères mineurs, et s’écriait, dans la plus charmante ivresse d’amour divin qui ait jamais troublé le cœur d’un homme : « Ô doux Jésus ! Embrasse-moi et donne-moi la mort, mon amour ! » Ailleurs, dans une froide cellule du Monte-Oliveto, près de Sienne, il a médité longuement sur le bonheur et la bonté de tant d’êtres humains qui, absorbés par une œuvre plus haute qu’eux-mêmes, ont peiné et lutté en négligeant leur moi. Il s’est aperçu, en feuilletant le Traité de saint Irénée sur les Gnostiques, qu’il y a eu, dans les temps anciens, des hérésiarques plus subtils que le Sâr Péladan, et que les vaines sensualités du dilettantisme sont vieilles comme le monde. Lorsqu’il sortit de cet ermitage, il était devenu presque indifférent aux élégances du siècle. Le grand poète qu’il a pris pour guide dans ce voyage d’Italie s’écrie, à la fin du xxxive Chant de la Divine Comédie : « Nous entrâmes dans un sentier caché pour retourner au monde lumineux ; et, sans songer à prendre aucun repos, nous montâmes jusqu’à ce que je vis, à travers un soupirail, ces belles choses que nous montre le ciel, et de là nous sortîmes pour revoir les étoiles. » M. Paul Bourget a parcouru tous les cercles d’un enfer élégant et terrible ; il est visible, à des signes manifestes, qu’il est temps, pour lui comme pour nous, d’aborder enfin à la « Terre promise ».

 

Nous avons pris plaisir à chercher, et à trouver, dans les Nouveaux Pastels et dans les Sensations d’Italie, la marque de l’évolution intellectuelle et morale qui transformait le talent de l’auteur, et le signe certain que le confident, un peu trop amusé, des péchés de Suzanne Moraine et des élégances de Casal, revenait aux sérieuses tendresses et aux nobles méditations, qui furent la passion de sa jeunesse laborieuse et la première occupation de son esprit. Il nous parut qu’après avoir grisé de pauvres cervelles par la théorie du « dilettantisme », l’apologie de la « décadence », et la description des sentiments puérils qui sont rangés dans quelques âmes inertes comme des curiosités dans une vitrine, l’analyste troublant du mal moderne était effrayé par les « disciples » grotesques ou compromettants dont les perversités consciencieuses pouvaient lui être attribuées, qu’il inclinait à reprendre possession de lui-même, et que sa maturité nous promettait un renouveau d’œuvres fortes, capables d’agir efficacement sur les âmes, et de faire un peu de bien aux cœurs souffrants et indécis.

Nous n’aurions pas la fatuité de croire que nos prévisions se sont réalisées, ni que notre amical appel a pu être entendu, si nous n’étions d’accord, dans notre joie à retrouver un Bourget rajeuni, avec deux critiques pénétrants, dont l’un a conquis, malgré des résistances féroces et désespérées, une autorité désormais établie, et dont l’autre vient de se faire une belle place au soleil : M. Ferdinand Brunetière et M. René Doumic. L’un s’est plu à louer, dans la Terre promise, en même temps que « l’art curieux, subtil et savant », « la générosité, la noblesse, la hauteur de l’inspiration ». Il félicite l’auteur « d’avoir, dans ce dernier roman, abjuré le culte un peu puéril qu’il professait, naguère encore, pour les moindres futilités de l’élégance mondaine ». Puis, avec beaucoup de finesse et de vérité, il nous montre, dans les œuvres antérieures du romancier, le courant longtemps inaperçu, qui circulait secrètement, sous des fleurs un peu maladives et dangereuses, et qui, lentement enrichi par l’expérience des hommes et la connaissance des choses, devait tôt ou tard, en apparaissant au jour, surprendre le public, et peut-être l’auteur lui-même, par sa force et par sa pureté.

Les conclusions de M. René Doumic sont les mêmes : « Le nouveau livre de M. Bourget, dit-il, est assez différent de ceux qui ont précédé. Il est d’une inspiration plus sereine et d’un caractère plus apaisé. Aux tourments de l’amour coupable opposer la félicité de l’amour honnête et le paradis des affections simples, dégager de tous les sophismes l’idée nette du devoir, telle qu’elle apparaît et qu’elle s’impose à des consciences vraiment délicates, c’est ce que l’auteur de Terre promise s’est proposé de faire… Ce livre marque moins un changement dans la manière de l’écrivain que le développement de ses idées ; et ceux-là s’étonneront seuls de trouver aujourd’hui, chez M. Bourget, des préoccupations aussi graves, qui n’ont pas suivi la marche de son esprit en progrès vers des habitudes de pensée de plus en plus sévères, en aspiration vers l’idéal d’une morale de plus en plus précise… »

La Terre promise est, comme les ouvrages que M. Paul Bourget a publiés auparavant, un roman d’analyse. L’auteur s’est, depuis longtemps, installé en maître dans cette forme d’art : il s’y tient ; il déclare qu’il a résolu de s’y tenir, et il n’a pas tort. De nouveau, il a donné un coup de filet dans ce domaine inexploré de l’inconscient, qui dort en nous à des profondeurs infinies. Mais, de ce monde obscur et changeant, où il a fait parfois des pêches miraculeuses, il ne nous rapporte plus de petits sentiments ni de petites aventures. C’est encore un cœur de femme qu’il étudie et qu’il nous raconte, cœur meurtri et supplicié, mais torturé par de nobles scrupules qui auraient fait rire aux éclats Mme Moraine et Mme de Sauves. Il me semble que j’entends ces deux élégantes personnes, à leur thé de cinq heures, dire à Henriette Scilly, de leur voix clairement timbrée, avec de jolis mouvements de cou, et les yeux brillants sous la voilette abaissée :

— Voyons, ma chère enfant, ne pleurez pas ainsi… Oui, vous avez du chagrin… vous avez le cœur gros… vous avez de la peine parce que…. Mais il ne faut pas vous faire des idées comme ça… Dieu ! que cette petite tête est romanesque !… Quelle candeur ! Quelle innocence ! C’est tout simplement adorable. Venez qu’on vous embrasse, ma chérie…

Je crois que, neuf fois sur dix, une jeune Parisienne ainsi chapitrée, ayant d’ailleurs entendu les conversations que l’on tient devant elle dans le salon maternel, pour peu que son éducation, commencée dans une institution mondaine, ait été achevée, comme cela se fait d’ordinaire, par deux ou trois auditions d’Yvette Guilbert, consentirait, sans difficulté, à épouser M. Francis Nayrac, homme de trente-quatre ans, un peu chauve et creusé, du reste charmant garçon, possesseur d’une jolie fortune, ancien secrétaire d’ambassade, ayant gardé quelques principes religieux, ayant vécu peut-être, — comme tous les jeunes gens, d’ailleurs, — mais très discrètement, sans éclat, sans liaison affichée, loin des cercles où les vieux Beaux se racontent leurs fredaines… Il est vrai qu’une ancienne maîtresse de ce jeune homme court par le monde : Mme Pauline Raffraye, dont la svelte silhouette, les cheveux châtains, le beau visage un peu trop pâle, mais animé par des yeux clairs presque gris, d’une attirante tristesse, ont affolé, jadis, l’âme tout à la fois sentimentale et pratique de Francis. Ils étaient tous les deux mécontents de leur sort et avides d’amour. « Elle le vit souffrir et elle le plaignit. Il la vit le plaindre et il en fut pénétré. Elle était si jolie, si fine. Ses rapports étaient si tristes avec Raffraye, banal et brutal viveur, qui, l’ayant épousée pour son argent, était aussitôt retourné aux filles, après un de ces drames d’alcôve qui laissent chez une jeune femme une inexprimable rancune. Trouver alors chez un autre homme de caressantes, de délicates manières, une intelligence des nuances du cœur à demi féminine, voir souvent cet homme dans une familiarité émue que l’on ne pense pas à se reprocher, parce que le principe en est si noble, — c’est une épreuve redoutable et un péril très grand. » Bref, ils pleurèrent ensemble. Et maintenant, hélas ! il y a une petite Adèle Raffraye qui ressemble, trait pour trait, à la défunte sœur de Francis Nayrac…

Qu’importe, dit la sagesse des gens du monde, est-ce que cette enfant n’a pas une situation légale, des parents reconnus, une maison confortable et un avenir assuré ? Est-ce que cet accident fortuit est un obstacle sérieux à une union si bien assortie ? Francis sera-t-il pour cela moins prévenant envers sa femme ? Ne sait-on pas, au contraire, que les meilleurs maris sont justement ceux qui ont quelque peccadille de ce genre à se reprocher ? D’ailleurs les jeunes filles bien élevées n’ont pas à s’occuper de ces choses, et doivent laisser de pareils soins aux personnes qui sont chargées de leur établissement.

Mais Henriette Scilly n’est pas de cet avis. Elle est simple et droite, et, devant certaines incertitudes qui la torturent, ses yeux purs, si transparents, se sont voilés d’épouvante anxieuse. Quelques indices ont suffi pour allumer dans son cœur une petite flamme de lucidité qui s’est développée en un incendie soudain de passion et de jalousie. Elle ne sait pas que « la jeunesse de presque tout homme a subi l’épreuve de quelque passion coupable » ; elle ignore « que les plus délicats sont justement ceux qui engagent dans leurs fautes le plus d’eux-mêmes et qui gardent les cicatrices les plus profondes, les plus aisées à se rouvrir… » Mais l’instinct de l’amour loyal est si fort, ses intuitions irraisonnées sont si puissantes, qu’Henriette a lu le mensonge dans la physionomie et sur les lèvres de son fiancé. « Quand elle fut rentrée dans sa chambre, livrée à elle-même, avec toute sa nuit pour tourner et retourner ce problème qui venait de s’imposer à son cœur d’une manière si foudroyante, comme elle pleural Comme elle lutta contre ce qui était déjà pour elle une irréfutable évidence ! Comme elle voulut se persuader qu’elle calomniait son aimé en le supposant capable d’une telle duplicité ! Ah ! ces révoltes contre le soupçon, qui a pu aimer et ne pas les connaître ? Elles n’empêchent pas que l’on ne continue à soupçonner une fois que l’on a été conduit de déceptions en déceptions sur la route de la défiance, à ce carrefour fatal où l’on sait que l’on est trompé. Et quand nous savons cela, par cette divination qui ressemble au flair d’un animal, tant elle est inconsciente et irrésistible, il nous faut à tout prix savoir aussi comment nous sommes trompés, dussions-nous en mourir. »

Et, lorsqu’elle sait tout, lorsqu’elle a triomphé de toutes les dissimulations, et obtenu l’irréparable aveu, quel déchirement dans ce candide et chaste cœur ! Voilà donc cet amour, qui était tout son orgueil, toute sa joie de vivre, flétri et mort ; et ce songe d’un mariage avec un homme qui n’eût jamais aimé qu’elle, comme elle n’aimerait jamais que lui, ce songe de lentes et douces années s’est brusquement évanoui.

Que faire ? Vainement bercée, par sa mère, de paroles consolantes, la pauvre enfant trouve dans sa piété, très sincère et très profonde, la force de pardonner. Elle sera indulgente et miséricordieuse à ce brutal péché, dont ses yeux de vierge garderont l’horreur, et qui a brisé en elle toute espérance. Mais, dans l’agonie de son rêve et de sa passion, elle ne saurait faire plus. Le mirage divin, qu’elle apercevait, dans l’enivrement de ses douces fiançailles, s’est voilé pour jamais. Elle n’épousera pas Francis Nayrac. Et, comme une vision trop légère, que le dur contact des choses et des hommes dissipe au vent, elle disparaît, laissant derrière elle, dans l’angoisse et dans les larmes, loin de la Terre promise, le fiancé, poursuivi lui aussi par la hantise cruelle des fautes vivantes, qui sont sorties, pour le tourmenter, d’un passé qu’il croyait bien mort.

C’est ainsi sans doute, s’il faut en croire les conteurs des vieilles légendes, que des apparitions radieuses se levaient sur le chemin des voyageurs, guidaient leurs pas et éclairaient leur route, jusqu’au moment où la laideur de quelque péché rompait le charme et dissipait l’enchantement.

Il est visible que M. Bourget eût aimé à nous conter cette aventure avec le symbolisme très simple des « moralités » et des images peintes que l’on voit dans les vieux livres d’édification. La Terre promise, c’est la rencontre de l’Âme avec la Vie… L’Âme candide et confiante s’abandonne, avec ravissement, à l’espérance des félicités. Un beau rêve de pureté et de bonheur l’entraîne : elle veut, dans sa traversée du siècle, approcher le plus possible de la béatitude promise aux élus. Elle croit à la vertu des hommes, à la joie de la lumière, à l’éternelle beauté du ciel, des eaux et des fleurs. Hélas ! la Vie est triste, souillée, décevante ; elle est dure aux délicats, inclémente aux purs. Et l’Âme blessée, veuve de ses illusions, ne demandant plus rien à la tristesse des choses, se résigne, après de cruelles incertitudes, à errer sans but, dans un monde désolé et vide, jusqu’à ce que la mort libératrice marque la fin de son épreuve, et la délivre du regret des paradis, perdus. Volontiers, elle dirait, comme le pape Gélase, exilé de l’autel, et pleurant dans la campagne désolée : O vos omnes, qui transitis per hanc viam, attendite et considerate si est dolor sicut dolor meus.

Ne pouvant décrire cette « voie douloureuse » à la façon des ermites illuminés qui, dans les montagnes de la Calabre ou vers les collines de l’Ombrie, méditaient sur les péchés du monde, et chancelaient d’amour divin, M. Bourget a du moins tâché de dégager le plus possible des détails matériels l’idéale pureté d’Henriette Scilly. Très discrètement, avec mille précautions, comme s’il craignait de briser en y touchant cet être fragile, il décrit la taille souple de la jeune fille, son sourire fin, son visage délicat, ses yeux bleus, sa joue rosée, sa bouche spirituelle, l’or de ses cheveux soyeux. Respectueux du virginal mystère qui enveloppe cette innocente vie, il précise le moins possible les indications qui pourraient la faire évanouir. Plus de minutieux catalogues de toilettes et de meubles. Plus de ces longues descriptions qu’aiment les tapissiers, et qui sont l’effet d’un instinct que M. Bourget appelle spirituellement le « snobisme vestimentaire ». Non, cette exquise figure, éclairée comme par une lueur intérieure, sobrement et amoureusement dessinée, digne d’être comparée aux vierges sages que Benozzo Gozzoli peignit avec vénération pour les moines de San-Francesco de Montefalcone, nous apparaît non pas dans le cadre factice, et, somme toute, assez banal, de la vie parisienne, mais dans le radieux décor de la lumineuse et douce Sicile. Qu’elle marche sur les chaudes grèves où expire la brise embaumée des golfes, qu’elle passe, à peine visible, dans la transparence étoilée des nuits tièdes, qu’elle aille, cueillant des fleurs, dans les jardins où se balancent les hautes tiges des lis, partout le ciel lointain et clair fait comme un fond de gloire mystique à cette apparition si chaste, qui semble à peine toucher la terre de ses pas légers.

M. Paul Bourget a réservé pour Mme Pauline Raffraye, l’ancienne amie de M. Francis Nayrac, toute sa science des vulgarités visibles et palpables où beaucoup de femmes du monde installent confortablement leur frivolité. À elle les coussins dont la batiste se double de soie rose ou bleue, à elle les crêpes de Chine souples et parfumés, les dentelles qui retombent en plis coquettement disposés, les lampes voilées d’un abat-jour de couleur tendre, les pendules de voyage, les enveloppes de cuir, fermées par des serrures d’argent, les vaporisateurs… Et vraiment, si triste que soit la pauvre femme, condamnée par une maladie dont le soleil africain de Palerme ne peut que retarder le dénouement, si cernés que soient ses beaux yeux, gonflés et battus par des larmes anciennes, on ne peut plaindre tout à fait son triste sort.

C’est que ses intrigues avec M. Francis Nayrac sont, de part et d’autre, assez peu louables. Quelque temps après cette liaison qui avait commencé au chevet d’une « douce morte », malgré les rendez-vous presque quotidiens où elle s’oubliait parfois, ne se rappelant plus que son mari dînait exactement à sept heures, quelques moments après avoir « frémi de volupté sur le cœur de son amant », encore frémissante des « étreintes sans paroles », des « baisers violents », de la « palpitation éperdue », elle avait l’imprudence de se laisser faire la cour par les amis intimes de M. Raffraye, hommes mûrs et bien conservés, de qui leurs amis du cercle disaient avec considération : « Ils travaillent dans les femmes mariées. » M. Francis Nayrac avait même cru, à tort du reste, la prendre sur le fait, la voir descendre d’un fiacre aux stores baissés, et disparaître, voilée d’un double voile, par une porte mystérieusement entrouverte, dans la garçonnière de M. François Vernantes, rue Murillo.

L’âpre soupçon avait dégoûté Nayrac des amours coupables. Il avait fait une scène à Pauline, avait pris le train, et c’est pour cela qu’il était maintenant le fiancé respectueux et roucoulant de Mlle Henriette Scilly, oublieux des caresses de l’autre, du « geste qu’elle avait entre ses bras, des cheveux épars sur son front, de la mélancolie tendre de son regard dans les divins moments ». Plusieurs personnes font, sur ce point, à M. Paul Bourget une petite querelle. L’auteur de la Terre promise, nous dit-on, attribue à son héros les scrupules les plus honorables : le respect religieux de l’innocence, l’ardeur morale, la délicatesse, la loyauté, il a toutes les vertus dès le lendemain du jour où il a retenu sa chambre à l’hôtel Continental de Palerme. Or, ce même homme, familier avec les nuances les plus subtiles de la galanterie, expert aux roueries de la séduction, s’est servi, en somme, de la mort de sa sœur, pour séduire la femme d’un autre, et toute sa conduite, prudemment calculée pour échapper à la censure du monde, n’a guère été gênée par le scrupule. C’est un Léonce de Mondoville, un peu plus moderne. Comment supposer que, dans cette âme déveloutée, aride, puissent jaillir soudain tant de sources de pureté et de générosité ?

Voici maintenant une autre objection qui a été formulée par un prêtre confesseur de jeunes filles, et sur laquelle je ne saurais me prononcer, moi profane, avec une suffisante autorité. Henriette Scilly, m’a dit ce prêtre, nous est représentée comme une jeune fille très pieuse. Sa piété même est un peu exaltée. Elle a formé jadis le projet de prendre le voile. Ardemment croyante, elle a cette fièvre de tout l’être, qui donne aux croyants qu’elle possède une soif et une faim du martyre. Son directeur doit certainement la morigéner avec bonté sur l’excès touchant de son zèle, sur les brûlantes énergies de son âme romanesque. Pour une pareille conscience, la vie passée de Francis Nayrac ne sera pas un obstacle au mariage projeté. La piété de cette jeune fille aboutira précisément au même résultat matériel que la frivolité de telle ou telle autre. Henriette sera hantée par l’idée d’expiation et de pénitence ; sa charité la poussera à aider, dans son repentir efficace, l’homme qui a failli et qui l’aime ; son catholicisme l’engagera, par une grâce irrésistible, dans une œuvre de relèvement et de réparation.

D’où il faudrait conclure, en bonne logique, que les psychologues les plus renommés ne discernent pas toujours très exactement le lien des pensées et des actes, qu’au rebours du naturaliste qui constate ce que rencontre son scalpel, ou de l’historien qui est l’esclave des textes, les « théoriciens du cœur », créent parfois les choses pour les constater après. À tout cela, M. Paul Bourget répondrait sans doute par de fort bonnes raisons. Et puis, à quoi bon s’appesantir sur toutes ces chicanes ? Mieux vaut se laisser prendre à l’émotion tendre et douloureuse qui anime tout ce drame moral, et féliciter M. Bourget de renoncer, de plus en plus, à ses anciennes amitiés intellectuelles : André Mareuil, Claude Larcher, Casal, Choderlos de Laclos, et autres « liaisons dangereuses ».

Le psychologue de Mensonges et de Cruelle énigme, le physiologiste de l’Amour moderne, le biographe des pécheresses compliquées, l’éloquent prédicateur du Disciple et de Terre promise est un homme heureux. Voilà quelque dix ans qu’il fut salué par Jules Lemaître, du titre de Prince de la jeunesse. Et comme il approchait du terme inévitable où l’on cesse, même dans les cénacles, d’être considéré comme un jeune auteur, les Quarante l’ont admis dans leur illustre compagnie, juste à temps pour qu’il pût tenir l’emploi de jeune académicien.

Cette élection a fait plaisir aux gens de lettres. Elle prouve que l’Académie, quoi qu’en disent les méchants, ne se croit pas quitte envers les écrivains, lorsqu’elle leur a décerné quelques billets de banque en déclarant que leurs ouvrages sont utiles aux mœurs. M. Bourget est arrivé à la gloire et à l’Académie sans autre secours que le mérite de ses livres, et par la seule vertu de son talent.

Pour beaucoup de récipiendaires, les honneurs académiques sont une fin et une retraite, l’arrivée au poteau après la course fournie. Je crois fermement que, pour M. Paul Bourget, le douzième fauteuil, celui où se sont assis, les uns après les autres, Voiture, Mézeray, Clermont-Tonnerre, Voltaire, Ducis, de Barante, le père Gratry, Saint-René-Taillandier, Maxime Du Camp, ne sera qu’un nouveau point de départ.

Fin de race

Nous ne sommes plus même « fin-de-siècle ». Nous sommes décidément « fin-de-race ». C’est du moins ce que démontre, avec un grand luxe de preuves et une terrible âpreté de logique, un apôtre qui partit un jour des faubourgs de Pest, afin de crier sa malédiction sur les routes, de dénoncer les scandales, de fouetter l’universelle infirmité8. M. Max Nordau, dont on remarque tout de suite, au milieu de la foule vociférante des prophètes contemporains, la face particulièrement convulsée, rappelle un peu ces « flagellants », ces pénitents encapuchonnés, que les bonnes gens du xive  siècle appelaient les « Frères de la Croix », et qui allaient en procession par les villes, brandissant des martinets, chantant des cantiques :

Or avant entre nous tous, frères,
Battons nos charognes bien fort,
Et remembrant la grant’misère
De Dieu et sa piteuse mort…
Au nom de ce battons plus fort…

Ces forcenés se déchiraient la peau avec une telle fureur que l’Église, émue de cet horrible spectacle, crut devoir supprimer leur confrérie-en les brûlant à petit feu. L’auteur de Dégénérescence est venu assez tard pour n’avoir pas à craindre le même sort. Ce qui prouve que les civilisations « avancées » méritent, malgré tout, quelque considération.

Cet homme sincère, que j’appellerais volontiers, en modifiant à son usage une formule célèbre, « l’Hamlet et l’Alceste du pessimisme militant », a une furieuse façon de battre sa coulpe sur notre poitrine et de faire siffler ses-lanières sur nos épaules. Déjà, il avait flétri, en un pamphlet virulent, les Mensonges conventionnels de la civilisation. Il avait dit (et qui oserait, hélas ! le contredire tout à fait ?) qu’il n’est guère possible d’habiter davantage un monde où « chaque mot que nous disons, chaque acte que nous accomplissons est un mensonge à l’égard de ce que, dans le fond de notre cœur, nous reconnaissons comme la vérité ». Un peu plus tard, il avait décrit le Mal du siècle, non plus le mal tout individuel et artistique de René et d’Olympio, ce « vague à l’âme », devenu peu à peu, à mesure qu’il descendait vers la populace littéraire, byronisme naïf, baudelairisme grotesque, satanisme, hydropathie et mystification, mais une souffrance autrement répandue et dangereuse, le mal de ceux qui, « paralysés par le spectacle de l’enchaînement indéfini des causes, perdent le courage d’agir vivement… ». Enfin dans la Comédie du sentiment, il a maudit la perversité de la femme, la duperie des phrases et des gestes d’amour, le cabotinage de la passion. « Ah ! s’écrie à bout d’illusions son triste héros, le professeur Gustave Bruchstaedt, la femme est mobile comme la plume au vent. La donna è mobile qual piuma al vento. » Ce refrain, à vrai dire, n’est pas nouveau. Les saints du Paradis, sans compter don Juan et Lovelace, les auteurs de nos fabliaux, depuis Rutebeuf jusqu’à La Fontaine et Molière, l’ont déjà fredonné sur tous les tons. Saint Clément d’Alexandrie a dit : « On a honte lorsqu’on réfléchit à la perversité de la femme. » Et saint Grégoire l’Illuminateur : « Un homme sur mille peut être pur, une femme jamais ! » Et saint Bernard : « La femme est l’organe du diable. » Et saint Antoine : « Sa voix est le sifflement du serpent. » Et saint Bonaventure : « Elle est un scorpion. » Et saint Grégoire le Grand : « Elle a le poison de l’aspic et la malice du dragon… » Seulement Max Nordau, comme son maître le célibataire Arthur Schopenhauer, a développé avec un acharnement très original les aphorismes indignés de ces vertueux personnages qui, sans doute, ne connaissaient pas très bien leur sujet.

Une société où la femme occupe presque partout, à table, au théâtre, en chemin de fer, en omnibus, sur les factures des grands magasins, sur la lyre des poètes et dans les préoccupations des hommes, la place d’honneur, une telle société devait paraître à notre philosophe morose, aussi peu stable et aussi dérisoire qu’une pyramide placée sur sa pointe. Il nous doit, et il nous donnera (n’ayez aucune crainte), la liste complète de tous nos péchés et de toutes nos lèpres. En attendant cette consultation générale, voici le diagnostic particulier d’un mal qui est le principe de presque toutes nos tares, l’intarissable source de nos purulences, et qu’il appelle le mal artistique et littéraire.

« Les livres et les œuvres d’art, dit avec raison M. Nordau, exercent sur les masses une puissante séduction. C’est en eux qu’une époque puise son idéal de morale et de beauté. » Or, voici quels sont, selon lui, les principaux caractères de la littérature actuelle. Ce coup d’archet ou plutôt ce coup de fouet initial est si magistralement donné que je dois céder ici la place à une large citation :

« Les livres qui divertissent ou édifient le public répandent un curieux parfum, dans lequel on peut discerner l’encens, l’eau de Lubin et le fumier… Les simples exhalaisons de cloaques ne suffisent plus. La poésie fangeuse de M. Zola et de ses disciples en vidange littéraire est dépassée et ne peut plus désormais s’adresser qu’à des arriérés. La classe qui forme l’avant-garde de la civilisation se bouche le nez devant la fosse du naturalisme et ne consent à se pencher que si une habile canalisation y amène quelque parfum de boudoir et de sacristie. La sensualité nue passe pour vulgaire. Les livres qui traitent simplement des rapports de l’homme et de la femme, même sans aucun voile, semblent d’une moralité fade…

« Le livre qui veut devenir à la mode doit avant tout être obscur. Le compréhensible est banal et bon seulement pour la populace. Ce livre doit se recommander, en outre, par un ton légèrement onctueux et faire succéder aux scènes lubriques des explosions éplorées d’amour pour les souffrants et les humbles ou des transports enflammés de fervente croyance en Dieu. On aime beaucoup les histoires de revenants, mais présentées sous un déguisement scientifique, tel qu’hypnotisme, télépathie, somnambulisme ; les jeux de marionnettes, où des compagnons à l’air naïf, mais rusés, font balbutier comme de petits enfants ou des imbéciles les figures vieillies des ballades ; enfin, les romans ésotériques, dans lesquels l’auteur donne à entendre qu’il pourrait en dire beaucoup sur la magie, la kabbale, le fakirisme, l’astrologie et autres sciences blanches et noires… Ibsen détrône Goethed ; Maeterlinck est mis au même rang que Shakespeare. Des critiques allemands et même français proclament Frédéric Nietzche le premier écrivain de l’Allemagne contemporaine. La Sonate à Kreutzer, de Tolstoï, est la Bible des dilettantes de l’amour… Des messieurs “comme il faut” trouvent “très distingués” les refrains vulgaires et les chansons de forçats de Jules Jouy, de Bruant, de Mac-Nab et de Xanrof, à cause de la “chaude sympathie qui y circule”. Et des mondains qui ne croient qu’au baccara et à la Bourse vont en pèlerinage à la Passion d’Oberammergau, et ils s’essuient les yeux en lisant les invocations de M. Paul Verlaine à la sainte Vierge. »

M. Max Nordau est assez exactement renseigné sur les goûts et sur les plaisirs des riches habitants des grandes villes d’Europe, de ceux qui s’intitulent eux-mêmes « la société ». Il sait comment on aime, comment on cause et comment on s’habille, dans ce « crépuscule de peuples », où « les formes perdent leurs contours et se dissolvent en remous de brouillards ». Les observations qu’il a recueillies en lisant des journaux de modes, en assistant au vernissage des Salons de Paris et à l’ouverture des expositions de la Société royale de Londres, ou simplement en flânant sur le boulevard, forment un copieux album, comparable aux séries de planches dont se sert le terrible professeur Cesare Lombroso pour illustrer ses inquiétantes études de médecine légale et d’anthropologie criminelle. Ce savant d’outre-Rhin a très bien vu, à travers ses lunettes, la bizarre figure des hommes et des choses de notre temps. Il a suivi des femmes le long des rues, et il a noté ceci : chevelures incohérentes et indiquant une maladive affectation d’archaïsme, tantôt copiées sur la Maddalena Doni de Raphaël aux Offices de Florence, — tantôt renflées sur le front, à la façon de Julie, fille de Titus, ou de Plotine, fille de Trajan, dont les bustes sont au Louvre, — tantôt frisées et floues à la mode du xve  siècle, faisant songer aux pages et aux jeunes chevaliers que peignaient Gentile Bellini, Botticelli et Mantegna. Sur ces chevelures, souvent teintes de jaune cuivré ou de jaune d’or, les coiffures les plus paradoxales, sombreros espagnols, toques écossaises, bérets moyenâgeux. Mêmes disparates dans le reste de l’ajustement : ici, « un mantelet descendant jusqu’à la ceinture, garni, au bord, de petites pelotes de soie dont le trémoussement incessant est fait pour hypnotiser ou mettre en fuite le spectateur nerveux », là un peplum grec ; ailleurs la robe empesée et monumentale de Catherine de Médicis, le corselet d’Agnès Sorel, les bouffants, les crevés et la fraise de Marie Stuart, la ceinture « empire » ; ou bien la redingote de drap et le devant de chemise amidonné, vicieuse parodie du costume masculin, ou bien encore « les blancs vêtements flottants des anges de l’Annonciation, tels qu’on les voit dans les peintures de Memling… ».

Et les enfants ! Voyez ce mioche, emprisonné flans le manteau rouge d’un bourreau du moyen âge, cette fillette perdue dans le chapeau-cabriolet de sa bisaïeule, cette autre bambine, affublée des robes à taille courte et des manches à gigot de Mme de Staël… M. Nordau attribue ces fantaisies, qu’il juge très dépravées, à l’influence de certains keepsakes, qui semblaient très innocents. « Ce sont, dit-il, avec une colère excessive, ce sont les images devenues vivantes de l’insupportable Kate Greenaway, condamnée par le célibat à renoncer aux joies maternelles, et dont l’amour pour les enfants, étouffé et dégénéré conséquemment en une forme contre nature, cherche sa satisfaction dans des dessins horriblement maniérés qui montrent les enfants sous les déguisements les plus ridicules, qui déshonorent tout bonnement l’enfance sacrée !… »

Voyons maintenant ces messieurs, c’est-à-dire le veule Costar, le séduisant Casal, l’ingénieux Claude Larcher, vous, et peut-être moi. Certes, on ne peut pas nous reprocher de surajouter à notre « beau physique » des joailleries sauvages et des couleurs fantasques. Seuls, quelques idiots à monocle et à gardénia (c’est Nordau qui parle) endossent des habits rouges, afin de ressembler à des singes habillés ou à des palefreniers anglais. Soit. Mais trop timides pour bouleverser les formes déplorables de nos « tubes », de nos « smokings » et de nos « queues de pie », nous nous dédommageons, en tâchant de nous faire, chacun de notre côté, ce qu’on appelle « une tête ». Tel gringalet, aux épaules étroites, se taille la barbe en pointe afin de ressembler à François le Balafré. Pourquoi ce gros poussif, qui passe huit heures par jour à ne rien faire dans un bureau, relève-t-il si crânement, en deux pointes hardies, une moustache de mousquetaire ? Voyez cet autre avec sa face de kakémono japonais !… Ce digne fonctionnaire, qui s’applique à être farouche comme un reître !… Ce bon plumitif, qui se frise la barbe comme Lucius Verus !… Et l’innombrable légion des rapins et gendelettres qui s’efforcent de reproduire sur leurs figures falotes, l’énergie de Benvenuto Cellini, la pâleur glabre de Jules César, le mysticisme fou d’Héliogabale, la férocité de Néron !

Ainsi déguisés en masques de bal travesti, possesseurs de têtes qui semblent achetées, après faillite, dans un de ces « musées de cire » où les provinciaux apprennent l’histoire, nous habitons des logis qui ressemblent à des boutiques de brocanteurs suspects. Est-il assez incohérent, ce bourgeois qui met à jour sa correspondance commerciale dans une salle gothique avec un attirail de cuirasses, boucliers, bannières, tapis kurdes, bahuts de Bédouins, narghilés de Circassie, boîtes de laque hindoue, trophées d’épées, poignards, masses d’armes, pistolets à rouet, vitraux qui représentent des saints émaciés d’extase ! Estelle assez ahurie cette bonne dame qui reçoit ses amies sous un Bouddha accroupi, dans un bazar bariolé où la lumière, amortie et teintée par des abat-jour de couleur indécise, farde les visages, déguise les meubles, répand sur toutes les formes un feu follet propice au dangereux émoi du flirt, aux illusions, aux mirages, aux duperies ? Mensonges ! mensonges !

Que lisent ces pantins délirants et ces poupées neurasthéniques ? Ne voulant pas s’en tenir à des idées générales sur notre littérature, ayant appris que les chroniqueurs donnent quelque importance aux écrits de trois ou quatre personnes, déjà grisonnantes et qui s’intitulent obstinément « jeunes », M. Max Nordau résolut de connaître ces annonciateurs du verbe nouveau.

Voici comment il parvint à se former une opinion raisonnée sur l’école dite « symboliste », qu’il choisit de préférence, la jugeant mûre pour une étude scientifique, comme tous les objets déjà fossiles. Admirez sa patience et sa méthode. Il se rendit d’abord au numéro 73 du boulevard Saint-Michel, au café François Ier, se fit servir un bock pour légitimer sa présence dans cet établissement, et attendit. Les gens qu’il guettait arrivèrent. Verlaine était absent ce jour-là ; mais les sous-maîtres de la troupe fournirent à l’observateur, embusqué derrière son verre de bière, une ample moisson de notes. Voici ce qu’il enregistra sur son carnet. Je transcris, bien qu’il m’en coûte, les constatations de cet impitoyable médecin : Vanité sans bornes… pensée confuse et incohérente… forte émotivité… caquetage incessant, ou plutôt logorrhée… inaptitude au travail sérieux et soutenu… ignorance profonde, aboutissant au mépris de la science positive et à l’apologie d’un vague mysticisme… quelques citations mal comprises, rognures et balayures, happées aux étalages des bouquinistes, et dont ils se servent pour flétrir de très haut Taine, Renan, Darwin, Stuart Mill, ainsi que pour réhabiliter un moyen âge de convention… tendance très marquée à nommer automatiquement les ornements sacerdotaux et le mobilier d’église, tels qu’ostensoirs, ciboires, chasubles, etc. Il nota bien d’autres choses, car il fut obligé de rester au « François Ier » tout l’après-midi, et encore après dîner, jusqu’à minuit, heure où les garçons du café durent prévenir la bande bavarde que le moment de fermer était venu. Effrayé par la quantité de chopes, d’absinthes pures et de « rhums à l’eau » que les doux poètes avaient absorbée, il jugea qu’ils étaient atteints de « dipsomanie ». Il crut comprendre, à leurs propos, qu’aucun d’eux n’avait d’occupation classée, qu’ils étaient « inaptes à l’accomplissement d’un devoir régulier », et il conclut sévèrement : « Quand cette insuffisance organique se présente chez un homme des basses classes, il devient vagabond ; chez une femme de la même classe, elle mène à la prostitution ; chez les membres des classes supérieures, elle prend la forme du bavardage artistique et littéraire. »

Cela fait, il lut et dépouilla l’Enquête de M. Jules Huret, précieux répertoire, qu’on lira dans cent ans, dans deux cents ans, pour savoir ce que peut contenir de charité chrétienne l’âme des « graphomanes », même mystiques. Puis, il étudia divers ouvrages, qu’on lui recommanda comme particulièrement intéressants. Il lut, sans s’étonner (car le philosophe ne s’étonne de rien), des strophes comme celle-ci :

Là-bas, c’est trop loin,
Pauvre libellule,
Reste dans ton coin
Et prends des pilules.
Sois Edmond About
Et d’humeur coulante,
Sois un marabout
Du Jardin des Plantes.

Ces quatrains sont d’ailleurs parfaitement clairs. Ceci l’est moins :

Ouïs ! ouïs aux nues haut et nues où
Tirent-ils d’aile immense qui vire…
           et quand vide,
et vers les grands pétales dans l’air plus aride —
(Et en le lourd venir grandi lent stridule, et
Titille qui n’alentisse d’air qui dure, et !
Grandie, erratile et multiple d’éveils, stride
Mixte, plainte et splendeur ! la plénitude aride)
et vers les grands pétales d’agitations
Lors évanouissait un vol ardent qui stride…
(des saltigrades doux n’iront plus vers les mers…)

Ayant achevé son investigation et bouclé son dossier, l’auteur du Mal du siècle s’enferma dans sa chambre avec ses livres favoris. C’étaient des volumes d’aspect imposant, nullement frivoles ni passionnés. Voici quelques-uns des titres qui luisaient en grosses lettres sur le dos des reliures : la Psychologie de l’idiot et de l’imbécile, par le docteur Paul Sollier ; Traité des dégénérescences physiques, intellectuelles et morales de l’espèce humaine, par le docteur Morel ; Du délire chez les dégénérés, par Legrain ; Essai sur l’état mental des hystériques, par Henri Colin ; le Gorille, par le professeur Hartmann ; les Altérations de la personnalité, par Alfred Binet ; les Maladies de la volonté, par Th. Ribot ; la Littérature des fous, par Octave Delepierre… Après de longs jours et de longues nuits, où il s’ensevelit, pareil au docteur Faust, dans la méditation et dans la lecture, il sortit, souriant aux passants de cet air satisfait qu’a M. Édouard Tournier lorsqu’il a corrigé Sophocle ou M. Munier-Chalmas lorsqu’il a mis la main sur un cristal peu connu. Il avait trouvé l’explication qu’il cherchait.

J’en ai dit assez pour montrer au lecteur quelle est la manière de cet écrivain corrosif. C’est Schopenhauer sortant de chez Charcot, Henri Heine à la Salpêtrière. Il a beaucoup d’esprit et pas assez de bonne humeur ni d’équité. Il confond parfois les mystificateurs avec les mystiques ou, si vous aimez mieux, les fumistes avec les simples mystes. De plus, il est en retard. Il n’a pas suivi le tourbillon vertigineux de nos modes et de nos toquades. Il en est encore à l’eau de Lubin, aux « symbolistes », au Sâr Péladan, au mysticisme, au diabolisme, à saint François d’Assise ; or, voilà beau temps que nous sommes revenus de Fiesole, du théâtre des Marionnettes et du salon de la Rose † Croix, pour nous consacrer exclusivement à Napoléon, au socialisme mondain, à l’anarchisme littéraire, au crapulisme, aux Gigolettes. Après quoi, nous irons vers d’autres choses. N’importe. Il faut lire d’un bout à l’autre ces deux volumes. Il y a, dans cette prose sans gêne, remuante et bousculante, un fourmillement d’idées où il faut s’engager de pied ferme, au risque d’être soi-même désagréablement chatouillé et mordu. Je crois, d’ailleurs, que cette mercuriale ne changera rien à notre atonie morale, à notre déséquilibre mental, à nos fuites d’idées, à l’impuissance veule de nos sentiments inachevés et de nos actions incomplètes, à l’émiettement et à l’inertie de notre volonté. Le mal que font ou qu’aggravent les livres peut-il être guéri par d’autres livres ?… Peut-être. Seulement, cette « littérature de tout à l’heure », qu’on nous promettait dès l’année de l’Exposition universelle, s’obstine à ne pas venir.

Gabriel Bonvalot9

À peine reposé du Pamir, M. Gabriel Bonvalot était déjà en quête de terres vierges, d’étoiles nouvelles, d’horizons qui ne fussent pas limités par des tuyaux de cheminées et d’hommes inconnus, qui fussent exempts de snobisme et libres des servitudes de l’habit noir. Tout en cheminant, d’une humeur assez maussade, dans les rues étroites où l’on coudoie des employés, des boutiquiers, des hommes de lettres, toutes sortes de gens qui sentent le renfermé, le bon voyageur pensait, à part lui, qu’il serait agréable de faire, à petites journées, le chemin de Paris au Tonkin, à travers l’ancien continent. Il essayait de se consoler en allant à l’Exposition, mais il jugea bien vite que l’exotisme du Champ-de-Mars était une amusante comédie, fabriquée de toutes pièces par d’ingénieux décorateurs, à la mesure des chroniqueurs à court de pittoresque, des écrivains désireux de lotiser sans fatigue et des nombreux géographes qui aiment les explorations à portée de la main. Il prit quelque plaisir à entrer dans les petites cases bâties par M. Ammann, professeur d’histoire, et M. Garnier, architecte de l’Opéra, pour apprendre aux Français l’histoire de l’habitation humaine. Cette promenade lui donna l’occasion de constater, une fois de plus, qu’il ne suffit pas de compiler des dictionnaires pour apercevoir la vie primitive, les belles chasses, les belles pêches, les belles cavalcades dans les bois, dans les marais, dans les steppes ; et, bien qu’il soit le moins fanfaron des hommes, il pensa, non sans plaisir, qu’il manquera toujours quelque chose à ceux qui n’ont vu de sauvages que dans la figuration de l’Africaine, et de Touraniens que dans les poésies de M. Jean Richepin.

Là-dessus, il se jeta sur ses cartes et les dévora des yeux. Quand Bonvalot n’a pas encore fini de dompter les rhumatismes hargneux et la fièvre louche qui le poursuivent depuis longtemps, son grand plaisir est de vagabonder dans des atlas. Il ouvre Vidal-Lablache ou Schrader, et son imagination s’élance à travers les montagnes et les vallées. Pour lui, une carte est un monde vivant et mobile. Où nos yeux, affaiblis par l’influence héréditaire de Meissas et de Michelot, ne voient que des lignes diversement enluminées, des caps qui sont des « langues de terre » et des îles qui sont « des espaces de terre entourés d’eau de tout côté », il aperçoit des couleurs et des formes ; il traduit en reliefs la surface plate, et substitue au diagramme sec et ennuyeux la complexité remuante des hommes et des choses. Sur le papier, il voit bleuir des lacs, miroiter les larges sinuosités des grands fleuves, verdir, sur le flanc des monts, les forêts murmurantes ; et, dans des visions précises, les neiges tombent, en flocons serrés, à travers le vent glacial, sur les plateaux immenses où personne n’a marché ; ou bien un gai soleil fait luire des cascades d’eaux vives, à travers les arbres, dans l’abri d’une vallée, près d’un village inconnu ; ou bien encore, dans l’étendue silencieuse des steppes, des caravanes d’hommes et de bêtes s’allongent en files interminables, marchant, d’un pas monotone et résigné, vers un nouveau refuge, poussées par un éternel instinct, à changer, sans trêve, d’espérances et de soucis.

Il regardait, avec envie, de cet œil rapace et conquérant qui s’est emparé de tant d’horizons, le vaste espace qui va du Turkestan au cœur de la Chine. Il lui semblait que peut-être il retrouverait là-bas, dans des coins ignorés, comme dans le fond d’un réservoir inépuisé, quelques restes des races primitives que l’Asie a versées sur l’Occident. Il voulait voir si les grands troupeaux de faces blanches, qui avaient promené leurs tentes de vallée en vallée jusqu’au moment où la terre leur manqua, n’avaient point laissé une arrière-garde d’attardés et de traînards sur les bords du Tarim et dans les gorges de l’Altyn Tagh, la Montagne d’Or. De plus, il était curieux de regarder comment, aux frontières du Céleste-Empire, tant de races diverses peuvent vivre côte à côte sans trop s’entre-massacrer ; comment les beaux Turcs de l’Asie centrale, si différents de leurs compatriotes de Constantinople, peuvent voisiner sans trop de répugnance avec les Chinois jaunes, porteurs de tresses, mangeurs de porcs, scandaleux, aux yeux des vrais croyants, par la laideur de leur visage et la mauvaise odeur de leur corps. Toutes ces idées, et bien d’autres encore, s’agitaient dans la tête de Bonvalot, qui est une des » plus robustes et des mieux meublées que je connaisse, ayant été trempée par le vent et le soleil des grands chemins, et munie de philosophie non point par la science casanière qui moisit entre quatre murs, mais par les images vivantes, vagabondes, fières et fantasques, qu’il faut conquérir en plein air, loin du caquet des pédagogues et des écoliers.

Justement, au moment où il soupirait le plus après la fraîcheur de l’Indou-Kousch et la poussière du Turkestan, il trouva un compagnon jeune, décidé, de figure ouverte et de caractère gai — ce qui est indispensable en voyage, — bref, un gaillard solide, désireux d’entreprise et « taillé pour la course », bien qu’il fût prince de sang royal. Le prince Henri d’Orléans avait déjà fait ses preuves et essayé sa vaillance. On l’avait vu, assez rarement, dans les coulisses des petits théâtres. En revanche, les Français qui sortent quelquefois de leur pays l’avaient rencontré dans le Caucase, en Asie Mineure, dans l’Inde. L’éloignement a le bizarre effet de rapprocher les distances sociales et de dissiper les dissentiments politiques ; aussi, l’on avait vu, à peu près dans les cinq parties du monde, le jeune prince cheminer sans inquiétude avec des jacobins authentiques, et des républicains très sincères admirer cette audace juvénile, où la vieille France a mis ce qu’il y avait en elle de plus généreux et de plus séduisant.

Les pourparlers ne furent pas longs. On s’entendait à merveille, et avec Bonvalot les choses ne traînent jamais. Vite, un télégramme fut expédié, dans un village du Caucase, à Rachmed, le fidèle compagnon des routes du Pamir. Le pauvre garçon se préparait à venir à Paris, pour voir l’Exposition. Mais Rachmed est Usbeg et musulman : son maître est son ami. Et, le cœur bien gros, mais sans hésiter, il regarda partir, du quai de Batoum, le paquebot de la Compagnie Paquet, en disant à ses voisins : « Je reste. Il n’aurait pas été content. »

À Moscou, on retrouva Rachmed. À Kouldja, on rencontra un missionnaire belge, le Père Dedeken, qui avait précisément un rendez-vous à Shanghaï. Il profita de l’occasion, et son serviteur, le Chinois Bartholomeus, partit avec lui. On engagea l’interprète Abdoullah, qui avait suivi jadis le célèbre explorateur Prjevalsky, et l’on partit, malgré les sourires bienveillants et incrédules du consul russe, timide et conseilleur, par devoir professionnel, comme tous les consuls.

La caravane est en route. Rachmed trottine sur un petit cheval chevelu et ébouriffé, en tête de la longue file des chameaux. Le vrai voyage commence. Où va-t-on ? Vers l’Est, du côté du Tonkin. Tout le vieux continent à traverser, la Chine la moins connue et le Tibet, et les hauts plateaux, et les déserts, et les fleuves profonds, sans compter les hommes… Les serviteurs pensent à tout cela. Mais personne n’a peur. Car le chef a tout organisé, et il s’y entend. Il voit, sur des feuilles de papier, l’aspect des pays où il n’est jamais allé. Il connaît les distances ou les devine d’un sûr coup d’œil. Il a emballé dans les caisses des sacs de farine, des briques de thé, de l’orge grillée, de la graisse, tout ce qui est nécessaire pour que personne ne meure de faim. Et puis, il communique à tout le monde sa bonne humeur, sa confiance, sa joie. À ce moment, à l’heure où la journée chaude se lève sur le sable, il est parfaitement heureux. Il prend le large. Il goûte l’inconnu. Il interroge l’horizon, « ainsi qu’un épervier affamé quêtant sa proie. »

De la Sibérie à Kourla, par les monts Célestes, de Kourla à Tcharkalik, du Lob-Nor aux plateaux du Tibet, de Namso à Batang et de Ta-Tsien-Lou au fleuve Rouge, on fit 298 étapes. De ce long itinéraire, les explorateurs ont rapporté une moisson d’observations géographiques et de riches collections dont l’anthropologie et la zoologie feront leur profit. Ils en ont rapporté aussi des acquisitions personnelles qu’on ne peut évaluer, des notions qui sont inappréciables, et une provision de sensations qu’il faut leur envier.

 

Lorsqu’on sort des deux salles du Muséum où M. Bonvalot et le prince Henri d’Orléans ont exposé les objets qu’ils ont rapportés de l’Asie centrale, on est poursuivi par des impressions très nettes et des visions singulièrement précises. Des « instantanés » très précieux ont fixé quelques moments fugitifs de cette course et quelques-unes des haltes bien courtes auxquelles ont consenti ces voyageurs, avides d’espace et d’éternelle mobilité. Par là, nous pouvons refaire leur itinéraire presque étape par étape. Il faut bénir les inventeurs qui ont délivré la photographie de tous les accessoires fragiles et embarrassants qui la rendaient autrefois casanière et timide. Un appareil ambulant est une espèce de mémoire portative, auprès duquel nos malheureuses facultés d’attention font vraiment triste figure, et qui enregistre à souhait les modes mobiles et les furtives apparences de ce monde périssable. Le prince Henri, en braquant de divers côtés son objectif, que les bonnes gens du Tibet ont dû prendre pour l’œil énorme de quelque dieu, a ramassé, le long des routes, des profils de montagnes, des étendues de plaines, des miroitements de fleuves, surtout des silhouettes d’hommes, des sauvages des hauts plateaux, avec leur geste habituel et leurs grimaces coutumières, des cases de bâtons et de boue, dont un chien d’Europe ne voudrait pas, des idoles bizarres, des ex-voto, des cavaliers nomades, rencontrés au détour d’un sentier, des couvents et des pagodes. Par un effort d’esprit, grandissons ces petites images ; donnons le mouvement et la vie à ces formes fixées en des attitudes immuables ; si nous avons quelque peu voyagé, si nos yeux se sont familiarisés autrefois avec les hautes murailles qui barrent l’horizon et les vastes plaines qui s’enfoncent dans l’inconnu, nous prolongerons aisément la ligne des montagnes coupées par le cadre, nous verrons couler l’eau des rivières, nous entendrons les dialogues solennels, un peu gutturaux et les compliments de politesse compliquée que Bonvalot échange avec les chefs accourus sur son passage pour le saluer. Nous croirons cheminer, nous aussi, sur l’herbe courte, dans la longue ligne noire des yacks porteurs de bagages, au pas rythmé des petits chevaux mangeurs de chair crue. Si, maintenant, après avoir longtemps regardé ce décor, nous considérons avec quelque soin et quelque méthode les bijoux barbares exposés dans les vitrines, et qui ont, pendant des années, enroulé leurs volutes, plaqué leurs incrustations ou fait tinter leurs chaînettes sur des peaux huileuses et rances ou des cheveux pommadés de graisse ; si nous enluminons nos yeux avec les costumes multicolores des lamas, nous serons entraînés, loin de Paris et de ses banales grisailles, vers un rêve infiniment lointain, qui est un merveilleux sujet de divertissement et de songerie.

Qui va loin dans l’espace va loin dans le temps. L’histoire du passé est actuellement visible, en certains coins du monde, où il est malheureusement difficile d’aller. Si j’avais le loisir d’apprendre en détail, comme je le voudrais, l’histoire du monde, je préférerais à la lecture, d’ailleurs si profitable, du Discours sur l’histoire universelle de Bossuet, un voyage avec Bonvalot, qui est le plus suggestif des guides, et qui excelle à noter, dans les pays innombrables qu’il a parcourus, les détails qui peuvent nous donner quelque idée de tel ou tel degré du développement humain.

Si l’on veut connaître par le menu ce qu’était la Turquie au temps de Soliman le Magnifique, il faut s’enfermer dans quelque ville obscure de l’Anatolie, à Mylasa ou à Moughla ; en causant le soir, sur les terrasses fleuries, on entendrait les imans, dont la robe prend, au clair de lune, de délicieuses teintes réséda, exprimer leur profond mépris pour les Nemzets (Hongrois), louer, en cérémonie, le Ghazi (victorieux) qui règne à Stamboul, et annoncer posément aux fidèles que l’on attend, l’année prochaine, pour les harems des Pachas, un important convoi de belles filles de Moscovie. Un de mes amis aperçut un jour, en doublant le cap Horn, un homme nu, qui était accroupi sur un gros tas de coquilles de moules, et qui faisait des singeries en tirant la langue. Il lui sembla qu’en des temps très anciens, bien avant que les poètes grecs eussent décrit, en vers harmonieux, le « rivage recourbé de la mer retentissante », il devait y avoir, au bord des flots, aussi bien sur les plages d’Ionie que sur les lagunes de la Terre de Feu, des personnages assez semblables à ce Fuégien grimaçant. Pareillement, je crois qu’Adam devait avoir un air de famille avec les hommes singuliers que les explorateurs du Tibet rencontrèrent, le 31 janvier 1890, après de longues journées de marche dans le désert. Leurs portraits sont exposés, et vous pouvez les voir tout à votre aise. Ils ont pour tout vêtement une peau de mouton, à peine tannée, dont les poils sont en dedans ; le bourrelet que forme dans le dos cette pelisse, retenue par une ceinture, leur sert de poche, et ils y mettent ce qu’ils ont de plus précieux, c’est-à-dire de l’herbe, des poissons, des amulettes, des cailloux qui les préserveront de certaines maladies. Ils ont des dents longues et de loin, on aperçoit, dans le rictus imbécile de leurs grosses lèvres, la blancheur des canines. On ne peut pas dire qu’ils soient foncièrement méchants ; ils n’ont que des caprices qui sont meurtriers ou innocents, selon les cas ; parfois ils prennent peur, et détalent de toute la vitesse de leurs jambes. La loi morale leur apparaît très confusément. L’impératif catégorique gouverne rarement leurs actions. La conscience, que Jean-Jacques Rousseau appelait, comme vous savez, une « immortelle et céleste voix, guide assuré d’un être ignorant et borné, mais intelligent et libre », ne jette dans les plaines du Tibet, que des clartés incertaines.

Un illustre écrivain a dit de Bonvalot qu’il a la « passion de la planète ». Il faut ajouter qu’il a, en même temps que l’amour des routes inexplorées, la passion de l’homme primitif. Bonvalot, au moment où triomphe le « tout à l’Afrique », reste obstinément fidèle à l’Asie, parce qu’il retrouve, sur cette terre, saturée d’histoire, les origines de notre évolution, et les ancêtres de notre race. Si Rousseau vivait encore, il faudrait le condamner à suivre Bonvalot par monts et par vaux, afin qu’il puisse, en sa compagnie, acquérir des lumières spéciales sur l’homme « à l’état de nature ». Le voyageur aurait montré au rhéteur l’infirmité de la théorie jacobine et les sophismes du Contrat social. Personne, à mon avis, n’a un sens aussi aigu des commencements de l’histoire, des précautions enfantines qui ont été l’ébauche de la défense sociale, — des pactes où apparaît confusément l’idée du secours mutuel, — des grossières parures et des premiers joujoux qui ont précédé, de dix mille ans, les raffinements et les coquetteries de la civilisation. C’est que Bonvalot a étudié ces lointaines origines, non pas dans les livres morts, mais dans les âmes vivantes, si toutefois il est permis d’attribuer une âme aux nomades des roselières du Lob-Nor, dont le plus grand plaisir est de se jeter sur un mouton et de lui manger l’œil. Ce que nous avons été, le pauvre être peureux, frileux, faible, féroce et superstitieux, qui se sauve au moindre bruit, couvre de peaux de bêtes son dos grelottant, se jette sur son ennemi lorsqu’il est faible et le voue à la malédiction des dieux lorsqu’il est fort, Bonvalot l’a vu de près, quand il rencontrait dans le désert les sauvages Tibétains, assis dans la plaine, autour de grands feux dont la fumée faisait clignoter leurs petits yeux. Dans les longues chevauchées, où l’on va sans rien dire, « en pensant devant soi », il regardait comment l’homme s’y prend pour se défendre contre les choses. Il a vu, de ses yeux, le terrier où l’animal humain, chassé et chasseur, s’est tapi, tremblant de frayeur, pour éviter les fauves en quête de viande. Puis, la tanière s’est agrandie ; elle a pris, peu à peu, avec ses murs de terre battue, ses poteaux de bois, son toit de branchages, par où s’échappe la fumée du feu, — devenu le foyer, — l’aspect d’une maison.

Les petites maisons de branches d’arbres et de terre battue, que les voyageurs ont vues et quelquefois habitées, au cours de leur expédition, doivent ressembler de très près aux bauges que construisirent les troupeaux d’hommes, lorsque, las d’errer par les plaines et de craindre, en rase campagne, les bêtes qui les mordaient aux jambes, ils firent halte et s’installèrent à demeure sur le bord des ruisseaux et des rivières, près des forêts et des montagnes qui les défendaient du soleil et du vent.

Dans ce répit, où l’on peut faire la sieste avec une certaine sécurité, et sans être obligés, comme le sont encore les caterdjis d’Asie Mineure, de dormir sur une pierre pointue afin d’être éveillés à la moindre alerte, les hommes songent à orner leur misérable vie, et le besoin de l’élégance s’éveille en eux ; les femelles tressent leurs cheveux en plusieurs nattes et se mettent des boucles de métal aux oreilles et au nez. Le troupeau devient une tribu, avant de prendre la figure d’une nation ; et, à certains jours, un culte commun, né d’une commune terreur, réunit tous les hommes de la horde. Maintenant que nous avons des steam-boats, des tunnels et des lampes électriques, nous avons peine à croire que le fleuve est un ennemi qui dit à l’homme : « Tu ne passeras pas » ; que la montagne en veut à notre humeur vagabonde, et qu’elle nous répète : « Tu n’iras pas plus loin » ; que la nuit est pleine de fantômes, de souffles mystérieux et de terreurs paniques. Les plus savants d’entre nous sont obligés de dépayser leur âme, de rajeunir leur imagination et de franchir des siècles, pour concevoir comment les Grecs ont aperçu, dans les fleuves et les montagnes, des êtres vivants, capricieux, plus puissants que les hommes ; comment les générations très anciennes ont vécu dans le mythe, et, en quelque sorte, dans l’hallucination du divin. Pour comprendre clairement cette éclosion initiale du sentiment religieux, et, comme on dit, cet « état d’âme », il est utile d’avoir construit un radeau de peupliers et de roseaux pour traverser le Kontché-Daria ou le Tarim, d’avoir lu, sur les Versants du Tian-Chan, les inscriptions gigantesques, par où les habitants du pays croient traduire ce que dit la montagne, et d’avoir regardé, près des tentes des Torgoutes, sur le sommet des collines, à l’endroit où les voyageurs s’arrêtent pour souffler, les odos, les pierres plates où les passants gravent les prières efficaces qui font la route paisible et le retour heureux.

L’instinct de la conservation, uni au besoin d’un secours surnaturel et à une certaine capacité de rêve, a rendu les hommes superstitieux et idolâtres. J’imagine que Bonvalot et ses compagnons ont dû observer, par certains exemples frappants, comment l’homo ingeniosus, premier sous-ordre des primates, s’ouvrit à l’émotion religieuse. Les phalanstères religieux, les lamaseries du Tibet, doivent être, avec l’association de secours mutuel et les confédérations armées, une des premières formes de la vie sociale. Le guerrier primitif, presque immuable, malgré les outils qu’il a empruntés à la civilisation moderne, Bonvalot et ses amis l’ont rencontré, lorsqu’ils ont vu ces étranges bonshommes, qui se promènent aux environs de Lhassa, drapés dans un manteau de drap roux, coiffés d’une espèce de bonnet phrygien frangé d’une aigrette rouge qui fait penser au casque d’Achille, armés de la tsoussa, sabre de fer passé au travers de la ceinture, et du méda, mauvais fusil, enfermé dans une peau de marmotte. Mais ces batteurs d’estrade, qui mangent des chenilles dans des tasses de rhododendron, qu’ils lèchent après chaque repas, sont humblement soumis à ceux qui possèdent le pouvoir sacerdotal, à ceux qui lisent dans l’avenir et qui peuvent délier les âmes des punitions méritées. Comme les colères d’Agamemnon, roi des rois, leurs fureurs expirent devant la sorcellerie des diseurs de bonne aventure. À Lhassa, comme à Argos ou à Troie, l’homme riche, le khaloun, celui qui a le droit de porter des bottes couleur d’arc-en-ciel, et dont la femme resplendit de broderies d’or, le chef des hommes est étroitement soumis au prêtre. Il ne manque jamais à l’appel des cymbales sacrées qui l’invitent à la prière ni au signal des trompes qui annoncent l’heure du sacrifice. Il observe les lois de l’hospitalité, lorsqu’il entend le tambourin des mendiants et ces trompettes en tibia humain, qui jettent des sons rauques. Il fait brûler, devant les saintes images, le peupeur, vase à parfums, et des baguettes d’odeur, cueillies aux arbres précieux. Il a, comme les peuples anciens, l’habitude d’écrire sur des pierres les vœux qui lui sont chers, et d’amonceler ces pierres sur les hauts lieux. Parfois, il interrompt le cours des rivières par un barrage de galets pleins de lettres sacrées, et il lui semble que l’eau, en chuchotant, murmure une prière qui délivrera de leur prison les pauvres âmes enfermées dans des corps immondes.

Hérodote, qui ressemblait un peu à Bonvalot, a noté, au cours de ses voyages, que certains peuples, sur les bords du golfe Persique, se nourrissaient exclusivement de poissons secs, pilés et réduits en farine. Si je ne me trompe, nos explorateurs ont rencontré au milieu des marécages du Lob-Nor, au milieu des plaines où tournoie le corbeau à cri métallique, dans des villages de roseaux, des tribus à peu près semblables. En somme, ils ont fait un voyage où ils ont appris à peu près autant d’histoire que de géographie. Ils ont été, tour à tour, contemporains de Candaule, de Crésus, des Huns, de Gengis Khan et des dynasties fabuleuses de la Chine. Je crois fermement que, si l’on voulait retrouver quelques traits des hordes sauvages dont Homère a tenté la description au deuxième livre de l’Iliade, il faudrait, non pas comme le font les érudits de cabinet, consulter quelques lexicographes byzantins qui en savent encore moins que nous, mais s’enfoncer dans l’Asie centrale, et vivre quelque temps de fromage et de lait caillé avec les cavaliers des steppes. Si l’ingénieux Xénophon, au lieu d’écrire une Anabase élégante et un peu trop littéraire, avait tenu un journal exact de tout ce qu’il a vu au cours de sa fameuse retraite, de tout ce qu’il a rencontré et de tout ce qu’il a mangé, nous en saurions très long sur les origines de notre civilisation et de notre race. Je ne voudrais pas déprécier les voyages d’Afrique, qui sont à la mode, et où des hommes entreprenants ont gagné une juste renommée ; mais je les trouve un peu monotones, insuffisamment instructifs ; les bamboulas du Congo et ceux de Zanzibar, malgré certaines différences scrupuleusement observées, se ressemblent fort. La série des dynasties nègres se suit avec une déplorable uniformité, ou du moins, nous n’avons point de documents qui nous permettent d’en remarquer les variations. Il me semble que l’Asie est plus riche d’humanité.

L’histoire de la fondation de Rome apparut soudain plus claire à l’explorateur de l’Asie centrale, lorsqu’il arriva à Tcharkalik, et qu’il vit naître presque sous ses yeux une ville nouvelle. Les villes de l’antiquité, bien différentes des cités américaines qui commencent par un hôtel éclairé à la lumière électrique et par l’installation du téléphone, n’étaient guère, à leur naissance, qu’un asile pour les fugitifs, les chercheurs d’aventure, les nomades las d’errer. À chaque pas, aux environs du Lob-Nor, on trouve ainsi « le spectacle d’une agglomération de réfugiés, cultivateurs de la terre, en lutte avec les autochtones qui leur sont inférieurs, étant simplement des chasseurs et ne connaissant pas le labour. »

Bonvalot pourrait nous montrer, mieux que personne, « ce qu’est une question agraire à son origine, ce qu’est la politique intérieure la plus rudimentaire, la politique extérieure telle qu’elle peut naître du voisinage d’un plus fort, et d’un besoin d’alliance… » Mais il a hâte de nous raconter sa traversée des hauts plateaux, et il veut attendre encore avant de nous donner son ans sur ces questions, « éternelles, parce qu’elles sont humaines ». Il estime qu’il n’a pas encore assez « regardé ses semblables ». Voilà un scrupule d’une espèce rare et délicate ; on doit en signaler l’exemple aux petits docteurs qui ne s’embarrassent pas d’une pareille expérience pour trancher les questions sociales et prédire l’avenir de l’humanité.

Il faut aller très loin, si l’on veut revivre quelques-unes des minutes terribles par où l’humanité a dû passer, en son enfance précaire, si l’on veut soupçonner, par un effort d’atavisme, la douloureuse surprise des premiers hommes, et leur unanime angoisse devant la souffrance et devant la mort. Bonvalot et ses compagnons ont secoué, pour un instant, l’héritage de civilisation séculaire qui pesait sur eux, lorsqu’ils ont assisté, au sortir de la vallée des Laves, aux funérailles de Niaz, le bon serviteur, mort de fièvre et de froid.

Le cadavre de Niaz gît, enveloppé dans sa pelisse, près de la tente de son maître. On le couvre de feutre blanc. Le corps n’est pas lourd. Il est raide de gelée. La neige fine tourbillonne… Le vent est glacial… Trois hommes prennent des pioches, et, après avoir donné quelques coups, ils regardent le chef en disant :

« On ne peut pas entamer le sol. C’est bien malheureux. »

Ils prennent les haches, et ayant écarté les pierres, ils frappent la terre de toute leur force. Mais l’effort qu’ils font les essouffle rapidement ; ils s’accroupissent pour reprendre haleine et alors les larmes coulent de leurs yeux, elles s’arrêtent dans leurs barbes, les constellent de glaçons. Ils ne tardent pas à être épuisés, car la tempête les époumone, et c’est à peine s’ils ont creusé une de ces fosses que les bêtes font avec leurs pieds où elles dorment.

Puis Rachmed songe que la face du mort doit être tournée vers la ville sainte de la Mecque ; il craint que tout ce travail n’ait été inutile. Mais Timour lui montre le Sud-Ouest, et dit : « C’est là ! » Alors ils prennent avec précaution le cadavre, le couchent, comme une mère ferait de son enfant endormi, lui posant la tête bien couverte sur une pierre plate, pour l’élever, dans la pensée qu’il dormira plus à l’aise le tranquille sommeil. Ils le bordent comme s’il était dans un lit, et, en le maniant, ils s’étonnent que la maladie ait fait une chose si légère d’un corps robuste. Puis, lorsqu’il « est bien couché, ils ramènent sur lui les pierres, et ils ne s’arrêtent que lorsqu’on n’aperçoit plus rien du feutre servant de cercueil… Enfin, il faut dire adieu à ce brave compagnon. Le Père Dedeken, le premier, récite les prières. Timour prie à son tour et tous sanglotent. Il ne peut terminer son oraison qu’à grand-peine, et c’est dans un râle de douleur navrante qu’il affirme la grandeur d’Allah.

« Allah est grand, Dieu est grand », répètent les survivants. Voilà comment ces vaillants hommes envoyèrent dans l’éternité, chacun à leur façon et en le pleurant sincèrement, ce pauvre Niaz, qui était brave et bon.

Il y a loin de l’âme composite d’un boulevardier de 1894 aux âmes simples qui habitent les roselières du Lob-Nor. Bonvalot a remonté, pour son plaisir, la série de siècles qui les sépare. Mais, parfois, lorsqu’il est de retour parmi nous, il s’amuse, par une opération inverse, à démêler, dans les actes de ses contemporains, la survivance des mœurs et des coutumes de l’homme primitif. Dans nos salons étroits où il vient volontiers, apportant avec lui

Toute l’immensité des vastes horizons,

les associations d’idées les plus imprévues le hantent et le divertissent. Telle femme du monde, outrageusement peinte, évoque, à ses yeux, les « singesses » kalmoukes, qui se vernissent la face avec de la farine et du vieux beurre. Tel homme de lettres, effroyablement civilisé, faisandé de lectures et farci de phrases, lui rappelle, malgré tout, le bipède flaireur et guetteur, qui fait des gambades pour égayer ses amis, des cabrioles pour désarmer ses ennemis, des grimaces pour leur faire peur, ou des génuflexions pour les attendrir.

Il aime mieux, à tout prendre, l’égoïsme instinctif et involontaire de l’homme des steppes, obligé, en somme, à se garder contre le péril, que la férocité raisonnée de l’âme moderne. C’est une des raisons pour lesquelles il éprouve, de temps en temps, l’impérieux besoin de fuir le bruit des villes, le bourdonnement de la civilisation, et les scandales du siècle. Je crois que la géographie militante deviendra, de plus en plus, une des formes nouvelles du cénobitisme. L’exploration sera le refuge de ceux qui voudront chercher un peu de recueillement et de solitude « au désert ». « Allez au désert », nous dit Bonvalot, d’un ton dégagé, comme si cet exode était aussi facile pour nous que pour lui. Le désert, ajoute-t-il, a une vertu curative ; la solitude est un baume qui cicatrise bien des blessures, un calmant pour les nerfs qui ont trop vibré : son air pur nous délivre de la poussière de bêtise humaine que la vie mesquine et renfermée fait entrer en nous. Le désert est immense, comme la mer dont il a les tempêtes ; il montre que l’homme n’est qu’une plume, un rien… Vous le voyez, c’est un prédicateur, presque un ascète, et, au rebours de la plupart des moralistes, il fait ce qu’il dit.

Le roman historique

Lorsqu’on entreprend d’écrire un roman historique, on s’expose d’ordinaire aux critiques de ceux qui aiment les romans et au dédain de ceux qui respectent l’histoire. Les uns vous reprochent de manquer d’agrément ; les autres vous accusent de donner aux hommes et aux choses du passé un déguisement de fantaisie. Et puis, cet effort, semble-t-il, ne peut aboutir qu’à des œuvres éphémères et vite fanées. L’état des sciences historiques est essentiellement variable. Les documents s’amoncellent, se succèdent, se détruisent les uns les autres, obscurcissent notre vue sur un point et l’éclairent sur un autre, modifient sans cesse notre vision des générations éteintes et des siècles évanouis. D’où il suit que les ingénieuses fictions, encadrées dans ce décor changeant et frêle, s’écrouleront avec lui, au moindre souffle. Et, pourtant, on ne cessera jamais de lire des romans historiques et d’y prendre plaisir. Ces livres instructifs tomberont peut-être comme des feuilles mortes, à moins que la beauté d’une forme parfaite ne les sauve de la caducité ; mais des générations reconnaissantes se souviendront d’avoir beaucoup appris grâce à ces complaisantes vulgarisations. Richard Cœur-de-Lion me serait, à tout prendre, assez indifférent, si je n’avais pas lu le Talisman. Sans les Trois Mousquetaires, Richelieu et Mazarin seraient, pour beaucoup d’entre nous, des ombres pâles. Le roman historique est éternel. Pour les hommes assemblés qui, dans les salles hautes des palais, écoutaient les rapsodes ; pour les barons qui pleuraient aux complaintes des trouvères, l’Iliade et la Chanson de Roland étaient, à peu de chose près, des romans historiques ; les auditeurs se doutaient bien que tout dans ces récits n’était pas vrai ; mais ils pensaient qu’en dépit de l’invention du poète la plupart des actions héroïques dont on les entretenait étaient arrivées. C’est justement cette impression, un peu ambiguë, que Mme Judith Gautier, MM. Jean Bertheroy, Léon Cahun, Richard Auvray, Augustin Filon, Gilbert Augustin-Thierry, et les autres collaborateurs de la « Bibliothèque Colin » s’efforcent d’éveiller en nous. La tâche est malaisée ; nous sommes devenus trop exigeants ; nous voulons qu’un roman historique soit, tout ensemble, une œuvre d’art et une œuvre de science, et que l’imagination de l’auteur soit exactement et copieusement informée. L’érudition est devenue si minutieuse, elle descend à des détails si précis, et recueille tous les jours, sur les plus humbles accessoires de la vie humaine, des notions si claires que nous ne pouvons garder notre sérieux, si l’on tente de nous, emmener, à la suite de certains faiseurs de drames « historiques », en quelque décor prétentieux et faux, parmi des costumes de bal masqué, des figurants d’opéra-comique et des mobiliers d’occasion.

Autrefois, le passé nous apparaissait par grandes masses ; nous avions l’idée confuse d’une antiquité très simple, coiffée d’un casque et drapée d’une chlamyde ; nous apercevions un vague moyen âge, où tout le monde, depuis Rutebeuf jusqu’à Villon, portait la même toque, jouait de la même guitare, chaussait les mêmes souliers à la poulaine. Mais, de plus en plus, l’enquête historique tend à rendre ondoyante et diverse la figure du passé. L’épigraphie, l’archéologie, la numismatique, les difficiles et délicates recherches des linguistes et des grammairiens nous donnent de merveilleux instruments de précision grâce auxquels nous pouvons apercevoir d’une vue nette, dans un fourmillement de générations mortes, des coins ignorés, des fragments de vie intime, d’humbles existences encloses dans les limites d’un quartier, d’un village ou d’une vallée, et dans un cercle de sentiments abolis. Rien n’est plus amusant, lorsqu’on a appris le maniement de ces microscopes, que de promener ces verres grossissants à travers la cohue d’êtres humains que nous sentons confusément derrière nous, et de les arrêter sur le profil busqué d’un Assyrien, sur la face bien rasée d’un Grec, sur les yeux bridés et le teint de brique d’un sujet de Ramsès II. Avec le Corpus inscriptionum græcarum, avec les Recueils de monuments figurés, avec les innombrables mémoires accumulés par la patience des antiquaires, avec tous ces gros livres qui ne sont obscurs que pour les aveugles, on retrouve la complication du passé, le grouillement des foules, l’imperceptible trace que laisse à la surface des choses le passage d’un homme, et le large flot de sentiments, de passions, de superstitions, qu’apporte au monde l’amoncellement des petites âmes et des petites vies. Jadis, l’Histoire planait entre ciel et terre, et voyait au-dessous d’elle, à vol de ballon, des étendues de maisons, des fleuves, des montagnes et des plaines, où elle distinguait, de loin, des bouleversements de fourmilières, des guerres de troupeaux, des massacres, des révolutions. Puis, elle s’est amusée à diriger des jets de lumière sur des morceaux de pays et de peuples ; elle a ramassé, dans des zones violemment éclairées, des groupes de formes étranges qui s’agitaient et dansaient comme une nuée de mouches dans un rayon de soleil. Cela ne lui a pas suffi ; elle a voulu connaître ce qui est spécial à chacun des êtres qui font partie des bandes, des hordes ou des nations installées sur les divers points de l’univers ; elle s’est inquiétée de leurs affaires personnelles, de leurs soucis et de leurs peines. Maintenant, dédaigneuse des rois et des grands personnages, elle se mêle parfois au populaire ; elle aime les cohues, les meetings, les théâtres mal famés, les foires. Elle flâne aux boutiques, suit les enterrements, lit les affiches, assiste aux mariages, lie conversation avec les bonnes gens qu’elle rencontre. Elle voudrait savoir tout ce qu’ont écrit les hommes, et déchiffrer toutes leurs confidences, depuis la mystérieuse épigraphie des cylindres d’argile jusqu’aux pattes de mouche des « petits bleus ». C’est pourquoi elle fait copier, par une armée de scribes, des registres, des catalogues, des comptes de ménage, des factures, toutes sortes de galimatias et de grimoires dont les rhéteurs, n’y comprenant rien, se moquent avec esprit. Quand elle a lu ainsi, fort indiscrètement, des papiers de famille, elle aime à entrer dans une maison, pour s’asseoir à la table d’un brave homme, pour goûter son vin, causer avec lui, s’entretenir de ses projets et de ses ennuis, pour entendre, lorsque la femme et les enfants sont couchés, la confidence de ses fredaines. Un de mes amis, grand lecteur de chartes, friand d’épigraphie, de paléographie et de numismatique, me disait un jour : Lorsqu’on voyage loin de son pays, on apprend souvent plus de choses en buvant un coup avec un homme du peuple qu’en visitant des monuments ou des diplomates. L’histoire idéale serait celle qui nous montrerait, dans tous les actes de leur vie, tous les hommes qui ont existé, depuis Adam jusqu’à M. Carnot. Il faudrait qu’un photographe divin installât, dans les espaces, un objectif monstre, qui enregistrerait au passage tous les moments de la durée infinie. Sans doute, pendant les loisirs de l’éternité, M. Renan prendrait plaisir à feuilleter ce prodigieux album.

C’est pour nous donner un avant-goût de cette félicité que des romanciers érudits se sont appliqués à mettre en œuvre l’énorme masse de matériaux que nous fournit la science, et ont tâché de nous faire voir, dans des paysages très lointains, des âmes très éloignées de nos façons de sentir et de penser. Ils se sont arrêtés en certaines régions du passé, celles où il n’y a pas trop de terrains vagues et de fondrières. Ils ont poussé des portes qui n’étaient fermées qu’au loquet, sont entrés dans des maisons et se sont efforcés de faire connaissance avec les habitants. Une fois installés à demeure dans le palais de Cléopâtre, dans la cour crénelée de Trank Spiro, père de Hassan le Janissaire ; dans l’hôtel de Colin Étienne, bourgeois d’Épinal ; dans le cabinet de travail du colonel baron Auvray, et dans le salon de la Savelli, MM. Jean Bertheroy, Léon Cahun, Richard Auvray et Gilbert Augustin-Thierry ont ouvert les fenêtres et regardé autour d’eux. Ils se sont enquis du régime politique auquel était soumis le peuple, dont ils étaient les hôtes. Ils ont pris beaucoup de notes, et nous en communiquent le plus possible. Ils ont l’intention de continuer : le catalogue nous le promet formellement. Au moment où j’entre dans cette jolie bibliothèque historique, il me semble que je suis dans un diorama dont on me fait les honneurs avec la plus aimable courtoisie et que je vais être, tout à la fois, amusé et instruit par les « points de vue » les plus divers. Mettons notre œil au trou et regardons.

 

Voici d’abord Cléopâtre, présentée par M. Jean Bertheroy. L’histoire de Cléopâtre étant très romanesque, il est naturel que beaucoup d’écrivains aient voulu faire de cette aventure un roman historique. Mais il semble que la reine d’Égypte, moins fortunée que Didon, n’a pas jusqu’ici rencontré son poète. Jodelle a voulu faire son portrait et n’a donné qu’une assez pâle esquisse, bien qu’il eût beaucoup des qualités requises pour réussir dans son dessein, « étant, disent ses biographes, d’un esprit prompt et inventif, mais paillard, ivrogne et sans aucune crainte de Dieu qu’il ne croyait que par bénéfice d’inventaire ». Je ne parlerais pas de la pièce remarquable à laquelle ont travaillé M. Victorien Sardou, Mme Sarah Bernhardt et une quantité innombrable de décorateurs, musiciens, chroniqueurs et costumiers, si ce spectacle, devenu, comme il le méritait, un article d’exportation, ne nous avait, pour longtemps, fatigués de Cléopâtre. M. Jean Bertheroy, malgré tout son talent, a certainement pâti de cette lassitude, dont il n’est pas responsable. Et c’est dommage ; car ce poète délicat et passionné, initié, sans doute par grâce d’état, à certains mystères du cœur féminin, eût été capable de nous faire entrevoir ce qui se passait aux heures de caprice, dans ce cœur fragile et fougueux. Ce qu’il y avait, dans cette âme inapaisée, de fantaisie insatiable, d’ennui et, par intervalles, de tendresse déséquilibrée et héroïque, il aurait pu nous le faire voir par des détails qu’il n’eût pas trouvés, cela est certain, dans la lecture des auteurs. S’il y a un personnage que les hellénistes, réduits à leurs seules forces, sont incapables de ranimer, c’est bien Cléopâtre. Les témoignages écrits auxquels nous pouvons recourir pour la connaître sont insignifiants ou maussades. Appien, Josèphe, Athénée, Nicolas le Damascène et Porphyre de Tyr étaient peu faits pour comprendre ce cœur de femme. Lucien ne vit dans cette tragédie qu’un sujet de vaudeville. Après ceux-là, on est réduit à consulter Dion Cassius qui est un sénateur, Strabon qui est un géographe, et Nonnus qui est un imbécile. Il faut donc suppléer au silence des textes et faire effort pour ressusciter l’image vivante et parlante, pour évoquer autour d’elle la splendeur du décor disparu, surtout pour suivre, dans l’âme indomptée et inassouvie, les brusques sursauts, les défaillances, les enfantillages et les triomphes de la passion. Je voudrais que l’auteur nous apprît, mieux que par des tirades un peu emphatiques sur la sagesse de Schelemo, roi des juifs, quels furent les rêves intimes de cette petite femme perverse, toujours en quête d’émotions nouvelles et de sensations inédites, qui s’ennuie dans son grand palais de Bruchium, parmi les poètes officiels, les mathématiciens et les astronomes que lui a légués son père Ptolémée le Joueur de flûte. Comment elle sut ensorceler, enchaîner, retenir le triumvir Marc-Antoine, flatter les sentiments divers qui s’agitaient dans l’âme de ce bel homme, et fixer les irrésolutions de ce cœur incertain et volage, qui ne savait pas choisir entre sa fortune et son amour et qui n’a jamais pu se décider ni à renoncer à l’une ni à rompre avec l’autre, tels sont les problèmes très délicats dont nous voudrions entrevoir la solution. Si le narrateur avait trouvé le mot de cette énigme, nous l’aurions tenu quitte des mobiliers anciens et des plantes rares qu’il accumule, autour de la reine d’Égypte, avec une richesse de coloris et une abondance de noms propres, qu’il faut d’ailleurs louer.

Si je ne me trompe, M. Jean Bertheroy a été surtout préoccupé par les accessoires. On dirait que, avant de s’attaquer à Cléopâtre, il a fait déballer devant lui tout ce qu’il y avait de plus précieux, de plus doré, de plus exotique dans les armoires du palais, afin d’en revêtir la reine et ses esclaves. Puis, il a fait venir Cléopâtre, et très patiemment, avec la froideur d’un peintre qui drape son modèle, il s’est mis en devoir de l’habiller. Il défait la lourde chevelure et y verse une pluie embaumée d’essence de néroli ; il parfume d’huile odorante les pieds mignons qu’Antoine aimait à tenir dans sa large main, et les enferme dans des babouches rouges étoilées de saphirs. Il noue, autour de la taille, sur l’étroite tunique lamée d’argent, une bandelette enrichie de pierres précieuses autour de laquelle sont suspendues les figures d’argent des animaux sacrés de l’Égypte. Dans une des mains, il met un bouquet de roses, dans l’autre une baguette d’ivoire à tête d’épervier. Si la reine doit sortir pour quelque cérémonie ou pour quelque fête, il la revêt de la robe isiaque, et « l’image de l’uræus sacré ombrage son front », tandis qu’à côté d’elle, dans la trirème d’or parfumée d’encens, Antoine porte le costume des souverains d’Arménie : « une longue saie aux couleurs écarlates et la cidaris pointue, surmontée d’une triple rangée de perles ». L’auteur a soin de la parer, tous les soirs, d’une riche toilette de nuit, et il la couvre d’or et de pierreries, avant de lui permettre de s’étendre sur le grand lit royal, auquel on monte par six degrés de marbre, recouverts de tapis de Sidon, et que « décorent des bas-reliefs sculptés dans l’or massif et représentant les différentes scènes de la vie terrestre d’Isis à la recherche des dépouilles d’Osiris, son frère et son époux, tombés dans les embûches de Typhon ». Lorsqu’elle dort, sous la lampe où brûle lentement une mèche de fin lin plongeant dans l’essence embaumée du styrax, « ses deux bras, encerclés de perles passées sur des fils d’or, sont arrondis au-dessus de sa tête comme une auréole resplendissante. Le haut de sa gorge est recouvert d’une grosse chaîne flexible, d’où pend un scarabée de jaspe aux élytres en pâte de verre bleu rayée d’or. L’insecte mystique repose entre les deux seins de la nouvelle Isis, soulevé et abaissé régulièrement par les ondes voluptueuses de son souffle. » Elle s’éveille : « ses bras noués se détachent et viennent s’abattre sur le lit : entre les seins, le scarabée mystique se soulève, mû avec plus de force par l’oppression subite du réveil… »

Je ne veux pas faire à M. Jean Bertheroy une querelle archéologique sur l’exactitude de ces détails. Je suppose que la reine d’Égypte ne s’embarrassait pas toujours de cette orfèvrerie gênante et qu’elle dormait, parfois, en de moins raides attitudes. Je sais, d’autre part, que l’auteur, avant de risquer le moindre bracelet, s’est entouré de documents et d’autorités. Le livre est suivi d’un volumineux dossier de pièces justificatives, qui montre avec quel soin M. Bertheroy s’est entouré de documents, avant de rebâtir la Bibliothèque et le Musée, de lancer sur le Nil les barques « thalamèges », voilées d’un tendelet de pourpre, de fermer avec un bouchon de bois les amphores poissées où clapote le vin de Maréotis, la bière ou l’eau-de-vie de palme ; de préparer, avec du veau et du gibier, les bons pâtés, appelés shaï ; de brûler, dans les cassolettes, le kyphi, parfum composé de seize ingrédients et qui ressemble au son d’une lyre, et de prosterner les prophètes, les hiérogrammates, les hiéroscopes et les sphagistes, devant Osiris, seigneur de la longueur des temps, être auguste résidant dans Tattou, chef renfermé dans Sokhem, maître des invocations dans Œr-ti, jouissant de la félicité dans Hon, âme mystérieuse du monde, seigneur de la sphère, saint du Mur Blanc, âme du soleil.

Dans un coin de son tableau, pour égayer un peu la royale tragédie dont il nous entretient, l’auteur nous raconte une idylle tropicale : les amours de Taïa, la Libyenne aux yeux fauves, dont le corps a des souplesses de palmier et des fermetés de bronze, avec Kaïn, né comme elle près de l’oasis d’Augila, et dont la bonne figure luisante s’éclaire, quand il voit sa « payse », d’un large et cordial sourire. Taïa est l’esclave favorite de la reine ; c’est elle qui porte les billets doux au triumvir. Kaïn est le chef des esclaves, et il passe sa vie à cingler, avec des lanières de cuir, des épaules nues et suantes. Mais il n’est jamais loin de sa bien-aimée. Et, la nuit, lorsque Taïa, messagère d’amour, revient par les rues désertes, si les jeunes Grecs aux chlamydes brodées veulent admirer de trop près, sous la lune claire, sa grâce farouche, Kaïn, bon nègre, surgit de quelque coin, et enfonce, à coups de tête, les côtes des galants désappointés… Puis, par de câlines et suppliantes paroles, il essaye de vaincre les dédains de la jolie négresse ; il compare sa petite amie aux lianes flexibles des oasis natales ; les lèvres pâles de Taïa le font songer aux fleurs d’amandier qui fleurissent à la lisière des bois ; et, en regardant ses yeux, il croit voir les astres qui, là-bas, se réfléchissent au miroir glacé du lac des Gazelles…

Cet épisode est plein de grâce, et, pour être juste, je devrais signaler, dans ce livre, des pages vraiment exquises, de chauds paysages, de lointaines échappées sur le désert lointain et mystérieux, une vue très nette de ce contact de plusieurs races et de plusieurs mondes qui faisait d’Alexandrie une ville si étrangement bigarrée. Je n’insisterai pas sur certaines magnificences un peu ambitieuses, sur certaines expressions un peu trop « intenses » qui montrent que M. Jean Bertheroy voit, lui aussi, le passé sous une forme trop colossale et hiératique, et qu’il est poursuivi par la hantise de Salammbô, le plus ennuyeux des chefs-d’œuvre.

 

J’avoue qu’il m’est difficile de parler avec impartialité du beau janissaire de M. Léon Cahun : il me rappelle de trop douces impressions10. Je me souviens qu’un jour dans la plaine de Karajuk-Bazar, en Asie Mineure, non loin de la montagne que les Grecs appelaient Kadmos et que les Turcs nomment Baba-Dagh, nous avions fait halte, après une longue étape, dans une maison isolée, sur le bord du chemin, chez de pauvres gens qui nous donnèrent, pour notre repas du soir, un peu de pain de millet et une jatte de lait aigre. Quand nous eûmes pris le café, au moment où la nuit tombante commençait à faire taire les oiseaux, à éteindre les conversations, et à endormir les mouches sur le poil des chevaux attachés aux piquets, j’entendis mon zaptieh, Halil Aga, qui disait à un homme de la maison : « As-tu donné à manger au cheval du tchorbadgi ? » Le tchorbadgi, je le dis sans aucune modestie, c’était moi. Et ce mot, qui vous paraît sans doute barbare et difficile à prononcer, me remplit de joie. C’était la première fois que l’on me désignait ainsi. Jusque-là, on ne me donnait que le titre de tchélèbi, qui est réservé aux seigneurs infidèles. Tchorbadji veut dire simplement « celui qui fait la soupe », mais, malgré son air humble, c’est un nom glorieux. C’est ainsi que l’on appelait, au temps où les Osmanlis étaient puissants et victorieux, le colonel des janissaires. On voulait dire, par là, que la caserne est une maison, que le régiment est une famille, et que le chef est le père, celui qui donne à manger à ses enfants. Le corps des janissaires s’appelait l’odjak, ce qui signifie foyer, et quand ces enfants terribles se révoltaient, ils renversaient leurs marmites. Tout l’esprit des institutions militaires de l’ancienne Turquie est dans ces mots et dans ces usages. Par l’effet d’une hérédité lointaine, Halil appelait ainsi le voyageur franc dont il était le serviteur très dévoué. Il me sembla, pendant quelques instants, qu’au lieu du casque anglais et du « complet » fort prosaïque apportés à Smyrne par le paquebot des Messageries, je portais le haut bonnet blanc, l’uskiouf, orné de la cuillère dorée, le couvre-nuque de feutre pendant entre les épaules, le corselet de trois plaques réunies par des mailles, et que j’allais sans savoir où, du côté d’Alep ou de Diarbékir, pour accomplir la volonté d’Allah qui règne au ciel, et de son ombre sur la terre, le glorieux Padischah qui commande à Stamboul.

Le livre de M. Léon Cahun vient de préciser ce rêve avec une singulière clarté. Grâce à lui, nous pouvons revivre des jours anciens et refaire l’itinéraire, assez compliqué et très pittoresque, d’un janissaire contemporain du sultan Yavouz Selim.

Hassan — de son vrai nom, Yourghi — est né à Elbassan près de Monastir, en Albanie. Son père, Trank Spiro, était un bey chrétien, en bonne intelligence avec les musulmans du pays, mais fidèle à sa foi, notable de sa paroisse, et lié d’amitié avec l’évêque orthodoxe de Durazzo. Sa famille appartenait, de temps immémorial, à la noble nation des Chkipes, que les Italiens appellent des Albanais, que les Turcs nomment Arnautes et que plusieurs hommes savants considèrent comme des descendants d’Hercule. Eux-mêmes prétendent qu’Alexandre et Aristote étaient, comme Georges Castriot, bey d’Albanie, de leur pays et de leur race. Jusqu’à l’âge de dix-huit ans, Yourghi porta la fustanelle blanche, la veste à manches flottantes, et les brodequins rouges, appelés tsarouks, dont le cuir souple est très commode pour marcher dans les montagnes, parmi les broussailles et les cailloux. Il était très heureux, et pensait qu’il mourrait dans la maison de pierre que son père avait fait bâtir sur le penchant de la montagne, à une demi-heure de la ville, et d’où l’on voyait les pâturages de la plaine, les champs de sésame et de tabac, le fleuve Schkoumb, tordu comme un serpent, et les grands cimetières turcs où les chèvres folles broutent des cytises au milieu des tombes. Il connaissait tous les villages des environs ; il allait chasser les lièvres dans les vignes et dans les bois d’oliviers ; un jour, son père, qui voulait parler à l’archevêque, le mena jusqu’à Bérat, dont il admira beaucoup la belle citadelle, pleine de soldats. Le long de la route, on mettait pied à terre dans les petits hameaux, chez le cafedgi du lieu ; on buvait du raki, et l’on était salué avec considération par les gens du pays. Yourghi se disait que, de tous les peuples, la nation albanaise est la plus noble et qu’il n’y a pas au monde de montagne plus haute que les cimes neigeuses du Planina Wrida.

Il était écrit que ce jeune homme ne mourrait pas dans son pays ni dans la maison de son père. Un jour, des cavaliers, coiffés de bonnets rouges, vinrent le prendre et l’emmenèrent très loin. Il marcha longtemps, par les sentiers caillouteux avec vingt-deux jeunes gens, pris comme lui, dans le canton : la loi le voulait ainsi ; les plus beaux et les plus forts étaient choisis. C’était le recrutement pour l’infanterie des janissaires, et comme on dit là-bas, la « cueillette du Sultan ». Tout le long de la route, à chaque étape, on en prenait d’autres, et ils arrivèrent ainsi jusqu’à la ville de Dratch, qui est au bord de la mer. Là, on inscrivit leurs noms sur un registre, et on leur apprit qu’ils seraient tués s’ils désertaient, tués s’ils quittaient leur poste, tués s’ils étaient lâches, tués s’ils refusaient d’obéir ; qu’ils auraient cinquante coups de bâton s’ils volaient, cinquante s’ils étaient négligents à l’exercice, vingt-cinq s’ils se battaient entre eux. Après quoi, le bon Yourghi reçut l’ordre de répondre désormais au nom de Hassan, et il fut enrôlé dans la 11e compagnie des Adjémi-Oghlans, caserne des canonniers, à Stamboul,

Nous ne pouvons, à notre grand regret, suivre M. Léon Cahun et son héros dans toutes les péripéties de leur vie errante. Hassan ne resta à la caserne que juste le temps qu’il faut pour apprendre à trancher, d’un coup de sabre, une pièce de feutre, enroulée dix fois autour d’un fil de fer, et à couper, sans ébrécher le tranchant, un clou de la grosseur d’un doigt. Entre deux exercices, on le fit musulman : on lui rasa la tête ; un iman l’emmena dans une salle, avec plusieurs de ses camarades, dont quelques-uns étaient Italiens, Hongrois ou Bosniaques, et il leur dit : Atti Oullah vé atti er-rassoul vê atti ul emir . Ce qui veut dire : « Obéissez à Dieu et obéissez au Prophète et obéissez à votre chef ». Puis on leur fit faire demi-tour, et on leur apprit une fois de plus à placer la mèche sur le serpentin de l’arquebuse. Quelques jours après, un matin, le tambour battit. On distribua aux hommes des morceaux de plomb, des hachettes pour couper les balles, des boîtes de suif, des mèches, de la poudre et des briquets. Les officiers et les sous-officiers mirent leurs plus beaux habits et leurs plus belles armes : des corselets de fer damasquinés, des manches de mailles, des gorgerins incrustés d’or, des ceinturons tissés de soie, des sabres plaqués d’argent, dont les larges patins sonnaient sur les étriers. Les tchaouchs alignèrent les rangs avec le bois de leurs piques. L’iman, levant les bras, s’écria : « Allah ekber ! Dieu est le plus grand ! » La compagnie répondit d’une seule voix : « Allah ekber ! » Et l’on se mit en route, à travers les rues étroites, parmi le populaire qui regardait.

Et ce furent des voyages sans fin et des aventures de mer, de longues marches, de vallée en vallée et de montagne en montagne, le long des routes d’Asie, des étapes en de mauvais gîtes, ou bien l’accueil des villages turcs, les repos dans les grandes salles où de braves gens font le café et apportent de l’eau bien fraîche, puisée à la source, puis les adieux à l’hôte qu’on ne reverra plus, les passages à travers des campements de Tcherkesses et des Iourouks, le mauvais vouloir des Kurdes, qui emmènent leurs bêtes et cachent leurs grains, enfin les combats d’avant-garde, les sièges, les assauts de villes murées, les pillages où l’on tue beaucoup d’hommes, où l’on prend beaucoup d’argent, beaucoup de chevaux, beaucoup de femmes. Si vous voulez savoir ce que fit, dans Alep la Grise, Hassan l’Albanais, comment il déserta son étendard, et comment il mérita plus tard, par son courage et par la toute-puissante intervention du bienheureux Bektach, patron des janissaires, non seulement d’être gracié, mais encore de devenir tchorbadgi de la 19e compagnie, lisez le livre de M. Léon Cahun : vous n’y perdrez ni votre temps ni votre peine.

Ce récit, qui révèle une connaissance profonde des choses turques, est une excellente leçon d’histoire. Il ressuscite avec une grande netteté la vieille Turquie, qui s’est en allée presque tout entière, dont on ne retrouve les lambeaux que dans les vilayets lointains de l’Asie, et dont on aperçoit la figure sur les pages jaunies des vieux livres.

Je me rappelle qu’un jour, à Constantinople, près de l’arsenal de Top-Hané, j’ai passé, pour me distraire, la moitié d’une journée à feuilleter la collection de gravures destinée à illustrer les Voyages de Choiseul-Gouffier dans le Levant. La Turquie apparaît encore, dans ces images, avec tout l’appareil sauvage, tout le luxe barbare de ses belles années : villages d’Asie Mineure où les voyageurs sont reçus magnifiquement par de riches agas ; cavalcades et fantasias dans les vastes plaines ; grands ports où les caïques apportent à foison les richesses de l’Occident. Puis, c’est le défilé des fonctionnaires et hauts dignitaires de l’empire : le prince de Moldavie, avec sa longue robe fourrée et son haut panache ; le kizlar-aga, en turban et ample manteau ; le grand-vizir, le solak-péik et son carquois de flèches ; le bach-tchaouch et l’éventail de plumes qui tremble sur son casque ; le sakka-bachi, bizarre avec toute la quincaillerie précieuse de son costume pailleté et plaqué… Cependant, il y a, dans cette collection, un dessin qui est prophétique : c’est une vue du port et de la ville de Tchechmé ; la ville, enserrée dans un rectangle de murs, groupe sur le penchant d’une colline ses maisons plates, ses dômes, ses tours. Dans le port, des débris de la bataille récente où la marine du sultan fut anéantie, se balancent sur la vague, misérablement échoués : planches disjointes de navires broyés, carcasses à moitié enfoncées sous l’eau, proues dorées que la mer effrite et ronge. Le grand empire turc commence à laisser derrière lui des épaves. Le canon des « Moscovs » ébranle cette énorme machine, dont l’Europe avait eu si grand peur.

M. Léon Cahun n’a pas voulu nous laisser entrevoir les causes lointaines qui vont bientôt énerver la force de cet escadron si magnifiquement massé, en bon ordre, autour du drapeau du Prophète, si bien organisé pour la guerre à l’ancienne mode, et que les inventions modernes ont dérouté et déconcerté. Il s’est fait, pour la circonstance, une âme de janissaire. Cela lui était aisé. Car, bien qu’il soit maintenant archiviste-bibliothécaire et que ses fonctions ressemblent plus à celles d’un khodja-bachi qu’à celles d’un capitaine de bombardiers, il a bu, autrefois, des verres de raki avec les nizams de Sa Hautesse, et Lalé Hussein, autrement dit Hussein la Tulipe, qui lui cirait ses bottes dans le petit poste-caserne de Meskeneh, sur l’Euphrate, lui a appris beaucoup de mots turcs. Quelques personnes trouveront peut-être que l’honnête Hussein lui en a appris un peu trop. Pour ma part, je suis ravi de trouver, dans ce livre, plus de turquerie que dans le Mahomet de Voltaire. Mais, comme il ne faut pas être égoïste, je songe aux lecteurs occidentaux et sédentaires, qui demeureront stupides, lorsqu’ils apprendront que le baïraktar salua le tournadjibachi, que les yoldachs, sur l’ordre de l’onbachi, mangèrent avec appétit une marmite de bourghoul et quelques écuelles d’iaourt, que le talemhanedji, Hersek-Yassoun Aga, était vêtu d’un djubbé, coiffé d’un calafat et armé d’un topouz, et que, dans la bataille, on distinguait, parmi les karakouldji et les alemdars, les piripiris des officiers janissaires.

 

Je ne voudrais pas être injuste pour ce livre où il y a tant de science, tant d’allégresse guerrière et dont le style est remarquablement précis et net. Mais il est certain que le défaut commun à tous ceux qui écrivent des romans historiques, c’est une tendance à mettre dans leur narration tout ce qu’ils savent. Ils veulent tout dire. Lorsqu’ils ont cessé de parler pour leur propre compte, ils prient sournoisement leurs personnages de se faire, les uns aux autres, des conférences d’histoire, et, par cette innocente malice, nous voilà obligés d’apprendre plus que nous ne voudrions.

Cet empressement à nous instruire gâte un peu le touchant récit où M. Richard Auvray nous conte, par le menu, comment les gens d’Épinal se révoltèrent contre Conrad Béier de Boppart, évêque de Metz, prince du Saint-Empire, et se donnèrent pour toujours à la France11. L’érudition de l’auteur, qui est chartiste, a tellement accumulé et enchevêtré la luxuriance touffue des détails archéologiques, des textes précis et des noms propres, que les bons bourgeois qui mettent leurs cottes des dimanches et s’assemblent sur la place du Poiron lorsqu’ils entendent sonner la Meusse, la Mangeure et la Grosse, disparaissent un peu parmi les prévôts, les échevins, les clercs-jurés, les chapelains et les hebdomadiers, dans une débauche de mâchicoulis, de pignons et d’encorbellements. L’auteur ne nous fait pas grâce d’un surcot, d’un haut-de-chausses, d’un chaperon ni d’une escarcelle, et quand il nous emmène dans la chambre haute, où messire Colin Étienne cause, à table, avec l’échevin Bonnenouvelle, avec le capitaine Hugues et avec son frère Pierre, chanoine du Chapitre, il est moins curieux d’écouter les propos des convives, qu’attentif à noter, sur son carnet de collectionneur, les écuelles « aux oreilles tréfilées » où ils mangent, les gobelets d’étain où ils boivent, les belles ferronneries où brûlent des cierges de bonne cire, les verres de Bohême qui brillent sur la crédence, et les tapisseries de Flandre qui fleurissent les murs. Mais cette science est de bon aloi ; on lit ces catalogues avec sécurité. Je voudrais voir seulement, dans ces récits où j’ai tant appris, plus de vie, de passion et de fougue, un peu moins d’ustensiles et de défroques, plus de nature et d’humanité. Tout récemment, dans un petit livre qui porte un titre trop modeste, et qui est un chef-d’œuvre12, un maître de la science historique, un savant, que l’on n’accusera pas de négliger les renseignements exacts, M. Maspero, nous faisait voir, par de sobres et lumineuses esquisses, en un décor lointain et sous des costumes démodés depuis soixante siècles, des hommes vivants et agissants. Il ressuscitait des âmes anciennes, avec leurs affections, leurs habitudes, leurs espérances, leurs superstitions et leurs frayeurs. Voilà ce qu’il faut faire. Quelle est la méthode à suivre pour atteindre ce but ? Il est plus aisé de l’appliquer que de la définir, mais il est évident qu’elle suppose à la fois une connaissance précise des choses mortes et une attentive observation de ce qui, dans la vie présente, est un legs et une trace du passé. Pour retrouver les sujets de Ramsès II, M. Maspero a lu beaucoup de hiéroglyphes, mais il a regardé aussi beaucoup de fellahs. Si j’avais à raconter l’histoire d’Attila et des Huns, j’irais vivre quelque temps avec Bonvalot, sous la tente des cavaliers kirghises, dans les steppes de l’Asie centrale.

 

M. Augustin Filon a fort bien compris qu’un roman historique doit surtout dépayser les yeux et l’esprit du lecteur, et qu’un bon cicerone, dès qu’il a conduit son « voyageur » en des endroits que lui seul connaît, doit être sobre de dissertations, de commentaires et de digressions13. M. Filon est, avec M. Jusserand, un des Français qui connaissent le mieux l’Angleterre. Il la connaît, pour avoir écouté ce que racontent, à son sujet, les livres et les vieilles paperasses ; mais, ce qui vaut mieux encore, il l’a étudiée sur le vif, par une pratique quotidienne et un contact incessant. L’âme britannique a très peu de secrets pour lui. Il l’a patiemment analysée et déchiffrée. Il sait combien elle est, suivant les circonstances, calme et violente. Il a observé les alternatives de tranquillité et de fantaisie par où elle déconcerte les raisonnements rectilignes de notre logique latine. Il a noté le mélange de vulgarité pratique et d’idéalisme bizarre qui est le fond de sa vie morale, ses accès de vertu farouche et son besoin d’amusement fou, son penchant à l’ivrognerie, qui n’a d’égal que son respect pour les Sociétés de tempérance, sa prud’homie routinière et son désir de réformes, cet instinct de conservation, que nous appelons de l’égoïsme, et ce culte des bienséances, que nous prenons pour de l’hypocrisie, faute de pouvoir entrer dans les façons de sentir et de penser d’un peuple glorieux et singulier avec lequel nous avons échangé des protocoles mémorables, des horions historiques et des plaisanteries parfois spirituelles, sans parvenir à le comprendre ni à être compris par lui. M. Filon a souvent causé avec des fellows d’Oxford, bardés de grec, farcis de latin, cuirassés de citations bibliques, soumis à l’autorité, avides d’indépendance, capables de mépriser éloquemment les biens de la terre, et désireux de devenir très riches, trempés par la natation, rafraîchis par le tub, façonnés par la boxe et durcis par le canotage. Il a réussi à confesser des misses au teint de lait et aux yeux de pervenche, capables de rêver, pour se reposer du tennis ; fougueuses comme des pouliches et sentimentales comme des tourterelles, amoureuses de Shakespeare et avides de beefsteak, vaillantes caissières et adorables déesses, aussi blondes que Vénus, aussi fortes que Pallas, aussi vagabondes que Proserpine, aussi mélancoliques qu’Ophélie, aussi blanches qu’Édith au cou de cygne, exquises et vigoureuses créatures, pleines de cœur et riches de muscles, dont l’activité merveilleuse suffit, on ne sait comment, à l’alpinisme et à la vie de famille, aux sports athlétiques et aux joies du foyer, à la lecture d’interminables romans et à la préparation d’énormes puddings, à la rédaction d’un journal intime, à l’étude de la photographie instantanée, à la récitation des offices, au choix d’un fiancé, au bonheur d’un époux et à la propagation de l’espèce.

Cette fois, M. Filon a quitté l’Angleterre contemporaine pour nous montrer la façade et les dessous de Londres, aux environs de 1780. C’est plaisir que de suivre la gentille comédienne miss Esther Woodville, élève de Garrick, dans l’atelier de sir Joshua Reynolds, président de l’Académie royale, puis de l’accompagner au foyer des, artistes, au green room du théâtre de Drury-Lane. Très volontiers nous nous réfugierons, avec l’aimable actrice, sous une porte cochère, aux heures où la foule se précipite dans Saint-James Street pour assister aux excentricités du duc de Norfolk et aux folies du jeune William Pitt, qui tient à se donner encore un peu de bon temps avant de devenir grave ; nous assisterons, avec elle, en bâillant un peu, aux doctes sermons de sa tante Mrs Marham qui lui démontre que Jahel enfonça un clou dans la tempe de Sisara, que Judith délivra Béthulie en tranchant la tête d’Holopherne, et qui lui demande si elle sera une Dalila. Avec elle, tandis qu’elle se prépare à jouer Béatrice, nous regarderons par le trou de la toile la salle éblouissante et bariolée. Les loges sont constellées de décorations, flamboyantes de diamants et de pierreries. M. Filon énumère les « personnalités » marquantes avec la conscience et l’exactitude d’un « Monsieur de l’orchestre » ; mais, en même temps, il les dessine, au passage, d’un trait vif, spirituel et net. Visiblement, avant de commencer son récit, il a étudié ses personnages dans les types actuels qui pouvaient en donner l’idée ; il a observé leur milieu dans les aspects du présent qui pouvaient évoquer des figures surannées. Ce roman, qui est, parmi les plus intéressants et les plus vivants de la collection, si l’on excepte (M. Filon ne s’offensera pas de cette réserve) la Chronique du règne de Charles IX, confirme une vérité qui sera la conclusion naturelle de cette étude : c’est que, pour raconter une chose, il ne suffit pas de la savoir par cœur, il faut encore l’avoir vue avec ses yeux.

L’éditeur Armand Colin ne peut évidemment pas, malgré sa bonne volonté, donner à tous ses collaborateurs des bourses de voyage pour qu’ils aient le loisir d’étudier la vie féodale dans certains coins de l’Abyssinie, l’islamisme primitif dans certains douars, très féroces, du Yémen ou du Hedjaz, la vie byzantine dans certaines communautés grecques de l’Asie Mineure ou de l’Archipel. Il a, d’autre part, trop d’esprit pour croire que le petit bataillon d’écrivains qu’il a mobilisé avec tant de fermeté et de décision, lui donnera, sans interruption, des ouvrages de premier ordre. Mais, s’il continue à offrir au public des livres ingénieux et solides, il aura, en somme, touché son but et mérité nos remerciements. Dans le flot de littérature inutile et inquiétante qui nous envahit, sa Bibliothèque de romans historiques sera comme un îlot salubre où nous aimerons à faire une saison, de temps en temps, pour y entendre, en bonne compagnie, de doctes et gais propos, avec la certitude de n’être ni exploités ni mystifiés.

Sur la mort de Guy de Maupassant

Sans doute, il n’est pas trop tard pour parler encore de lui. L’auteur de Bel-Ami, de l’Inutile Beauté, d’Une vie est encore « actuel », bien que la mort, bienfaisante et désirable après tant de tragiques souffrances, ait clos, depuis longtemps déjà, sa brillante et malheureuse destinée. Sa gloire est de celles qui survivent aux « nécrologies », hâtivement rédigées, avec l’aide de Vapereau, pour le lecteur pressé. Peu d’écrivains sont plus assurés d’être admis devant ce jury inconnu et mystérieux dont nous parlons rarement, parce qu’il nous fait peur : la postérité.

Comme tous les maîtres vraiment dignes de ce nom, aujourd’hui si prodigué, il portera témoignage pour nous. Il a donné une voix aux foules anonymes et balbutiantes parmi lesquelles il a vécu. À ceux sur qui pèseront nos hérédités, assez inquiétantes, il dira quelques-unes de nos façons de sentir et de penser, la tristesse des temps moroses où le sort nous a jetés, nos découragements et nos fatigues, nos crises de désespoir et nos égoïstes résignations, toute la platitude de la morne vie où nous traînons, en des besognes ou des amusements qui nous donnent parfois l’illusion d’agir, notre paresse et notre ennui.

Maupassant a été sincère envers ses contemporains et envers lui-même. Je ne sais si nos descendants, lisant Boule de Suif, la Maison Tellier, les Sœurs Rondoli, la Patronne, la Dot, le Lit 29, l’Armoire, Un sage, Au bord du lit, auront une bonne opinion de notre moralité et de la sienne. Mais, enfin, ils auront une opinion. C’est ainsi que, par le sortilège des grands écrivains, on peut suivre sans interruption la série des changements qui transforment une société et se baisser jusqu’à ces générations stériles qui, dans le plan de l’histoire (s’il y en a un), semblent inutiles et sacrifiées.

Bien que Maupassant ne fût pas un philosophe de profession (ses préfaces prouvent, en effet, qu’il était peu apte à manier les idées générales), bien qu’il fût mal informé sur le passé de l’humanité (ses digressions historiques, heureusement rares, et sa dissertation sur la Vénus callipyge décrite par Athénée le montrent suffisamment), il a respiré un air saturé de philosophie et de science ; il est venu au monde juste au moment où s’éloignaient la plupart des rêves et des mirages qui, jusqu’alors, avaient embelli la vie humaine ; il a subi l’oppression de tant d’expériences faites, de tant de notions acquises, d’un si prodigieux labeur, aboutissant à l’éclipse de l’idéal et à l’obsession tyrannique du réel. Par l’effet de cette sensibilité spéciale qui force certaines âmes à deviner douloureusement ce qu’elles ne savent pas, il a senti, sans en avoir une claire conscience, la fatigue mentale qui a suivi tant de généreux efforts pour connaître la nature des choses ; il en a souffert plus peut-être que les robustes ouvriers de nos désillusions.

Est-il descendu dans les profondeurs où Renan pourchassait comme des fantômes les mystères et les dogmes ? A-t-il constaté avec ce dangereux évocateur l’immoralité malicieuse du sort, qui s’amuse à punir la vertu et à récompenser le vice ? A-t-il compris par les démonstrations de Taine ce que vaut la croyance à notre libre arbitre ? A-t-il vu, sous le fourmillement des faits et l’éblouissante fantasmagorie des apparences, le mécanisme glacé des lois ? Je ne sais ; mais on dirait que ces deux grands hommes, surtout le second, l’ont initié parfois à la connaissance de la vérité et lui ont fait voir le monde tel qu’ils l’avaient vu. Guy de Maupassant est, par instinct et par éducation, un écrivain naturaliste, et je ne vois pas de romancier à qui ce mot puisse s’appliquer plus exactement qu’à lui. Je sais bien qu’il est malaisé, maintenant, d’employer ce mot en un sens un peu précis. On a voulu faire du naturalisme la marque de fabrique d’une usine où travaillent beaucoup de romantiques attardés ; on a tenté de désigner par ce nom je ne sais quelle doctrine que ses représentants officiels n’ont jamais pu expliquer, et dont M. Zola ne s’est servi (il l’a avoué lui-même le 19 février 1877), que « pour faire mousser ses livres ». S’il faut entendre par naturalisme non pas un système vide et sonore dont on se sert comme d’une grosse caisse sur laquelle on tape pour attirer les passants, mais une disposition d’esprit, une habitude intellectuelle, créée, même chez ceux qui ne sont pas des savants, par les résultats généraux des sciences positives, propagée par la vulgarisation démocratique des découvertes et des méthodes, aggravée par la tristesse des événements politiques (banqueroute des rêves idéalistes en 1848, naufrage de la liberté sous le second empire, humiliations de 1870), Guy de Maupassant restera, par son mépris des hommes, par sa gaieté sensuelle, où il y a presque toujours un arrière-goût d’amertume, par son enthousiaste amour de la nature éternelle et consolatrice, le plus illustre représentant, ou, si l’on veut, la plus glorieuse victime d’une époque où tous, grands et petits, souffrent d’un mal infiniment plus redoutable que les mélancolies d’Obermane et de René.

N’en déplaise aux commis-voyageurs, l’auteur de Fort comme la mort est autre chose qu’un conteur gras, destiné à faire les délices des tables d’hôte. Taine, dont la répugnance pour M. Zola fut toujours très vive, avait au contraire pour Guy de Maupassant qu’il appelait familièrement « un taureau triste », une particulière prédilection. Dans ses dernières années, il le lisait, le relisait, le faisait lire et admirer à ses amis. Sans doute, il retrouvait jusque dans les trivialités voulues de l’élève chéri de Flaubert sa propre manière de concevoir les hommes et les choses, et peut-être aussi, avec moins de rigueur et d’âpreté logique, l’allure et la chaude couleur de son style. Cette mauvaise opinion de l’homme, qui a exercé l’humour juvénile de Frédéric-Thomas Graindorge, qui anime d’un bout à l’autre l’Histoire des origines de la France contemporaine, qui s’est épanouie dans Bouvard et Pécuchet, ce dédain de la bête humaine, a été l’idée fixe de Maupassant. Je ne connais pas d’écrivains, même parmi les moralistes, les sermonnaires et les ascètes, dont la lecture soit plus mortifiante pour notre orgueil. A-t-il assez démasqué, déshabillé, fouaillé l’animal lubrique, cruel, avide, qui se cache sous des chapeaux hauts de forme et de correctes redingotes ! Nous a-t-il assez regardés, montrés dans tous les ridicules postures et dans toutes les basses fonctions auxquelles nous sommes condamnés ! A-t-il assez fait voir les menaces de mort, les germes de destruction qui assombrissent nos plus beaux jours et empoisonnent toutes nos joies ! Je ne sais si la misère de la volonté, gênée et faussée par la pesée inévitable des choses, a jamais été mieux vue que par cet homme vigoureux et souvent défaillant, dont les sens étaient si largement ouverts aux formes, aux couleurs, aux odeurs, aux souffles, et dont les nerfs ont été si violemment secoués par le contact du monde extérieur. Ses héros, comiques et tristes, bien différents des personnages abstraits dont les passions s’agitent sous les péristyles classiques, sont, comme les figures des peintres « de plein air », baignés de lumière, d’ombres, de parfums, entourés d’arbres frissonnants, d’eaux remuées, d’herbes drues, où grouille et bruit la vie universelle. Ils subissent, au plus profond de leur être, l’action des forces ambiantes qui s’insinuent, malgré nous, en ces régions obscures ou ne pénètre pas la conscience ; quelquefois, ils sont si bien pris par le « milieu » qui les enserre et les absorbe que leur âme tout entière (s’ils en ont une) s’y éparpille et s’y dissout…

Plus on est éloigné de croire à des réalités suprasensibles, moins on oppose de résistance à la tristesse qui vient du spectacle des choses et des félicités précaires et caduques où nous sommes réduits. Un spiritualiste sincère n’a aucune raison d’être mélancolique, à moins d’y être obligé par la mode ou par la mauvaise qualité de son estomac. Son âme immortelle est assurée de survivre à la chute des feuilles, aux printemps révolus, aux soleils éteints et à la fuite des jours. Il retrouvera, dans un monde meilleur, les personnes qu’il a aimées. Pourquoi s’affligerait-il outre mesure des ruines amoncelées autour de lui par le renouvellement de la vile matière ? Au contraire, pour ceux qui ont le malheur d’être privés de la foi au surnaturel, il n’est point de consolation qui soit pleinement efficace. Si rien n’existe hors des apparences sensibles, la vie, après les ardeurs physiques de la jeunesse, nous semblera déserte, décolorée, semée de décombres. À chaque pas, en voyant finir quelqu’un ou quelque chose, nous serons torturés par ce sentiment de l’irréparable, contre lequel notre cœur se révolte en vain. Toute beauté fanée, tout bonheur disparu, toute amitié dénouée, toute espérance trompée sera l’occasion presque quotidienne d’une souffrance intérieure ; et nous redouterons, plus que tout au monde, le coup brutal de la mort, à moins que nous n’y cherchions, de propos délibéré, la délivrance de toute peine, l’incapacité de souffrir, l’indifférence à toute misère, la paix de l’éternel oubli.

C’est là sans doute la raison de l’amer pessimisme dont les accès ont précédé, longtemps à l’avance, la crise finale où s’est obscurcie l’intelligence si lucide de Maupassant. Rappelez-vous le plus beau de ses romans : Une vie, et les réflexions de cette pauvre Jeanne Le Perthuis, trompée dans son amour, meurtrie comme le sont toutes les créatures délicates et fines, par la disproportion entre ce qu’elle rêve et ce qui est : « D’autres souvenirs lui revenaient : les amères désillusions de son cœur. Tout n’était donc que chagrin, misère, malheur et mort. Tout trompait, tout mentait, tout faisait souffrir et pleurer. Où trouver un peu de repos et de joie ? Dans une autre existence sans doute ! Quand l’âme était délivrée de l’épreuve de la terre. L’âme ! Elle se mit à rêver sur cet insondable mystère… »

Où trouver un recours contre ces pensées, un divertissement, comme disait Pascal, capable de nous faire oublier tous ces maux ? Des refrains romantiques ont dû chanter dans la mémoire de Maupassant, au temps où il rimait chez les Parnassiens :

      Que le vent qui gémit, le roseau qui soupire,
                Tout dise : ils ont aimé….
Mais toi, rien ne t’efface, Amour, toi qui nous charmes,
Toi qui, torche ou flambeau, luis dans notre brouillard…

Il crut, lui aussi, que l’amour était plus fort que la mort. Mais des expériences, moins nombreuses d’ailleurs qu’on ne l’a dit, le détrompèrent cruellement. Qu’est-ce que cette union décevante, que la nature exige et refuse ? Il lui parut que l’amour, au moment où il atteint son plus haut degré d’exaltation, retire précisément ce qu’il a promis : « l’envolement de deux cœurs, vers un idéal inaccessible, l’enlacement de deux âmes, tout le factice et l’irréalisable mis par les poètes dans la passion ». Voilà une explication assez peu claire, mais qui marque bien l’étendue de sa déception. Il y est revenu plusieurs fois, maudissant « la femme, être inconscient, charmant, terrible », déplorant l’isolement irrémédiable de ceux qui veulent aimer, disant plaisamment que le créateur, en organisant l’amour, « s’est montré trop naturaliste et a manqué de poésie dans son invention », insistant avec une complaisance maladive sur les réalités malpropres où nous rabaisse le désir, sur l’ignoble plaisir dont il faut nous contenter, loin des paradis illusoires que nous avons rêvés et perdus. La précision dont il est coutumier l’abandonne un peu lorsqu’il dénonce la grande duperie de l’amour, et, mieux qu’un raisonnement, ce vague de la pensée et de la forme, fait voir combien son malaise est véritable. Est-ce de lui-même qu’il parle, lorsqu’il dit : « Alors il sentit soudain, il sentit par une sorte d’intuition que cet être-là n’était plus seulement une femme destinée à perpétuer la race, mais le produit, bizarre et mystérieux, de tous nos désirs compliqués, amassés en nous par les siècles, détournés de leur but primitif et divin, errant vers une beauté mystique entrevue et insaisissable ? »

Si paradoxale que cette affirmation paraisse, je crois qu’en réunissant quelques morceaux choisis de cet écrivain suspect d’érotomanie aiguë, on pourrait faire un assez joli manuel de chasteté. Un jour vint où ce peintre curieux et inventif des fêtes charnelles eut le dégoût de la chair. Il aurait voulu fuir l’odeur de femme éparse dans l’univers, et volontiers il citait ces strophes :

Je déteste surtout le barde à l’œil humide
Qui regarde une étoile en murmurant un nom,
Et pour qui la nature immense serait vide
S’il ne portait en croupe ou Lisette ou Ninon.
Ces gens-là sont charmants qui se donnent la peine,
Afin qu’on s’intéresse à ce pauvre univers,
D’attacher des jupons aux arbres de la plaine
Et la cornette blanche au front des coteaux verts.
Certe, ils n’ont pas compris tes musiques divines,
Éternelle nature aux frémissantes voix,
Ceux qui ne vont pas seuls par les creuses ravines
Et rêvent d’une femme au bruit que font les bois !

La nature ! Il l’a quelquefois maudite ; mais il l’a aimée de toutes ses forces, adorée avec une tendresse câline et une avidité gourmande. Comme tous les poètes de ce siècle, comme Victor Hugo, Lamartine, Michelet, Taine, il a été tour à tour déçu et consolé par elle. La nature a un double visage. Souvent elle nous effraye par son indifférence, par l’impassible sérénité de sa force joyeuse et féconde, qui survit ironiquement à nos bonheurs éphémères, à nos douleurs vite évanouies, à notre trace vite effacée. Mais aussi, par le perpétuel recommencement qui la rajeunit, par son mouvement régulier de dissolution et de réparation, par les poussées de sève nouvelle qui font éclore au bord des eaux la moisson toujours renaissante des fleurs et des fruits, elle donne à l’esprit humain, avide et incapable de durée, la sensation de ce qui ne finit pas, l’idée de l’éternité, la notion de l’inépuisable vie, qui se cache et palpite sous la mort apparente de l’hiver, pour éclater au jour des résurrections prévues, dans la parure et l’allégresse du printemps. L’auteur de Notre cœur est allé vers elle. Et jamais peut-être l’âme d’un poète ou d’un peintre n’a reflété plus puissamment le radieux décor où s’agitent nos misères et nos vilenies : les bois et les rivières, les riches campagnes, les hautes vallées où jaillissent les sources, la vaste mer, miroitante aux rayons de midi, empourprée par le couchant ou sommeillante aux souffles de la nuit. Pour mieux jouir des surprises charmantes que la nature accorde à ceux qui l’aiment et qui la désirent, il voyagea. « Le voyage, disait-il, est une espèce de porte par où l’on sort de la réalité quotidienne, comme pour pénétrer dans une réalité inexplorée, qui semble un rêve. » Ce rêve, obstinément cherché aux pays du soleil, aux golfes tièdes des côtes provençales, aux rochers roses et bleus de la Corse, parmi les chênes verts, les clématites et les lavandes des maquis, aux ruines grecques, sarrasines et normandes de la Sicile, autour d’Alger, « la ville de neige, si jolie sous l’éblouissante lumière », ce rêve, l’a-t-il trouvé le long des grands chemins ?

Dans ses derniers livres, il écrivait avec un entêtement singulier, des phrases comme celle-ci : « La vie si courte, si longue, devient parfois insupportable. Elle se déroule, toujours pareille, avec la mort au bout. » Et ailleurs : « J’éprouve chaque jour, en me rasant, un désir immodéré de me couper la gorge. » Ailleurs encore : « Ai-je perdu la raison ? Ce qui s’est passé, ce que j’ai vu la nuit dernière est tellement étrange que ma tête s’égare quand j’y songe… Je deviens fou… »

Plaisanterie macabre, disaient ses camarades, oubliant certaines pages sombres, presque sinistres, égarées dans ses contes les plus gaulois, et ne songeant qu’à la mâle gaieté de sa jeunesse. On sait ce qui est arrivé depuis.

Une nouvelle édition de Saint François de Sales

François de Sales, se promenant un jour sur le petit plateau de Saint-Germain, d’où l’on voit, autour des eaux claires du lac d’Annecy, un bel horizon de forêts, de vignes, de collines et de montagnes, s’écria, ravi d’admiration : « Ô Dieu ! que ne sommes-nous pour ne plus partir de ce lieu ! Voici une retraite toute propre à bien servir Dieu et son Église avec notre plume ! » Et, s’adressant au prieur de l’abbaye de Talloires, qui l’accompagnait : « Savez-vous, notre père prieur, les conceptions descendraient dru et menu ainsi que les neiges y tombent en hiver. »

Si l’aimable saint écrivait encore, il choisirait sans doute, pour remercier ses chères filles de la Visitation Sainte-Marie, un bouquet de ces expressions gracieuses, odorantes et colorées, de ces fleurs séraphiques qui s’épanouissaient naturellement dans son imagination et dans son cœur. Il aimait les comparaisons, les « belles similitudes ». Sa mystique allégresse s’amusa souvent au jeu des métaphores. Plus que jamais il comparerait le premier monastère de sa « bien-aimée ville d’Annecy » à une ruche de « diligentes abeilles en bataille rangée contre les frelons », à un verger de beaux fruits d’où monte « la suavité d’un céleste parfum », à un « colombier de blanches colombes ». En effet, depuis le 6 juin 1611, jour où Mme de Chantal, Mlle Favre et Mlle de Bréchart fondèrent dans une petite maison du port d’Annecy l’ordre célèbre où tant d’âmes élégantes devaient chercher un refuge contre la vulgarité du siècle, l’esprit de François de Sales, instituteur de la congrégation, n’a pas cessé d’habiter ce monastère d’Annecy que les visitandines, en leur langage égayé d’images, appellent encore la Sainte Source. Voilà que de la Sainte Source couleront plus que jamais, pour l’édification des fidèles et la joie des lettrés, ces paroles de miel, un peu sucrées mais si savoureuses, par lesquelles l’auteur de l’Introduction à la vie dévote ravissait d’aise le cœur de ses pénitentes.

Les religieuses de la Visitation ont entrepris de donner au public une édition authentique et complète des écrits de saint François de Sales. Leur touchante piété rivalise, par une investigation soigneuse et une certaine superstition de l’inédit, avec le zèle plus profane des philologues inventeurs de variantes, avides de textes oubliés, chercheurs de points inconnus et de virgules nouvelles. Rien ne sera épargné pour que les notes les plus brèves, les plus simples billets, écrits de la main du saint, soient confiés aux presses de Niérat, le meilleur imprimeur de la Savoie. Les archives de la Visitation sont riches d’autographes et de copies. On refondra les anciennes éditions, qui sont très fautives, les unes ayant été arrangées sans scrupules, comme il était arrivé aux Pensées de Pascal, les autres fourmillant d’erreurs, dont la plupart sont imputables au père Harel, minime. Parmi les ouvrages inédits que l’on promet à l’impatience des personnes instruites ou dévotes, il faut citer surtout des Essais sur l’éthique chrétienne, un Traité sur la démonomanie ou des énergumènes, les fragments d’un livre sur l’Origine des curés, un grand nombre de Sermons et de Lettres. Les travaux de bibliographie, de paléographie, d’histoire littéraire, que suppose une entreprise de ce genre, ne pouvaient être confiés à des femmes. Mais l’Église n’est jamais embarrassée lorsqu’elle veut trouver un érudit. Il lui suffit de s’adresser à l’antique congrégation de dom Bouquet et de dom Lobineau. Un savant bénédictin, dom Mackey, s’est fixé à Annecy, où il collige les documents, compare les leçons, rectifie les inexactitudes des copistes, applique aux manuscrits de son auteur les principes de la critique verbale, comme font Tournier, Haussoullier et Desrousseaux pour un texte grec. Ce bénédictin est Anglais, mais il traite la langue française avec plus d’égards que beaucoup de nos faiseurs d’éditions classiques. Il connaît bien son sujet, ayant traduit pour ses compatriotes plusieurs ouvrages de saint François de Sales, qui est très populaire, paraît-il, en Angleterre et en Irlande, surtout parmi les protestants convertis. Tandis que ce bon religieux copie, élucide et commente, les bonnes sœurs corrigent les épreuves. L’une d’elles est préposée au soin de vérifier si les distances entre les mots sont égales. C’est par cette minutieuse division de la besogné et ce respect du détail que les maîtres maçons ont bâti, autrefois, de si belles cathédrales. Il n’y a pas d’autres moyens de faire une bonne édition. Les deux premiers volumes des Œuvres de saint François de Sales, imprimés en caractères elzéviriens sur un fort beau papier fabriqué tout exprès par Aussedat, papetier de Savoie, sont une merveille de typographie. M. Castaing, chanoine de Bordeaux, n’y a découvert, après la plus impitoyable recherche, que deux coquilles vénielles. Le saint évêque de Genève, à qui toutes les voies étaient bonnes pour ramener les pécheurs au bercail, trouvera peut-être de nouvelles brebis parmi les bibliophiles.

Les deux premiers tomes (les Controverses et la Défense de l’Estendart de la Sainte Croix) nous font voir un François de Sales assez peu connu, convertisseur, théologien, polémiste, contradicteur prudent et adroit des pasteurs protestants. C’est dans la ville de Thonon, en 1595, qu’il écrivit ses Controverses, en réponse aux doctrines de Calvin, de Théodore de Bèze et de Zwingle. Il était alors prévôt de la cathédrale de Genève. Il avait reçu de son évêque et de Charles-Emmanuel, duc de Savoie, la mission d’évangéliser le Chablais, récemment reconquis sur les huguenots de Berne et Genève, mais tout peuplé de réformés. Il prêcha pendant cinq ans, non sans dangers, dans les églises, les maisons et jusque sur les places publiques des bailliages rebelles. Comme beaucoup de gens refusaient de venir l’entendre, il mit par écrit ses discussions, afin de les placarder sur les murs et de les distribuer aux passants, comme font aujourd’hui (pardon des rapprochements irrévérencieux où l’actualité m’entraîne) les candidats qui ont quelque chose à dire et que l’on ne veut pas écouter.

Nous n’avons plus guère le goût de la controverse religieuse. Le temps n’est plus où les dames emportaient en voyage, pour se distraire, les dissertations du père Garasse ou de l’abbé de Saint-Cyran. En Suisse même, on a cessé de se quereller, dans les soirées mondaines, sur les questions épineuses qui furent l’occasion du colloque de Poissy. Et pourtant, on lit avec plaisir les plaidoyers et les réquisitoires de saint François de Sales. L’aimable prêtre ! Il est (si j’ose le dire) un théologien pour laïques. Quelle différence avec les massifs grimoires que les pédants du xvie  siècle se jetaient à la tête ! Que nous sommes loin de Busaeus, et du chanoine Cochlaeus, et du pasteur Carlostadt, et du jésuite Possevin, et du cordelier Feuardent qui se vantait, dans ses préfaces latines, d’avoir réfuté quatorze cents erreurs ! L’escrime des Controverses sent son gentilhomme. Elle est souple, agile, un peu câline. D’abord, saint François est incomparable dans le choix des textes. On dirait qu’au lieu de vouloir assommer ses adversaires par des poids énormes, il songe à les griser de parfums en leur mettant sous le nez des feuillages et des fleurs. La jolie cueillette ! Dès le début, on est dans un jardin que ranime et fait briller l’aurore fraîche :

« Je vay donq commencer, au nom de Dieu, lequel je supplie très humblement qu’il face couler tout doucement sa sainte Parole comme une fraîche rosée dans vos cœurs. Et vous prie, messieurs de Thonon, de vous ressouvenir des paroles de saint Pol : Tout’ amertume, ire, desdain, crierie, blaspheme et toute malice soyt osté de nous… »

Et plus loin :

« Le jardinier qui voit les ardeurs du soleil continuelles sur une jeune plante, pour la préserver de l’assèchement qui la menace ne porte de l’eau sur chasque branche, mais ayant bien trempé la racine croit que tout le reste est en asseurance parce que la racine va dispersant l’humeur a tout le reste de la plante : ainsy Nostre Seigneur ayant planté ceste saint’ assemblée de Disciples, pria pour le chef et la racine, afin que l’eau de la foy ne manquast point à celuy qui devoit en assaisonner tout le reste… »

Les terribles prophètes d’Israël, cités en témoignage, semblent venir non pas de la brûlante Palestine, mais d’un Éden moitié biblique, moitié classique, où passe par intervalles la vision rapide et inattendue d’un paysage virgilien. Le Cantique des Cantiques, traduit par saint François de Sales, est charmant, un peu trop peut-être. On dirait (je demande encore une fois pardon de mon irrévérence) que ces allégories sentimentales ont été revues, arrangées, festonnées par l’auteur de l’Astrée, et que M. le marquis d’Urfé a bien voulu détourner le cours du Lignon vers le « Jardin de l’Épouse. »

Et pourtant, notre saint n’est ni un béat ni un efféminé. Nourri de Montaigne, il a souvent des commencements de phrase qui font songer à la verdeur et à la brusquerie des Essais :

« Vous voyez bien où je vais battre, c’est sur la faute de mission et de vocation que Luther, Zwingle, Calvin et les autres avaient… On ne peut pas faire sauter leur mission si haut, que des apôtres elle soit tombée entre les mains des prédicateurs de notre temps sans avoir touché par un des anciens et de nos devanciers : il eût fallu une bien longue sarbacane en la bouche des premiers fondateurs de l’église, pour avoir appelé Luther et les autres sans que ceux qui étaient entre deux s’en fussent aperçus… »

Ailleurs encore :

« Ha, ce dites-vous, nous n’avons point fait nouvelle Église, nous avons frotté et épuré cette vieille monnaie, laquelle ayant longtemps demeuré couverte ès masures, s’était toute noircie, et souillée de crasse et de moisi. Ne dites plus cela, je vous prie… Mais ne nous arrêtons pas ici : avez-vous épuré cette Église ? Avez-vous nettoyé cette monnaie ? Montrez-nous donc les caractères qu’elle avait quand vous dites qu’elle chut en terre et qu’elle commença de se rouiller… »

Il raille avec esprit ceux qui « aux champs ou aux boutiques chantent la rimaillerie de Marot », et il esquisse, d’un trait de plume, un assez joli croquis de ce qu’il a vu et entendu dans ses promenades :

« … Quant à cette façon défaire chanter indifféremment, en tous lieux et en toutes occupations, les Psalmes, qui ne voit que c’est un mespris de religion ? Quand on voit, ou à Genève, ou ailleurs, un garçon de boutique se jouer au chant de ces Psalmes et rompre le fil d’une très belle prière pour dire : “Monsieur, que vous plaît-il ?” Ne connoit-on pas bien qu’il fait un accessoire du principal ? Ne fait-il pas bon voir ces cuysiniers chanter les Psalmes de la Penitence de David et demander, à chaque verset, le lard, le chapon, la perdrix ? “Cette voix, dit Montaigne, est trop divine pour n’avoir autre usage que d’exercer les poulmons et plaire aux oreilles.” La bouche crie ; le cœur et l’esprit sont au trafic et au gain. »

Toutefois, il veut séduire autant que convaincre. Il n’est pas tout à fait juste lorsqu’il reproche aux seuls hérétiques d’imiter « ceux qui veulent faire prendre quelque breuvage amer aux petits enfants ». Lui aussi il « frotte et couvre de miel le bord du gobelet, afin que ce simple âge, sentant premièrement le doux, n’appréhende point l’amer ». Au temps de sa mission, l’« apôtre du Chablais » était âgé d’environ vingt-huit ans. Il avait sans doute gardé quelque chose des traits de son enfance. Or, s’il faut en croire son respectable biographe, le père de La Rivière, « il estoit, en son adolescence, incomparablement beau : il avoit le visage gracieux à merveille, les yeux colombins, le regard amoureux ; son petit maintien estoit si modeste que rien plus : il sembloit un petit ange… Ce qui est plus admirable est que, petit à petit, par une spéciale faveur de la divine Bonté, les dons naturels qui estoient en lui se convertissoient en vertus ».

Le moyen de résister à des grâces si fortes ? Les habitants de Thonon résistèrent d’autant moins, que le duc de Savoie, sur le conseil de son missionnaire, décréta que les huguenots ne seraient plus admis aux fonctions publiques, pas même à celles de notaire et de greffier, et se montra au contraire fort libéral envers sept ou huit personnes, vieilles et de bonne réputation, qui étaient restées fidèles au catholicisme. La conversion, commencée par le zèle évangélique de l’apôtre, continuée par une habile politique, s’acheva décidément le 6 octobre 1598.

Ce jour-là, le duc Charles-Emmanuel étant venu à Thonon pour y recevoir le cardinal Alexandre de Médicis, légat du pape, fit comparaître devant lui les nobles et les notables à l’hôtel de ville. Les rues étroites et montantes qui vont du faubourg de la Rive au Château étaient occupées par des régiments de Suisses catholiques casernés au fort des Allinges. Le duc siégea en cérémonie, entouré de ses gardes, accompagné de toute sa cour, ayant à ses côtés l’évêque de Genève, l’évêque de Saint-Paul, le prévôt François de Sales et un capucin très remuant, le père Chérubin. Il prit la parole, fut éloquent, dit-on (ce qui était un luxe inutile), félicita les personnes qui s’étaient montrées dociles aux enseignements des missionnaires envoyés par lui et menaça les autres de son indignation. Après quoi, le père Chérubin crut devoir prononcer une allocution pour mieux faire comprendre à l’assemblée le discours de Son Altesse Sérénissime. Quand ce capucin eut fini, le duc se leva et, d’un ton de commandement :

« Que ceux, dit-il, qui portent la Croix Blanche dans le cœur et qui sont de notre religion, ou qui désirent en être, se mettent à ma droite, et que ceux qui portent les noires couleurs de l’hérésie passent à ma gauche ! »

Aussitôt, une imposante majorité, comme on dit dans le langage de la politique, vint se ranger à la droite de Charles-Emmanuel, qui, s’adressant à la petite troupe des obstinés et des inflexibles, s’écria :

« C’est donc vous qui êtes des ennemis de Dieu et de votre prince, et qui voulez me tenir tête ? Retirez-vous ; je vous donne trois jours pour sortir de mes États. »

Après ce coup de théâtre, le duc de Savoie signa une ordonnance qui défendait à tous ceux qui possédaient des biens ou des revenus ecclésiastiques dans les bailliages, de les louer à des hérétiques, sous peine de confiscation. Puis il fit lui-même des tournées dans les paroisses. Arrivé dans un village, il haranguait les habitants, félicitait les nouveaux convertis, leur promettait sa protection, leur serrait la main ; quelquefois même, dans les transports de sa joie, il les embrassait. Et les bons villageois, jetant leurs chapeaux en l’air, criaient de toutes leurs forces : « Vive Savoie ! Vive Son Altesse ! Vive le pape ! » Rentré le soir à Thonon, le duc assemblait en conseil ses principaux officiers, avec François de Sales et le père Chérubin, et l’on délibérait sur les mesures à prendre. Le 12 novembre, il signa de nouvelles ordonnances qui empêchaient les Chablaisiens d’aller à Genève et à Lausanne, défendaient de célébrer les mariages ou les baptêmes ailleurs que dans les églises catholiques, rendaient obligatoires pour les hérétiques adultes la présence aux sermons catholiques et pour les enfants l’assiduité au catéchisme. Un collège de jésuites, une station de capucins prédicateurs, une école de théologie, une école industrielle intitulée Auberge de vertu, furent fondés à Thonon. Tous ces établissements furent réunis sous le nom de la Sainte Maison, dotés de nombreux privilèges, enrichis par le produit des amendes et des confiscations et consacrés à Notre-Dame des Sept Douleurs. À la Sainte Maison était annexée une confrérie dont les membres prenaient l’engagement de travailler sans relâche à la conversion des hérétiques… On sait aussi que saint François alla voir, à Genève, Théodore de Bèze, et lui offrit discrètement, de la part du pape, une pension de 4 000 écus.

J’ai rapporté tous ces faits parce qu’il n’en est point parlé dans les notices, d’ailleurs sérieuses et érudites, de dom Mackey ; ils n’enlèvent rien au mérite littéraire des Controverses.

 

Il est nécessaire, si l’on veut bien connaître François de Sales, d’entrer dans un couvent de femmes, d’ouvrir aux yeux profanes les guichets mystérieux de ce monastère célèbre qui étend au milieu d’Annecy, le long de quatre rues, parmi les hôtels, les cafés et les casernes, à deux pas du Vélo-Club, ses murs aveugles, sourds, immuables, sévèrement clos.

Cette indiscrétion n’est pas si malaisée qu’on pourrait le croire. Il n’est peut-être point de religieuses qui écrivent autant, avec une aisance plus fertile, que les sœurs de la Visitation. Le fondateur de leur institut, homme de grande sainteté, fut homme de lettres, au vrai sens du mot, épris d’antique poésie, attentif au spectacle des choses, ami des sources fraîches, des haies fleuries, des midis clairs et des nuits étoilées, poète, s’il est vrai de dire que les poètes sont des hommes qui ont gardé leurs yeux d’enfants, écrivain gracieux, souple, avenant, et j’ajouterais, si je ne craignais d’éveiller des souvenirs trop peu édifiants, conférencier accompli… Leur fondatrice, la baronne de Chantal, femme supérieure, aussi virile et impétueuse que François de Sales était féminin, patient et doux, a excité, par son style vraiment extraordinaire, l’admiration de Michelet et de Sainte-Beuve, deux bons juges qui n’ont jamais pu parler d’elle sans émotion. Les vieilles choses se conservent merveilleusement dans les cloîtres. Les visitandines ont gardé dans leur maison, fermée aux bruits du siècle, sinon le génie original des instituteurs de leur règle, du moins la tradition du langage mesuré, ample, grave, que parlait la bonne compagnie, au temps où naquit leur congrégation. Ce langage, où Descartes et Balzac reconnaîtraient quelques-unes de leurs locutions coutumières, où Vaugelas ne trouverait presque rien à reprendre, a un subtil parfum de vétusté, une odeur d’oratoire ; il est teinté de couleurs aimables, de ce bleu céleste où s’éploient, au fond des coupoles, les ailes blanches des anges, de ce rose innocent qui brille, à travers les transparences du voile, sur le front pur des novices ; il est éclairé d’une clarté gaie et un peu froide qui semble tomber d’un pâle vitrail ; par endroits, il est brodé d’ingénieux dessins et bariolé de pieux enfantillages, comme une nappe d’autel ou une bannière de procession.

Si l’on veut connaître en détail l’esprit « visitandin » et en goûter par sympathie toutes les délices, il faut lire douze volumes in-octavo imprimés à Annecy et intitulés : Année sainte des religieuses de la Visitation Sainte-Marie. C’est un abrégé de la vie des sœurs et des mères dont les mérites sont particulièrement dignes de mémoire et dont les vertus, « rafraîchies par la rosée d’en haut », se sont épanouies comme des fleurs dans le « printemps de la vie spirituelle ». Cet ouvrage comprend autant de volumes qu’il y a de mois dans l’année et chaque volume autant de biographies qu’il y a de jours dans le mois. L’histoire des origines de l’ordre y est rapportée copieusement et animée par toutes sortes de menues anecdotes, dont on ferait aisément des enluminures, pour illustrer les Œuvres complètes de saint François de Sales. Ces historiettes donnent une juste idée de l’esprit du fondateur, mieux encore que les doctes dissertations des critiques, et que les récits naïvement compilés par le Père de La Rivière, l’évêque Camus, l’abbé Marsollier, l’abbé Bougaud et les autres biographes du saint. L’Année sainte est pleine de détails sur la société et les mœurs des deux derniers siècles ; ce vaste répertoire est, de plus, un document inappréciable pour quiconque veut étudier de près la vie d’un monastère, voir l’intérieur de ces âmes qui, rebelles aux joies du monde, déçues par l’amour des créatures, effrayées par le néant de tout ce qui passe, ont cherché, dans la retraite et la méditation, une beauté immuable, une éternelle vérité.

Fonder un couvent est une idée dont nous portons tous le germe au fond de nous. C’est un instinct où se mêlent et se concilient deux tendances contradictoires de notre nature : le besoin de solidarité, qui nous force à marcher en troupeaux et le goût de particularisme qui nous incline à choisir et à exclure. De la coterie au cénacle, du groupe au syndicat, du nid au cloître, du comité au chapitre, du phalanstère au monastère, il n’y a que des différences de degré. Qui de nous, s’il a un peu réfléchi, n’a pas voulu, à certaines heures de lassitude et de rêve, être chartreux, bénédictin, carme, feuillant, ou tout au moins « compagnon de la vie nouvelle » ? Lorsqu’on voit des gens faire « bande à part », on est porté d’abord à les envier et à les craindre. C’est peut-être pour cela que le public se méfie des communautés religieuses et que les communautés, à quelque religion qu’elles appartiennent, ne risquent pas de disparaître.

Plusieurs déceptions, un mariage mal assorti, un veuvage précoce, les taquineries d’un beau-père maniaque et acariâtre, une sensibilité vive, une conscience inquiète, l’ardeur d’un sang riche, une foi solide, un sincère désir de perfection, engagèrent de bonne heure, dans des pratiques de dévotion et d’ascétisme, Jeanne-François Frémyot, baronne de Chantal. Toutes ses pensées et ses inclinations s’étaient tournées du côté de la vie religieuse. Surexcitée par le zèle indiscret d’un minime dijonnais, elle se consumait d’amour séraphique et risquait de s’égarer en des excès de mortification et de discipline, lorsque la rencontre de saint François de Sales lui permit de répéter ces paroles du Cantique des cantiques : « J’ai trouvé celui que mon âme désire. »

En l’année 1603, le maire et les échevins de Dijon écrivirent à l’évêque de Genève, pour le prier de vouloir bien prêcher le carême dans la Sainte-Chapelle de leur ville. « La sainte veuve, disent les pieux biographes de la baronne de Chantal, vint au sermon du bienheureux. Elle ne l’eut pas plutôt vu assis en la haute chaire, qu’elle reconnut fort bien que c’était celui-là que Dieu lui avait montré. Alors, toute comblée de joie, afin de le voir, considérer et ouïr plus à souhait, elle fit mettre son siège à l’opposite, en un lieu d’où elle le voyait droit au front. »

M. de Genève, de son côté, la remarqua, et il se souvint d’une vision qu’il avait eue au château de Sales, qui la lui fit reconnaître. Il demanda à l’archevêque de Bourges, qui était précisément le frère de la dévote : « Dites-moi, je vous prie, quelle est cette jeune dame, clair-brune, vêtue en veuve, qui se met en opposite au sermon, et qui écoute la parole de vérité si attentivement ? »

Le président Frémyot, père de Mme de Chantal, personnage recommandable par son savoir et par sa piété, sachant combien sa fille aimait la présence et les conseils du saint homme, le priait souvent à dîner. La vertueuse veuve, dès son premier entretien avec le respectable évêque, sentit en elle une disposition de paix et de joie. Elle résolut de lui obéir en tout.

Elle avait la faiblesse de se parer un peu plus que d’habitude, lorsqu’arrivaient ces réunions, ardemment attendues. Saint François de Sales l’en reprit doucement :

— Madame, lui dit-il en souriant, auriez-vous envie de vous remarier ?

— Oh ! non, répondit-elle, avec un peu de vivacité et de confusion.

— Eh bien, répliqua le saint, il faudrait mettre bas l’enseigne.

Le lendemain, elle ôta certaines « gentillesses » qu’elle portait alors et qui étaient permises aux dames de qualité après le second deuil.

Un autre jour, il remarqua « certaines petites dentelles de soie à son attifet de crêpe. »

— Madame, lui dit-il, si ces dentelles n’étaient pas là, laisseriez-vous d’être propre ?

Ce fut assez. Le soir, en se déshabillant, elle lès décousait elle-même.

Une autre fois, voyant des glands aux cordons de son collet, le bienheureux lui dit avec suavité :

— Madame, votre collet laisserait-il d’être bien attaché si cette invention n’était pas au bout du cordon ?

Aussitôt, elle se tourna, prit des ciseaux et coupa elle-même ces glands.

Mme de Chantal ne pouvait se passer de la vue et de l’entretien de saint François de Sales. Elle a exprimé ses sentiments en des termes qui en disent plus long que toutes les biographies. « J’admirais, dit-elle dans ses Mémoires, tout ce qu’il faisait et disait, et je le regardais comme un ange. Son maintien si digne et si saint me touchait à ce point que je ne pouvais retirer mes yeux de dessus de lui. Ses paroles ne m’édifiaient pas moins ; il parlait peu, mais d’une manière si sage, si douce, si propre à satisfaire ceux qui le consultaient, que je n’estimais aucun bonheur comparable à celui d’être auprès de lui, d’entendre les paroles de sagesse qui sortaient de sa bouche, et pour cela, comme pour voir la sainteté de ses actions, je me serais estimée trop heureuse d’être la dernière de ses domestiques. »

Lorsque saint François de Sales monta en voiture, sur la place Saint-Étienne, pour partir de Dijon, une foule nombreuse l’entourait, lui demandant sa bénédiction, touchant ses vêtements. Une femme s’écria : « Oh ! le grand larron, mon Dieu, le grand larron que voilà ! » Et comme on lui demandait ce qu’elle voulait dire : « Eh ! ne voyez-vous pas, répliqua-t-elle, qu’il ravit et emporte tous les cœurs ? » Il emportait surtout celui de Mme de Chantal.

Au premier relai de la voiture, s’étant arrêté dans une auberge, il demanda du papier, et écrivit à la jeune veuve un petit billet qui commençait ainsi : « Dieu, ce me semble, m’a donné à vous… » Quelques jours après, le 3 mai 1604, étant arrivé en Savoie, il lui écrivait une longue lettre, où il disait notamment ceci : « Madame, le désir de sainteté doit être en vous comme les orangers de la côte maritime de Gênes, qui sont presque toute l’année chargés de fruits, de fleurs et de feuilles tout ensemble… »

Ils se revirent à Saint-Claude au mois d’août de la même année. Là, ils renouvelèrent tous les deux, leurs vœux de chasteté. Saint François de Sales s’engagea, par écrit, à « conduire, aider, servir et avancer Jeanne-Françoise Fremyot, sa très chère fille spirituelle, le plus soigneusement, fidèlement et saintement en l’amour de Dieu, l’acceptant et tenant désormais comme sienne, pour en répondre devant Dieu Notre-Seigneur ». Mme de Chantal mit cet acte dans un sachet qu’elle suspendit à son cou. Puis, ayant prié avec ardeur elle fit sa confession générale qui dura trois jours. Elle reprit la route de Dijon toute contente. « Jamais, dit son amie Mlle de Chaugy, qui imitait à ravir le style du gracieux évêque, jamais une chaste et innocente abeille ne retourna si contente en sa ruche, après avoir recueilli la rosée du ciel sur les fleurs. »

Elle ne put se résigner à vivre séparée de l’évêque de Genève. Rien ne put la retenir. Comme son père pleurait de la voir s’en aller pour toujours, elle lui rappela le sacrifice d’Abraham. Son fils s’étant couché en travers de la porte pour l’empêcher de partir, elle lui passa sur le corps. Il lui fut plus facile de dire adieu à son beau-père, le baron Christophe de Rabutin, qui la détestait.

Ses affaires temporelles étant ainsi arrangées, elle entra dans Annecy le jour des Rameaux de l’année 1610. François de Sales vint au-devant d’elle à cheval, escorté de vingt-cinq seigneurs et dames du plus haut rang. Les gens du peuple, assemblés dans les rues et sur les places, s’agenouillaient et se signaient au passage du cortège… La baronne amenait avec elle ses deux filles : l’une, Marie-Aimée, âgée de quatorze ans, venait d’être mariée au baron de Thorens, frère de saint François ; l’autre, Françoise, belle personne, qui inquiétait son confesseur par sa coquetterie fougueuse, fut donnée, dès qu’elle eut dix-huit ans, au comte de Toulongeon, gentilhomme un peu mûr, très riche, fort amoureux, qui s’épuisa en prévenances et se ruina en cadeaux pour vaincre les résistances de la jeune fille, longtemps rebelle à ce mariage, malgré les sermons dont on la comblait.

Rien ne s’opposait plus aux projets des deux saints. Ils s’occupèrent à rassembler la petite troupe qui devait, en peu de temps, devenir l’ordre puissant de la Visitation. Cette thébaïde fut, dès le commencement, aimable et gaie, malgré les austérités indispensables. L’esprit charmant de saint François de Sales, son effusion, sa tendresse prévenante et un peu mièvre, son langage caressant et orné de gentillesses menues, fit de la communauté naissante un lieu de délices. Il avait lu l’Astrée. Il en aimait le vocabulaire mignon. C’était un coloriste raffiné, ami des sucreries dévotes. Parfois, sa crosse pastorale semble enrubannée comme une houlette ; et, sur le visage pensif du prélat, on croit saisir, en de furtifs sourires, le charme exquis d’un Céladon mystique.

Les premières vertus prescrites par le Coutumier et directoire des sœurs de la Visitation furent la politesse, la modestie, la retenue, le pardon des injures. L’emploi du mot étrangère fut interdit aux religieuses, comme contraire à l’union chrétienne. Se saluer d’un petit « enclin de tête », toutes les fois que l’on se rencontre, ouvrir et fermer doucement les portes, demeurer inaccessible au ressentiment, telles furent les principales règles dont l’évêque de Genève recommanda tout d’abord l’observance à ses « chères filles ». Il venait souvent les voir et passait quelquefois une grande partie de la journée au milieu d’elles. Il aimait à diriger les consciences féminines et se plaisait dans la société des femmes, bien qu’il se défendit de les regarder.

Un jour (c’était pendant l’été de l’année 1611), Mme de Chantal et toutes les sœurs, même les novices, descendirent avec lui au verger, près de la fontaine. On lui porta un siège sous la treille, et les sœurs s’étant assises par terre autour de lui : « Monseigneur, mon père, dit Mme de Chantal, dites-nous un peu qu’est-ce que l’affabilité ? » Il parla d’abondance de cœur et expliqua, en termes suaves, comment « il faut se faire tout à tous. »

La renommée de ce « paradis de dilection » se répandit bientôt dans la Savoie et dans les provinces voisines. Dès que l’on ferme sa porte, en déclarant qu’on ne l’ouvrira qu’à une élite, on peut être sûr que de nombreux candidats demanderont à être admis. Les postulantes arrivèrent de tous côtés, séduites par le mystère de cette maison. Quelques-unes, très jeunes, de conscience tendre et d’imagination vive, prirent le voile avec une adorable naïveté de pensionnaires, sans trop savoir pourquoi, souvent pour suivre une amie à qui les unissait une affection exaltée. Mlle Agnès de La Roche, fille du gouverneur d’Annecy, « très belle, de riche taille, pleine d’esprit et de bonne grâce, d’une humeur fort gaie », rencontra chez François de Sales son amie Marie-Aimée de Blonay, qui venait de s’offrir à Dieu. « Toutes deux, belles et pures comme des anges, se comprirent sans paroles ; et, tombant dans les bras l’une de l’autre, elles commencèrent à s’embrasser avec les témoignages d’une amitié toute sainte. Le bienheureux, qui les aperçut, appela secrètement M. de Blonay et lui dit : “Voyez, mon cher frère, comme nos deux pauvres petites colombes se caressent ; j’espère que Dieu en recevra très agréablement l’offrande et qu’il les rendra toutes deux extrêmement fructueuses et abondantes, au petit colombier où nous allons les enfermer.” »

La vocation avait été éveillée chez d’autres par les déceptions ou les disgrâces du siècle : un mariage manqué, une « alliance terrestre » acceptée à contrecœur, un veuvage prématuré. Une demoiselle de qualité, s’étant engagée imprudemment dans les liens du mariage, persuada, le soir de ses noces, au digne gentilhomme qui l’avait épousée, qu’il valait mieux vivre ensemble comme frère et sœur. Elle devint visitandine. Il se fit oratorien.

Presque toutes les novices étaient des personnes de distinction, mécontentes de la vie parce qu’elles avaient trop demandé à la destinée, des âmes inquiètes et meurtries, malades d’avoir trop senti, encore avides d’émotions, prises d’un grand appétit d’amour et de sainteté. Le style uni de l’Année sainte recouvre, comme la glace d’un lac limpide, des désastres ignorés, des naufrages inconnus, des romans qui sont restés inédits, parce qu’autrefois les femmes du monde ne se confessaient pas à M. Alexandre Dumas fils ou à M. Marcel Prévost.

L’envie d’entrer à la Visitation devint un engouement, une folie, presque une mode. On croyait savourer, dans cette maison charmante et sage, un avant-goût du ciel. On s’y trouvait en bonne compagnie, les filles de basse naissance que l’on admettait à la profession étant généralement reléguées au rang des sœurs domestiques. La communauté eut son blason, sa devise, son « cri d’armes », comme une maison noble. Il fallait faire le triple vœu de chasteté, de pauvreté et d’obéissance. Mais, la règle, humaine et raisonnable, ne prescrivait point les pénitences corporelles, telles que le lever de la nuit, l’abstinence perpétuelle de la chair, les longs jeûnes, les macérations fréquentes, le coucher sur la dure. À peine quelques coups de discipline le vendredi. Saint François avait interdit l’exagération dans les austérités, disant aux sœurs, par manière de plaisanterie, que, si elles lui désobéissaient sur ce point après sa mort, il reviendrait, la nuit, faire du bruit dans leurs dortoirs.

Les fondateurs de la Visitation, esprits cultivés, habitués aux drames de la vie intérieure, nourris de la lecture des moralistes, familiers avec la littérature romanesque, ont moins fait attention à la chair révoltée et saignante dont triomphe, à grands coups de lanières, la barbarie des ascètes illettrés, qu’à l’orgueil humain, au sens propre, à la malice et aux faiblesses du cœur, dont la défaite est une entreprise digne d’exercer les âmes nobles et généreuses. Affranchie des rigueurs matérielles, la visitandine dut se consacrer tout entière à réduire en une parfaite humilité et obéissance son esprit et sa volonté. Comme le moine bouddhiste du monastère de Kandy, dans l’île de Ceylan, elle s’appliqua au détachement des choses terrestres et à l’abnégation du moi. L’abandon à la volonté divine, l’apaisement des sens qu’il faut « tenir en clôture », le renoncement à « tout le créé », le souci de « se vaincre en tout », la punition de soi-même, la recherche des occupations difficiles, le mépris des répugnances ou des inclinations de la nature, la patience dans les maladies, la perpétuelle mortification du désir, telles furent les vertus capitales auxquelles se vouèrent les religieuses de la Visitation. Un grand désir de vie éternelle se cachait sous cette adoration de la mort. « Aimer l’oubli et le mépris des créatures comme un apanage de son état, n’être pas plus sensible aux objets extérieurs qu’un corps mort, aimer sa destruction intérieure et extérieure pour rendre hommage au souverain être de Dieu », voilà ce qu’écrivait, dans un examen de conscience rédigé par ordre de ses supérieurs, la sœur Louise-Angélique de Flacourt, morte le 1er décembre 1694.

L’histoire des lettres, au xviie  siècle, est intimement liée à l’histoire des idées religieuses. Les dames de la Visitation raffinaient dans la vertu au moment où les dames de l’hôtel de Rambouillet raffinaient dans le langage. Ces biographies détaillées, qui nous font pénétrer dans les familles de ce temps-là, nous aident à comprendre la Vie de Pascal, par Mme Périer. Plusieurs années avant le Cid et Polyeucte, je trouve dans les premières Vies de l’Année sainte, avec le style fleuri des vieux romans, l’héroïsme et la subtilité du vocabulaire cornélien : « Rudes combats… luttes généreuses… lâches complaisances… trop facile victoire… douceurs du ciel… enviables exploits… »

Momeries, simagrées, dira M. Homais. Et, pour se consoler, il lira peut-être une lettre que Voltaire écrivait à la marquise Du Deffand le 12 décembre 1768, et qui contient des horreurs sur le compte de Mme de Chantal. Il se peut, en effet, que cette analyse infinitésimale de soi-même, cette gageure soutenue contre les affections les plus légitimes soient des exercices un peu stériles. Que de bien pourraient faire, mêlées au train du monde, toutes ces vertus qui sèchent et se fanent entre les murs froids d’une cellule ! À quoi les apologistes pourront répondre que les efforts vers la moralité, même dénués d’efficacité pratique, ne sont jamais un vain luxe, que ces excès de scrupule entretiennent, au milieu de la foule distraite et inconsciente, de précieuses traditions. Et puis, les saints sont d’habiles gens. Ils devancent les profanes dans la course au bonheur. Ils réussissent à tromper la mort et ils la forcent à sourire, sans pour cela rendre la vie beaucoup plus dure qu’elle n’est ordinairement.

Littérature et politique

Un jour, M. François Coppée, scandalisé de voir que M. Émile Zola s’était laissé aller à manifester publiquement des ambitions électorales, consacrait à la politique une de ces chroniques hebdomadaires qui l’empêchent, depuis longtemps, de faire des vers. Il se défendait, quant à lui, contre les entreprises possibles du suffrage universel ; et, comme s’il eût aperçu déjà la silhouette menaçante d’un comité chargé de lui offrir une candidature, il s’écriait avec énergie : « En ce qui me concerne, non, non, non et mille fois non ! » Puis il ajoutait : « Moi, député ! Non, mais me voyez-vous me vautrant dans le “sein” de la commission et quillant sur les ministres comme sur les poupées de massacre à la foire de Neuilly ?… J’irais me noyer dans les torrents de la salive politique, me confondre dans la tourbe de ces bavards et de ces imposteurs ! Allons donc ! Jamais de la vie ! J’aime mieux ma plume, ô gué ! »

Les reporters étaient aux écoutes. Il y avait là un beau sujet d’interviews, d’enquête, de plébiscite. On enregistra la chronique de M. François Coppée ; on n’oublia pas que M. Jean Carrère, au lendemain des journées de juillet 1893, avait écrit dans un journal : « Je ne serai jamais député ; je suis poète français, et je n’aspire pas à descendre. » Et l’on interrogea d’autres littérateurs sur la question de savoir s’ils entreraient volontiers au Parlement. M. Pierre Loti a répondu : « Oh ! non, par exemple. » M. Paul Ferrier se prononça plus explicitement : « Pour mon compte, dit-il, si quelque comité en quête d’une victime, m’offrait, ce qui n’est pas à prévoir, la candidature, je la refuserais avec le dédain mélangé de pitié que j’ai, dans le fond du cœur, pour tous les politiciens de profession. » M. Jules Verne n’a point l’envie de « se lancer dans la carrière », et il lui suffit d’être conseiller municipal de la ville d’Amiens. M. Édouard Cadol « décline les ouvertures qui lui ont été faites, simplement parce qu’il se déplaît en mauvaise compagnie ». M. André Theuriet a peur des « tortueux sentiers de la politique » et prie qu’on le laisse « cultiver son jardin ».

M. Émile Richebourg croit « qu’un grand écrivain perdrait presque toute sa valeur en devenant un homme politique » ; et, faisant un retour sur lui-même, il ajoute : « Si j’acceptais une candidature aux prochaines élections, c’est que je serais fou. » M. Jacques Normand a répliqué avec une spirituelle mélancolie : « Si, par une invraisemblance bouffonne, on m’offrait une candidature aux prochaines élections, le regret des cheveux que j’ai perdus et le souci de ceux qui me restent me feraient refuser avec horreur. » Enfin M. Armand Silvestre, très grave, n’admet pas « qu’un homme ayant un idéal s’abaisse aux compromissions dont est faite aujourd’hui la vie publique ». Cette phrase, assez conforme aux habitudes de la rhétorique officielle, fera regretter que l’auteur des Contes grassouillets, ne sacrifie pas son idéal aux besoins des masses ; car on est fait pour le forum, lorsqu’on est, à ce point, capable de rondeur et de sonorité.

Chateaubriand, Lamartine, Victor Hugo n’avaient pas montré les mêmes pudeurs. Alfred de Vigny lui-même sortit un jour de sa tour d’ivoire pour se présenter aux électeurs de la Charente. Nous pouvons, depuis quelques jours, ajouter à ces illustres précédents l’exemple d’un noble écrivain qui n’a pas été interviewé — et qui s’en passe — et qui n’a pas cru déroger en répondant à l’appel de ses compatriotes de l’Ardèche. Le vicomte Eugène-Melchior de Vogüé est député de la 2e circonscription de Tournon.

M. de Vogüé consent à la politique, parce que sans doute il a une façon particulière de comprendre le rôle de la littérature. Les nombreuses personnes qui connaissent ses ouvrages ne sont pas étonnées de la décision qu’il a prise14. Ses amis, connus ou inconnus, ses ennemis (il en a certainement, puisqu’il est très célèbre) sont d’accord pour dire qu’il devait « finir par là ». Les uns s’en réjouissent parce qu’ils espèrent bien que son style sera gâté par l’audition obligatoire de la phraséologie parlementaire ; les autres s’en félicitent, estimant avec raison que le contact de la vie réelle, fatal aux écoliers qui serinent des locutions toutes faites, réveille au contraire et fortifie les grands talents.

Bien qu’il soit un maître en l’art de bien dire (franchement, je ne vois personne autour de-nous qui ait une aussi belle plume), l’auteur du Roman russe n’a jamais pensé que « l’écriture » fût une manière de sacerdoce et que la dignité d’homme de lettres conférât à ceux qui s’en revêtent de leur propre mouvement le droit de considérer avec dédain le reste de l’humanité. Les gens qui écrivent méprisent volontiers les gens qui lisent ; singulière anomalie, car ceux-ci font vivre ceux-là.

Il est aisé d’entrevoir le temps où tout bachelier fondera une Revue plutôt que de rester inédit. Qu’adviendra-t-il si l’on persiste à regarder comme un dogme cette thèse enfantine de la précellence de l’Artiste, roi de l’univers, créancier de la société, exempt des préoccupations auxquelles les autres hommes sont sujets ? M. de Vogüé pense au contraire — et il l’a dit avec une magnifique éloquence — que celui qui écrit est tenu, plus que tout autre, de regarder ce qui passe autour de lui, afin de donner une aide efficace aux volontés bienfaisantes et de combattre, à sa manière, l’invasion du mal. Entre la doctrine de l’art pour l’art et celle de « l’art pour l’homme » il a, de très bonne heure, fait son choix. L’emploi de prestidigitateur, de gymnaste, d’amuseur forain ne l’a jamais tenté. Le métier qui consiste à « faire la roue devant le public » lui a toujours semblé un exercice aussi puéril que roturier. Hanté par le généreux souci d’instruire ou de consoler les multitudes, saisi de pitié devant toute souffrance humaine, persuadé qu’il faut tâcher de guérir l’infirmité morale au lieu de triompher bruyamment, comme Flaubert et ses disciples, de ceux qui sont simples d’esprit, il est un des premiers qui aient allégé le poids du mortel cauchemar dont la littérature naturaliste nous avait opprimés, et sous lequel nous suffoquions de stupeur et d’hébétude.

L’histoire littéraire prouve que presque tous les livres dont le succès fut soudain et décisif ont dû leur réussite moins encore à l’habileté technique de leurs auteurs qu’à la sensation de soulagement intellectuel et moral qu’ils procurèrent au public. En 1886, nous étions enfermés, sans issue, sans lumière, pas trop malheureux, très abrutis, dans les fortes bâtisses du naturalisme. Des blocs énormes, l’Assommoir, Nana, avaient été roulés par M. Émile Zola devant la porte. D’autres ouvriers avaient bouché les fenêtres avec du linge sale, des paperasses, du mortier et du torchis. Tout à coup, par une fissure miraculeuse, un souffle salubre entra dans la geôle ; il venait de très loin, nous fouettait le sang et avait un bon goût de neige fondue : c’était le vent glacé et pur des steppes ; il chassa les miasmes, nous donna la force de soulever la pierre du sépulcre. Et, respirant un air nouveau, nous vîmes se dérouler devant nous une immense étendue de terres vierges, des plaines et des plaines, des champs illimités, de pauvres villages épars, « un horizon sans bornes qui appelle à lui » ; et, sous le ciel rude, un peuple d’âmes longuement résignées, accoutumées aux misères et aux servitudes, mais habituées à se consoler du réel par la familiarité de l’invisible, et capables, à l’heure où les cloches tintent et où les étoiles s’allument dans la nuit froide, d’apercevoir, au-delà des tristesses de l’hiver ingrat, le mirage d’un printemps éternel… Nous entendîmes distinctement des voix que, jusqu’alors, nous n’avions pas écoutées ; elles parlaient de choses divines, que les Français avaient jadis aimées, et auxquelles nous ne songions plus : de l’éminente dignité des pauvres, du petit nombre des heureux, de la justice et de la charité. Elles parlaient, ces voix, avec une émotion pénétrante et un accent exotique dont la saveur nous plut. Attentifs et charmés, nous fûmes tentés de nous écrier, comme Bossuet, qui a tout senti et tout prévu : « Révélations, esprit de prophétie, visions sans aucune image sensible, ravissement, tourments délicieux, qui font jeter des cris de douleur et de joie, où l’esprit est enivré et où le corps succombe… » Et l’on vit combien elle disait vrai cette phrase de l’avant-propos du Roman russe : « Les âmes n’appartiennent à personne, elles tournoient, cherchant un guide, comme les hirondelles rasent le marais sous l’orage, éperdues dans le froid, les ténèbres et le bruit. Essayez de leur dire qu’il est une retraite où l’on ramasse et réchauffe les oiseaux blessés ; vous les verrez s’assembler, toutes ces âmes, monter, partir à grand vol, par-delà vos déserts arides, vers l’écrivain qui les aura appelées d’un cri de son cœur. »

Depuis ce temps, un certain désordre a brisé les cadres de l’équipe naturaliste. Quelques vieux compagnons de Médan renièrent leur maître et se rendirent ridicules par des accès d’idéalisme forcené. Les libraires recommandèrent aux auteurs de parler de la foi et de l’amour. M. Zola se battit les flancs et, comme il peut tout ce qu’il veut, il fit le Rêve. Une vague inquiétude commença de travailler la jeunesse lettrée. L’observation hostile, ironique, railleuse des réalistes français nous dégoûta. Dostoïevsky, Tolstoï sont, eux aussi, des réalistes ; mais ils ne croient pas que « le vaste monde tienne tout entier dans un jupon ou dans une culotte ». Ils ne restent pas impassibles devant la vérité observée et décrite ; ils ne s’isolent pas dans des cénacles, loin des multitudes obscures et souffrantes. Un exégète ému nous expliqua leurs œuvres, nous fit voir comment leurs livres étaient nés d’un orgueil douloureux en révolte contre les injustices sociales, d’une croyance enthousiaste au triomphe final de la bonté, d’une instinctive sympathie avec le cœur des foules muettes. Ravis de trouver enfin des romanciers qui n’étaient pas des gens de lettres, nous nous sommes épris de ces poètes autant que des pauvres gens dont ils ont conté les aventures. Leur biographe les a évoqués devant nous avec un tel relief qu’ils sont désormais inoubliables. Il est difficile d’écrire, sur des livres, d’une façon moins « livresque ». Bien différent de ces prétendues « histoires littéraires », où les bons auteurs défilent dans le vide, tout seuls, leurs ouvrages sous le bras, ce lumineux commentaire du Roman russe nous donna la vive sensation d’un pays et d’un peuple que reflétaient d’ardents génies, nourris d’images, d’idées, de sentiments par les aspects du décor natal et par les confidences, tendrement aimées, des humbles. Qu’on le veuille ou non, cette découverte a notablement modifié notre façon de voir les choses, de considérer les hommes, d’apprécier les œuvres d’art. Je sais bien que des imitateurs maladroits ont tolstoïsé et (si j’ose me permettre cette expression) vogüisé à outrance, et que leur principal tort est de n’avoir écrit ni la Guerre et la Paix, ni ce chef-d’œuvre, trop peu lu, qui s’intitule Vanghéli. Je n’ignore pas que l’aube des temps nouveaux n’est guère qu’une aurore boréale, et que, dans notre fiévreuse attente des renaissances promises, il est peut-être permis d’être agacé par le petit bruit sec que fait le bec des cigognes à la cime des clochers et sur la crête des vieux murs. Qu’importe ! L’aiguilleur a tourné le disque ; la voie est libre ; il ne tient qu’à nous de sortir tout à fait des guinguettes suburbaines où nous étions empêtrés et piétinants, et d’aller de l’avant vers les clartés errantes que nous voyons poindre à l’horizon. Délivrer ainsi ceux qui n’ont pas renoncé à tout idéal, provoquer un changement de direction dans la marche de l’esprit public, ouvrir de larges routes à notre désir d’investigation et de renouvellement, raviver en certaines âmes, trop séduites par les prestiges de l’habileté verbale, l’angoisse des problèmes sociaux, ce sont là des titres authentiques à la gloire : M. de Vogüé les a brillamment conquis ; je n’en veux d’autres preuves que le zèle des apôtres qui se précipitent sur ses pas — un peu trop tard — pour prendre, comme on dit, la tête du mouvement, et la mauvaise humeur des virtuoses dont il a dérangé les ambitions ou compromis l’industrie.

Parmi ses livres, je n’en vois guère qu’un seul où il ait cédé volontiers à la tentation d’écrire uniquement pour son plaisir et pour le nôtre : c’est le journal de route dont il a rempli les feuillets au hasard des rencontres et des étapes, en Syrie, en Palestine, au mont Athos. Il était alors secrétaire de l’ambassade française de Constantinople et il avait déjà mis, à son chapeau doré de diplomate,

Une plume de fer qui n’est pas sans beauté.

Il était peut-être attiré par le colosse moscovite, dont l’ombre s’allonge sur toute la péninsule des Balkans. En attendant les initiations qui devaient, un peu plus tard, l’engager en de nouvelles contrées, sa jeunesse pensive suivait amoureusement, sous le ciel radieux, à travers les rochers des Cyclades, dans les rues silencieuses des cités mortes, le long des torrents fleuris de lauriers-roses, aux mosquées et aux synagogues, aux ruines païennes et aux Lieux saints, les traces de Chateaubriand et de Lamartine. Il a voulu fixer dans son souvenir, en contours précis et en chaudes couleurs, la féerie de la tiède lumière, des villes blanches éparpillées parmi des bouquets d’orangers et de myrtes, et les montagnes bleues et roses, et la mer « tour à tour sombre comme du lapis en fusion ou étincelante comme de la poussière de diamant ». C’est là-bas qu’il a fait sa rhétorique. L’Orient a illuminé pour toujours son imagination et sa parole. Même lorsqu’il nous entretient de politique ou d’histoire, on reconnaît le cavalier des sentiers de Syrie, le pèlerin de Byblos et de Jérusalem, à des images soudaines qui éclatent au détour d’une phrase, lucides comme un golfe clair où se mirent des falaises de marbre, opulentes et mobiles comme ces reflets pourprés qui tremblent dans le sillage des voiles rouges que gonflent les brises de l’Archipel.

En confiant au public ce qu’il avait vu et senti pendant les cinq années de son séjour dans le Levant, il fut pris d’un scrupule. « Quelle audace, disait-il, de jeter à l’heure présente, si rude aux lettres, dans ce pays troublé, affolé de regrets, de craintes ou d’espérances, ces calmes études ! » Il est vrai qu’il ajoutait aussitôt : « Un récit de voyage peut être une œuvre d’utilité publique, s’il peut inspirer aux jeunes gens de loisir et de fortune le goût des pérégrinations lointaines. Le Français ne sort plus de son boulevard, où il voit tout à son image : on s’en aperçoit tristement dans ces contrées reculées dont nous avons oublié le chemin et où notre langue, nos mœurs, nos idées perdent chaque jour du terrain au profit des peuples voyageurs. » Déjà il visait à l’efficacité pratique ; il jugeait que tout écrivain a charge d’âmes ; et, depuis qu’il est revenu du pays des croisades, il n’a pas cessé de tendre à l’action. Il a de la répugnance pour la gendelettrerie, pour tout ce qui sent le métier. On pourrait presque lui appliquer ce qu’il dit du poète russe Toutchevf : « Ce n’est pas un auteur, dans le sens que donnent à ce mot les dames instruites qui se réunissent pour causer littérature ; c’est simplement un galant homme qui vit, pense, aime et souffre comme les autres ; et comme les autres, il a ses larmes intérieures de joie ou de souffrance ; seulement les siennes ont le don de se cristalliser…, elles sont demeurées, voilà tout. » Le dédain des besognes purement littéraires, le goût de la grande politique, le souci des mouvements d’idées qui préparent les révolutions, l’admiration involontaire et curieuse des énergies individuelles qui accélèrent le progrès ou la chute des sociétés se marquent, de plus en plus, dans ses ouvrages récents.

L’auteur des Spectacles contemporains est un des esprits les plus curieux et les plus ouverts de ce temps-ci. Ce qui est lointain attire, par le mystère de l’inconnu, son instinct d’artiste, de poète et de peintre. Il est avide de spectacles rares et de nouveautés hardies. Son âme, impatiente de passer par les modes les plus divers, se tourne, comme un objectif puissant, vers les différents aspects de l’univers sensible ou les incessantes métamorphoses du monde moral, et ramasse, au passage, en de vigoureux raccourcis, des décors et des hommes, des vues de pays et des états d’âmes, des sensations et des idées.

Mais, dans ce grouillement de la vie, dont il aime évidemment la complexité et les surprises, et dont il ne veut pas faire l’occasion d’un jeu frivole, il garde toujours, au fond du cœur, les mêmes préoccupations. Sa curiosité est toujours inquiète et souvent souffrante. Cela, pour de très nobles motifs. C’est ce qui fait l’unité et la beauté de son œuvre, malgré l’aspect disparate de ses écrits.

Qu’il suive J.-J. Weiss aux pays du Rhin, M. Gabriel Bonvalot dans les neiges du Pamir, M. André Chevrillon dans la torpeur accablée et étincelante de l’Inde ; qu’il s’entretienne de l’Europe et de la Révolution française avec M. Albert Sorel ; qu’il regarde, avec M. Théodore Reinach, la vie de Mithridate Eupator, et ce qu’il y avait, dans ce Barbare, d’amour fantasque, d’ambition démesurée et d’indomptable énergie ; qu’il assiste, avec M. Lavisse, à une séance du Reichstag ou à une réunion socialiste dans les faubourgs de Berlin ; qu’il s’enfonce, avec James Bryce, dans les splendeurs du Saint-Empire, ou, avec M. Gustave Schlumberger, dans les dessous de l’empire byzantin ; qu’il revienne, avec M. Albert Vandal et le prince de Talleyrand, aux origines de la France contemporaine ; qu’il reprenne enfin, avec M. Anatole Leroy-Beaulieu, avec Nekrassovg et Toutchev, le chemin des steppes, où des âmes simples, un peu « ensauvagées » vivent, sous le ciel bas, de tendresse et d’espoir ; qu’il s’arrête enfin devant l’Été de Puvis de Chavannes, — ce qu’il demande aux récits des voyageurs, aux paroles précises des historiens, aux voix errantes des poètes, aux symboles des grands peintres, ce sont des clartés sur l’énigme éternelle, des échappées sur le domaine mystérieux autour duquel erre le désir exilé, des explications du passé, des raisons de supporter le présent, et, comme il dit, de « recharger la vie » sur nos épaules lasses, enfin des motifs de croire en l’avenir.

Napoléon, le prince Bismarck, le prince de Talleyrand, le pape Léon XIII, Skobelevh, Annenkovi, Stanley, les conducteurs d’hommes, les chercheurs d’aventures, les héros en disponibilité qui se font explorateurs, les audacieux et les patients l’ont consolé du bourdonnement insupportable des médiocres et des satisfaits. L’attitude actuelle du chef de l’Église catholique romaine, le duel des deux nations armées dont l’antagonisme divise l’Europe, l’entente franco-russe, — où il est pour quelque chose, bien qu’il ne soit plus agent du « département », — le partage de l’Afrique, la colonisation, la lutte du capital et du travail, les progrès du socialisme sont maintenant ses sujets préférés. On peut n’être pas toujours de son avis. Mais il est impossible de n’être pas séduit par son patriotisme inquiet, par la droiture de ses intentions, par sa vaillante générosité. Il affirme, comme son maître Alfred de Vigny, que

… Les nations sont des femmes guidées
Par les étoiles d’or des divines idées.

On oublie presque l’éclat de son style, la suggestion des formules brèves qui condensent, en quelques mots, tout un morceau d’histoire humaine, la grâce, à la fois spirituelle et grave, de certains portraits d’hommes et de choses, l’élan lyrique, la chaleur contenue de cette éloquence tour à tour superbe et malicieuse, pour admirer, de tout cœur, cet effort continu vers le mieux, cette mélancolie hautaine qui ne se résigne pas au train des choses, ce besoin héréditaire d’aventure et d’action, cette façon de regarder par-dessus la tête des autres hommes et d’interroger l’horizon, comme un cavalier en vedette dont le cheval, les crins épars, piaffe d’impatience, et qui, les rênes en main, guette au loin le scintillement des baïonnettes ennemies ou les signes précurseurs de l’orage.

Spectateur ému de tous les faits où il croit voir des symptômes de relèvement national, il veille et il espère, toujours prêt à obéir aux sonneries du boute-selle, ayant hérité de sa lignée agissante et militaire la passion du service. Il pourrait obtenir, dans la Légion d’honneur le même grade que M. Jean Rameau ou même que M. Émile Zola. Il préfère la médaille militaire, qu’il a gagnée, le sabre au poing. Ses ancêtres se tenaient souvent debout, l’épée nue, devant la porte du roi. Ce gentilhomme de lettres est, lui aussi, par vocation, capitaine des gardes. Très loyalement, il a voulu défendre contre de terribles dangers une majesté encore plus ombrageuse que les monarques absolus : le peuple souverain.

Maintenant que le peuple est le maître, il y a des flatteurs du peuple comme il y avait autrefois des flatteurs du roi ; les uns et les autres ont le même souci des intérêts du souverain, et le même amour du bien public. Pauvre souverain ! Il est sujet à des accès d’inertie qui le font ressembler aux rois fainéants ; ou bien il tombe en des caprices enfantins qui l’inclinent à toutes les folies. Alors il distribue à tort et à travers les charges et bénéfices dont il dispose. Il a d’incroyables indulgences pour ses marmitons et ses gâte-sauce, qui font sauter l’anse du panier et s’enivrent à l’office. Il ne sait pas reconnaître ceux qui ont gardé une déférence chevaleresque pour sa majesté ridicule et bafouée. Et puis on a persuadé à notre démocratie qu’il faut se défier du talent, que le mérite personnel est dangereux, que pour être quelque chose il est indispensable de n’être pas quelqu’un15.

Il y a longtemps que la sagesse vulgaire poursuit de ses griefs et de ses huées les hommes d’imagination et de sentiment, surtout les poètes lyriques. Lorsque Lamartine défendait contre M. Thiers l’invention des chemins de fer, les institutions de prévoyance, l’enseignement populaire et l’extension du droit de vote, tous les beaux esprits de la droite, de la gauche, des centres étaient secoués par un rire inextinguible, comme les dieux d’Homère. On peut rire, en effet, en lisant le compte rendu de ces séances mémorables, mais non pas aux dépens de l’auteur des Méditations et des Harmonies.

Les poètes de la Bretagne

Les premiers poètes chrétiens composaient, pour les fidèles, des hymnes et des prières appropriées à toutes les heures du jour. Saint Ambroise et Prudence firent des cantiques que l’on devait chanter au lever de l’aurore, au commencement des repas et des jeûnes, à l’heure où l’on allume les lampes et dans l’instant où l’on se met au lit. Puisque nous remplaçons tant bien que mal, par des lectures intermittentes, la psalmodie et l’oraison mentale dont nous sommes désaccoutumés, pourquoi ne ferions-nous pas un choix parmi nos livres, selon l’aspect du ciel et l’alternance des saisons ?

Il y a des livres qui doivent être lus au soleil d’automne, pendant les journées grises, humides, ou pendant les nuits froides, et les clairs de lune voilés. Sous les nuages bas de ciel mouillé, les prés ont revêtu le deuil violet des colchiques, floraison dernière de l’été mourant. Une grisaille enveloppante déforme les collines et fait trembler leurs contours en silhouettes indécises. Le long des sentes forestières, où craquent des branches de bois mort, les feuilles mortes commencent à tourbillonner. Quand vient la pluie, les arbres ébauchent, dans le vent et la brume, des attitudes pleureuses et des gestes noirs… Vraiment, la fanfare des poètes trop sonores et des prosateurs trop retentissants ne serait plus d’accord avec la mélancolie du paysage, ni avec le tour involontaire que la figure changeante de la nature donne à nos pensées. Le moment est venu d’écouter les poètes au visage recueilli et triste, ceux qui parlent à voix basse, marchent sur la pointe des pieds et retiennent leur souffle comme s’ils avaient peur d’éveiller des fantômes.

Le duc de La Rochefoucauld a dit, dans ses fameuses Maximes : « Le soleil ni la mort ne se peuvent regarder fixement. » Ce vieux gentilhomme parlait pour lui-même et pour les douairières dont l’applaudissement, un peu puéril, consolait son ambition déçue. Malgré les rhumatismes dont il était perclus et les blessures dont saignait sa vanité, il avait trop d’esprit pour ne pas aimer la vie, et trop peu d’imagination pour déguiser et rendre supportable à son regard l’horreur de la mort. Il ne connaissait pas les Bretons. En Bretagne, on parle volontiers de la mort, et l’on y pense presque toujours. Je me rappelle que Renan, évoquant, dans son petit jardin de Ros-Mapamon, les années de sa jeunesse et les coutumes de sa chère ville de Tréguier, insistait sur cette disposition qui porte les gens de son pays à mêler sans cesse la vie présente à la vie d’outre-tombe. « Nous vivions, disait-il, en communauté avec les morts. On assistait à des services pour des gens morts depuis trois cents ans. » Et, les deux mains sur ses genoux, la tête un peu inclinée, les yeux aiguisés comme si son regard eût plongé jusqu’aux origines de sa race, il nous décrivait, avec un sourire indulgent, d’étranges cérémonies, la procession périodique d’un certain Charlot Lannankou, le crieur des morts, qui passait dans les rues, affublé d’une dalmatique, suivi de tous les enfants de l’hôpital général, et qui répétait, en agitant une cloche : « Nous recommandons à vos charitables prières l’âme d’un tel… » Chariot criait plus fort quand on lui donnait la pièce.

La mémoire des Bretons foisonne de légendes où sont racontés les mystères du monde invisible. Au pays de Quimper et dans les bois du Goëlo, sur les grèves du Trécor et parmi les rochers de la Montagne-Noire, les gens qui se rencontrent aux pardons pourraient se réciter les uns aux autres ces vers du poète Le Mouël :

Te souvient-il qu’un soir, autour du chandelier,
Après que le fermier eut clos la salle basse,
La fileuse Janed, grave et baissant la voix,
Nous conta des récits terribles d’autrefois ?
Te souvient-il que les bouviers et les servantes,
Élargissant leurs yeux et pâles d’épouvantes,
L’écoutaient ardemment, le menton dans les mains ?
Elle parlait des Duz qui courent les chemins
………………………………………………………
Et, le long des lavoirs, s’en vont ravir aux filles
Leurs cheveux bruns, leurs beaux cheveux châtains ou blonds,
Et des Esprits follets qui sortent des vallons
Pour danser le sabbat au pied des ossuaires,
Et des Spectres voilés, déroulant leurs suaires
Dont la brise nocturne agite les lambeaux
Aux ramures des ifs qui gardent les tombeaux…

Quand la Chanson de Bretagne de M. Anatole Le Braz fut entendue à Paris, malgré le brouhaha de nos cohues, je sais des gens qui ont dit : Enfin ! voici des vers qui sont d’un poète, d’un poète authentique, de quelqu’un dont l’âme est pieuse, douce, émue, voltigeante et chantante, prompte à la joie et prompte aux larmes, de quelqu’un qui ne ressemble pas aux autres hommes, qui n’est pas raisonnable, pratique, morose, ambitieux, qui va son chemin, loin des sentiers battus, vers des sommets bleus, aperçus en rêve dans une auréole de brumes dorées. Connaissez-vous M. Anatole Le Braz ? Non. Ni moi non plus. Il ne fait point partie du « Tout-Paris » ; on ne le voit pas aux premières du Théâtre-Libre ; les syllabes de son nom étrange n’ont pas été répercutées par les « échos » sympathiques du boulevard ; les annonciers littéraires ne l’ont pas recommandé aux bons badauds qui vont acheter, sous les galeries de l’Odéon, les productions balbutiantes des « petits camarades » que tout le monde loue parce que personne ne craint leur concurrence. Son petit livre a été imprimé en province, chez l’honnête Hyacinthe Caillière, place du Palais, à Rennes. L’auteur doit être, comme son livre et son éditeur, un brave homme de provincial ; ses manières doivent être simples, et ses mœurs pures ; je me le figure avec une face innocente, des traits reposés et un peu mélancoliques, des yeux francs et clairs, bien ouverts sur la beauté et la douceur des choses ; j’imagine qu’il occupe quelque fonction médiocre, dans une hiérarchie administrative, mais que son rêve suffit à le rendre heureux pendant toute la durée des jours. Quand il a fini son ouvrage, il ouvre sa fenêtre et regarde la vaste campagne ; il trouve ingénument que les landes sont très belles lorsque les genêts sont épanouis ; il croit que la mer est vivante et qu’elle chante des chansons plaintives, en berçant les étoiles. L’hiver, il voit le printemps fleurir sur la neige, lorsqu’un visage rose sourit dans la blancheur épandue, sous les nuages qui ont voilé le soleil. Est-il besoin d’ajouter qu’il n’appartient à aucune école, à aucune coterie de gens de lettres ? Il est simplement un poète. C’est pourquoi je me permets, sans avoir la prétention de vouloir inscrire son nom au temple de Mémoire, de le recommander tout spécialement à ceux qui sont las d’errer au bord de ces marécages de vers boiteux et de proses rampantes qui coassent incessamment : Moi ! Moi ! Moi ! — à ceux qui veulent être délivrés de cette obsession par la voix d’un chanteur dont les mélodies ont la vertu d’endormir les soucis, et d’apaiser le cœur souffrant des hommes.

Le Braz a écouté la voix plaintive des Celtes morts, de la Bretagne agonisante ; il a voulu nous conter les douces et amères confidences qu’il a recueillies, le soir, quand le bruit du siècle se taisait, près des calvaires désolés de Trégastel et de Ploumanac’h.

…………..……… la Bretagne
Va dans la mort s’assoupir ;
Sur la côte ou la montagne,
Son chant n’est plus qu’un soupir.
Pour l’entendre, j’ai fait taire
Toute voix qui vient d’ailleurs ;
Et, dans mon cœur solitaire,
Se sont tus jusqu’à mes pleurs.
On dit qu’en visions brèves,
Devant les yeux clos déjà,
Surgissent plus grands les rêves
Qu’aux jours vivants on songea.
Or, je viens chanter aux portes
Les derniers rêves cueillis
Sur les lèvres presque mortes
Du plus aimé des pays.

Ce grand pays de collines maigres et de côtes avares,

Ce pays de silence où cheminent des rêves,

est la patrie des penseurs graves qui poursuivent un idéal difficile, et des matelots aventureux et tristes dont l’âme est parfois réjouie et consolée par la vision des mondes enchantés où le vent les pousse :

L’âme des matelots est sœur de la mer pâle-
Des rochers douloureux en hérissent les bords ;
Le fond, — champ de granit, vaste pierre tombale, —
Vide d’inscriptions, couvre un peuple de morts.
Et c’est pourtant, c’est là que la terre splendide,
La Belle aux flots dormant, le pays enchanté,
La rose de la mer, l’éternelle atlantide,
Fleurit toujours suave en sa vierge beauté.

La mer qui miroite aux flancs roux des monts d’Arèz, la mer parfois nonchalante et tranquille sourit, et l’on croit voir des paradis lointains

Par-delà le grand cercle où l’Océan finit ;

mais, dès que le vent éveille sa plainte, elle semble pleurer d’angoisse ; elle raconte la détresse des voiles perdues qui courent là-bas vers l’Islande ; comme en un sursaut d’épouvante, les vagues sanglotent ; la brise gémit comme une âme morte ; les mouettes tournoient au ras des eaux ; les rochers ressemblent à de vieux témoins de désastres, et, sur la grève, l’écume roule les épaves qui arrivent de loin…

Dans l’âpre souffle des hivers,
Pareilles à des noyés hâves,
Voici venir du fond des mers
Les tristes, les vieilles épaves…
Et c’étaient jadis des vaisseaux,
Des vaisseaux bruns aux blanches voiles,
Que berçait l’infini des eaux
Avec la chanson des étoiles ;
C’étaient des bricks aux mâts hautains,
Aux flancs rebondis comme l’Arche,
Et qui semblaient, dans les lointains,
Un peuple de clochers en marche !
L’Océan vaste, avec lenteur,
Les promenait sur son épaule,
Des soleils lourds de l’équateur
Aux frissonnantes nuits du pôle ;
Et le soir, les marins assis,
Balancés dans les vergues noires,
Se racontaient de longs récits,
Vieux refrains et vieilles histoires ;
Et les mousses, rudes enfants,
Dans leur sommeil plein de chimères,
Rêvaient des retours triomphants
Vers le pays où sont les mères.
Il est là-bas, le pays vert,
Au bord des galets, dans la brume.
Ils reviendront… Le seuil ouvert
A l’air d’attendre, et l’âtre fume.
Ils reviendront… Ils ont écrit,
Ceux du moins qui savent écrire.
Ils reviendront… La mer sourit
De son mystérieux sourire…

Et les fiancées en deuil et les mères dolentes continuent d’espérer des retours inattendus, des rencontres miraculeuses dans un monde de félicité et de lumière, où les âmes, un instant séparées, seront unies éternellement.

C’est ici le pays des choses de mystère,
Des jardins emmurés et comme ensevelis,
Où fleurit sans soleil la pâleur solitaire
Des nonnes au front doux, blanches comme des lys.
Ici l’on rêve encore aux songes des vieux âges ;
Une piété grave embaume l’air du soir.
La paix galiléenne est sur les paysages
Et tout l’horizon fume ainsi qu’un encensoir.
Dans l’ombre, sur la place, autour de la piscine,
Des femmes sont debout qui causent à mi-voix,
Et l’on s’attend à voir paraître une voisine
Pour annoncer qu’un Dieu vient de mourir en croix.

Depuis que les premiers Celtes ont quitté l’Orient, la fauve Asie, pour s’acheminer vers l’Occident, la race vagabonde, enfin fixée au bord des flots, n’a pas désappris les doux mensonges où la Légende avait bercé ses premiers sommeils, et, maintenant, cette vieille terre bretonne est encore un des derniers refuges de l’Idéal. Le Braz a célébré en si beaux vers cette foi tenace et ces indomptables espérances, que je ne puis me tenir de répéter ce qu’il dit :

Ô laboureurs des flots, ô laboureurs de terre,
Ce Dieu qui pare en vous, c’est l’âme héréditaire
Dont le souffle vivace et le frisson vainqueur
Du cœur des Celtes morts vous passent dans le cœur.
Et, tandis qu’en son vol le virginal cantique
Emporte vos ave vers l’étoile mystique,
Une autre étoile en vous scintille, et sa clarté
Fait de votre âme douce un firmament d’été.
Lampe de l’idéal, pâle et triste lumière
Que votre vieille race alluma la première,
Qu’elle abrita, — tremblante encore, — de sa main
Et suspendit dans l’ombre au fond du cœur humain !
L’humble étoile, en ces jours de tristesse où nous sommes,
Va, dit-on, se mourant de l’abandon des hommes.
Une bouche mauvaise a sur elle soufflé !
La lampe d’or n’est plus qu’un vieux vase fêlé
D’où l’huile sainte filtre, et fuit et s’épand toute…
Ah ! vous, du moins, gardez qu’il n’en tombe une goutte ;
Entretenez la flamme avec un soin jaloux,
L’heure est proche où la terre aura besoin de vous.
…………………………………………………………….

On me pardonnera la longueur de ces citations. On ne peut faire connaître et aimer les poètes qu’à la condition de leur donner souvent la parole. Je voudrais faire aimer celui-ci. Il a une noblesse communicative qui réchauffe et réconforte. Je sais bien que l’heure n’est pas propice à la poésie, ni clémente aux chercheurs d’idéal. Et pourtant, plus que jamais, nous avons besoin de sentir passer près de nous les souffles salubres et purifiants qui viennent du large.

Les inspirations d’Anatole Le Braz viennent du fond de Bretagne, du lointain passé, riche de légendes et de symboles. Ce poète est un savant. Il a entrepris, par piété, de sauver de l’oubli les inventions du génie breton, avant que l’enseignement primaire, le service obligatoire, les chemins de fer, l’affluence des touristes et la conversation des « baigneurs » aient réduit les pauvres Celtes d’Armorique au scepticisme veule des gamins de Paris16. Les sept volumes de contes et de légendes publiés par M. Luzel, et déjà classiques, n’ont pas découragé le nouvel explorateur. Il est entré dans les courtils clos d’aubépine et il a vu s’épanouir, parmi les fleurs des haies, sur les lèvres des jeunes filles, une moisson de mélancoliques et gracieux symboles, encore vierges et inconnus. Dans les vallées embaumées de chèvrefeuille, près des étangs qu’argente le reflet des bouleaux, le long des sentiers bordés de marjolaine et de cytise, et aussi sur les collines semées de pierres et d’herbes maigres, près des champs de roseaux où dorment les mares lugubres, des gars qui s’appelaient Alain, Yves, Malo, Iannik, ont causé avec lui, tout en poussant leurs charrois de varech ou de sable. Assis sous le manteau des hautes cheminées, il a écouté les ménagères qui teillent du chanvre devant l’âtre où pétillent des flambées d’ajoncs secs. Pêcheuses de goémons, marins d’Islande ou de Terre-Neuve, recteurs de village, sacristains, bedeaux et chantres, menuisiers habiles à clouer les cinq planches d’un cercueil, fossoyeurs qui connaissent les noms des morts et pour qui la terre du cimetière est « transparente comme de l’eau », tailleurs d’habits et fileurs d’étoupes, chanteurs vagabonds qui vont de porte en porte pour avoir une tartine de pain beurré et un verre de cidre, tous ces braves gens que Loti a mis à la mode et dont les Parisiens connaissent — grâce aux théâtres subventionnés — le costume et la candeur, ont conté de leur voix lente, au poète qui écrivait sous leur dictée, ce que font les trépassés quand ils sont sortis de leurs tombes et ce qui se passe, la nuit, autour des croix goudronnées que l’on plante dans le sable, comme des phares, pour les « péris en mer ». Le grand charme de ce recueil, c’est que l’auteur semble croire aux histoires qu’il a transcrites. On dirait qu’il veut redescendre, lui savant, lui lettré et presque mandarin, au rang des humbles qu’il a confessés. À peine a-t-il jeté çà et là, au bas des pages, quelques notes modestes et émues, quelques brèves indications de paysages, où l’on retrouve la douceur voilée, la tendresse pénétrante de ses vers. Il n’a pas osé rédiger un commentaire critique ; il a confié ce soin à un de ses amis, philosophe, expert en folklore, M. Léon Marillier… Après M. Le Braz, d’autres viendront encore, qui feront d’abondantes récoltes. C’est que la Bretagne est toujours et malgré tout, en travail de poésie et de religion. Tandis que les érudits emplissent leurs carnets, les pilaouers et les cloarecs imaginent des légendes nouvelles. Plusieurs des récits recueillis par M. Le Braz se rapportent à des faits tout récents. La Bretagne, comme le dit très bien M. Marillier dans sa suggestive Introduction, la Bretagne est « pleine d’âmes errantes qui pleurent et gémissent ». Les Bretons sont devenus électeurs ; n’importe ! Comme au temps du roi Arthur, ils vont d’instinct aux explications surnaturelles, à la terreur secrète d’un monde mystérieux qui empiète à chaque instant sur le monde visible. Des mythes nouveaux naissent sous nos yeux, à quelques heures, en chemin de fer, du Collège de France, de la Chambre des députés et du boulevard, vers Perros-Guirec et Penvénan.

Les habitants de cette terre éternellement veuve sentent partout, à toute heure du jour et de la nuit, le contact de la mort, L’ankou, l’« ouvrier de la mort », rôde sans cesse autour des demeures des hommes. On le rencontre souvent dans les chemins, surtout après l’angélus du soir, à la première « brume de nuit ». Il est grand, décharné, les cheveux longs et blancs, la figure ombragée d’un large feutre, les épaules couvertes d’une souquenille de vieille toile, que la bise colle à sa peau et qui sent le pourri. Quelquefois il prend la forme d’un squelette drapé d’un linceul ; sa tête vire comme une girouette autour d’une tige de fer : c’est qu’il veut voir le pays autour de lui afin de ne laisser réchapper aucun de ceux qu’il doit prendre. Ses yeux ne sont pas des yeux, mais deux petites chandelles blanches qui brûlent au fond de deux grands trous noirs. Il n’a pas de nez. Sa bouche rit d’un rire qui est fendu jusqu’aux oreilles. Il tient à la main une faux qu’il aiguise continuellement avec des ossements humains. Quand elle est tordue, il la fait redresser par les forgerons dont il voit la forge allumée le dimanche ; après quoi il les force, pour tout salaire, à monter dans sa charrette, dont les essieux, mal graissés, grincent. Vous pourrez, d’ailleurs, voir son portrait si jamais vous allez à Ploumilliau ; il est dans l’église, et personne n’a jamais pu le regarder sans avoir peur. La Ballade de l’Ankou, telle que M. Le Braz l’entendit chanter par les marins de Port-Blanc, est à donner le frisson.

On devine la présence de l’ankou à divers indices. Il a tout un cortège de malins esprits, notamment les groatc’h, les mauvaises vieilles qui, à l’angle des routes, derrière les ormes, dans l’herbe des douves, guettent les passants attardés ; souvent, quand la mer miroite sous la lune, on voit ces vilaines sorcières qui dansent des rondes sur l’étendue claire des eaux. Les menuisiers qui fabriquent les cercueils savent d’avance que l’ankou menace quelqu’un du village, car ils entendent les planches qui remuent toutes seules dans le grenier. Si une belette passe sur notre chemin, si une pie vient se poser sur notre toit, si un coq vient chanter tout près de nous, si le timbre de l’horloge se met à sonner en même temps que la sonnette de l’enfant de chœur au moment de l’élévation, si une poule, après s’être empêtrée dans de la paille, en a gardé un brin attaché à sa queue, si un cierge vient à s’éteindre pendant une messe de mariage, si le son de la cloche vibre longtemps après que la cloche a fini de sonner, si nous voyons en rêve une personne portant un paquet de linge sale, si nous rêvons de chevaux, si les chiens hurlent la nuit, c’est signe de mort pour nous, pour nos amis ou pour nos proches. Tel, le brahme de Bénarès s’attend aux plus grands malheurs s’il aperçoit une corneille à sa gauche, un milan à sa droite, un serpent, un chat, un lièvre, un chacal, un vase vide, un feu qui fume, une veuve, un borgne ; au contraire, il est joyeux s’il aperçoit, le matin, une vache, un cheval, un éléphant, un perroquet, un lézard, un feu bien brillant, une jeune fille vierge.

Il est facile, en Bretagne, d’attirer la mort sur les personnes que l’on n’aime pas. Il suffit, pour cela, de mêler dans un petit sac quelques grains de sel, un peu de terre prise au cimetière, de la cire n’ayant jamais servi, une araignée qu’on a soi-même attrapée, de la rognure d’ongles (pour se la procurer, on ronge ses propres ongles avec les dents). On doit porter ce petit sac, suspendu au cou pendant neuf jours consécutifs. Puis, on le place dans un endroit où doit passer la personne à qui l’on en veut. Il doit être en évidence, attirer l’attention. Votre ennemi le ramasse, croyant trouver une bourse pleine. Il le palpe, l’ouvre. C’est assez. Il mourra dans les douze mois. On cite, en effet, des gens qui sont morts après avoir fait cette sinistre trouvaille. Ils perdaient l’appétit et languissaient, se croyant perpétuellement sous le coup du mauvais sort… Il est un moyen encore plus infaillible. C’est de vouer à saint Yves la personne que l’on hait. Voici la recette : glisser un liard dans le sabot de la personne dont on souhaite la mort ; faire à jeun trois pèlerinages consécutifs à la chapelle du saint ; empoigner le saint par l’épaule et le secouer rudement en disant : « Tu es le petit saint Yves-de-la-Vérité, je te voue un tel. Si le droit est pour lui, condamne-moi ; mais si le droit est pour moi, fais qu’il meure dans le délai rigoureusement prescrit » ; déposer comme offrande, aux pieds du saint, une pièce de dix-huit deniers marquée d’une croix ; réciter les prières habituelles en commençant par la fin ; faire trois fois le tour de l’oratoire, sans tourner la tête. La personne vouée justement à saint Yves-de-la-Vérité sèche sur pied pendant neuf mois. L’année dernière, on montra du doigt à M. Le Braz une femme qui mourait de langueur. Elle croyait être vouée.

« C’est une chose terrible que de mourir », disait, à M. Le Braz, Pierre Le Run, tailleur à Penvénan. Et pourtant, ce n’est pas tout à fait sur une impression de tristesse que l’on ferme ce gros livre, d’où sort un bruit macabre et où passent, derrière les prêtres portant l’hostie, les enfants de chœur faisant tinter la sonnette de l’extrême-onction. Tous ces morts sont très vivants. Le cimetière, où ils habitent ordinairement, le cimetière, avec son calvaire de granit et son charnier adossé au chevet de l’église, n’est pas toujours un lieu de désolation et d’effroi. Il est plutôt un quartier du bourg, un prolongement du foyer. Les Bretons, comme les Turcs, aiment à se promener, à flâner dans le champ des morts. C’est sur les marches du calvaire que montent les curés quand ils veulent dire un prône, et les orateurs profanes quand ils ont besoin de débiter un boniment. Le soir de la Toussaint, après vêpres, on fait la « procession du charnier ». Le recteur et les chantres entonnent une complainte, comme si les morts pouvaient entendre. Ils entendent, en effet, car, pendant la nuit qui précède leur fête, ils viennent dans leurs anciennes demeures, quand tout le monde est couché. Les gens de la maison entendent remuer les escabeaux. Il ne faut pas laisser les trépieds sur le feu ; car les morts, qui ont toujours froid, pourraient s’asseoir dessus et se feraient mal. Sur mer, les nuits de tourmente, on entend les noyés qui s’appellent entre eux. Quelquefois les naufragés défunts s’accrochent au beaupré des navires, ou bien vont chercher de l’eau douce sur la côte ; on voit leurs « cirés » qui luisent sous les étoiles ; on entend leurs sabots qui claquent sur les galets. La nuit de la Saint-Jean on allume des feux pour que les morts puissent se chauffer. Il est des morts qui reviennent chez eux presque toutes les nuits, les uns pour labourer un bout de terre, les autres pour réclamer ce qui leur est dû, d’autres, comme Jozon Briand, de Kermarquer, pour fumer une pipe…

Rien n’est plus amusant (j’hésite à écrire ce mot en pareille matière) que les métamorphoses des âmes. Ludo Garel, domestique du comte de Quinquiz, vit de ses yeux, lorsque trépassa son maître, l’âme s’échapper des lèvres du moribond sous la forme d’une souris blanche. La petite souris, sautant par-dessus les échaliers et les barrières, alla vers une grange où l’on serrait les outils de la ferme. Sur tous elle posa les pattes. Charrues, hoyaux, bêches, à tous elle dit adieu… Yvon Penker, homme sage et qui vivait dans la crainte de Dieu, avait pour meilleur ami Pezr Nikol, lequel un jour tomba gravement malade. — « Je sens que je vais mourir, dit Pezr à Yvon, tu es l’homme que j’ai le plus aimé en ce monde. Je voudrais que tu m’assistes jusqu’à mon dernier moment. » Penker répondit : « Je ne te quitterai pas. » Et il s’assit au chevet de son ami. Vers le milieu de la nuit, Nikol lui dit d’une voix oppressée : « Donne-moi ta main. » Aussitôt il trépassa. Penker, qui le regardait mourir, les yeux pleins de larmes, vit alors sortir de sa bouche un moucheron grêle, aux ailes ténues, pareil aux éphémères que l’on voit tourbillonner les soirs d’été autour des sources… L’âme apparaît aussi sous la forme d’une fleur, d’une grande fleur blanche ; elle est plus belle à mesure qu’on s’approche d’elle, et s’éloigne quand on veut la cueillir. Mais l’amour est quelquefois plus fort que la mort : on a vu des amants ressusciter leurs amoureuses mortes en les prenant sur leurs genoux et en leur donnant un baiser.

Ainsi la Bretagne recèle, au milieu de ses funèbres cauchemars, un trésor de délicate poésie et de mirages merveilleux, comme cette mer des côtes bretonnes, grise, hérissée d’écueils, hantée de souvenirs tragiques, et qui, dès que les rayons percent les nuages, se pare de reflets changeants, allume des étincelles dans sa transparence, fait luire des améthystes aux volutes de ses lames, se décore des plus fines couleurs du bluet et de la mauve, devient un jardin de fleurs divines, épanouies par miracle aux sillons stériles des flots.

La France ne cessera pas d’être la terre classique des illusions fécondes, tant que la lourde sagesse des populations du Centre sera enclavée entre ces deux races d’aspect divers, mais toutes deux généreuses et visionnaires : les Gascons au sud, les Bretons au nord. Une bonne femme de Port-Blanc disait à M. Le Braz : « Ma mère a vu la ville d’Is s’élever au-dessus des eaux. Ce n’était que châteaux, tourelles et cathédrales. Dans les façades s’ouvraient des milliers de fenêtres. Les toits étaient luisants et clairs comme s’ils avaient été de cristal. On entendait distinctement les cloches sonner dans les églises et le murmure de la foule dans les rues. Chacun continue de faire ce qu’il faisait au moment où la ville fut engloutie. Les vieilles qui filaient continuent de filer. Les marchands de drap continuent de vendre la même pièce de drap aux mêmes acheteurs. Il suffirait qu’un habitant de ce monde-ci achetât pour un sou de toile dans la ville d’Is pour que celle-ci fût aussitôt délivrée… »

Le napoléonisme littéraire

Le 27 mars 1814, un officier russe qui était entré dans Paris à la suite du tsar Alexandre Ier, le lieutenant Constantin Nicolaevitch Batiouchkov, délicat poète, que les historiens de la littérature comparent volontiers à André Chénier, écrivait à ses amis de Pétersbourg des lettres très intéressantes où l’on remarque notamment ceci :

« Je vis pour la première fois la colonne Vendôme, et à quel moment ! Le peuple l’entourait de tous côtés et criait sans cesse : “À bas le tyran !” Un hardi compagnon grimpa jusqu’au haut et passa une corde au cou de Napoléon, dont la statue en bronze se dresse sur la colonne. “— Passe-la au cou du tyran ! criait le peuple. — Pourquoi faites-vous cela ? — Il est monté trop haut”, me répondait-on. Mais le premier jour on ne put briser le Napoléon de bronze. Nous mîmes une sentinelle au pied de la colonne. Sur le piédestal je lus : Neapolio, Imperator, Augustus. Vanité des vanités ! Vanité, mon ami. De ses mains sont tombées l’épée et la victoire. Et cette même populace qui saluait le vainqueur en ce lieu même, cette populace ondoyante et ingrate, jette une corde au cou de Neapolio, Imperator, Augustus. Les mêmes forcenés qui criaient quelques années auparavant : “Il faut étrangler les rois avec les entrailles des prêtres”, ces forcenés crient aujourd’hui : “Russes, nos sauveurs, donnez-nous les Bourbons ! À bas le tyran ! Qu’avons-nous besoin de victoires ? Du commerce ! du commerce !…” »

Le commerce a pris sur Napoléon de larges revanches. La politique l’y aida. Comme il n’y avait pas de factionnaire russe au pied de la colonne Vendôme, le 16 mai 1871, un certain nombre de citoyens fort surexcités, dont quelques-uns achèvent à présent leur carrière dans les bureaux de l’octroi ou sur les moleskines de l’administration centrale, firent choir la statue du « tyran » sur un tas de fumier, qu’ils avaient amoncelé de leurs propres mains. Les Allemands, témoins du fait, en rient encore.

Puis, malgré le rétablissement de la colonne sur sa base, la gloire impériale s’éclipsa. Le neveu faisait tort à l’oncle. Quelques descendants des anciens fonctionnaires des Tuileries profitèrent de l’occasion pour imprimer tout ce que leurs ancêtres avaient appris en écoutant derrière les portes. Jamais commérages, exhumés des vieux tiroirs, ne furent plus abondants ni plus lucratifs. Le « Corse aux cheveux plats » fut maudit une fois de plus en prose académique. Un éditeur publia les lettres que le petit Bonaparte, âgé de dix ans, écrivait à sa mère, et l’on vit bien que l’auteur de ces épîtres était condamné d’avance à devenir un mauvais sujet. On reprocha au général Bonaparte d’avoir, le 13 vendémiaire an IV, défendu la Convention contre les sections insurgées, comme on avait déjà reproché au général Cavaignac d’avoir défendu l’Assemblée nationale contre les barricades de juin 1848. Il fut accusé de mauvaise tenue, d’impolitesse envers les diplomates, de grossièreté soldatesque, de rébellion perpétuelle contre le protocole et l’étiquette. On prétendit qu’il avait gagné la bataille d’Austerlitz contre les règles et que, si ses généraux n’avaient pas eu l’excellente habitude d’arriver à point pour réparer ses sottises, il aurait toujours été battu. J’ai appris de la bouche d’un éloquent professeur d’histoire que Napoléon était un incapable, et qu’en Égypte il s’était fait Turc. C’est exactement ce que la digne impératrice Marie-Thérèse enseignait à sa fille l’archiduchesse Marie-Louise qui plus tard, devant l’évidence, dut comme moi changer d’avis.

Et maintenant, nous recommençons tous, sinon à aimer l’empereur — ce qui nous est peut-être trop difficile — du moins à l’admirer. Les anciens avaient bien raison de dire que les poètes sont prophètes :

Sire, vous reviendrez dans votre capitale…

À la fin de ce siècle dont il a vu l’aurore éblouissante, Napoléon, malgré Vendémiaire, malgré Brumaire, malgré la mort tant pleurée du duc d’Enghien, malgré la déroute de Waterloo, les victimes du Deux-Décembre et la débâcle de Sedan, Napoléon (il faut le reconnaître) est à la mode. Toujours lui ! Lui partout ! Aux vitrines des libraires, voici la 29º édition des Mémoires de l’aide de camp Marbot, qui assurément rendit moins de services à l’empereur en galopant à ses trousses, qu’en racontant ce qu’il avait vu dans cette héroïque chevauchée. Les Cahiers, les Souvenirs, les Aventures des grognards sont sortis des gibernes, des sabretaches et des cantines de la Grande Armée. À mesure que les documents arrivent, ils sont aussitôt examinés, débités, manufacturés par un véritable atelier d’historiens attentifs et diligents. De la librairie, le premier empire déborde sur les théâtres. Tous les soirs, au Vaudeville, on a pu voir un Napoléon signé Sardou, parmi des officiers empanachés et des dames décolletées. La Porte-Saint-Martin nous a donné une « épopée impériale en trois parties, six actes et soixante tableaux, en prose ». On y a vu, entre autres spectacles, le Comité de salut public, le pont de Lodi, la bataille des Pyramides, Pitt et Fox, le Concordat, la répétition du sacre, le sacre, le soleil d’Austerlitz, Tilsitt ou l’alliance franco-russe, Moscou et le tsar Alexandre, la retraite de Russie, les adieux de Fontainebleau, le retour de l’île d’Elbe, Waterloo, la garde et Cambronne, la dernière charge, Sainte-Hélène, la mort de l’Aigle. Et tandis que les élèves des lycées de la République apprenaient l’histoire dans ce théâtre, M. Frédéric Masson et M. Arthur Lévy, qui possèdent les clefs des serrures à secret, nous ont emmenés, par des escaliers dérobés, dans les mystérieux corridors de Saint-Cloud et des Tuileries, et ils nous ont invités, malgré la surveillance du mameluck Roustan, à passer dans les appartements particuliers de Sa Majesté17.

« J’honore à ma mode, dit M. Frédéric Masson, l’homme incomparable auquel je voudrais qu’on élevât des autels… » Et plus loin : « On arrive à trouver en Napoléon une faculté d’aimer aussi grande que l’est chez lui la faculté de penser et d’agir, et qui montre un amant et un époux aussi étonnants qu’ont pu être le guerrier et l’homme d’État. » Je ne sais si l’empereur eût goûté cette forme particulière de l’admiration, qui confie au public des détails ordinairement réservés à l’intimité ; et j’incline à croire qu’il eût ordonné à son ministre de la police de mettre au pilon, avec tous les égards dus aux bonnes intentions de l’auteur, le livre, d’ailleurs original et intéressant, qui s’intitule : Napoléon et les femmes. Il écrivait un jour au vice-amiral Decrès, ministre de la marine, un peu trop coutumier de flagornerie : « Je vous dispense de me comparer à Dieu. » Pareillement, il eût dispensé son nouveau biographe de comparer ses prouesses aux exploits de Jupiter ou d’Hercule. Cette comparaison n’est pas énoncée expressément par M. Masson, mais elle résulte inévitablement de ses récits, fort détaillés et minutieux. Et pourtant il s’en faut de beaucoup que Bonaparte amoureux soit aussi extraordinaire que Bonaparte lieutenant d’artillerie, commandant d’armée ou chef d’empire. Il fut longtemps rebelle à l’amour. Dans l’exaltation de sa laborieuse adolescence, il écrivait : « Je crois l’amour nuisible à la société, au bonheur individuel des hommes. Enfin, je crois que l’amour fait plus de mal que de bien. » C’est pourquoi il lui consacra toujours le moins de temps possible. Il succomba pour la première fois le 22 novembre 1787. Il sortait des Italiens et rencontra, dans les galeries du Palais-Royal (c’est lui-même qui le raconte), une « personne du sexe ». Elle l’interpella. Il lui répondit. Elle lui raconta son histoire. Et tous deux allèrent dans une chambre où il y avait du feu. Hélas ! c’est ordinairement, pour les jeunes gens pauvres, l’idylle inévitable de la dix-neuvième année. Sa jeunesse fut morose. Cadet de petite noblesse, soutien de famille à l’âge où les autres dissipent follement leur patrimoine, mauvais danseur, pâle et de triste figure, n’ayant rien de ce qui séduit les femmes honnêtes, il fut réduit, pendant ses années de garnison, à la portion congrue. Plus tard, avancé en âge et monté en grade, il se dédommagea, voulut toucher un arriéré qu’il considérait comme dû. Il imita, sans toutefois les égaler, la plupart de ses contemporains, de ses maréchaux, de ses soldats. On vivait en campagne, toujours sur le qui-vive, à la veille d’être blessé ou tué ; on n’avait pas le temps d’attendre ni de s’attarder à des balivernes. Napoléon était expéditif et impatient. En amour comme en tout, il brûlait les étapes, supprimait les préliminaires, allant droit au but, forçant, selon les règles de sa tactique de guerre, les places qui ne se rendaient pas à composition. La liste de ses bonnes fortunes, après tout, n’a rien de particulièrement glorieux. Voici les personnes dont M. Masson nous raconte les défaillances avec le plus de soin : Une pensionnaire de la Comédie-Française, Mlle Georges, qui, d’ailleurs, quitta le grand homme pour un danseur de l’Opéra ; une cantatrice des concerts des Tuileries, Mlle Grassini, qui trompait Sa Majesté avec un violon ; quelques lectrices de l’impératrice-reine ; la femme d’un vieux conseiller d’État ; une jeune Slave, mariée à un Polonais décrépit…

François Ier, Henri IV, Louis XIV, Louis XV ne se seraient pas contentés de si peu. Et beaucoup de bourgeois, s’ils sondaient leur conscience, y trouveraient peut-être des péchés tout pareils.

« Un bon bourgeois ! s’écrie M. Arthur Lévy, un bon bourgeois qui faisait de petites fêtes et gagnait de grandes batailles, voilà en effet ce que fut Napoléon ! » M. Arthur Lévy, qui monte la garde, pour son plaisir, auprès du tombeau de l’empereur, a dépouillé consciencieusement toute une bibliothèque de Mémoires, de Souvenirs, de Correspondances, d’Anecdotes, de Notes, de Témoignages. Son ouvrage est curieux, instructif. C’est un plaidoyer farci de textes, bourré de preuves, lourd de commentaires et de gloses et, malgré l’évidente exagération de la thèse posée, probant jusqu’à un certain point.

M. Lévy entreprend de démontrer que Napoléon Bonaparte posséda toutes les qualités que les pères de famille avisés exigent de leurs enfants :

1º Il fut bon élève. Excellentes notes à l’école de Brienne et à l’École militaire de Paris. Examens satisfaisants. Ensuite, à l’égard de ses maîtres, une reconnaissance vraiment édifiante. Il fit un sort à tous ses professeurs. Le Père Dupuis, sous-principal de Brienne, devint bibliothécaire de la Malmaison. Le Père Charles, aumônier, le professeur Dupré, maître d’écriture, le brigadier Valfort, directeur des études de l’École militaire, M. de L’Éguille, professeur d’histoire, reçurent des pensions et des cadeaux. Le Père Berton devint recteur de l’École des arts à Compiègne. Le Père Patrault fut secrétaire du général en chef de l’armée d’Italie. M. Dautel, maître de danse, devint contrôleur des droits réunis. Hauté et sa femme, concierges de Brienne, furent promus à la dignité de concierges de la Malmaison, où ils finirent leurs jours en bénissant le nom de l’empereur.

2º Il fut bon camarade. À Brienne (c’est Bourrienne en personne qui le dit), « il aimait mieux aller en prison lui-même que de dénoncer ses camarades qui avaient commis des fautes ». Au lieu d’humilier par sa morgue ses anciens condisciples (ce qui est assez souvent l’habitude des gens « arrivés »), il leur rendit service, pourvut à leur avancement. Lauriston devint général de division et ambassadeur. Suchet et Marmont, ses amis de Toulon, ne tardèrent pas à devenir ducs et maréchaux de France. Parmi les officiers du régiment de La Fère, nul ne se repentit d’avoir fréquenté à l’auberge des Trois-Pigeons, le mess où pérorait, à certaines heures, le jeune Bonaparte, lieutenant en second de la compagnie des bombardiers. Le capitaine Gabriel des Mazis et le lieutenant Alexandre des Mazis, tous deux émigrés, devinrent, en 1806, l’un administrateur de la loterie, l’autre administrateur du mobilier de l’empire. Le lieutenant Damoiseau fut astronome au bureau des longitudes. Lariboisière et Sorbier furent inspecteurs généraux de l’artillerie. Les personnes de la « société » de Valence et d’Auxonne, chez qui le futur empereur avait essayé de danser, ne furent pas oubliées. S’étant souvenu d’une jeune fille qui lui avait plu, il lui trouva un mari parmi ses ministres.

Quel homme, demande M. Arthur Lévy, a plus fait pour sa famille que le fils de Madame Mère, le neveu du cardinal Fesch, le frère du roi d’Espagne, du roi de Hollande, du roi de Westphalie, de la grande-duchesse de Toscane, de la princesse Borghèse, de la reine Caroline, le beau-frère du roi Joachim Murat ?…

Il avait la religion du travail ; son exemple pourrait être médité par les présidents de nos assemblées et par les fonctionnaires vertueux. Pendant une séance de nuit, comme le ministre de la guerre s’était endormi et que les autres secrétaires d’État penchaient le nez sur leurs portefeuilles : « Allons ! allons ! citoyens, s’écria le premier consul, réveillons-nous. Il n’est que deux heures. Il faut gagner l’argent que le peuple français nous donne. » Impossible aux secrétaires généraux, chefs de bureau, commis, expéditionnaires, de s’assoupir dans leurs paperasses, ou de composer des drames derrière leurs grilles, commodément assis sur leurs ronds de cuir. Il fallait que le budget fût « bouclé » à temps et vite. Ce grand travailleur mettait à la porte tous les fainéants. Ajoutons qu’il paya toutes ses dettes, qu’il était sobre et méthodique, qu’il se levait de grand matin, qu’il avait, comme tout bon bourgeois, la passion de faire des mariages, qu’il remettait soigneusement les choses à leur place après s’en être servi, qu’il fut membre de l’Institut, qu’enfin sa carrière est le triomphe de cet esprit d’ordre et de volonté dont l’éloge retentit dans tous les manuels de morale et tous les discours de distribution de prix.

À qui croire ? Décidément, on peut tout prouver avec un jeu de petits papiers, savamment découpés et arrangés. M. Arthur Lévy, qui n’a pu lire sans douleur les Origines de la France contemporaine, oppose à Taine texte pour texte, document pour document. Et le résultat de cette discussion, c’est d’embrouiller encore les « questions napoléoniennes », de compliquer un problème déjà fort confus, de faire hésiter notre jugement devant la figure inquiétante de l’empereur.

Taine a merveilleusement vu et décrit la puissance de ce génie, la force de cette volonté. Nul n’a mieux mesuré l’étendue et le contenu de cette intelligence, la portée de cette prévision si lucide, la rapidité, la fécondité, « le jeu et le jet » de cette pensée victorieuse, dont l’essor n’avait pas de limites. Il a aimé, dans l’esprit de Napoléon Bonaparte, l’accumulation des renseignements positifs, la connaissance exacte des mobiles qui font agir l’humanité, la vue directe des individus et des masses, l’habitude de l’expérience et de l’analyse, l’horreur des mots abstraits, des fantômes métaphysiques, de la philosophie scolaire, de l’idéologie. Un peu plus il verrait, chez l’organisateur des campagnes d’Italie et de Prusse, un précurseur du positivisme, travaillant sur la peau des hommes, au lieu de s’évertuer sur une feuille de papier blanc. La théorie des « trois atlas » a été et demeurera célèbre. Je ne crois pas que nous ayons jamais constaté plus magnifique vérification du fameux axiome : comprendre, c’est presque égaler. J’oserai pourtant, bien qu’il m’en coûte, contredire sur quelques points l’illustre auteur de l’Ancien Régime. On doit parler sincèrement de ceux qui ont donné leur vie à la recherche désintéressée du vrai. Dans la prodigieuse machine que Taine a démontée et remontée sous nos yeux, il y a, semble-t-il, trop d’engrenages, de poulies, de leviers, de balanciers, de courroies de transmission, surtout trop d’organes destructeurs. On dirait une bête en acier, un concasseur mécanique, broyant comme une proie, entre ses mâchoires de fer, des chairs qui saignent et des os qui craquent. Un « ingénieur politique », un « fauve dont le premier mouvement est de foncer sur les gens et de les prendre à la gorge », un « étranger », un « chef de bande », un « monstre insociable qui bondit, frappe et abat », tout cela est bientôt dit, mais dans l’étau de ces rigides formules, sous l’amas de ces fiches épinglées, la réalité vivante de l’empereur, la silhouette familière et mobile que nous connaissons tous, l’âme ardente qui communiqua sa vie à tout un peuple, semble se dissiper et s’évanouir pour céder la place à une idole de métal, à un Moloch d’airain, créé de toutes pièces par un maître fondeur… Ne voir en Napoléon Bonaparte, depuis le jour de sa naissance jusqu’au jour de sa mort, qu’un Corse sauvage, un homme des maquis, devenu par hérédité condottiere et forban, un Italien du xve  siècle, semblable à Castruccio-Castracani, à Braccio de Montone, à Malatesta de Rimini, à Piccinino, à Borgia et autres tyranneaux, c’est comparer ce qui est très grand à ce qui est, en somme, très petit, c’est donner peut-être une explication trop sommaire d’une nature aussi complexe, c’est supprimer l’action du temps, qui modifie tous les hommes, même les plus impérieux et les plus forts. Vouloir définir cet artilleur par des citations empruntées au diplomate Talleyrand, au préfet Beugnot, au policier Fouché, à l’escroc Bourrienne, à l’émigré Broglie, à l’abbé de Pradt, aux dames d’honneur de Joséphine, au romancier Stendhal, à l’Autrichien Metternich, à l’Allemand Varnhagen, à l’Anglais Alison, enfin à ce mystérieux « M. X… », maintenant connu, homme digne de foi, puisqu’il prêta, dans sa longue vie, une douzaine de serments de fidélité18, c’est vouloir connaître un maître de maison par les propos que l’on tient dans l’antichambre ou à l’office. Les civils, que l’empereur malmenait avec un sans-gêne souvent excessif, se sont vengés par derrière, dans leurs Mémoires, dans leurs sténographies, comparables au Journal des Goncourt. Ils ont inventé la légende de l’ogre. Pourquoi serait-elle plus vraie que la légende du petit caporal, à laquelle ont travaillé, sur les champs de bataille et autour des feux de bivouac, les compagnons des premiers triomphes et des suprêmes défaites, les ignorants comme les beaux parleurs, les obscurs soldats comme les généraux galonnés d’or, tous les camarades, depuis Marbot jusqu’à Coignet ?

Napoléon n’était peut-être ni un bourgeois ni un cyclone, mais simplement un militaire, né dans un temps et dans un pays où les militaires pouvaient prétendre à tout, un militaire amoureux de son métier, aimant toutes les parties du service, depuis la haute stratégie jusqu’aux revues de détail, connaissant comme un capitaine de compagnie le nom et l’état individuel de ses hommes, visitant les sacs le lendemain d’une victoire, multipliant à tout propos les patrouilles, les rondes, les contre-appels, éducateur des armées modernes et réformateur de l’équipement ; discutant pendant des heures sur la longueur des plumets, les torsades des épaulettes., les soutaches des pelisses, empereur et colonel, petit caporal et grand général, toujours boutonné dans son uniforme, menant sa cour comme une-caserne, faisant venir ses ministres au rapport comme des fourriers, préférant ses grenadiers à ses chambellans, gagnant l’admiration des troupiers par ses triomphes et leur amitié par ses-brusqueries, payant les dettes des lieutenants pauvres afin que les gargotiers et les tailleurs n’eussent pas le droit de décrier l’armée, indulgent pour les fredaines qui ne compromettaient pas l’honneur du corps, le premier officier du nouvel empire, officier d’ancien régime par son dédain de la « canaille », du trafiquant, du bureaucrate, du politicien, du goujat, du cuistre, de tous ceux qui n’avaient pas l’honneur de porter l’épée.

Il disait au comte Roedererj, le 11 février 1809 : « Militaire, moi, je le suis, parce que c’est le don particulier que j’ai reçu en naissant ; c’est mon existence, c’est mon habitude. Partout où j’ai été, j’ai commandé. J’ai commandé à vingt-trois ans le siège de Toulon ; j’ai commandé à Paris en Vendémiaire ; j’ai enlevé les soldats en Italie dès que je m’y suis présenté. J’étais né pour cela. »

Débarqué dans l’île d’Elbe, son premier soin fut de faire manœuvrer un bataillon. Déchu du pouvoir, embarqué pour Sainte-Hélène, devenu, par une fiction de la chancellerie anglaise (la plus admirable trouvaille qu’ait jamais faite le protocole !), « M. Bonaparte, général en retrait d’emploi », il aimait à se rappeler, avant toutes choses, sa vie de garnison, ses souvenirs de jeune officier. « Moi aussi, j’ai servi dans l’artillerie », disait-il au capitaine Greatly, en mettant le pied sur le Northumberland.

Nul n’a mieux compris que ce généralissime la dignité du soldat. Je ne sais si les premières phrases de ce beau livre anonyme qui s’appelle le Règlement sur le service intérieur ont été rédigées par lui ; elles furent sans doute écrites sous sa dictée ; elles lui ressemblent : « Si l’intérêt du service demande que la discipline soit ferme, il y eut en même temps qu’elle soit paternelle. Les membres de la hiérarchie militaire, à quelque-degré qu’ils y soient placés, doivent traiter leurs-inférieurs avec bonté, être pour eux des guides bienveillants et avoir envers eux tous les égards dus à des hommes dont la valeur et le dévouement procurent leur succès et préparent leur gloire… » Son visage, ordinairement triste et farouche, s’éclairait parfois d’un sourire, les jours de revue, quand passaient devant lui les roulements rythmés des tambours, l’alignement des guêtres blanches, le cliquetis des gibernes, le frisson des drapeaux inclinés, le fracas des batteries et la belle allure-des escadrons qui défilaient au grand trot, sabre au clair. Son cœur battait lorsqu’il parlait de l’armée. Il l’aimait d’amour. C’est pourquoi, malgré ses terribles exigences, il en fut aimé.

La gloire militaire est la poésie des illettrés. Or, nul ne peut vivre sans poésie. Je sais bien que des hommes excellents ont entrepris d’inventer la poésie du commerce et de l’industrie. Michel-Jean Sedaine et M. Georges Ohnet en. France, Gustave Freytag en Allemagne, se sont employés à cette besogne. Mais on aura beau dire et beau faire. On aura beau tenir des comices agricoles et célébrer, comme je ne sais plus quel député, « les batteries de charrues, sacro-sainte artillerie de la paix », on aura beau organiser des Expositions universelles et décorer les gros négociants, jamais les fabricants de pâtes alimentaires, de bonneterie, de literie, de confiserie, d’eaux gazeuses, de savons hygiéniques, de spiritueux, de coffres-forts tout en fer et de pneumatiques pour bicyclettes, malgré les services qu’ils rendent et les bénéfices qu’ils réalisent, ne seront aussi populaires, aux yeux de ce peuple de France, gentil et un peu fou, que les fabricants de victoires. Les conquérants font un affreux gâchis de matières premières ; ils brûlent beaucoup de poudre aux moineaux ; il y a, dans leurs usines, un épouvantable déchet d’hommes, de bêtes, de charbon, de fer et de bois ; et pourtant ils laissent après eux un capital qui, pour n’être pas estimable en quantités chiffrées, ne mérite pas d’être dédaigné.

« La guerre est d’institution divine », disait en ses rares heures de causerie le feld-maréchal de Moltke. Et il semble que le romancier allemand Friedrich Spielhagen ait voulu donner la glose de cet effrayant aphorisme, lorsqu’il écrivit : « … Oh ! n’y aura-t-il donc jamais un temps béni où l’on pourra s’aimer et être heureux, sans savoir à quelle nation on appartient, et s’il faut se haïr au nom de l’histoire ! où l’on pourra se parler, non pas d’Allemand à Français et la-menace à la bouche, mais d’homme à homme et le cœur sur les lèvres !… Non ! jamais !… jamais ! Nos pères se sont entre-égorgés, nos fils s’entre-tueront… Noblesse oblige ! »

Officiers et soldats

C’était par une belle matinée d’automne, dans une ville de province, où j’ai passé vingt-huit jours de ma vie. Le peloton des réservistes, terrorisé par un adjudant corse qui trouvait que les caporaux ne criaient jamais assez fort, venait d’évoluer quatre heures durant sous les ormes de l’esplanade. La dernière « pause » touchait à sa fin, et nous prenions patience, sachant que l’horloge du beffroi, en carillonnant dix heures moins un quart, allait donner le signal du rassemblement et du retour à la caserne.

Dès le premier tintement de la cloche, le sergent, qui songeait à la cantine, eut un beau geste de commandement ; les classes se disloquèrent et le peloton s’aligna sur deux rangs. On doubla par le flanc droit, et les pieds gauches se tendaient en avant, plus allègres que jamais, lorsqu’une voix maussade retentit au bout de la place :

— Sergent, c’est très mauvais, recommencez ce mouvement !

Le lieutenant, que nous n’avions pas vu de toute la matinée, s’avançait vers nous, drapé dans sa pèlerine, son képi à longue visière enfoncé jusqu’aux oreilles, son sabre battant les pavés. Il venait faire, in extremis, un petit tour à l’exercice, sans doute pour se persuader à lui-même qu’il surveillait notre instruction. L’adjudant, plein de zèle, se porta vivement à sa rencontre, fit le salut militaire, et, subitement, comme si l’on eût touché un bouton dans son mécanisme intérieur, éclata en invectives contre les caporaux et contre les hommes. La petite troupe obéit, d’un air morne, au commandement de : « Halte… front » et l’alignement fut laborieux. Quand on eut fait « sortir » le numéro 4, « rentrer » le numéro 9, et accablé de plaisanteries plusieurs embonpoints, d’ailleurs indiscrets, le lieutenant commanda, en nous regardant sous sa visière, d’un œil glacé :

— Faites faire d’abord du maniement d’armes de pied ferme, en décomposant. Nous verrons après.

Et dix heures allaient sonner ! Et la soupe fumait là-haut, dans les gamelles ! Et la caserne était loin de la ville, hors des faubourgs ! Affamés, découragés, un peu ankylosés par une longue série d’« assouplissements », de pas accélérés, de tirs debout et de tirs à genou, les réservistes manœuvraient plus mal que des recrues. L’adjudant ne décolérait pas et nous menaçait tous du conseil de guerre. Le sergent, égosillé, ne tirait plus de sa gorge que des sons rauques et s’embrouillait dans sa théorie. Le lieutenant, froid et cassant, se campa devant nous, les deux mains sur la poignée de son sabre, et crut devoir nous dire, en détachant nettement ses syllabes, comme on assène de petits coups sur le crâne de quelqu’un qu’on veut abrutir :

— Il est bien entendu que je vous tiendrai ici jusqu’à ce que les mouvements soient réussis. Vous comprenez, ça m’est égal à moi. Je déjeune à onze heures.

Les plus obtus d’entre nous compriment qu’il aurait mieux fait de venir plus tôt à la manœuvre et de remplir son propre devoir, au lieu de nous retenir au-delà des heures réglementaires. Les bons soldats constatèrent, avec regret, que cet officier, qui du reste n’était pas sans mérite, venait, par une parole imprudente, de « se couler » pour toujours, dans l’esprit des hommes. Et l’on recommença une dizaine de fois : baïonnette… on !… remettezette ! avec une gaucherie involontaire et croissante.

Tout à coup, dans l’avenue, un petit cheval arabe que nous connaissions bien, apparut, trottinant avec de jolis mouvements de tête et de queue, sous un cavalier maigre, grisonnant, basané et chamarré de galons d’or. C’était le commandant qui revenait de sa promenade. Dès qu’il nous aperçut :

— Lieutenant, que font là ces hommes ?

— Mon commandant, je…

— Mais, lieutenant, vous n’y pensez pas, il est dix heures cinq. Comment voulez-vous qu’ils soient rentrés pour la soupe ? Ces hommes ne sont pas des animaux ; il faut bien qu’ils déjeunent.

Ces hommes ne sont pas des animaux… Je vous assure que jamais discours de Démosthène, plaidoyer de Cicéron, harangue de Gambetta, n’eut un succès plus efficace que ces simples paroles d’un homme excellent. Elles entrèrent, pour ne plus en sortir, dans des caboches fort rebelles aux principes les plus élémentaires de l’école du soldat. On les commenta longuement dans les chambrées. Notez que ce commandant était la sévérité même, impitoyable sur le service, généralement brusque dans son langage, ennemi juré des permissions. Mais il était juste ; et il paraissait s’apercevoir que, sous les vilains képis et les laides capotes dont le gouvernement français affuble ses soldats, il y a des âmes humaines. Aussi, comme il tenait son bataillon dans sa main ! Les plaisanteries de haut goût qui circulent dans les compagnies, et dont quelques-unes sont trop pittoresques, n’osaient atteindre le commandant. Sa personne était sacrée. Notre affection était filiale, superstitieuse, aveugle. Nous l’aurions suivi n’importe où.

Il faut souhaiter à l’armée française beaucoup d’officiers de cette trempe. Le nombre s’en accroît tous les jours, et même l’esprit de justice de notre vieux commandant s’allie quelquefois dans les jeunes promotions de Polytechnique et de Saint-Cyr à une culture et à un talent de l’espèce la plus rare. Je n’en veux d’autre preuve qu’un livre, qui vient de paraître à la librairie militaire de Berger-Levrault, sous ce titre : Pingot et moi, journal d’un officier d’artillerie. L’auteur est un lieutenant qui n’a pas dit son nom ; il a signé de ce pseudonyme, qu’il faut retenir, bien que l’aspect en soit bizarre et la prononciation difficile : Art Roë.

« Analyser les impressions qu’un jeune officier éprouve en entrant au service ; montrer le grand changement qui se fait alors dans son esprit, et sa jeunesse ensuite, plus jeune que son adolescence ; dire sa joie, après tant d’études, de rencontrer enfin son devoir, sa surprise de découvrir jour par jour cette vie, belle entre toutes, son bonheur d’agir, sa fierté de vouloir, sa jouissance de posséder des hommes et de leur appartenir… »

Voilà ce qu’a fait, avec une émotion vraie et discrète, avec une réussite d’expression tout à fait spontanée et un charme de virile ingénuité, l’auteur de ce Journal.

Chaque soir, dans sa petite chambre de Vincennes, le lieutenant Art Roë, en effeuillant son calendrier, repassait ses impressions du jour et les notait, pour « en devenir, comme dit Montaigne, meilleur et plus sage ». Cet examen de conscience ne vaut-il pas mieux que les interminables buveries et fumeries d’après dîner, l’abrutissante partie de dominos, les flâneries au café-concert et autres plaisirs de garnison ?

Au débotté, tandis que son ordonnance, dans la pièce voisine, fourbissait, astiquait et cirait, avec le moins de bruit possible, afin de laisser son officier « inventer des canons », Art Roë s’asseyait devant sa table et, pendant des heures, il écrivait : heures bien employées, qui maintenant doivent remonter dans son souvenir, lumineuses et bénies, et qui nous ont valu (je le dis très sincèrement et sans vouloir le moins du monde offenser les littérateurs professionnels) un des livres les plus originaux et les plus émouvants de ce temps-ci. Livre imparfait du reste. On doit toute la vérité à ceux dont la voix claire, chaude, cordiale, réussit à percer le bruit de foire et de bazar que fait la librairie contemporaine, et dont les paroles, après avoir ravivé en nous les sources de la tendresse et du courage, éveilleront peut-être (qui sait ?) les échos de l’avenir. L’homme qui a su mêler à la psychologie de Pingot tant de pensées, de sentiments et de vivantes peintures, sans compter l’histoire brève, presque tragique du déserteur Thomassot, et les cinq pages, sobres et poignantes, où est contée l’agonie de l’artilleur Daubard, est sûrement de ceux-là. Il est jeune, Dieu merci ! On le voit à sa chaleur de cœur et à la fraîcheur toute neuve de ses sensations. Ses deux galons et son premier livre ne sont qu’un commencement. Il évitera dorénavant une certaine tendance aux généralisations vagues, résultat d’une ivresse d’esprit assez naturelle chez un polytechnicien nourri de philosophie et de lettres. On suit déjà, au cours de son ouvrage, le progrès de son intelligence, un peu compliquée, surchargée par l’éducation moderne, et se redressant au contact de la réalité. Il retombera moins dans ce qu’il appelle spirituellement ses « récidives métaphysiques ». Il restera ce qu’il est, ce que doit être quiconque veut traverser la vie avec quelque honneur et comprendre un peu la nature des choses : un observateur et un poète, un logicien et un songeur, un homme d’action et un homme de rêve.

L’histoire du canonnier Pingot et de son lieutenant, cette confession où la beauté du devoir national, envisagé sous sa forme la plus précise, a été si bien sentie, fait songer à un autre livre qui échappe, lui aussi, aux catégories instituées par les critiques et qui est signé d’un officier : Servitude et grandeur militaires. Mais l’armée dont parlait le capitaine Alfred de Vigny était très différente de celle où nous sommes tous inscrits, où notre place est marquée pour le jour des sacrifices nécessaires et des dangers obligatoires que ni la peur, ni la rhétorique, ni le socialisme ni l’anarchie ne sauraient éviter. En 1827, il y avait, entre le peuple et l’armée, des cloisons étanches. Le soldat était encore un être à part, une sorte de spécialiste, cantonné en dehors de la société, assez mal vu par le pacifique bourgeois. L’idée ne venait à personne qu’il fût honorable et utile pour un jeune homme bien élevé et riche, pour un « fils de famille », de « servir » en qualité de fusilier de 2e classe et de se tenir prêt, malgré les différences sociales, à rentrer dans le rang, coude à coude, avec des paysans ou des ouvriers. L’armée-nation, le gigantesque atelier de patriotisme où se mêlent toutes les classes et où se façonneront, si nous le voulons avec quelque fermeté, les vertus de la démocratie future, n’existait pas. L’état d’officier était plus commode ; les devoirs du commandement étaient moins compliqués. Beaucoup de capitaines de l’armée royale pouvaient se consoler des humiliations imméritées et oublier les émigrés incapables qu’on leur avait donnés pour généraux, en se souvenant des guerres où ils avaient gagné, en d’éblouissantes épopées, leurs épaulettes et leurs éperons. Maintenant, ceux de nos chefs qui ont conduit des troupes ailleurs que sur un champ de manœuvres n’ont gardé, de leurs années d’apprentissage, que des visions de défaites ; leur vaillante jeunesse n’a pas eu de printemps et leur vie est décolorée. Quant aux autres, à mesure que les années passent, et que, sur les manches, les galons s’ajoutent aux galons sans être dorés par l’aube des victoires, ils se demandent avec angoisse s’ils seront jamais à l’honneur, eux qui sont à la peine. Et, lorsqu’on présente l’étendard aux recrues, ils ne peuvent se défendre d’un frisson douloureux devant ce spectacle dont la grandeur émeut les plus sceptiques : « D’abord, l’éclair que font les sabres présentés, l’éclat de voix :“Trompettes, à l’étendard !” et puis cette sonnerie lente et grave qui s’étend sur la troupe immobile, prière du soldat qui croit en sa patrie… En place pour le défilé. De grosses bottes battent le pavé en cadence ; la marche est régulière, les distances sont conservées. Il semble qu’on irait jusqu’au bout du monde sans perdre l’alignement. Mais on ne fait qu’un tour de cour ; les sections pivotent… Et nous rompons les rangs pour reprendre la vie de prose, panser les chevaux, battre les habits, balayer la cour. »

Et pourtant, même dans la prose des menues obligations quotidiennes, les gens de cœur et d’esprit, comme Art Roë, savent trouver, à force de noblesse délicate et inventive, ce sens de la vie qui relève à nos yeux les occupations les plus humbles et nous empêche de renoncer à la joie. Ce n’est pas lui qui négligerait, comme une besogne fastidieuse, le soin d’inspecter l’école primaire, installée dans une salle du quartier pour les conscrits ignares. Il se reprocherait d’abandonner à l’élocution bégayante des brigadiers et à la récitation morne des questionnaires certains chapitres de l’instruction intérieure : la définition du métier de soldat, par exemple, l’honneur de porter les armes, les règles générales de la discipline et l’histoire du drapeau. Vivre en contact avec les hommes, chercher à les connaître, les traiter comme des êtres vivants et non pas comme de simples numéros, éveiller en eux, par l’exemple d’abord, par le conseil ensuite, les germes d’abnégation et d’héroïsme qui dorment presque toujours au fond des intelligences les plus obscures et des volontés les plus molles, faire du régiment, au lieu d’une chaîne de forçats que réunit le hasard, la rencontre et le concours d’un millier de braves qu’une étroite parenté rapproche et qui ont mis en commun leurs souvenirs, leurs efforts, leur confiance, quelle admirable tâche, et combien digne de séduire par sa difficulté même ceux que la jeunesse invite aux longs espoirs ! Ce livre, que vous aimerez dès que vous l’aurez ouvert, est plein de cette pensée : on la sent, bien que l’auteur se défende de toute prédication, on la sent qui circule sous le tissu du style coloré, alerte et pimpant. Un rêve généreux fait vibrer la voix de ce soldat, parlant de son devoir avec une religion passionnée comme cette âme insaisissable, charmante et intrépide, qui chante à l’aurore dans les sonneries de nos clairons.

Les officiers d’autrefois avaient de nombreuses années pour former leurs recrues. Les vieux sous-officiers chevronnés, tannés, rompus à toutes les roueries, gardiens d’une longue tradition, abondaient dans les régiments et dispensaient presque l’état-major de la surveillance du détail. L’ancienne discipline, qui consistait essentiellement en une alternative d’extrême rigueur et d’extrême tolérance, et dont le premier article était l’usage des gros mots, pouvait convenir à une armée où l’iniquité de la loi poussait brutalement ceux qui n’avaient pas assez d’argent pour « acheter un homme », ceux que la pauvreté obligeait à « se vendre », sans compter un fort contingent de « mauvaises têtes », dont la liste grossissait les registres matricules, et que les professions dites régulières renvoyaient aux casernes. Mais le sergent La Ramée et sa postérité n’existent plus que dans le répertoire de l’Opéra-Comique. Dumanet et Pitou sont morts. Le soldat d’aujourd’hui, c’est Pingot, c’est-à-dire vous ou moi, l’homme que le recrutement prend tout jeune dans sa maison, qui arrive à la caserne en songeant malgré lui à sa famille, à son métier, à sa terre, qui regardera de travers son « fourbi », son « truc », si les officiers affectent de ne pas le connaître et l’abandonnent à l’inexpérience des sergents, même rengagés. Il faut secouer le spleen de ce conscrit, spleen sans malice, puisque, si ses mains sont un peu gauches au début, si son esprit est un peu distrait, cela vient de ce qu’il est bon sujet, bon fils, considéré par les conseillers municipaux de sa commune. De ce citoyen estimable il faut faire, en moins de trois ans, un soldat, un défenseur du sol. Bien plus, lorsqu’il quitte le régiment, il faut qu’il se tienne encore résolu et prêt au retour, qu’il sache, autrement que par les menaces de son livret, la continuité de son devoir… On ne lui fera pas comprendre tout cela si on lui refuse cette mâle affection, qui émeut si profondément les jeunes soldats dès qu’ils en aperçoivent la brusque éclaircie sur le rude visage d’un chef.

Quel brave homme que ce Pingot, quelle bonne bête, et comme il est facile de se faire aimer, admirer de ce grand enfant ! Le voilà qui se transforme à vue d’œil. Hier, malgré le képi qui coiffait sa tête dure et le sabre mal attaché qui lui battait les jambes, il avait l’air d’un « civil » déguisé, d’un pompier de village, d’un garde national. Le voyez-vous maintenant qui « se rebiffe » en marchant, qui passe, tout fier, avec un noble fracas d’éperons, de talons, de sabre et de basanes ? Vrai, Pingot ne s’embête plus ; il ne grogne plus en dedans lorsqu’on lui commande une corvée ; il n’a plus, en rentrant au quartier, cette allure de chien battu et mécontent qui égayait le brigadier du poste ; ses lettres « au pays » ne sont plus des élégies ; il mange avec appétit la soupe et le bœuf de l’ordinaire. Il est devenu troupier ; il est en passe (Dieu me pardonne !) de devenir un héros. C’est qu’il a trouvé son maître, son ami, l’idéal de tout Français : un bon officier.

Je ne suis pas inquiet, quand il faudra partir pour une vraie bataille, de la section du lieutenant Art Roë. Je souhaite que, dans la hâte du boute-selle, il n’oublie pas les carnets sur lesquels il écrit ses impressions : lorsqu’on sait voir, d’un regard si lucide et si franc, ce que la monotonie apparente des choses recèle de beauté grave ou d’amusante fantaisie, et combien, dans la vie de chaque jour, la poésie est proche de la vérité, on peut se promettre de vives satisfactions littéraires. (Pourquoi l’armée de terre n’aurait-elle pas son Loti, tout comme l’autre, un Loti plus sérieux ?)

Mais je lui prédis une récompense encore plus précieuse que les louanges des critiques : c’est la reconnaissance d’une foule de braves gens, que lassent les partisans radoteurs d’une armée-machine, milice sans fierté et corps sans âme, que dégoûtent les romans orduriers par où l’on a prétendu nous peindre la vie militaire, et qui lui diront de loin : « Merci, mon lieutenant. Vous avez fait une bonne action. »

Le néo-hellénisme

Tous les hellénistes connaissent l’ouvrage de M. Franz Susemihl sur la littérature d’Alexandrie19. Il est fort complet, tel qu’on pouvait l’attendre du laborieux professeur à qui nous devons une des meilleures éditions d’Aristote qui soit au monde. Malgré la nature spéciale du sujet et le caractère fort sérieux de l’auteur, c’est presque un livre d’actualité.

Il est impossible, en effet, de ne point reconnaître quelques-uns de nos défauts et quelques-unes de nos qualités dans la société lettrée, inquiète, bien-disante, spirituelle, curieuse d’art et d’éloquence, avide de sensations et de sentiments, infiniment diverse et bariolée, qui s’amusa de jolies bagatelles, s’éprit de grammaire, d’histoire et de mythologie, aima le vice et loua la vertu, accorda ses applaudissements las à des baladins et à des moralistes, se plut en des divertissements compliqués et souffrit d’une attente vague autour du Phare, de la Bibliothèque et du Musée, vers le temps de Ptolémée VII Évergète, surnommé l’Enflé, surnommé aussi le Philologue.

Ces gens étaient blasés, comme nous, par un excès de lecture et d’expérience. Incapables de foi, ils témoignaient aux dieux défunts une vénération très littéraire. Comme tous ceux qui ne croient plus à rien, ils étaient, du matin au soir, sur le point de croire à tout. On peut être, à la fois, très sceptique et très capable de niaiserie, très subtil et très « gobeur ». La frivolité un peu nigaude, que nous rencontrons tous les soirs dans le monde, vêtue d’un frac ou parée d’un collier de diamants, apparut, vers le iiie  siècle avant Jésus-Christ, sous la chlamyde rayée des jeunes fats qui se faisaient porter aux bains du quartier de Rhacôtis, en litière de pourpre, par des esclaves noirs. Les sorciers, les mages, les « occultistes », tous les « sârs » de ce temps-là, s’efforçaient, comme chez nous, d’échapper au ridicule à force de piquer la curiosité. Ils y réussissaient quelquefois… Les Alexandrins confondaient dans une même considération les mimes et les chanteurs, les musiciens et les athlètes, les danseuses et les grammairiens, les philosophes et les scoliastes, les bibliothécaires et les critiques d’art, les cérémonies religieuses et les solennités mondaines, les temples et les théâtres, les monologues et les sermons.

Ils aimaient les récitations publiques, les séances des académies, les cours et les conférences. Parmi les plus beaux palais d’Alexandrie, on citait celui de Myrtion, une prostituée chez qui les savants et les hommes de lettres allaient souvent dîner. Le roi Alexandre Ier faisait venir dans son palais toutes les ballerines du grand théâtre et, emporté par l’enthousiasme, sautait à bas de son trône pour danser, lui aussi. Aux processions de Bacchus, le poète Philiscos, dramaturge et imprésario, marchait en cérémonie, entouré de toute sa troupe de comédiens. La querelle littéraire d’Apollonios et de Callimaque passionna les femmes savantes, dix-neuf cents ans avant la dispute de Vadius et de Trissotin. Sosibios de Lacédémone, pensionnaire du Musée, minutieux correcteur de textes, fut applaudi pour avoir modifié le sens de tout un passage d’Homère en déplaçant une seule lettre. La faveur dont jouissaient les cuistres était si scandaleuse qu’un poète, irrité par le triomphe de ces pédants, ne put s’empêcher de les invectiver ainsi : « Engeance ridicule des grammairiens, rongeurs qui grignotez infatigablement ce que font les autres, chenilles de buissons, vous qui bavez sur les œuvres immortelles, vous qui souillez l’âme des enfants, allez-vous-en, punaises, par qui sont dévorés dans l’ombre les poèmes harmonieux ! »

Jamais la maladie spéciale qu’on a nommé la littératurite ne fut plus aiguë. À bout d’émotions, les raffinés d’Alexandrie s’efforçaient d’oublier les délicats régals dont ils étaient saturés, en se faisant, par plaisir, rustiques et canailles. Aujourd’hui, les gens du meilleur monde vont entendre, dans le cabaret de Bruant, l’interminable épopée des « petits joyeux ». La reine Cléopâtre, fille de Ptolémée le Joueur de flûte, assemblait parfois ses amis « les compagnons de la vie inimitable » (τοὺς ἀμιμητοϐὶους), afin d’aller en bande se quereller avec les ivrognes et reconnaître l’état d’âme des « gigolettes » dans les débits de bière et dans les bouges du vieux port. Après quoi, cette femme très belle et très sensible se reposait en admirant l’innocence des chevriers et des pastoures qu’avait peints, en d’immortelles bergeries, Théocrite de Syracuse, ingénieux courtisan.

La capitale de l’empire grec d’Égypte était un bazar cosmopolite, le rendez-vous de toutes les langues et de toutes les races. Si M. le professeur Susemihl a visité, comme ont fait la plupart de ses compatriotes, notre Exposition universelle, il a dû, en regardant à travers ses lunettes le grouillement de la rue du Caire, songer à ces quartiers populeux d’Alexandrie qu’il connaît bien, où il est obligé de suivre ses poètes, et dont il parle avec précaution. S’il est entré dans le salon d’une Parisienne, la variété bizarre des meubles, la profusion des bibelots, l’aspect de certains visages venus de très loin ont peut-être évoqué devant ses yeux la maison d’une Battis, d’une Myrtale ou de la spirituelle Erinna de Lesbos.

Les Juifs étaient très nombreux à Alexandrie. Les gens impartiaux les recherchaient à cause de l’antiquité de leur Bible, des agréments de leur esprit et de la beauté de leurs femmes qui souriaient volontiers, dès ce temps-là, aux poètes et aux prosateurs. La ville des Ptolémées, décidément pareille aux cités modernes, connut toutes les fureurs de l’antisémitisme. Le prêtre Manéthon suppliait les banquiers grecs de faire repasser la mer Rouge aux tribus d’Israël. Le conférencier Apion interrompait ses doctes leçons sur Homère pour dire que les Juifs adoraient une tête d’âne et que, tous les ans, à Pâques, ils mangeaient un Grec bien engraissé.

Idéalistes inassouvis, à ce point qu’ils priaient leurs philosophes d’épurer Platon, les Alexandrins aimaient d’une égale passion les fantaisies morales et la littérature secrète. Je dirais volontiers qu’ils furent pornographes, puisque ce mot, un peu lourd, qui sent la boutique et le bureau, désigne maintenant une profession avouée, que récompense un salaire régulier et que décorent les honneurs publics. Le règne des Ptolémées fut un âge d’or pour cette catégorie de personnes que nous appelons, quel que soit leur âge, les « vieux messieurs ». Quiconque travaillait dans l’érotisme était sûr d’obtenir une pension, de devenir au moins sous-bibliothécaire, précepteur du prince, et de mourir dans la peau d’un personnage très officiel. Il ne faut pas que, pour l’amour du grec, nous prêtions à Philétas de Cos, à Hermésianax de Colophon, une solennité qu’ils n’eurent jamais et une poésie qui leur manque presque toujours. Ces scribes joyeux et malins, coureurs de filles et quêteurs de drachmes, riraient à gorge déployée s’ils voyaient de quel triste costume on les déguise dans les manuels de littérature grecque. Asclépiade, chantre des éphèbes, Græcus facilis et valde venustus , semble natif de Sodome et citoyen de Gomorrhe. Hérondas fut probablement un vagabond incorrigible ; mais ses Mimes, qu’un Anglais a retrouvés dans un tombeau et que M. Georges Dalmeyda vient de traduire avec la plus élégante minutie, prouvent que, sur certaines folies du désir humain, tout est dit et l’on vient trop tard20.

Alexandrie fut un pandémonium et un caravansérail, une foire aux idées et un marché d’esclaves, un musée Guimet et un musée Dupuytren, une fabrique de philosophies et un lieu de plaisir, un foyer de scepticisme et un laboratoire de religions. Tout compte fait, c’est de cette ville extravagante qu’est sortie la civilisation occidentale. Nous venons d’Athènes, c’est possible, mais en passant par l’Égypte. C’est sur ce vieux sol piétiné par tant de peuples, fécondé par un si riche débordement de doctrines, tout imprégné de ferments et de poisons, que nous avons pris notre élan. Les poètes latins reconnurent pour leurs maîtres les versificateurs décadents du Musée. La prédication des Apôtres eût été moins efficace si le Pentateuque, bien avant la venue du Christ, n’eût été traduit en grec par les Septante.

Quel dommage que nous n’ayons pas, en France, un ouvrage complet sur cette période décisive où la limpidité de l’esprit grec se troubla et où apparurent les premiers linéaments de l’esprit moderne ! Certes, nous avons d’excellents travaux de détail. MM. Jules Simon et Étienne Vacherot sont de précieux guides pour ceux qui s’aventurent dans le labyrinthe de la métaphysique néo-platonicienne. M. Jules Girard, qui a décrit, avec un sens si délicat des nuances, quelques moments de la vie morale de l’antiquité et chez qui l’érudition la plus informée n’a pas gâté le goût de l’artiste ni émoussé la pénétration du psychologue, M. Jules Girard nous doit la suite et la fin de ses études vraiment exquises sur Théocrite et sur Callimaque. M. Auguste Couat, après avoir étudié, en deux volumes solides et attrayants, Catulle et les maîtres de Catulle, a cru devoir — au grand déplaisir de ses lecteurs — quitter brusquement Alexandrie pour l’administration. M. Lafaye a pénétré dans l’étrange Panthéon où les nobles formes des dieux grecs voisinèrent avec les figures bestiales des dieux d’Égypte. On ferait avec des extraits de Renan, un recueil d’admirables « contributions » à l’histoire d’Alexandrie. Mais cette histoire, nous ne la possédons pas. Il y a là une belle entreprise à tenter. Pourquoi, dans notre Université si allègre au labeur, si pleine de sève et de force, et un peu trop absorbée par la contemplation du théâtre français, pourquoi ne se trouve-t-il pas un jeune maître assez audacieux pour consacrer une partie de sa vie, toute sa vie s’il le faut, à dix ou douze volumes sur une époque dont la connaissance nous donnera la clef de tant de problèmes ? C’était — je le sais de source sûre — le rêve de Taine. Il eût voulu (ce sont ses propres expressions) jeter la sonde dans ce terreau fumant, pullulant de germes. D’autres préoccupations le détournèrent de ce dessein. Que les travailleurs ne se plaignent pas, comme ils le font quelquefois, du manque de sujets ! Alexandrie appartient à qui voudra la conquérir.

Dès l’année 1843, dans un article de la Revue des Deux Mondes, à propos de la publication des Analecta alexandrina de Meineke, Sainte-Beuve signalait aux savants français cette place vacante. Plus que jamais, l’occasion semble favorable à ceux qui désireraient l’occuper. On ne fait rien de durable, même dans le domaine de la haute culture, sans la connivence de l’esprit public et sans la complicité de la mode. On sait ce que doivent les études médiévales à l’engouement dont se prirent les romantiques pour tout ce qui était moyenâgeux. Or le néo-hellénisme, ce que les Allemands appellent la civilisation hellénistique, paraît être maintenant à la mode. Cela durera-t-il ?… En tout cas, plusieurs de nos jeunes auteurs frôlent volontiers, dans leurs caprices et (comme ils disent) dans leurs « envols », ce Phare colossal dont les feux éclairent, jusqu’aux syrtes les plus reculées, le crépuscule du monde antique. Ce n’est pas M. Susemihl qui les a conduits en ces parages. Ils ont choisi un exégète moins grave et plus intelligent : M. Anatole France. Ils se plurent en compagnie de Thaïs, de Paphnuce et de Nicias à regarder l’eau trouble du Nil et à déchiffrer des papyrus. M. Pierre Quillard, qui fît représenter la Fille aux mains coupées, a quitté le « théâtre d’art » et les effets de terreur qu’enseigne M. Maurice Maeterlinck, pour traduire l’Antre des Nymphes, de Porphyre.

M. Pierre Louÿs a entrepris de mettre en français, sur un joli vélin blanc, la Couronne de Méléagre. En tête de l’élégant livret où il a enfermé ces gentilles fleurs d’Orient, un peu décolorées, il a inscrit cette dédicace sur laquelle je ne veux pas le chicaner : ἸΩΣΗΠΩ ΜΑΡΙΑ ΑΦʹ ἙΡΕΔΙΑΣ. Puis, très soigneusement, avec un choix très méritoire d’expressions et de tours, sur un ton que Callimaque aurait adopté s’il avait connu la Tentation de saint Antoine et les Opinions de M. Jérôme Coignard, M. Pierre Louÿs a écrit la Vie de Méléagre. Le commencement de cette biographie est fort imprévu :

« Méléagre naquit dans une cité blanche et verte, parmi les palmiers, les eaux vives, à Atthis, nous dit-il. Or, il ne s’appelait pas Méléagre, et Atthis est une ville qui n’a jamais existé.

» Il était Syrien, il était Israélite, comme Heinrich Heine, à qui il faut le comparer… Raphaël ou David peut-être, ou Jean, ainsi s’appela Méléagre. La vallée du Hiéromyces, qui est aujourd’hui le Yarmouk, le vit naître, cela est possible. C’est là qu’il put lire la Bible et garder du Sir Hasirim assez de grâce et de volupté pour donner aux Charités d’Ionie toute la langueur orientale. Quand il eut passé l’enfance, il partit pour l’île de Tyr et y vécut toute sa jeunesse.

» Ce fut une vie très régulière ; il fit des vers et fréquenta chez les courtisanes. »

La suite est instructive :

« La plus aimée fut sans doute Lykaïnis, pour qui il ne fit que trois épigrammes et qui le trompa. La mieux chantée, la plus célèbre, est l’éloquente Heliodora.

» Heliodora, don de Helios, s’appelait-elle ainsi pour être née au pays du soleil levant ? Hindoue, Perse ou Babylonienne, ou du royaume de Saba ? Il l’aima, il la chanta, fidèle et adultère, vivante et morte !… Méléagre eut aussi des amis. Comme Anakreon chanta Bathylle, Virgile Alexis, et Shakespeare le jeune comédien qui joua Rosalinde et Juliette, Méléagre aima Myïskos, et d’autres encore. Quand il devint vieux, il quitta la ville. »

La fin est amusante, malgré plusieurs affirmations trop précises, qui ont réveillé en moi un archéologue assoupi :

« Il se retira à Kos, patrie de Dzeus, et fut inscrit comme citoyen des Méropes… Dans ce lieu adorable, en face de la mer Céramique, en vue de Cnide et d’Halicarnasse, il vit le soir tomber peu à peu sur sa vie. C’est là qu’il apprit un jour la mort d’Heliodora ; je le sais, car son épitaphe est en langue dorienne. Il lui dit adieu comme au dernier souvenir de sa jeunesse orientale. Autour de lui, les abeilles bruissaient dans les vignes ; sur les prairies scintillait le cri des cigales, et des femmes passaient sur la route, enveloppées de lumière rose par ces légères étoffes de soie transparente, que l’on tissait à Kos même, et qui laissaient aux formes leur beauté. Au-dessus de la ville, entre le ciel et la mer profondément bleus, rayonnait la blancheur de l’Asklépieion ; Méléagre y montait souvent, car l’enceinte sacrée renfermait le marbre incomparable de Praxitèle : “Aphrodite vêtue”, qu’il avait sculpté, disaient les prêtres, dans l’inspiration d’Apollon.

» C’est là qu’ayant fait pour lui-même cette Couronne fleurie des Muses qu’on appelle l’Anthologie, entouré des vers qu’il aimait, il s’endormit dans la paix des dieux, vers le temps où naquit Jésus21. »

Les Alexandrins avaient une telle prédilection pour les religions très anciennes, qu’ils donnèrent le nom d’Éleusis à un village proche de leur cité. Nous aussi, nous aimons les mystères d’Éleusis. Par la plus heureuse des coïncidences, ils furent célébrés à Paris, au même moment, en deux endroits divers. D’abord, sous la coupole de l’Institut, où M. Paul Foucart acheva la lecture d’un Mémoire qui atteste que la rigueur de son génie épigraphique ne répugne pas aux hypothèses hardies et engageantes ; ensuite, sur la scène de la Bodinière, où M. Maurice Bouchor prêta, une fois encore, à ses aimables marionnettes, la tendresse de son âme et de sa voix. On retrouve, dans ce nouveau poème, la grâce ingénieuse et touchante de Tobie et de Noël. On y remarque aussi des imitations d’Hésiode, comme dans les Géorgiques de Virgile.

Il est visible que nous ne concevons plus les anciens à la façon de Bossuet, de l’abbé Barthélemy, ni même d’André Chénier. Les chercheurs d’inscriptions, les catalogueurs de vases et de terres cuites, les infatigables déterreurs de papyrus et de marbres ont découvert et classé une si prodigieuse quantité de menues archives que le mirage d’une Grèce uniformément pompeuse, héroïque, hiératique, s’évanouit. À l’antiquité-statue, nous préférons l’antiquité-figurine. Périclès est si lointain et Bérénice est si séduisante ! Alexandrie nous attire plus qu’Athènes et plus que Sparte. Nous ne la comprenons peut-être pas tout à fait. Mais elle n’a pas l’air d’une ville morte.

La vieille chanson

M. Jean Jaurès qui, avant d’être l’élève de M. Millerand, fut un brillant écolier, couronné au concours général pour l’harmonie de ses vers latins, la rondeur de ses périodes cicéroniennes, la sonorité de ses discours français et l’excellence de ses thèmes grecs, M. Jean Jaurès a lancé un jour, du haut de la tribune du Parlement, quelques belles phrases, que les faiseurs de morceaux choisis ont sans doute saisies au vol et qui mériteront une place dans les Conciones futurs :

« Vous avez interrompu la vieille chanson qui berçait la misère humaine, et la misère humaine s’est réveillée avec des cris ; elle s’est dressée devant vous, et elle réclame aujourd’hui sa place, sa large place au soleil du monde naturel, le seul que vous n’ayez point pâli. De même que la terre perd, par le rayonnement nocturne, une partie de la chaleur que le jour y a accumulée, une part de l’énergie populaire se dissipait par le rayonnement religieux dans le vide sans fond de l’espace… »

M. Clemenceau lui-même a mis à profit les tristes circonstances que nous traversons. Il y a trouvé un prétexte pour penser à Dieu. La Semaine religieuse de Paris a enregistré, avec une visible satisfaction, la phrase suivante, où l’ancien député de Draguignan s’apitoie sur le sort des souffrants et des humbles.

« Contre la tyrannie féroce qui les accable, où sera le refuge ? Autrefois, ils avaient Dieu, comme dit le marquis des Effrontés. Aujourd’hui, rendez-leur Dieu si vous pouvez. Sinon, ils chercheront autre chose ; et, je vous le prédis, ils le trouveront. »

Écoutons, pourtant. Une musique vient à nous du fond des églises, malgré le fracas des omnibus et la vocifération des camelots qui crient la dernière trouvaille des journaux à scandales. La vieille chanson n’est ni éteinte, ni même couverte par nos clameurs. Elle continue de murmurer ses psalmodies aux échos des cathédrales ! Pendant toute cette semaine, elle s’est exaltée en hymnes de triomphe, comme si les cieux avaient répandu leur rosée, comme si la terre avait enfanté son sauveur. Demain, les cloches joyeuses, chantant à toute volée, feront rire de joie la ville gigantesque et mignonne, capitale-monstre et cité-bibelot. Les Parisiens fermeront boutique et il y aura de l’allégresse dans les familles. Les comédiens, dans les théâtres, joueront peut-être des « à-propos », où il sera question de la crèche de Bethléem, du bœuf, de l’âne, de la marche à l’étoile, des bons rois mages Gaspard, Melchior et Balthazar. La nuit de ce grand jour, tandis que l’admirable cantique Adeste fideles fera frissonner d’allégresse le cœur des derniers chrétiens, les cafés, les restaurants, les charcuteries, les cabinets particuliers resteront ouverts et éclairés. Et, le jour de Noël, les sceptiques seront bien obligés d’avouer qu’un grand peuple vient de fêter, une fois de plus, la nativité du Christ ; car il y aura, tout le long des rues, un cortège de fiacres, rapportant au logis de pâles jeunes gens, fatigués de rites orgiaques, et l’on verra sur les trottoirs, devant les maisons pieuses du grand boulevard et même du boulevard extérieur, des monceaux d’écailles d’huîtres.

Avouons-le. Noël n’est plus guère, pour beaucoup de gens vertueux, qu’une occasion de mettre un sabot dans une cheminée ou de planter un arbre dans une chambre ; pour les autres, c’est un prétexte à souper dehors et un bon motif de s’accorder (passez-moi l’expression) une noce de plus.

Certes, les fêtes religieuses ne sont pas nécessairement une occasion d’ascétisme. L’Athénien qui se déguisait en satyre pour suivre la procession du beau Dionysos ; la matrone d’Éphèse, qui dénouait les cheveux de sa fille et la drapait consciencieusement d’une tunique très courte, afin qu’elle ressemblât à la bonne chasseresse Artémis ; les personnes pieuses qui, à Byblos, à Alexandrie, à Corinthe, semaient, en l’honneur d’Adonis, des laitues pâles et des anémones tôt fanées, symbole du jeune dieu moissonné dans sa fleur ; l’Hindou de Bombay qui, après avoir lu les journaux d’Europe à son cercle, va déposer, devant les cinq dieux protecteurs du foyer, des gâteaux de beurre, de riz, de miel et de mélasse, ne sont peut-être pas beaucoup plus religieux que l’Arya de l’Occident moderne, resté fidèle, par l’effet de l’hérédité, de la routine et de la gourmandise, à la coutume sacrée du réveillon… Toutefois, il est permis de penser que l’empereur Justin Ier, lorsqu’il prescrivit dans tout son empire la célébration de la fête de Noël et l’observance des jeûnes qui précèdent cette solennité, n’avait peut-être pas prévu les « nocturnes » un peu profanes, dont l’évangéliste spirituel est M. Henri Lavedan. Il semble que la vieille chanson, toujours entendue, soit présentement mal comprise. Il faut qu’on la transpose.

La religion sera éternelle, à condition qu’on ne s’attache pas trop aveuglément aux formes passagères et particulières de l’esprit religieux. L’âme intérieure des dogmes est pareille à l’âme humaine : c’est surtout dans son divorce avec les apparences et les symboles éphémères, qu’apparaîtra son immortalité. L’Église catholique romaine, si longtemps titulaire et maîtresse du gouvernement des consciences, a compris elle-même quelquefois, que l’immobilité est une cause et un signe de mort, que les « variations » dans l’attitude, dans le discours, jusque dans la doctrine ne doivent pas, malgré l’autorité de Bossuet, être considérées comme des scandales. On a vu jadis des évêques, des moines et même des saints, proclamer que l’Église doit être incessamment renouvelée et rajeunie. Bonaventure, cardinal-évêque d’Albano, Joachim, abbé des cisterciens, Jacques de Voragine, archevêque de Gênes, le dominicain Henri Suso, Jean Ruyjsbroëk, prieur des chanoines réguliers de Grœnendaël, les Pères du concile de Constance, ces hommes vraiment apostoliques, véritables réformateurs avant la Réforme, plus récemment le Père Lacordaire et le vénérable M. Mathurin Houet, supérieur de l’oratoire de Rennes, professaient, sur les devoirs du sacerdoce, d’autres idées que Mgr Gouthe-Soulard, archevêque d’Aix, et Mgr Narcisse Baptifolier, évêque de Mende. Il y a six ans à peine, le cardinal Gibbons, dans un manifeste inoubliable, énumérait quelques-unes des nécessités nouvelles auxquelles la religion, sous peine de défaillir, est obligée de pourvoir, et l’apôtre du Minnesota, le courageux et enthousiaste archevêque de Saint-Paul, Mgr Ireland, ne disait-il pas, avec la verve et la fougue dont sa virile parole est coutumière :

« … Allons de l’avant. Qu’importe, s’il nous arrive de nous tromper ? Qui ne risque rien n’a rien. Le conservatisme qui ne veut jamais s’aventurer n’est que pourriture et que poussière. Ne redoutez pas le nouveau, pourvu que les principes soient saufs. Ce temps est un temps de nouveautés, et l’action religieuse, pour s’accorder avec le siècle, doit prendre de nouvelles formes et de nouvelles voies… »

Et ailleurs :

« Cet âge est l’âgé de la démocratie. Les jours des princes et des seigneurs féodaux sont passés ; les monarques occupent leurs trônes pour exécuter la volonté des peuples. Malheur à la religion qui ne le comprendra pas ! Celui qui tient les masses règne. La religion qu’il nous faut aujourd’hui n’est pas celle qui consiste à chanter les hymnes suaves dans le chœur des cathédrales, à porter des chasubles bordées d’or, pendant que la multitude est absente de la nef et des bas-côtés, et que le monde meurt d’inanition morale et spirituelle. Allez à la recherche des hommes : parlez-leur, non pas en phrases pompeuses ni dans le style d’un sermonnaire du xviie  siècle, mais en paroles ardentes, qui pénètrent les esprits et les cœurs22… »

Hélas ! malgré ces éloquentes objurgations, malgré le socialisme chevaleresque du comte de Mun et de l’abbé Lemire, malgré l’évolution politique recommandée par l’encyclique Rerum novarum, l’Église a timidement innové. Les conférences prêchées à Notre-Dame par M. l’abbé d’Hulst pourraient être contresignées par Bourdaloue et visées par saint Thomas d’Aquin. Le catéchisme enseigne toujours la cosmogonie de la Genèse, vieille tradition, qui n’est même pas d’origine juive.

L’histoire sainte reste réfractaire aux découvertes les plus indéniables des sémitisants. Le culte des miracles prospère plus que jamais, comme un défi superbement opposé aux affirmations et aux négations de la science positive. La congrégation de l’Index, personne très âgée, soupçonne et dénonce l’hérésie un peu partout. L’orthodoxie ombrageuse ressuscite même des hérésies un peu oubliées. Malheur à ceux qui veulent se mettre en coquetterie avec cette puissance revêche ! M. Paul Desjardins, pour quelques réflexions fort respectueuses et fort justes, a été comparé à Wicleff, à Jean Huss, aux Pauvres de Lyon, retranché de la communion des fidèles et définitivement rejeté par la main sèche d’un prélat romain, dans la secte des Béguards 23. Comme la Révolution de M. Clemenceau, l’Église, même celle du pape Léon XIII, est un bloc.

Qui donc viendra délivrer le génie du christianisme, trésor intime, opprimé par un poids mort, emprisonné par des moules rebelles ? Plusieurs esprits généreux, en dehors ou à côté de l’Église, s’emploient à cette tâche. On a tort de juger trop souvent notre pays par les affiches de nos théâtres, le cabotinage débraillé des gens du monde, les fantaisies des hystériques de lettres et les divertissements des étrangers qui cherchent chez nous de bons soupers, un bon gîte et le reste. Il y a toute une jeunesse pensive, singulièrement vivante, nullement semblable à celle qui organise, avec un zèle bureaucratique, des veillées funèbres à Bullier. Un illustre écrivain a déjà signalé, avec une sympathie ingénieuse, quelques-unes des « cigognes » d’agréable augure, qui aiment à faire bruire leur joie au pinacle des clochers, au fronton des temples, même au sommet de la tour Eiffel, sur tous les points d’où l’on peut dominer les multitudes et répéter la douce parole : misereor super turbam . Ces oiseaux de grand vol, messagers de paix et avant-coureurs d’un printemps qui n’a pas encore fleuri, étaient venus de tous les côtés de l’horizon : de Russie, de Norvège, de Hongrie, de Genève, de France.

On ne se douterait guère, à lire la plupart des journaux de Paris, à voir les préoccupations que révèle le visage des passants, à regarder les représentations annoncées par les colonnes-affiches des théâtres, qu’un grand nombre de personnes, parmi nos contemporains, ne limitent pas l’horizon de leur vie à la lecture des feuilles pornographiques, aux ébats du Moulin-Rouge et à la fréquentation du foyer de la danse. Je tiens à dire, pour l’honneur de mon pays, qu’on se tromperait gravement si l’on jugeait de la France tout entière d’après la petite écume de polissons de lettres, de « cercleux » sans scrupules, de rastaquouères effrontés, et de politiciens-forbans qui flotte à sa surface. Au-delà de ce premier plan, assez malpropre, qui saute aux yeux des étrangers, il y a, croyez-le bien, de nobles âmes, que préoccupent de sérieuses pensées, et qui travaillent sans relâche, sinon à racheter les péchés du monde, du moins à préparer une ère nouvelle, où les hommes seront moins âpres et moins féroces dans leurs convoitises, plus doux et plus équitables envers la vie, plus aptes à l’acceptation virile des nécessités sociales contre lesquelles il est vain de s’insurger.

Hélas ! Ils ont beaucoup à faire ; leur voix risque de se perdre dans la clameur des foules aveugles, et leur rêverie est trop souvent interrompue par les coups sourds de la dynamite. N’importe. Il est bon, pour notre réconfort personnel, de nous distraire un peu du tapage de la place publique, pour écouter ce que disent ces hommes bien intentionnés, auxquels il ne manque peut-être que cette force de poumons, cet amour du bruit, ces gestes désordonnés, sans lesquels il est impossible même aux meilleurs de s’imposer à l’attention du grand nombre.

Je ne sais si les remèdes que nous proposent nos moralistes sont excellents. Mais, en tout cas, ils ont admirablement décrit notre misère morale. Le diagnostic est singulièrement instructif, et s’il est vrai qu’on est déjà presque à moitié guéri, lorsque l’on connaît bien sa maladie, il faut les remercier.

Le mal est très complexe. C’est d’abord, dans les parties supérieures de la société, une certaine impuissance de se décider, une incapacité d’agir. Nous perdons notre temps en reproches inefficaces et en élans inutiles. Beaucoup d’entre nous, surtout les plus cultivés, pourraient dire avec Amiel : « Impasse formidable ! Ce qui m’est encore possible me trouve dégoûté, et tout ce que j’aurais désiré m’échappe et m’échappera toujours. La fin de tout élan, c’est éternellement la fatigue et la déception. Découragement, abattement, affaissement, apathie : c’est la série qu’il faut sans trêve recommencer quand on roule encore le rocher de Sisyphe24. »

Les germes de cette mauvaise disposition ont été, depuis longtemps, préparés et multipliés en nous par l’éducation purement esthétique à laquelle nous nous sommes livrés, corps et âme. Nous sommes les victimes de l’art pour l’art. Nous avons souffert d’abord d’une maladie littéraire. Plusieurs artistes, dont quelques-uns sont très grands, nous ont enseigné que tout est indifférent, sauf l’expression magnifique de la Beauté. Rappelez-vous ces vers de Théophile Gautier :

Tout passe. L’art robuste
   Seul a l’éternité.
         Le buste
Survit à la cité.
…………………………
Les Dieux eux-mêmes meurent.
Mais les vers souverains
         Demeurent
Plus forts que les airains25.

C’est dans cette religion épicurienne de l’art, que les frères de Goncourt, stylistes et bibelotiers, nous engagent à vivre. C’est pour rire, sans doute, que ces deux écrivains se sont posés un jour, dans la préface de La Fille Élisa, en réformateurs et en « médecins » des plaies sociales. N’ont-ils pas dit, avec un sentiment de regret purement littéraire : « Ce qui dégoûte, c’est qu’il n’y a plus d’extravagance dans les choses du monde. Les événements sont raisonnables. Il ne surgit plus quelque grand toqué de gloire ou de foi, qui brouille un peu la terre et tracasse son temps à coups d’imprévu. Non, tout est soumis à un bon sens bourgeois, à l’équilibre des budgets. Il n’y a plus de fous, même parmi les rois26. »

M. Leconte de Lisle s’est défendu, lui aussi, contre la compassion aux humaines misères et contre les exigences de l’action. Ce n’est pas qu’il n’ait souffert, à certains moments, de la misère de l’homme ; mais il semble se reprocher ses deuils comme des péchés, et, toutes les fois qu’il échappe à la pitié, il s’en vante avec une sérénité sublime :

La première rumeur qui me vint aux oreilles
   Ne fut pas le sanglot humain,
Et l’aube m’a nourri de ses larmes vermeilles
   Que ma lèvre but dans sa main27.

Et ailleurs :

… Rien n’a de substance et de réalité ;
Rien n’est vrai que l’unique et morne éternité :
Ô Brahma ! Toute chose est le rêve d’un rêve28 !

M. Gustave Flaubert fut, avec moins de philosophie, un apôtre encore plus fougueux de la Littérature, conçue comme l’expression plastique des choses par un artiste insoucieux de leur valeur morale. Il professait une espèce de culte pour Néron et pour Héliogabale, à cause de la « beauté » de leurs crimes et apparemment de leurs gestes. Dans son petit jardin de Croisset, il faisait de consciencieux efforts pour se donner des rêves de luxure et de férocité. Il regrettait de n’être pas un César sanguinaire de la décadence romaine, un gladiateur dans le cirque. Le Journal des Goncourt est tout retentissant des truculences naïves de ce brave homme, qui disait, entre la poire et le fromage, en roulant des yeux de cannibale : « Si jamais je prends une part active au monde, ce sera comme penseur et démoralisateur29. »

D’autres sont venus qui, avec moins de candeur, ont fait autant de mal, travaillant à nous blaser et à nous désabuser, nous faisant des âmes d’enfants, nous rendant insensibles à tout, hors aux belles couleurs et aux belles formes, ou bien s’amusant, par simple fantaisie, à pervertir et à salir leur siècle.

Tandis que les classes éclairées perdaient, dans ce décevant dilettantisme, toutes leurs forces morales, et que les classes opulentes s’endurcissaient, de jour en jour, dans un matérialisme épais, les classes pauvres, dénuées d’enseignements et d’exemples ; privées d’idéal, tendaient de plus en plus au bien-être, à la possession des biens de la terre. Une guerre sociale semble imminente, où les appétits passeront avant les sentiments. Les ouvriers, moins pauvres qu’autrefois, sont beaucoup plus mécontents, et, malgré toutes les théories dont se colorent leurs convoitises, il est certain que leurs revendications sont d’un ordre assez vulgaire : elles tendent à déposséder ceux qui possèdent ; ce qui revient à dire que, leur but une fois atteint, ils ne seront pas meilleurs que ceux qu’ils auront vaincus. Et il faudra tout recommencer.

Quel est le remède à tous ces maux ? Comment sauver du naufrage ce qui peut subsister de moralité intérieure dans une démocratie travaillée par de si étranges malaises ? Quelques-uns se sont servis du théâtre comme d’une tribune, de l’art dramatique comme d’un moyen de propagande, pour dénoncer le pharisaïsme de la société et hausser les âmes à une virile conception de la vie ; mais, depuis la mort d’Émile Augier et la retraite d’Alexandre Dumas, les auteurs dramatiques se traînent, sauf de rares exceptions, dans les banalités du « vaudeville », ou bien, sous prétexte de faire « vivant », s’appliquent à une notation puérile, impersonnelle, et d’ailleurs inexacte de ce qu’ils entendent dire ou de ce qu’ils voient faire autour d’eux.

En revanche, depuis quelques mois, les traités de morale, les petits manuels de vie pratique abondent aux étalages des librairies. On les achète, ce qui est un signe très rassurant.

Vous savez qu’au temps des mauvais empereurs, sous Tibère et Néron, au milieu de la corruption générale, les âmes généreuses et les consciences inquiètes se remettaient aux mains de quelque philosophe, qui les guidait dans les voies de la vertu. On voulait avoir auprès de soi un guide aimé et respecté dont la moralité fut irréprochable et la parole consolante. Il y avait, dans les écoles de philosophie, des directeurs de conscience, en quelque sorte « professionnels », des confidents qui se chargeaient de détacher leurs contemporains des faux biens qu’adore la multitude, et de les amener à l’équilibre parfait de l’intelligence, à la soumission des passions apaisées, à la tranquillité de l’âme, victorieuse d’elle-même et de l’Univers. MM. Paul Desjardins, le pasteur Wagner, d’autres encore, aspirent à remplir chez nous l’office bienfaisant dont s’acquittèrent auprès de Thraséas le cynique Démétrius, auprès du poète Perse le stoïcien Cornutus.

On a beaucoup parlé du généreux opuscule de M. Paul Desjardins, sur le Devoir présent. Voici maintenant30 un autre professeur, M. Maurice Blondel, qui nous prêche l’action. Je voudrais parler longuement de son livre, qui est assez étendu, et auquel je ne reprocherai que son allure un peu mystérieuse, son air un peu abscons. Cette méditation sur l’Action, en 492 pages in-octavo, est une thèse de morale et de métaphysique. Or la métaphysique des collèges devient de plus en plus étrange et obscure, toute hérissée de barbarismes scolastiques. Il y a encore, sur la montagne Sainte-Geneviève, des docteurs terribles, des Duns Scot et des Abélard. Toutes les fois que M. Blondel consent à ne pas être trop métaphysicien, il est parfait et il rappelle par sa fluidité gracieuse, par je ne sais quel sourire de moraliste disert, l’abondance intarissable de Nicole. En des circuits successifs, qui ont parfois des complications de labyrinthe, il sonde ces profondeurs inexplorées de l’être, où grouillent et pullulent, dans une lumière de limbes, les germes de nos actions bonnes ou mauvaises. Passant du « seuil de la conscience » à l’« opération volontaire », de l’« effort intentionnel » à la « première expansion extérieure de l’action », il suppute, avec une rare dextérité et une habileté peut-être un peu trop subtile, tous les éléments de l’acte. Je ne sais si cette analyse infinitésimale du moi, si ce démontage minutieux du mécanisme intérieur, même lorsqu’on y ajoute, pour nous consoler, une réfutation du déterminisme, sont faits pour donner au lecteur le goût de la vie active. Osons le dire franchement. Il serait étonnant que M. Blondel devînt un jour conquistador, flibustier, administrateur d’un grand empire, prince d’une tribu sauvage en Océanie, chef d’un groupe à la Chambre. Il a pris, de trop bonne heure, l’habitude de se regarder faire. À connaître ainsi les motifs, les mobiles qui nous font mouvoir, on perd le désir de les mettre en branle… Mais M. Blondel restera un philosophe vraiment exquis, un confesseur délicat dont l’entretien est parfois un délice. Quand on a lu ses fines réflexions sur les « voies multiples de la contagion morale », sur le « dessein de la volonté dans l’amour », sur la « cité immanente à chaque citoyen », réflexions où circulent des torrents de vie spirituelle, on voudrait l’avoir pour directeur de conscience. Quelques-unes de ses maximes sont fort belles : « Manquer sa destinée n’est point s’y soustraire… Il faut aimer pour connaître… Le problème logique n’est qu’un aspect du problème de l’action… » Aminci et allégé, son énorme volume pourrait devenir un bréviaire charmant, une Imitation laïque, le Manuel suave d’un Épictète discret et attendri.

La voix de M. Jules Payot est un peu vulgaire, mais sonore et mâle31. M. Payot est, avant tout, un donneur de conseils, un sermonneur, un censeur. Il aime à morigéner, à bousculer ses semblables, à donner des pensums, à faire la classe. Il ne ménage personne, n’a pas peur des détails et éclaire de son impitoyable lanterne les recoins obscurs où la faiblesse et la vilenie humaines courent se cacher. Ses conseils, d’ailleurs, sont excellents, et je voudrais que son livre, l’Éducation de la volonté, fût mis entre les mains de tous les jeunes hommes. Il a bien vu le mal, le fléau qu’il faut combattre : l’aboulie, le manque de volonté, l’horreur de l’effort, maladie véritablement honteuse qui nous livre sans défense à toutes les tentations individuelles, à toutes les aventures politiques. Il s’agit de la guérir ou tout au moins de l’atténuer. À peine sorti du quartier Latin et déjà professeur, M. Payot s’adresse surtout aux étudiants, moins comme un maître dont on se méfie que comme un camarade âgé, dont la rude affection a le droit de tout dire. Il y a beaucoup à dire. Nous comptons sur les étudiants ; eux-mêmes ont répété souvent — et non sans emphase — qu’ils avaient de très hautes ambitions. Or, par une singulière interversion des rôles, il s’est trouvé que les bacheliers du dernier « bateau » semblaient avoir moins de jeunesse au cœur que la plupart de leurs aînés. L’enthousiasme, l’esprit d’indépendance, la fantaisie même semblent avoir quitté les trottoirs du boulevard Saint-Michel, pays de cocagne, si l’on veut, mais de cocagne triste. Il n’est pas nécessaire d’être un moraliste morose ni un psychologue bien délié pour découvrir, dans les brasseries du « quartier », le bavardage découragé, le raisonnement vieillot des gens qui se disent « positifs », le respect superstitieux de l’opinion publique représentée par le reportage, la régularité ponctuelle de l’apéritif et du whist, les qualités qui préparent aux ronds de cuir et aux palmes académiques, en un mot, tous les ridicules bourgeois. Je vous recommande le bilan que M. Payot a dressé sous ce titre : « Moralité médiocre de la plupart des étudiants ; ils sont victimes d’une vanité sotte. Leurs illusions naïves dans l’évaluation des plaisirs de l’amour vénal… » Nos cadets, qui sont bien gentils toutes les fois qu’ils le veulent, liront sans mauvaise humeur cette verte mercuriale d’un brave homme qui parle net. Chacun, sans doute, en fera l’application à son voisin. Mais cette énergique médication peut faire, tout de même, beaucoup de bien à la santé morale et à la santé physique des « escholiers » trop séduits par le moyenâgisme des « ribaudes ».

Je voudrais parler à loisir des ouvrages récents de deux hommes qui, par l’éloquence de leur parole et l’efficacité de leur propagande, méritent d’être étudiés longuement et à part : M. Charles Recolin et M. Wagner. Ils me pardonneront d’avoir fait passer avant eux ceux qu’a stimulés leur généreux exemple. Ils sont, d’ailleurs, assez connus pour n’avoir pas besoin d’être présentés au public.

M. Charles Recolin me paraît bien près de la solution juste du problème qui nous occupe, lorsqu’il voit, dans la solidarité, la forme nouvelle et nécessaire de la morale32. Il ne faut pas s’isoler, même pour se livrer à des pratiques d’ascétisme. Qu’importe à l’humanité que M. Lemaistre de Sacy, dans la cour de Port-Royal, raccommode de vieux souliers, ou que Siméon le Stylite passe sa vie sur une colonne, ou que le bienheureux Labre refuse de se laver les mains ? Le malheur de ce grand et bon Tolstoï, c’est d’aboutir, par une douloureuse aberration du génie, à un individualisme fou, déguisé par une bienfaisance irraisonnée et une charité divagante33. Il est inutile à notre prochain que nous soyons des virtuoses de moralité, que nous fassions, dans notre chambre, des exercices spirituels comme d’autres font des gammes. C’est une vertu bien égoïste et presque une fatuité, que cette contemplation perpétuelle de soi-même. On sait quels ravages elle peut causer. De tous les livres qui ont été écrits dans ces dernières années, la Sonate à Kreutzer est peut-être le plus inconsciemment immoral. Il faut sortir de soi, et, comme le Christ, le jour où il vit une pauvre veuve apporter tout son avoir au temple, regarder la foule.

« Regarder la foule », c’est la règle que M. Wagner s’est imposée, et qu’il nous recommande, par-dessus tout, dans trois nobles livres qui s’appellent Justice, Jeunesse, Vaillance. À vrai dire, je goûte assez peu les considérations générales par où débutent ces ouvrages. Mais quand le vaillant pasteur quitte les sommets de l’histoire, qu’il parcourt, comme les dieux d’Homère, en quelques enjambées, il excelle à peindre ce qu’il a vu de ses propres yeux : les jeunes gens, qu’il connaît bien pour les avoir pratiqués dans des milieux différents, à tous les degrés de l’échelle sociale. Il a fréquenté la jeunesse riche, les fils de bourgeois, étudiants flâneurs, stagiaires, scribes ou surnuméraires, assez laborieux dans la journée, et très assidus, quand vient le soir, aux lieux où l’on s’amuse. De ceux-là, il pense peu de bien, et il le dit sans détour, avec une savoureuse verdeur. Il insiste avec raison sur les préoccupations pratiques d’un grand nombre de gens, sur leur utilitarisme grossier, sur leurs plaisirs vulgaires, sur leur brutale conception de l’amour.

À un étage un peu supérieur, mais humble encore, voici la foule confuse, laborieuse et aveugle de ceux à qui la préparation des examens, la méditation éperdue des programmes, le choix fiévreux d’une carrière enlèvent le loisir de penser à quelque chose de noble et d’élevé. Apprendre un état en échange d’un morceau de pain, telle est leur devise. Toutes les issues sont bouchées, par où ces âmes obscures pourraient apercevoir un coin d’idéal. Dénués de fortes amours et de haines généreuses, ces hommes ne vivent pas ; ils fonctionnent. Regardez-les passer dans la rue, ils vont « à leurs affaires », uniquement occupés de leurs intérêts personnels, insoucieux d’autrui. Ils sont des citoyens paisibles, contre qui la police n’aura jamais à sévir, respectables assurément, et dignes d’égards. Mais qui ne voit que ces éternels abstentionnistes, qui considèrent leur neutralité comme une vertu, sont les victimes, désignées d’avance, de tous ceux qui voudront entreprendre l’attaque de leur moralité et de leur sécurité. C’est de cette masse, molle et morte, qu’est faite la moyenne des classes aisées, dans notre pays. C’est ce troupeau qui fait que la bourgeoisie française est un terrain si bien préparé pour toutes les espèces de révolutions.

M. le pasteur Wagner fait aussi des réflexions pénétrantes et justes sur les jeunes « noceurs » qui mangent, avec une gaieté morne, l’argent péniblement gagné par leurs pères, et ceux qu’il appelle les « moutons de Panurge », pauvres gens sans consistance, qui multiplient à un nombre infini d’exemplaires la sottise et la banalité de leurs contemporains.

Un type manque à cette série de portraits un peu grossement ébauchés par un peintre qui n’a pas le loisir de préciser et d’affiner les traits. C’est celui du jeune gendelettre idéaliste et positif, faiseur de vers abscons et de calculs pratiques, chercheur de rythmes et coureur de dots, épris de phrases et friand de belles relations, mystique et féroce. Ces nouveaux Trissotins, chez lesquels il y a du cuistre et du paltoquet, du Rastignac et du Giboyer, de la malice et de l’ineptie, ces parfaits exemplaires de veulerie malfaisante, et, si j’ose m’exprimer ainsi, de « muflerie », sont dignes d’être fustigés en public. Mais M. le pasteur Wagner les hante peu. Il a, heureusement, mieux à faire, et la meilleure partie de son temps appartient au peuple, aux ouvriers, aux humbles qu’il connaît bien pour les avoir beaucoup fréquentés.

Dans ses longues et nombreuses entrevues avec des commis, des garçons de magasin, des ouvriers d’usines, il a noté plusieurs symptômes peu rassurants :

1º L’absence de vie morale, de toute croyance, la ruine de toute « religion », au sens exact qu’il faut donner à ce mot : « Il y a des jours où ce qu’on entend et ce qu’on voit vous amène presque à conclure qu’il n’y a plus rien. Une demi-douzaine de formules négatives, résultat condensé des négations accumulées, servent à occuper la catégorie du mystère et de l’infini. » — 2º La disparition, de plus en plus sensible, du sérieux, et surtout du respect. « À certains moments obscurs, on se dirait en pleine décomposition morale… L’esprit qui anime la foule se plaît à avilir et à traîner dans la boue tout ce qui est vénérable et saint… Toute grandeur, toute supériorité l’irrite34. Il a transformé l’absence de crainte humaine et le mépris des grandeurs factices, cette disposition royale des âmes fortes, en l’absence de piété, cet état d’âme de la canaille. »

Comment s’étonner de ces pertes successives ? « Un travail énorme de désagrégation s’est accompli... Le mal vient des exploiteurs de scandale et des calomniateurs de profession, qui se sont appliqués avec persévérance à faire entrevoir un voleur, un assassin ou au moins un hypocrite derrière toute personnalité mise en relief par ses fonctions ou son talent… L’influence personnelle a été grossie jusqu’à des proportions illimitées par la propagande de la presse au rabais. »

Ajoutez à ces misères l’alcoolisme et sa folie, et vous aurez une esquisse de l’enfer social où nous emmène M. Wagner. Et cependant, au fond de ce torrent populaire qui charrie un si impur torrent de choses mortes et corrompues, il y a des parcelles d’or : sentiments confus qui s’agitent dans l’âme des foules, et qui ne demandent qu’un peu de lumière pour fleurir, habitudes anciennes que la malfaisance des nouvelles mœurs a réprimées et non pas abolies, instincts dévoyés qu’il faut faire rentrer dans la bonne route, gages de résurrection, ressorts de vie dont la rouille a brusquement arrêté la marche et qu’il faut remettre en mouvement.

M. Wagner, malgré les expériences qu’il a faites, ne désespère pas, au contraire. Il est plein d’allégresse et d’entrain. Je ne sais si vous avez entendu, dans la petite salle du nº 91 du boulevard Beaumarchais, si simple, si nue et si pleine de braves gens, l’éloquent pasteur. Il est impossible de ne pas se dire à soi-même, en écoutant cette parole chaude, virile, tour à tour familière et éclatante : « Voilà un homme ! » Ce qui distingue M. Wagner de la plupart des prédicateurs de notre temps, c’est qu’il n’a pas peur. Il ne craint pas les deux épouvantails qui font trembler tant d’infortunés moralistes : la Démocratie et la Science. Il a confiance dans la Démocratie parce qu’il la connaît, vivant presque du matin au soir avec des ouvriers, et il ne pense pas que, malgré les dangers actuels d’une vulgarisation mal comprise, la Science, ouvrière de vérité, puisse être ouvrière de mal. C’est avec toutes les forces, accumulées après un labeur séculaire par l’humanité qui souffre et qui peine, que cet homme de cœur veut aller au bien. Faisons comme lui. Regardons l’avenir sans défaillance, sans prévention, sans frayeurs de propriétaire alarmé. La patience de l’ouvrier qui façonne la matière, l’intrépidité du savant dont l’investigation hardie a illuminé la terre et ouvert le ciel nous créent de nouvelles conditions de vie individuelle et de vie sociale. Nos mains incertaines cherchent, dans ce grand changement, les appuis accoutumés qui soutenaient autrefois nos fragiles vertus. Nous sommes étonnés de ne plus les trouver à la même place, et plusieurs d’entre nous vont s’asseoir au bord de la route, désespérant de pouvoir marcher. Or ce n’est pas en se couchant sous un vieil arbre qu’on parvient à sortir d’une forêt où l’on a perdu son chemin : c’est en allant devant soi.

Allons de l’avant et prêtons l’oreille aux bruits lointains et rassurants, aux voix amies qui viennent jusqu’à nous. Plus que jamais, en dépit des apparences, la pensée humaine est en travail de religion. L’éternelle piété, sans qui les hommes ne pourraient pas vivre, survit aux dogmes et aux catéchismes. Elle va probablement, elle aussi, faire des découvertes qui nous émerveilleront. Ayons confiance en ses ressources, ne craignons pas son inépuisable fécondité. Soyons comme les Athéniens, de qui l’on disait qu’ils furent longtemps heureux parce qu’ils étaient hospitaliers aux dieux nouveaux.

Ce que dit la Russie

Il ne fut pas donné à tout le monde de pouvoir assister à la représentation de gala de l’Opéra, organisée en l’honneur de la Russie et au nom de la France par M. Arthur Meyer, ni même aux réjouissances plus spécialement destinées aux petites gens. Si accueillante que fût la bonhomie du gouvernement et du conseil municipal, tous les citoyens de la République française ne pouvaient pas avoir l’ambition déraisonnable d’être admis aux nombreux repas que nos hôtes acceptèrent avec une bonne grâce vraiment charmante et presque héroïque. Mais il n’était pas nécessaire, heureusement, d’être un personnage considérable, pour prendre part de tout cœur à l’aimable fête qui a si gaiement illuminé le visage de Paris, et pour se laisser entraîner par l’élan cordial qui attira l’un à l’autre, à travers l’Europe attentive et stupéfaite, deux peuples si différents.

Plusieurs personnes qui écrivent dans les journaux ou parlent dans les lieux publics ont cru adresser aux Russes un compliment très délicat en les appelant « les Français du Nord ». Que penseriez-vous de quelqu’un qui offrirait à un de ses amis le pain et le sel et qui, à l’heure des toasts, dirait, avec un obligeant sourire : « Mes compliments, mon cher ! Vous êtes tout mon portrait ! C’est frappant ! » Il n’y a d’amitié durable et féconde qu’entre gens qui ne se ressemblent pas. C’est pourquoi les Russes resteront nos amis. L’herbe, comme on dit chez eux, ne poussera pas sur le chemin qui les a menés vers nous ; et cette amitié, outre les profits immédiats que notre politique en pourra retirer, nous sera salutaire. Ils ont une vieille dette, une dette amicale, qu’ils n’ont pas oubliée et qu’ils veulent acquitter. Nous leur avons appris beaucoup de choses, autrefois, quand le tsar Pierre vint à Paris, quand la tsarine Catherine II correspondait avec Diderot et plus tard encore au temps où le duc de Richelieu et le général de Langeron fondèrent la ville d’Odessa. À leur tour, ils veulent nous apprendre ce qu’ils savent, ce que la pratique de la vie leur a enseigné, ce que leur a transmis, du fond des temps, la tradition de leur race résignée et entreprenante, patiente et enthousiaste. Ils ont beaucoup à nous dire. Écoutons-les.

La voix de la Russie est venue jusqu’à nous, d’écho en écho, tantôt claire et haute, comme ces appels du soir qui assemblent, à l’heure de l’angélus, les laboureurs de la vallée du Dnieprk, tantôt chuchotante et câline comme les confidences de ces belles filles de Kiev, dont les seins palpitent sous le cliquetis des colliers de perles. On peut l’entendre aisément, même si l’on ne connaît pas très bien la langue difficile que parlent les boyards et les moujiks. Des hommes savants, dévoués, éloquents travaillent, depuis de nombreuses années, à cette initiation intellectuelle et morale, sans laquelle l’union politique n’eût pas été possible. On connaît les belles études de littérature et d’histoire que le public français doit à MM. Alfred Rambaud et Anatole Leroy-Beaulieu, les analyses pénétrantes de M. Ernest Dupuy, dont les livres trop rares attestent que les poètes seuls savent comprendre les poètes, enfin les pages éclatantes et décisives de M. de Vogüé. D’autres encore ont travaillé fort utilement à compléter cette bibliothèque franco-russe, désormais indispensable à tout Français : M. Louis Léger, qui a donné, en une série de notices et d’extraits, un résumé substantiel de la littérature russe ; M. de Saint-Albin, dont l’anthologie est très attrayante ; M. de Soudak, auteur d’un Voyage en Crimée qui est une charmante évocation de paysages et d’âmes. Je voudrais faire sonner ces noms assez forts pour qu’ils ne fussent pas confondus avec la cohue vociférante des ouvriers de la onzième heure, dont quelques-uns, il faut l’avouer, sont venus de loin à l’alliance russe.

En tout cas, c’est une agréable diversion aux bruits de la rue, que de suivre un moment ces excellents guides aux terres vierges dont ils connaissent si bien les trésors.

« Il y a, dit Maïkov, des pensées secrètes dans la profondeur de l’âme : le poète, dès le moment de leur naissance, devine en elles la semence d’une création à venir. On dirait qu’elles dorment, qu’elles attendent un regard, un signe, un éclair pour sortir de l’obscurité. Parfois l’homme s’approche d’elles, à la dérobée ; il s’arrête, il se plaît à regarder leur sommeil mystérieux, comme une mère inquiète et silencieuse se penche sur ses enfants endormis, dans la chambre close… »

Le paysage de la Russie, les figures qu’on y voit, les paroles qu’on y entend, les chansons qu’on y chante éveillent d’abord au fond de l’âme des pensées dormantes, pensées de vague tristesse et de monotone résignation. Partout, sauf aux tièdes plages de la mer Noire, sous les platanes des vallées caucasiennes, parmi les peupliers des coteaux de Kiev et dans les prairies drues qui avoisinent les coupoles dorées de Moscou, c’est presque toujours la morne campagne, l’espace vide, les routes ennuyeuses où se dressent, comme des arbres morts, les poteaux indicateurs des verstes, rayés de blanc, de noir et de jaune… La troïka, dont la sonnette tinte sans répit, bondit et galope à travers la plaine illimitée ; et l’horizon immobile a toujours le même aspect ; il semble qu’on n’avance pas.

— Eh ! cocher, plus vite !

— Impossible, barine. C’est dur pour les chevaux.

Et le postillon, pour raccourcir les heures, chante. La cantilène se traîne en mélopées, se précipite en trilles suraigus, tantôt triste à mourir, tantôt réveillée par de brusques et étranges allégresses. Souvent la brume et la neige. Quelquefois l’âpre bise, la tempête, le terrible chasse-neige, dont l’approche fait renifler les bêtes effarées. Pendant des heures et des heures, pas d’hommes, pas de maisons. Par endroits, dans le désert, l’inquiétante silhouette de l’antchar, arbre sinistre dont la résine est un poison. Ou bien une croix, plantée sur un tertre, marque la place d’un mort. Puis c’est la fumée des herbes sèches que les villageois brûlent, un étang assoupi, devant lequel le postillon se signe pour ne pas voir la Roussalka, redoutable fée des eaux, une rencontre de nomades, Tsiganes montreurs d’ours, percepteurs en tournée, Tatars en quête d’une razzia ; plus loin, c’est le hennissement des cavales qui paissent l’oreille au guet, le cri d’un oiseau de proie, la maigre silhouette d’un Cosaque qui chevauche le poing sur la hanche et vous donne le bonjour en passant, un bouleau qui frissonne au vent, un tremble qui grelotte au bord d’une mare, un petit amas de chaumières noires autour d’un clocher vert ; si l’on suit les rivières, on traverse de loin en loin, quelque petite ville, par un chemin de halage où des marchands qui ont le nez rouge fument de grosses pipes, sans rien dire, assis sur des ballots…

Ces interminables étapes sont propices aux rêves, aux songeries tristes, bercées par l’allure mélancolique des chevaux. Un romancier russe qui compte parmi les plus grands, aime à dire qu’en ces voyages si longs dans la solitude des étendues plates, il est toujours hanté par des pensées graves, par le souci de toutes les malchances et de toutes les énigmes dont souffrent les hommes. Le vent glacé, l’immensité nue font fuir les préoccupations quotidiennes et basses ; les visions douloureuses et les chimères consolantes viennent à nous de toutes parts. On trouve là des minutes singulières où l’on songe malgré soi à ceux qui peinent, à ceux qui pleurent. Volontiers on dirait, comme le poète Fédor Toutchev :

« Larmes humaines, larmes humaines, vous coulez dès la première heure et jusqu’à la dernière… Vous coulez inconnues, vous coulez invisibles, innombrables, intarissables… Vous coulez comme coulent les eaux de pluie, pendant le morne automne, à travers la nuit. »

Ce pays, dont les hivers sont si longs et les printemps si courts, ce pays de dur labeur et de joies brèves, est tendrement aimé. Des héros sont morts pour lui, et des poètes ont préféré sa douceur voilée à l’emphatique magnificence des plus fameux décors. Pletchev s’est repenti d’avoir cédé à l’attrait des contrées heureuses où le soleil embrase de pourpre et d’or les sommets radieux et les eaux vermeilles. Revenu au village natal, il a chanté la patrie russe, « la paix sainte de ces pauvres hameaux, où le paysan misérable, écrasé de fatigue, prie le ciel qu’un jour meilleur, qu’un jour nouveau se lève pour lui… ». Des hommes ont fait leur nid sur cette terre gelée. Sous ce ciel qui sourit si peu, ils ont eu l’audace d’espérer. À force d’implorer ce sol, inclément aux moissonneurs, ils ont fini par obtenir de lui des libéralités presque prodigues. Et maintenant, dans la steppe inhospitalière, où les tentes des tribus vagabondes passaient vite avec effroi, il y a des isbas où l’on peut se chauffer, manger et vivre, des églises, qui carillonnent, malgré tout, de gais dimanches. Bien plus, ce peuple tenace, ce peuple de têtes dures et de cœurs chauds, a construit des villes immenses, et c’est dans le coin le plus désert, sur la rive basse et boueuse d’un fleuve polaire, près d’un village de pêcheurs chétifs, qu’ils ont acclimaté, par un sublime effort de volonté et de génie, la capitale de leur empire, la cité de Pétersbourg, si glorieusement célébrée par Pouchkine :

« … Là maintenant, sur ce rivage éveillé à la vie, se presse une masse harmonieuse de palais et de tours. Des navires, accourus en foule de tous les bouts du monde, accostent à des quais superbes. La Néva s’est vêtue de granit ; des ponts sont suspendus sur les eaux. Sur les îles a fleuri le luxe verdoyant des jardins. Devant la capitale nouvelle, Moscou a baissé la tête, comme fait la tsaritza veuve, malgré la splendeur de son manteau impérial, devant la jeune tsaritza…

» Je t’aime, œuvre de Pierre ! J’aime ton air sévère et élégant, le cours majestueux de la Néva, les grilles de fer ouvragé, l’obscurité transparente de tes nuits mélancoliques, claires sans lune… J’aime les glaces dures de tes hivers, les courses en traîneaux sur le fleuve, le vif éclat rose allumé par la bise sur les joues des jeunes filles… J’aime le scintillement, le bruit, le babillage de tes bals… J’aime, ô capitale guerrière, la fumée et le tonnerre de la forteresse, quand la souveraine du Nord donne un héritier à la maison des tsars, quand la Russie fête une victoire sur ses ennemis, ou que la Néva emporte vers la mer les débris de ses glaces enfin rompues, et tressaille d’aise à l’approche du printemps. »

L’obstination des Russes est silencieuse, inusable. Leur histoire est un prodige d’entêtement mystique : ils ont tracé un chemin de fer dans les sables de l’Asie centrale ; demain ils bâtiraient un pont sur la mer Noire s’il le fallait. Leur littérature est un incessant appel au rêve et à l’action. Il est facile de faire, avec des extraits des poètes russes, un recueil de maximes contre le découragement. « Sois inébranlable comme un roc dans la patience », disait Batiouchkov. Et Kotslov : « Mon sort ne m’épouvante pas ; la foi s’épanouit dans la peine. » Et Ioukovski : « La loi du créateur est bonne ; la douleur n’est qu’un cauchemar passager, nous trouverons le bonheur au réveil. » Et Benedictov : « Celui-là n’a qu’à dire un prompt adieu au monde, qui s’effraye de tout ce qui est nouveau. » Et Lermontov : « On croit, on pleure, on se sent léger, on se sent des ailes. » Et même le farouche et malheureux Nekrassov : « Ces jours où l’étoile de l’amour montait souriante au-dessus de nous et où nous suivions si vaillamment notre chemin, bénis-les et gardes-en le souvenir… »

Ce peuple a trouvé le moyen d’être, tout ensemble, heureux de vivre et résigné à la tombe. Son optimisme ne peut pas être vaincu, parce qu’il est fait de sentiment et non pas de raison. Lisez ces strophes de Toutchev :

« Ces hameaux indigents, ces maigres campagnes, c’est la terre natale de l’endurance infinie, c’est ta patrie, ô peuple russe !

» Le regard dédaigneux de l’étranger ne peut pas voir, ne peut pas même soupçonner ce qui germe et fleurit, caché sous ton humble dénuement.

» Courbé sous le faix de la croix, ô terre natale, d’un bout à l’autre le Tsar des cieux, vêtu en esclave, t’a traversée en te bénissant. »

Tant que la conscience n’est pas muette ou engourdie, que l’on garde au fond de soi les sources intactes de la tendresse, la passion d’un idéal, la foi au triomphe final de la justice, on reste capable de goûter la vie. Aussi, le vent peut rôder comme un loup dans les futaies et faire vaciller dans « le coin rouge » des maisons, les petites lampes courageuses et fidèles qui veillent sur les saintes images, protectrices du foyer. Les incendies peuvent dévorer comme paille, au souffle des étés rapides, les métairies et les moissons. Les larges fleuves peuvent envahir et ravager les plaines. Il y aura de la joie longtemps encore autour des feux de bivouac où les rouliers de la Petite-Russie font bouillir leur soupe de graisse et de gruau, dans les casernes où les recrues rêvent confusément à la grandeur de la servitude militaire, dans les soupentes enfumées où les moujiks dorment après les journées rudes.

Vivre pour une tâche, voilà l’essentiel. Celle que les écrivains russes ont entreprise est noble entre toutes. Ils ont parlé des pauvres gens, non pas pour les calomnier et les abêtir, comme ont fait chez nous les riches bourgeois et les notables commerçants du naturalisme, mais pour les plaindre, les consoler, les relever de leur déchéance. Qu’importe la poésie, qu’importe la littérature, si elles ne servent pas au bien public ? Il les faut sacrifier délibérément, si l’on est appelé à une besogne que l’on croit plus efficace. Ou plutôt, il faut songer que la poésie ne réside pas seulement dans les paperasses manuscrites ou imprimées. Comme on méprise la stérile misère et les monstrueuses prétentions de notre « gendelettrerie », lorsqu’on lit ce qu’écrivait Vassili Ioukovski, nommé précepteur du tsarévitch :

« Mes fonctions actuelles me prennent tout mon temps. Je n’ai qu’une pensée en tête, qu’un désir au cœur. Sans m’en douter, sans le prévoir, j’ai été fait précepteur de l’héritier du trône. Quel souci, quelle responsabilité !… C’est un but pour le restant de mes jours. J’en sens toute la grandeur et je tends vers lui toute mon intelligence !… J’ai beaucoup à faire : il me faut apprendre et enseigner… et mon temps est entièrement occupé. Adieu pour toujours la poésie et les vers ! J’ai une poésie d’une autre sorte, comprise par moi seul, mais muette pour tout le monde. Tout ce qui me reste de vie lui doit être consacré. »

Il y a des âmes qui sont comme mortes. Elles vont au néant, sans bonheur et sans gloire, incapables de haine et d’amour, de pitié et de colère, indifférentes à la vérité et au mensonge, au bien et au mal, esclaves de leurs petits négoces, de leurs petites rancunes, de leurs petits plaisirs, entravées par les règles et les formules d’un vulgaire bon sens, pliées à des routines égoïstes, oubliant que le monde appartient aux rêveurs. Nous étions en danger de tomber en cet état. Une ironie blasée et stupide nous semblait être le suprême effort de la littérature, de la politique, de la conversation. Nous applaudissions à des perversités lugubres, à des roueries de pitres, aux farces des mauvais plaisants qui s’étaient mis en tête de conquérir Paris. Il était bon qu’un spectacle réconfortant vînt nous délivrer, nous dégourdir, nous « emballer » un peu et nous avertir.

Passez, hôtes attendus et bénis, passez et repassez, dans nos rues joyeuses, parmi ces couleurs gaies qui vous parlent de reconnaissance et d’espoir, au milieu de cette chaude et cordiale étreinte du peuple, plus précieuse à vos cœurs que les poignées de mains officielles, les discours d’apparat et les panégyriques prévus ! Les ennemis de la France — je ne parle pas seulement de ceux qui habitent hors de nos frontières — prétendent que ce peuple n’acclame en vous que des sauveurs, venus à point pour écarter de lui la menace d’une lourde botte, et que seule la crainte, une crainte honteuse d’enfant battu, jette cette nation tout entière au-devant de votre triomphe et à l’abri de vos épées. Quelle erreur ! Non, un tel sentiment ne serait pas capable d’éclairer ainsi les visages qui vous accueillent, de faire éclore sur votre passage, en ces jours arrière-saison, ces fleurs de printemps, vivants symboles des fleurs divines, longtemps flétries et soudain ressuscitées dans tous les cœurs. Ce n’est pas seulement la puissance guerrière de votre nation que nous saluons de nos vivats et de nos bravos. Il y a, Dieu merci ! dans votre présence, quelque chose que les humbles définissent mal et comprennent très bien. Il semble que votre calme confiance, votre sérieuse allégresse, la vigueur de votre santé morale, la fidélité tenace de vos sentiments, votre idéalisme rebelle à l’inaction, les solides assises des articles essentiels qui composent votre Credo aient subitement apaisé nos fièvres, fixé nos caprices, détendu nos nerfs, vaincu notre scepticisme. Vous avez accompli un miracle : tout de suite, rien qu’en vous montrant, vous avez imposé silence, en plein Paris, à la gouaillerie, déjà prête à mêler son rire niais aux souhaits de bienvenue. La Blague, l’odieuse Blague, maussade personne qui prétend régner sur ce boulevard où des cris de joie vous ont salués, a reculé devant vous. C’est déjà une victoire digne d’être comptée au nombre de vos exploits. Vous en remporterez d’autres.

Peut-être est-il écrit, dans les mystérieuses destinées du monde, qu’une fois encore des hommes blonds, venus du Nord, viendront sauver ce qu’il y a de précieux et de rare dans l’âme des peuples latins, en rendant à ces peuples non pas la force matérielle qui ne leur a presque jamais manqué, mais l’énergie morale, le désir de l’action, l’esprit d’entreprise, de discipline et de renoncement, l’enthousiasme, l’idée fixe d’un but à atteindre, bien au-dessus des combinaisons fortuites et des intérêts actuels, le ressort intérieur qui est la vie des individus et des races, et sans qui nous deviendrions peu à peu des rhéteurs grisés de phrases, des caporaux alignant des soldats de plomb, des manœuvres faisant remuer sans espérance une masse inutile de bronze et d’acier.

Le culte de Chateaubriand

Flaubert, guêtré de cuir, vêtu de toile, casqué de blanc, avec, dans la main, un bâton de maquignon expédié de Caen, sur le dos un sac en veau marin à bretelles rembourrées, dans la poche une blague à tabac venue de Hongrie, plus une pipe tyrolienne en bois sculpté et un gros carnet pour prendre des notes, partit, le 1er mai 1847, pour la Bretagne. Maxime Du Camp l’accompagnait. Ils étaient, comme tous les jeunes gens de la seconde génération romantique, ivres de poésie, d’art, de couleur locale et de sauvagerie. C’était le temps, disent les survivants de cette époque, où l’on se passionnait bellement pour des querelles littéraires, sans recherche de vaine réclame et sans souci des gros sous. Les lycéens aimaient à répéter cette phrase d’un roman qui fut à la mode : « J’ai le cœur usé comme l’escalier d’une fille de joie. » On admirait la crâne attitude d’un héros de Petrus Borel, allant chez le bourreau pour lui dire : « Je désirerais, monsieur, que vous me guillotinassiez. » En présence de ces saturnales lyriques, la bourgeoisie et la garde nationale défendaient vaillamment la tragédie du xviie  siècle et les discours de M. Pasquier. Le comte Molé disait à Rachel : « Mademoiselle, vous avez sauvé la langue française. » Les « petits jeunes », malgré leurs truculences et leurs chevelures, étaient ingénus, simples, candides et bons. Ils avaient de l’admiration pour leurs ancêtres, de la déférence pour leurs aînés, et ne considéraient pas la trentième année comme la limite d’âge où l’on passe au rang des « badernes ». Les noms illustres, au lieu d’éveiller au fond de leurs moelles des velléités de « débinage », faisaient courir dans leurs veines un frisson de généreux enthousiasme. Flaubert et Du Camp, récemment promus au grade de bachelier ès lettres, pleins de rêves et de projets, méditant de donner au monde, l’un le Dictionnaire des prudhommismes, l’autre les Mémoires complets du Juif errant, avaient juré de fortifier leurs cœurs pour les luttes à venir en visitant les endroits fameux où avaient bataillé les hommes forts : le champ de Carnac, l’ossuaire de Quiberon, la lande où Beaumanoir a bu son propre sang, surtout les tourelles délabrées où le plus glorieux et le plus insatiable des enfants du siècle dévora silencieusement ses premières larmes, en apercevant confusément dans ses songes les formes vagues d’Atala et de Velléda, et en regardant fuir à tire-d’aile, dans le ciel d’automne, la longue file des canards sauvages.

Ils arrivèrent à Combourg par une journée fleurie et chaude du mois de juin. En mettant le pied sur le perron croulant qui monte tout droit au premier étage de la vieille demeure seigneuriale, ils ôtèrent leurs chapeaux. Rien ne put troubler leur recueillement, et ils ne se rappelèrent que longtemps après les détails choquants qui souillaient de prose cette vision désirée : une vieille demoiselle en noir, égrenant des groseilles dans une terrine, un commis qui faisait collation en buvant un verre de cidre et en mangeant une tartine de beurre, des poules éparses dans la cour sur le timon des charrettes et sur les fumiers. Quand ils arrivèrent dans le taudis vermoulu qui fut « sa chambre », les yeux de Flaubert furent luisants de larmes retenues.

Le soir, assis sur l’herbe, au pied d’un chêne, ils lisaient René. Vers le milieu de la nuit, Maxime Du Camp fut réveillé en sursaut par une voix éclatante. Flaubert avait ouvert sa fenêtre et s’écriait en regardant la nuit :

— « Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève ; alors tu déploieras tes ailes vers ces régions inconnues que ton cœur demande ! »

— Dormons, supplia M. Maxime Du Camp en se retournant sur son matelas.

— Causons, dit Flaubert.

Cette conversation, qui fut peut-être un monologue, nous a valu d’admirables pages, sereines et religieuses comme une élévation sur les mystères :

« Nous étions devant ce lac où il contemplait l’hirondelle agile sur le roseau mobile, à l’ombre de ces bois où il poursuivait l’arc-en-ciel sur les collines pluvieuses ; nous écoutions ce frémissement des feuilles, ce bruit de l’eau sous la brise qui avaient mêlé leur murmure à la mélodie éplorée des ennuis de sa jeunesse. À mesure que l’ombre tombait sur les pages du livre, l’amertume des phrases gagnait nos cœurs et nous fondions avec délices dans ce je ne sais quoi de large, de mélancolique et de doux…

» Le ciel était lourd ; toute la nuit, il y eut de l’orage. À la lueur des éclairs, la façade de plâtre d’une maison voisine s’illuminait et flambait comme embrasée… La nuit était noire, silencieuse comme le sommeil. Mon flambeau qui brûlait dessinait monstrueusement sur le mur d’en face ma silhouette agrandie. De temps à autre, un éclair muet survenant tout à coup m’éblouissait les yeux. J’ai pensé à cet homme qui a commencé là et qui a rempli un demi-siècle du tapage de sa douleur… »

Que Chateaubriand fut heureux malgré les orages de sa vie ! Avant d’être célébré par ses jeunes disciples en périodes harmonieuses dont il eût approuvé l’ampleur et la sonorité, il avait connu les ivresses les plus rares, les joies d’un rapide et prodigieux succès. Il fut adoré de toutes les femmes, même de la sienne. Jamais on ne vit autour d’un écrivain — hormis Lamartine — un pareil applaudissement de mains mignonnes, une si folle acclamation de voix douces, un aussi tumultueux frou-frou de jupes empressées. On sait (c’est lui-même qui le raconte) qu’à un moment de sa vie il faillit périr enseveli sous les billets parfumés qu’il recevait de toutes parts. « Si ces billets, dit-il, n’étaient aujourd’hui des billets de grand-mères, je serais embarrassé de raconter avec une modestie convenable comment on se disputait un mot de ma main, comment on ramassait une enveloppe écrite par moi et comment, avec rougeur, on la cachait, en baissant la tête, sous le voile tombant d’une longue chevelure. » Par politesse ou par curieuse faiblesse, il allait remercier à domicile les dames qui lui avaient écrit. Pendant ce temps, Mme de Chateaubriand, sa veuve, comme il disait en ses moments de bonne humeur, le pleurait comme on pleure un mort. Il l’avait tendrement aimée, à cause de « sa pelisse rose, de sa robe blanche et de sa chevelure enflée du vent. » Mais maintenant, tout le monde voulait incarner la « sylphide » que l’enfant rêveur avait vu flotter, aérienne et insaisissable, sur les landes de Combourg.

Pauline de Montmorin, comtesse de Beaumont, eut l’honneur de fixer, pendant quelque temps, le caprice de ce poète ennuyé. C’est par son beau style que Chateaubriand la conquit. « Ce style, disait-elle, me fait éprouver une espèce de frémissement d’amour ; il joue du clavecin sur toutes mes fibres. » Afin de l’avoir tout à elle, de l’entendre sans cesse marcher, écrire et se plaindre, elle l’emmena dans une maison qu’elle avait louée tout exprès, dans un « abri de l’amitié », perdu parmi les bois et les vignes, à Savigny-sur-Orge. Sept mois durant, ils restèrent enfermés là, en perpétuel tête-à-tête, ne sortant de leur solitude que pour recevoir la visite de Joubert et de sa femme, ménage légitime qui enviait leur félicité. La sœur du grand homme, cette chère et dolente Lucile, dont il a conté les mélancolies et qui souffrait, comme lui, de tous les malaises de l’âme, vint aussi passer une semaine avec eux. Mais ils étaient contents lorsque le monde les laissait enfin seuls ! Ils déjeunaient ensemble, ils se promenaient ensemble, ils écrivaient ensemble, elle vérifiant les citations et corrigeant les fautes d’orthographe, tandis que, d’une main fiévreuse, les cheveux épars et l’œil en feu, il décrivait les déserts du nouveau monde. Bref, ils travaillèrent si bien qu’au bout de quelques semaines le Génie du christianisme était achevé.

Et Delphine de Sabran, marquise de Custine ! Combien elle méritait d’être aimée, il faut le demander au graveur Campana qui a fait d’elle un portrait léger, vaporeux, tout en nuages de poudre et de mousseline, au marquis de Boufflers, qui l’avait baptisée « la Reine des Roses », à son biographe le plus ému, M. Bardoux, qui l’a si joliment peinte « avec ses cheveux blonds, ses yeux noirs, sa bouche spirituelle et amoureuse ». Une suite d’horribles malheurs, supportés avec une admirable vaillance par cette gracieuse personne d’apparence délicate et fragile, la mort héroïque de son beau-père et de son mari, nobles soldats, condamnés sans preuves par des citoyens qui aimaient mieux défendre la patrie dans les clubs que sur les champs de bataille, l’attente de l’échafaud dans une cellule de la prison des Carmes, sans compter les perquisitions et les interrogatoires auxquels procédaient presque chaque jour les « membres du comité révolutionnaire de la section de Bondy », puis la pauvreté, la maladie, une série de procès contre les brocanteurs de biens nationaux, avaient donné à la beauté de cette jeune victime un air de tristesse et de souffrance qui, dès la première entrevue, séduisit Chateaubriand. C’était le temps où le Génie du christianisme faisait pleurer tout le monde. René était entré d’emblée dans la gloire. Mme de Chateaubriand se morfondait dans une retraite inconnue, son mari n’ayant pas encore loué pour elle le petit hôtel de la Butte-aux-Lapins. Mme de Beaumont, phtisique, toussait au Mont-Dore. Et lui, toujours désespéré, obligé de partir pour Rome où le premier consul l’avait nommé secrétaire d’ambassade auprès du cardinal Fesch, il écrivait à Mme de Custine : « L’idée de vous quitter me tue. » Elle ne voulut pas qu’il mourût si jeune. Elle l’aima pendant vingt ans. Il fut d’ailleurs dur pour elle, quinteux, inconstant et maussade, ne quittant jamais son rôle d’enfant gâté et d’écrivain sublime. Plaignons, en admirant l’utilité de leurs sacrifices, les épouses et les amantes dont le cortège larmoyant et échevelé suit le chemin scabreux des hommes de génie !

Sainte-Beuve, célibataire disgracieux dont la figure chafouine et le crâne pointu mettaient en fuite les honnêtes femmes, et qui fut réduit, malgré tous ses efforts, à des amours humiliantes, Sainte-Beuve ne pardonna jamais à Chateaubriand le nombre et l’élégance de ses bonnes fortunes. L’illustre critique, affligé d’une myopie fâcheuse, d’un embonpoint trop bedonnant, d’une calvitie et d’une calotte de velours qui le faisaient ressembler à un employé de bureau, rageait de tout son cœur, en songeant aux victoires si aisées du séduisant René. Tel, un écolier laid et malappris jalouse les gentils camarades à qui l’on pardonne tout et qui peuvent manger impunément les confitures défendues. De cette rancune naquit un ouvrage célèbre, Chateaubriand et son groupe littéraire, livre grognon qui contient, pêle-mêle, des informations exactes, des idées parfaitement justes, des remarques pénétrantes et des commérages de concierge surexcité.

Heureusement, d’autres sont venus, plus indulgents et plus souriants aux faiblesses du cœur, et persuadés, non sans quelque apparence de raison, que les grands hommes sont prédestinés à tout sentir et à tout faire mieux et plus audacieusement que le commun des mortels. On nous a conté d’un autre ton les faiblesses de Chateaubriand35. On nous a dit, avec douceur, pourquoi il fut aimé, et l’idée qu’on nous a donnée de ses nombreuses amies est telle qu’au lieu de le blâmer d’avoir succombé, on est tenté de l’en estimer davantage. Quarante lettres inédites, que Mme de Custine avait conservées et classées, nous ont été rendues récemment, grâce à M. Chédieu de Robethon, qui les a reliées les unes aux autres par des commentaires bienveillants. Ces lettres sont fort curieuses. On y voit que Chateaubriand se mit un jour en colère au sujet d’un « service » que Mme de Custine lui refusa. De quel service s’agit-il ? L’auteur d’Atala est peu explicite sur ce point. Il dit toutefois : « Dans votre position, rien n’était plus aisé que de vous procurer le peu de chose que je vous demandais ; j’ai vingt amis pauvres qui m’eussent obligé poste pour poste, si je ne vous avais donné la préférence… » M. Chédieu de Robethon n’ose pas désapprouver Chateaubriand. Il y avait là, paraît-il, une question de délicatesse que Mme de Custine aurait dû comprendre. Mme de Beaumont était à Rome, très malade, et le médecin attendait ses honoraires… D’ailleurs, M. de Robethon n’insiste pas, et si je voulais trouver un défaut dans son livre curieux et indulgent, je lui reprocherais peut-être un excès de discrétion. Ainsi, voulant nous expliquer pourquoi Chateaubriand quitta si souvent sa femme, il se contente de dire : « À propos du mystère de cette vie conjugale, une hypothèse se présente à l’esprit. Elle expliquerait tout et serait bien touchante. Mais ce n’est qu’une hypothèse ! Nous ne la donnerons pas… »

M. Bardoux, moins énigmatique et décevant, est tout disposé, lui aussi, à raconter sans indignations superflues la vie aventureuse de René. Il pense, et nul n’y contredira, que l’homme à qui vinrent, d’un élan irrésistible, des affections si délicates et si dévouées, ne mérite pas d’être jugé avec une légèreté intransigeante. Il a entrepris de raconter sincèrement la vie de deux femmes, dont Sainte-Beuve, moraliste autorisé comme chacun sait, n’a pas ménagé la mémoire. Son plaidoyer est ingénieux, abondant, cordial, souvent exquis. Les deux volumes qu’il a consacrés à Mme de Beaumont et à Mme de Custine sont justement célèbres, et quiconque voudra connaître Chateaubriand sera obligé de les consulter. M. Bardoux ne pouvait pas, sans ingratitude, s’arrêter en si beau chemin. La justification de ces deux dames, si touchantes dans leur dévouement de charitables muses, eût été incomplète, s’il n’eût décrit l’objet de leur amour. L’éminent auteur de tant d’études agréables et solides sur les élégances d’autrefois est de la race, hélas ! bien diminuée, des hommes politiques qui trouvent le temps de lire et d’écrire. Il avait pratiqué Chateaubriand avec une fidélité passionnée, lisant et relisant l’Itinéraire et les Mémoires d’outre-tombe, se reposant ainsi de ses obligations parlementaires, des séances qu’il préside avec une attention si scrupuleuse, de la part qu’il prend aux discussions importantes, de ce beau Rapport sur les Universités, dont les conclusions seront adoptées quelque jour par le Sénat.

Le nouveau livre de M. Bardoux complète fort à propos ceux qu’il a écrits précédemment. C’est un éloge très décidé de Chateaubriand. L’auteur ne dissimule pas son dessein et ne mêle que très peu de critiques à ses analyses enthousiastes. La peur de louer ce qui est digne de louange et la réserve hostile à l’égard des supériorités évidentes sont des ridicules qu’il faut laisser aux médiocrités vaniteuses et stériles. La chaude et sincère admiration est un salutaire exemple, et jamais elle ne fut plus méritée que dans le cas qui nous occupe. Le fastueux génie qui d’un geste a ouvert à nos désirs douloureux et puissants un monde nouveau serait un demi-dieu si nous étions encore capables de mythologie. On ne dira jamais assez tout ce que nous lui devons. Il semble que ses belles amies, si bonnes, aient voulu acquitter d’avance notre dette à tous. Et que sont les billets d’amour, les aveux chuchotés, les mèches de cheveux offertes, les imprudences commises, les liaisons « affichées », les larmes répandues, les dédains soufferts, les exigences subies, les faveurs gaspillées, en comparaison de tout ce qu’il a donné à ses contemporains et à la postérité ! Ah ! l’admirable inventeur ! Il a tout trouvé, tout deviné, tout compris, tout prévu de ce qui devait être, pendant un siècle, l’aliment de notre intelligence et de notre cœur. Voilà cent ans que nous marchons derrière lui, répétant et amplifiant ce qu’il a dit. Il nous a prodigué, sans mesure, les sujets de désespérance, les occasions d’être éloquents, les thèmes de musique, les « matières » à mettre en vers. Il a inventé une rhétorique nouvelle : c’est la marque des maîtres. C’est pour cela qu’il est devenu un peu poncif ; on ne devient poncif que si l’on est assez robuste pour imposer à la foule bégayante des scribes inférieurs une forme de sensibilité et un moule de phrase. Campistron nuit à Racine. Certaines tirades de Victor Hugo sont devenues illisibles à force de paraître imitables ! Voltaire a pâti de la piété des voltairiens. Il faut renoncer à compter ceux qui, sans malice, font du tort à Ernest Renan. Mallarmé lui-même est, jusqu’à un certain point, une « perruque », et le casque de Lohengrin se métamorphose, sous nos yeux, en casque de pompier…

Chateaubriand nous a ensorcelés. Nous avons bercé nos amours, nos deuils, nos courtes joies, notre orgueil et notre faiblesse au rythme souverain de son verbe. Nous avons tous essayé de tremper notre plume dans son écritoire. C’est dans les Martyrs qu’Augustin Thierry a découvert les Barbares. L’élève Victor Hugo avait fait ce serment : « Être Chateaubriand ou rien. » Nous lui avons pris ses comparaisons, ses procédés descriptifs, sa botanique, sa joaillerie, ses cataractes de métaphores, son exotisme, ses élégies, son orientalisme, ses Peaux-Rouges, ses cathédrales gothiques, ses clairs de lune, son néo-catholicisme, son amour des bibelots moyenâgeux. Il y a, dans sa prose, non seulement, comme on l’a souvent répété, du Victor Hugo, du Lamartine, du Flaubert, du Leconte de Lisle, du Loti, du Zola, mais encore du Baudelaire, du Barbey d’Aurevilly, j’allais dire du Joséphin Péladan. Son vocabulaire pittoresque fait encore les frais de notre phraséologie. Ses habitudes sont devenues nos tics. Ses leitmotive sont nos guitares. Les musiques qui sonnent et pleurent dans les Natchez, dans René, dans l’Itinéraire, dans les douze volumes des Mémoires d’outre-tombe, ont prolongé leurs sonorités d’écho en écho, en ondulations indéfinies, à travers les Méditations, les Nuits, les Chants du crépuscule. René, son héros lamentable, est l’ancêtre d’Olympio, de Rolla, de Chatterton, de Frank, même de Lucien de Rubempré et de Louis Lambert, sans compter la marmaille des petits frères, petites sœurs, petits-cousins et arrière-cousins… Fantasio, c’est René après boire. Et qui sait si Rastignac, ce n’est pas encore René, subitement las de mettre ses émotions en copie, se retournant, furieux, vers ce vaste monde qu’il veut soumettre à son désir, opposant encore, dans les farouches antithèses dont il est coutumier, sa personne à l’Univers, mais libre de tout frein, sourd aux excellents conseils de Chactas et du Père Souël, décidé à tout pour assouvir ses insatiables convoitises, devenu féroce, enragé ?

Honorons Chateaubriand notre père, au nom de la démocratie mécontente et ambitieuse que ce gentilhomme a enfantée ! N’oublions pas toutefois qu’au plus fort de ses effusions ce sublime égoïste travaillait surtout pour lui-même. Les pélicans de lettres, lorsqu’ils regardent couler leurs sanglantes mamelles, sentent délicieusement que le public a les yeux fixés sur leurs blessures. « Aux yeux de l’avenir, disait-il, il n’y a de beau que les existences malheureuses. » Il a tiré un magnifique parti de ses douleurs. A-t-il guéri les nôtres ? Nous l’avons suivi entraînés par je ne sais quel charme, vers toutes les visions que son sortilège évoquait, vers le merveilleux décor de la Nature, vers les perspectives infinies et les changeants mirages de l’Histoire. Or, la Nature, obstinément implorée et interrogée, a répondu à nos angoisses et à nos larmes par une froideur hostile, par une véritable ostentation d’immoralité ; l’Histoire a déçu nos espérances et découragé nos rêves en détruisant nos illusions une à une, en nous montrant trop bien les défaites de la vertu et les triomphes du vice, en nous accablant du spectacle de la caducité universelle, en nous faisant voir comment les poèmes, les philosophies, les religions naissent et meurent après avoir occupé un instant l’âme triste et capricieuse des hommes. Je ne sais pas ce que l’avenir nous réserve. Mais la littérature, telle que Chateaubriand l’a comprise, et avec lui tout son siècle, peut être un divertissement (au sens où Pascal entendait ce mot) ; elle n’est pas une consolation.