(1910) Rousseau contre Molière
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(1910) Rousseau contre Molière

Rousseau contre Molière

J’examinerai cette question dans l’ordre suivant : jugement de Rousseau sur la comédie de Molière le Misanthrope ; autres pièces de Molière blâmées par Rousseau ; silence peut-être significatif de Rousseau sur d’autres pièces de Molière ; griefs généraux de Rousseau contre Molière ; idées générales de Molière et de Rousseau. Cet ordre ropalique, je veux dire qui élargit progressivement la question, n’est peut-être pas le meilleur. Après délibération, il m’a paru celui qui était pour moi le plus commode. Je crois du reste que le public est assez indifférent à l’ordre qu’on suit, pourvu qu’il y en ait un et qu’on s’y tienne.

Je n’ai pas du tout traité ici la question de Rousseau ennemi du théâtre. Cette question générale, je la traite à part dans un volume intitulé Rousseau penseur et qui sera publié après celui-ci. Ici, je ne m’occupe exclusivement que de Rousseau ennemi de Molière.

I — Sur le « Misanthrope »

Rousseau a reproché au Misanthrope de Molière de n’être pas un veritable misanthrope ; d’avoir des colères puériles, sur de petits sujets, ce qui ne convient pas au misanthrope ; d’avoir des colères personnelles et égoïstes à propos de choses qui le lèsent lui-même, ce qui ne convient pas au misanthrope ; d’avoir été atténué par l’auteur de telle sorte qu’il fait des concessions et a des ménagements qu’un misanthrope n’aurait pas ; d’être, cependant, un fort honnête homme que Molière a voulu peindre et a peint comme ridicule ; et enfin il a reproché à Molière d’avoir présenté comme l’honnête homme de la pièce un homme qui est un très méprisable égoïste.

Alceste n’est pas un véritable misanthrope. Le véritable misanthrope : ou déteste les hommes et les fuit ; ou, parce qu’il aime profondément les hommes, les rudoie, les redresse durement et les poursuit de ses invectives salutaires. Or l’Alceste de Molière n’est ni l’un ni l’autre de ces deux hommes-là.

Il n’est pas le premier, et Rousseau ne songe qu’à en féliciter Molière : « Il ne faut pas que ce nom de « misanthrope » en impose comme si celui qui le porte était l’ennemi du genre humain. Une pareille haine ne serait pas un défaut ; mais une dépravation de la nature et le plus grand de tous les vices. Le vrai misanthrope est un monstre. S’il pouvait exister, il ne ferait pas rire, il ferait horreur. Vous pouvez avoir vu à la Comédie-Italienne une pièce intitulée la Vie est un songe. Si vous vous rappelez le héros de cette pièce, voilà le vrai misanthrope. »

Mais Alceste est-il un homme qui, par amour précisément pour les hommes, est désespéré de les voir vicieux et les poursuit de ses colères ? Il n’est pas cela non plus, il ne l’est pas nettement, il ne l’est pas franchement, il ne l’est pas strictement. Rousseau reconnaît que c’est bien ainsi, d’une façon générale, que Molière a conçu son caractère ; qu’Alceste « hait dans les hommes les maux qu’ils se font et les vices dont ces maux sont l’ouvrage » [dans l’ordre inverse ce serait plus juste] ; que si Alceste déclare avoir conçu pour les hommes une haine effroyable, ce n’est que parce qu’ils sont ou méchants ou complaisants aux méchants ; que, parce qu’Alceste a été conçu ainsi, il plaît encore malgré les ridicules que Molière lui a donnés ; que le spectateur l’estime ; que Molière lui a prêté même et a mis dans sa bouche un très grand nombre de ses maximes. Enfin Alceste est bien en son fond le misanthrope qui aime les hommes, le misanthrope par philanthropie ; mais cela n’est pas assez marqué, et à chaque instant, si Molière a eu ce dessein, il sort de son dessein.

Si Molière a eu ce dessein, c’est un admirable stoïcien qu’il devait nous présenter, non pas autre chose, et rien que cela. Le caractère du Misanthrope [ainsi conçu] n’est pas à la disposition du poète ; il est déterminé par la nature de sa passion dominante. Cette passion est une violente haine du vice, née d’un amour ardent pour la vertu, aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes. Il n’y a donc qu’une âme grande et noble qui en soit susceptible. L’horreur et le mépris qu’y nourrit cette même passion pour tous les vices qui l’ont irritée sert encore à les écarter du cœur qu’elle agite. De plus, cette contemplation continuelle des désordres de la société le détache de lui-même pour fixer toute son attention sur le genre humain. Cette attitude élève, agrandit ses idées, détruit en lui des inclinations basses qui nourrissent et concentrent l’amour-propre, et de ce concours naît une certaine force de courage, une fierté de caractère qui ne laisse prise au fond de son âme qu’à des sentiments dignes de l’occuper.

En d’autres termes, il est absolument nécessaire qu’un homme qui hait les vices soit un stoïcien, et il est absolument nécessaire qu’un stoïcien soit une âme exclusivement grande et noble, fière, courageuse et totalement détachée de toute considération personnelle.

Pourquoi cela ? Rien n’est plus faux ou, tout au moins, c’est au nombre des choses parfaitement fausses. Outre que, comme l’a dit très profondément Molière lui-même dans la Critique de l’École des femmes, « il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête en d’autres », outre cela, il ne serait pas mauvais de savoir que la vertu même a plusieurs sources qui ne sont pas aussi pures les unes que les autres. Rousseau attribue la haine qu’Alceste a pour les hommes à la vertu, la vertu à la noblesse d’âme, et de cette noblesse d’âme il estime que toutes les perfections doivent sortir. Ce raisonnement rectiligne n’est pas du tout d’un psychologue. Le psychologue sait que la vertu vient, certes, de la pureté d’âme, mais qu’elle vient aussi de l’orgueil, et c’est ce que n’ignore pas Molière et ce qu’il nous indique très précisément. Il fait Alceste vertueux par vertu et noble et courageux. Il le fait aussi vertueux par orgueil ou, si vous voulez, orgueilleux en même temps que vertueux, ce qui n’est pas « incompatible ».

Il fait dire à Alceste, et dès le commencement, et il semble que pour lui c’est le premier trait de son caractère : « Je veux qu’on me distingue. » Il lui fait dire : « Je donne la comédie ? Tant mieux, c’est ce que je demande, et je serais fâché d’être sage aux yeux des hommes. » Il lui fait dire : « J’aurai le plaisir de perdre mon procès ; je voudrais, m’en coûtât-il grand’chose, pour la beauté du fait, avoir perdu ma cause. » C’est-à-dire je voudrais avoir le plaisir de mépriser mes juges. Et tout cela est de l’orgueil tout pur.

Et cela est une partie au moins de la vertu d’Alceste. Sa vertu donc a une source très élevée, j’en conviens ; mais elle en a une autre qui est dans une imperfection du cœur et, en tant que dérivant de l’une de ces sources, sa vertu sera très belle et très vénérable ; en tant que dérivant de l’autre, elle sera hérissée, hargneuse, provocante, contredisante, contrariante, — Célimène a noté ce trait, — mêlée de vanité et prêtera assez souvent au ridicule.

Mais pourquoi Molière a-t-il conçu ainsi son Alceste, pouvant le concevoir sans ce mélange ? — Parce qu’il aime le personnage complexe et mêlé en effet de bon et de mauvais et parce qu’il n’y a pas un personnage important de Molière, sauf Tartuffe, qui ne soit complexe.

— Et pourquoi aime-t-il le personnage complexe ?

— Parce qu’il aime le vrai, parce qu’il voit les hommes complexes en effet et parce qu’il n’y a que les idéologues qui puissent concevoir un homme absolument tout bon ou absolument tout mauvais, ce qui n’existe pas, à très peu d’exceptions près, dans la nature.

Et ceci lui fait d’autant plus d’honneur que le spectateur, qui n’est pas psychologue, aime précisément le personnage tout d’une pièce, tel qu’il est dans un Alexandre Dumas ou dans tel autre dramatiste populaire, et que c’est une chance de succès qu’il s’ôtait en donnant à ses personnages sympathiques quelques traits antipathiques et à ses personnages odieux, comme à Don Juan, quelques traits nobles.

Ce qu’il y a de remarquable, c’est que Rousseau dit tout cela bien mieux que moi et se fait à lui-même l’objection de telle sorte et si fortement qu’il n’aurait plus, selon moi, qu’à effacer ce qu’il vient d’écrire. Le voilà qui dit en effet : « Ce n’est pas que l’homme ne soit toujours homme ; que la passion ne le rende souvent faible, injuste, déraisonnable ; qu’il n’épie peut-être les motifs cachés des actions des autres avec un secret plaisir d’y voir la corruption de leurs cœurs ; qu’un petit mal ne lui donne souvent une grande colère et qu’en l’irritant à dessein un méchant adroit ne pût parvenir à le faire passer pour un méchant lui-même… »

Eh bien alors ? dirai-je ; Alceste est vrai, et que pouvez-vous encore dire contre lui ? Mais, ayant son siège fait, Rousseau se reprend. La façon dont il se reprend est à mon avis si confuse qu’elle dénonce la force de l’objection que Rousseau s’est faite à lui-même et la faiblesse de la thèse qu’il reprend pour ainsi dire quand même : « Mais il n’en est pas moins vrai que tous les moyens ne sont pas bons à produire ces effets et qu’ils doivent être assortis à son caractère pour le mettre en jeu. »

Quels moyens ? De quels moyens parle Rousseau ? Des moyens que prendra Molière pour rendre Alceste ridicule quelquefois. Ces moyens doivent être assortis à son caractère. Eh bien, ne le sont-ils pas ? Molière rend Alceste ridicule par « sa passion » qui est l’orgueil, laquelle le fait devenir « faible, injuste, déraisonnable », capable « d’un certain plaisir à démêler la corruption des cœurs », « colère pour de petits maux » quand ces maux touchent l’endroit sensible de sa vanité, et Alceste répond au tableau même que Rousseau a tracé des faiblesses possibles d’un honnête homme.

Mais Rousseau croit avoir ruiné l’objection et il continue en disant : « Sans quoi [si les moyens de le rendre ridicule ne sont pas assortis à son caractère] c’est substituer un autre homme au misanthrope et nous le peindre avec les traits qui ne sont pas les siens. »

Reparti ainsi, Rousseau n’approuve dans les incartades amusantes d’Alceste que ce qui ressortit à l’âpreté, à l’escarpement de son caractère, à son stoïcisme, et toutes les autres lui semblent, à côté, surajoutées, adventices et inventées uniquement pour faire rire le parterre : « Voilà donc de quel côté le caractère du misanthrope doit porter ses défauts [mal écrit, veut dire sans doute : les défauts d’Alceste ne doivent être que ceux qui dérivent de son caractère tel que je le conçois : austérité intransigeante] , et voilà aussi de quoi Molière fait un usage admirable dans toutes les scènes d’Alceste avec son ami, où les froides maximes et les railleries de celui-ci, démontant l’autre à chaque instant, lui font dire mille impertinences très bien placées. »

Mais en dehors de son « caractère âpre et dur », tous les traits par où il se montre ridicule sont faux. Par exemple, il a des colères qui sont puériles et dont précisément son « caractère âpre et dur » devrait « l’éloigner ». Dans la scène avec Dubois, « plus Alceste a sujet de s’impatienter, plus il doit rester flegmatique et froid, parce que l’étourderie du valet de chambre n’est pas un vice. Le misanthrope et l’homme emporté sont deux hommes très différents, et c’était là l’occasion de les distinguer. Molière ne l’ignorait pas ; mais il fallait faire rire le parterre. » Ceci est en soi une des remarques les plus justes qu’ait faites Rousseau, et que le misanthrope et l’homme emporté soient deux caractères très différents, rien n’est plus vrai ; mais encore il faut voir les scènes les unes avec les autres et dans leur rapport entre elles et non pas chacune isolément. Où se place la scène de Dubois ? Quand Dubois vient-il surprendre Alceste et le troubler ? Au moment où Alceste dispute et se querelle avec Célimène ; bien plus, au moment où, plein d’indignation contre Célimène, il comprime sa colère avec un immense effort. On conviendra que le moment est mal choisi par Dubois ; ou plutôt qu’il est admirablement choisi par Molière pour qu’Alceste, les nerfs tendus, passe sa colère sur son imbécile de valet. C’est ce qu’il fait, non pas autre chose, et la scène est la plus naturelle du monde. Il suffit de s’apercevoir du moment où elle arrive.

« Est-ce qu’Alceste ne doit pas se préparer tranquillement à la perte de son procès, loin d’en marquer d’avance un mépris d’enfant ?

Ce sont vingt mille francs qu’il m’en pourra coûter ;
Mais, pour vingt mille francs, j’aurai droit de pester…

Un misanthrope n’a que faire d’acheter si cher le droit de pester, il n’a qu’à ouvrir les yeux, et il n’estimepas assez l’argent pour croire avoir acquis sur ce point un nouveau droit par la perte d’un procès. Mais il fallait faire rire le parterre. »

Ceci est fort spirituel, mais bien faux, même en ne tenant point compte de cet orgueil d’Alceste dont j’ai parlé et qui prend « un secret plaisir à démêler la corruption des hommes », même en ne prenant Alceste que comme un pur et simple vertueux. Si Alceste était seul, dans sa chambre, il serait assez naturel qu’il se préparât tranquillement à perdre son procès et qu’il dît simplement : « Je ne sollicite point : mon procès est perdu », mais il est piqué, aiguillonné par les railleries froides de Philinte ; à moins d’être de glace, et pourquoi un stoïcien serait-il déglacé ? et quand un stoïcien est glacial, tout le monde avec raison y voit de l’affectation, il faut absolument qu’il se fâche, et qu’il peste, et qu’il dise qu’il pestera.

Remarquez que le mépris de l’argent que vous dites qu’il doit avoir, il le marque précisément tout en pestant et que son propos signifie : « Je me moque bien de l’argent ; la preuve, c’est que la jouissance de constater la bassesse des hommes vaut pour moi une fortune. » Et le propos est d’un homme en colère, mais qui a été mis en colère par la contradiction, et c’est Rousseau qui a dit lui-même « qu’en irritant adroitement » un sage, « on peut parvenir à le faire passer pour méchant lui-même ». Pour méchant, Rousseau concède cela ; or Alceste ici n’est pas même méchant ; il n’est que rudement ironique et contempteur.

« Après l’aventure du sonnet, comment Alceste ne s’attend-il pas aux mauvais procédés d’Oronte ? Peut-il en être étonné quand on l’en instruit, comme si c’eût été la première fois de sa vie qu’il eût été sincère, ou la première fois que sa sincérité lui eût fait un ennemi ? »

Ceci est la plus mauvaise des objections de Jean-Jacques Rousseau. Comment ne comprend-il pas qu’Alceste est un candide, né candide et en qui il restera toujours de la candeur ? Sans doute il est averti, sans doute ce n’est pas la première fois que la sincérité lui attire quelque mauvaise affaire. Mais c’est le propre du candide de toujours retomber dans l’ingénuité. Tout le caractère aurait pu être conçu ainsi et aurait été certainement concu ainsi par un auteur de moyen ordre ; on aurait vu Alceste sincère et candide, toujours sincère et toujours stupéfait qu’on lui en voulût de sa sincérité. Molière n’a pas procédé ainsi, d’abord parce que le caractère aurait eu quelque chose de monotone, ensuite parce que, quoique vrai, il eût été un peu étroit. Il a préféré, comme il fait presquetoujours, la vérité complète et c’est-à-dire ceci : un homme sincère, bourru et candide ; du reste, en tant qu’intelligent et mêlé au monde, sachant les choses et connaissant les hommes ; donc tantôt et même le plus souvent s’attendant très bien à ce que sa franchise lui soit imputée à injuriosité ; quelquefois donnant à nouveau dans la candeur, parce que le naturel, que rien n’efface, reprend le dessus.

Et cela est vérité et cela est très théâtral, parce que le spectateur n’aime rien tant que de voir ces brusques retours du caractère inné à travers le caractère acquis. C’est ainsi qu’a été conçu et qu’a été composé le caractère d’Alceste, et c’est ainsi que ce même homme à Oronte lui-même dira, se connaissant très bien et s’étant bien aperçu que sa franchise lui a souvent porté malheur : « Veuillez m’en dispenser. J’ai le défaut d’être un peu plus sincère en cela qu’il ne faut », et dira ensuite, retombant dans le fond même de son naturel : « Moi, chez les maréchaux ? Qui, moi ? Et pourquoi faire ? », et c’est ce qu’on appelle une contradiction naturelle, et c’est la plus naturelle des contradictions.

C’est une puérilité encore et contraire au caractère d’Alceste que la pointe attribuée à Alceste dans la scène du sonnet :

La peste de ta chute, empoisonneur du diable,
En eusses-tu fait une à te casser le nez,

« pointe d’autant plus déplacée dans la bouche du misanthrope qu’il vient d’en critiquer de plus supportables [exact] dans le sonnet d’Oronte ; et il est bien étrange que celui qui l’a fait propose un instant après la chanson du roi Henri pour un modèle de goût. Il ne sert à rien de dire que ce mot échappe dans un moment de dépit ; car le dépit ne dicte rien moins que des pointes. »

Si bien, ce me semble ; le dépit dicte des pointes, mais il n’en dicte que de mauvaises, et c’est le cas. Ce qui serait impossible à Alceste dans l’état où il est, c’est de faire un vrai trait d’esprit, ce qui demande du sang-froid, de la présence d’esprit, du calme et une pleine possession de soi-même. Celui qui pourrait faire en ce moment une pointe spirituelle, c’est Philinte, et précisément il en fait, ironiquement. Alceste, lui, très en colère (surtout contre Philinte), dit des injures, que Rousseau approuve (« Eh ! quoi, vil complaisant… », ou des mots violents, les premiers venus. Le mot « chute » vient d’être prononcé, il est dans son oreille, il le relève au hasard en l’accompagnant de la première idée qu’il évoque : « Chute, chute ; casse-toi le nez dans ta chute. » Et ce n’est pas du tout une pointe ; c’est propos populaire d’homme irrité, et entre les propos injurieux et cette « pointe » le tort de Rousseau est de voir une différence. Il n’y en a pas, ou insensible.

Mais toute la scène même est manquée, ou une très grande partie de la scène, selon Rousseau. Molière, « pour faire rire le parterre aux dépens d’Alceste » et pour « avilir la vertu », a adouci, atténué le caractère d’Alceste, de manière à le mettre dans une position fausse qui fait qu’on rit de lui. « Tandis que dans toutes les autres pièces de Molière les caractères sont chargés pour faire plus d’effet, dans celle-ci seule les traits sont émoussés pour la render plus théâtrale. La même scène dont je viens de parler en fournit la preuve. On y voit Alceste tergiverser et user de détours pour dire son avis à Oronte. Ce n’est point là le misanthrope ; c’est un honnête homme du monde qui se fait peine de tromper celui qui le consulte. La force du caractère voulait qu’il lui dît brusquement : « Votre sonnet ne vaut rien, jetez-le au feu », mais cela aurait ôté le comique qui naît de l’embarras du misanthrope et de ses je ne dis pas cela répétés qui ne sont au fond que des mensonges. Si Philinte, à son exemple, lui eût dit en cet endroit : Et que dis-tu donc, traître ? qu’avait-il à répliquer ? En vérité, ce n’est pas la peine de rester misanthrope pour ne l’être qu’à demi ; car si l’on se permet le premier ménagement et la première altération de la vérité, où sera la raison suffisante de s’arrêter jusqu’à ce qu’on devienne aussi faux qu’un homme de cour ? »

 

Je dirai tout franc que je crois que Rousseau n’a rien entendu à la scène du sonnet. Il croit qu’Alceste est irrité contre Oronte ; mais point du tout ! C’est contre Philinte. Philinte lui a déplu en chargeant d’amitiés, de protestations, d’offres, de serments et d’embrassades un homme qu’il connaissait à peine ; il l’a irrité en le houspillant pendant une demi-heure et en le mettant au défi d’être sincère. Oronte arrive qu’Alceste ne connaît que vaguement. Oronte lui demande son amitié, et Alceste lui ayant fait observer qu’il y faut un peu plus longtemps que cela, Oronte a répondu que c’était là parler en homme très sage. Qu’est Oronte, à ce moment, pour Alceste ? Un étourdi, mais honnête homme et sympathique qu’il serait regrettable d’avoir à chagriner. Oronte propose à Alceste de lui soumettre un sonnet. Alceste l’avertit qu’il est un peu sévère dans ses jugements littéraires. « C’est ce que je demande », répond Oronte. Alors soit, répond Alceste, retombant dans son défaut persistant, la candeur, et du reste ne pouvant guère faire autrement que d’écouter.

Remarquez la franchise d’Alceste à ce début de scène. Il aurait pu répondre : « Ne lisez pas. Je n’entends rien aux vers », mais à cause de sa franchise, ayant dit : « Je suis sévère dans mes jugements ». Et Oronte ayant dit : « C’est ce qu’il me faut ». Alceste ne peut plus se refuser à écouter.

Il écoute, et ce nest pas parce que le sonnet est mauvais qu’il gronde et murmure, c’est parce que Philinte continue à le houspiller en se récriant d’admiration à chaque quatrain. C’est cela seul qui l’irrite. C’est à Philinte que vont ces exclamations : « Vous avezle frontde trouver cela beau… Eh quoi ! vil complaisant… La peste de ta chute… Morbleu !… Eh que fais-tu donc, traître1 ? » C’est contre Philinte qu’Alceste ne décolère pas.

Mais — seconde partie de la scène — voici Alceste en présence d’Oronte, en contact avec Oronte qui lui demande son avis très poliment sur le sonnet. Alceste le lui dit avec une sincérité absolue et une clarté parfaite ; mais avec la politesse qui lui est due. Est-il nécessaire qu’un homme sincère soit impoli ? Il le lui dit sous le couvert d’une figure de rhétorique si limpide, si diaphane, qu’Oronte comprend du premier coup. Quelle plus grande clarté et sincérité pouvait donc mettre Alceste dans son propos ?

Poursuivant, Alceste dit par trois fois : je ne dis pas cela ; mais d’une part, c’est une formule de politesse ; d’autre part, c’est une formule qui permet à Alceste de continuer à dire à Oronte, et de plus en plus fort, qu’il est un poète ridicule. Alceste n’a donc jamais été plus sincère et plus rudement sincère que dans ce moment-là. Il l’est violemment, avec un emportement extraordinaire dans son troisième couplet (« mais enfin, lui disais-je ? », et, s’il l’est si violemment, c’est que Philinte le surveille, Philinte qui d’une part a défié Alceste d’être sincère, qui d’autre part vient d’être effrontément le contraire, Philinte donc, à qui, d’une part, Alceste tient à montrer qu’il sait dire leurs vérités aux gens, à qui, d’autre part, il veut donner une leçon de sincérité.

Remarquez qu’ensuite, quand Alceste a abandonné sa figure de rhétorique et parle directement à Oronte, il lui parle sévèrement mais obligeamment, lui disant seulement qu’il faut remettre ce sonnet dans le tiroir, qu’il s’est réglé sur de méchants modèles, qu’il règne un bien mauvais goût et que la chanson du roi Henri vaut mieux que Voiture. Ce n’est que sur une sottise énorme, à la Trissotin, d’Oronte, que la querelle éclate.

Pendant toute cette scène, Alceste a été absolument sincère, poli, malgré les excitations de Philinte, tant qu’il a pu l’être, véhément contre Philinte seul d’abord ; contre Oronte, sous, le voile d’une figure d’abord, directement quand Oronte lui a dit qu’il était un sot. Molière n’a pas cessé un instant de maintenir Alceste dans les limites de cette formule : le sincère poli, le bourru qui a du monde.

Et, chose étrange, Rousseau croit inventé par Molière, pour rendre Alceste ridicule, ce que Molière invente pour qu’il ne le soit pas. Si Molière, comme Rousseau le voudrait, disait d’emblée à Oronte : « Votre sonnet ne vaut rien, jetez-le au feu », le public dirait : « Voilà tout simplement un grossier personnage » et Alceste serait ridicule et antipathique. Par les « je ne dis pas cela » et la figure de rhétorique, Molière sert Alceste, lui est favorable, lui rend le public favorable, fait de lui le sincère tel que le public, avec raison, veut qu’il soit, le sincère bien élevé ; de sorte que les ménagements que prend Molière pour tenir Alceste loin du ridicule sont ce que Rousseau prend pour des adresses à le faire moquer. Il n’y a pas de contresens plus radical.

Mais Rousseau était buté ; il était chaussé de son idée qui d’ailleurs et ailleurs n’est pas absolument fausse.

 

Rousseau reproche encore à Molière d’avoir donné à Alceste des colères personnelles, des colères égoïstes, où son intérêt personnel est engagé et oùAlceste n’a pas le détachement que doit avoir le vrai misanthrope, le misanthrope par philanthropie. « Le tort de Molière, dit-il, en très grand critique du reste, n’est pas d’avoir fait du misanthrope un homme colère et bilieux, mais de lui avoir donné des fureurs puériles sur des sujets qui ne devaient pas l’émouvoir… Ce caractère âpre et dur qui lui donne tant de fiel et d’aigreur dans l’occasion l’éloigne en même temps de tout chagrin puéril qui n’a nul fondement raisonnable et de tout intérêt personnel trop vif dont il ne doit nullement être susceptible. Qu’il s’emporte contre tous les désordres dont il n’est que le témoin, ce sont toujours de nouveaux traits au tableau, mais qu’il soit froid sur celui qui s’adresse directement à lui ; car ayant déclaré la guerre aux méchants, il s’attend bien qu’ils la lui feront à leur tour. S’il n’avait pas prévu le mal que lui fera sa franchise, elle serait une étourderie et non pas une vertu. Qu’une femme fausse le trahisse, que d’indignes amis le déshonorent, que de faibles amis l’abandonnent, il doit le souffrir sans en murmurer, il connaît les hommes… Voilà paroù le désir de faire rire aux dépens du personnage l’a forcé de le dégrader contre la vérité du caractère. »

Encore que cette page de critique ait une grande allure et contienne une vue générale très juste : les comiques sont entraînés à prendre leurs plus grands personnages par le petit côté ; je la crois impertinente à l’objet précis où elle s’applique. Je ne dirai point du tout que si Molière avait fait d’Alceste un personnage inébranlable aux coups qui le frappent et sensible seulement aux vices dont il est témoin, il n’aurait pu que prêcher tout le temps, faire des sermons continuels et aurait été un personnage de théâtre fort ennuyeux ; je ne dirai point cela, quoique victorieusement incontestable, parce que Rousseau aurait toute prête une très bonne réponse : « Alors ne mettez pas le misanthrope sur le théâtre ; choisissez des sujets qui soient susceptibles de comique et non des sujets qui n’en sont susceptibles qu’à la condition qu’on les dégrade. »

Mais je dirai, ce qui a beaucoup plus d’importance, que le personnage de Molière est vrai et le personnage que rêve Rousseau est faux ; et que si le personnage de Molière est vrai, l’on n’est plus en droit de dire que Molière la fait tel pour faire rire : il l’a fait tel parce qu’il peint les hommes. Or est-il vrai que les aigris que nous rencontrons, de noble et haut caractère du reste, le sont toujours, partie par horreur des injustices générales des hommes, partie par colère contre celles dont ils sont victimes ? Il n’y a pas d’autres aigris, il n’y a pas d’autres misanthropes.

Et pourquoi ne seraient-ils pas ainsi ? Pourquoi ne le seraient-ils pas très légitimement ? Une injustice cesse-t-elle de l’être parce qu’elle me frappe ? Je la connais mieux, et voilà tout. Mais sur elle je puis porter un jugement et un jugement sévère s’il y a lieu, absolument comme sur une autre.

— Mais vous êtes trop intéressé dans la question.

— Assurément, et si je ne suis sensible qu’aux injustices dontje suis l’objet, je suis un simple égoïste. Mais je puis être un homme assez haut placé dans le degré de l’humanité, si je suis sensible aux injustices dont je suis l’objet, à la condition de l’être aussi aux autres, et si je suis également affecté des injustices qui frappent les autres et de celles qui m’atteignent. Or Alceste est précisément ce personnage-là.

C’est très curieux, et il faut que Molière y ait fait diligemment attention ; ou plutôt il était guidé par son génie infaillible pour ce qui est de la peinture des caractères ; mais quasi jamais Alceste n’est furieux uniquement pour quelque chose qui le concerne ; il l’est quasi toujours et pour une chose qui le concerne et pour une cause d’intérêt général. Dès le commencement, Molière le montre très soigneusement avec ce double caractère. Alceste tonne contre les mœurs du temps et il s’irrite contre le scélérat avec qui il a procès ; il s’inquiète de la coquetterie de Célimène et il l’attribue à des « vices du temps » qu’il espère corriger ; il fustige un poète ridicule qui l’assomme et il fait son procès au méchant goût du siècle.

Je reconnais que dans les scènes avec Célimène, c’est à Célimène seule et aux soupirants qu’elle ne chasse pas qu’il en veut, et ceci est tout personnel ; mais on conviendra que dans les scènes de jalousie les considérations sur les mœurs du temps ont peu leur place.

Mais voyez-le dès qu’il est en présence d’Arsinoé. Il est si peu personnel que l’éloge qu’Arsinoé fait de lui l’irrite, malgré son orgueil qui n’est pas petit ; mais c’est un orgueil très sain et qui a peu de chose de commun avec la vanité. Il s’irrite des propos flatteurs, de l’adulation, ou même quand elle s’adresse à lui, et tout de suite c’est au vice général qu’il s’en prend :

Eh ! Madame, l’on loue aujourd’hui tout le monde…
Ce n’est plus un honneur que de se voir loué,
D’éloges on regorge, à la tête on les jette,
Et mon valet de chambre est mis dans la Gazette.

Tel est le caractère d’Alceste. Il est avant tout ami de la vertu et ennemi de tous les vices ; il n’est pas détaché, et les vices dont il est victime, il ne les ignore pas parce qu’ils le lèsent, ce qui serait probablement une très forte affectation ; et encore il est détaché suffisamment pour que les moyens ordinaires que l’on a pour capter un homme soient parfaitement impuissants sur lui. Il est donc à la fois très noble et très vrai. Mais il n’est noble que dans la mesure où il reste vrai. Plus noble encore, plus détaché, planant plus haut, je ne suis pas assez misanthrope moi-même pour prétendre qu’il fût tout à fait faux ; mais il sortirait, non seulement de cette moyenne de l’humanité que peignent les moralistes et que reconnaît le lecteur, mais même des parties les plus élevées de cette moyenne ; et il deviendrait un personnage qu’il n’est pas intéressant et qu’il n’est pas instructif de peindre.

Le voyez-vous tel que nous le rêve Rousseau ; il est irrité contre, d’une façon générale, les défauts universels des hommes ; mais il ne s’en plaint pas dès qu’il en souffre et il suffit qu’il en souffre pour qu’il ne s’en plaigne pas. Il est bien bizarre, au moins. Il dira : « Je ne trouve partout qu’injustice, intérêt, trahison, fourberie », et il éclatera ; mais qu’une femme fausse le trahisse, il restera très calme, parce que c’est lui et non un autre qu elle a trompé ; que d’indignes amis le déshonorent, il restera impassible, parce que c’est lui qu’on déshonore injustement et non un autre. Il est singulier, et comme je le disais incidemment plus haut, il n’est pas que sa façon d’agir ne paraisse une affectation et très probablement elle en est une.

Or, il ne faut pas peindre de vertus où il entre de l’affectation, parce que c’est le moyen de les faire paraître affectées tout entières, et voilà qu’Alceste paraîtrait un hypocrite de vertu, si on le peignait comme Rousseau voudrait qu’il le fût ; et donc la vérité veut qu’Alceste soit représenté comme sensible à l’injustice, même quand elle le touche, et aussi le plus grand service que Molière puisse rendre à Alceste, c’est de le représenter comme n’étant pas insensible à l’injustice quand elle l’atteint ; or la double thèse de Rousseau est toujours que le misanthrope de Molière n’est pas vrai et que Molière use de mauvais procédés envers Alceste pour le rendre antipathique au public ; les deux parties de la thèse me paraissent fausses.

Un mot encore sur ce point. De toutes les injustices dont il est victime « il doit en souffrir sans murmurer, dit Rousseau, il connaît les hommes ». Il y a là une petite erreur sur l’âge d’Alceste, et Rousseau en parle comme d’un homme de quarante ans ou de cinquante qui pourrait en effet, à la rigueur, être habitué aux vices et défauts des hommes, continuer de les haïr, mais n’en être plus étonné et ne plus murmurer quand ils le lèsent. « Il connaît les hommes. » Mais, s’il vous plaît, pour ne plus être irrité par l’injustice qui vous atteint, il ne suffit pas de connaître les hommes, il faut les connaître depuis très longtemps. Or quel âge a le Misanthrope ? Célimène a vingt ans ; il est naturel et convenable qu’Alceste en ait vingt-cinq. A cet âge, on connaît les hommes ; mais on ne fait que commencer de les connaître. On peut être capable d’en arriver plus tard au mépris froid et flegmatique ; mais certainement on ne l’a pas et il serait comme un peu monstrueux qu’on l’eût déjà.

Comment Rousseau n’a-t-il pas vu que, comme Néron est un « monstre naissant ». Alceste est un misanthrope qui vient de naître ? Il a des candeurs que j’ai indiquées et qui sont d’un jeune homme, d’un homme qui n’a même pas les vingt-cinq ans que je lui donnais ; il a, avec sa maîtresse, des emportements qui seraient inexcusables chez un homme de seconde jeunesse. C’est un jeune homme, c’est un misanthrope naissant.

Molière a marqué ce trait et tenu à le marquer. En effet, tantôt Philinte représente Alceste comme en pleine carrière de misanthropie, tantôt Alceste se donne lui-même comme allant entrer dans cette carrière. Philinte dit à Alceste :

Et, puisque la franchise a pour vous tant d’appas,
Je vous dirai tout franc que cette maladie.
Partout où vous allez, donne la comédie,
Et qu’un si grand courroux contre les mœurs du temps
Vous tourne en ridicule auprès de bien des gens.

Alceste dit à Philinte :

                                   Je ne me moque point,
Et je vais n’épargner personne sur ce point…
Je n’y puis plus tenir, j’enrage, et mon dessein
Est de rompre en visière à tout le genre humain.

Notez que Philinte lui-même dit à Alceste :

… Quoi ? vous iriez dire à la vieille Emilie
Qu’à son âge il sied mal de faire la jolie…
.  .  .  .   A Dorilas qu’il est trop importun.

Donc, Alceste n’en est pas encore à parler ainsi à Emilie et à Dorilas. Qu’est-ce à dire ? Qu’il y a de l’incohérence dans tout cela ? Mais non. Il y a à dire seulement qu’Alceste n’est pas établi encore dans son « caractère » de misanthrope et qu’il est un misanthrope qui commence. Dans certaines maisons, il est déjà ridicule comme grondeur et loup garou ; dans d’autres, il n’est encore connu que comme homme du monde un peu sombre. Il commence.

Molière a eu parfaitement raison de le prendre à ce moment, parce que le moment le plus intéressant d’un caractère est celui où le caractère se dessine, se forme, a encore de la souplesse, a encore, même, des contradictions, et n’est pas encore noué.

Mais Rousseau devrait tenir compte de cela et ne pas demander qu’Alceste, non seulement connaisse les hommes, mais y soit tellement habitué qu’aucune noirceur de leur part ne puisse l’étonner un instant. C’est demander l’impossible même à un homme de cinquante ans, à plus forte raison à un homme tout jeune ; c’est demander l’impossible même à un homme très froid de tempérament ; à plus forte raison, à un homme bouillant et impétueux.

Plus on examine, plus on trouve singulier que Rousseau ait estimé que le caractère d’Alceste est faux.

 

Rousseau ne s’est pas moins trompé sur le personnage de Philinte. Il s’est trompé, exactement comme sur le personnage d’Alceste et pour ainsi dire symétriquement : 1° en croyant que Philinte est un égoïste ; 2° en croyant que Molière a voulu à cet égoïste concilier toute la sympathie du public.

Portrait du Philinte de Molière par Rousseau : « Un de ces honnêtes gens du grand monde dont les maximes ressemblent beaucoup à celles des fripons ; de ces gens si doux, si modérés, qui trouvent toujours que tout va bien parce qu’ils ont intérêt que rien n’aille mieux ; qui sont toujours contents de tout le monde parce qu’ils ne se soucient de personne ; qui, autour d’une bonne table, soutiennent qu’il n’est pas vrai que le peuple ait faim ; qui, le gousset bien garni, trouvent fort mauvais qu’on déclame en faveur des pauvres ; qui, de leurs maisons bienfermées, verraient voler, piller, égorger, massacrer tout le genre humain sans se plaindre, attendu que Dieu les a doués d’une douceur très méritoire à supporter les maux d’autrui. »

Il n’est pas seulement égoïste, il est malhonnête et — ce qui explique le mot « maximes de fripons », il est capable de conseiller des actes de malhonnêteté : « L’ami d’Alceste doit le connaître. Comment ose-t-il supposer qu’un homme, capable de renoncer, même aux bienséances par amour pour la vertu, soit capable de manquera ses devoirs par intérêt ? Solliciter un juge ! Il ne faut pas être misanthrope ; il suffit d’être honnête homme pour n’en rien faire. Car enfin, quelque tour qu’on donne à la chose, ou celui qui sollicite un juge l’engage à remplir son devoir, et alors il lui fait insulte ; ou il lui propose une acception de personnes, et alors il veut le séduire, puisque toute acception de personnes est un crime dans un juge qui doit connaître l’affaire et non les parties et ne voir que l’ordre et la loi. Or je dis qu’engager un juge à faire une mauvaise action, c’est la faire soi-même, — et qu’il vaut mieux perdre une cause juste que de faire une mauvaise action. Cela est clair, net ; il n’y a rien à y répondre. La morale du monde a d’autres maximes ; je ne l’ignore pas… »

Donc Philinte est un égoïste féroce qui va jusqu’à la malhonnêteté, au moins dans ce qu’il conseille et suggère. C’est un corrompu corrupteur.

 

Nous sommes, je crois, aussi loin de la vérité que possible. Philinte est un très honnête homme, un misanthrope, — car il y a deux misanthropes dans la pièce, — un désabusé et un taquin.

C’est un très honnête homme. Ce qui le prouve d’abord, c’est qu’il est le seul homme de la pièce qui aime et qui estime Alceste. Il est son « ami » et Alceste a « fait profession » d’être le sien. Il ne songe qu’à lui rendre des services et de vrais services. Amoureux d’Eliante et par conséquent ayant intérêt à ce qu’Alceste épouse Célimène pour pouvoir, lui, épouser Eliante qui, si Alceste se retirait de Célimène, accueillerait très volontiers les soins d’Alceste, il ne pense pourtant qu’à persuader à Alceste de s’écarter de Célimène et d’épouser Eliante. Il dit à Alceste :

La sincère Eliante a du penchant pour vous.

Il dit à Eliante :

Je crois que notre ami, près de cette cousine,
Trouvera des chagrins plus qu’il ne s’imagine ;
Et s’il avait mon cœur, à dire vérité,
Il tournerait ses vœux tout d’un autre côté,
Et pour un choix plus juste on le verrait, Madame,
Profiter des bontés que lui montre votre âme.
.  .  .   .   .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .  .   
.  .  .  .  .  .  .  .   .  .  .  .  .  . .  .  .  .  .   
 .  .  .   .   .  .  .  .  .  Je ne m’oppose pas,
Madame, à ces bontés qu’ont pour lui vos appas ;
Et lui-même, s’il veut, il peut bien vous instruire
De ce que là-dessus j’ai pris soin de lui dire.

 

Et cela n’est point du tout d’un amoureux passionné ; mais c’est d’un ami franc, sage, dévoué, qui sait préférer les intérêts de son ami aux siens, chose si rare, et qui sait reconnaître le mérite de son ami comme supérieur au sien, chose plus rare encore.

Dès qu’Alceste a une affaire d’honneur, il « ne le quitte pas », s’attache à lui pour lui rendre tous les bons offices qu’il pourra, le suit au tribunal des maréchaux, et le lecteur voit bien que ce on qui a, très difficilement, arrangé l’affaire, tiré d’Alceste quelques déclarations à la rigueur acceptables, et fait s’embrasser les antagonistes, c’est Philinte lui-même. Philinte est le meilleur ami du monde.

Il est très honnête homme d’autre manière encore. Vous avez remarqué que dans la scène des portraits, c’est-à-dire des médisances, il ne dit rien, rien du tout. Il est de ceux qui ne sont pas, sans doute, sans goûter les médisances des autres, mais qui ne médisent pas eux-mêmes.

 

C’est donc un très honnête homme. Seulement, c’est un misanthrope et c’est là sans doute la première cause de sa liaison avec Alceste. C’est un misanthrope très clairvoyant sur les vices et les travers des hommes et extrêmement sévère pour eux. Dans le fond de son âme, en causant avec un ami, il ne les ménage pas au moins :

Oui, je vois ces défauts dont votre âme murmure
Comme vices unis à l’humaine nature ;
Et mon esprit enfin n’est pas plus offensé
De voir un homme fourbe, injuste, intéressé,
Que de voir des vautours affamés de carnage,
Des singes malfaisants, et des loups pleins de rage.

C’est très proprement un misanthrope et je ne vois point comme Rousseau qu’il trouve que tout aille bien, qu’il ait intérêt que rien n’aille mieux et qu’il soit content de tout le monde.

C’est un misanthrope, mais c’est un misanthrope désabusé. Il a été probablement, comme Alceste, indigné contre les vices des hommes et tempêtant plus ou moins ouvertement contre eux. Mais il a vieilli ; je lui donne cinq ans de plus qu’Alceste, trente ans. « A trente ans, a dit Chamfort, il faut que le cœur se brise ou se bronze. » Le sien s’est bronzé. Il a pris son parti des imperfections humaines, non en leur pardonnant, mais en les reconnaissant pour incorrigibles. Cela met dans un très grand calme. Il est calme, en effet, et même flegmatique. Il promène sur le monde un regard très perçant, très sûr et très tranquille, bien convaincu de la dépravation humaine et également de l’inutilité de tous les efforts qu’on ferait pour la guérir.

En cela beaucoup plus radicalement misanthrope qu’Alceste, et, si Alceste est le misanthrope naissant, le misanthrope désabusé est le misanthrope achevé.

Mon Dieu, des mœurs du temps mettons-nous moins en peine,
Et faisons un peu grâce à la nature humaine ;
Ne l’examinons point dans la grande rigueur,
Et voyons ses défauts avec quelque douceur.
Il faut, parmi le monde, une vertu traitable ;
A force de sagesse on peut être blâmable ;
La parfaite raison fuit toute extrémité,
Et veut que l’on soit sage avec sobriété.
………………………….
Et c’est une folie à nulle autre seconde
Que vouloir se mêler de corriger le monde.
J’observe, comme vous, cent choses tous les jours
Qui pourraient aller mieux prenant un autre cours ;
Mais, quoi qu’à chaque pas je puisse voir paraître,
En courroux, comme vous, on ne me voit point être ;
Je prends tout doucement les hommes comme ils sont,
J’accoutume mon âme à souffrir ce qu’ils font,
Et je crois qu’à la cour, de même qu’à la ville,
Mon flegme est philosophe autant que votre bile.

Mais, rien n’étant parfait ni personne, Philinte a un défaut dont il ne fait pas mention dans le portrait qu’il trace de lui-même. Il est taquin. Il pourrait ne pas l’être et je sais des Philinte qui ne le sont pas ; mais, il est assez naturel qu’il le soit. Le misanthrope désabusé est calme et flegmatique. Le calme et le flegme aboutissent à l’impassibilité. Or l’impassibilité est très monotone, fastidieuse et pénible à celui qui se l’est imposée. Pour s’en sauver ou pour en alléger le poids, le flegmatique se permet un peu d’ironie, de raillerie légère et de taquinerie, soit courtoise, soit amicale. Ce sont ses petits profits et ses petites consolations.

A la vérité ; on ne le voit, dans la pièce taquiner qu’Alceste et un peu Oronte ; mais c’est qu’Alceste est un admirable objet de taquinerie ; c’est qu’il rend admirablement ; c’est que c’est un plaisir d’artiste de le faire aller jusqu’au bout de ses foucades et de le pousser à suivre sa pointe ; et c’est ainsi, parce que, dans les taquineries de Philinte, il y a un fond de très bons conseils donnés à Alceste.

Toujours est-il qu’il est taquin, à quoi Rousseau n’a rien compris. Il prend pour des « maximes » et « maximes de fripon » les ironies de Philinte et ses coups d’épingles destinés à exciter Alceste et ses pinçades de pince-sans-rire. Philinte sait très bien que, quand il demande à Alceste : « Vous diriez à Emilie qu’elle est vieille coquette ? » Alceste va répondre : « Oui », mais il veut le lui faire dire. Il sait très bien qu’Alceste ne sollicitera jamais ses juges ; mais d’une part il veut le lui faire dire et aussi jeter en coup de patte cette jolie épigramme contre les juges :

Mais qui voulez-vous donc qui pour vous sollicite ?
— Qui je veux ? La raison, mon bon droit, l’équité.
— Aucun juge par vous ne sera visité ?

c’est-à-dire : « Ne parlons donc pas de raison, de bon droit et d’équité quand il s’agit de magistrature. » Et c’est là-dessus que Rousseau s’écrie que Philinte est un conseiller de crime. Il y a là un peu d’ingénuité, que je crains qui ne soit volontaire, et c’est-à-dire coupable.

Dans toute la scène du sonnet Philinte est taquin plus que jamais, taquinant Oronte par l’hyperbolisme ironique de ses éloges, à ce point qu’Oronte finit un peu par s’en apercevoir :

Vous me flattez et vous croyez peut-être…
Mais pour vous (Alceste)…
Parlez-moi, je vous prie, avec sincérité.

Et il taquine Alceste presque durement, du même coup, en louant Oronte, alors qu’Alceste vient de tâcher de faire honte à Philinte de son manque de franchise, et en forçant ainsi Alceste à pousser la franchise plus loin peut-être que, sans ce concours de circonstances, il ne l’aurait poussée.

Il en fait tant qu’il résulte de tout cela une querelle qui peut aller loin et dont, en vérité, il est cause ; et c’est bien parce qu’il sent qu’il en est un peu cause qu’il met toute sa diligence ensuite à la réparer.

 

Tel est Philinte, point du tout un raisonneur, comme on l’a cru trop souvent, et le porte-parole de l’auteur, mais un honnête homme qui a quelques défauts, exactement, symétriquement, comme Alceste. « Ce Philinte est le sage de la pièce ! » s’écrie Rousseau. Mais non ; il n’y a pas de sage de la pièce ; il y a deux honnêtes gens très différents, qui ont tous les deux des qualités et des défauts et qui sont très vrais l’un et l’autre.

Mais Philinte est odieux à Rousseau, Philinte qui a le front de critiquer le misanthrope, le misanthrope faussé, le misanthrope adultéré, le misanthrope « dégradé », mais enfin le misanthrope. Il le voit, dans la pièce qu’il rêve, non seulement avec des maximes de fripon, mais avec un caractère et la conduite d’un pleutre : « Au risque de faire rire aussi le public à mes dépens, j’ose accuser l’auteur d’avoir manqué de très grandes convenances, une très grande vérité et peut-être de nouvelles beautés de situation ; c’était de faire un tel changement à son plan que Philinte entrât comme acteur nécessaire dans le nœud de la pièce, en sorte qu’on pût mettre les actions de Philinte et d’Alceste dans une apparente opposition avec leurs principes et dans une conformité parfaite avec leurs caractères. Je veux dire qu’il fallait que le misanthrope fût toujours furieux contre les vices publics et toujours tranquille sur les méchancetés personnelles dont il était la victime. Au contraire, le philosophe Philinte devait voir tous les désordres de la société avec un flegme stoïque et se mettre en fureur au moindre mal qui s’adressait directement à lui. En effet, j’observe que ces gens si paisibles sur les injustices publiques sont toujours ceux qui font le plus de bruit au moindre tort qu’on leur fait et qu’ils ne gardent leur philosophie qu’aussi longtemps qu’ils n’en ont pas besoin pour eux-mêmes. Ils ressemblent à cet Irlandais qui ne voulait pas sortir de son lit, quoique le feu fût à sa maison. « La maison brûle, lui criait-on. Que m’importe, répondait-il, je n’en suis que le locataire. » A la fin, le feu pénétra jusqu’à lui. Aussitôt il s’élance, il court, il s’agite ; il commence à comprendre qu’il faut quelquefois prendre intérêt à la maison qu’on habite, quoiqu’elle ne nous appartienne pas. Il me semble qu’en traitant les caractères en question sur cette idée, chacun des deux eût été plus vrai, plus théâtral et que celui d’Alceste eût fait incomparablement plus d’effet ; mais le parterre alors n’aurait pu rire qu’aux dépens de l’homme du monde et l’intention de l’auteur était qu’on rît aux dépens du misanthrope. »

 

Comprenons bien. Il ne s’agit plus du Philinte de Molière, mais d’un Philinte que Rousseau rêve et du Philinte d’une comédie que Rousseau imagine, et par conséquent ce n’est plus de la critique proprement dite et nous pourrions ne nous point occuper de ce passage de Rousseau. Cependant ce portrait du vrai Philinte, du parfait Philinte, étant inspiré à Rousseau par le Philinte imparfait, par le Philinte manqué de Molière, nous fait mieux comprendre comment Rousseau a entendu le Philinte de Molière, comment il lui est impossible de ne pas l’entendre. Il voit en lui l’égoïste fieffé et l’égoïste, du reste, un peu borné que les vices sociaux et les crimes sociaux n’émeuvent point, mais qui crierait du haut de sa tête du moment que l’un de ces vices lui ferait quelque tort ; et, partant de là, il dit très logiquement et avec verve : « Mais, s’il vous plaît, de même que le vrai beau drame que Molière avait en main c’était de faire Alceste sensible à toute l’humaine misère et insensible à ses propres mésaventures, de même la vraie comédie que Molière avait en main, c’était de montrer Philinte insensible à tous les vices de l’humanité et extrêmement sensible à ces mêmes vices quand ils le lèsent. Et alors… » Nous voilà donc ramenés à nous demander s’il est possible de voir dans le Philinte tel que Molière l’a tracé l’ébauche même de l’égoïste fieffé et de l’égoïste borné que Rousseau y voit.

Or, c’est ici qu’il faut faire remarquer que Molière, non seulement n’a pas fait du tout de Philinte un égoïste, ce que je crois avoir démontré, mais a pris d’extrêmes précautions pour qu’on ne le prît pas pour tel et pour que l’on ne s’y trompât point. Rousseau nous dit : « Ce Philinte-là, si un malheur lui arrivait, vous verriez où s’en irait toute sa belle philosophie ! » Molière a prévu l’objection. Il s’est dit : « il faut prendre nos précautions contre le préjugé que pourra prendre le public de mon personnage, contre l’idée superficielle et trop vite conçue qu’il pourra s’en faire. » Cela arrive très souvent aux romanciers et aux dramatistes. Ils sont forcés, quand ils ont conçu un personnage délicat, distingué, original, de combattre fortement dans l’esprit du lecteur la tendance que le lecteur a toujours de ramener ce personnage à un des types consacrés, courants, communs et grossiers qu’il connaît ; ils sont forcés d’écarter le lecteur de l’idée du type traditionnel que ce personnage lui rappellera certainement.

Exemple Andromaque. Racine peint une héroïne qui, partagée entre sa fidélité à l’ombre de son mari et la nécessité de sauver son fils, trouve une conciliation dans ceci : épouser celui qui veut tuer son fils et se tuer immédiatement après. C’est une héroïne. Mais Racine sait parfaitement que le public n’y verra qu’une femme qui veut se faire épouser et qui y réussit et cataloguera immédiatement Andromaque : grande coquette ; ramènera immédiatement le personnage original et imprévu à l’un des types grossiers auxquels il est habitué.

Prévoyant cela, que fait-il ? Il multiplie, au-delà même, peut-il sembler, du nécessaire, les paroles d’Andromaque par où Pyrrhus verra qu’elle n’aime qu’Hector et qu’elle n’a pour Pyrrhus que de la haine : « Comme cela, dit-il, ils ne la prendront pas, j’espère, pour une coquette ! » Ils n’ont pas laissé de la prendre pour cela, la plupart, car les habitudes d’esprit sont terriblement contraignantes, mais cependant Racine avait pris des précautions assez véhémentes, si je puis dire, pour que quelques-uns aient pris Andromaque pour ce qu’elle était.

De même Molière a parfaitement prévu qu’on prendrait Philinte pour un égoïste, et comme il n’était point du tout dans son dessein de le donner pour tel, il a multiplié les précautions pour que l’on ne s’y méprît point, si qu’on ne s’y méprît pas était possible. Au Ve acte, Alceste sait très bien que Philinte l’aime ; il n’en peut plus douter après le dévouement qu’il lui a montré dans son affaire devant le tribunal des maréchaux ; il le sait tellement qu’il va tout à l’heure lui céder Eliante ; il sait qu’il est aimé de Philinte et il l’estime ; les deux amis sont à ce moment très bons amis. Or, c’est à ce moment, qui est grave, car Alceste se trouve sous le coup d’une accusation très inquiétante, que Philinte, cette fois sans taquinerie, développe toute sa philosophie à Alceste, et l’on sent bien que, cette fois, c’est tout à fait du fond du cœur que Philinte parle. Quelle est donc cette philosophie ?

Non : je tombe d’accord de tout ce qu’il vous plaît :
Tout marche par calcul et par pur intérêt ;
Ce n’est plus que la ruse aujourd’hui qui l’emporte,
Et les hommes devraient être faits d’autre sorte.
Mais est-ce une raison que leur peu d’équité
Pour vouloir se tirer de leur société ?
Tous ces défauts humains nous donnent dans la vie
Des moyens d’exercer notre philosophie :
C’est le plus bel emploi que trouve la vertu ;
Et si de probité tout était revêtu,
Si tous les cœurs étaient francs, justes et dociles,
La plupart des vertus nous seraient inutiles,
Puisqu’on en met l’usage à pouvoir sans ennui
Supporter, dans nos droits, l’injustice d’autrui.

Voilà l’âme même de Philinte, un stoïcisme élégant et un pessimisme enjoué, le tout très ferme au fond et très capable d’affronter et de subir les grands malheurs personnels sans sourciller.

 

Rousseau ici se moquerait de moi et me dirait que ceci n’est que discours et me citerait le premier mot de la réponse d’Alceste : « Je sais que vous parlez, Monsieur, le mieux du monde. » Sans doute ; mais je parle des précautions que Molière a prises pour qu’on ne se trompât point sur son personnage, et vous voyez bien qu’il l’entend, lui, et qu’il souhaiterait que nous l’entendissions comme tout le contraire d’un égoïste et d’un homme apte seulement à supporter les maux d’autrui.

Remarquez qu’Alceste, en une autre scène, lui fait lui-même l’objection de Rousseau — Molière, encore une précaution, a voulu qu’il la lui fit — l’objection ad hominem : « Vous-même si l’on vous touchait…

Mais ce flegme, Monsieur, qui raisonne si bien,
Ce flegme pourra-t-il ne s’échauffer de rien ?
Et s’il faut, par hasard, qu’un ami vous trahisse,
Que, pour avoir vos biens, on dresse un artifice,
Ou qu’on tâche à semer de méchants bruits de vous,
Verrez-vous tout cela sans vous mettre en courroux ?

Et c’est à cela même que Philinte répond : « Oui. »

« Encore des paroles, me dira-t-on, et non pas des faits et des actes. On sait bien qu’il n’y a qu’égoïstes pour parler générosité, menteurs pour parler franchise, poltrons pour parler bravoure et qu’il est de faux stoïciens comme il est de faux braves. » D’accord ; mais c’est ici que je reviens, à un nouveau point de vue, sur des faits et des actes de Philinte que j’ai déjà signalés et que je considère maintenant comme des précautions que Molière a prises pour que l’on ne pût, décidément, pas tenir Philinte pour un égoïste, quelque mauvaise volonté que l’on y pût mettre. Eliante aime Alceste d’amour ; elle aime Philinte d’amitié, Philinte aime Eliante d’amitié amoureuse. L’amour d’Eliante pour Alceste est un vrai malheur pour Philinte : il le supporte d’une âme égale, forte et douce. Il convient qu’Alceste est plus digne d’amour que lui et il se retire devant lui dans le cas où, dégagé de Célimène, il reviendrait à Eliante. Ceci est d’un honnête homme, très détaché de son intérêt personnel ou qui sait s’en détacher à la voix de la raison.

Mais il fait plus : alors que son intérêt serait, ou de pousser doucement Alceste du côté de Célimène ou au moins de laisser Alceste s’engager de plus en plus dans son amour pour Célimène, il ne s’applique qu’à l’en éloigner. Ce qu’Arsinoé fait dans son intérêt à elle, Philinte le fait contre son intérêt à lui. Jusqu’au dernier moment il persiste dans cette attitude ; car lorsque Alceste, pour un autre motif que l’infidélité de Célimène, veut fuir le monde, soit avec Célimène, soit tout seul (v, 1), l’intérêt de Philinte serait de le laisser aller, soit avec Célimène, soit seul, pour qu’Eliante se trouvât en face du seul Philinte. Or, à ce moment encore, Philinte retient Alceste et ne songe qu’à lui persuader que ni son procès, ni les calomnies qu’on fait courir sur lui, ni rien ne doit le décider à se retirer dans un désert. Et tout cela est de la haute générosité.

Nous disions plus haut que c’était peut-être trop, qu’il fallait que Philinte aimât peu Eliante pour lui parler avec la résignation tranquille avec laquelle il lui parle et du reste pour agir comme il fait. Eh ! oui ! c’était trop ; mais nous comprenons maintenant pourquoi Molière « en a trop mis ». Connaissant les choses et le public, il voulait absolument que personne ne pût se tromper sur Philinte et que personne ne le prît pour un intéressé. Ce qu’il a mis peut-être de trop, c’était comme la précaution excessive. Et nous voyons que la précaution excessive a été la précaution inutile. Les préjugés du public sont tenaces.

 

Rousseau me semble donc s’être trompé aussi complètement, plus complètement sur le caractère de Philinte que sur celui d’Alceste.

Ses conclusions sont, comme on peut le prévoir, celles-ci : « Vous ne sauriez me nier deux choses : l’une qu’Alceste, dans cette pièce, est un homme droit, sincère, estimable, un véritable homme de bien, l’autre que l’auteur lui donne un personnage ridicule. C’en est assez pour rendre Molière inexcusable. » Tout ce que Molière a ajouté à l’essence du caractère d’Alceste, à savoir à la misanthropie, il ne l’a ajouté que pour faire rire de lui, « il fallait faire rire le parterre », quelquefois il le montre en sa personnalité essentielle (« Allons, ferme ! poussez, mes bons amis de cœur » ; mais en général on ne peut nier que si le misanthrope était plus misanthrope, il ne fût beaucoup moins plaisant, parce que sa franchise et sa fermeté, n’admettant jamais de détour, ne le laisseraient jamais dans l’embarras. Ce n’est donc pas par ménagement pour lui que l’auteur adoucit quelquefois son caractère ; c’est au contraire pour le rendre plus ridicule. Une autre raison l’y oblige encore, c’est que le misanthrope de théâtre, ayant à parler de ce qu’il voit, doit vivre dans le monde et par conséquent tempérer sa droiture et ses manières par quelques-uns de ces égards de mensonge et de fausseté qui composent la politesse et que le monde exige de quiconque y veut être supporté. S’il s’y montrait autrement, ses discours ne feraient plus d’effet. L’intérêt de l’auteur est bien de le rendre ridicule, mais non pas fou, et c’est ce qu’il paraîtrait aux yeux du public, s’il était tout à fait sage. »

Si l’intérêt de l’auteur était de rendre Alceste ridicule, Molière aurait bien mal pris ses intérêts propres, car je crois avoir montré qu’Alceste est aussi peu ridicule que possible et qu’il n’a que les légers travers qu’il est impossible qu’il n’ait pas, restant vrai, les travers qui sont tels que, s’il ne les avait pas, il serait faux. Et ces travers eux-mêmes, Molière a tenu essentiellement à indiquer qu’au point de vue de l’estime qu’on doit avoir pour Alceste il n’y a pas à en tenir compte. Ils existent en tant qu’inévitables et Molière permet qu’on en sourie, mais non pas qu’on en rie ; car voyez toutes les dispositions qu’il prend pour cela.

De prime abord et d’emblée, et l’on sait quelle est la force au théâtre des premières impressions, il donne Alceste comme le personnage sympathique, représentant la droiture et la franchise en face d’un personnage qui n’est jusque-là donné que comme un homme du monde prodigue d’embrassades frivoles ; plus tard les compliments d’Oronte, outrés à la vérité, donnent cependant l’idée au public qu’Alceste jouit de l’estime publique ; autant en font les douceurs d’Arsinoé qu’on sent bien qui n’invente pas absolument la bonne réputation dont elle dit que jouit Alceste ; bien plus témoignent pour lui les déclarations d’Eliante qui, elle, ne peut pas être récusée comme le personnage éminemment raisonnable et sage de la pièce.

Et enfin si aucun homme dans la pièce, sauf Philinte, n’aime Alceste, toutes les femmes l’aiment, ce qui est même excessif à mon avis ; car pourquoi, diantre, Arsinoé aimerait-elle Alceste ? mais ce qui est encore une indication d’auteur sur ce qu’on doit penser du personnage.

Mais en vérité par tous les moyens qui sont en son pouvoir l’auteur crie à son public : « Estimez Alceste ! Je lui donne des défauts, et de deux sortes : des défauts tenant à son caractère : orgueil, susceptibilité ; des défauts tenant à sa situation de misanthrope parmi des mondains : irritabilité, emportement, outrance provoquée par la contradiction ; mais estimez-le très fort ; il est le plus honnête homme de la pièce. »

Ajoutez à ceci que le Misanthrope est de 1666 et que déjà, — j’avoue que, s’il était de six ans, plus tard, mon argument en serait meilleur, — et que déjà le public est accoutumé à la passion maîtresse de Molière, qui est l’horreur de toutes les hypocrisies et de toutes les faussetés et l’amour par conséquent de la droiture et de la franchise, d’où il suit qu’il ne peut pas, qu’il ne doit pas se tromper sur la question de savoir avec qui est Molière dans le Misanthrope.

En tous cas, ce n’est pas à Rousseau qui, lui, a tout le théâtre de Molière sous les yeux, de s’y méprendre.

 

On sait que sur le sommaire, je dirais presque sur le scénario que Rousseau a tracé du Misanthrope tel qu’il aurait dû être fait, Fabre d’Eglantine en a écrit un, qui a été joué, non sans succès, à la Comédie-Française, le 22 février 1790. Il convient d’examiner un peu cet ouvrage pour voir ce qu’un homme intelligent, suivant les indications de Rousseau avec intelligence et avec un scrupule absolu, a réussi à faire et quels personnages il a mis sous les yeux du public. L’idée première de « le Philinte de Molière ou la Suite du Misanthrope » ne vient pas de la fameuse note de Rousseau. Elle vient des réflexions qu’a inspirées à Fabre d’Eglantine la comédie l’Optimiste de Collin d’Harleville, jouée en 1788 sur le Théâtre-Français avec un succès unanime. Le principal personnage de l’Optimiste, qui, de l’aveu même de l’auteur, devrait plutôt s’appeler l’Homme toujours content, est un homme qui voit toujours le bon côté de toutes choses, qui n’est attristé ni des maux généraux de l’humanité ni des malheurs qui l’atteignent lui-même et dont la maxime définitive est :

   Que nos maux se réduisent à rien ;
Et qu’on a grand sujet de dire : Tout est bien.

Et par conséquent, ce qui est assez piquant peut-être, l’optimiste de Collin d’Harleville est précisément l’homme selon Rousseau, l’homme selon la lettre de Rousseau à Voltaire sur le Désastre de Lisbonne et, certainement, l’homme selon Rousseau en général.

Oui, mais en tant que trouvant le jeu de la société très acceptables, l’optimiste de Collin d’Harleville indigne Fabre d’Eglantine. Que Plinville (c’est l’optimiste) soit charitable, il n’importe ; il est odieux à Fabre d’Eglantine parce qu’il dit :

On est vraiment heureux d’être né dans l’aisance.
Je suis émerveillé de cette providence
Qui fait naître le riche auprès de l’indigent.

Fabre se cabre ; car ce qu’il voudrait, c’est qu’il n’y eût pas d’indigents, et il s’écrie2

« Le crime seul a fait naître le riche auprès de l’indigent. »
Collin sera odieux encore à Fabre d’Eglantine parce qu’il dira :
Je crois fort, et toujours ce fut là ma devise,
Que les hommes sont tous, oui, tous honnêtes, bons ;
On dit qu’il est beaucoup de méchants, de fripons ;
Je n’en crois rien ; je crois qu’il s’en trouve peut-être
Un ou deux ; mais ils sont aisés à reconnaître,
Et puis, j’aime bien mieux, je le dis sans détours,
Etre une fois trompé que de craindre toujours.

« Belle sentence ! profonde maxime ! s’écrie Fabre ; comme si on ne pouvait être trompé, volé, opprimé qu’une fois ! Oh ! que ceci est bien dans le sens des fripons ! Ils ne vous écorchent pas tout d’un coup, ils commencent par vous tâter avec précaution, et quand ils vous ont trouvé de l’avis de M. Collin, ils n’y cherchent plus ni ménagements ni finesse. Il n’y a que le premier pas qui coûte ; il fallait bien les aider à le franchir. Conduisez-vous d’après la maxime susdite, et vous verrez… ».

Collin est encore insupportable à Fabre quand il dit :

Vous parlez de volcan, de naufrage… oh ! mon cher,
Demeurez en Touraine et n’allez pas sur mer.

Ce qui est exactement le raisonnement de Jean-Jacques Rousseau sur les grandes catastrophes naturelles dans sa lettre à Voltaire. Mais Fabre ne s’en indigne pas moins et s’écrie : « Quand on s’y prend de cette manière et qu’on est parvenu à ce comble de philosophie, vous voyez qu’il n’est pas difficile d’être content de tout… L’indignation surmonte la pitié, l’humanité l’emporte sur le mépris. Eh ! ne voyez-vous pas que ce Plinville, cet homme dur, non par tempérament et avec grossièreté, ce qui ne serait rien, mais par calcul et avec les grâces de l’aménité, ce qui est incurable, en va dire autant de tous ceux qui souffrent et périssent des services rendus à la société ! Ne voyez-vous pas les guides heureux de ce siècle se tenir forts de ces principes et se pardonner leur impitoyable égoïsme ! « Monsieur, je suis ruiné ; l’on m’a fait banqueroute ! — Eh ! mon cher, gardez votre argent ; ne faites pas le commerce ! — Je suis tombé du haut d’un toit ; ma cuisse est cassée ! — Restez dans votre maison ; ne faites pas le couvreur. — Cette nuit, en éteignant le feu d’une maison, je me suis brûlé le bras. — Dormez dans votre lit ; pourquoi vous faire pompier ? »… Oh ! l’horreur, l’horreur !… »

 

Telle est l’impression que Fabre d’Eglantine avait reçue de l’Optimiste de Collin d’Harleville.

Or, réfléchissant au moyen de le réfuter et songeant à une pièce-réplique, il se dit : mais cet homme, c’est le Philinte de Molière, c’est l’homme que rien n’émeut ; il faudrait le représenter sous des couleurs par où serait bien montré qu’au fond c’est un pur égoïste ; mais… il n’y a qu’à suivre l’indication de Rousseau et à mettre en présence le Philinte et l’Alceste que Rousseau aurait voulu que, pour être vrais, Molière dessinât ; la pièce est conçue, il n’y a qu’à la disposer et à l’écrire.

Et en effet, non plus dans sa préface, mais dans le prologue en vers qui fut joué avant la pièce proprement dite, Fabre prend soin d’insérer, non pas la note de Rousseau : « Je ne doute point que sur l’idée que je viens de proposer un homme de génie ne pût faire un nouveau misanthrope… », mais le portrait de Philinte d’après Rousseau : « Ce Philinte est un de ces honnêtes gens du grand monde… » Et, à ce Philinte-là, il a opposé un Alceste qui, selon les indications de Rousseau, est sensible à tous les malheurs, excepté à ceux qui le frappent.

La première chose qui frappe tous les yeux en lisant le Philinte de Fabre d’Eglantine, c’est combien son Alceste et son Philinte sont différents de ceux de Molière, et cela est bien naturel, puisque c’est l’Alceste et le Philinte de Rousseau que « développe », comme dirait un photographe, Fabre d’Eglantine.

Remarquez que, quoique Fabre ait intitulé sa pièce le Philinte de Molière, il a le droit defaire ces changements profonds ; car s’il l’a intitulée le Philinte de Molière, il l’a intitulée aussi la Suite du « Misanthrope ». Ce qu’il peut prétendre avoir voulu montrer, c’est donc ce que sont devenus, ce que doivent ou ce que peuvent être devenus Alceste et Philinte en se développant dans le sens de leurs caractères. Il faut bien faire attention à cela ; il faut que j’y fasse bien attention moi-même au cours de l’examen qui va suivre. Je ne dois pas reprocher à Fabre d’avoir fait une caricature du Philinte ou de l’Alceste de Molière ; je ne puis que lui reprocher d’avoir fait un Philinte tel que ne devait pas devenir le Philinte de Molière ou un Alceste tel qu’il ne se pouvait pas que l’Alceste de Molière devînt.

Dans le Philinte de Fabre, Philinte est devenu un égoïste radical, aigri, du reste, désagréable et acariâtre. Il a épousé Eliante et n’en est pas très satisfait. Eliante, à son dire, prétend être maîtresse au logis et ne trouve que tout va bien que si elle commande. Elle a un oncle qui depuis quelques jours est ministre, et cela lui donne sur Philinte une supériorité qui n’est pas du tout du goût de celui-ci. Survient Alceste. Dans la solitude où il s’est retiré, il a pris parti pour un pauvre homme qui était molesté par son seigneur, si bien que, par suite d’une foule de machinations dudit seigneur, il est décrété, lui Alceste, et forcé de fuir ; il ne fait que passer par Paris, pour y prendre un avocat qui soutiendra sa cause et tous ses intérêts. « Ici, mon oncle le ministre peut vous servir, dit Eliante. — Oui, dit mollement Philinte. — Jamais, s’écrie Alceste, très conforme ici à l’Alceste de Molière et comme entêté d’esprit de justice et comme au moins touché du démon de l’orgueil :

De vos soins généreux je suis reconnaissant,
Mais la seule vertu doit garder l’innocent ;
Et j’aurais à rougir qu’une main protectrice
Redressât la balance aux mains de la justice.
……………………………………………….
……………………………………………….
La vérité répugne à ces lâches pratiques.
En ceci je n’ai fait que le bien. Oui, morbleu !
Je fais tête à l’orage, et nous verrons un peu
Si l’on refusera de me faire justice.
Justice ? C’est trop peu. Je veux qu’on m’applaudisse.
Non que ma vanité s’abaisse à recevoir
De l’encens pour un trait qui ne fut qu’un devoir ;
Mais enfin, dans un siècle égoïste et barbare,
Où le crime est d’usage et la vertu si rare,
Je prétends qu’un arrêt en termes solennels
Cite mon innocence en exemple aux mortels.
……………………………………………………
……………………………………………………
Et vous, en ce moment, qui voulez m’obliger
Par la protection d’un parent que j’honore,
Que je connais beaucoup, j’ajoute même encore,
Digne du noble poste où j’apprends qu’on l’a mis,
Gardez-vous, je vous prie, au moins, mes chers amis,
De souiller par vos soins la beauté de ma cause.
S’il faut d’un tel crédit que votre main dispose,
Que ce soit par clémence, ou pour aider des droits
Que ne peut protéger la faiblesse des lois.

Là-dessus Alceste entre en rapports avec un avocat qu’il a choisi absolument au hasard et qui se trouve être le plus honnête homme des honnêtes gens. Cet avocat, avant de s’occuper de son affaire, le prévient qu’il ne peut y mettre ses soins tout de suite, parce qu’il en a une autre qui est urgente. Un homme a mis entre ses mains, pour qu’il le donne à un procureur à fin de poursuites, un billet de deux cents millions souscrit par un seigneur très connu. Ce billet, l’avocat en a la conviction, est faux, en ce sens que la signature est authentique, mais a dû être surprise, a dû être jetée par le grand seigneur étourdi sur une pièce qu’il croyait sans importance. Or, il y a urgence, car le coquin qui a mis ce papier aux mains de l’avocat se plaint des lenteurs, réclame la pièce et annonce qu’il arrive pour la reprendre. « Oh ! oh ! occupez-vous de cette affaire avant de songer à la mienne. Faites tout. Employez tout. Auriez-vous besoin d’un ministre ? J’en ai un ; du moins, mes amis en ont un. Philinte, à moi !… »

Philinte trouve qu’Alceste dispose un peu bien vite des amis dont Philinte dispose :

J’en suis fâché pour vous ; mais je vous promets, moi,
De ne pas m’en mêler. Alceste, en bonne foi,
N’est-il donc pas étrange, et même ridicule,
Jusques à cet excès de pousser le scrupule ?
Et que vous regardiez comme un devoir formel
Ce zèle impatient et plus que fraternel,
Qui vous fait, sans réserve, avec tant d’imprudence,
Offrir à tout venant votre prompte assistance ?
Sur ce pied vous aurez de l’occupation
Et vous en trouverez souvent l’occasion.

« Bon, dit Alceste, ce serait si peu de soins à vous donner ! Un mot à votre oncle et pour un homme évidemment lésé par un fripon ! Seriez-vous égoïste ? »

Refusez : je vous compte avec ces inhumains,
Qui d’un bienfait jamais n’ont honoré leurs mains,
Et qui, sur cette terre, en leur lâche indolence,
La fatiguent du poids de leur froide existence.

Philinte se dérobe encore.

Mais enfin, s’écrie Alceste, la justice commande… — La justice est peut-être, répond Philinte, du côté de cet homme que vous n’avez jamais vu. Je veux qu’elle y soit ;

Mais faut-il pour cela, suivant votre marotte,
Dans les événements faire le Don Quichotte ?
Un homme est malheureux ; aussitôt, tout en pleurs,
Jetez-vous comme un sot à travers ses malheurs,
Et, pour prix de vos soins et de votre entremise,
Vous aurez votre part des fruits de sa sottise.
Oui, sottise, souvent, oui, Monsieur, et du moins
Je vois qu’elle est ici très claire de tous points.
L’homme imprudent, pour qui votre cœur sollicite,
Dans son revers fâcheux n’a que ce qu’il mérite.
Un fripon trouve un sot, et, par un lâche abus,
Lui surprend un billet de deux cent mille écus.
Tant pis pour le perdant : il paiera ses méprises ;
Car on ne fit jamais de pareilles sottises.

« Quelle morale ! s’écrie Alceste, quelle morale ! C’est à faire frémir. Un honnête homme ruiné par un coquin et blâmé par un honnête homme ! » — Mais réfléchissez donc, répondPhilinte, qui, ici, se souvient beaucoup plus de Collin d’Harleville que de Molière et même que de Rousseau ; réfléchissez donc !

                                                           Devinez
Ce qu’il peut résulter des plus injustes causes.
Tout est bien ! — Savez-vous que vous extravaguez !
— Tout est bien et le fait, qu’ici vous alléguez,
De cette vérité peut prouver l’évidence.
L’adresse avec succès a volé l’imprudence :
C’est un mal [mais] ……………………………
Que le fripon triomphe, il lui faut des complices,
Des agents, des suppôts ; par mille sacrifices,
De mille parts du vol il sera dépouillé ;
Le trésor coule et fuit ; distribué, pillé,
Il se disperse ; enfin par un réflexe utile
La fortune d’un homme en enrichit dix mille.
Un sot a tout perdu ; mais l’Etat n’y perd rien.
Ainsi j’ai donc raison de dire : tout est bien.

Voilà de belle économie politique, répond Alceste, et voilà comment les heureux de la terre se dispensent agréablement de faire le bien ; mais, enfin, si vous le voyiez, lui, le malheureux dépouillé, lui, sa femme et ses enfants en larmes, que leur diriez-vous, que lui diriez-vous ? »

Je lui dirais : Mon cher, votre état actuel,
Croyez-moi, chaque jour est celui de mille autres.
Tel homme était sans bien qui s’enrichit des vôtres.
Vous les aviez, pourquoi ne les aurait-il pas ?
Rappelez la Fortune et courez sur ses pas.
Quand vous l’aurez, gardez qu’on ne vous la dérobe.
Vous n’êtes qu’un atome et qu’un point sur le globe.
Voulez-vous qu’en entier, il veille à votre bien ?
Il s’arrange en total ; en total tout est bien.

Alceste est plus que confondu ; il est attristé. Est-ce Philinte qui parle ainsi ? Et, — ce qui, de la part de Fabre d’Eglantine, est très intelligent et très spirituel, — il lui dit :

Ah ! Je vous ai connu bien meilleur que vous n’êtes,

puis, revenant à la thèse générale : « Laissez ce système aux opulents sans entrailles qui sont rendus indifférents à tous les maux des autres par la conscience de ceux qu’ils ont faits ; et songez que ce que vous tuez par vos maximes, c’est chez les malheureux l’espoir, chez les heureux la générosité. »

Eh quoi ! Si tout est bien, à ce cri désastreux
Que va-t-il donc rester à tant de malheureux
Si vous leur ravissez jusques à l’espérance ?
Vous endurcissez l’homme à sa propre souffrance
Il allait s’attendrir ; vous lui séchez le cœur ?
Vous clouez le bienfait aux mains du bienfaiteur ?
Ah ! Je n’ose plus loin pousser cette peinture.
Pour le bien des humains, et grâce à la nature,
Aux erreurs de l’esprit la pitié survivra.
L’homme sent qu’il est homme, et, tant qu’il sentira
Que les malheurs d’autrui peuvent un jour l’atteindre,
Il prendra part aux maux qu’il a raison de craindre.

Après Alceste, c’est Eliante qui donne l’assaut à Philinte, d’abord parce qu’elle a très bon cœur et ensuite parce qu’elle aime Alceste. Fabre a marqué un peu ce trait, non pas assez à mon avis, et il eût été agréable que l’on vît qu’Eliante intercède pour X, par tendresse d’âme pour Alceste, et que Philinte refuse par égoïsme d’abord et ensuite par l’effet d’un peu de jalousie ; mais enfin Fabre d’Eglantine a marqué un peu ce trait :

Appelez-vous faiblesse un zèle attendrissant,
Cette noble chaleur d’un cœur compatissant ?
Alceste m’a touché, et ses récits encore
M’offrent un vrai malheur, Monsieur, que je déplore.
Je tremble du danger que court cet inconnu,
Comme si le pareil nous était advenu.
J’en suis vraiment émue, oui, je sens…

Philinte se rencoigne dans son obstination : « Un mot à dire… C’est toujours trop parler, quand ce mot ne nous est pas utile… Un coquin, il est dangereux de contrecarrer un coquin. Notre crédit auprès du ministre ? Précisément, il ne faut pas l’user gratuitement…

De sa faveur, Madame, il faut craindre l’abus.
Quand on a du crédit, c’est pour nous, pour les nôtres,
Qu’il faut le conserver sans le passer à d’autres.
On n’en a jamais trop pour que de toute part
On aille l’employer et l’user au hasard.
……………………………………………….
Voilà sur quels motifs je règle ma conduite.
Je pense et vois le monde et dis, de vous à moi
Qu’il faut, pour vivre heureux, se replier sur soi.

Et il refuse à sa femme comme il a refusé à Alceste.

Or, vous pensez bien depuis très longtemps que le riche honnête homme, sur qui est lancé le faux billet qui doit le dépouiller, est Philinte lui-même ; que pendant le temps que Philinte a disputé avec Alceste et avec Eliante, le faussaire, qui est un ancien intendant de Philinte, a repris la pièce des mains de l’avocat et l’a donnée à un procureur ; que le procureur arrive chez Philinte et lui fait sommation de payer, sur quoi Philinte s’écrie comme Orgon : « Oh ! l’abominable homme ! ».

                            … Je me perds ! Je m’égare !
Ô perfidie ! Ô siècle et pervers et barbare !
Homme vil et sans foi… Que vais-je devenir ?
Rage ! Fureur ! Vengeance ! Il faut, on doit punir,
Exterminer…

Pendant qu’Alceste lui dit avec douceur :

                        Tout est-il bien, Monsieur ?…

Maintenant qu’il s’agit de lui, Philinte se démène. Il va à Versailles avec Eliante supplier le ministre. Le ministre, qui me paraît lui ressembler, lui fait entendre qu’il se compromettrait lui-même et lui ferait plus de tort que de bien en se mêlant de cette affaire très délicate. Philinte, en revenant de Versailles, s’est résolu à transiger avec son voleur. Transiger ! s’écrie Alceste, ici tout à fait dans la manière et le ton de Molière.

Perdez-vous la raison ? Les lois et la justice !
Lorsqu’en un tel procès on se trouve engagé,
Le vice impunément sera-t-il ménagé ?
Perdez tout votre bien, plutôt qu’en sa faiblesse
Désavouant l’honneur et la délicatesse,
Votre cœur se résigne au reproche effrayant
D’avoir encouragé le crime en le payant !

Philinte persiste à vouloir « arranger l’affaire ». Le procureur, muni du billet, ne veut rien entendre. Il se retire. Commissaire, huissier et recors envahissent la maison. L’huissier somme Philinte de payer, faute de quoi on l’emmène en prison. Alceste s’offre comme caution. On l’accepte. Mais « Vous vous nommez Alceste ? dit le commissaire. — Oui. — Eh bien, je vous arrête, Je viens de votre maison de campagne, ayant décret contre vous. Je ne croyais pas vous rattraper à Paris ; mais il paraît que vous avez perdu du temps…

— Oh ! s’écrie Philinte.

Alceste ! Est-il bien vrai ? Quel accident terrible !
— Quoi, Monsieur ? Vous voyez enfin qu’il est possible
Que tout ne soit pas bien. — Après un pareil coup,
Je suis désespéré… Que faire ? — Rien du tout. »

Philinte et Eliante se retrouvent l’un en face de l’autre. « Il faut se donner du mouvement, dit Philinte ; vingt démarches à faire, vingt personnages à solliciter », la moitié de Paris ensemble à parcourir.

— Oui, certes, pour ce pauvre Alceste, dit Eliante.

— Mais pas du tout ! Pour nous !… Pour Alceste aussi, mais plus tard ; il peut attendre.

— Oh ! dit Eliante…

Alceste, Alceste seul occupe mes esprits.
Oubliez-vous si tôt sa peine et ses services ?
Avez-vous donc, pour lui, d’assez grands sacrifices3 ?
Mon ami, redoutez un peu moins vos dangers.
A qui fait son devoir les maux sont plus légers,
Rappelez, croyez-moi, votre cœur à lui-même.
……………………….
…………………………
Allons le voir ; peut-être attend-il notre appui.
Nous serons pour demain, mais Alceste aujourd’hui.

« Je préfère nous aujourd’hui et Alceste demain », répond Philinte.

Demain sera t-il temps de prévenir l’orage ?
Et demain cependant, avec double avantage,
Débarrassé des soins, d’un cœur plus affermi
Je pourrai sans retard voler vers mon ami.
………………………………….
Mais déjà près de lui j’aurais porté mes pas,
Je m’y rendrais encor ; mais ne voyez-vous pas
Qu’une fois entraîné dans ses propres affaires,
Je m’interdis alors mille soins nécessaires ?
— Nécessaires pour vous ! — Mais vous vous refusez
A juger sainement de nos périls…

Eliante se soumet ; mais voici qu’arrive l’avocat. Bonne nouvelle. Alceste est en liberté. Il a produit une pièce qui prouve la profonde noirceur de celui qui l’a fait décréter. Le « magistrat » l’a rendu à ses affaires immédiatement avec excuses et éloges. A peine libre, Alceste a dit : « Maintenant à l’autre fripon. Je cours chez le procureur. » L’avocat n’en sait pas plus.

Alceste lui-même apparaît. Il vient de chez le procureur ; il y a trouvé le procureur et le faussaire lui-même. Il a tout employé, raisonnements, menaces, prières, pour ramener le faussaire à la raison sinon à l’honnêteté et à la prudence, sinon à la pudeur. Alors il a fait un esclandre. Il a crié. L’honnête Dubois, son valet, a crié aussi. Rassemblement. Invasion de la maison par la foule, ce qui sent 1790 plus que 1670, mais il n’importe. A cause de l’esclandre, arrivée d’un commissaire et d’archers. Alceste alors s’adressant au commissaire :

« On a commis, lui dis-je, un faux abominable.
Dès longtemps la justice a frappé le coupable.
Nous avons de ce faux trente preuves en main.
Il y va de la vie et voici mon chemin.
Si Robert à l’instant, à l’instant ne me donne
Le billet frauduleux, ainsi que je l’ordonne,
Comme faussaire ici je le livre à la loi.
Je demande, je veux qu’on l’arrête avec moi ;
Qu’un emprisonnement jusqu’au bout de l’affaire
Au criminel des deux garantisse un salaire.
C’est moi, moi, Comte Alceste, homme de qualité,
Qui, sans aller plus loin, réclame ce traité. »
A ces mots, soutenus de ce que le courage
Peut donner d’énergie ainsi que d’avantage,
Le procureur affecte un scrupuleux soupçon ;
Robert épouvanté fait bien quelque façon,
Sous de vagues propos sa crainte se déguise ;
Mais, infaillible effet d’une ferme franchise,
Qui va droit au pervers, il succombe à cela.
On me rend le billet et je l’ai. Le voilà.

Philinte est dans l’enthousiasme. « Ah ! mon ami ! »

— Rayez cela de vos papiers, répond Alceste ; j’ai pu l’être ; mais c’est où je ne reviendrai point. Je connais votre âme qui s’est enfin déclarée tout entière, et désormais

Je vous rejette au loin parmi ces êtres froids
Qui de ce beau nom d’homme ont perdu tous les droits,
Morts, bien morts dès longtemps, avantl’heure suprême,
Et dont on a pitié pour l’honneur de soi-même.

Voilà ce que sont devenus Alceste et Philinte de Molière à Fabre d’Eglantine en passant par Jean-Jacques Rousseau. Il n’est pas absolument impossible qu’en vieillissant l’Alceste de Molière soit devenu celui de Fabre et le Philinte de Molière celui de Fabre. Je trouve seulement que l’évolution de l’un et de l’autre est trop considérable pour être vraisemblable de tout point. Philinte dans Molière n’est pas un égoïste, je crois l’avoir démontré ; c’est un homme, et voilà une grande différence, qui dit à un autre : « Soyez donc un peu plus égoïste que vous n’êtes. » Mais, parce que Fabre l’a vu, d’une part, à travers l’Optimiste de Collin d’Harleville, délicieux, mais qu’il est si facile de tourner en caricature, et, d’autre part, à travers la magnifique page de Jean-Jacques Rousseau : « C’est un de ces hommes qui… ». Fabre en a fait un pur et simple égoïste et cynique.

Mais Philinte n’a-t-il pas pu, en vieillissant, devenir cela ? Il faut distinguer, et l’adroit Fabre — car il ne manque pas d’adresse — a précisément mis son art à ce que nous ne distinguions pas. Tant que Philinte refuse de s’associer à l’œuvre de générosité d’Alceste en faveur d’un inconnu, absolument inconnu, refuse de sauver le mandarin ; car ici il s’agit non pas de ne pas tuer le mandarin, mais de lui épargner une perte de six cent mille francs ; tant que Philinte se refuse à cela, non seulement il est ce que le Philinte de Molière a pu devenir en vieillissant, mais il est, à peu près, ce me semble, ce qu’est Philinte dans la pièce même de Molière. Je ne vois pas le Philinte de Molière se jeter dans une pareille campagne pour quelque M. de Pourceaugnac à qui il n’a jamais eu affaire, et le public, sauf quelques crudités de forme, peut reconnaître approximativement son Philinte dans celui que Fabre lui présente, en se disant seulement : « il s’est un peu endurci. »

Mais quand Philinte refuse de secourir Alceste dans une affaire, et grave, qui concerne Alceste ; ce qui est de l’indifférence à l’égard d’un ami ; et quand, cautionné par Alceste, et c’est-à-dire sauvé peut-être par Alceste, puisqu’en telles affaires gagner du temps est la moitié du salut, il refuse de se porter au secours d’Alceste et même de l’aller voir, ce qui est de l’ingratitude à l’égard d’un ami ; alors, trop évidemment, il n’est plus le Philinte de Molière qui est très chaudement dévoué à son ami, qui a même, nous l’avons vu, du désintéressement lorsqu’il s’agit de lui ; mais je dis de plus qu’il n’est pas même ce que le Philinte de Molière a jamais pu devenir, à moins qu’il ne soit admis que l’on devient le contraire de ce que l’on est.

L’habileté, relative, de Fabre d’Eglantine, qui se trouvait d’ailleurs en conformité avec la progression dramatique, a été de présenter d’abord Philinte comme indifférent au malheur général, sur quoi le public s’est dit : « Bon ! c’est un égoïste », puis, cette idée une fois entrée dans l’esprit du public, d’amener son Philinte à l’égoïsme radical, impliquant l’infidélité et l’ingratitude, ce que le public, simpliste, accepte, la première idée qu’il s’est mise dans l’esprit impliquant en gros tout cela ; moyennant quoi il pourra se dire : « C’est pourtant vrai que le Philinte de Molière contenait ce vilain homme. »

On irait jusqu’à dire que ce jeu est infiniment adroit, si l’on ne savait, pour avoir lu la préface du Philinte de Molière, qu’il n’y a jeu qu’à moitié, et que Fabre d’Eglantine lui-même voit gros et a pu, à peu près, en lisant Molière, voir dans Philinte un égoïste grossier, d’autant que Rousseau, plus volontairement à la vérité que Fabre, tombe dans la même erreur.

Pour ce qui est d’Alceste, Fabre a traduit Molière en faisant encore plus de contresens, si bien que, non seulement il ne nous donne pas l’Alceste conçu par Molière, non seulement il ne nous donne pas ce que l’Alceste de Molière pouvait devenir, mais même il ne nous donne pas l’Alceste tel que l’a conçu Rousseau. L’Alceste de Molière est l’homme franc qui en veut aux hommes parce qu’ils sont menteurs et l’homme droit qui en veut aux hommes parce qu’ils sont fourbes. Rien de plus. Donc c’est un très honnête homme, mais non point un homme supérieur moralement parlant. Molière a cru que l’on pouvait en vouloir aux hommes, s’indigner contre eux, s’irriter contre eux et avoir soif de solitude, simplement parce qu’on est honnête et droit, avec un peu d’orgueil, et il n’a songé à construire son personnage qu’avec cela.

Rousseau, qui précisément est cela, à peu près, non pas tout à fait, enfin qui approche d’être cela, ne se reconnaît qu’à demi, se plaint d’être méconnu à moitié et trace le portrait de l’homme moral supérieur, à savoir d’un stoïcien pessimiste, stoïcien en tant qu’insensible aux malheurs qui lui arrivent, pessimiste en tant que « doué, comme on a dit, de cette faculté donnée à quelques-uns de souffrir des malheurs de tous ». Bien, mais rien de plus. Rousseau s’arrête là. L’Alceste de Rousseau est l’honnête homme moral supérieur, stoïcien et pessimiste dans le beau sens du mot ; mais il n’est pas le généreux ; il n’est pas l’homme qui se sacrifie aux autres. Il n’y a pas un mot de cela dans Rousseau.

Dans Fabre d’Eglantine, il n’y a que cela » Alceste est devenu non seulement un généreux, un magnanime, mais un « Don Quichotte », comme le lui dit Philinte. Non seulement il est sensible aux malheurs des autres et insensible aux siens, ceci est du Rousseau, mais il se désintéresse de ses affaires pour s’occuper de celles des autres et il ne songe jamais qu’à se perdre pour sauver autrui ; il est l’homme du perpétuel sacrifice. Et ce qu’il reproche aux hommes, ce n’est pas leur mensonge et leur fourberie ; et ce n’est pas seulement leur insensibilité aux malheurs de leurs semblables ; c’est de ne pas s’oublier pour leurs pareils et de ne pas se tuer pour autrui. Il a la misanthropie du sacrificateur de soi-même qui méprise ceux qui ne se sacrifient pas.

Or, il n’y a pas l’ombre de pareille chose non seulement dans Molière, mais dans Rousseau. Dans Molière, Alceste ne rend aucun service à personne, et c’est Philinte qui en rend. Dans Rousseau, Alceste « connaît les hommes », « aime la vertu », a « une violente haine pour le vice aigrie par le spectacle continuel de la méchanceté des hommes », est « toujours furieux contre les vices publics et tranquille sur les méchancetés personnelles dont il est la victime », et c’est là toute sa vertu, qui du reste est honorable.

Dans Fabre, Alceste non seulement aime la vertu, mais il la pratique jusqu’à l’abnégation et jusqu’au dévouement, et non seulement il déteste le vice, mais il tient pour un vice et il déteste comme tel l’absence de dévouement et d’abnégation.

L’on voit très bien ici le progrès d’une idée-sentiment et sa marche, en quelque sorte, à travers l’esprit des hommes.

Ne méprisez pas le misanthrope, dit Molière ; au fond de sa misanthropie, il y a la haine du faux et la haine de la complaisance aux méchants.

Estimez le misanthrope, dit Rousseau ; on n’est misanthrope que par amour de la vertu, ce qui vous rend inébranlable aux coups du sort et compatissant aux hommes, stoïcien et sensible ; la misanthropie est une belle chose.

Admirez le misanthrope, dit Fabre ; on n’est misanthrope que par amour de la vertu, et quand on aime la vertu on est stoïcien, sensible et toujours en train de sacrifier ses biens et sa vie à n’importe qui.

Que de choses sont venues peu à peu s’ajouter à la misanthropie pour en faire une vertu, plusieurs vertus, toutes les vertus !

C’est la force attractive, pour ainsi parler, du type qui a une fois plu. Tel Don Juan, qui n’est tout d’abord qu’une brute que Dieu punit, qui devient peu à peu séduisant et qui, à partir du moment où il a séduit, attire à lui et ramasse sur lui toutes les qualités de séduction, chacun lui en ajoutant une ou deux. Tel l’homme d’humour, qui n’est d’abord qu’un homme un peu singulier et qui ensuite devient l’homme qui est spirituel avec un genre d’esprit spécial et qui plus tard devient l’homme qui est spirituel de toutes les manières et qui, enfin, chez les derniers philosophes anglais qui le définissent, possède, avec de l’esprit, à peu près toutes les hautes qualités morales et unit en lui Socrate et Marc-Aurèle.

On comprend combien Fabre, et assez naïvement, est arrivé loin de Molière.

Et il y a action rétrospective et effet rétrospectif. Parce que Rousseau a tracé de l’Alceste un certain portrait, beaucoup d’entre nous voient beaucoup de ces traits dans l’Alceste de Molière lui-même ; et si la pièce de Fabre d’Eglantine était restée classique, beaucoup des traits étrangement nouveaux qu’il a donnés à l’Alceste, nous les reconnaîtrions dans l’Alceste de Molière — ou nous nous étonnerions de ne pas les y trouver, et nous reprocherions à Molière de ne les y avoir pas mis.

Mais en eux-mêmes, me dira-t-on peut-être et sans s’inquiéter davantage s’il y a contresens dans la traduction de Molière ou s’il y a procès de tendances fait à Molière, en eux-mêmes les caractères du Philinte de Fabre et de l’Alceste de Fabre sont-ils bons ?

A mon avis, ils sont excellents. Fabre voit gros ; mais ce n’est pas une raison pour qu’il voie faux, et même c’en est une pour qu’il voie juste. Il peint un égoïste à l’état forcené, à la manière même de Molière et comme Molière peint l’avare — et cela indique que dans le Misanthrope Molière n’est pas dans la manière ordinale et a visé la nuance et non pas le relief ; — il peint un égoïste intégral, sans nuances, sans inflexions et toujours d’accord avec lui-même. Or ces gens-là existent-ils ? Merveilleusement, et c’est quand il s’agit d’égoïsme que l’on peut, dans la peinture qu’on en fait, ne pas craindre de passer la mesure.

Vous vous rappelez le mot de Labiche, mot digne de Molière. Il y a un quinquagénaire qui va épouser une jeune fille. « Ne faites pas cela, lui dit une vieille dame. J’ai été mariée ainsi. J’ai élé épouvantablement malheureuse. — Et lui ? — Lui ? Il a été très heureux. — Eh bien ! Alors ? » II n’y a pas de mot plus fort et il est parfaitement naturel. Le Philinte de Fabre est de cette envergure-là et il est d’une vérité saisissante. »

Certains détails sur quoi j’ai glissé dans l’analyse donnée plus haut sont très heureux. L’oncle d’Eliante est devenu ministre. Croyez-vous que Philinte en soit heureux. Point du tout. Cela, de supérieur qu’il était à Eliante, le fait descendre au rang d’inférieur. C’est désormais Eliante qui aura le crédit et qui sera quelque chose dans le monde ; elle était la femme de Monsieur, il devient le mari de Madame, et c’est chose dont on le voit inconsolable, et c’est un peu parce qu’il est dans ces dispositions chagrines qu’il reçoit mal Alceste et qu’il est irrité quand Alceste le prie de solliciter pour son infortuné inconnu, « Voilà ce que cela rapporte d’être le neveu d’un ministre ! » En soi, le Philinte de Fabre est excellent.

J’en dirais tout autant, quoique peut-être on s’y attende peu, de son Alceste. L’Alceste de Fabre d’Eglantine est d’une vérité frappante. C’est un Don Quichotte. Il y en a de par le monde. Il y en a peut-être moins qu’il ne faudrait ; mais il ne laisse pas d’y en avoir. Ce sont gens qui ont la passion et aussi la manie de la générosité ; qui ont un penchant presque invincible à s’occuper avec dévouement des affaires des autres et à négliger les leurs, et qui ne sont actifs et ne se sentent en état d’activité que quand ils s’occupent de celles-là. Quand ils travaillent pour eux, il leur paraît qu’ils ne font rien. Ils sont, avant tout et au-dessus de tout, des êtres sociaux.

Ils sont essentiellement, par parenthèse, le contraire même du misanthrope, qui souffre toujours un peu du contact de ses semblables, qui, sans être malveillant, est solitudinaire, tandis qu’eux recherchent le commerce des hommes pour s’enquérir des services dont ceux-ci peuvent avoir besoin et ne pas laisser échapper les occasions d’être bienfaiteurs. Au fond, leur moi les ennuie et ils sont heureux d’y échapper par l’officiosité à l’égard d’autrui. Leur caractère, à le prendre dans tout son registre et à en observer les nuances, va de la simple mouche du coche qui ne peut voir passer un incident devant elle sans s’y introduire et à qui mille fois les gens ont dit : « Et, pour Dieu, mêlez-vous, Monsieur, de vos affaires », jusqu’à l’homme qui se fait l’homme de sa cité, qui s’applique de tout son cœur à tous les intérêts de ses compatriotes, qui gère et administre la fortune de sa ville natale avec diligence et avec succès et dont les finances particulières sont dans le plus mauvais état du monde ; jusqu’à l’homme qui travaille avec ardeur à trente ou quarante œuvres philanthropiques et dont la maison est en désarroi ; jusqu’à l’homme enfin qui se dévoue à toutes les grandes causes sur toutes les surfaces de la planète et finit par mourir pour l’une d’elles, après avoir complètement négligé l’éducation de ses enfants.

Ces hommes, d’abord sont parfaitement vénérables, et l’on ne saurait le dire trop haut ; ensuite, comme il n’y a pas une qualité humaine qui ne soit mêlée d’un défaut, ils font un peu sourire. D’abord ce prompt détachement du moi tient de l’étourderie, de l’homme qui a la tête à l’évent et qui n’a pas de suite dans les idées. C’est un plaisir de voir l’Alceste de Fabre, quand l’avocat, après lui avoir dit qu’il n’a pas le temps de s’occuper de son affaire parce qu’il en a une autre très urgente, lui raconte cette affaire-ci, s’oublier tout de suite, s’intéresser tout de suite avec passion à cette nouvelle histoire. : « Ô grand Dieu !… Mais vous savez le nom de ce monsieur ? C’est un misérable !… Le traître !… Vous me faites frémir… Que ferez-vous ?… Ne puis-je vous aider de mes soins, de ma bourse ?… » Ah ! le brave homme ! Et ses dangers à lui ? Ils sont bien loin, il n’y pense plus.

Ces gens-là ont aussi un peu de vanité. Ce n’est pas seulement, uniquement, par générosité qu’ils agissent ; ce n’est pas seulement par altruisme, et l’on sait bien que dans l’altruisme le plus ardent, le plus désordonné, il faut encore que l’égoïsme se mêle un peu et trouve un peu son compte. Ils songent toujours un peu à quelque gloire qui leur reviendra de ce qu’ils s’oublient, ce qui est encore une manière de ne se point oublier. Quand l’Alceste du Philinte, comme celui de Molière du reste, veut qu’on ne sollicite point les juges pour lui, il ne manque pas de penser, ni même de dire :

Des juges ou de moi voyons qui rougira !

et aussi, ce qui est un des meilleurs traits de l’ouvrage :

Justice ? C’est trop peu ! Je veux qu’on m’applaudisse !

Et il se reprend un peu, tout de suite après ; mais il l’a dit et il ne se pouvait pas qu’il ne le dît point. Le caractère de l’Alceste de Fabre est tout à fait vrai et il est soutenu jusqu’au bout avec une très grande sûreté.

Mais si je devais dire quelques mots des caractères du Philinte de Fabre pris en eux-mêmes pour rendre à cet auteur la justice qui lui est due, à les prendre en eux-mêmes je me suis écarté de mon sujet, qui est la querelle de Rousseau et de Molière, y compris ce qui a pu s’ensuivre ; et il est temps que j’y revienne, et j’y reviens.

Donc Rousseau s’est absolument trompé et sur Philinte et sur Alceste, sur ce qu’avait voulu dire Molière dans le Misanthrope. Mais encore pourquoi Rousseau s’y est-il mépris à ce point ? D’abord pour des raisons générales que nous verrons amplement plus loin : Rousseau est persuadé, d’une façon générale, que Molière n’aime pas les honnêtes gens, et s’il insiste sur le Misanthrope, c’est parce que dans cette pièce, « après avoir joué tant d’autres ridicules, il lui restait à jouer celui que le monde pardonne le moins, le ridicule de la vertu, et c’est ce qu’il a fait dans le Misanthrope ». Et si Rousseau insiste sur le Misanthrope, c’est aussi parce que cette pièce étant, somme toute, la plus morale des pièces de Molière, il faut montrer qu’elle ne l’est pas, par où on pourra juger de la moralité des autres : « Puisque le Misanthrope est, sans contredit, de toutes les comédies de Molière, celle qui contient la meilleure et la plus saine morale, sur celle-là jugeons des autres et convenons que l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal lui-même… »

Voilà la raison générale pour quoi Rousseau s’est acharné sur le Misanthrope, et, s’y acharnant avec le parti pris que l’on voit, est tombé dans une grande erreur.

Mais il aune autre raison, particulière et personnelle : c’est que le Misanthrope, s’il est contre Alceste, est une attaque directe à Rousseau, une attaque anticipée et prophétique, comme il arrive souvent aux grands poètes d’en faire, Gœthe disait : « Guillaume Schlegel n’aime pas Molière. Ce n’est pas sot. Il comprend que si Molière vivait de son temps, il se moquerait de lui. » Rousseau sent très bien que le Misanthrope est une satire de Jean-Jacques Rousseau, et que l’on peut sans cesse tourner contre lui, citer contre lui.

Il n’a pas tout le tort en pensant ainsi. Entendons-nous. Alceste n’est pas du tout le misanthrope que Rousseau croit être. Rousseau croit être le misanthrope droit, franc, sincère, intransigeant, ennemi indomptable de tous les vices, ami inébranlable de la vertu et prodigieusement vertueux et ramenant à la vertu le genre humain par la façon et dont il la prêche et dont il la pratique. Et, en face du Misanthrope, il s’écrie : « On ose attaquer un tel homme ! on ose y toucher ! on ose lui trouver des défauts ! Mais peignez-le donc tel qu’il est, à savoir impeccable et indéfectible ! » et c’est en effet ce qu’il reproche continûment à Molière de n’avoir pas fait, et, toutes les fois que Molière donne un travers à Alceste, Rousseau proteste : « Le misanthrope n’a aucun travers ; si vous lui en prêtez, c’est que vous êtes de ceux à qui la vertu est odieuse, ou de ceux qui sont complaisants à ceux à qui la vertu est odieuse. »

Non, Alceste n’est nullement le misanthrope que Rousseau croyait être, et c’est précisément pour cela que Rousseau le trouve faux.

Mais Alceste est précisément, quoique en moins noir, ce que Rousseau était. Rousseau est insociable, Alceste est difficilement sociable ; Rousseau est ombrageux, Alceste est susceptible ; Rousseau est orgueilleux, Alceste est accessible à l’orgueil ; Rousseau est jaloux, Alceste est jaloux ; Rousseau est infiniment sensible aux malheurs qui l’atteignent personnellement, Alceste n’y est pas insensible ; Rousseau méconnaît très vite l’amitié, Alceste est assez enclin à ne pas la reconnaître ; et Rousseau est toujours convaincu que lui seul a raison, et Alceste ne convient pas aisément qu’il a tort. Alceste est le portrait atténué de Rousseau.

Or, tous ces défauts, Rousseau sent confusément qu’il les a et, par conséquent, il est furieux qu’on les attribue à Alceste, c’est-à-dire à lui, ou plutôt qu’on les démêle si adroitement dans son cœur. Le Misanthrope est le miroir qu’on lui tend, où il voudrait se voir en beau, où il se voit en laid et qu’il brise. Le Misanthrope est le portrait où il est très flatté, où il ne se trouve pas assez flatté, où il se reconnaît pourtant et qu’il déchire. Le Misanthrope est la conscience, très indulgente, de Rousseau, et que Rousseau trouve trop sévère. Il ne faut pas s’étonner beaucoup de ses révoltes.

Ajoutez les circonstances. Quand Rousseau écrit la Lettre à d’Alembert, il vient de jouer Alceste pendant un an. Misanthrope, il a été mêlé au monde et souvent forcé de se plier à ces « convenances de mensonge » dont il parle ; il a été ou a cru être trahi par ses amis ; il a été le jouet, sinon d’une coquette, du moins d’une femme qui avait deux visages et deux cœurs ; des calomnies ont couru sur lui qui l’ont déchiré ; j’ignore s’il a eu à jouer la scène du sonnet d’Oronte ; mais il est très probable, et qu’il y a mis moins de franchise qu’Alceste ; et enfin il a dû fuir dans un désert l’approche des humains.

Oui, il a joué tout le personnage d’Alceste. Or, il sent bien qu’il l’a joué et il ne veut pas convenir qu’il l’ait joué. Moi, sensible aux malheurs qui m’atteignent ! Moi, que je ne sois pas inébranlable aux coups du sort ! Moi, que je ne sois pas un stoïcien ! Moi, que je sois sensible à autre chose qu’aux misères de l’humanité ! On ne me connaît pas ! Et, s’identifiant à Alceste, il déclare superbement : « Qu’une femme fausse le trahisse, que d’indignes amis le déshonorent, que de faibles amis l’abandonnent, il doit le souffrir sans murmurer. Il connaît les hommes. » Et Molière s’est trompé.

Et voilà pourquoi Rousseau s’est abominablement trompé sur le Misanthrope, car on ne se trompe jamais plus que quand on le veut.

II — Autres pièces blâmées

Rousseau, avant d’entrer dans sa très brillante et très erronée analyse du Misanthrope, a fait allusion de la façon la plus claire à trois pièces de Molière, c’est à savoir le Bourgeois gentilhomme, George Dandin et l’Avare.

Du Bourgeois gentilhomme il dit ceci : « J’entends dire que Molière attaque les vices ; mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. Quel est le plus blâmable d’un bourgeois sans esprit et vain qui fait sottement le gentilhomme ou du gentilhomme fripon qui le dupe ? Dans la pièce dont je parle, ce dernier n’est-il pas l’honnête homme ? N’a-t-il pas pour lui l’intérêt, et le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? »

Rousseau a parfaitement raison de trouver le Bourgeois gentilhomme une pièce assez immorale. Il est très vrai que le travers de M. Jourdain est une chose fort ridicule, mais beaucoup plus pardonnable que le métier d’écornifleur que fait Dorante. On peut même soutenir à la rigueur que M. Jourdain n’a que le tort de faire ridiculement une chose raisonnable. Mais, sans doute ! Qui a jamais reproché à une famille d’être ascendante ? Qui a jamais reproché à un homme de vouloir que sa famille fût ascendante et de vouloir, pour commencer, être ascendant lui-même ? Cette ambition est légitime, je dirai même qu’elle est un peu obligatoire, qu’elle est un peu un devoir. Pour réparer les lacunes, les brèches, les grands trous que fait dans les hautes régions de la société la décadence inévitable de la plupart des grandes familles, il faut que les familles inférieures s’élèvent à mesure que les familles supérieures s’éteignent ou retombent dans les bas-fonds. Le maintien de la santé sociale dépend de cela.

Qu’on me le pardonne, je vais faire un instant comme Rousseau, peut-être perverti par son mauvais exemple. Comme lui, je me sens attaqué par Molière. Mon grand-père était vitrier et petit marchand de papiers peints. Il fit, comme il put, élever mon père comme un petit monsieur. Mon père fut professeur et homme de lettres. Il me fit élever comme il l’avait été, un peu mieux. J’ai été professeur et homme de lettres à un degré un peu supérieur à celui de mon père. Nous sommes parfaitement des bourgeois gentilshommes. Sommes-nous blâmables ? Sommes-nous meme ridicules ? A peine.

Or est-ce que M. Jourdain fait autre chose ? Il fait ridiculement, sottement, gauchement, la même chose au fond. Il veut être gentilhomme, il veut savoir tout ce que savent les gentilshommes et il veut marier sa fille avec la fille du Grand Turc. Il n’est guidé que par la vanité ; soit ; mais entre la vanité de M. Jourdain et l’amour-propre d’un ouvrier qui veut que son fils soit un bourgeois, voyez-vous une telle différence qu’il faille mépriser l’une et louer l’autre ? Il n’y a que la différence d’un peu plus de bon sens mêlé à la vanité de l’un et d’un peu plus de sottise mêlée à la vanité de l’autre.

Je le répète, et j’aurai l’occasion de le répéter, car c’est une clef, M. Jourdain n’a que le tort de faire d’une façon bouffonne une chose raisonnable.

Prenez un homme, il y en a beaucoup comme cela, qui n’ait pas le sens du ridicule, lequel est une nuance, qui ne voie les choses qu’en gros et c’est-à-dire au fond, il reviendra du Bourgeois gentilhomme en disant : « Ils sont là tous à berner un brave homme qui veut s’instruire et conquérir un rang honorable dans la société, ce sont de très vilaines gens. »

Beaucoup plus fin, Rousseau dit autre chose, sans doute, mais n’est pas très éloigné de cette façon de voir. Il dit : « Après tout, Jourdain est beaucoup plus estimable que Dorante. »

Là où il a tort, par le fait de son exagération habituelle, c’est quand il dit : « Dorante n’est-il pas l’honnête homme de la pièce ? N’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? Le public n’applaudit-il pas à tous les tours qu’il fait à l’autre ? » Où Rousseau a-t-il vu que Dorante fût l’honnête homme de la pièce ? Il n’y a pas d’honnête homme dans la pièce ; il n’y a pas d’homme que Molière propose au parterre comme ce qu’il faut être. C’est une erreur dans laquelle on est souvent tombé, avec Molière et avec quelques autres, à cause des habitudes du théâtre et à cause aussi d’un penchant naturel de l’esprit humain. Les hommes aiment très fort, d’une lecture ou d’un spectacle, rapporter une leçon morale ; je ne dis pas seulement une leçon ; car ils auraient pleinement raison, et de tout livre il faut qu’on puisse tirer une leçon, leçon de bon sens, leçon de goût, etc. ; mais je dis une leçon morale, une leçon de conduite ; et, à cause de cela, dans toute pièce de théâtre, ils cherchent le personnage interprète de la pensée de l’auteur, qui leur dira ce qu’il faut qu’ils soient. C’est certainement sur le théâtre que la foule cherche le plus des sermonnaires.

Pour obéir à cette inclination de la foule, les auteurs mettent le plus souvent sur la scène un personnage qui, soit par ses actes, soit par ses discours, donne la leçon morale à remporter chez soi. Et, par suite de cette habitude des auteurs, le public n’en a été que plus rengagé dans la sienne et dans sa manie de chercher toujours l’honnêle homme de la pièce.

Et, d’ordinaire, il est enclin à prendre pour l’honnête homme de la pièce celui qui est opposé à celui dont on se moque. Dans Tartuffe, par exemple, c’est très net : du moment que c’est Orgon qui est ridicule, c’est Cléante qui est l’honnête homme ; dans le Misanthrope, où c’est moins net, si le spectateur trouve Alceste ridicule, l’honnête homme sera pour lui Philinte, et s’il trouve ridicule Philinte, dont, par la bouche d’Alceste, Molière se moque assez rudement, l’honnête homme sera pour lui Alceste. Voilà l’état général des choses.

Mais est-il nécessaire qu’il y ait un honnête homme dans toute pièce de théâtre ? Point du tout, et l’auteur peut nous donner une pièce où il n’y ait que des ridicules et des blâmables à différents degrés. Cela lui est permis surtout dans une pièce qui ne soulève aucune grande question, et l’on trouverait assez ridicule qu’il y eût un honnête homme dans les comédies de Dancourt, où, en effet, je crois bien qu’il n’y en a pas un. Cela lui est permis encore même dans un grand sujet, et c’est alors comme une élégance, quand la leçon morale sort, d’elle-même, doit vraisemblablement sortir, d’elle-même, du sujet traité ; et il n’y a pas d’honnête homme dans Turcaret, et je trouve que ce serait comme une balourdise que Le Sage y en eût mis un.

Mais enfin, il n’y a pas nécessité qu’il y ait un honnête homme dans une comédie, et dans le Bourgeois gentilhomme, sauf une petite réserve que nous ferons tout à l’heure, il n’y en a pas.

Rousseau, « gros public » en cela, ou se laissant entraîner à l’être, ou feignant de l’être, a voulu absolument qu’il y en eût un, et il a pris le procédé habituel du public : « Qui est opposé à celui dont on se moque ? Qui est opposé à Jourdain ? Dorante. Donc Dorante est l’honnête homme de la pièce. Or c’est un coquin. Donc Molière aime les coquins. » C’est aller trop loin.

Mais Rousseau répond : « Non. Dorante n’a-t-il pas pour lui l’intérêt ? »

En vérité, je ne vois pas l’intérêt qu’a Dorante, de quelle sollicitude on l’entoure, de quelle ferveur on le suit et de quel amour on l’embrasse. Il me semble bien qu’on ne s’intéresse nullement pour lui et que ses destinées ne nous sont aucunement indifférentes.

Mais « le public n’applaudit-il pas à tous les tours que Dorante fait à l’autre ? »

— Pardon ! Il y a une grande différence entre rire de celui qui est berné et applaudir à celui qui berne. On rit de celui qui est assez sot, assez vain, pour tomber dans des pièges grossiers, sans pour cela approuver celui qui les tend ni avoir pour lui aucune sympathie. Presque au contraire. Oui ; car comme on rit du mystifié en proportion de sa bêtise, et c’est-à-dire en proportion de la grossièreté du piège tendu, on ne peut avoir ni sympathie ni approbation, même intellectuelle, pour celui qui imagine des tromperies si épaisses, et plus le trompé est ridicule, plus le trompeur est méprisé.

Il ne faut pas connaître le public, ni le cœur humain, pour croire que si le public rit d’un homme qui s’étale parce qu’on a retiré une chaise sur laquelle il allait s’asseoir, il éprouve une admiration profonde pour celui qui a retiré la chaise.

Autant vaudrait dire que le public admire Tartuffe, que Tartuffe a l’intérêt, que Tartuffe est applaudi et que Tartuffe est l’honnête homme de la pièce, parce que le public rit d’Orgon. Je nie la conséquence. Le public rit d’Orgon et méprise Tartuffe.

De même il rit de Jourdain, ce qui ne l’empêche pas de mépriser Dorante.

Ajoutons que Molière a pris quelques précautions, dont je me passerais, pour mon compte, très aisément, mais dont, puisqu’il les a prises, Rousseau aurait dû tenir un peu compte. Sans doute pour que le public ne pût pas dire, même par erreur : « Vous nous donnez pour honnête homme un écornifleur », il marie Dorante à Dorimène à la fin de la pièce. C’est une façon de dire au public : « Dorante est un petit seigneur fort peu scrupuleux qui tire de l’argent de Jourdain ; mais ne craignez point que j’aie la cruauté de livrer Jourdain à Dorante pour toute sa vie. Ce ne fut que pour un temps, et voilà Dorante marié à Dorimène et l’instrument détruit par lequel Dorante avait prise sur Jourdain, et Jourdain ne sera plus exploité par Dorante. » C’est le sens complet des paroles dites à Mme Jourdain par Dorante : « Et afin, Madame Jourdain, que vous puissiez avoir l’esprit tout à fait content et que vous perdiez aujourd’hui toute la jalousie que vous pourriez avoir conçue de Monsieur votre mari, c’est que nous nous servirons du même notaire pour nous marier, Madame et moi. » En d’autres termes, pour le public : « Nous ne paraîtrons plus, Dorimène ni moi, dans cette maison. »

Autre précaution beaucoup plus importante : il n’y a pas d’honnête homme dans la pièce ; mais il y a une honnête femme ; c’est Mme Jourdain. Pourquoi, puisque vous prenez pour l’honnête homme de la pièce celui qui est opposé à celui dont on se moque, ne prenez-vous pas pour l’honnête homme de la pièce Mme Jourdain ? C’est elle qui l’est et non pas Dorante. C’est elle qui a l’intérêt et c’est à elle que le parterre applaudit. Or, elle ne joue aucun tour à M. Jourdain et ne cherche qu’à le préserver de ceux qu’on lui joue. Molière n’est donc pas du côté des scélérats, et il ne fait rien pour que le public soit de leur côté, et il fait quelque chose pour que, sans être avec le bourgeois gentilhomme, il ne soit pas du tout, non plus, du côté de l’écornifleur. En général, Molière a recours au personnage d’« honnête homme », au personnage qui est truchement de l’auteur et guide du public relativement à ce que le public doit croire, dans les pièces où une grande question est posée, en somme dans les pièces à thèse (Clitandre dans les Femmes savantes, Cléante dans Tartuffe). Dans les pièces où il ne fait que « peindre les mœurs des hommes » il s’en passe, par quoi l’on voit qu’il n’aime pas beaucoup cet instrument. Il n’y en a point dans l’Avare, point (à peine une ombre) dans le Malade imaginaire, point dans les farces, point dans le Misanthrope (c’est mon avis et que ni Philinte ni Alceste ne sont truchements de Molière, mais personnages objectifs ; un mot, un seul mot d’Eliante rappelle un peu l’emploi d’honnête homme), pointdans Don Juan, et mon avis est que pour parer aux perfides attaques et aux méchantes interprétations il en aurait fallu un. Il y en a un dans le Bourgeois gentilhomme, où il n’était pas très nécessaire ; il y en a un, en ce sens seulement que Molière a tourné en personnage d’honnête homme un personnage du reste très objectif et admirablement objectif, et il l’a tourné ainsi peut-être en prévision de l’interprétation de Rousseau et pour empêcher qu’elle se produisît. Il n’y a pas bien réussi.

Reste que Rousseau souffre surtout de ceci qu’on soit trop dur pour M. Jourdain et pleure sur ce pauvre Holopherne si méchamment mis à mort par Judith. A la fois je m’en étonne et je ne suis pas sans l’en approuver.

Je m’en étonne parce que… Qu’est ce que Jourdain ? C’est un homme qui veut s’élever d’une classe inférieure à une classe supérieure ? Or c’est ce que Rousseau a toujours déclaré absurde et funeste. Ce qu’il s’est mille fois reproché, avec une sincérité que mettra en doute un autre que moi, c’est de ne pas être resté horloger à Genève ou musicien à…, coulant une vie tranquille et douce, n’excitant point l’envie et n’attirant pas sur lui les persécutions. Pourquoi ne reproche-t-il pas à Jourdain, comme Molière, comme le public, son ambition et de vouloir sortir de sa sphère ? J’en suis un peu surpris.

Je ne suis pas sans l’approuver un peu de prendre le parti de M. Jourdain, pour les raisons que j’ai dites en commençant : il est très vrai que M. Jourdain fait en soi une chose bonne, s’élever ; il ne la fait que par vanité et par conséquent il la fait ridiculement. Faire ridiculement une chose bonne en soi, nous verrons que c’est de là que Molière tire le plus souvent son comique.

George Dandin est une pièce tout à fait odieuse à Jean-Jacques Rousseau. « Quel est le plus criminel, s’écrie-t-il, d’un paysan assez fou pour épouser une demoiselle ou d’une femme qui cherche à déshonorer son époux ? Que penser d’une pièce où le parterre applaudit à l’infidélité, au mensonge, à l’impudence de celle-ci et rit de la bêtise du manant puni ? »

Je ne songe pas à défendre très énergiquement George Dandin, et j’estime que Rousseau a ici presque complètement raison. Il est parfaitement exact que Molière ne cherche pas autre chose ici qu’à ridiculiser un pauvre homme qui n’a pas grand’chose à se reprocher et qu’à faire admirer l’adresse et l’esprit d’invention d’une aimable femme adultère ; et par conséquent George Dandin est une assez mauvaise action. Une certaine inconscience morale est souvent au fond de Molière quand il conçoit une comédie, encore que, personnellement, comme l’a reconnu Rousseau, il fût assez honnête homme.

Je ferai remarquer cependant que le sieur George Dandin ne laisse pas d’être coupable et digne de quelque punition. Il l’est moins d’avoir épousé une demoiselle par vanité que de l’avoir épousée contre son gré et malgré elle. Elle ne manque pas de le dire et Molière ne manque pas de lui faire dire : « Dandin : Je suis votre valet, ce n’est pas là mon compte et les Dandin ne sont point accoutumés à cette mode-là.

« Angélique : Oh ! les Dandin s’y accoutumeront s’ils veulent ; car pour moi je vous déclare que mon dessein n’est pas de renoncer au monde et de m’enterrer toute vive avec un mari. Comment ! Parce qu’un homme s’avise de nous épouser, il faut d’abord que toutes choses soient finies pour nous et que nous rompions tout commerce avec les vivants ? C’est une chose merveilleuse que cette tyrannie de Messieurs les maris, et je les trouve bons de vouloir qu’on soit morte à tous les divertissements et qu’on ne vive que pour eux ! Je me moque de cela et ne veux point mourir si jeune ! »

Cette très amusante première édition du fameux : « Je veux vivre ! » des femmes du théâtre de 1880-1900 n’est sans doute point pour me convaincre. Elle ne convainc pas non plus George Dandin qui répond : « C’est ainsi que vous satisfaites aux engagements de la foi que vous m’avez donnée publiquement ? »

Angélique réplique : « Moi ? Je ne vous l’ai point donnée de bon cœur et vous me l’avez arrachée. M’avez-vous, avant le mariage, demandé mon consentement et si je voulais bien de vous ? Vous n’avez consulté pour cela que mes parents ; ce sont eux proprement qui vous ont épousé, et c’est pourquoi vous ferez bien de vous plaindre toujours à eux des torts que l’on pourra vous faire. Pour moi, qui ne vous ai point dit de vous marier avec moi et que vous avez prise sans consulter mes sentiments, je prétends ne point être obligée de me soumettre en esclave à vos volontés… »

Cette fois, elle a raison. L’on n’a de droits que sur celui qui s’est engagé à vous de son plein gré et le captif de guerre a toujours droit à l’évasion.

Et voyez bien comme Molière insiste sur cela et comme il fait répéter à Angélique les mots de non-consentement et ses synonymes ! C’est qu’il sent très bien le défaut de son ouvrage et qu’il se dit que, même dans une farce, il faut pour le bon ordre que celui qui est berné ait au moins un peu mérité de l’être.

Mais Rousseau dirait ici que cette invention de Molière n’est qu’une excuse qu’il cherche et qu’il trouve pour Angélique, dans son désir perpétuel de rendre les coquins sympathiques et tant ce désir est vif chez lui. Je ne saurais disconvenir que, tout compte fait, il y a bien un peu de cela.

Ce qui contribue à rendre George Dandin antipathique, c’est que ce qu’il a fait, il la fait par vanité absolument pure. Son cas est tout à fait celui du bourgeois gentilhomme ; mais plus grave. M. Jourdain veut passer pour gentilhomme ; mais aussi il fait des efforts louables pour le devenir, pour s’élever au-dessus de ce qu’il est par le savoir et l’acquisition des bonnes manières. George Dandin, paysan riche, a acheté une demoiselle d’une famille où le ventre anoblit, uniquement pour avoir des enfants gentilshommes et pour être un peu gentilhomme par reflet. C’est lui qui est le bourgeois gentilhomme, le vrai, le pur. Il est donc coupable, coupable de vanité sotte, autant qu’on peut l’être. Il faut reconnaître cela, pour ne pas accuser Molière d’une absolue inconscience et d’une absolue immoralité.

Il y a à remarquer que « l’honnête homme », que l’homme sensé qui tire la leçon de l’histoire mise sur la scène, n’a pas l’air d’exister dans George Dandin, mais qu’il ne laisse pas d’y être. Adroitement, agréablement, l’auteur l’a confondu avec George Dandin lui-même, ou, si l’on veut, il a dédoublé George Dandin de telle sorte qu’il est tantôt un sot et tantôt un honnête homme qui gourmande le sot. Tantôt George Dandin se plaint de son infortune à ses beau-père et belle-mère, et à Angélique elle-même, et à toute la terre ; tantôt il reconnaît, déclare et proclame qu’elle est naturelle, méritée et qu’il n’y a rien à dire : « Tu l’as voulu, George Dandin Ah ! qu’une femme demoiselle est une étrange affaire et que mon mariage est une leçon bien parlante à tous les paysans qui veulent s’élever au-dessus de leur condition et s’allier, comme j’ai fait, à la maison d’un gentilhomme !… Tu l’as voulu, George Dandin !… Lorsqu’on a, comme moi, épousé une méchante femme, le meilleur parti qu’on puisse prendre, c’est de s’aller jeter dans l’eau, la tête la première… Tu l’as voulu, George Dandin ! »

C’est la moralité de cette comédie immorale.

Rousseau n’est pas moins sévère pour l’Avare que pour George Dandin : « C’est un grand vice d’être avare et de prêter à usure ; mais n’en est-ce pas un plus grand encore à un fils de voler son père, de lui manquer de respect, de lui faire mille insolents reproches, et, quand ce père irrité lui donne sa malédiction, de répondre d’un air goguenard qu’il n’a que faire de ses dons ? Si la plaisanterie est excellente, en est-elle moins punissable ? Et la pièce où l’on fait aimer le fils insolent qui l’a faite en est-elle moins une école de mauvaises mœurs ? »

Je comprends bien l’indignation de Rousseau contre l’Avare. Il est très évident que Rousseau cherche dans toute pièce, quelle qu’elle soit, ou un vertueux ou au moins un homme qui prêche la vertu.

Il y a trois degrés : la pièce morale, la pièce moralisante, la pièce immorale. La pièce morale, c’est la pièce qui, par les actes des personnages, excite et encourage à la vertu. Elle se subdivise en deux catégories : la pièce où la vertu est si bien récompensée et le vice si bien puni que le spectateur, persuadé qu’il a intérêt à être vertueux, est encouragé à la vertu ; la pièce où la vertu n’est point récompensée, mais où une si grande admiration est soulevée à l’égard des vertueux que le spectateur est excité à la vertu.

La pièce moralisante est la pièce où il n’y a point de vertueux, mais où un professeur de morale prêche la vertu et montre aux vicieux combien ils ont tort d’être vicieux ou combien il est honteux de l’être.

La pièce immorale ou amorale est celle où il n’y a que des vicieux et où l’auteur n’a pas l’air de se soucier de la question de la vertu et du vice. Or Rousseau veut une pièce morale ou au moins moralisante ; il veut voir dans une pièce ou des vertueux, ou un vertueux, ou un professeur de morale. En d’autres termes, personne ne se détachant de lui-même et Rousseau se détachant de lui-même moins que personne, il cherche dans toute pièce un Jean-Jacques Rousseau ; un Jean-Jacques Rousseau sous une, au moins, de ses formes, un Jean-Jacques Rousseau intègre, courageux, généreux, magnanime et sacrifiant tout au devoir, ou au moins un Jean-Jacques Rousseau prêchant la vertu aux hommes et les encourageant et poussant au bien de toute son éloquence :

Et plein de son image il se cherche en tout lieu.

Dans toute pièce où il ne se voit pas sous une, au moins, de ces deux formes, il juge que l’auteur a, de propos délibéré, éliminé les honnêtes gens et que la pièce est immorale et immoralisante.

Or, dans l’Avare, il n’y a que des vicieux, plus ou moins vicieux, et il n’y a pas un honnête homme. C’est une pièce comme Turcaret ou comme les Corbeaux de Becque. Elle révolte Rousseau et elle l’effraie. Chose étrange, que l’homme qui n’a guère vu dans le monde réel que des scélérats, et qui a assez dit qu’il n’y voyait que cela, soit désobligé de ce qu’un dramatiste lui montre une maison où il n’y a que des coquins.

Point si étrange cependant, si l’on songe que Rousseau, en littérature, ne se place jamais au point de vue du vrai. La littérature n’est pas pour lui un des moyens de montrer le vrai aux hommes, elle est un moyen d’échapper au réel, de s’évader de la vérité dans l’idéal. Quand il a fait des romans, il les a remplis et surchargés d’êtres vertueux ou qu’il croyait vertueux. Et plus il était pessimiste à interpréter la réalité qui était sous ses yeux, plus il était optimiste quand il imaginait une réalité, quand il inventait un monde.

Donc, quand il a affaire à un auteur contempteur des hommes, il n’est plus, lui, le contempteur des hommes qui logiquement devrait dire : « Comme c’est vrai et comme vous avez raison », il est l’optimiste imaginatif qui, se mettant à la place de l’auteur, s’écrie : « Comment ! vous inventez des hommes et vous les inventez mauvais ! Votre devoir est de les inventer merveilleux, pour qu’ils servent de modèles aux hommes réels.

— Mais ce sont les hommes réels qui sont mon modèle et que je peins.

— Non ! ce sont les hommes que vous inventez qui doivent être les modèles des hommes réels. Nous ne nous entendrons jamais.

— Il y a apparence. »

Un passage de Rousseau est très significatif à cet égard, un court passage où le Rousseau pessimiste en tant qu’homme et le Rousseau idéaliste en tant qu’auteur et critique se rencontrent et sentent très bien qu’ils se rencontrent : « [Dans Molière] les sots sont victimes des méchants, ce qui, pour n’être que trop vrai dans le monde, n’en vaut pas mieux à mettre au théâtre avec un air d’approbation… ». — « Les sots sont victimes des méchants, c’est très vrai », dit le Rousseau pessimiste.

— Eh bien alors ! lui répondrai-je.

— Eh bien alors, il ne faut pas le dire, répond le Rousseau idéaliste. Il ne faut pas qu’un auteur le dise ; parce qu’un auteur est un prédicateur et doit être un prédicateur, et est ici non pour me montrer le vrai, mais pour me guider vers le bien par tous les moyens qui sont en son pouvoir, par persuasion en me prêchant bien, par suggestion en me montrant des personnages que, par admiration, j’imiterai. Ni l’un ni l’autre, Molière ne le fait guère, et dans l’Avare il ne le fait pas du tout. L’Avare est la plus mauvaise de ses pièces. »

Je ne sais trop et je crois même qu’on ne peut passavoir. Il y a, pense-t-on généralement, deux manières d’exciter à la vertu. L’une consiste à la montrer et à nous en inspirer l’admiration et l’amour ; l’autre consiste à nous montrer le vice et à nous en inspirer la salutaire horreur. L’une consiste dans le

Virtutem videant, intabescantque relicta.

L’autre consiste dans quelque chose comme ceci :

Flagitium adspiciens, et conscius, intabescat.

Or ce qui rend la question difficile et très probablement insoluble, c’est que les deux moyens ne sont pas bons pour les mêmes personnes. Vous aviserez-vous de faire des peintures effroyables et vraies du vice pour les montrer à un enfant ? Vous auriez trop peur de souiller et d’enflammer son imagination sans éclairer beaucoup sa conscience. Or la majorité du public est enfant. Lui peindre le vice le corrompt plus par la peinture qu’il ne l’édifie par une réflexion salutaire sur ce que le vice a de répugnant, réflexion qu’il n’est pas très capable de faire et qu’il ne fait guère. La comédie pessimiste, la comédie noire, n’est profitable qu’à la partie du public qui est très intelligente et très capable de réfléchir. C’est le procédé de l’Ilote ivre. L’Ilote ivre peut confirmer dans le dessein de ne point s’enivrer un homme qui déjà n’a nulle envie de boire ; il ne produira aucun effet sur un ivrogne, et il n’est pas impossible même qu’il ne flatte agréablement sa manie.

Inversement, le livre d’imagination vertueux peut avoir de très bons effets sur les âmes simples, mais irriter les hommes intelligents et cultivés, soit par ce qu’il contiendra de faux, soit parce qu’il aura d’ennuyeux, et l’on conviendra bien qu’il y a peu d’ouvrages qui fatiguent plus de la vertu que la Nouvelle Héloïse.

Il se pourrait bien que la littérature fût parfaitement impuissante à moraliser, quelque moyen direct ou indirect qu’elle emploie, et soit qu’elle peigne le bien pour y attirer, soit qu’elle peigne le mal pour le faire fuir ; et il se pourrait bien qu elle ne fût qu’un divertissement et une haute curiosité.

Mais ce qu’il fallait expliquer, c’est pourquoi l’Avare en général est tout spécialement odieux à Rousseau et devait l’être, et c’est à quoi je viens de m’appliquer.

Pour ce qui est de ce point particulier que le fils de l’Avare est donné comme personnage sympathique par l’auteur, j’ai déjà répondu à ce grief à propos d’une autre pièce. Comment peut-on aller jusqu’à dire que Molière « fait aimer le fils insolent ». Comme pour ce qui est de George Dandin et de sa femme, faut-il nécessairement, parce que le public méprisera Harpagon, qu’il estime le fils, et parce qu’il haïra Harpagon, qu’il aime le fils ? Ne peut-il pas les haïr et les mépriser tous les deux ?

— On prend toujours parti, me répondra-t-on ; quand deux hommes combattent devant vous, il est impossible de ne pas être pour l’un ou pour l’autre.

— Il y a du vrai ; mais tant s’en faut que ce soit vrai tout à fait, et le public ne laisse pas, dans une pièce où tout le monde est méprisable, de mépriser tout le monde. Diriez-vous que le public prend parti dans la querelle entre Trissotin et Vadius ? Je ne crois pas. Il les méprise impartialement. Ainsi fait-il dans la querelle de George Dandin et d’Angélique et dans celle d’Harpagon père et d’Harpagon fils. Ce n’est pas ce que dit Rousseau, ce me semble, et qui est un peu trop gros, qu’il fallait dire. Il fallait dire qu’il est assez dangereux de montrer un fils méprisant son père, pour un défaut énorme, d’un mépris qu’un autre pourra appliquer à son père pour le même défaut à l’état bénin ou à l’état naissant. Pour avoir vu le fils d’Harpagon mépriser, insulter et voler son père, tel fils pourra mépriser, insulter et voler le sien qui lui aura refusé deux louis et ne lui en aura donné qu’un. Sans doute, puisque les avares sont indignes de toute considération ! Un des inconvénients de la comédie, comme de la satire, est celui-ci : En rendant sévère pour les défauts, elle rend impitoyable pour les peccadilles. Elle n’est pas « école de mauvaises mœurs », comme dit Rousseau ; mais elle n’est pas précisément école de charité. Dans l’Avare, Molière a eu pour but — s’il en a eu un autre que de peindre vrai — de montrer qu’un vice quel qu’il soit, conservateur même, disloque, ruine et détruit toute une famille, que l’avarice d’un père, par exemple, fait un fils prodigue, insolent et indélicat, une fille insolente et assez près d’être dévergondée.

Voilà qui est bien, puisque c’est vrai ; mais aussi ce fils et cette fille, s’ils ne sont pas présentés comme sympathiques par l’auteur, comme l’assure Rousseau, sont présentés comme excusables, sinon par l’auteur, du moins par la situation ; l’honnête spectateur ne les aime pas, ne les approuve pas, peut-être même ne les excuse pas, mais il les comprend, il les comprend un peu trop ; et le spectateur moins honnête, de ce qu’ils semblent excusables, tire pour lui une excuse et même une autorisation à agir de même à l’égard de quelqu’un qui est beaucoup moins coupable que le père de ce fils et de cette fille.

Faut-il conclure que c’est la comédie de mœurs elle-même qui est démoralisante ? N’en doutez pas. Elle est démoralisante pour ceux qui ont des dispositions assez fortes à être démoralisés. C’est à quoi l’auteur comique doit songer avec une grande sollicitude et un grand scrupule, et c’est avec de grandes précautions qu’il faut toucher à ces remèdes qui sont des poisons.

Or Molière souvent n’en met guère. Pourvu qu’il produise un violent effet comique, il est satisfait. Il heurte les vices les uns contre les autres pour en faire jaillir des flambées de ridicule et il est content de son œuvre. On doit comprendre qu’un moraliste s’inquiète et s’alarme, et Rousseau, pour ce qui est de l’Avare, s’il exagère, comme toujours, et j’ai cherché à montrer dans quelle mesure, n’est pas très éloigné de la vérité.

 

Il a fait encore une allusion aux Fourberies de Scapin en parlant des rapports entre les maîtres et les serviteurs. Ici il se trompe presque complètement à mon avis. Le défaut de Rousseau, ailleurs qu’en critique aussi, est de mettre tout au même plan. Il se fâche aussi fort contre les Fourberies de Scapin que contre l’Avare. Il y a une bien grande différence. L’Avare est une grande œuvre morale et sociale ; c’est une grande satire, où le spectateur le plus obtus et le moins averti sent qu’il est en présence d’une très grande question et que, tout en riant, il n’est pas mal à propos de réfléchir. Les Fourberies de Scapin ne sont qu’une farce et ne se donnent que pour une farce sans aucune prétention ni intention.

— Que fait cela ? me dira-t-on, pour l’impression que le public peut en remporter ?

— Si bien ! cela fait beaucoup. A un certain degré d’outrance grotesque, le comique perd son venin, comme à un certain degré d’hyperbole, le tragique généreux perd ou perdrait tout son pouvoir d’excitation à l’enthousiasme. Dans les deux cas, on n’est plus dans la vérité et le spectateur ne se sent plus dans la vérité, même approximative, et, du moment qu’il ne s’y sent plus, toute communication morale entre les personnages et lui disparaît ; car il n’y a communication morale qu’entre êtres de la même espèce. Comme on n’aurait aucun enthousiasme pour un homme qu’on verrait donner sa vie pour n’importe qui à propos de n’importe quoi, de même on n’a plus ni approbation, ni désapprobation pour des êtres dont le burlesque dépasse toute vraisemblance et se place tout d’abord en dehors de toute vraisemblance. On ne les suit plus qu’avec le seul plaisir esthétique que peuvent donner les produits d’une imagination débridée.

Et de même qu’on pourrait se plaire aux actes du héros fantastique dont je parlais tout à l’heure, mais seulement d’un plaisir d’imagination amusée et sans songer ni à approuver ni à désapprouver, de même avec les Géronte et les Scapin on s’amuse par la partie fantaisiste de l’esprit, par le goût de l’imprévu drôle ou de l’énormité burlesque, sans songer qu’on ait affaire à des hommes, en dehors de toute appréciation, sans imaginer même qu’il puisse y avoir place à l’approbation ou au blâme.

Et si quelqu’un s’avisait d’émettre une condamnation sévère ou d’approuver sérieusement, d’instinct la foule rirait de lui. D’instinct, mais avec raison ; car il manquerait de bon sens, du sens de la distinction entre le réel et le fantastique, du sens de la distinction entre la plaisanterie et le sérieux, du sens de la distinction entre deux arts qui n’ont rien de commun et comme un homme qui voudrait juger d’un tableau avec les oreilles.

A un certain degré de bouffonnerie, le comique n’a pas la même source qu’il avait auparavant ; il procède de l’imagination et non plus de l’observation et dès lors n’ayant plus la même valeur morale, ou plutôt n’en ayant plus aucune, il n’est ni moralisant ni démoralisant ; il est au point de vue moral neutre et inoffensif, et dans une étude sur Molière moraliste ou immoraliste, il ne faut pas faire entrer les Fourberies de Scapin.

III — Silence significatif

Je crois qu’il faut, sans doute, attribuer beaucoup moins d’importance aux prétéritions de Rousseau qu’à ses affirmations, s’occuper beaucoup plus de ce qu’il a dit que des raisons hypothétiques qu’il a eues de se taire, que peut-être le silence qu’il a gardé sur certaines pieces très importantes de Molière ne signifie rien du tout, si ce n’est qu’il n’y a point songé ; mais enfin ceci même qu’il n’y ait pas songé est chose à quoi il faudrait faire attention ; car, qu’ayant une mauvaise impression du théâtre, en général, de Molière, il songe surtout au Misanthrope et puis au Bourgeois gentilhomme, à George Dandin, à l’Avare et aux Fourberies, et ne songe point à Tartuffe, à Don Juan, à Amphitryon, au Malade imaginaire ni aux Femmes savantes, il faut cependant que cela ait une raison et accuse au moins une certaine disposition d’esprit.

Se proposant d’attaquer Molière et de lui dire tout son fait, Rousseau met évidemment devant lui par la pensée tout le théâtre de Molière, et il va tout droit à certaines pièces petites et grandes, et il en laisse de côté de très considérables ; c’est que dans celles-ci il ne voit pas, au moins de prime abord et de premier regard, une ample matière de quoi il puisse charger ses récriminations et ses attaques. Je ne dis point qu’il les approuve ; pour savoir s’il les approuve, il faudrait que nous l’eussions vu les envisager ; je dis seulement qu’il est très vraisemblable qu’il en est moins choqué et blessé que des autres. Examinons à ce point de vue, avec beaucoup de discrétion et de crainte de l’hypothèse aventureuse, Amphitryon, Don Juan, Tartuffe, le Malade imaginaire et les Femmes savantes.

Il est bien étrange que Rousseau n’ait pas attaqué à tour de bras Amphitryon. C’est la pièce la plus immorale de Molière, comme, du reste, c’est celle où il a montré, je ne dirai pas le plus de génie, mais certainement le plus de talent. Je mets de côté absolument, parce que ce n’est qu’une hypothèse invérifiable, l’opinion que, par les amours de Jupiter et d’AIcmène, Molière a figuré les amours adultères de Louis XIV et a voulu les excuser. Je l’en crois très capable ; car, sans en vouloir beaucoup à cette pauvre cour, je crois un courtisan capable de tout ; encore est-il que nous ne pouvons pas savoir si ç’a été la pensée de Molière ; et que les hommes du temps aient été persuadés que ce l’a été, cela ne prouve pas qu’il l’ait eue.

Mais, en soi, la pièce est très immorale ; car c’est une pièce où l’amant ne trompe pas seulement le mari, mais trompe aussi la femme et exploite, pour tromper la femme, l’amour même de la femme pour son mari. Le Seigneur Jupiter est le dernier des drôles et, de plus, c’est bien ici que Rousseau pourrait dire que le scélérat est présenté sous les couleurs qui doivent le rendre le plus sympathique du monde au public. Molière lui a donné toutes les grâces, tous les charmes, toute la galanterie et tout l’esprit qui se puissent, et il ne peut y avoir dans la salle homme qui ne l’envie et femme qui n’en soit éprise. Amphitryon est très littéralement l’apothéose du Don Juan. C’est aussi l’apologie, la justification très en règle, ce qui est odieux, du Don Juan gentilhomme qui porte le déshonneur chez un bourgeois et qui prétend que c’est un très grand honneur qu’il y porte réellement, et, à bien prendre les choses,

Nous vous faisons, étant seigneur,
En vous trompant beaucoup d’honneur.

Transposez la déclaration de Jupiter à la fin de la pièce, — et ceci n’est pas un artifice de barre ; il n’est aucun spectateur, au XVIIe siècle et même au nôtre, qui instinctivement ne transpose ainsi et qui ne comprenne comme je vais comprendre et vous aussi, — transposez donc la declaration de Jupiter (III, x) :

Regarde, Amphitryon, quel est ton imposteur ;
Et sous tes propres traits vois Jupiter paraître :
A ces marques tu peux aisément le connaître ;
Et c’est assez, je crois, pour remettre ton cœur
          Dans l’état auquel il doit être,
Et rétablir chez toi la paix et la douceur.
Mon nom qu’incessamment toute la terre adore
Etouffe ici les bruits qui pouvaient éclater.
          Un partage avec Jupiter
          N’a rien du tout qui déshonore ;
Et sans doute il ne peut être que glorieux
De se voir le rival du souverain des dieux.
Je n’y vois pour ta flamme aucun lieu de murmure ;
          Et c’est moi, dans cette aventure,
Qui, tout dieu que je suis, dois être le jaloux…
Sors donc des noirs chagrins que ton cœur a soufferts,
Et rends le calme entier à l’ardeur qui te brûle :
Chez toi doit naître un fils qui, sous le nom d’Hercule,
Remplira de ses faits tout le vaste univers.
L’éclat d’une fortune en mille biens féconde
Fera connaître à tous que je suis ton support,
           Et je mettrai tout le monde
           Au point d’envier ton sort.
           Tu peux hardiment te flatter
           De ces espérances données ;
           C’est un crime que d’en douter :
           Les paroles de Jupiter
           Sont des arrêts des destinées.

Transposez : ceci est le langage protecteur et insolent d’un roi parlant à un petit gentilhomme ou d’un petit gentilhomme parlant à un bourgeois ou à un paysan. C’est le langage que Molière aurait pu prêter à Clitandre s’adressant à George Dandin : « Comment donc, Monsieur Dandin, si vous saviez à qui vous parlez, ou si vous y appliquiez votre attention, vous vous sentiriez trop honoré d’un partage avec M. de la Haute-Butte. Il n’a rien du tout qui dégrade, et, au contraire, que M. le marquis condescende à ce que vous soyez son rival, cela ne pourrait être un peu désobligeant que pour lui. Ne laissez pas de songer du reste que vous avez désormais en moi un ami chaud et de qualité à vous pouvoir servir. Notez encore que s’il vous naît un fils, il se peut qu’il soit d’un sang à vous couvrir de gloire par sa bravoure et son mérite. Aussi bien, Monsieur, qu’il vous souvienne que vous vous êtes marié pour avoir des enfants gentilshommes. »

Voilà, sans aucun doute, comment le spectateur du XVIIe siècle comprend la déclaration de Jupiter à Amphitryon, et toute cette théorie mise dans la bouche d’un personnage présenté jusque-là, sans aucun conteste, comme éminemment sympathique, est d’une immoralité, décidément, à n’y rien souhaiter, et certes à l’Amphitryon s’appliquent comme de cire les vers irrités de Boileau :

Et tous ces lieux communs de morale lubrique
Que Lulli réchauffa des sons de sa musique.

Cependant Rousseau n’a rien dit d’Amphitryon à qui Bossuet avait fait une allusion extrêmement sévère. Peut-être l’a-t-il considéré comme une simple bouffonnerie sans conséquence. Mais alors il aurait dû, pour la même considération, tenir les Fourberies de Scapin pour négligeables. Peut-être le petit bourgeois démocrate Jean-Jacques Rousseau s’est-il dit : « Oh ! oh ! ceci est entre gentilshommes ! C’est un roi déshonorant son capitaine des gardes, c’est-à-dire, selon leurs idées, lui donnant une marque incomparablement flatteuse de sa faveur. Cela ne regarde pas la morale générale. C’est en dehors d’elle. Cela ne démoralisera point le peuple. En tous cas, comme cela se passe entre gens que je méprise également, je n’ai point à y prendre parti. » Il est possible que c’ait été là l’idée rapide de Jean-Jacques Rousseau.

Et tout simplement je ne sais pas pourquoi Rousseau n’a point parlé d’Amphitryon.

Je sais peut-être pourquoi il n’a point parlé de Don Juan.

Don Juan a été furieusement attaqué par les dévots au XVIIe siècle. Non sans quelque raison on y voyait une pièce antireligieuse parce que la religion y est méprisée par un homme d’esprit et n’y est défendue que par un imbécile ; aussi parce que, dans la scène du pauvre, si le beau rôle est incontestablement au pauvre qui refuse un louis plutôt que de jurer, le mauvais rôle n’est pas assez au gentilhomme qui donne le louis cependant, et qui le donne pour l’amour de l’humanité, ce qui semble indiquer que l’amour de l’humanité suffit pour être charitable.

On y pouvait voir aussi, et c’est ce qu’on y a vu le plus, depuis, pour l’incriminer, un portrait de « méchant homme » où beaucoup de traits sont favorables au méchant homme : Don Juan est brave, généreux, charitable et se jette au danger pour sauver des gens qu’il ne connaît pas ; pourquoi ces éléments de sympathie ajoutés au portrait d’un scélérat ; pourquoi Molière semble-t-il craindre de faire Don Juan trop noir ? Rousseau avait certes de quoi récriminer.

Mais je ferai remarquer, sur quoi j’aurai à revenir à propos de Tartuffe, que l’irréligion de Molière, est indifférente à Rousseau. Déjà en 1758, Rousseau n’est plus ni protestant ni catholique et déjà il a inventé la « religion civile » qui est la seule à laquelle il tienne.

On me dira que la religion civile de Rousseau contient la croyance en Dieu que Don Juan raille et méprise, et que par conséquent Don Juan doit être odieux à Rousseau, doit être un de ceux que Rousseau plus tard bannira de sa république.

— J’en conviens très bien, et le raisonnement que je tiens en ce moment s’applique beaucoup plus et beaucoup mieux à Tartuffe qu’à Don Juan ; mais encore Rousseau peut penser que Don Juan, en ses parties critiquables, est surtout une pièce contre les dévots, protestants et catholiques, qu’il n’aime pas plus les uns que les autres, et estime que l’attaquer est plutôt l’affaire des dévots que la sienne.

Mais la véritable raison que je suppose qui est celle pourquoi Rousseau a laissé Don Juan de côté est la suivante : Don Juan gêne Rousseau dans sa démonstration contre Molière. Que prétend Rousseau, comme bien d’autres ? C’est que Molière attaque toujours des travers, et des travers inoffensifs et pardonnables, et n’attaque jamais les vices, qu’il censure les hommes ridicules et non jamais les criminels. Or, cette fois, Molière s’attaque à un vice et même à plusieurs et fait procès criminel à un criminel. Il le lui fait même avec une haine singulière. Il le charge durement. Il en fait un menteur, ce qui, je le reconnais, était à peu près imposé par le sujet ; mais, ce qui n’était pas imposé par le sujet, il en fait non pas le Don Juan ordinaire qui est simplement l’homme qui veut mettre dans sa vie le plus possible de sensations vives ; mais il en fait un méchant, le méchant, « le grand seigneur méchant homme » qui fait le mal parce que le mal est amusant, l’homme qui jouit moins de posséder une femme que de désespérer un mari et aussi la femme, l’homme qui voyant deux fiancés très épris l’un de l’autre « se figure un plaisir extrême à pouvoir troubler leur intelligence et rompre cet attachement dont la délicatesse de son cœur est offensée », le néronien en un mot qui dit exactement comme Néron :

Je me fais de leur peine une image charmante.

Il fait plus : signe très caractéristique, le plus caractéristique de la haine de Molière pour un de ses personnages, il en fait un hypocrite de religion, un Tartuffe, un Tartuffe, je le sais, qui reste un peu gentilhomme puisqu’il se bat ; mais un Tartuffe qui met le ciel dans tous ses discours, qui dit : « Le ciel a inspiré à mon âme le dessein de changer de vie et je n’ai point d’autres pensées maintenant que de quitter entièrement tous les attachements du monde, de me dépouiller de toutes sortes de vanités… Lorsque j’ai consulté le ciel, j’ai entendu une voix qui m’a dit que je ne devais point songer à votre sœur et qu’avec elle je ne ferais sûrement point mon salut… J’obéis à la voix du ciel… C’est le ciel qui le veut ainsi… Le ciel l’ordonne de la sorte… Prenez-vous-en au ciel… Le ciel le souhaite comme cela », un Tartuffe enfin qui, comme celui de 1667, dira :

                 … Il est une science
D’étendre les liens de notre conscience
Et de rectifier le mal de l’action
Avec la pureté de notre intention ;

dit déjà, avec un souvenir des bons Pères, (voir Provinciales, VII) : « Vous ferez ce que vous voudrez. Vous savez que je ne manque pas de cœur et que je sais me servir de mon épée quand il le faut. Je m’en vais passer tout à l’heure dans cette petite rue écartée qui mène au grand couvent ; mais je vous déclare, pour moi, que ce n’est point moi qui me veux battre ; le ciel m’en défend la pensée ; et si vous m’attaquez, nous verrons ce qui en arrivera. »

Et tout cela a un peu étonné, comme étranger au caractère de Don Juan tel que Molière l’a tracé, comme surajouté et adventice et peut-être, quoique me chargeant au besoin de l’expliquer, en suis-je un peu étonné moi-même ; mais comme signe de la profonde horreur que Don Juan inspire à Molière, c’est de toute première importance. Le dernier des vices, pour Molière, étant l’hypocrisie, l’homme à qui il l’attribue est l’homme qu’il déteste le plus et qu’il veut le plus profondément stigmatiser.

S’il donne aussi à Don Juan, non pas quelques vertus, mais quelques bons mouvements de générosité et de bravoure, c’est d’abord pour être vrai, ce qu’il ne peut point se résoudre à n’être pas ; aussi pour faire le caractère complexe, ce qu’il aime, parce qu’il aime la ressemblance avec la vie : enfin et surtout, à mon avis, pour que l’on voie, à ne pas s’y tromper, qui il vise : or il vise les grands seigneurs méchants et dénués de sens moral de la cour de Louis XIV, les Vardes, les Guiche, les Lauzun qu’il déteste et qu’il a, paraît-il, des raisons de détester ; et s’il ne leur donnait point générosité et courage, on ne les reconnaîtrait pas et il tient tant à ce qu’on les reconnaisse !

Mais, incomparablement, c’est la haine et le mépris de Molière pour Don Juan qui domine dans cette comédie et que l’auteur veut inspirer et qu’il inspire au spectateur.

Or que devient dès lors l’opinion que Molière n’attaque que les travers et ménage les vices, n’incrimine que les burlesques et fait grâce aux criminels ? Et donc, Don Juan gêne Rousseau dans son argumentation, dans le point capital de son argumentation, et voilà très vraisemblablement pourquoi il l’a laissé sur le vert avec une certaine prudence ou une certaine timidité.

Sans aucun doute, avec sa très grande habileté de logique ou plutôt avec la très grande habileté qu’il a pour se donner les apparences de la logique, il aurait pu tirer de Don Juan matière à l’attaquer et à le noircir. Le rôle de Sganarelle eût été excellent pour cela. Don Juan est un Néron et, de ce Néron, le Sénèque est Sganarelle. Il y a grand parti à tirer contre Molière de ce qu’il a habillé la sagesse, la saine philosophie et la sainte religion des habits d’un grotesque. Mais enfin Rousseau a vu un assez grand embarras à dénoncer Don Juan comme l’œuvre d’un ennemi des honnêtes gens. Cela, très certainement, lui était plus facile avec d’autres pièces du même auteur et puisqu’il y en avait d’autres

Il est possible même que Rousseau n’ait pas pris Don Juan très au sérieux, Don Juan, pièce tirée de l’espagnol, très vite mise sur pieds pour les besoins, alors très pressants, du théâtre et à laquelle Molière n’avait pas attaché sans doute une très grande importance. Au contraire, je crois qu’aux intentions générales, au moins, de Don Juan, Molière attachait une importance considérable et que ses deux grands ennemis ont été Don Juan et Tartuffe. On regrettera toujours que Rousseau n’ait pas laissé son opinion, s’il en avait une, sur le Convive de pierre.

On le regrettera peut-être plus encore pour Tartuffe. Sur l’abstention de Rousseau relativement à Tartuffe, j’aurai à dire à peu près les mêmes choses que sur son abstention relativement à Don Juan. Cependant, s’il est analogue, le cas est un peu différent. Il est analogue parce que dans Tartuffe, comme dans Don Juan, Molière attaque bien un vice et non pas un travers — c’est la seconde fois ; il n’y en aura pas une troisième — et un vice épouvantable, un crime continu contre un homme, contre une famille et contre toute la société.

Et on ne peut pas dire que Molière l’ait attaqué avec ménagements. Il l’a attaqué de toutes les manières. Il l’a fait atroce, il l’a fait libidineux et il la fait ridicule, sachant très bien, comme il l’a dit, « qu’on veut bien être méchant ; mais qu’on ne veut pas être ridicule. » Il lui a donné des défauts, non pas opposés, précisément, ni inconciliables, mais qui, sans s’exclure, s’écartent, d’ordinaire, les uns les autres. Si avant tout il est ambitieux, il cherchera à épouser la fille d’Orgon et à accaparer toute la fortune ; mais non pas à séduire en même temps la femme d’Orgon, et il réservera cette opération secondaire pour plus tard. Mais il est à la fois ambitieux sans scrupule et voluptueux sans prudence, et Orgon peut lui dire, aussi étonné de sa folle témérité que stupéfait de sa scélératesse :

Vous épousez ma fille et convoitez ma femme !

Et il est ridicule et un peu bête parmi tout cela. Il s’occupe des livres de lecture des femmes de chambre et de leur décolletage, ce qui est inutile à ses desseins et ce qui, pour le « bon gentilhomme », qu’il dit être, est soin puéril et indigne, et lui donne un caractère de burlesque qu’il serait important qu’il n’eût pas. Il est goinfre, ce qui est une faute grave dans la composition du rôle qu’il joue.

Mais quoi ? Il faut qu’il ait tous les vices et tous les ridicules encore s’il se peut. Il le faut pour qu’à les peindre, Molière assouvisse sa haine contre lui. Il le faut pour que Molière le fasse détester, maudire, mépriser et moquer de toutes les manières possibles.

Dans l’admirable critique qu’a faite La Bruyère de Tartuffe en écrivant le portrait d’Onuphre, — critique, du reste, qui est souvent favorable, puisque La Bruyère y introduit et y recueille des traits empruntés au Tartuffe même, — La Bruyère signale les points par lesquels Tartuffe se montre insuffisamment intelligent, insuffisamment fin (« il ne dit pas ma haire et ma discipline ; il s’arrange de manière qu’on croie qu’il a une haire et qu’il se donne la discipline », insuffisamment adroit et habile (« il ne cajole point sa femme ; il ne lui fait du moins ni avance ni déclaration », trop transparent (« Onuphre ne calomnie pas, ne décrie pas, il sourit, il soupire, ne répond rien et il a raison : il en a assez dit ».

La Bruyère a raison ; on lui oppose généralement « l’optique de la scène » qui exige du « grossissement ». Il y a du vrai dans cette objection à l’objection ; mais la vraie raison de Molière, c’est sa passion. Dans sa haine, il a accumulé sur Tartuffe toutes les laideurs morales possibles, dans la limite où à la rigueur elles peuvent être considérées encore comme pouvant cohabiter ensemble ; et en effet en tenant compte de la complexité des caractères, et de ceci « qu’on n’est pas toujours ce qu’on est surtout » et de ceci, que le plus fin a ses moments de sottise, et de ceci que le passionné peut, dans le même homme, desservir l’habile et l’avide desservir l’ambitieux, il ne serait pas difficile de montrer que, tout compte fait, le caractère de Tartuffe n’est point incohérent et se tient très bien.

Mais il est vraiqu’en allant jusqu’aux extrêmes limites au-delà desquelles Tartuffe deviendrait surchargé et invraisemblable, Molière l’a chargé, farci, bourré de toutes les horreurs morales possibles. On ne peut pas l’accuser de l’avoir rendu ou laissé sympathique.

Or c’est un vicieux et un criminel. Voilà en quoi le cas de Tartuffe est analogue au cas de Don Juan. Dans les deux pièces, c’est contre un vice et non contre un travers que Molière s’escrime.

Mais le cas de Tartuffe est néanmoins très différent de celui de Don Juan, parce que, dans Tartuffe, Molière, en même temps qu’il fustige un vice, ridiculise aussi un travers, et en même temps qu’il cloue au pilori un criminel, bafoue aussi un honnête homme. Il tourne en ridicule Orgon qui, sauf son faible pour Tartuffe, est le plus honnête homme du monde, et même un très bon citoyen, Il le tourne en ridicule autant que Tartuffe, semblant vouloir, on le dirait vraiment, égaler, devant le public, devant son jugement et ses rires, ce qui est une monstruosité morale à ce qui n’est qu’un défaut et même la simple déviation d’une qualité.

 

Là-dessus, non sans quelque raison ou non sans quelque apparence de raison, les adversaires de Molière se lèvent et disent : « Ne voyez-vous pas que dans Tartuffe ce n’est pas Tartuffe que Molière attaque, c’est Orgon, et, par conséquent, c’est la religion, c’est Orgon, qui, parce qu’il est pieux, tombe dans la domination et sous l’empire d’un coquin simulateur de piété ; qui, parce qu’il est pieux et parce qu’on lui fait peur de l’enfer, devient stupide d’abord, de plus devient insensible à tout ce qui n’est pas religion, c’est-à-dire à ses amis, à ses concitoyens, à sa famille (« et je verrais mourir frère, enfants, mère et femme… » ; devient enfin méchant, maudit son fils, force sa fille à se marier contre son gré, devient enfin aussi « abominable homme » que Tartuffe lui-même ! La leçon est celle-ci : « Tantum relligio… Ne soyez pas religieux ! La religion abêtit, déprave et rend cruel. Elle n’est pas autre chose qu’une des passions mauvaises et funestes du genre humain, qu’un des vices de l’humanité. »

— Mais il y a le rôle de Cléante !

— Si vous ne comprenez pas que le rôle de Cléante est un eprécaution, est un paratonnerre ! Mais, naïf, ou emporté par la force de la vérité, Molière le dit lui-même ! « Si l’on prend la peine d’examiner de bonne foi ma comédie, on verra sans doute que mes intentions y sont partout innocentes et qu’elle ne tend nullement à jouer les choses qu’on doit révérer ; que je l’ai traitée avec toutes les précautions que me demandait la délicatesse de la matière et que j’ai mis tout l’art et tous les soins qu’il m’a été possible pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. »

Donc le rôle de Cléante est une simple précaution, un ouvrage de défense dont Molière s’est couvert, tranchons le mot, ou, sans le trancher, disons que Molière, en écrivant le rôle de Cléante, s’est montré compétent à écrire le rôle de Tartuffe.

— Mais reste, pourtant, le rôle de Tartuffe lui-même, qui, tout seul, montrerait assez à quel genre de religion et à quel genre de piété Molière en veut, et c’est à savoir à une religion et à une piété où il n’entre pas un atome de religion ni de piété.

— Mais, comprenez donc ; car nous voilà au point. Le rôle de Tartuffe lui-même est une précaution, un expédient, très habile du reste. Comprenez bien : Molière veut attaquer la religion, et l’on conviendra bien qu’à le prendre d’ensemble, comme l’Avare est une famille disloquée par le vice de son chef, à savoir par l’avarice, comme les Femmes savantes sont une famille disloquée par le travers de son vrai chef, à savoir par la manie de l’intellectualisme, de même Tartuffe est une famille ravagée par le vice de son chef, à savoir par la religion. C’est donc bien la religion queMolièreveut attaquer ; mais pour se couvrir, d’une part il écrit un rôle de raisonneur où il logera quelques compliments aux vrais dévots, d’autre part il invente le personnage de Tartuffe pour pouvoir, étant aussi dur à l’égard de Tartuffe qu’à l’égard d’Orgon, déclarer que ce n’est pas Orgon qu’il veut berner, mais Tartuffe ; et enfin il invente le personnage de Tartuffe pour attribuer la monomanie religieuse d’Orgon, non à l’influence de ceux qui d’ordinaire communiquent la monomanie religieuse, mais à l’influence d’un scélérat, moyennant quoi ceux qui d’ordinaire communiquent la monomanie religieuse sont déclarés hors du débat et sommés de n’avoir pas à se plaindre.

Voilà l’expédient, qui est d’une adresse supérieure. Mais il reste qu’il y a une famille désemparée et près de la ruine totale et que, si elle l’est, c’est parce que son chef est pieux, et ce chef aurait pu tout aussi bien contracter sa démence auprès des ministres, très honnêtes, de la religion et dans la pratique des exercices religieux, Tartuffe serait donc inutile dans Tartuffe au point de vue de la thèse. Sans Tartuffe, comme Tartuffe présent, Orgon, par simple entêtement de religion, pourrait dire :

Qui suit bien leurs leçons goûte une paix profonde
Et comme du fumier regarde tout le monde.
Oui, je deviens tout autre avec leur entretien.
On m’enseigne à n’avoir d’affection pour rien.
De toutes amitiés on détache mon âme.

Etc. Sans Tartuffe, comme Tartuffe présent, il pourrait maudire son fils coupable de quelque irrévérence à l’endroit de la religion et s’opposer au mariage de sa fille avec un prétendant qui ne hanterait pas les églises et la pousser dans un couvent.

Or le public, et avec pleine raison, comprend ainsi. Comprenant en gros et justement, puisque comprendre en gros c’est simplement faire abstraction des précautions, des habiletés, des expédients et des subterfuges d’un auteur, il entend que la religion abêtit ceux qui s’en coiffent et les rend méchants.

Et quand même il serait vrai que ce n’est que l’excès de la passion religieuse que ridiculise Molière, ceci demeurerait, comme pour l’Avare, qu’en livrant au mépris des femmes et des enfants les maris et pères qui ont des ardeurs religieuses immodérées, on décrédite à leurs yeux et on livre à leur mépris ceux qui ont le sentiment religieux lui-même, pourvu, si l’on veut, qu’il se manifeste avec un léger excès, dont encore sera juge l’esprit critique et l’esprit de raillerie des femmes et des enfants ; et voilà évidemment une mauvaise action.

Molière dit avec indignation : « Dans la bouche de mes ennemis, le Tartuffe est une pièce qui offense la piété. » Le Tartuffe n’est point du tout, grâce aux précautions de l’auteur, une pièce qui offense la piété ; mais c’est une pièce qui ruine la piété.

C’est une affaire beaucoup plus grave que pour l’Avare. Pour l’Avare — encore qu’Harpagon pût très bien dire à son fils et à sa fille qu’il n’est avare que pour l’amour d’eux — il s’agit, tout compte fait, d’une passion mauvaise, d’une passion à base mauvaise ; et que quelques fils et filles méprisent ou moquent leur père pour cette même passion à l’état faible, il n’y aura que demi-mal ; mais que, pour avoir vu ou lu le Tartuffe, des femmes, des fils et des filles perdent le respect à l’égard de leur père simplement pieux et tenu par eux comme un Orgon, cela est très sérieux. Or c’est l’effet inévitable, très probable au moins, qu’aura la comédie de Tartuffe.

 

Voilà ce que disent contre Tartuffe les ennemis de Molière. Jean-Jacques Rousseau aurait donc très bien pu attaquer Molière sur Tartuffe. Il aurait été à l’égard de Tartuffe exactement dans la position ordinaire qu’il a prise à l’égard de Molière et il aurait pu employer une fois de plus la formule ordinaire dont il use contre lui. Il aurait dit : « Quel est le plus criminel d’un homme qui couvre du manteau de la religion les pires scélératesses, qui cherche à séduire la femme de son hôte et à épouser par force sa fille et qui le vole ; ou d’un homme qui n’a d’autre défaut que d’aimer sa religion d’un zèle indiscret et de croire ceux qui lui en parlent avec ferveur ? Cependant, de ces deux hommes, Molière, je ne dis pas, je ne dis plus, rend le premier sympathique, « le fait aimer » et rend le second ridicule ; mais je dis qu’il les met en parfaite égalité dans le mépris et dans la risée, ce qui est l’injustice même et ce qui paraît bien couvrir un mauvais dessein. Que dis-je et que parlé-je d’égalité ? Oui, égalité à mon avis, selon mon impression ; mais non pas égalité aux yeux du public, au jugement du parterre ; car si Tartuffe attire sur soi le mépris et la colère, Orgon attire sur soi la risée ; si Tartuffe est plus odieux, Orgon est plus ridicule. Or c’est Molière lui-même, si fin connaisseur en mœurs des hommes et qui connaît si bien l’âme du public, c’est Molière lui-même qui dit : « On veut bien être méchant ; mais on ne veut pas être ridicule. » Qui sait même, sans rien exagérer, si aux yeux de beaucoup de spectateurs, la bêtise d’Orgon n’excuse pas la scélératesse de Tartuffe et s’ils ne se disent point : « Quand on est si bête que cela, on mérite toutes les infortunes » et si la joie maligne de voir Orgon dupé ne se mêle pas insensiblement, sans doute, mais sourdement, de quelque penchant pour celui qui le dupe ? Le danger de faireberner les sots par les méchants, c’est qu’à montrer la sottise des sots on diminue l’horreur à l’endroit des méchants. C’est à quoi je reviens toujours, parce que c’est le danger fondamental de la comédie et le crime particulièrement de ceux qui, comme Molière, la traitent avec vigueur et puissance. »

Voilà certainement ce qu’aurait pu dire Jean-Jacques Rousseau ; il n’en a rien dit du tout, peut-être parce que, comme pour Don Juan, la querelle lui a paru querelle de dévots qu’il ne voulait pas prendre à son compte ; et dans cette hypothèse la considération dont il s’agit aurait eu dans son esprit plus de poids pour le Tartuffe que pour le Don Juan ; car dans Don Juan, c’est Dieu qui est attaqué et mal défendu : or Rousseau tient à Dieu ; et dans Tartuffe, ce qui est attaqué, c’est la religion, et particulièrement la religion catholique, que Rousseau ne tient pas à défendre ou à avoir l’air de défendre ; et, comme Molière dit : « Mes ennemis ne se scandalisent pas de Scaramouche ermite et se scandalisent de Tartuffe, parce que Scaramouche joue le ciel, dont ces messieurs ne se soucient point, tandis que Tartuffe lesjoue eux-mêmes, et c’est ce qu’ils ne peuvent souffrir » inversement, si Rousseau ne s’occupe point de Don Juan, où Dieu est en jeu, à plus forte raison il ne s’inquiète point de Tartuffe où ne sont visés que les catholiques.

Peut-être aussi, comme pour Don Juan, mais à plus forte raison aussi, Rousseau n’a point touché à Tartuffe parce que son principal système d’argumentation contre Molière y était réfuté. Le principal système d’argumentation de Rousseau contre Molière étant que Molière attaque de préférence les honnêtes gens, ce système fléchit devant Don Juan, où Molière attaque un criminel, et il fléchit encore plus devant Tartuffe, où Molière attaque le plus criminel des criminels et sans lui donner ces quelques traits par où Don Juan était encore un peu sympathique, et si Rousseau s’est aperçu, — car encore, ne faisant qu’incidemment une sortie contre Molière, il a pu ne pas songer à cela, — s’il s’est aperçu du partage que nous signalions plus haut et que dans Tartuffe Molière est aussi dur pour l’honnête homme que pour le coquin, cette impartialité de mépris était contraire encore à sa façon ordinaire d’argumenter et l’eût contraint à en prendre une autre ; car mépriser également les honnêtes gens dupés et les coquins faiseurs de dupes, ce n’est plus être un corrupteur, c’est, le monde n’étant guère composé que de trompeurs et de trompés, être misanthrope, grand contempteur de la généralité du genre humain, et c’est dire, un peu à la manière d’Alceste :

                                     Je méprise les hommes,
Les uns parce qu’ils sont méchants et malfaisants,
D’autres parce qu’ils sont les dupes des méchants,
Et qu’ils sont trop niais pour qu’on pût les defendre
Des pièges que l’on voit les scélérats leur tendre.

La leçon de la comédie, à la prendre de ce biais, serait celle-ci : « Le monde est un sauve-qui-peut. Il se partage presque en trompeurs et trompés. Presque tous les habiles sont trompeurs ; presque tous les honnêtes gens sont dupes. Restent quelques mortels qui sont à la fois intelligents et honnêtes. Que ceux-ci, de leur coin, se moquent de tous les autres. »

Or est-ce que ceci pourrait être très facilement attaqué par Rousseau ? Mais non, il me semble ; car c’est à peu près sa position habituelle à lui-même. Il est misanthrope, il est contempteur de l’humanité ; à la vérité, il veut, quelquefois, la servir, et c’est ce qui le distingue du personnage que nous dessinions tout à l’heure ; mais remarquez combien tard il a assumé ce rôle et combien vite il l’a quitté. Pendant quarante ans de sa vie, il ne s’est point occupé de l’humanité ; pendant dix ans, il s’est attaché à la réformer ; pendant seize ans, il a déclaré obstinément qu’il avait déposé la plume d’homme de lettres et c’est-à-dire de réformateur. Il est bien un peu et il se croit beaucoup l’honnête homme intelligent qui n’est pas dupe ou qui ne l’est plus et qui, de sa retraite, regarde l’humanité avec pitié et avec mépris. Alceste n’était pas cela et il lui reprochait de ne pas l’être. Le personnage que semble évoquer Molière par sa distribution équitable de mépris entre les coquins et les sots, paraît être cela et se rapproche de Rousseau. Rousseau ne peut guère attaquer le Tartuffe.

Songeons encore, pour donner moins dans l’hypothèse, que le personnage de Cléante a pu lui être très agréable, que sa « dévotion humaine et traitable » a pu être dans le goût de cet homme qui haïssait les intolérants religieux et tout autant les intolérants philosophes et qui était très chaud partisan d’une religion, mais sans dureté, sans rudesse et sans aigreur ; que le sermon de Cléante a dû être une des choses qu’il a le plus goûtées non seulement dans Molière, mais dans toute la littérature française, et qu’il lui en eût coûté quelque chose de foudroyer une pièce où encore se trouve un si honnête homme et si sage.

Je vois, tout compte fait, plus de raisons pour que Rousseau ménage Tartuffe, qu’il n’y en aurait pour qu’il l’attaquât.

 

Je dirai, comme on pense bien, très peu de chose du Malade imaginaire négligé par Rousseau. Il y avait peu de raisons pour que Rousseau y songeât ; car ce n’est qu’une farce ; il n’y en avait guère pour qu’il l’attaquât. Molière s’y moque des médecins que Rousseau n’aimait pas ; il s’y moque des malades imaginaires, et Rousseau l’était ; mais il ne savait pas qu’il le fût et il était ici dans la position de la plupart des spectateurs qui, dans les peintures que font les auteurs dramatiques, ne voient que le portrait de leur voisin. En dehors de cela, aucun honnête homme n’est raillé dans le Malade imaginaire. Argan n’étant ni honnête ni malhonnête, étant nul, et du reste n’étant dupé que par lui-même, ce qui par parenthèse en fait un personnage tout à fait particulier dans la comédie de Molière, mais ce qui le dérobe au système ordinaire de critique de Rousseau. Le Malade imaginaire ne pouvait pas entrer dans la suite des idées de Rousseau songeant à Molière.

Ajoutons seulement ceci, par subrécot : Si Rousseau avait un instant songé au Malade imaginaire, il l’aurait écarté, lui qui n’aime pas Molière, comme trop favorable à Molière et comme le mettant assez haut dans l’estime des hommes. Le Malade imaginaire est un petit acte d’héroïsme ; Molière, très réellement malade, se moque des malades imaginaires, de la terreur de la mort, de la mort elle-même et de l’impuissance des médecins ; il y a un très beau courage à se moquer de toutes ces choses dans l’ombre même de l’aile de la mort. Rousseau a pu sentir tout cela et ne point être en goût d’attaquer Molière relativement à cette pièce.

 

Quant aux Femmes savantes, d’abord il eût été assez difficile à Rousseau de leur appliquer son éternelle formule, à savoir que dans Molière le trompé est toujours antipathique et le trompeur toujours sympathique et présenté « avec un air d’approbation » car ici le trompeur, c’est Trissotin, et l’on conviendra que Molière ne le « fait » pas « aimer ». Il serait malaisé de présenter un trompeur plus sot ni plus ridicule. On peut s’étonner même que, sinon Bélise, du moins Philaminte subisse le charme d’un pareil grotesque ; et ceci est d’un intérêt assez général. A son censeur Molière pourrait répondre : « Je suis bien forcé de donner, sinon quelques qualités, du moins quelque agrément à mes trompeurs ; sinon, à être trompés par de purs idiots, ce sont mes trompés qui deviendraient tout à fait invraisemblables. Il y a quelque chose de cela dans mes Femmes savantes où, comme si je m’étais conformé à votre avis, je rends mon dupeur absolument méprisable ; le dupé en paraît faux, et voilà la faute où je serais toujours tombé si j’avais suivi votre doctrine. »

Mais il n’y a, pour dire le vrai, qu’une raison pour quoi Rousseau n’ait pas incriminé les Femmes savantes, et cette raison est très bonne : c’est que, sur la question des Femmes savantes, Rousseau est exactement de la même opinion que l’auteur des Femmes savantes, si tant est qu’il n’en soit pas plus que l’auteur des Femmes savantes, et ce qu’il lui aurait peut-être reproché, s’il s’était mis en ce train, c’eût été de ne pas pousser assez loin dans le sens de sa doctrine. Ceci est une question d’une certaine importance, dont nous nous occuperons dans une autre partie de ce volume.

Rousseau, soit à dessein, soit, et bien plutôt, instinctivement, a évité de parler des pièces de Molière sur lesquelles il aurait eu peu de prises, en tant que son principal grief contre Molière se serait à peu près évanoui à y toucher, en tant au moins qu’elles contenaient une réponse assez forte à opposer à ce grief.

IV — Les reproches généraux

Ils se réduisent, à la vérité, à un seul. Rousseau reproche à Molière d’être du parti des malhonnêtes gens. Il est du parti des malhonnêtes gens, quoique « honnête homme personnellement », parce que, quand on est un auteur comique, il faut plaire au parterre qui est composé d’hommes très médiocrement honnêtes.

Ce reproche général se subdivise de la manière suivante : Molière « ne fait pas aimer la vertu ». Molière et ses imitateurs sont « gens qui, tout au plus, raillent quelquefois les vices, sans jamais faire aimer la vertu ; de ces gens, disait un ancien, qui savent bien moucher la lampe ; mais qui n’y mettent jamais d’huile ».

 

Il est bien certain, et il faut confesser, que Molière excite peu à la vertu. Il n’a pas une âme cornélienne, et je reconnais que qui vient au théâtre de Molière en comptant y entendre Polyeucte s’expose à souffrir. Ici Rousseau a tellement raison qu’il l’a un peu trop, je veux dire un peu trop facilement. Molière pourrait seulement répondre qu’on lui en demande plus qu’il ne faut ; peut-être aussi que, par certaines exagérations, on ramène les auteurs à un degré assez bas et qu’à force de n’être pas satisfait des plus hautes cimes où ils s’élèvent, non seulement on les décourage de s’y hausser, mais on les encourage à rester très terre à terre. C’est du reste ce qu’il a dit presque formellement, se souvenant du célèbre passage de Pascal sur les dangers du théâtre de Corneille : « Il en est… qui disent que les comédies les plus honnêtes sont les plus dangereuses ; que les passions que l’on y dépeint sont d’autant plus touchantes qu’elles sont pleines de vertu et que les âmes sont attendries par ces sortes de représentations. Je ne vois pas quel grand crime c’est de s’attendrir à la vue d’une passion honnête et c’est un haut degré de vertu que cette pleine insensibilité où ils veulent faire monter notre âme. Je doute qu’une si grande perfection soit dans les forces de la nature humaine… » Et, suivant son raisonnement, il aurait pu dire : Si, plus les comédies sont honnêtes, plus elles sont dangereuses, il ne nous reste qu’à les faire peu honnêtes pour en ôter le plus malin poison qu’elles contiennent.

Molière pourrait répondre ainsi assez pertinemment ; car la prétention des adversaires de la comédie, pour être extrême, lui donne beau jeu ; elle va, puisqu’elle ne veut pas de belles passions, à ne vouloir point de passions du tout, puisque sans doute elle ne veut pas non plus de passions mauvaises ; et elle réduirait l’auteur dramatique et tout auteur à n’être plus qu’un sermonnaire.

Rousseau ne va pas si loin que les adversaires que Molière visait tout à l’heure. Il se borne à dire que Molière ne fait pas aimer la vertu et ne l’inspire pas. Il ne faut pas hésiter à dire qu’il a raison. Personne ne s’est jamais senti, en sortant d’une pièce de Molière, meilleur et plus capable de bonnes choses, personne ne s’est senti tonifié. Raillé sur ses défauts, oui, et c’est ce que Rousseau exprime par « la lampe mouchée » muni de quelque force nouvelle pour le bien, non, et c’est ce que Rousseau exprime par « point d’huile dedans ».

Mais cependant, dira-t-on, Molière a ses raisonneurs, qui prêchent une vertu relative et dont encore il faut tenir compte.

— Rousseau y a songé, mais il ne tient pas compte du tout des raisonneurs. Voici pourquoi : « Ses honnêtes gens sont des gens qui parlent ; ses vicieux sont des gens qui agissent. »

C’est assez juste. Les raisonneurs de Molière, d’abord sont très peu nombreux : il n’y en a pas dans l’Avare, il n’y en a pas dans le Bourgeois gentilhomme : il n’y en a pas dans Don Juan ; il n’y en a pas dans le Misanthrope (on sait que je ne tiens nullement Philinte pour un raisonneur) ; il n’y en a pas dans les Femmes savantes ; car Clitandre est partout dirigé et inspiré par sa passion et ne joue le personnage de raisonneur qu’en un très court passage (« Je consens qu’une femme… » et presque dans un seul vers. Il n’y en a que dans l’Ecole des maris, l’Ecole des femmes, le Tartuffe et le Malade imaginaire où encore il est plutôt un satirique qu’un raisonneur proprement dit. Or un raisonneur ne serait certes pas de trop dans le Don Juan, dans l’Avare, dans le Bourgeois gentilhomme et même (Eliante un peu développée) dans le Misanthrope, pour bien expliquer ce que veut véritablement Molière et tirer très au clair la leçon de la pièce.

Je crois sentir que Molière n’aime pas le raisonneur, est persuadé qu’il ralentit le mouvement de la pièce, et, en conséquence, dramatiste avant tout, s’en passe littéralement autant qu’il peut et ne lui donne large place que quand il le sent nécessaire comme précaution et comme couverture.

Ensuite, comme le dit très bien Rousseau, le plus souvent Molière fait du raisonneur un personnage tellement étranger à l’action qu’il paraît comme extérieur au drame lui-même, surajouté, et que, par conséquent, il ne peut pas avoir, ce semble, une très grande influence sur le spectateur. « Il parle pendant que les vicieux agissent » et pour peu que les vicieux soient intéressants, et quelquefois ils le sont

Il faut cependant faire remarquer à Rousseau qu’il y a un raisonneur de Molière qui agit et un autre qui est, au moins, mêlé à l’action. Ariste, de l’Ecole des maris, est précisément le raisonneur que désirerait Rousseau, c’est à savoir un sage qui parle et qui aussi agit conformément à ses discours et qui prêche par l’exemple autant que par les paroles. C’est à noter. Cléante, du Tartuffe, n’agit pas ; il est vrai ; mais Molière, par instinct de bon dramatiste, a bien senti qu’il vaudrait mieux qu’il agît et il l’a rattaché à l’action un instant. De façon un peu inutile à la vérité et de telle sorte qu’on dirait qu’il ne la fait que pour éviter le reproche de Rousseau ; car Cléante doit bien savoir qu’il est inutile de faire une démarche auprès de Tartuffe et que c’est là un de ces actes que l’on fait seulement pour se persuader que l’on est actif ; mais enfin Cléante intervient auprès de Tartuffe, et c’est bien là un acte, et non un discours.

Il reste que Rousseau a raison en général et que les raisonneurs de Molière sont surtout des parleurs. Je voudrais sans doute qu’ils fussent plus actifs ; mais, tels qu’ils sont, je les trouve très expédients, et, loin de désirer qu’ils fussent supprimés comme n’étant pas un rouage de l’action, je voudrais qu’il y en eût davantage dans le théâtre de Molière. J’en voudrais un dans chaque grande pièce et non pas, certes, qu’il parlât beaucoup, mais qu’il dît nettement ce que Molière veut que le public croie sur la question qui est soulevée. Le public a besoin de ce personnage-là pour le guider et pour le laisser sur une impression nette. Les anciens avaient la parabase pour cet office ; il est utile qu’il y ait un personnage qui joue le rôle ingrat et utile de la parabase.

Surtout quand, comme Molière, on traite, souvent, de questions très complexes, très délicates et très graves, il faut, quelque part, s’expliquer et donner son dernier mot et son avis « en clair « par la bouche de quelqu’un. On peut être accusé de se dérober et de n’avoir pas tout le courage qu’il faut avoir, quand on ne le fait pas, et il y a une certaine timidité, au moins apparente, à ne pas le faire. Il s’ensuit, au moins, un certain embarras et une certaine incertitude.

Je me dessers un peu moi-même ici ; car il y aurait dans Molière moins de matière à interprétation, s’il s’était interprété lui-même, et la tâche des critiques en eût été diminuée, et leur emploi, et leur plaisir. Mais il ne faut pas toujours envisager les choses au point de vue personnel.

 

Continuons à suivre Rousseau dans sa critique générale.

Molière, dit-il, ne se contente pas de ne pas faire aimer la vertu, il fait aimer le vice ; « son théâtre est une école de vices et de mauvaises mœurs plus dangereuse que les livres mêmes où l’on fait profession de les enseigner. »

En quoi précisément ? En ceci : « Examinez le comique de cet auteur : partout vous trouverez que les vices de caractère en sont l’instru ment et les défauts naturels le sujet » c’est-à-dire, car la formule, excellente du reste, n’est pas assez claire, que Molière se sert des vices de l’un pour mettre en exercice et pour mettre en pleine lumière les défauts de l’autre. Son sujet, par exemple, est la bêtise d’Orgon, Tartuffe est son instrument pour mettre en mouvement et pour étaler dans toute son ampleur la bêtise d’Orgon ; et remarquez que les défauts ainsi livrés à notre risée sont des défauts naturels, innés, auxquels par conséquent on pourrait pardonner, dont ne sont guère responsables ceux qui les ont ; tandis que les vices des vicieux sont des vices de caractère (méchanceté, perfidie) qui dépendent de la volonté de ceux qui les ont et qui sont donc infiniment plus haïssables.

Conformément à cette méthode, pour ainsi parler, à ce procédé systématique, Molière aura pour « plus grand soin de tourner la simplicité » et même « la bonté en ridicule et de mettre la ruse et le mensonge du parti pour lequel on prend intérêt », il s’arrange de manière que « l’honneur des applaudissements, rarement pour le plus estimable, soit presque toujours pour le plus adroit ; la malice de l’un punit la simplicité de l’autre et les sots sont les victimes des méchants ».

 

Voilà tout le système de Molière. Peut-il y avoir rien de plus démoralisant au monde ?

Il est bien certain que c’est le système de Molière et qu’il n’a rien de très moralisateur. Mais Molière pourrait répondre que ce système n’est que l’observation exacte de la réalité : sots victimes des méchants, c’est le monde lui-même.

— Sans doute, répond immédiatement Rousseau ; « ce n’est que trop vrai dans le monde » mais d’abord ce n’est pas à dire ; « ce n’est pas à mettre au théâtre » et ensuite ce n’est pas à mettre au théâtre avec un air d’approbation, comme pour exciter les perfides à punir sous le nom de sottise la candeur des honnêtes gens.

Cela fait deux choses : il ne faut pas le dire ; — il ne faut pas le dire avec un air d’approbation.

Il ne faut pas le dire ? Si bien, je crois. On peut ne pas aimer la comédie, on peut ne pas aimer à en faire, et j’aurais plutôt penchant pour ceux qui n’aiment pas beaucoup à l’entendre et qui n’ont aucun goût pour en écrire. Le fond de la comédie est l’esprit de raillerie et de satire, et c’est-à-dire la cruauté des hommes civilisés. Il est parfaitement certain que le poète comique n’est pas un homme très bon, non plus que le satirique, non plus que La Bruyère. Remarquez-vous que, quand il est bon, il prend un détour ? La Fontaine, qui avait une grande bonté accompagnée d’esprit satirique, a ridiculisé les hommes après avoir pris le soin de les habiller préalablement en animaux. Esope, s’il a existé, devait être un excellent homme. Il y a donc une méchanceté latente au fond de tout auteur comique. Mais supprimer la comédie — et ce n’est à rien de moins que cela qu’irait le propos de Rousseau — ne serait pas, je crois, dans les intérêts de la morale et de la civilisation.

J’ai toujours sur ce point l’argument suivant : Admettez-vous les sermonnaires ? Oui. Ignorez-vous qu’ils font la peinture de tous les vices de l’humanité ? Non. Admettez-vous qu’ils la fassent ? Oui. Donc la peinture du vrai, encore qu’il soit le mal, est légitime et même utile.

Cette peinture du vrai, du moment que vous la permettez au sermonnaire, pouvez-vous la refuser à un particulier ? Sur quelle raison, puisqu’elle est légitime ; sur quelle raison, puisqu’elle est bonne ?

C’est un argument, comme vous savez, que Molière a parfaitement connu. Il ne l’a pas poussé très loin ni très fort ; mais il l’a connu. Tartuffe étant interdit par M. le Premier Président Lamoignon, il alla trouver ce grand personnage et il lui dit que le Tartuffe n’attaquait aucunement la religion. Le président écouta très patiemment le comédien ; puis il lui dit, avec le flegme d’un Philinte : « Je ne vous reproche point d’attaquer la religion ; je vous reproche de la défendre.

— Comment donc ?

— Sans doute, je vous reproche de la défendre en un lieu que l’on peut tenir pour mal propre à cet office et où s’occuper d’elle, soit en bien, soit en mal, est lui manquer de respect. »

Molière, dit-on, fut interdit. Mais il répondit pourtant dans sa préface du Tartuffe. Il répondit : pourquoi non ? Il répondit : « Je sais bien que, pour réponse, ces messieurs tâchent d’insinuer que ce n’est point au théâtre à parler de ces matières ; mais je leur demande, avec leur permission, sur quoi ils fondent cette belle maxime. C’est une proposition qu’ils ne font que supposer et qu’ils ne prouvent en aucune façon… »

« Et en effet, il n’y a pas de raison bien forte à prouver que ce qui est permis et vénéré dans un prédicateur soit scandaleux dans un homme de lettres. »

 

Généralisant la question, nous dirons : la vérité sur les vices de l’humanité, la vérité sur l’humanité, permise au prédicateur parce qu’on suppose qu’elle est utile, pourquoi ne le serait-elle pas au dramatiste qui s’adresse à la foule exactement comme le prédicateur ?

Mais cette vérité sur le genre humain, est-il vraiment utile de la montrer et de l’étaler ? Il le semble, puisque tous les sermonnaires, tous les moralistes, tous les philosophes l’ont cru, depuis bien longtemps ; et en tous cas, si vous interdisiez au dramatiste de la peindre, il faudrait faire assurément la même interdiction à tous les philosophes, à tous les moralistes et à tous les sermonnaires.

Mais Rousseau a ajouté : « surtout avec un air d’approbation… » C’est ici qu’il touche le point juste et le point délicat. Si à un grave philosophe de l’antiquité, si même à un moraliste, si surtout à un sermonnaire on permet sans hésitation ni scrupule la peinture des vices, c’est que, par son caractère et par la secte à laquelle il appartient, par l’Eglise dont il est un organe, il ne peut pas être suspect d’un faible, même secret, pour les vices qu’il peint ni pour les vicieux qu’il représente, et il peut par exemple montrer les sots victimes des méchants, sans qu’on puisse, avec la plus mauvaise volonté du monde, croire surprendre chez lui plus de mépris pour les sots que d’animosité pour les fripons.

Le satirique, lui, le poète comique, lui, est toujours suspect. Comme il est indéniable qu’il y a un esprit de malice ou tout au moins une absence de charité à la racine de toute satire et de toute comédie satirique, il n’est pas si facile de démêler, si, peignant des sots victimes de fripons, le poète, si dur pour les sots, n’est pas — mettons inconsciemment — un peu du côté des scélérats, Vous ne me nierez point que sa devise ne soit :

Les sots sont ici-bas pour nos menus plaisirs.

Eh bien ! Mais, c’est précisément là la maxime du Méchant de Gresset. Et du moment que les méchants sont « l’instrument » dont il se sert pour étriller les sots, il est naturel qu’il ait bien quelque affection sourde pour son instrument. Reconnaissez-le ; le berneur aime toujours sa berne.

Tout au moins il en a « l’air » comme Rousseau prend la précaution de le dire. Il en a l’air, et cela suffit. Cela suffît pour que l’on craigne que le public ne remporte une impression mauvaise, mêlée au moins. Molière a un air d’approbation et il semble « exciter les perfides à punir sous le nom de sottise la candeur des honnêtes gens. »

On dira que cela dépend non de lui, mais de ceux à qui il s’adresse. Dans une oeuvre pleine des intentions les meilleures un homme enclin au vice peut puiser les plus mauvaises leçons, les pires excitations et les plus funestes encouragements. On connaît l’avare qui, à un sermon pathétique sur la charité, s’écria : « Que c’est beau ! Cela donne envie de mendier. » De même un spectateur à Tartuffe peut penser : « Cherchons une bonne dupe. Tout compte fait, le métier de Tartuffe est bon. »

Mais est-ce que l’auteur comique est vraiment responsable de cela ? Son air d’approbation n’existe que pour celui qui l’y voit ; et, pour l’y voir, il faut être assez disposé d’avance à approuver soi-même ; ou, tout au contraire, comme Rousseau, être tellement ombrageux et inquiet sur l’immoralité que peut contenir un ouvrage, qu’on craigne qu’il pût être interprété par des gens qui ne le verraient pas tel qu’il est ; et c’est un peu ici, un peu

Ces mines et ces cris aux ombres d’indécence
Que d’un mot ambigu peut avoir l’innocence.

Certainement Molière est irrité contre les sots ; peut-être, j’irai, en hésitant, jusque-là, ne laisse-t-il pas de sourire un peu aux mauvais tours que les fripons leur jouent ; mais cette irritation contre les sots est-elle de la haine ? C’est là le point, c’est là la limite, et c’est en deçà de cette limite qu’il faut, je crois, s’arrêter. Molière a pour les honnêtes gens qui sont des sots une irritation paternelle. Il s’emporte contre eux, et il les aime ; il leur dit de dures vérités, et il les aime ; il les fustige, et il les aime.

Remarquez, ce qui me paraît très important, qu’il leur met dans la bouche des paroles de braves gens tendres et sensibles, qui sont pour les rendre sympathiques. À Chrysale qu’on sait qu’il ridiculise pour sa faiblesse tout autant que Philaminte pour son bel esprit, il fait dire les vers si souvent cités :

Tenez, mon cœur s’émeut à toutes ces tendresses ;
Cela ragaillardit tout à fait mes vieux jours
Et je me ressouviens de mes jeunes amours.

A Orgon qu’il a poursuivi de l’animosité la plus incisive, il fait dire avec une sorte d’élargissement, avec une joie d’affranchissement et de libération :

Puis, acquittés un peu de ce premier devoir,
Aux justes soins d’un autre il nous faudra pourvoir,
Et par un doux hymen couronner dans Valère
La flamme d’un amant généreux et sincère.

Ces propos sympathiques prêtés aux honnêtes gens qui sont sots, mais aux sots qui sont honnêtes gens, Molière les répartit, les dose pour ainsi dire en proportion de l’honnêteté de ses sots. A ceux qui sont des sots partiellement, comme Chrysale, il en donne de tout à fait charmants. A ceux qui sont sots au point d’en devenir méchants, au moins pour un temps, il en donne de moins touchants ; exemple Orgon. A ceux que leur sottise a rendus à peu près méchants d’une façon permanente, insensibles, égoïstes, il n’en attribue plus du tout ; exemples ; Harpagon et George Dandin. C’est qu’Harpagon pousse la sottise jusqu’à la manie vicieuse et est dur pour tous ceux qui l’entourent, et c’est que, par vanité, Dandin a commis ce qui est pour Molière et du reste pour tout homme sensé, un crime : il a épousé une jeune fille contre son gré.

Molière, d’instinct, a bien observé ce que Rousseau ne veut pas voir, qu’entre la sottise et le vice il n’y a pas la différence radicale que dit Rousseau, mais qu’ils se rejoignent ou vont l’un vers l’autre par des degrés et des dégradations insensibles. « Vous haïssez les sots, disait-on à un homme d’esprit du XIXe siècle, Roqueplan je crois, pourtant ils ne le font pas exprès. — Je n’en sais rien », répondait-il. C’est la différence entre les « défauts naturels » et les « vices de caractère » dont nous parlait Rousseau. Aune certaine limite cette diflérence devient insensible. On est responsable de ses « vices de caractère » et non de « ses défauts naturels », veut dire Rousseau. Peut-être ; mais quand le défaut naturel se rapproche du vice de caractère de manière à en être peu discernable, on en est responsable (d’après l’opinion générale des hommes), on en est coupable, on le fait exprès.

Si l’on demandait à Molière : « Décidément des sots et des vicieux, lesquels détestez-vous le plus ? » il répondrait sans doute : « A un certain degré, autant les uns que les autres ; et je hais la sottise autant que le vice lorsqu’elle en arrive à se confondre avec lui. »

Mais c’est seulement à ce degré-là ; et il me semble que l’on sent bien que pour les sots d’ordre moyen Molière n’a que cette rigueur paternelle qui n’exclut pas la raillerie amère, qui n’exclut pas la colère, qui n’exclut pas même l’indignation ; mais qui s’arrête en deçà de la haine.

Au fond, Molière n’a que de l’affection pour ses bourgeois, ses chers bourgeois, dont il est, dont il a toutes les opinions, toutes les idées, à peu près tous les préjugés (et c’est de quoi il faudra nous occuper plus tard), et c’est par affection pour eux qu’il les berne ou qu’il les montre bernés par les méchants. Ce qu’il veut, c’est les avertir, c’est les instruire, c’est leur montrer le péril, et il ne prend pas les coquins pour instruments à torturer les sots, il montre aux sots les coquins exploitant les sots pour que les sots se tiennent sur leurs gardes. Il est un avertisseur, un moniteur un peu rude, ce qui n’est pas de trop ; mais il n’est en vérité que cela, ou il peut soutenir assez légitimement qu’il n’est pas autre chose.

Il dit à Orgon : « Vous êtes un excellent homme, et je prendrai le soin de le faire savoir ; mais vous êtes dévot, et ce n’est pas un vice ; je dis seulement qu’en tant que pouvant vous mettre sous la domination de certains personnages, c’est un grand danger. Prenez garde ! Vous devenez une proie. De qui ? Ce pourrait être d’un fort honnête homme ; mais ce peut être aussi d’un scélérat. Vous devenez idiot, vous qui avez « l’air d’homme sage », car toute passion devenant dominatrice et exclusive rend idiot. Vous devenez méchant même ; car toute passion exclusive développe l’égoïsme dans le sens de cette passion et vous renoncez à votre moi devant Tartuffe, mais à votre moi dévot vous sacrifiez allègrement votre fils et votre fille. Prenez garde. Vous n’êtes qu’un sot, et encore partiel ; mais votre sottise peut vous mener infiniment loin. »

Il dit à Harpagon : « Vous, vous êtes un sot fieffé. Vous croyez que tout le bonheur possible consiste à avoir de l’argent et à le garder. Beaucoup d’hommes de votre classe sont dans ces idées. Prenez garde. Il y a des gens, dira quelqu’un, un de ces jours, qui sont mal logés, mal couchés, mal habillés, plus mal nourris ; qui essuient les rigueurs des saisons ; qui se privent eux-mêmes de la société des hommes et passent leur vie dans la solitude ; qui souffrent du présent, du passé et de l’avenir ; dont la vie est une pénitence continuelle et qui ont trouvé ainsi le secret d’aller à leur perte par le chemin le plus pénible ; ce sont les avares. Il est ainsi. Vous serez malheureux ; vous serez seul ; vous n’aurez aucun ami ; vous perdrez votre femme de bonne heure, assassinée sans doute par vos abstinences et l’ennui sombre de vivre avec vous ; votre fille vous méprisera, pareillement votre fils, qui de plus vous volera ; votre sottise devenue vice aura complètement désorganisé votre famille. Vous n’en conclurez sans doute rien, sinon que vous auriez dû ne vous point marier, et quelques avares dans le parterre, venus au théâtre par billets de faveur, concluront à rester célibataires ; mais il n’y a pas là de ma faute,  »

Il dit à M. Jourdain : « Vous n’êtes pas un mauvais homme ; la bonne familiarité avec laquelle vous causez avec votre servante en est la preuve, et vous seriez fidèle à votre femme s’il ne s’agissait pas de faire la cour à une marquise. Même tâcher de vous élever dans l’échelle sociale n’est point blâmable de soi ; mais vous ne le faites que par vanité. La vanité, oh ! que voilà bien un défaut bourgeois et qui gâte la moitié de la bourgeoisie ! Prenez garde ! En vous prenant par cette anse, on vous videra à fond, tout en se moquant de vous et en vous rendant ridicule. Moi aussi, je vous prends par cette anse et j’intéresse votre vanité, par la peur du ridicule, à ne se point montrer. Je vous fais voir les écornifleurs de tous genres en train de vous dépouiller en vous bernant. Vous êtes vain et vous le serez toujours ; mais mettez votre vanité, comme votre cousin, à dire que vous êtes fier d’être fils d’un maçon et d’avoir conquis dix mille écus de rente. C’est vanité un peu moins sotte. On ne vous exploitera pas, et l’on se moquera de vous ; mais un peu moins. »

Il dit à Argan : « Vous n’êtes pas plus mauvais qu’un autre ; mais vous êtes poltron. D’autres diront qu’il n’y a pas de malade imaginaire et que vous êtes dûment malade, mais d’une maladie nerveuse. J’y vais par moins de chemins et je dis que vous êtes poltron et que vous avez peur de la mort comme Orgon a peur de l’Enfer. Orgon est l’Argan de l’Eglise et Argan est l’Orgon de la Faculté. Par peur de la mort, vous guettez tous les symptômes de maladie que vous pouvez voir vaguement apparaître en vous et vous êtes la dupe des Tartuffe de la médecine et d’un Tartuffe féminin de l’amour conjugal. Et votre sottise vous rend méchant comme toute sottise poussée à un certain degré et devenue manie. Vous faites le malheur de votre fille en la voulant marier à un médecin stupide, comme Orgon la sienne à un coquin de faux dévot. Et c’est toujours la même histoire, et je ne cesse de la répéter parce que toutes les sottises y mènent. Prenez garde ! »

Il dit à Chrysale : « Je vous estime et je suis avec vous en toutes vos idées ; mais vous êtes faible. C’est un défaut naturel que l’on ne peut guère corriger. Peut-être peut-on l’amender un peu. Tout ce que je dis, c’est que si vous ne vous en corrigez pas du tout, tout ira mal dans votre maison, sans que vous en soyez cause que par abstention et abdication. Prenez garde. Le gouvernement d’une simple maison veut de la fermeté autant que de la droite raison, et, sans celle-là, celle-ci ne peut rien que vous convaincre du désordre qui règne autour de vous, ce qui n’y apporte ni remède ni consolation. »

 

Il dit à Philaminte : « Je fais le plus grand cas de vous et je vous reconnais une hauteur d’esprit et même une grandeur d’âme, un beau stoïcisme que je me ferai un plaisir, si j’ai à vous peindre, de marquer de traits fort nets ; mais prenez garde. Vous avez la manie du bel esprit, de la sublime science, des académies, de tout ce qu’on pourrait appeler l’intellectualisme. A cause de cela, vos filles sont assez mal élevées ; l’une, donnant dans vos idées, se guinde à une haute spiritualité qui d’abord la rend un peu ridicule et qui ensuite fait qu’elle manque de très bons mariages ; l’autre, par réaction, excellente fille du reste et de grand bon sens, a le propos un peu vert pour une jeune fille. Et voilà, comme tous les pères de famille qui ont une manie, puisque c’est vous qui êtes le père dans cette famille-là, que vous voulez faire épouser à une de vos filles un prétendant selon votre goût et non selon le sien, vous mettant au rang des Orgon et des Argan. »

Il dit à Philinte : « Vous êtes très honnête homme et même généreux ; mais vous êtes désabusé et sceptique et vous avez fait le ferme propos de ne vous émouvoir de rien. Grand bien vous fasse ; mais, comme en ce monde il faut bien prendre intérêt à quelque chose et se divertir de quelque chose, votre flegme, d’un mouvement naturel, est devenu impertinence et taquinerie, et voilà qu’il se peut faire que vous, très bon, vous jetiez votre meilleur ami, en émouvant sa bile, dans une assez méchante affaire dont vous serez très désolé et dont vous aurez grande peine à le retirer. Prenez garde : il y a un grain de méchanceté dans la malice et qui se retourne contre vous, puisqu’il vous fera de la peine en mettant dans l’embarras l’homme que vous aimez le mieux. »

 

Il dit même à Alceste : « Prenez garde ! Avec les plus belles qualités du monde et celles que je prise le plus, vous êtes orgueilleux. Votre mépris des hommes est mêlé de vertu très véritable et d’une certaine hauteur d’estime où vous êtes de vous. Vous dites haïr tous les hommes ; c’est une erreur ; il y en a un que vous exceptez un peu trop. Votre mépris de l’humanité s’arrête à vous-même, et sans aller plus loin, certes, il devrait au moins vous avertir qu’encore est-il que vous êtes homme. De cet orgueil, il s’ensuit que vous êtes boudeur, contrariant, d’humeur fâcheuse, irascible. Caractère sans défaut, humeur désagréable. Il faudrait adoucir tout cela par un peu d’humilité chrétienne ou philosophique. Sans cela, votre humeur faisant tort à votre caractère, que dira-t-on de vous ? « Oh ! ciel, que de vertus vous me faites haïr ! »

 

Voilà ce qu’il n’est pas déraisonnable de penser que Molière a voulu dire à ses chers bourgeois, et ce sont vérités assez dures, dites quelquefois assez rudement. Mais quoi ? Il les aimait et il leur donnait, précisément pour cela, des avertissements assez sévères. Non, il n’est aucu-nement défendu de croire que ce fût par sympathie .

 

Supposons-le, répond Rousseau ; mais Molière reste coupable plus par ce qu’il n’a pas dit que par ce qu’il a dit en effet, et ce que je lui reproche le plus, c’est le péché d’omission. A admettre qu’il n’a pas sacrifié les honnêtes gens aux coquins, dans ses pièces, il reste qu’il a presque toujours attaqué les défauts, les petits défauts, même, et laissé les vices tranquilles. « J’entends dire qu’il attaque les vices, mais je voudrais bien que l’on comparât ceux qu’il attaque avec ceux qu’il favorise. » Les vices qu’il attaque, c’est le jargon des précieuses, les canons des petits maîtres, la peur d’être cocu, l’emphase des comédiens de l’hôtel de Bourgogne, le galimatias des médecins, la lésine, la bêtise, la vanité, la rusticité provinciale, le bel esprit, le purisme grammatical, la coquetterie feminine et la brusquerie d’humeur ; le compte y est, et c’est bien tout.

Quels sont les vices qu’il n’attaque pas ? L’ambition désordonnée qui se sacrifie des vies humaines par milliers, le fanatisme, l’insolence des financiers, la platitude des courtisans, la calomnie, la brutalité, l’insensibilité des grands à l’égard du peuple, les basses complaisances des pieds plats, l’envie, l’intrigue, la malhonnêteté en affaires, l’égoïsme, l’esprit vindicatif, la férocité, le jeu ; j’en oublie. Il semble que tous les vices qui sévissaient et débordaient autour de lui, il ne les ait pas vus, il n’en ait pas vu un seul. Qui se ferait une idée du XVIIe siècle d’après ce que nous en a peint Molière se figurerait un temps où les hommes, parfaits du reste, n’ont eu à se reprocher que quelques légers ridicules. Il laissait passer devant lui sans en être en courroux le fleuve énorme des ignominies et des turpitudes. Pendant ce temps-là, il criblait de satires sanglantes les grands canons et les vastes rhingraves.

Tel est le principal grief de Rousseau et, du reste, de tous ceux qui ont attaqué Molière.

Il y a du vrai ; il y a beaucoup de vrai. Cela est évident par ce qu’a fait Molière et confirmé par ce qu’il se proposait de faire. Car ce qu’il se proposait de faire, il l’a indiqué, trop sommairement et de telle sorte qu’on ne doit pas en tenir solennellement compte ; mais enfin, à la volée, il l’a indiqué et toujours est-il que c’est intéressant. Dans l’Impromptu de Versailles, Molière suppose qu’un marquis se demande si Molière n’est pas à bout de sujets et il lui fait répondre : « Plus de matière ! Eh ! mon pauvre marquis, nous lui en fournirons toujours assez et nous ne prenons guère le chemin de nous rendre sages par tout ce qui se fait et tout ce qui se dit. Crois-tu qu’il ait épuisé dans ses comédies tout le ridicule des hommes ? Et, sans sortir de la cour, n’a-t-il pas encore vingt caractères de gens où il n’a pas touché ? N’a-t-il pas, par exemple, ceux qui se font les plus grandes amitiés du monde et qui, le dos tourné, font galanterie de se déchirer l’un l’autre ? N’a-t-il pas ces adulateurs à outrance, ces flatteurs insipides, qui n’assaisonnent d’aucun sel les louanges qu’ils donnent et dont toutes les flatteries ont une douceur fade qui fait mal au cœur à ceux qui les écoutent ? N’a-t-il pas ces lâches courtisans de la faveur, ces perfides adorateurs de la fortune, qui vous encensent dans la prospérité et vous accablent dans la disgrâce ? N’a-t-il pas ceux qui sont toujours mécontents de la cour, ces suivants inutiles, ces incommodes assidus, ces gens, dis-je, qui pour services ne peuvent compter que des importunités et qui veulent qu’on les récompense d’avoir obsédé le prince dix ans durant ? N’a-t-il pas ceux qui caressent également tout le monde, qui promènent leurs civilités à droite et à gauche et courentàtous ceux qu’ils voient avec les mêmes embrassades et les mêmes protestations d’amitié ? « Monsieur, votre très humble serviteur. Monsieur, je suis tout à votre service. Tenez-moi des vôtres, mon cher. Faites état de moi, Monsieur, comme du plus chaud de vos amis. Monsieur, je suis ravi de vous embrasser. Ah, Monsieur, je ne vous voyais pas… » Va, va, marquis, Molière aura toujours plus de sujets qu’il n’en voudra ; et tout ce qu’il a touché jusqu’ici n’est rien que bagatelle au prix de ce qui reste. »

On voit très bien que Molière, vers les débuts de sa carrière à Paris, ne se proposait presque uniquement que des sujets de ridicule, n’avait presque uniquement en vue que des travers, et tout au rebours de ceux qui, à leurs débuts, caressent des sujets immenses, pour se ramener ensuite à des entreprises plus modestes, a été plutôt à plus grand et à plus haut que ce qu’il avait vaguement rêvé.

Toujours est-il qu’il a peu traité des grands vices et qu’il semble y avoir à peine songé. Rousseau a raison.

Cependant, d’abord ne cessons pas de répéter que Molière a touché deux fois aux très grands vices et que, l’on dira ce que l’on voudra, il ne laisse pas d’être l’auteur de Don Juan et de Tartuffe ; ensuite, marquons bien ceci, que Molière a pu croire, a dû croire et a cru que les vices ne sont point le domaine et la matière de la comédie et que ce sont les défauts qui en sont la matière et le domaine.

 

Au fond, qu’est-ce que Rousseau demande à Molière ? Oh ! il est bien l’homme de son temps. Il lui demande de faire des drames. C’est dans les drames que l’on peint les vices opposés aux vertus et que l’on inspire l’horreur des uns et le culte des autres. C’est dans les drames que l’on part en guerre contre les grands criminels et qu’on les écrase sous les mépris de la foule. Molière l’a fait quelquefois et je le tiens, pour Tartuffe et Don Juan précisément, comme créateur du drame en France. Mais il ne pouvait pas le faire souvent et il ne pouvait pas songer même à le faire souvent. Il était auteur comique, et quelle idée se faisait-on alors et se faisait-il lui-même de la comédie ? Il l’a dit, et ce texte est très important : La comédie consiste à « entrer comme il faut dans le ridicule des hommes et à rendre agréablement sur le théâtre les défauts de tout le monde » et « il y faut plaisanter et faire rire les honnêtes gens ».

— Il y a une faute de texte, s’écrierait Rousseau ; Molière a dû écrire : « Il y faut plaisanter et faire rire des honnêtes gens. » — Il est possible, mais prenons le texte tel qu’il nous a été transmis.

Il veut dire très nettement : « La comédie a pour but de faire rire honnêtement les gens bien élevés. » De faire rire ; elle doit fait rire. On ne la considère pas autrement à cette époque. Le temps n’est pas venu encore où Casimir Delavigne fera dire à un poète comique :

Si le genre sévère a pour vous des appas,
Lisez ma comédie et vous ne rirez pas.

La comédie doit faire rire honnêtement les gens de bonne compagnie. Mais de quoi les faire rire ? Des scélérats ? Ils ne sont pas ridicules. Ils ne font pas rire, ils font frissonner, ils font pâlir d’horreur et rougir de colère ; ils ne font pas rire, si ce n’est les coquins. Celui qui rit du crime est le plus criminel.

Aussi remarquez : quand Molière peint un vice, pour rester dans le ton de la comédie, il le peint odieux, horrible, mais il le peint aussi ridicule (Tartuffe). Il le peint même trop ridicule, comme dans l’Avare. Je dis trop, parce qu’alors il lui ôte de l’odieux par le ridicule qu’il lui donne. De peur de verser dans le tragique, il fait souvent d’Harpagon une simple marionnette dont on n’a pas assez d’horreur parce qu’on ne le prend pas assez au sérieux. Dans Don Juan seul, il a peint le vice sans mélange de ridicule ni de burlesque. Poursuivons.

De ce que la comédie est pour faire rire, et de ce que le vice n’est pas risible, et de ce qu’à le rendre risible on le diminue, on le dégrade et on le dénature, il s’ensuit que la comédie ne doit guère s’attaquer qu’aux travers, qu’aux ridicules, qu’aux défauts, sans aller plus loin : « Entrer dans le ridicule des hommes et rendre agréablement les défauts de tout le monde. » Ce qui manque peut-être au XVIIe siècle, c’est la comédie sérieuse, c’est le drame sous un nom ou sous un autre. Entre la tragédie qui est le drame histprique et qui ne peint pas les mœurs des hommes, mais plutôt leurs sentiments généraux et éternels, et qui, pour cela, est raillée, un peu lourdement, par Molière (même passage, Critique de l’Ecole des femmes) — et la comédie qui ne doit que faire rire et qui, pour cela, n’a affaire qu’aux sots et n’a affaire que des sots ; une forme intermédiaire de poème dramatique est indiquée qui peindra toutes les mœurs du siècle où l’on est et qui par conséquent aura dans son domaine et les sots et les méchants. Cette forme intermédiaire, Molière la crée dans Don Juan et dans Tartuffe et y touche dans l’Avare, y touche seulement parce qu’il traite de l’avare en tant que sot beaucoup plus qu’en tant qu’horrible ; mais le plus souvent il ne touche qu’aux défauts, lesquels sont risibles, et il ne peut pas faire autrement.

Plus tard, en élargissant la définition de la comédie, on arrivera tout naturellement au drame. Déjà au début du XVIIe siècle, Fénelon, qui a toujours beaucoup d’avenir dans l’esprit, par sa manière de définir la comédie, trace le programme de la comédie élargie, c’est-à-dire du drame. Il définit la comédie « l’ouvrage dramatique qui peint les mœurs des hommes dans une condition privée ». Rien de plus ; donc la comédie, laissant seulement à la tragédie les empereurs, les rois et les princes, les hommes publics et qui sont mêlés aux intérêts publics, peindra les mœurs, toutes les mœurs, ridicules ou odieuses, comiques ou tragiques, des bourgeois et des hommes du peuple ; c’est le drame. Quelques années plus tard, il allait apparaître sur la scène et s’y maintenir.

 

Et maintenant, puisque Molière a fait des drames, pourquoi n’en a-t-il pas fait davantage ? Pour plusieurs raisons, ce me semble. D’abord, comme nous l’avons déjà dit, parce qu’il ne considérait pas les grands vicieux comme étant de l’empire de la comédie, la comédie devant faire rire et les grands vicieux n’étant pas comiques, mais haïssables ; il n’a pas voulu assombrir la comédie.

Ensuite, comme directeur de théâtre, il était aux ordres du public, et le public de son temps était habitué à la comédie comique, et non à la comédie sérieuse, et non surtout à la comédie tragique. Il faut songer que, relativement à la comédie antérieure, la comédie de Molière est déjà un progrès très sensible, un grand pas du côté du théâtre qui s’occupe de questions graves et qui fait réfléchir. Dès ses débuts à Paris, Molière le fait remarquer, et précisément pour accoutumer le public à ces procédés nouveaux. Or il ne dépend pas d’un homme qui dépend du public de faire faire à celui-ci plusieurs progrès ou plusieurs grands pas en treize ans, et plutôt on doit tenir compte à Molière de ce qu’il a realisé que de ce qu’on prétend qu’il aurait pu faire et qu’il n’a point fait.

Remarquez qu’il a essayé très diligemment de la comédie sérieuse ; mais qu’il n’y a pas été encouragé, loin de là. Quels sont ses grands échecs ? Tout simplement Don Juan, le

Misanthrope et les Femmes savantes ; seul Tartuffe, à cause de l’irréligion nationale et à cause de l’immense curiosité que quatre ou cinq ans d’interdiction et de furieuses attaques avaient suscitée, eut un grand succès. On conviendra que Molière n’était point par son public excité à viser haut et était plutôt par son public vivement ramené à la farce. Il faut cependant savoir ces choses et en tenir quelque compte.

Ensuite ce qu’on a reproché le plus à Molière, à savoir de s’être attaqué aux ridicules plutôt qu’aux criminels, en même temps qu’il est dans l’essence de la comédie et dans l’esprit du public d’alors, est dans le tour d’esprit du public de tous les temps. Le peuple est intarissable sur les ridicules, il reste muet devant les crimes ; ceux-ci le frappent d’horreur sans doute, mais le laissent pensif sans le faire guère parler ; il y pense sans savoir qu’en penser ; cela lui semble une de ces calamités de la nature, que l’on conjure, que l’on arrête si on peut, mais dont il n’y a guère rien à dire, et, tout compte fait, il n’est pas si éloigné d’avoir raison.

Le ridicule, au contraire, le travers, le défaut, excite sa joie, sa malice, son ironie, ses facultés épigrammatiques, ses facultés de parodie ; le voilà tout entier en action et en mouvement. Que le théâtre imite en cela le public, qui ne vient chercher au théâtre que, mieux fait, ce qu’il sait faire et, mieux dit, ce qu’il sait dire, il est naturel.

Molière en a fait l’expérience. Son Don Juan, œuvre admirable malgré certains défauts de composition, a peu réussi. C’est que c’est une comédie triste. On ne peut pas bien soutenir l’intérêt pendant cinq actes en n’excitant pendant cinq actes que l’indignation contre un personnage. Tartuffe a réussi, mais à cause d’Orgon. Molière donne une fort bonne raison de ce qu’il ne fait paraître Tartuffe qu’au troisième acte : « … pour bien distinguer le personnage de l’hypocrite d’avec celui du vrai dévot. J’ai employé pour cela deux actes entiers à préparer la venue de mon scélérat. » Mais sa véritable raison, à mon avis, qu’il n’avait pas à donner, c’est qu’on peut intéresser pendant cinq actes avec Orgon et non pendant cinq actes avec Tartuffe. C’est grâce à Orgon que sa pièce a réussi, le public jouissant de la bêtise d’Orgon, s’indignant contre Tartuffe, ridicule du reste lui-même, et ne sachant pas trop, et c’est ce qu’il fallait, lequel il méprise et duquel il se gausse le plus. Ajoutez le vieil anticléricalisme français, la vieille irréligion nationale et le public se disant pêle-mêle de Tartuffe et d’Orgon : « Tous ces gens-là sont dévots » et les enveloppant dans une moquerie confuse et presque impartiale ; et il devient facile de comprendre pourquoi, si Don Juan a été froidement reçu, Tartuffe l’a été avec un grand applaudissement. Reste que Molière n’était pas très encouragé à faire la pièce contre les coquins.

De plus, le public, et je dis de tous les temps, n’aurait-il pas un peu raison ? Est-ce bien de la comédie que les coquins sont justiciables ? La comédie peint les mœurs des hommes pour les corriger. Or qu’est-ce qu’elle fait aux coquins ? Les corrigera-t-elle ? La sentiront-ils ? En seront-ils effrayés ? Non sans doute. Alors quoi ? C’est elle qui sera ridicule de s’attaquer à gens tellement plus forts qu’elle. Contre eux, il y a la satire, qui est une dénonciation avec noms propres imprimés ou faciles à lire entre les lignes ; il y a la religion, le sermon, aptes, sinon à effrayer les criminels, du moins à arrêter ceux qui s’engagent sur la voie du crime ; enfin et surtout, il y a la loi. Molière la très bien indiqué lui-même par ses dénouements de Tartuffe et de Don Juan. Dans Tartuffe, il fait intervenir le roi ; dans Don Juan, Dieu. C’est une façon de dire que, pour corriger Orgon, il peut suffire de lui faire voir, de ses propres yeux voir, la perfidie de son ami ; mais que contre les Tartuffe et les Don Juan, il n’y a que le roi et Dieu, et, donc, que c’est des honnêtes gens qui sont sots que la comédie doit s’occuper. A se guinder jusqu’à la satire, elle se dénature ; à prendre le rôle de la religion, elle est bien ambitieuse ; et là où seule la loi peut avoir effet, que vient-elle faire ?

Peindre les simples défauts, c’est bien son office. Voyez Turcaret le modèle même de la comédie visant un grand vice. D’abord, comme Molière dans Tartuffe et dans l’Avare, et c’est comme fatal, elle l’attaque surtout par le ridicule et par conséquent le diminue ; Turcaret, du moment qu’il est un Samuel Bernard pitre, n’est qu’un sous-Samuel Bernard ; ensuite il est si évident qu’aucun Samuel Bernard ne sera corrigé par une comédie, que la comédie n’est plus qu’un acte vindicatif, ne sert plus qu’à consoler les pauvres gens par le mépris déversé sur ceux qui les oppriment. A se transformer ainsi, elle perd, je ne dirai pas son utilité, à laquelle je n’ai pas la naïveté de croire beaucoup ; mais elle perd son prétexte honnête, qui est de faire ce qu’elle peut pour corriger, et elle devient comme plus malsaine par ce fait même que Rousseau considère comme de nature à l’assainir.

Et enfin Molière ne fait pas le drame, à l’ordinaire ; il n’attaque pas les vices, il attaque et ridiculise les défauts et travers, parce que lui-même, sans plus considérer le public et sans plus réfléchir sur l’essence ou sur la portée de la comédie, est un bourgeois de France et de Paris, qui aime mieux, de son naturel même, se moquer des défauts que s’irriter contre les vices. Il n’aime point du tout les méchants ; mais il a, je dis certes pas plus forte, mais plus constante, plus familière, la haine des sots. Il n’a pas, il n’a qu’accidentellement

                                  ces haines vigoureuses
Que doit donner le vice aux âmes vertueuses.

Il est moyen de caractère et de conscience, comme il est au plus haut faîte comme génie littéraire ; et, comme un homme moyen, du reste très fin et très perspicace, le burlesque des hommes le frappe plus que leur turpitude et en vérité l’offense plus parce que son esprit est plus délicat que sa conscience.

C’est le propre de ces hommes-là de regarder l’humanité et de se dire quelquefois : « Comment peuvent-ils être si scélérats ! », mais beaucoup plus souvent : « Comment peuvent-ils être si bêtes ! » et encore : « Et les coquins eux-mêmes, comment peuvent-ils être assez bêtes pour être coquins ? » Et c’est ce qui fait d’eux, comme dit La Bruyère, surtout les « fléaux du ridicule ». Tel est Molière, — C’est précisément ce que je lui reproche, dira Rousseau. — Soit ; mais comme auteur dramatique il a ses excuses et en soi il ne mérite pas le mépris ni même la colère.

— Peut-être, répliquera Rousseau ; mais c’est cependant ainsi qu’on « trouble tout l’ordre de la société ». Regardez-le, « voyez comme, pour multiplier ses plaisanteries, cet homme trouble tout l’ordre de la société, avec quel scandale il renverse tous les rapports les plus sacrés sur lesquels elle est fondée ; combien il tourne en dérision les respectables droits des pères sur leurs enfants, des maris sur leurs femmes, des maîtres sur leurs serviteurs ? Il fait rire, il est vrai, et n’en devient que plus coupable en forçant, par un charme invincible, les sages mêmes de se prêter à des railleries qui devraient attirer leur indignation. »

 

Molière anarchiste peut paraître un paradoxe un peu fort. Examinons-le sérieusement, toutefois, comme étant le paradoxe d’un homme très intelligent. Il est très vrai que chez Molière les enfants sont irrespectueux à l’égard de leurs parents, les femmes insolentes à l’égard de leur mari, et que les valets y donnent des coups de bâton à leurs maîtres, et voilà bien tout l’ordre de la société renversé. Mais ce n’est pas Molière qui le renverse ; il le montre renversé ; il ne le renverse pas. Or, a-t-il le droit de le montrer renversé ainsi ? Sans doute, s’il dit vrai. Le poète comique n’a pas autre chose à faire qu’à peindre vrai, qu’à peindre telles qu’elles sont les choses qui sont d’une vérité générale.

C’est, comme on le sait bien, la différence de la comédie et de la tragédie. La tragédie peignant l’extraordinaire et même, comme n’a pas hésité à le dire, et avec raison, Corneille, peignant l’invraisemblable, est forcée d’être historique, parce qu’au reproche d’invraisemblance elle répond : « c’est vrai ; cela a eu lieu », ce qui ferme la bouche aux contradicteurs. La comédie, elle aussi, pourrait peindre n’importe quoi et dire hautement : « c’est vrai », car tout est vrai ; mais l’exceptionnel des moeurs d’un temps est traité d’invraisemblable, quoique toujours vrai, parce que l’on ne peut pas en vérifier l’exactitude dans un livre d’histoire et qu’on serait forcé d’en croire l’auteur sur parole ; ce qu’on se refuse à faire. La comédie est donc obligée d’être art réaliste, et c’est-à-dire, car c’est la définition de l’art réaliste, de peindre les mœurs moyennes, c’est à savoir vérifiables, tout en choisissant les cas qui offrent de l’intérêt.

Or, Molière, en peignant ce renversement de l’ordre social, peint-il quelque chose de vrai et de vérifiable ? Sans aucun doute. Je reconnais qu’il n’est pas d’une vérité moyenne et facilement vérifiable qu’un valet bâtonne son maître. Mais cela n’est qu’une farce. Mais est-il vrai qu’un père avare, d’abord a pour fils un prodigue ; ensuite que ce fils le vole ; ensuite que son fils se moque de lui ? Il n’y a rien de plus commun. Est-il vrai qu’un paysan, qui épouse une demoiselle, est trompé et moqué par elle ? C’est chose qui arrive.

— Elle arrive, mais ce n’est pas une raison pour la monter en broche et pour l’encadrer comme une œuvre d’art, et c’est l’exposer aux yeux comme spectacle intéressant qui est chose démoralisante ; Molière renverse l’ordre de la société en le montrant renversé et en caressant ainsi les désirs secrets de ceux qui veulent le renverser effectivement.

— Ah ! ceci dépend, non du tout de lui, mais de l’état d’esprit et de l’état d’âme du public. Si le public est à instincts anarchiques, c’est dans le sens de ceux qui, sur la scène, renversent l’ordre public qu’il inclinera ; s’il est à instincts sociaux, il verra cela seulement comme une vérité à la fois risible, pitoyable et condamnable.

Il ne faut pas rendre un auteur responsable de l’impression que fera son œuvre sur un public qui se trouvera être gangrené. L’œuvre la plus moralisatrice du monde pourra être interprétée juste à contresens de toutes ses intentions.

 

Je me rappelle deux faits intéressants sur ce point.

Dans un livre dont j’ai oublié le titre, l’auteur racontait l’histoire d’une institutrice, modèle, à son avis, de toutes les vertus et assemblage de toutes les perfections, qui avait été odieusement persécutée par tous ses supérieurs. Entre autres très graves affaires qu’elle s’était attirées, il y avait celle-ci. Elle avait interprété les Horaces de Corneille de la façon suivante : Ce qui fait des Horaces de Corneille un des chefs-d’œuvre de l’esprit humain, c’est que c’est une pièce antipatriotique ; c’est le poème même de l’antipatriotisme. Remarquez en effet que le seul personnage sympathique de la pièce est Camille. C’est sur elle que se concentre tout l’intérêt. Or elle est l’antipatriotisme personnifié. Elle maudit Rome ; elle la souhaite détruite ; elle souhaite la mort de tous les Romains et mourir de plaisir après l’avoir vue ; elle abhorre Rome, elle exècre l’idée de patrie, elle abomine le sentiment patriotique. Camille est l’héroïne de l’antipatriotisme et la martyre de l’antipatriotisme. La grande âme de Corneille s’est déclarée par elle et s’est exprimée par elle tout entière. Remarquez de plus que la pièce tout entière est pénétrée, comme il est juste, du même esprit. Parce qu’Albe a voulu conquérir Rome et Rome conquérir Albe, et parce que Rome ne s’est pas laissé tout simplement conquérir par Albe ou Albe tout uniment conquérir par Rome, ou parce qu’on n’a pas tranquillement tiré au sort, deux familles ont été dépeuplées, l’une à Albe et l’autre à Rome ; les trois jeunes Curiaces ont été tués, deux jeunes Horaces et Camille Horace ont été tués. C’est ce qu’exprime avec une grande douleur tragique Horace le père :

Rome aujourd’hui m’a vu père de quatre enfants.
Trois en ce même jour sont morts pour sa querelle.
Il m’en reste encore un. Conservez-le pour elle.

« Pour elle » est un mot pour le tribunal ; mais la pensée d’Horace et la pensée de la pièce, c’est évidemment : Voyez ! Trois enfants d’un seul père en un jour fauchés par la guerre. Il ne lui en reste qu’un, qui lui-même est menacé de mort. Tout cela pour une querelle futile entre deux villes ! À bas la Patrie ! »

Voilà l’interprétation pour laquelle la jeune institutrice était molestée. C’était révoltant.

Or cette interprétation est parfaitement rationnelle pour un homme et de la part d’un homme qui est antipatriote ; et je ne doute pas qu’elle ne soit celle que la plupart des professeurs français, actuellement, présentent à leurs élèves.

Sur cela, un patriote va-t-il reprocher à Corneille d’être un sans-patrie, ou tout au moins d’avoir livré au mépris public l’idée de patrie dans les Horaces ? Il répondrait sans doute : « Ce n’a pas été mon intention. » On ne peut pas le tenir pour responsable.

L’autre fait est celui-ci. Du temps du Théâtre libre, à Paris, de 1890 à 1900, on joua une pièce dont j’ai également oublié le nom, dont le sommaire était ceci : Un jeune homme tient des propos dénigrants sur la religion, puis sur la morale, puis — nous sommes au temps de la guerre d’Espagne (1823) — contre le patriotisme et il chante les vers de Béranger :

Brav’ soldats, v’là l’ord’ du jour :
Garde à vous ! Demi-tour !

Aux propos contre la religion, le public applaudit ; aux propos contre la morale, il applaudit encore ; aux propos contre la patrie, il applaudit davantage.

Mais voici le jeune homme qui cherche à commettre un inceste avec sa sœur ; et puis, qui trempe dans un complot contre son père, qui peut entraîner la mort de celui-ci. A l’inceste, le public hésite ; au parricide, il se renferme dans le silence boudeur du dépit et de la rancune.

Il s’était trompé ou il avait été trompé par un mystificateur assez habile. L’auteur avait voulu prouver que quand on n’a pas de religion, on n’a pas de morale, que quand on n’a pas de morale on n’a pas de patriotisme, que quand on n’a ni religion ni morale ni patriotisme on est capable de tous les crimes. Sur ses premières démarches le public l’avait pris pour un anarchiste et l’avait accueilli avec chaleur ; en avançant, il s’étaitaperçu que c’était un clérical et il était irrité de sa déconvenue. L’auteur avait voulu expérimenter jusqu’à quel point précis le public du Théâtre libre était anarchiste et il y avait très bien réussi. Il l’était jusqu’à l’inceste approximativement et jusqu’au parricide exclusivement. C’était dosé.

 

Mais, pourrevenir à notre discussion, ne tenons compte que de la première partie de cet ouvrage. Voici une œuvre où le public approuve tout ce que l’auteur condamne. L’auteur est-il responsable des opinions de son public et de l’interprétation que, conformément à ces opinions, le public fait de son œuvre ? Aucunement. Et le critique doit-il rendre l’auteur responsable de toutes les interprétations saugrenues qu’il est possible que le public fasse de l’œuvre de l’auteur ? Je ne crois pas.

C’est pourtant ce que fait Rousseau. Il commence par supposer un « public corrompu ». Puis, le plaçant en face de l’œuvre de Molière, il nous fait remarquer qu’il est impossible que ce public ne prenne pas parti pour le fils d’Harpagon contre son père, pour la fille d’Harpagon contre son père, pour la femme de Dandin contre Dandin, pour Scapin contre Géronte. Fort bien ; mais il a fallu supposer un public corrompu et très corrompu, et, à ce compte, les pièces du monde les plus édifiantes seront profondément immorales ; Antigone, par exemple, enseignera le mépris des lois et Polyeucte l’abolition des religions par la violence, et je n’ai pas besoin de faire des hypothèses puisque je vous ai montré les Horaces enseignant l’antipatriotisme à un auteur qui n’était pas du tout stupide, mais qui était antipatriote, et une pièce d’un auteur conservateur et religieux enseignant toutes les anarchies à tout un public qui n’était pas incompréhensif, mais qui était anarchiste.

C’est toujours l’histoire de ce mien collègue qui avait été voir le Gendre de M. Poirier, qui avait très bien vu que c’était une satire cinglante contre la noblesse, qui en avait été ravi ; mais qui ajoutait, avec un certain scrupule : « Seulement, il y a une chose que je n’ai pas bien comprise. A certains moments, on dirait, en vérité, que l’auteur se moque de M. Poirier. »

Non, l’auteur n’est pas responsable de ces interprétations-là, encore qu’elles soient bien naturelles.

Ce qu’il y a de curieux, c’est que, quelques pages plus haut, Rousseau a soutenu cette double théorie : 1° que le théâtre est parfaitement incapable de nous inspirer des sentiments que nous n’aurions pas et ne nous donne, en les confirmant peut-être, en les affaiblissant plutôt, que ceux que nous avons déjà ; — 2° que les sentiments de l’homme sont naturellement bons et dirigés du côté du bien.

1° « Le théâtre, me dit-on, dirigé comme il peut et comme il doit l’être, rend la vertu aimable et le vice odieux. Quoi donc ! Avant qu’il y eût des comédiens, n’aimait-on point les gens de bien ? Ne haïssait-on pas les méchants ? Et ces sentiments sont-ils plus faibles dans les lieux où il n’y a point de spectacles ? Le théâtre rend la vertu plus aimable. — Il opère un grand prodige de faire ce que la nature et la raison font avant lui ! — Les méchants sont haïs sur la scène. — Sont-ils aimés dans la société quand on les y connaît pour tels ? Est-il bien sûr que cette haine soit plutôt l’ouvrage de l’auteur que des forfaits qu’il leur fait commettre ? Est-il bien sûr que le simple récit de ces forfaits nous en donnerait moins d’horreur que toutes les couleurs dont il nous les peint ? Si tout son art consiste à nous montrer les malfaiteurs pour nous les rendre odieux, je ne vois pas ce que cet art a de si admirable et l’on ne prend là-dessus que trop de leçons sans celle-là. Oserais-je ajouter un soupçon qui me vient ? Je doute que tout homme à qui l’on exposera d’avance les crimes de Médée ne les déteste plus encore au commencement quà la fin de la pièce [extrêmement juste] , et, si ce doute est fondé, que faut-il penser de cet effet si vanté du théâtre ? Je voudrais bien qu’on me montrât clairement et sans verbiage par quels moyens il pourrait produire en nous des sentiments que nous n’aurions pas et nous faire juger des êtres moraux autrement que nous n’en jugeons en nous-mêmes. Que toutes ces vaines prétentions approfondies [quand on les approfondit] sont puériles et dépourvues de sens ! Ah ! si la beauté de la vertu était l’ouvrage de l’art, il y a longtemps qu’il l’aurait défigurée. »

2° « Quant à moi, dût-on me traiter de méchant encore pour oser soutenir que l’homme est né bon, je le pense et crois l’avoir prouvé : la source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête et nous inspire de l’aversion pour le mal est en nous et non dans les pièces. Il n’y a point d’art pour produire cet intérêt, mais seulement pour s’en prévaloir. L’amour du beau — c’est du beau moral qu’il est ici question — est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même ; il ne naît point d’un arrangement de scènes ; l’auteur ne l’y porte pas, il l’y trouve, et de ce pur sentiment qu’il flatte naissent les douces larmes qu’il fait couler. »

Je disais donc bien : 1° Le théâtre ne nous inspire que les sentiments que nous avons ; 2° ces sentiments que nous apportons au théâtre sont dirigés du côté du bien.

 

Eh bien, alors ? Comment pouvez-vous croire : 1° que Molière inspire des sentiments mauvais et qu’il est responsable des sentiments mauvais qui peuvent se produire dans l’âme des spectateurs, puisqu’il n’y peut porter que ce qui y est et puisque, par conséquent, le public seul est responsable ? 2° que, parmi les sentiments exprimés par les personnages, le public choisira précisément pour les caresser et pour les éprouver lui-même les sentiments mauvais, puisqu’il est foncièrement bon et n’apporte au théâtre que des sentiments tout prêts pour le bien ?

Pourquoi cette contradiction ? Parce que Rousseau a toujours deux idées qui ne laissent pas de s’entrelacer, de s’entremêler et de s’intriquer dans son esprit quelquefois dans le même moment, comme nous l’allons voir : la première, que l’homme est très bon ; la seconde, que, corrompu par la société, il est très mauvais ; d’où il s’ensuit que, tantôt cédant à la première idée, il affirme que ce serait plutôt le public qui donnerait des leçons de vertu aux auteurs, tantôt cédant à sa seconde idée, il assure que de montrer seulement la vérité au parterre, c’est, parce qu’il est un « public corrompu », l’incliner à l’admiration, à l’amour et à l’imitation de ce qu’il y a de plus mauvais dans la vérité qu’on lui montre.

Cela est si vrai qu’au passage même où il proclame l’amour du beau moral comme éternel dans le cœur de l’homme (« l’amour du beau est un sentiment aussi naturel au cœur humain que l’amour de soi-même… », à ce passage même, il ajoute une note qui est celle-ci : « C’est du beau moral qu’il est ici question. Quoi qu’en disent les philosophes, cet amour est inné dans l’homme et sert de principe à la conscience. Je puis citer en exemple de cela la petite pièce de Nanine qui a fait murmurer l’assemblée et ne s’est soutenue que par la grande réputation de l’auteur, et cela parce que l’honneur, la vertu, les purs sentiments de la nature y sont préférés à l’impertinent préjugé des conditions. »

Ainsi : « L’homme est né bon ; la source de l’intérêt qui nous attache à ce qui est honnête est en nous et non dans les pièces ; l’amour du beau moral est un sentiment aussi naturel que l’amour de soi-même ; il ne naît point d’un arrangement de scènes. Cet amour est inné dans l’homme… » La preuve, c’est que Nanine, pleine de sentiments vertueux, a été quasi sifflée.

Rousseau ne s’aperçoit pas que sa note contredit son texte et que, même, la seconde partie de sa note contredit les premières lignes de sa note. Qu’est-ce que cette incohérence ? Elle signifie que Rousseau obéit à ses deux idées à la fois. Il pense que l’homme est bon et va tout droit au bien. Il pense que l’homme est mauvais et tout pénétré de préjugés contraires à la vertu ; et, armé de ces deux idées qu’il n’oublie que de concilier, il a, on est forcé de le confesser, réponse à tout. A ceux qui disent que le théâtre moralise, il répond que ce n’est pas le théâtre qui moralise, mais l’amour du bien qui est chez le spectateur, et vous voyez bien que le théâtre ne sert à rien. Mais quand une pièce vertueuse ne réussit pas, il dit que c’est qu’elle avait affaire à un public corrompu ; et vous voyez bien que le théâtre ne peut pas inspirer la vertu, puisque la pièce la plus vertueuse est sans effet sur tel public, exemple Nanine. Si une pièce morale réussit, ce ne peut être que parce que le public est moral, et il était inutile de le moraliser ; si une pièce morale échoue, ce ne peut être que parce que le public était immoral, et alors rien n’a pu le moraliser.

Je le veux bien ainsi ; mais alors Molière est en dehors de tout débat. De ce que le public s’est démoralisé à une pièce de Molière, concluez que le public était immoral et ne concluez rien du tout contre Molière ; de ce que le public s’est moralisé à une pièce de Molière, concluez que le public était moral et ne concluez rien ni pour ni contre Molière.

Si on accepte la théorie générale de Rousseau sur la comédie, il n’y a rien du tout à dire de Molière, ni pour ni contre, et la grande contradiction de Rousseau, la vraie, celle-ci, c’est d’avoir dressé un réquisitoire contre Molière après la théorie ci-dessus.

Les dernières paroles de Rousseau sur Molière, celles qui font conclusion, sont les plus sévères et, à mon avis, réserves et restrictions nécessaires étant faites, sont les plus justes encore qu’il ait dites sur ce sujet : « … Convenons que l’intention de l’auteur étant de plaire à des esprits corrompus, ou sa morale porte au mal, ou le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal lui-même, en ce qu’il séduit par une apparence de raison ; en ce qu’il fait préférer l’usage et les maximes du monde à une exacte probité ; en ce qu’il fait consister la sagesse dans un certain milieu entre le vice et la vertu ; en ce qu’au grand soulagement des spectateurs, il leur persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat. »

 

Ici, il y a du vrai. Voltaire a eu un mot très judicieux, très précis, dans son jugement en dix lignes sur Molière au chapitre XXXII du Siècle de Louis XIV : « Il a été le législateur des bienséances de son siècle. » Rien de plus ? Rien de plus. Il me semble voir Voltaire, qui rédigeait assez vite ces petites notices sur les grands hommes du siècle précédent, écrire : « Il a été le législateur… », car un grand poète comique, ainsi qu’un satirique, est toujours législateur de quelque chose ; « il a été le législateur… » « Tiens, mais de quoi ? » se demande Voltaire.

« Des bonnes mœurs ? » Non, Voltaire ne peut pas aller jusque-là. Quelles bonnes mœurs Molière a-t-il enseignées et prescrites ? La piété filiale ? Le dévouement domestique ? La fidélité des femmes ? Le dévouement à son pays ? Le dévouement à l’humanité ? Non, on ne peut pas dire qu’il ait été le législateur de tout cela. Il n’a point enseigné les mauvaises mœurs, non ; mais il n’a pas enseigné les bonnes.

La seule vertu qu’il ait enseignée avec insistance, — à quoi ses apologistes reviennent toujours, avec raison, — c’est la franchise, qui fait certainement partie des bonnes mœurs ; et encore, dans la plus belle de ses pièces, il avertit qu’il ne faut pas la pousser très loin. Non, on ne peut pas écrire que Molière ait été le législateur des bonnes mœurs. De quoi a-t-il donc été législateur ?

Du goût ? Un peu. Guerre aux précieux, guerre aux subtils, guerre aux pédants, guerre à toutes les affectations dans l’ordre des choses de l’esprit. Mais ce n’est pas précisément son office propre. C’est plutôt Boileau qui est ce législateur-là. Chez Molière, c’est la petite guerre. De quoi, diantre, Molière est-il législateur ?

Il est le législateur de certaines mœurs qui ne sont pas admirables, mais qui ne sont pas mauvaises, qui sont mœurs bourgeoises, qui sont mœurs mondaines, qui sont mœurs pour n’être pas ridicule. Eh bien, nous y voilà, il a été le législateur des bienséances de son siècle. Il a dit à ses chers bourgeois : Si vous pouvez, ne soyez pas affectés dans votre langage, vous seriez ridicules ; ne soyez pas parcimonieux, vous seriez ridicules ; ne cherchez pas à sortir de votre sphère ni par le mariage ni par vos manières d’être et d’agir, vous seriez ridicules ; ne craignez pas incessamment d’être cocus, vous seriez ridicules ; ne vous droguez pas nuit et jour, vous seriez ridicules ; n’outrez pas la dévotion, vous seriez ridicules ; n’outrez pas les meilleures choses, même la franchise, vous seriez ridicules. Qu’est-ce que cela ? ce sont les bienséances dans le sens étendu du mot ; ce sont les grandes bienséances ; ce sont les devoirs courants envers ses semblables ; ce sont les grandes bienséances et les petits devoirs. C’est là le domaine propre de Molière.

Il a compris surtout une chose, c’est que la société humaine, l’association des hommes entre eux dans la cité, dans la famille (à quoi il songe toujours) se maintient par les petites vertus plutôt que par les grandes ; du moins cela semble tout à fait son avis. En tous cas, ce n’est guère qu’aux petites vertus qu’il songe, qui maintiennent le train à peu près supportable des choses, et aux petits vices qui l’embarrassent, le troublent et le bouleversent. Et les grands vices, il y songe rarement ; et les grandes vertus, il n’y songe jamais. Il est bien le législateur des bienséances de son siècle. La formule, quoiqu’elle puisse paraître insuffisamment élogieuse, est juste.

Ainsi me paraît avoir pensé Voltaire, beaucoup plus rapidement que je viens de l’analyser, quand il a écrit ce jugement sur Molière.

Or, sauf le ton, dont je ne le félicite point, c’est exactement ce que dit Rousseau en ses conclusions dernières. Il abandonne à peu près son grief hyperbolique : « la comédie de Molière est une école de mauvaises mœurs », il dit : « ou sa morale porte au mal, ou… », mais il dit que le faux bien qu’elle prêche est plus dangereux que le mal même. Quel est ce faux bien ? C’est précisément la bienséance. Molière « fait préférer l’usage et les maximes du monde à l’exacte probité », il recommande une vertu traitable ; il ne veut pas qu’on exagère l’honnêteté ; tout au moins, il ne la veut pas rigide ; et c’est-à-dire qu’il se place et place les hommes en un milieu entre le vice et la vertu et approuve ceux qui y sont, n’ayant guère plus de goût pour la grande vertu que pour les grands vices et souhaitant aux hommes des vices et des vertus tempérés, pour que vices et vertus soient tolérables : « il fait consister la sagesse en un certain milieu entre la sagesse et la vertu. »

Et cela va assez loin, comme on peut croire ; car cela va au-devant d’un penchant assez naturel aux hommes, qui est de réduire la vertu obligatoire au minimum. Ils croient toujours en avoir un peu trop ou avoir tendance à en avoir un peu trop. Les incliner à croire qu’ils en ont très facilement assez les met à l’aise et les « soulage », « au grand soulagement des spectateurs, il leur persuade que, pour être honnête homme, il suffit de n’être pas un franc scélérat ».

En morale, dira plus tard Joubert, que Rousseau peut prévenir, « il faut viser au faîte pour atteindre à mi-côte. » Molière fait précisément le contraire : il vise au minimum et, y ayant toujours du déchet, on peut penser ce qu’il en reste.

Et si j’ai dit que « le faux bien que prêche la morale de Molière est plus dangereux que le mal même », on le voit maintenant, c’est que ce bien, si réduit qu’il en est faux, séduit par une apparence de raison. Il paraît assez raisonnable de vivre : 1° de telle sorte qu’on ne soit pas ridicule ; 2° de telle sorte qu’on ne soit pas insupportable aux autres. C’est ce que prêche Molière ou ce qu’il inspire ; cela semble d’assez bon sens, et c’est de bon sens en effet ; mais ce n’est que de bon sens, et ce n’est pas du tout de morale ; cela n’apprend qu’à ne pas être un coquin. Certains philosophes réduisent la morale à la science des mœurs, à bien connaître ce que sont les mœurs du temps et à s’y conformer. Molière est, d’avance, un de ces philosophes-là. Pour lui comme pour eux, l’honnête homme est celui qui ne choque point. Celui qui s’écarte de la moyenne des mœurs de son temps est un excentrique.

Mais, s’il vous plaît, le grand vicieux est un excentrique ; mais l’honnête homme aussi est un excentrique, et, s’il n’est pas très excentrique, il ne sera pas un vrai honnête homme ; il ne sera qu’un mondain aimable.

Voilà ce que Rousseau reproche à Molière de n’avoir pas compris ou de n’avoir pas fait comprendre. Voltaire dit que Molière a été le législateur des bienséances ; Rousseau dit qu’il n’a été législateur que de cela ; et il lui reproche d’avoir réduit le devoir aux bienséances. Et il faut bien convenir que ce n’est pas tout à fait vrai, mais qu’il ne s’en faut pas de beaucoup que ce ne soit exact.

V — Molière vu à travers ses successeurs

Très brièvement, mais pour être complet, disons un mot de ce que Rousseau a pensé des successeurs de Molière en tant qu’animés de son esprit. Car, ici, c’est encore de Molière qu’il parle, puisque c’est à Molière qu’il pense et que son dernier reproche à Molière est d’avoir dirigé la comédie française sur une mauvaise voie.

Rousseau a nommé Dancourt et Regnard ; il a fait une allusion à La Chaussée ; il a fait une allusion (probablement) à Marivaux.

« J’aurais trop d’avantages si je voulais passer de l’examen de Molière à celui de ces successeurs qui, n’ayant ni son génie ni sa probité, n’en ont que mieux suivi ses vues intéressées [le désir du succès à tout prix], en s’attachant à flatter une jeunesse débauchée et des femmes sans mœurs. Ce sont eux qui les premiers ont introduit ces grossières équivoques, non moins proscrites par le goût que par l’honnêteté, qui firent longtemps l’amusement des mauvaises compagnies [Rousseau devrait dire « réintroduit » pour marquer que ces équivoques, universellement usitées au théâtre avant Molière, avaient été écartées par Molière lui-même], l’embarras des personnes modestes et dont le meilleur ton, lent dans ses progrès, n’a pas encore purifié certaines provinces. Je ne ferai pas à Dancourt l’honneur de parler de lui. Ses pièces n’effarouchent pas par des termes obscènes ; mais il faut n’avoir de chaste que les oreilles pour les pouvoir supporter. »

Malgré le joli talent de Dancourt, son observation, très superficielle il est vrai, mais juste et qui pince, sa plaisanterie facile, joyeuse et souvent excellente, on ne peut pas s’inscrire tout à fait en faux contre ce jugement sévère ; ni, non plus, contre ceci, que Dancourt est considéré comme un élève de Molière ; il l’est très authentiquement ; il a souvent sa manière et ses procédés ; Dancourt est un Molière qui n’aurait écrit que les Fâcheux, George Dandin, M. de Pourceaugnac et la Comtesse d’Escarbagnas.

« D’autres auteurs, plus réservés dans leurs saillies, laissant les premiers amuser les femmes perdues, se chargèrent d’encourager les filous. Regnard, un des moins libres, n’est pas le moins dangereux. C’est une chose incroyable qu’avec l’agrément de la police on joue publiquement, au milieu de Paris, une comédie où, dans l’appartement d’un oncle qu’on vient de voir expirer, son neveu, l’honnête homme de la pièce, s’occupe, avec son digne cortège, de soins que les lois payent de la corde et qu’au lieu des larmes que la seule humanité fait verser en pareil cas aux indifférents mêmes, on égaye à l’envi de plaisanteries barbares le triste appareil de la mort. Les droits les plus sacrés, les plus touchants sentiments de la nature sont joués dans cette odieuse scène. Les tours les plus punissables y sont rassemblés comme à plaisir avec un enjouement qui fait passer tout cela pour des gentillesses. Faux acte, supposition, vol, fourberie, mensonge, inhumanité, tout y est et tout y est applaudi. Le mort, s’étant avisé de renaître, au grand déplaisir de son cher neveu et ne voulant pas ratifier ce qui a été fait en son nom, on trouve le moyen d’arracher son consentement de force, et tout se termine au gré des acteurs et des spectateurs, qui, s’intéressant malgré eux à ces misérables, sortent de la pièce avec cet édifiant souvenir d’avoir été dans le fond de leur cœur complices des crimes qu’ils ont vu commettre. Osons le dire sans détour : qui de nous est assez sûr de lui pour supporter la représentation d’une pareille comédie sans être de moitié des tours qui s’y jouent ? Qui ne serait pas un peu fâché si le filou venait à être surpris et à manquer son coup ? Qui ne devient pas un moment filou soi-même, en s’intéressant pour lui ? Car s’intéresser pour quelqu’un, qu’est-ce autre chose que de se mettre à sa place ? Belle instruction pour la jeunesse que celle où les hommes faits ont bien de la peine à se garantir de la séduction du vice ! »

Que les hommes faits aient grand’peine à ne pas devenir faussaires en écoutant le Légataire universel, cela étonne un peu, et l’on pourrait dire à Rousseau :

Vous êtes donc bien tendre à la tentation.

Et que le neveu du Légataire universel soit l’honnête homme de la pièce, cela est un peu encore une exagération oratoire. Mais ce qui est remarque très juste dans cette page de Rousseau, c’est que les successeurs de Molière sont bien ses héritiers, c’est qu’ils ont bien gardé son procédé essentiel et presque continuel et qu’ils l’emploient : se servir des fripons pour berner les sots, punir les sots par « l’instrument » des fripons. C’est devenu le ressort central de la comédie. Rousseau a donc raison de voir Molière à travers ses successeurs.

Il pourrait même faire remarquer — mais il ne le fait pas parce que ce serait à l’avantage de Molière à qui il ne veut aucun bien — qu’il y a progrès de ce procédé. Dans Molière sont punis, par « l’instrument » des fripons, des sots qui en même temps que leur sottise ont un défaut déjà assez grave : Dandin, vanité ; Jourdain, vanité ; Orgon, dévotion outrée ; Harpagon, avarice. Dans le Légataire universel, l’oncle n’est qu’un sot et à peine un sot. Le procédé est donc en progrès et s’il est coupable, il est plus coupable ; et d’une part, il est très vrai que les successeurs de Molière héritent de ses procédés et les emploient et qu’on peut rendre Molière responsable de ses successeurs ; d’autre part, il est très vrai aussi que, comparé à ses successeurs, Molière peut beaucoup mieux se défendre d’avoir usé de ces procédés que ses successeurs ne le peuvent de les avoir employés, étant donnée la manière dont Molière les emploie et celle dont ses héritiers en usent.

Songeant évidemment à La Chaussée, Rousseau dit ensuite : « Ces défauts sont tellement inhérents à notre théâtre qu’en voulant les en ôter, on le défigure. Nos auteurs modernes, guidés par de meilleures intentions, font des pièces plus épurées ; mais aussi qu’arrive-t-il ? Qu’elles n’ont plus de vrai comique et ne produisent aucun effet. Elles instruisent beaucoup, si l’on veut, mais elles ennuient encore davantage. Autant vaudrait aller au sermon. »

— « Et voilà précisément la justification de Molière », s’écriera un apologiste de Molière.

Non point tout à fait. De ce qu’un auteur vertueux est ennuyeux, il ne s’ensuit pas nécessairement que la vertu soit toujours ennuyeuse. La Chaussée, c’est le drame naissant et encore maladroit. Nous avons indiqué plus haut que cette nouvelle forme du poème dramatique était fort nécessaire, qu’elle élargissait la comédie, qu’elle permettait précisément de se libérer des procédés un peu monotones de la comédie moliéresque, en n’opposant pas toujours les méchants aux sots pour faire corriger ceux-ci par ceux-là, qu’elle permettait, comme dans Don Juan et Tartuffe, de peindre les méchants dans toute leur horreur sans renoncer pour cela au comique, etc. Rousseau aurait dû prévoir cela, le démêler à travers le tragique un peu fade de La Chaussée.

Chose étrange qu’il demande des drames à Molière, que Molière lui en donne un ou deux, et qu’il ne les aperçoive pas ; que La Chaussée lui en donne, de mauvais il est vrai, et que, encore qu’ils soient mauvais, il ne dise point : « C’est cela que je demande, beaucoup mieux fait, mais enfin, c’est ce que je demande et au moins nous voilà sur la voie. » Mais il est en train de détourner de Genève la peste du théâtre, de tout le théâtre, et cela fait qu’il ne distingue plus le bon du mauvais, ni ce qui peut devenir bon de ce qui demeure mauvais.

Enfin il a fait allusion à Marivaux, très probablement, dans le passage suivant : « Dans cette décadence du théâtre, on se voit contraint d’y substituer aux véritables beautés éclipsées de petits agréments capables d’en imposer à la multitude. Ne sachant plus nourrir la force du comique et des caractères, on a renforcé l’intérêt de l’amour. On a fait la même chose dans la tragédie pour suppléer aux situations prises dans les intérêts d’état qu’on ne connaît plus et aux sentiments naturels et simples qui ne touchent plus personne. Les auteurs concourent à l’envi, pour l’utilité publique, à donner une nouvelle énergie et un nouveau coloris à cette passion dangereuse, et, depuis Corneille et Molière, on ne voit plus réussir au théâtre que des romans sous le nom de pièces dramatiques. »

Mais ceci est contre Marivaux et ses imitateurs et n’est point du tout en même temps contre Molière, celui-ci n’ayant point abusé de l’amour dans ses pièces et lui ayant fait la place la plus petite possible ; et par conséquent, à suivre Rousseau sur cette piste, nous sortirions de notre sujet.

VI — Les idées générales de Rousseau et de Molière

Nous avons vu les diverses raisons pourquoi Rousseau devait être choqué par les attitudes ordinaires de Molière ; mais il y a une raison plus générale et plus profonde par où, tout naturellement, Rousseau se sent écarté de Molière toutes les fois qu’il le prend en main ou toutes les fois seulement qu’il y songe ; c’est que toutes les opinions, toutes les idées générales de Rousseau sont directement contraires à celles du grand auteur comique.

Or, quoique nous fassions, surtout à partir d’un certain âge, d’un certain stade de notre évolution intellectuelle, ce sont toujours nos idées que nous cherchons dans un auteur que nous lisons, soit pour les y trouver et aimer l’auteur de ce qu’il nous les présente et nous les rend plus précises ou plus vastes que nous ne les avions nous-mêmes ; soit pour en remarquer l’absence et nous étonner et en vouloir à l’auteur de ce qu’il ne les ait pas eues, surtout, quand les choses sont ainsi, de ce qu’il n’a pas l’air même de s’en douter.

Or les idées générales de Rousseau sont celles-ci : patriotisme, civisme, esprit religieux, goût de la vertu. Rousseau est toujours resté élève de Plutarque, au milieu même de ses plus criminels déportements qui, du reste, par les remords qu’ils lui ont donnés, n’ont fait que le renfoncer davantage et le confirmer dans son idéal. Il a prononcé sur l’amour de la patrie les paroles les plus profondes et les plus émues qui jamais aient été dites ; et, ce qui est plus considérable, l’amour de sa patrie à lui est resté si profondément gravé, ou, pour beaucoup mieux dire, si vivant dans son âme, que ce qu’il a de plus beau dans ses livres, c’est ce que cet amour lui inspire et qu’on peut dire que ses livres et les parties de chacun de ses livres sont beaux en proportion de ce qu’ils se rapportent et ressortissent à Genève, à la Savoie et au Léman.

Tout autant que le patriotisme, Rousseau a le civisme, ce qui, certes, n’est pas très différent de ce qui précède, mais ce qui s’en distingue cependant. Le civisme, c’est le sentiment non pas précisément qu’on doit aimer son pays et lui être reconnaissant et lui être dévoué, que le sentiment que, pour sa part, on le constitue ; c’est le sentiment, non point précisément qu’on est le fils de sa patrie, mais qu’on en est le père et qu’on doit l’être ; le civisme consiste à songer sans cesse qu’on fait la patrie par ses efforts, par les exemples qu’on donne, par ses paroles, par ses écrits. Le patriotisme considère la patrie comme une cause dont on est l’effet ; le civisme considère la patrie comme une cause finale dont on a l’honneur, le mérite et le devoir d’être le moyen.

Au milieu de tous les cosmopolites qui l’entouraient dans ce siècle qui ne fut ni chrétien ni français, Rousseau était non seulement patriote, mais citoyen ; il l’était à sa manière, que je n’approuve pas toujours, mais il l’était profondément. Il s’intitulait citoyen de Genève, d’abord par sentiment aristocratique, à coup sûr, et pour rappeler qu’il appartenait à la classe aristocratique de Genève dont seuls les membres portaient ce titre ; mais aussi pour se distinguer des Français, qui eux étaient des sujets, et il faut observer le ton contempteur avec lequel il fait remarquer, dans une note du Contrat social, que les dictionnaires français ne savent même pas le sens du mot « citoyen ». Dans ses ouvrages politiques, que je discute ailleurs, ce à quoi il s’attache le plus, c’est à faire du citoyen un rouage de la cité, ce que sans doute je puis blâmer, mais ce qui comme sentiment n’est pas autre chose que ceci : chercher à faire le citoyen consubstantiel de la cité et la cité consubstantielle du citoyen. Le civisme, en un mot, est un des sentiments les plus profonds de Rousseau, et l’on ne s’étonnera que de ceci que je mette tant de lignes à établir cette vérité.

Rousseau est religieux ; il l’est d’une façon que l’on peut trouver vague ; mais que je ne crois pas que l’on puisse estimer faible. Elle est d’autant plus forte que ce qu’elle marque le mieux, c’est l’impossibilité où est Rousseau de se passer d’une religion. Il a été protestant, il a été catholique, il a été protestant de nouveau, il en est venu à détester les protestants à très peu près autant que les catholiques ; et il lui a toujours fallu une religion ; et c’est l’esprit d’impiété des philosophes qui l’a séparé d’eux pour jamais et qui a été la plus forte raison pourquoi il les a tenus pour des coquins ; et il ne sépare pas la religion du civisme, et il ne peut admettre qu’un homme sans religion, sans un minimum au moins de religion, puisse être un bon citoyen, puisse être un citoyen, puisse être toléré dans l’association civile.

Et enfin Rousseau est un amoureux de la vertu, cela a été assez dit dans ce qui précède pour que je n’y insiste point ; mais notez-le bien, il est amoureux d’une vertu qui ne soit pas trop « traitable », d’une vertu volontiers ostentatoire, je le dirai pour lui en faire un reproche et je le dirai aussi pour l’en louer, d’une vertu qui ne se cache point, qui ne se dissimule point, qui n’ait pas honte d’elle-même et qui n’ait pas peur d’offenser un peu et de choquer les yeux du commun des hommes.

Toujours disciple de Plutarque, il ne tient pas pour vertu véritable celle qui n’est pas un peu mêlée d’héroïsme, et l’héroïsme, si rien ne le force à être provoquant et provocateur, tranche un peu, malgré lui, sur les communs usages, et c’est précisément ainsi que Rousseau aime la vertu.

Patriotisme, civisme, républicanisme, religion, héroïsme, tout le monde conviendra que Rousseau ne pouvait trouver dans Molière un atome de tout cela.

Molière n’offre pas une trace de patriotisme ; on ne sait de quel pays il est que par la langue dans laquelle il écrit.

— Autant en pourrait-on dire de Corneille, Racine, Boileau et La Fontaine.

— Non pas ; non pas tout à fait. Sans doute ces grands artistes du XVIIe siècle sont surtout de purs hommes de lettres, et l’on peut dire que si l’humanité leur appartient, ils appartiennent aussi à l’humanité. Mais encore est-il que Corneille a une manière de comprendre l’honneur qui est éminemment française et qui correspond exactement à l’état d’âme des gentilshommes du temps de Louis XIII ; que Racine a un idéal de l’amour féminin avec ses Andromaque, ses Monime, ses Iphigénie et même ses Phèdre, qui, non seulement est puisé au cœur même de la France, ce qui est peu discutable et peu discuté, mais qui est pour la faire aimer et préférer à tous les peuples ; que Boileau a ce patriotisme royaliste qui, en déguisant, un peu gauchement même, et je l’en aime, le conseil sous la louange, plaide auprès du roi les intérêts véritables de la nation ; que La Fontaine enfin, malgré sa nonchalance et son naïf égoïsme, a ses moments dë patriotisme même belliqueux, en écritures du moins, par où encore est-il que l’on voit à quel pays de l’Europe il appartient.

Absolument, littéralement, rien de pareil ou de lointainement analogue dans Molière, et précisément si Rousseau, sans aucun doute, est choqué qu’il y ait si peu de traces de patriotisme dans les grands écrivains du XVIIe siècle en général, il l’est tout particulièrement en présence de celui de ces auteurs qui assurément en montre ou en laisse deviner le moins.

Pas plus d’ombre de civisme, de républicanisme, dans le sens le plus étendu du mot, qu’il n’y en a de patriotisme dans toute l’œuvre de Molière. Rousseau est citoyen, républicain ; il s’accommoderait parfaitement d’une monarchie, mais il y serait républicain de la façon dont une monarchie s’accommode fort bien qu’on le soit. Que voulez-vous que soit Molière pour Rousseau ? Tout le contraire ; un courtisan ; un pur et simple courtisan, qui fait l’éloge de la cour dans les Femmes savantes, où l’on ne voit pas très précisément qu’il ait affaire ; qui fait l’éloge du roi dans Tartuffe, pour permettre que Tartuffe soit joué ; qui, s’il donne des conseils au roi, ne lui donne que ceux qui peuvent être contenus dans Amphitryon ; un courtisan, un « franc courtisan » comme il aurait dit, et c’est-à-dire de l’espèce d’hommes que Rousseau, après celle des philosophes, déteste le plus et le plus cordialement méprise.

Quoique aristocrate en une certaine mesure, Rousseau aime le peuple, sa simplicité, sa franchise, sa bonhomie, sa douceur ordinaire, sa proximité de la bonne nature : les gens du peuple qui apparaissent dans ses romans, dans la Nouvelle Héloïse, dans l’Émile, dans les Confessions, sont de très honnêtes gens. Lui-même est au moins très partagé entre son désir de vivre toujours indépendant chez un grand seigneur et le désir plus raisonnable de vivre en homme du peuple, dans un petit logement, et d’un petit métier obscur et tranquille.

L’homme du peuple, dans Molière, apparaît rarement et il n’y apparaît guère à son avantage. On l’y voit menteur, fourbe et voleur sous la sous la souquenille des valets ; on l’y voit un peu moins laid sous la futaine des servantes ; mais comme les servantes de Molière sont de convention et comme leur « bon sens populaire » est bien tout simplement celui de l’auteur, qui aime à prendre ce truchement ! On le voit sous l’habit de Sganarelle, le seul valet de Molière qui ne soit pas un fripon ; or Sganarelle n’est pas un fripon ; mais c’est un idiot. On le voit dans le Sganarelle du Médecin malgré lui, et c’est un drôle très amusant ; mais c’est un drôle. On le voit enfin sous les haillons du « pauvre » de Don Juan, et le pauvre de Don Juan est héroïque ; mais ici Molière n’a pas allumé sa lanterne et il est bien difficile de démêler s’il a présenté son pauvre pour faire admirer son héroïsme ou pour démontrer à quel point son héroïsme est stupide. Il y a doute au moins.

Le pauvre, en effet, dit à Don Juan : « Je ne manquerai pas de prier le ciel qu’il vous donne toutes sortes de biens. » — « Eh ! répond Don Juan, prie le ciel qu’il te donne un habit, sans te mettre en peine des affaires des autres. » Sganarelle fait cette réflexion : « Vous ne connaissez pas Monsieur, bonhomme, il ne croit qu’en deux et deux font quatre et en quatre et quatre sont huit. » — « Quelle est ton occupation sous ces arbres ? » — « De prier le ciel tous les jours pour la prospérité des gens de bien qui me donnent quelque chose. », « Il ne se peut donc pas que tu ne sois à ton aise ? » — « Hélas, Monsieur, je suis dans la plus grande nécessité du monde. » — « Tu te moques ! Un homme qui prie le ciel tout le jour ne peut pas manquer d’être bien dans ses affaires. », « Je vous assure, Monsieur, que le plus souvent, je n’ai pas un morceau de pain à me mettre sous les dents. » — « Voilà qui est étrange, et tu es bien mal reconnu de tes soins. Ah ! ah ! je m’en vais te donner un louis d’or tout à l’heure, pourvu que tu veuilles jurer. » — « Ah ! Monsieur, voudriez-vous que je commisse un tel péché ? » — « Tu n’as qu’à voir si tu veux gagner un louis d’or. » — « Monsieur. »   — « A moins de cela, tu ne l’auras pas. » — Sganarelle : « Va, va, jure un peu ; il n’y a pas de mal. » « Prends, le voilà, prends, te dis-je, mais jure donc. » — « Non, Monsieur, j’aime mieux mourir de faim. » — « Va, va, je te le donne pour l’amour de l’humanité. »

Voilà toute la scène. Elle est en deux parties. Dans la première, Don Juan fait ressortir la stupidité de la piété du pauvre, que son commerce assidu avec le ciel n’empêche pas de mourir de faim ; et Sganarelle, représentant du bon sens populaire, ne proteste pas. Dans la seconde, en conséquence de la première, Don Juan s’amuse à montrer au pauvre qu’en péchant il gagnera, le cas échéant, plus qu’à prier ; et Sganarelle, représentant du bon sens populaire, non seulement ne proteste pas, mais appuie. Don Juan, par bon cœur, certes, et non par esprit démoniaque donne le louis « par amour de l’humanité », mais encore peut-on dire que son mot soit là pour mettre en relief l’héroïsme du pauvre ou pour faire envisager cet héroïsme comme stupide ? Je répète qu’il y a doute et forte raison de douter.

On sait que la scène a été prise à la première représentation comme scène d’impiété et qu’elle a dû être retranchée. Il est curieux de voir comme Voltaire en parle : « A la première représentation, il y avait une scène entre Don Juan et un pauvre. Don Juan demandait à ce pauvre à quoi il passait sa vie dans la forêt : « A prier Dieu, répondait le pauvre, pour les honnêtes gens qui me donnent l’aumône. — Tu passes ta vie à prier Dieu, disait Don Juan ; si cela est, tu dois donc être bien à ton aise. — Hélas, Monsieur, je n’ai pas souvent de quoi manger. — Cela ne se peut pas, répliquait Don Juan ; Dieu ne saurait laisser mourir de faim ceux qui le prient du soir au matin. Tiens, voilà un louis d’or ; mais je te le donne par amour de l’humanité. »

Il faudrait peut-être examiner pourquoi Voltaire, citant de mémoire, ne rapporte que la première partie de la scène et le dernier mot de la seconde, supprimant la tentation ; mais ne sachant trop qu’en penser et vous laissant à examiner ce point, je passe aux réflexions de Voltaire sur cette scène : « Cette scène, convenable au caractère de Don Juan, mais dont les esprits faibles pouvaient faire un mauvais usage, fut supprimée à la seconde représentation, et ce retranchement fut peut-être cause du peu de succès de la pièce. »

1° Voltaire n’envisage même pas l’hypothèse où l’héroïsme du pauvre, opposé à la méchanceté de Don Juan, mettrait le pauvre au-dessus de Don Juan dans l’esprit du spectateur ; il dit seulement : pour les esprits solides, c’est une scène où Don Juan dit ce qu’il est naturel qu’il dise et fait ce qu’il est naturel qu’il fasse ; pour les esprits faibles, la scène peut être démoralisante.

2° Il semble bien dire que cette scène aurait fait un vif plaisir au public comme flattant son impiété secrète, puisqu’il dit de la scène telle qu’il la donne et telle qu’il l’a dans la tête, et c’est-à-dire ne contenant que le raisonnement de Don Juan sur Dieu se moquant des âmes pieuses, que le retranchement de cette scène a nui au succès.

Nous sommes donc fondés à croire que la scène tout au moins n’est pas assez nette pour qu’on puisse assurer que dans l’esprit de l’auteur le beau rôle y soit pour le pauvre.

Et nous voilà revenus à nos conclusions : le peuple n’a presque jamais un beau rôle dans Molière, et le plus souvent, tout au moins, il y est représenté sous de très déplaisantes couleurs.

Or, Rousseau n’a pu être que sensiblement choqué de cette manière de le voir et de le peindre.

On me dira que ce n’est pas à un poète comique et du temps de la monarchie aristocratique de montrer des sentiments démocratiques et que Rousseau et moi, nous en demandons trop. Je l’avouerai sans me faire prier ; mais cependant nous sommes encore en pleine monarchie aristocratique avec Sedaine, et l’intendant, très homme du peuple, du Philosophe sans le savoir, est représenté comme très honnête homme et comme personnage sympathique ; nous sommes encore en pleine monarchie aristocratique avec Le Sage, et Le Sage, dans son Turcaret, nous apitoie sur les pauvres gens du peuple volés et ruinés par son financier ; nous sommes encore en monarchie aristocratique avec La Fontaine, et La Fontaine a des paroles cordiales pour les pauvres bûcherons tout couverts de ramée, comme La Bruyère pour les « animaux farouches ». Non, sans rien de la sensiblerie qu’on ne lui demande point, Molière, quand il rencontre le peuple, pourrait en parler avec une nuance de sympathie qui ne détonnerait point autrement. C’est ce qu’il n’a jamais fait, et c’est une des choses qui ont pu indisposer Rousseau contre lui.

Enfin Rousseau est tout plein de sentiment religieux et ne saurait s’en passer. Or il lui semble bien que Molière est aussi étranger au sentiment religieux qu’il est possible qu’homme le soit. Il n’a peut-être pas tout le tort. Les seuls vers religieux que Molière ait écrits ne respirent pas un profond enthousiasme : Au bas d’une estampe représentant la confrérie de l’esclavage de Notre-Dame de la Charité.

Brisez les tristes fers du honteux esclavage
Où vous tient du péché le commerce honteux,
Et venez recevoir le glorieux servage
Que vous tendent les mains de la Reine des cieux,
L’un sur vous à vos sens donne pleine victoire.
L’autre sur vos désirs vous fait régner en rois,
L’un vous tire aux enfers et l’autre dans la gloire.
Hélas, peut-on, mortels, balancer sur le choix ?

C’est un défaut de mêler des pensées religieuses où elles n’ont que faire ; mais Molière est un peu plus éloigné de ce défaut-là qu’il ne serait naturel au siècle où il vécut. Remarquez-vous que là où une pensée religieuse serait à sa place dans son texte elle n’y vient jamais ? Quand Sganarelle voit son maître Don Juan englouti dans les enfers, que dit-il comme conclusion de la pièce ? « Ah ! mes gages ! mes gages ! Voilà par sa mort chacun satisfait. Ciel offensé, lois violées, filles séduites, familles déshonorées, parents outragés, femmes mises à mal, maris poussés à bout, tout le monde est content. Il n’y a que moi de malheureux. Mes gages, mes gages, mes gages ! » On conviendra que « ciel offensé » est un peu court.

Quand l’Angélique du Malade imaginaire croit qu’elle a perdu son père, elle a des paroles de douleur, de remords et d’obéissance aux dernières volontés du défunt qui sont les plus convenables et les plus touchantes du monde ; de paroles qui puissent faire supposer qu’elle a une religion, point du tout, pas une syllabe.

Quand quelqu’un parle religion dans Molière, c’est un nigaud, comme le Sganarelle de Don Juan, ou c’est un personnage antipathique qui ne parle religion que pour servir ses intérêts et de façon à faire considérer la religion par les honnêtes gens comme un épouvantail de chènevière, dont on effraie les petits enfants et les âmes simples. C’est le ridicule Arnolphe qui dit à Agnès :

Gardez-vous d’imiter ces coquettes vilaines
Dont par toute la ville on chante les fredaines,
Et de vous laisser prendre aux assauts du malin,
C’est-à-dire d’ouïr aucun jeune blondin.
Songez. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Que sur un tel sujet il ne faut point de jeu ;
Et qu’il est aux enfers des chaudières bouillantes
Où l’on plonge à jamais les femmes mal vivantes.

C’est le ridicule Arnolphe qui dit à Agnès :

Si votre âme à l’honneur fait jamais un faux bond,
Elle deviendra lors noire comme un charbon ;
Vous paraîtrez à tous un objet effroyable,
Et vous irez un jour, vrai partage du diable,
Bouillir dans les enfers à toute éternité :
Dont vous veuille garder la céleste bonté !
Faites la révérence.

Il est difficile d’indiquer mieux que la religion est au nombre des maximes ridicules et des lois grotesques dont se sert Arnolphe pour intimider et effrayer sa pupille.

 

Mais, encore une fois, il y a Tartuffe. Encore une fois, et qui sera la dernière, il est trop clair que la religion de Cléante n’est qu’une précaution prise, et après coup, contre les détracteurs de la pièce. Brunetière (ici) a bien raison, qui fait remarquer à quel point Cléante est étranger à la pièce, si bien qu’elle resterait tout entière, si le rôle de Cléante en était retranché, comme si Molière avait voulu indiquer lui-même que ce rôle n’était qu’une pièce rapportée pour les besoins des circonstances.

Il a bien raison encore quand il dit que si Molière avait vraiment voulu, et sérieusement, dans son Tartuffe, faire prêcher la religion avec efficace, c’est au personnage sympathique par ailleurs qu’il en aurait dû confier la défense. Or, dans Tartuffe, ce personnage, c’est Elmire. « C’est Elmire dont il eût opposé la dévotion sincère et traitable à la dévotion sincère aussi, mais outrée, de son benêt de mari. C’est elle, puisqu’il l’a chargée de démasquer Tartuffe, qu’il eût également chargée d’exprimer son respect pour les sentiments dont le langage de Tartuffe n’est qu’une parodie sacrilège, elle et non pas Cléante, qui ne tient pas à l’action, qui ne parle qu’à la cantonade, qu’on pourrait ôter de la pièce sans qu’il y parût… Mais l’Elmire, dans Tartuffe, n’est qu’une aimable femme, à qui l’on peut bien dire que toute idée religieuse paraît étrangère, qui ne trouve, pour répondre à la grossière déclaration de Tartuffe, aucun des mots qu’il faudrait [si elle avait des sentiments religieux] et comme d’ailleurs sa vertu n’en est pas moins inattaquable, qu’est-ce à dire, sinon que par nature gens libérés ont un aiguillon qui les pousse à faits vertueux et les repousse du vice ? »

J’ajouterai ceci : que si Molière prenait au sérieux la religion sensée et solide, la religion des honnêtes gens, il la ferait professer non seulement par Elmire, mais, conformément à son habitude de prendre pour truchement de lui-même les servantes-raisonneuses, par Dorine, à laquelle il donne un rôle si considérable dans sa pièce, par Dorine, que, dès la première scène, il met en opposition avec Mme Pernelle, par Dorine, à qui il confie, sinon l’exposition de la pièce, du moins, ce qui est plus important, l’exposition du caractère de Tartuffe. Or, il y a dans le rôle de Dorine en général un bon sens robuste et sain, en particulier une clairvoyance populaire très sûre à démêler le fond sous les dehors dans le caractère des gens, aussi un sentiment très juste de bonne défiance familiale à l’endroit de l’intrus, de l’étranger qui s’introduit dans une maison et qui s’y intronise en exploitant une faiblesse du chef de famille ; un mot de bonne grosse religion bourgeoise ou campagnarde, non point, pas un seul ; vous pouvez chercher.

Et si vous dites, contre Brunetière et contre moi, que c’eût été une faute énorme à Molière, surtout à considérer l’époque où il écrit, que de prendre pour truchement de sa pensée, pour porte-parole de l’auteur, en matière si grave, une femme, Dorine, ou même Mme Orgon, je vous répondrai qu’on ne peut pas avoir plus raison que vous ne l’avez et que, dans cette mesure, Brunetière se trompe ; mais ce que je veux dire seulement, et ce que Brunetière aurait dû dire sans aller plus loin, c’est que, pour que la thèse de Cléante eût valu et pour qu’elle parût être celle véritablement de l’auteur, il aurait fallu que, sans prêcher et sans plaider, les membres de la famille d’Orgon eussent visiblement la religion de Cléante ; il aurait fallu que par un seul mot de la part de chacun ils nous eussent été connus comme l’ayant, tous ou la plupart, Elmire, Damis, Marianne, Valère, Dorine, ou trois sur cinq de ces gens-là ; il aurait fallu que Cléante, citant des gens pieux selon son cœur et selon sa doctrine, pût dire, non pas :

Regardez Ariston, regardez Périandre,
Oronte, Alcidamas, Polydore, Clitandre ;

mais :

Regardez donc Damis, parmi ceux que j’admire,
Marianne, Valère ; et regardez Elmire.

Mais Cléante n’y songe pas, n’y pouvant songer, et c’est, chose bien significative pour le public, si le public y prend garde que ce soit en dehors de la famille d’Orgon qu’il est forcé d’aller prendre les modèles et les exemples de la piété telle qu’il l’entend. Est-ce assez la preuve que la famille d’Orgon n’est pas pieuse, que tous les personnages sympathiques de Tartuffe, sauf Cléante, ne sont pas pieux et que Molière, qui avait intérêt pour sa démonstration, pour qu’elle fût inattaquable, à les faire tels, n’y a pas pensé, n’y a pas pu penser, parce que la dernière idée qui pouvait lui venir en bâtissant un honnête homme raisonnable était de le faire religieux ?

En sens inverse, remarquez donc qu’Orgon n’est pas le seul dévot ridicule de Tartuffe. Il y a Mme Pernelle, à laquelle, dans ce débat, l’on ne songe jamais et qui est, ce me semble, extrêmement significative. Il n’y a, dans la famille d’Orgon, qu’un personnage qui, visiblement du moins, ait des sentiments religieux, et c’est un personnage burlesque, et c’est sa mère. Je suis bien étonné si cela ne veut pas dire : 1° les dévots sont des hypocrites capables de tous les crimes : Tartuffe ; ou des idiots : Mme Pernelle ; ou des hommes raisonnables « hébétés » par l’influence des précédents : Orgon ; 2° la dévotion est chose d’autrefois, de vieilles gens obtus et têtus, du XVIe siècle : Mme Pernelle ; 3° Orgon n’a pas été hébété et abêti seulement par Tartuffe, il était prédisposé ; il a été élevé par sa vieille bête de mère, qui lui a dit cent fois, quand il était petit, de croire aveuglément aux gens d’église et de ne rien croire de ce que l’on peut dire contre eux, des esprits médisants la malice étant extrême.

Donc enlevons pour un instant le rôle de Cléante et regardons le Tartuffe tel qu’il a été conçu primitivement : Personnages antipathiques et livrés à la haine ou à la risée, tous dévots, soit par hypocrisie, soit par bêtise ; personnages sympathiques, tous sans religion perceptible. Cela est à considérer.

Et maintenant, replaçons Cléante et demandons-nous un peu quelle est, à le bien voir et à le bien prendre, la religion de ce très parfait honnête homme, la religion de celui-ci même. Cette religion dont, du reste, je ne songe pas à dire de mal, c’est la tolérance ; mais ce n’est que cela, absolument que cela.

Ce ne sont point du tout fanfarons de vertu ;
On ne voit point en eux ce faste insupportable,
Et leur dévotion est humaine, est traitable.
Ils ne censurent point toutes nos actions :
Ils trouvent trop d’orgueil dans ces corrections ;
Et laissant la fierté des paroles aux autres,
C’est par leurs actions qu’ils reprennent les nôtres…
On les voit, pour tous soins, se mêler de bien vivre ;
Jamais contre un pécheur ils n’ont d’acharnement ;
Ils attachent leur haine au péché seulement,
Et ne veulent point prendre, avec un zèle extrême,
Les intérêts du ciel plus qu’il ne veut lui-même.
Voilà mes gens, voilà comme il en faut user…

Voilà les gens de Molière. Ce sont de très braves gens. Ils ne sont pas indiscrets ; ils ne sont pas encombrants. Ils ne sont dévots que pour eux ; ils font de la religion une chose absolument privée ; ils ont tellement la pudeur de l’étaler qu’ils ne la montrent même pas ; ils craindraient, en pratiquant manifestement, de faire un reproche, muet, mais visible, à ceux qui ne pratiquent point. Un peu plus, par esprit de tolérance, ils se cacheraient de leur piété comme d’un manque de tact, adoreraient dans l’àme et n’en témoigneraient rien ; car, enfin, confesser, c’est professer, et professer, c’est censurer ceux qui ne professent pas. Ce sont des nicodémites. Ils n’ont rien de commun avec Polyeucte, ni avec Luther, ni avec Calvin, ni avec les jansénistes, ni avec Jésus. Ce sont les gens de Molière. On peut les fréquenter cinquante ans sans savoir qu’ils sont chrétiens. Ce sont les gens de Molière.

Sur quoi Brunetière dit très bien : « Les faux dévots sont pour lui tous ceux qui « étalent », c’est-à-dire qui pratiquent ouvertement ; ce sont tous ceux qui ne se cachent pas de leur dévotion comme d’une faiblesse ou comme d’un crime. Mais l’enseigne des vrais dévots est de n’en pas avoir, et pourvu qu’ils vivent bien, ils laissent les autres vivre à leur guise. La marque de la vraie piété est de ne se soucier que d’elle-même, et dès que la religion prétend s’ériger en guide de la vie, elle devient suspecte à Cléante de « faste » et d’insincérité. Et c’est pourquoi, si l’on avait besoin d’une preuve nouvelle de la nature des intentions de Molière, on la trouverait dans le rôle et dans les discours de celui de ses personnages que l’on nous donne comme son truchement. »

Toutes les maladresses de Tartuffe, relativement au dessein de Molière de prouver que ce n’était pas la religion qu’il y attaquait, complètent et confirmant cette idée qu’il n’y a jamais eu un esprit plus étranger au sentiment religieux que Molière. Cela a pu et dû heurter Jean-Jacques Rousseau.

Enfin Rousseau aime la vertu, et il l’aime un peu active ; il aime un peu qu’elle s’affirme ; et je ne dissimulerai pas que, poussant un peu plus loin, il l’aime un peu déclamatoire. Or il est bien certain que Molière n’aime pas la vertu déclamatoire et il paraît certain qu’il ne croit pas que la vertu soit nécessaire aux hommes.

Que Molière n’aime pas la vertu déclamatoire, je n’insisterai point là-dessus ; c’est le Misanthrope tout entier.

Qu’il ne croie pas la vertu nécessaire aux hommes, il me semble que c’est l’esprit de tout son théâtre.

Dès qu’un homme sort des mesures du bon sens, dans le théâtre de Molière, il est sévèrement puni ; et à cela je ne dis rien ; mais, d’ordinaire, quand il sort des limites de la vertu, il n’est point puni du tout ; prenez garde, il n’est point puni par la vie, qui est si sévère et si cruelle à ceux qui sortent du bon sens ; il peut être puni par Dieu (Don Juan) ou par le roi, contre toute vraisemblance du reste (Tartuffe) ; mais il n’est jamais puni par la vie. Harpagon lui-même ne l’est pas du tout et la comédie se termine pour lui le plus heureusement du monde.

Avez-vous attaché à la scène de M. Robert la réflexion de votre jugement ? C’est le plus honnête homme du monde que M. Robert, c’est un vertueux, c’est un généreux ; il ne peut souffrir que Sganarelle batte sa femme : « Holà ! Holà ! Fi ! Qu’est ceci ? Quelle infamie ! Peste soit le coquin de battre ainsi sa femme ! » Aussi reçoit-il des soufflets de Martine et des coups de bâton de Sganarelle ; et il est guéri de la générosité pour toute sa vie. De quoi se mêle-t-il d’être vertueux et de vouloir ramener la vertu sur la terre ?

Certainement, pour Molière, l’homme n’est pas un être qui est fait pour se surpasser. Aucune des manières que les hommes ont inventées de s’élever au-dessus d’eux-mêmes ou même de s’élever jusqu’à eux-mêmes, jusqu’à ce qu’ils peuvent être, n’a été envisagée par Molière, si ce n’est avec un sourire. Il est le père même de la morale-science-des-mœurs comme elle est comprise vulgairement. Connaissez les mœurs des hommes et conformez-vous à la moyenne de ces mœurs-là ; vous serez très heureux et vous serez très estimable. Ne visez pas plus haut, vous seriez un sot, vous seriez battu et vous ne seriez ni plaint ni estimé par les gens raisonnables et droits.

Prenez tout doucement les hommes comme ils sont.

Et soyez comme eux en restant dans la bonne moyenne, sans contrarier du reste ceux qui s’en écartent. Aucune sorte d’idéal ni de demi-idéal ne circule, même par moment, dans le théâtre de Molière.

Chacun a le sien pourtant, et il est impossible que Molière en ait été totalement privé. Molière a le sien, c’est le bon sens, c’est le sens commun. Il faut avoir le sens commun ; il faut avoir le bon sens ; il ne faut pas sortir du bon sens.

Mais encore en quoi le bon sens consiste-t-il ? — A fuir toute extrémité. — Sans doute ; mais à quoi reconnaît-on que l’on donne dans une extrémité ou que l’on y tend ?

— A la risée. Dès que vous sortez du bon sens, vous voyez et vous entendez qu’on se moque de vous. Vous voilà averti : vous êtes sorti du sens commun. C’est bien simple. Oui, en effet, Molière a donné aux hommes comme idéal le bon sens et il a donné comme critérium du bon sens le ridicule.

La sagesse humaine consiste donc à s’arranger de manière à n’être pas ridicule. Voilà toute la philosophie de Molière.

 

Or personne ne l’ignore, et Rousseau moins que personne, la vertu ne va jamais sans un peu de ridicule, qu’elle s’appelle héroïsme, désintéressement, abnégation, générosité, et l’on a fait un poème merveilleux d’humour en ridiculisant Don Quichotte. Je ne sais qui a dit :

Comica non virtus, vitium non comica res est.

C’est vrai au fond, et c’est précisément ce qui excuse les poètes comiques de ne pas s’attaquer aux vicieux et de ne point s’occuper des grands vertueux : « Ces gens-là ne sont pas de mon domaine. » Mais cependant remarquez la nuance : le grand vice n’est pas ridicule du tout ; il n’est pas justiciable du comique ; la vertu est un peu ridicule et prête un peu le flanc au comique.

Pourquoi ? Mais c’est bien naturel. Ce qui déverse le comique, ce qui jette le ridicule sur les gens, sur telles et telles gens, ce qui rit, c’est le bon sens moyen, le bon sens bourgeois ou populaire, trouvant ridicule tout ce qui s’écarte de lui. Or, le grand vice s’écarte de lui et il en rirait volontiers comme d’une anomalie ; mais il en a peur et cela l’empêche de rire. Il ne rit pas d’un assassin, d’un voleur, d’un fourbe, d’un libertin effréné ; ils sont là des forces déchaînées qui peuvent l’atteindre, lui ou les siens. Il ne rit que du grand vice qui ne fait de mal qu’à celui qui en est atteint, avarice, passion du jeu. Et encore il n’en rit pas de très bon cœur, un sourd instinct l’avertissant que la passion poussée à ce point peut en déchaîner d’autres, voisines ou analogues, et que grand joueur et grand avare peuvent, devenir voleurs. En général, le grand vice ne fait pas rire parce qu’il fait peur.

La grande vertu, elle, impose un peu à la foule, à la classe moyenne, et je conviens que l’on n’en rit point très franchement ; mais on en rit ; comme toute anomalie, elle a un fond de ridicule ou une surface de ridicule, et, parce que l’on n’a rien à en craindre, on n’est point retenu ou empêché de s’en moquer. Observez les petits hommes du peuple dans une école primaire ou les petits bourgeois dans un lycée. Ils ne se moquent point du méchant, du sournois, du violent, du vindicatif. Ceux-ci sont des anomalies nuisibles et redoutables ; ce sont personnages de tragédie. Ils se moquent des défauts physiques (anomalies matérielles), des défauts moraux inoffensifs (anomalies morales) et enfin des vertus dépassant la moyenne (anomalies morales). Ils se moquent du garçon trop propre, du garçon trop scrupuleux, du garçon trop généreux, du garçon qui aime et qui respecte trop son professeur, du garçon qui aime et qui respecte trop son père et sa mère, du garçon qui a des sentiments religieux. Ce sont des anomalies morales, et des anomalies morales inoffensives. Elles sont matière de ridicule et de comique.

Donc le vice, aux yeux du vulgaire, est très rarement comique, il est mêlé de comique plutôt que comique en soi. La vertu a toujours quelque chose de comique et le « bon sens » est partagé — inégalement du reste — entre un secret penchant à la respecter et un assez vif désir de se moquer d’elle.

Donc, quand Molière donne le bon sens comme idéal et donne le ridicule comme critérium du bon sens, il pousse les hommes à fuir la vertu, qui est une anomalie ridicule et qui risque toujours d’exciter les rires. Il fait exactement le contraire de ce que fait Corneille souvent et de ce que fait quelquefois Racine. Ceux-ci nous montrent des héros, pour — peut-être ; en tout cas de manière à — nous exciter à les imiter par l’admiration qu’ils nous inspirent. Molière, comme du reste la plupart des poètes comiques, nous laisse voir qu’au nombre des choses comiques et qui soulèvent l’hilarité de la moyenne des hommes, il y a la vertu, qui, si réservée qu’elle soit et si petite qu’elle se fasse, ne peut s’empêcher d’être encore une excentricité.

Un de mes collègues me montrait une dissertation de licence où il était dit qu’« Andromaque était la femme la plus ridicule, et jusqu’à en approcher du burlesque, que jamais auteur eût imaginée ». Il était scandalisé. Je lui dis : « Il n’y a rien là que de très naturel. L’auteur de cette dissertation est un petit bourgeois. On lui a dit dans sa famille qu’il n’y a rien de plus raisonnable que de faire un beau mariage, pourvu du reste qu’il soit honnête. Il est en présence d’une femme qui refuse d’être reine de Bavière et de faire son fils roi de Bavière, parce qu’elle est veuve d’un colonel tué à Reischoffen. Au point de vue du bon sens bourgeois, c’est tellement fou qu’il en rit encore et qu’il en rira toute sa vie. C’est un excellent jeune homme et il faut le recevoir, parce qu’il n’est pas de ceux qui nous apportent, plus ou moins démarquées, des phrases de manuel sur « Andromaque héroïne de l’amour maternel », mais un jeune homme qui lit la pièce lui-même, attentivement, qui se place en face d’Andromaque, qui se laisse penser et qui, avec son intelligence lucide, son sens droit, son tact sûr, sa raison ferme, conclut qu’elle est idiote ; et qui nous donne son impression à lui, bien personnelle, avec une naïveté charmante. »

Au point de vue du bon sens, la vertu est donc, non pas, peut-être, la chose la plus ridicule du monde, mais une chose qui ne laisse pas d’être ridicule ; et, en nous rappelant au bon sens, et en nous y circonscrivant, et en nous disant : « Vous serez sûrs d’être dans le bon sens si vous n’êtes pas ridicules ; c’en est la « marque ; n’ayez d’autre but dans la vie que d’éviter qu’on rie de vous,  » Molière, incontestablement, a détourné les hommes de tout effort vers la vertu et de tout goût pour elle, très convaincu, du reste, à ce qu’il semble, que les hommes n’en avaient aucun besoin ; et l’on conçoit que cela, si raisonnable aux yeux de la plupart des hommes, ait été très désagréable à Jean-Jacques Rousseau.

D’autant que, pour serrer les choses de plus près encore, le ridicule, pour Molière, est, comme pour tout le vulgaire, dans les anomalies qui sont des défauts, est dans les anomalies qui sont des vertus, mais est surtout, est particulièrement dans l’anomalie qui consiste à faire gauchement de très bonnes choses. Et il a raison : jamais l’homme n’est plus ridicule que quand il y a discordance entre la beauté de ce qu’il rêve et la maladresse des gestes qu’il fait pour s’y hausser. Répétons que tout le comique de Don Quichotte est là dedans.

De même, dans Molière, le comique jaillit le plus souvent de cette même contrariété.

Les précieuses ridicules sont ridicules par leur vanité, sans doute, mais surtout par la maladresse avec laquelle, voulant être de la meilleure compagnie, ce qui est une ambition louable, elles ne réussissent qu’à prendre des laquais pour des gentilshommes.

Sganarelle, de l’Ecole des Maris, est ridicule sans doute par sa terreur d’être cocu ; mais il l’est surtout par la gaucherie avec laquelle, voulant le bon ordre dans sa maison, il réussit à y introduire lui-même le dévergondage.

George Dandin est ridicule surtout par sa vanité ; il l’est aussi par la gaucherie avec laquelle, voulant s’élever dans l’échelle sociale, ce qui n’est pas blâmable, il ne réussit qu’à y tomber trois ou quatre degrés plus bas que là d’où il est parti.

M. Jourdain est ridicule par sa vanité avant tout ; mais il l’est plus particulièrement par la maladresse avec laquelle, comme George Dandin, voulant s’élever, ce qui est bien, il se guindé et se hausse lourdement.

Philaminte veut être autre chose qu’une ménagère de petit bourgeois ; voilà qui est honorable ; mais elle prend fausse science et philosophie de pacotille pour science vraie et sagesse solide, et voilà en quoi elle est ridicule.

Orgon vise à être un saint et aboutit à être un crétin ; le ridicule est dans l’erreur qu’il comme dans la poursuite d’un idéal parfaitement digne de respect.

Alceste est, au fond, la vertu même ; il n’est ridicule que par l’irritabilité que développe en lui sa passion pour la vertu ; mais il l’est bien.

Ainsi de suite. Les hommes sont ridicules particulièrement, et peut-être surtout, par la façon malhabile dont ils cherchent à réaliser le genre de perfection dont ils sont épris.

Mais alors, les hommes étant toujours au-dessous du sublime et par conséquent toujours maladroits lorsqu’ils y tendent, c’est la recherche même du sublime qui toujours est ridicule ? — Assurément, et c’est pourquoi Molière ramène toujours les hommes à la moyenne, au juste milieu, au normal, à l’ordinaire, au bon sens sans prétentions, au sens commun sans ambition, à la sagesse « avec sobriété » et « à la vertu traitable ». N’ayez aucun idéal et n’ayez aucune qualité supérieure, c’est la maxime même qui ressort de son théâtre tout entier. Une société qui se réglerait sur Molière ne serait pas ridicule, ne serait pas sotte, serait d’assez bon sens ; mais serait la plus plate des sociétés qu’on eût jamais

vue.

On pense si Molière peut être aimé de Rousseau, qui est réformateur, qui est régénérateur, qui veut transformer la société, qui veut l’améliorer, qui veut la ramener à la perfection, qui ne tient aucun compte du ridicule qu’il y a à cela ; mais qui n’est pas, du reste, sans s’apercevoir qu’il a lui-même quelque gaucherie dans cette œuvre qu’il poursuit ; qui entend qu’on dit autour de lui :

Et c’est une folie à nulle autre seconde
De vouloir se mêler de corriger le monde ;

et qui, à la fois, a un mépris profond pour ceux qui trouvent le sublime ridicule et grande crainte, malgré tout, de ceux qui ridiculisent les chercheurs de sublime ; et qui dit : « Tant pis pour qui rira », et aussi, avec colère :

Par la sambleu, Messieurs, je ne croyais pas être
Si plaisant que je suis !

et qui ne peut pas lire une page de Molière sans y trouver son antipode, son antipathie et son antagoniste. — Et telle est l’attitude, bien naturelle, de ce bohème romanesque devant cet épicier de génie.

VII — Un point où ils sont d’accord

Il y a pourtant un point sur lequel Molière et Jean-Jacques Rousseau sont absolument du même avis, et ce point est des plus importants qui se puissent : c’est l’éducation des femmes. A la vérité, il faut, relativement à Molière, faire des distinctions et observer des nuances ; car Molière a varié sur cette question ; et c’est pourquoi nous n’en viendrons aux Femmes savantes qu’après avoir examiné l’École des Maris et l’École des Femmes. Dans l’École des Maris et dans l’Ecole des Femmes, Molière est très sensiblement ce que nous appelons féministe, et je veux dire par là : 1° qu’il se montre très partisan de la plus grande liberté de conduite et d’allures laissée aux jeunes filles et aux jeunes femmes ; 2° qu’il se montre très partisan d’une éducation et d’une instruction libérales données aux jeunes filles. Dans l’École des Maris, on entend ces propos dits par le personnage qui est donné évidemment par l’auteur comme l’homme raisonnable de la pièce :

Leur sexe aime à jouir d’un peu de liberté ;
On le retient fort mal par tant d’austérité ;
Et les soins défiants, les verrous et les grilles
Ne font pas la vertu des femmes ni des filles.
C’est l’honneur qui les doit tenir dans le devoir,
Non la sévérité que nous leur faisons voir.
C’est une étrange chose, à vous parler sans feinte,
Qu’une femme qui n’est sage que par contrainte.
En vain sur tous ses pas nous prétendons régner :
Je trouve que le cœur est ce qu’il faut gagner.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
Mes soins pour Léonor ont suivi ces maximes ;
Des moindres libertés je n’ai point fait des crimes ;
A ses jeunes désirs j’ai toujours consenti,
Et je ne m’en suis point, grâce au Ciel, repenti.
J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies ;
Ce sont choses, pour moi, que je tiens de tout temps
Fort propres à former l’esprit des jeunes gens ;
Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre,
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre.

Dans l’École des Femmes, on entend ces discours dits par le personnage donné évidemment pour le sage de la pièce4:

Et que prétendez-vous qu’une sotte, en un mot…

(puisse faire de bon en ménage)

Une femme stupide est donc votre marotte ?…
Mais comment voulez-vous, après tout, qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?
Outre qu’il est assez ennuyeux, que je croi,
D’avoir toute sa vie une bête avec soi,
Pensez-vous le bien prendre, et que sur votre idée
La sûreté d’un front puisse être bien fondée ?
Une femme d’esprit peut trahir son devoir ;
Mais il faut pour le moins qu’elle ose le vouloir ;
Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.

Voilà la doctrine des hommes raisonnables de l’École des Maris et de l’École des Femmes. Inversement, la doctrine des hommes donnés évidemment pour imbéciles dans l’École des Maris et dans l’École des Femmes est celle-ci : Sganarelle :

 . . . . . . J’entends que la mienne
Vive à ma fantaisie, et non pas à la sienne,
Que d’une serge honnête elle ait son vêtement,
Et ne porte le noir qu’aux bons jours seulement ;
Qu’enfermée au logis, en personne bien sage,
Elle s’applique toute aux choses du ménage,
A recoudre mon linge aux heures de loisir,
Ou bien à tricoter quelque bas par plaisir.

Il serait même bon que l’honnête femme vécût loin de la ville, dans une sorte de solitude endormante et loin des excitations et des mauvais exemples. Sganarelle :

Isabelle pourrait perdre dans ces hantises
Les semences d’honneur qu’avec nous elle a prises ;
Et pour l’en empêcher dans peu nous prétendons
Lui faire aller revoir nos choux et nos dindons.

Arnolphe : la femme doit être ignorante :

Dans ses meubles, dût-elle en avoir de l’ennui,
Il ne faut écritoire, encre, papier, ni plumes.
  Le mari doit, dans les bonnes coutumes,
  Ecrire tout ce qui s’écrit chez lui.

Ignorance et honnêteté se confondent et sont proprement même chose :

Héroïnes du temps, Mesdames les savantes,
Pousseuses de tendresse et de beaux sentiments,
Je défie à la fois tous vos vers, vos romans,
Vos lettres, billets doux, toute votre science
De valoir cette honnête et pudique ignorance.
Ce n’est point par le bien qu’il faut être ébloui,
Et pourvu que l’honneur soit……..

 

Il est bon même que l’honnête femme, outre l’ignorance, soit stupide :

Je la fis élever selon ma politique,
C’est-à-dire ordonnant quels soins on emploierait
Pour la rendre idiote autant qu’il se pourrait :
Dieu merci, le succès a passé mon attente.

Et c’est ainsi que le but suprême sera atteint : n’être pas trompé, être bien servi :

Epouser une sotte est pour n’être point sot.
Je crois, en bon chrétien, votre moitié fort sage ;
Mais une femme habile est un mauvais présage ;
Et je sais ce qu’il coûte à de certaines gens
Pour avoir pris les leurs avec trop de talents.
Moi, j’irais me charger d’une spirituelle
Qui ne parlerait rien que cercle et que ruelle,
Qui de prose et de vers ferait de doux écrits
Et que visiteraient marquis et beaux esprits,
Tandis que sous le nom du mari de madame
Je serais comme un saint que pas un ne réclame ?
Non, non ; je ne veux point d’un esprit qui soit haut ;
Et femme qui compose en sait plus qu’il ne faut.
Je prétends que la mienne, en clartés peu sublime,
Même ne sache pas ce que c’est qu’une rime ;
Et s’il faut qu’avec elle on joue au corbillon
Et qu’on vienne à lui dire à son tour : « Qu’y met-on ? »
Je veux qu’elle réponde : « Une tarte à la crème » ;
En un mot, qu’elle soit d’une ignorance extrême ;
Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

Telle est la doctrine complète d’Arnolphe qui est bien curieuse quand on y songe un peu. Elle est celle d’un siècle qui, témoin de l’immense influence que la religion a acquisesurleshommes, croit à la toute-puissance de l’éducation ; croit qu’une jeune fille à dix-sept ans sera exactement ce que l’éducation et l’instruction et le dressage l’auront faite, ne tient pas compte de la puissance de l’instinct. Arnolphe, vieux relativement à Agnès, l’a laissée ignorante et idiote pour qu’elle l’aimât. Mais, non point pour être aimé, mais pour avoir une chance de l’être, c’était précisément le contraire — la remarque, très juste et très fine, est de Sarcey — qu’il aurait dû faire ! En civilisation avancée, il arrive, rarement Dieu merci, mais enfin il arrive qu’une jeune fille s’éprenne d’un homme âgé à cause de son intelligence, de son talent, etc. Mais pour cela, il faut qu’elle soit intellectuelle et élevée intellectuellement. Arnolphe, donc, justement parce qu’il croit à la toute-puissance de l’éducation, aurait dû faire élever Agnès intellectuellement, pour avoir une chance sur vingt, mais du moins une, d’être préféré par elle à un jeune homme, et c’est en la faisant élever en idiote qu’il n’a plus aucune chance, aucune du tout, d’être aimé, jamais une pastoure n’ayant préféré un quadragénaire à un jouvenceau.

Il est vrai que le bon Arnolphe n’a aucun mérite intellectuel ni aucun talent propre à éblouir. Le raisonnement reste cependant, quoique sur un champ plus circonscrit. Encore qu’Arnolphe ne puisse guère compenser le désavantage de l’âge par une supériorité intellectuelle, encore est-il que le désavantage et le ridicule de l’âge paraîtraient moins énormes à une intellectuelle qu’il ne le paraît à une simple.

Tant y a que voilà quelle est, dans l’Ecole des Maris et dans l’Ecole des Femmes, la doctrine des personnages qui y sont donnés comme des imbéciles et des grotesques.

 

Or, cette doctrine, précisément la même, sera répétée dans les Femmes savantes : mais mise dans la bouche du personnage sympathique, de sorte que les Femmes savantes sont très symétriquement la contrepartie et le contraire, comme doctrine, de l’Ecole des Maris et de l’Ecole des Femmes.

Chrysale, personnage sympathique — et si l’on me conteste cette qualification, je dirai qu’il est au moins sympathique par comparaison et que l’opposant à Philaminte, Armande et Bélise, qu’il berne furieusement, Molière le rend éminemment sympathique au parterre et met les rieurs de son côté, et cela me suffit — Chrysale, personnage sympathique, est un Sganarelle atténué, à peine atténué, un Arnolphe adouci, à peine adouci ; et toute la doctrine de Sganarelle et d’Arnolphe vient se concentrer, puis se déployer dans sa grande tirade de l’acte II, à ce point que les expressions dont il se sert sont souvent les mêmes dont avaient usé Sganarelle et Arnolphe.

Qu’importe qu’elle manque aux lois de Vaugelas,
Pourvu qu’à la cuisine elle ne manque pas ?
J’aime bien mieux, pour moi, qu’en épluchant ses herbes
Elle accommode mal les noms avec les verbes,
Et redise cent fois un bas ou méchant mot
Que de brûler ma viande, ou saler trop mon pot.
Je vis de bonne soupe et non de beau langage.
Vaugelas n’apprend point à bien faire un potage ;
Et Malherbe et Balzac, si savants en beaux mots,
En cuisine peut-être auraient été des sots.

— Mais il ne s’agit que d’une servante ! — Précisément ! L’art de Molière a été de faire glisser insensiblement Chrysale des qualités qu’il exige d’une servante et de celles dont il la quitte, aux qualités qu’il exige d’une bourgeoise et à celles qu’il veut qu’elle n’ait point, de telle sorte justement qu’il en vienne à la pleine doctrine de Sganarelle et d’Arnolphe : l’épouse-servante :

Voulez-vous que je dise ? Il faut qu’enfin j’éclate ;
Que je lève le masque, et décharge ma rate.
De folles on vous traite et j’ai fort sur le cœur…
Le moindre solécisme en parlant vous irrite ;
Mais vous en faites, vous, d’étranges en conduite.
Vos livres éternels ne me contentent pas,
Et hors un gros Plutarque à mettre mes rabats,
Vous devriez brûler tout ce meuble inutile,
Et laisser la science aux docteurs de la ville ;
M’ôter, pour faire bien, du grenier de céans
Cette longue lunette à faire peur aux gens,
Et cent brimborions dont l’aspect importune :
Ne point aller chercher ce qu’on fait dans la lune,
Et vous mêler un peu de ce qu’on fait chez vous
Où nous voyons aller tout sens dessus dessous,
Il n’est pas bien honnête, et pour beaucoup de causes,
Qu’une femme étudie et sache tant de choses.
Former aux bonnes mœurs l’esprit de ses enfants,
Faire aller son ménage, avoir l’œil sur ses gens,
Et régler la dépense avec économie
Doit être son étude et sa philosophie.
Nos pères, sur ce point, étaient gens bien sensés
Qui disaient qu’une femme en sait toujours assez
Quand la capacité de son esprit se hausse
A connaître un pourpoint d’avec un haut-de-chausse.
Les leurs ne lisaient point ; mais elles vivaient bien.
Leurs ménages étaient tout leur docte entretien,
Et leurs livres un dé, du fil et des aiguilles,
Dont elles travaillaient au trousseau de leurs filles.
Les femmes d’à présent sont bien loin de ces mœurs :
Elles veulent écrire et devenir auteurs !
Nulle science n’est pour elles trop profonde,
Et céans beaucoup plus qu’en aucun lieu du monde :
Les secrets les plus hauts s’y laissent concevoir,
Et l’on sait tout chez moi hors ce qu’il faut savoir ;
On y sait comme vont Lune, Etoile polaire,
Vénus, Saturne et Mars, dont je n’ai point affaire ;
Et, dans ce vain savoir, qu’on va chercher si loin,
On ne sait comme va mon pot, dont j’ai besoin.
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .
. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

C’est la pure doctrine d’Arnolphe, d’une part déployée et éloquente, d’autre part avec deux omissions seulement, mais, peut-être, significatives. Arnolphe disait :

Et c’est assez pour elle, à vous en bien parler,
De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer.

Dans le programme de Chrysale, l’amour n’apparaît point, parce que Chrysale a cinquante ans et n’a plus de prétentions à cela ; et prier Dieu n’apparaît point parce que, comme tous les personnages raisonnables et sympathiques de Molière, Chrysale n’a pas de sentiments religieux ; et, de même que Molière mettait des maximes religieuses dans la bouche d’Arnolphe, parce qu’il est personnage grotesque, il n’en pouvait pas mettre dans la bouche de Chrysale, personnage sensé. Mais le fond des discours de Sganarelle, d’Arnolphe et de Chrysale est exactement le même, et ce que Molière donnait en 1661-1662 comme propos de burlesques, il le donne en 1672 comme propos de très honnête homme. Le revirement a été complet.

D’où vient ? De ceci, je crois, que Molière était directeur de théâtre, qu’il dépendait de son public et que, de 1662 à 1672, son public a exercé sur lui une grande influence.

 

Il est à remarquer que de 1659 à 1673 la double évolution de Molière est sensiblement celle-ci : Il va de plus en plus vers les pièces sérieuses et les grands sujets, et cela s’explique par la maturité de son esprit, la conscience de sa valeur, et le succès obtenu ; et il va de plus en plus dans le sens des idées générales de son temps et des préjugés de son temps, et cela s’explique par le besoin de réussir.

Certes, il est bourgeois, et très bourgeois, de naissance, de tempérament, d’éducation, de premier habitat et de premiers entours ; mais il devient bourgeois de plus en plus et bourgeois de Paris de plus en plus en avançant.

Dans ses premières pièces, on a assez dit qu’il y a une certaine fantaisie d’artiste qui ne se retrouve plus dans les dernières. Il y a aussi une certaine originalité et excentricité d’opinions — très relatives — qui ne se retrouvent plus dans les dernières. Y a-t-il lieu commun de Molière, banalité moliéresque plus constante, plus insistante, plus obstinée et plus rebattue que le ridicule du vieillard amoureux ? Eh bien, mais, Molière n’a pas toujours soutenu cette banalité et plaidé ce lieu commun. Si l’École des Maris est en contradiction flagrante avec les Femmes savantes sur la question de l’éducation des femmes, elle est en contradiction avec tout le théâtre de Molière sur la question du vieillard amoureux. Elle présente un vieillard amoureux qui est sympathique au public ou que l’auteur veut qui le soit et qui est aimé. Ce vieillard « presque sexagénaire » nous dit très sérieusement :

Je sais bien que nos ans ne se rapportent guère,
Et je laisse à son choix liberté tout entière.
Si quatre mille écus de rente bien venants,
Une grande tendresse et des soins complaisants
Peuvent, à son avis, pour un tel mariage,
Réparer entre nous l’inégalité d’âge,
Elle peut m’épouser. . . . . . . . . . .

De ce vieillard « presque sexagénaire », Léonor, qui a vingt ans, vient nous dire :

Du sort dont vous parlez, je le garantis, moi,
S’il faut que par l’hymen il reçoive ma foi :
Il s’y peut assurer ; mais sachez que mon âme
Ne répondrait de rien, si j’étais votre femme.

De ce vieillard « presque sexagénaire », Léonor vient nous dire encore, en revenant du bal :

 . . . . . . . . . . . . . . .  Ô l’étrange martyre !
Que tous ces jeunes fous me paraissent fâcheux !
Je me suis dérobée au bal pour l’amour d’eux…
Et moi, je n’ai rien vu de plus insupportable ;
Et je préférerais le plus simple entretien
A tous les contes bleus de ces diseurs de rien.
Ils croient que tout cède à leur perruque blonde
Et pensent avoir dit le meilleur mot du monde
Lorsqu’ils viennent, d’un ton de mauvais goguenard,
Vous railler sottement sur l’amour d’un vieillard.
Et moi d’un tel vieillard je prise plus le zèle
Que tous les beaux transports d’une jeune cervelle.

 

Voilà certes une chose étrange et qui blesse toutes les idées reçues et qui prouve, par parenthèse, que, dans la pièce de l’année suivante, Arnolphe, qui n’a que quarante ans, ne déplaît pas à Agnès selon les idées de Molière, parce qu’il est vieux, mais parce qu’il est ennuyeux et tient des discours éternels de sagesse et d’honneur ; enfin voilà une chose parfaitement étrange, un véritable paradoxe, et, il faut bien le dire, un peu choquant.

Molière, on le sait assez, n’y est pas retombé. Il a été si loin d’y retomber que, de même qu’il réfute l’École des Maris et l’Ecole des Femmes dans les Femmes savantes, de même il réfute, un peu, l’anecdote Chrysalde-Léonor, dans l’Avare, en ce sens que ce qu’il donnait dans l’anecdote Chrysalde-Léonor comme très sérieux, il le donne dans l’Avare comme la chose impossible, que ne peut raconter qu’une menteuse et que ne peut croire qu’un imbécile :

HARPAGON

Frosine, il y a encore une chose qui m’inquiète. La fille est jeune, comme tu vois ; les jeunes gens d’ordinaire n’aiment que leurs semblables et ne cherchent que leur compagnie. J’ai peur qu’un homme de mon âge ne soit pas de son goût et que cela ne vienne à produire chez moi certains petits désordres qui ne m’accommoderaient pas.

FROSINE

Ah ! que vous la connaissez mal ! C’est encore une particularité que j’avais à vous dire. Elle a une aversion épouvantable pour tous les jeunes gens et n’a de l’amour que pour les vieillards.

HARPAGON

Elle !

FROSINE

Oui, elle. Je, voudrais que vous l’eussiez entendue parler là-dessus. Elle ne peut souffrir du tout la vue d’un jeune homme ; mais elle n’est point plus ravie, dit-elle, que lorsqu’elle peut voir un beau vieillard avec une barbe majestueuse. Les plus vieux sont pour elle les plus charmants, et je vous avertis de n’aller point vous faire plus jeune que vous êtes. Elle veut tout au moins qu’on soit sexagénaire ; et il n’y a pas quatre mois encore, qu’étant prête d’être mariée, elle rompit tout net le mariage sur ce que son amant fit voir qu’il n’avait que cinquante-six ans, et qu’il ne prit point de lunettes pour signer le contrat.

HARPAGON

Sur cela seulement ?

FROSINE

Oui. Elle dit que ce n’est pas contentement pour elle que cinquante-six ans ; et surtout, elle est pour les nez qui portent des lunettes.

HARPAGON

Certes, tu me dis là une chose toute nouvelle.

FROSINE

Cela va plus loin qu’on ne vous peut dire. On lui voit dans sa chambre quelques tableaux et quelques estampes ; mais que pensez-vous que ce soit ? Des Adonis, des Céphales, des Paris et des Apollons ? Non, de beaux portraits de Saturne, du roi Priam, du vieux Nestor et du bon père Anchise sur les épaules de son fils.

HARPAGON

Cela est admirable ! Voilà ce que je n’aurais jamais pensé, et je suis bien aise d’apprendre qu’elle est de cette humeur. En effet, si j’avais été femme, ie n’aurais point aimé les jeunes hommes.

FROSINE

Je le crois bien. Voilà de belles drogues que des jeunes gens, pour les aimer ! Ce sont de beaux morveux, de beaux godelureaux, pour donner envie de leur peau, et je voudrais bien savoir quel ragoût il y a à eux ?

HARPAGON

Pour moi, je n’y en comprends point ; et je ne sais pas comment il y a des femmes qui les aiment tant.

FROSINE

Il faut être folle fieffée. Trouver la jeuuesse aimable, est-ce avoir le sens commun ?…

 

Ne dirait-on pas la propre caricature de Léonor et que Molière se moque de Léonor avec l’impitoyable verve qu’on lui connaît et qui jamais ne fut plus vive ? C’est plutôt de lui qu’il se moque, corrigé par le parterre, et de la singulière idée, probablement froidement accueillie, qu’il a eue, sept ans auparavant, de présenter sérieusement une jeune fille éprise d’un sexagénaire ; et l’on voit tout le chemin parcouru.

 

J’aurais tendance à placer au Misanthrope, en 1666, la ligne de partage, nécessairement très flottante, entre le Molière encore provincial, ou pour mieux dire encore personnel, et le Molière dressé et plié peu à peu par son public parisien.

Dans le Misanthrope, il tient la balance égale entre l’homme du public qui est Philinte et son homme à lui, qui est Alceste, et il fait des concessions sans doute, mais quoi qu’en dise Rousseau, il en fait peu.

Dans le Tartuffe, écrit, il est vrai, avant le Misanthrope, mais remanié jusqu’en 1667, il est en plein contact et en pleine communauté avec son public, soit qu’il flagelle Tartuffe, soit qu’il berne Orgon.

Ensuite, de plus en plus, il flatte les goûts de la classe moyenne : son mépris pour la lésine, ou plutôt, car elle est avare, le plaisir qu’elle prend à ce qu’on ne la prenne pas pour telle et à ce qu’on offre à ses mépris des avares extravagants ; son aversion, très réelle, pour les bourgeois riches qui veulent se faire gentilshommes (George Dandin, M. Jourdain) ; sa défiance à l’égard des médecins qui lui vendent leur latin trop cher ; son mépris pour les gens de province, éternelle matière de succès auprès des Parisiens (M. de Pourceaugnac, la comtesse d’Escarbagnas) ; son aversion et sa peur de bourgeoisie peu instruite à l’égard des femmes qui s’instruisent et qui instruites pourraient la mépriser, — et il était bien loin de l’École des Maris et de l’École des Femmes.

Notez qu’il est possible, je ne dis rien de plus, et déjà c’est me hasarder, mais enfin il est possible que l’École des Femmes ait été reçue, partiellement du moins, à contre-sens, et qu’Arnolphe, du moins à la première scène, ait été accueilli favorablement par le parterre. Pour mon compte, je gagerais que sa tirade maîtresse (épouser une sotte… De savoir prier Dieu, m’aimer, coudre et filer) a été applaudie vigoureusement.

Je le crois sur ce que je le crois, sans doute ; mais encore, non pas tout à fait. Avez-vous remarqué que dans la Critique de l’École des Femmes, que l’on ne saurait étudier d’assez près, « M. de la Souche » n’est point considéré du tout par les adversaires même de la pièce comme un imbécile ? Lysidas dit de lui : « Et ce monsieur de la Souche, enfin, qu’on nous fait homme d’esprit et qui paraît si sérieux en tant d’endroits, ne descend-il pas dans quelque chose de trop comique et de trop outré au cinquième acte, lorsqu’il explique à Agnès la violence de son amour avec ses roulements d’yeux extravagants… »

— Mais, me dira-t-on, ne voyez-vous pas qu’à l’homme qu’il se suscite comme adversaire, Molière ne prête que des bourdes et balourdises et que la définition que donne Lysidas de M. de la Souche en est une ?

— Pardon ! Lysidas n’est ni un « marquis » ni une « Climène ». Il est l’homme qui, dans la Critique de l’Ecole des Femmes, fait les observations sérieuses, les critiques pertinentes, celles qui ont été faites par les gens de métier ; il est hostile, il est amer, il est vétilleux, mais il est sensé, et quand il dit qu’Arnolphe est un homme sérieux et un homme d’esprit dans beaucoup d’endroits, c’est qu’Arnolphe a été pris ainsi par la majorité du public.

 

La preuve en est que Dorante qui répond à Lysidas ne le réfute nullement sur ce point, ne lui reproche aucunement d’avoir dit qu’Arnolphe est souvent homme sérieux et homme d’esprit. Point du tout. Au contraire. Il lui reproche de triompher d’une contradiction qui n’en est pas une, puisqu’« il n’est pas incompatible qu’une personne soit ridicule en de certaines choses et honnête homme en d’autres ». Et donc il reconnaît lui-même qu’Arnolphe est « honnête homme ». Il lui reproche une seconde fois de triompher d’une contradiction qui n’en est pas une, en lui disant : « Et quant au transport amoureux du cinquième acte qu’on accuse d’être trop outré et trop comique, je voudrais bien savoir si ce n’est pas faire la satire des amants et si les honnêtes gens mêmes et les plus sérieux, en de pareilles occasions, ne font pas des choses…  » Et donc il reconnaît lui-même qu’Arnolphe est fort honnête homme et sérieux, ce qui est, à très peu près, ce que disait Lysidas. Pas une seule fois Dorante ne dit à Lysidas : « Eh ! monsieur, Arnolphe est un burlesque et toutes les sottises qu’il fait sont naturelles ! » Toujours il lui dit : « Vous trouvez qu’Arnolphe a des parties d’honnête homme et d’homme d’esprit ; vous avez raison ; vous n’avez tort que d’en conclure qu’il ne peut jamais faire de sottises, ce qui est mal connaître les hommes. »

Adversaires et défenseurs de l’École des Femmes sont donc d’accord à reconnaître Arnolphe partiellement honnête homme, homme sérieux et homme d’esprit.

Or, où, diantre, le public a-t-il pu voir ces parties d’honnête homme que contient et que montre Arnolphe ? Nulle part assurément, si ce n’est à la première scène du premier acte, où Arnolphe expose ses théories sur l’éducation des femmes et sur « les vertus d’ignorance que les femmes doivent avoir et doivent garder.

Je suis donc autorisé à croire que l’Arnolphe théoricien avait été favorablement accueilli et avait été approuvé.

Or, je pense que cette leçon n’avait pas été perdue pour Molière et que Molière qui n’oubliait rien, à preuve les bonnes tirades de Don Garcie de Navarre transportées dans le Misanthrope, se sera dit : Ils approuvent le programme d’Arnolphe. Je le leur resservirai, le même au fond, plus étendu, plus éloquent et mis dans la bouche d’un personnage qui restera sympathique, et ils applaudiront aux partisans de l’ignorance féminine, et ils riront des femmes savantes tant qu’ils voudront. »

Du reste, qu’on ne me fasse pas dire que Molière, en 1659, arrivant de ses provinces et c’est-à-dire de ses méditations solitaires et de ses entretiens avec lui-même, était un libéral, un esprit large et partisan de tous les progrès, et que le public parisien, le public des bourgeois de Paris, en a fait un conservateur à son image. Non, Molière est foncièrement bourgeois, conservateur, proverbial et d’esprit étroit. Je dis seulement que son public de Paris et les nécessités de son métier de directeur l’ont ramené, et vivement, aux idées générales qu’il avait puisées dans la boutique paternelle et détourné de quelques idées indépendantes, originales et légèrement excentriques, qu’antérieurement à son retour à Paris, ou dans les premiers temps de ce retour, il avait eues ou accueillies.

Toujours est-il que relativement à la question féminine, parce que postrema homines meminere, c’est comme auteur des Femmes savantes que Molière se présente à nous, c’est comme contempteur des femmes instruites, c’est comme panégyriste des femmes exclusivement ménagères, c’est comme ayant pour interprète Chrysale et même un peu Arnolphe et Sganarelle.

 

Or, Jean-Jacques Rousseau, sur la question féministe, est d’accord avec Molière jusqu’à être plus moliériste que Molière, jusqu’à être un Chrysale, un Arnolphe et un Sganarelle, avec quelques contradictions en plus, qui elles-mêmes, comme nous le verrons, ne sont peut-être que l’exagération des principes généraux de ces trois personnages.

Rousseau, dans Sophie, débute presque, soit qu’il s’en souvienne, soit qu’il y ait simple rencontre, par la célèbre apostrophe de La Bruyère sur l’ignorance des femmes : « Pourquoi s’en prendre aux hommes de ce que les femmes ne sont pas savantes ? Par quelles lois, par quels édits, par quels rescrits leura-t-on défendu d’ouvrir les yeux et de lire… Ne se sont-elles pas au contraire établies elles-mêmes dans cet usage de ne rien savoir… »

De même Rousseau écrit : « Les femmes ne cessent de croire que nous les élevons pour être vaines et coquettes, que nous les amusons sans cesse à des puérilités pour rester plus facilement les maîtres. Elles s’en prennent à nous des défauts que nous leur reprochons. Quelle folie ! Depuis quand sont-ce les hommes qui se mêlent de l’éducation des filles ? Qui est-ce qui empêche les mères de les élever comme il leur plaît ?… Force-t-on vos filles à perdre leur temps en niaiseries ? Leur fait-on, malgré elles, passer la moitié de leur temps à leur toilette ? Vous empêche-t-on de les instruire et faire instruire à votre gré ?… »

Seulement La Bruyère dénonce comme cause véritable de l’ignorance des femmes leurs défauts naturels : « Paresse de leur esprit, soin de leur beauté, légèreté d’intelligence, éloignement des choses pénibles et sérieuses ; curiosité toute différente de celle qui contente l’esprit », etc. ; tandis que Rousseau donne comme cause de leur ignorance la connaissance de leurs véritables intérêts et assure tout de suite qu’elles ont bien raison de rester ignorantes.

Pourquoi ? Parce que la femme « vaut mieux comme femme » [en restant femme] « et moins comme homme. Partout où elle fait valoir ses droits, elle a l’avantage ; partout où elle veut usurper les nôtres, elle reste au-dessous de nous ».

Par conséquent « cultiver dans les femmes les qualités de l’homme et négliger celles qui leur sont propres est visiblement travailler à leur préjudice ».

Aussi voudraient-elles bien prendre nos qualités et nos avantages sans perdre ni leurs qualités, ni leurs avantages, et « tâchant d’usurper nos avantages, elles n’abandonnent pas les leurs » [très exact] , mais « il arrive de là que ne pouvant bien ménager les uns et les autres parce qu’ils sont incompatibles », en définitive et tout compté, « elles restent au-dessous de leur portée sans se mettre à la nôtre et perdent la moitié de leur prix ».

Donc que l’honnête fille ne cherche point à être un « honnête homme ».

En conséquence, quelle éducation lui donnera-t-on ? Pour répondre à cette question, il n’y a qu’à se demander pourquoi la femme est faite. Tout dépend de là. Or pour quoi la femme est-elle faite ?

C’est bien simple ; la réponse est dans Molière : « La femme est le potage de l’homme. » Voilà le principe de Rousseau, celui d’où toutes ses idées de détail dériveront, presque toujours, avec une très rigoureuse logique.

La femme est le potage de l’homme ; « la femme est faite spécialement pour plaire à l’homme. Si l’homme doit lui plaire à son tour, c’est d’une nécessité moins directe ; son mérite est dans sa puissance ; il plaît par cela seul qu’il est fort. Ce n’est pas ici la loi de l’amour, j’en conviens, mais c’est celle de la nature, antérieure à l’amour même ».

Or « si la femme est faite pour plaire et pour être subjuguée, elle doit se rendre agréable à l’homme ». Se rendre agréable à l’homme, ce doit être tout le dessein de la femme ; rendre une femme agréable à l’homme, ce doit être tout le but de l’éducation des femmes.

Par conséquent, il y a ceci de bien remarquable à considérer que l’éducation de la femme ne doit pas être relative à la femme. Elle doit être relative à l’homme exclusivement. « Ainsi toute l’éducation des femmes doit être relative aux hommes. » Leur plaire, leur être utile « bien se faire aimer et honorer d’eux, les élever jeunes, les soigner grands, les conseiller, les consoler, leur rendre la vie agréable et douce ; voilà les devoirs des femmes dans tous les temps et ce qu’on doit leur apprendre dès leur enfance. Tant qu’on ne remontera pas à ce principe, on s’écartera du but et tous les préceptes qu’on leur donnera ne serviront de rien pour leur bonheur ni pour le nôtre. »

 

Remarquez maintenant que, parce que l’éducation des femmes doit être tout entière relative à l’homme, elle doit être contraire à celle de l’homme.

— Comment cela ?

— Oui, c’est plus difficile à entendre tout d’abord ; mais suivez bien. La femme doit être quelque chose qui plaise à l’homme. Si elle n’est pas quelque chose qui plaîtà l’homme, elle meurt : « nous dépendons d’elles par nos désirs ; mais elles dépendent de nous et par leurs désirs et par leurs besoins ; … pour qu’elles aient le nécessaire, pour qu’elles soient dans leur état, il faut que nous le leur donnions, que nous voulions le leur donner, que nous les en estimions dignes ; elles dépendent de nos sentiments, du prix que nous mettons à leurs mérites, du cas que nous faisons de leurs charmes et de leurs vertus. Par la loi même de la nature, les femmes, tant pour elles que pour leurs enfants, sont à la merci du jugement des hommes… »

 

Or, en état de civilisation (et c’est là l’enchaînement entre les idées, enchaînement que Rousseau n’a pas marqué, ce qui fait que le passage reste obscur et que je me trompe peut-être en l’expliquant) ; or, en état de civilisation, si la femme dépend de notre jugement sur elle, nous dépendons en partie des jugements que sur elle portent les autres, de sorte qu’elle a grandement à compter avec la réputation générale qu’elle aura dans la cité. « Il ne suffit pas qu’elles soient estimables, il faut qu’elles soient estimées ; il ne leur suffit pas d’être belles, il faut qu’elles plaisent ; il ne leur suffit pas d’être sages, il faut qu’elles soient reconnues telles ; leur honneur n’est pas seulement dans leur conduite ; mais dans leur réputation… L’homme, en bien faisant, ne dépend que de lui-même et peut braver le jugement public ; mais la femme, en bien faisant, n’a fait que la moitié de sa tâche et ce que l’on pense d’elle ne lui importe pas moins que ce qu’elle est en effet. »

Ce qu’il suit de là, mais le voici ; c’est que l’homme pouvant et devant mépriser l’opinion publique et la femme ne pouvant pas la mépriser et devant la respecter, l’éducation de la femme doit être, relativement aux jugements humains et par conséquent, ce me semble, relativement à tout, en sens contraire de celle de l’homme. « Il suit de là que le système de son éducation doit être à cet égard contraire à celui de la nôtre ; l’opinion est le tombeau de la vertu parmi les hommes [à craindre l’opinion, l’homme perd sa vertu] et son trône parmi les femmes. »

 

Nous voici donc en possession de nos deux principes : toute l’éducation des femmes doit être relative à l’homme ; toute l’éducation des femmes doit être le contraire de celle des hommes. Je préviens que presque toutes les déductions de Rousseau seront tirées du premier de ces deux principes et que le second ne mettra que quelques traces de lui dans l’argumentation. Poursuivons.

Or qu’est-ce qui, dans la femme, est utile à l’homme ? Le savoir ? Non, pour trois raisons. La première, c’est que ce qui, dans la femme, est utile à l’homme, c’est, sans doute, ce que la femme peut normalement, facilement, aisément, sans effort pénible, développer et mettre en exercice. Or les facultés intellectuelles de la femme ne supportent pas le savoir : « La recherche des vérités abstraites et spéculatives, des principes, des axiomes dans les sciences, tout ce qui tend à généraliser les idées n’est pas du ressort des femmes ; leurs études doivent se rapporter toutes à la pratique ; c’est à elles à faire l’application des principes que l’homme a trouvés et c’est à elles de faire les observations qui mènent l’homme à l’établissement des principes. Toutes les réflexions des femmes doivent tendre à l’étude des hommes Car, quant aux ouvrages de génie, ils passent leur portée ; elles n’ont pas aussi assez de justesse et d’attention pour réussir aux sciences exactes, et quant aux connaissances physiques, c’est à celui des deux qui est le plus agissant, le plus allant… à juger des rapports sensibles et des lois de la nature… »

La seconde raison pourquoi le savoir des femmes n’est pas utile à l’homme, n’est pas relatif à l’homme, c’est qu’il lui est affreusement désagréable. Ici, le couplet de Sganarelle et celui de Chrysale mis en belle prose : « J’aimerais cent fois mieux une fille simple et grossièrement élevée qu’une fille savante et bel esprit qui viendrait établir dans ma maison un tribunal de littérature dont elle se ferait la présidente. Une femme bel esprit est le fléau de son mari, de ses enfants, de ses amis, de ses valets, de tout le monde. De la sublime élévation de son esprit, elle dédaigne tous ses devoirs de femme et commence toujours par se faire homme à la manière de Mlle de l’Enclos. Au dehors, elle est toujours ridicule et très justement critiquée parce qu’on ne peut manquer de l’être dès que Ion sort de son état… Quand elles auraient de vrais talents, leur prétention les avilirait. Leur dignité est d’être ignorées, leur gloire est dans l’estime de leur mari… Toute fille lettrée restera fille toute sa vie, quand il n’y aura que des hommes sensés sur la terre. Quaeris cur nolim te ducere, Galla ? diserta es. » Ainsi a raisonné Clitandre, et il est bien l’exemple de ceux qui, éblouis d’abord par les mérites intellectuels d’une femme, réfléchissent à ce qu’elle deviendra plus tard, la manie du bel esprit se développant en elle, et battent en retraite prudemment du côté d’une femme de bon sens.

Et la troisième raison pourquoi le savoir des femmes non seulement est inutile aux hommes et non seulement leur est odieux, mais encore leur est nuisible, c’est qu’il risque de les détrôner, ce qui est le renversement des lois de la nature, puisque du côté de la barbe est la toute-puissance : « Les diverses manières d’envisager et de résoudre ces questions font que, donnant dans les excès contraires, les uns bornent la femme à coudre et à filer dans son ménage avec ses servantes et n’en font ainsi que la première servante du maître ; les autres, non contents d’assurer ses droits, lui font encore usurper les nôtres ; car la laisser au-dessus de nous dans les qualités propres à son sexe et la rendre notre égale dans tout le reste, qu’est-ce autre chose que transporter à la femme la primauté que la nature donne au mari ? »

Voilà les trois raisons principales pour lesquelles le savoir des femmes n’est nullement relatif aux hommes. Or, la femme n’ayant d’autre raison d’être que de plaire à l’homme et toute son éducation devant être relative à l’homme, il n’y a aucune raison pour que la femme soit instruite et il y en a de nombreuses pour qu’elle ne le soit point.

En conséquence, pour commencer, si l’on veut, par l’instruction religieuse, la femme devra être munie d’une religion tout impersonnelle. L’éducation d’Émile a été dirigée de façon qu’il pût, arrivé à dix-neuf ans, se faire lui-même sa religion. L’éducation de Sophie, tout au contraire, doit être menée de telle sorte qu’elle reçoive sa religion toute faite sans la discuter, sans l’examiner, sans avoir la prétention de s’en rendre compte. On pourrait dire que dans la Salente rêvée par Rousseau tous les garçons sont protestants, toutes les filles sont catholiques, relativement du moins à la façon dont la religion est présentée aux uns et présentée aux autres : « Par cela même que la conduite de la femme est asservie à l’opinion publique [souvenir du second principe : pourquoi l’éducation des femmes doit être le contraire de celle des hommes] , sa croyance est asservie à l’autorité. Toute fille doit avoir la religion de sa mère et toute femme celle de son mari [et par conséquent en changer si son mari est d’une autre religion que sa mère ? — Probablement oui, puisque le principe, c’est que la religion des femmes doit être impersonnelle et dépendre de ceux à qui elles obéissent ; et religion impersonnelle suppose, le cas échéant, religions successives] . Quand cette religion serait fausse, la docilité qui soumet la mère et la fille à l’ordre de la nature efface auprès de Dieu le péché de l’erreur. Hors d’état d’être juges elles-mêmes, elles doivent recevoir la décision des pères et des maris comme celle de l’Église.  »

Le mari catéchiste de sa femme, je n’ai pas besoin de faire remarquer que c’est précisément la scène d’Arnolphe et Agnès :

… Il est aux enfers des chaudières bouillantes…
Bouillir dans les enfers à toute éternité…
. . . . . . . . . . . . . . . Ainsi qu’une novice
Par cœur dans le couvent doit savoir son office,
Entrant au mariage, il en faut faire autant.

 

Rien ne marque mieux que ceci la profonde conviction de Rousseau, non seulement sur l’infériorité radicale de la femme, mais sur ceci qu’elle appartient à une autre espèce que l’homme ; car enfin voilà un protestant, très pénétré de protestantisme, resté fidèle au moins au principe protestant : nous sommes juges de notre croyance et elle n’existe que si nous en sommes juges ; et c’est lui qui de cette loi générale excepte formellement la femme, comme incapable de se constituer à elle-même une foi. « Hors d’état d’être juges elles-mêmes… »

 

Pour ce qui est de ce qu’on appelle communément l’instruction, Sophie ne saura rien de ce que l’on apprend aux garçons même de la classe la plus ignorante de la nation. Elle n’aura reçu aucune teinture des sciences, pour quoi on a vu qu’elle n’était point faite, et elle n’aura lu aucun livre, sauf Barrème et Télémaque ; et encore celui-ci par surprise et à son dam ; car il l’a troublée jusqu’à la rendre malade, et telle jeune fille, élevée comme elle, est morte de cette lecture.

Pourquoi cette inculture ? Mais pour que la jeune fille soit réservée à la culture de son mari, puisque, encore une fois, c’est uniquement pour lui qu’elle doit être élevée et que le vrai moyen de l’élever exclusivement pour lui est de la laisser intellectuellement nulle, de manière que, quelque ignorant que soit son mari, il le soit moins qu’elle et ait le plaisir d’abord de la supériorité et ensuite de l’instruire lui-même : « Elle a du goût sans étude ; des talents sans art, du jugement sans connaissances [toutes combinaisons qui semblent souffrir quelque difficulté] , son esprit ne sait pas ; mais il est cultivé pour apprendre ; c’est une terre bien préparée qui n’attend que le grain pour rapporter. Elle n’a jamais lu de livre que Barrème et Télémaque qui lui tomba par hasard dans les mains ; mais une fille capable de se passionner pour Télémaque a-t-elle un cœur sans sentiment et un esprit sans délicatesse ? Ô l’aimable ignorante ! Heureux celui qu’on destine à l’instruire ! Elle ne sera pas le professeur de son mari mais son disciple ; loin de vouloir l’assujettir à ses goûts, elle prendra les siens. Elle vaudra mieux pour lui que si elle avait été savante ; il aura le plaisir de lui tout enseigner. »

Toute l’éducation de la femme devant être relative à l’homme, le mieux est qu’on n’enseigne rien du tout à la jeune fille pour que l’homme, d’abord ne soit pas, ou blessé par une supériorité d’instruction chez sa femme, ou désobligé par un tour d’esprit contraire au sien que son instruction aurait donné à la femme ; ensuite ait le plaisir et le grand avantage d’enseigner à sa femme exclusivement ce qu’il veut qu’elle sache.

 

Qu’enseignera-t-on donc à la jeune fille ? Uniquement, les « travaux de son sexe », la cuisine, la couture, la broderie la dentelle, la tapisserie si elle en a le goût, ce qui, du reste, est douteux.

Ajoutons ces talents d’agrément, si odieux à Fénelon, et que Rousseau aime fort, avec une certaine crainte, et par conséquent admet et souhaite avec une certaine restriction. En effet, il faut prendre garde. La femme doit être un objet de plaisir pour son mari ; elle doit être un « harem » pour son mari ; mais il ne s’agit pas et il ne faut point qu’elle soit un objet de plaisir et un harem pour d’autres que pour son mari, comme l’est une grande musicienne, une brillante chanteuse, une danseuse raffinée. Il faut donc que la jeune fille soit musicienne, chanteuse et danseuse dans la mesure où elle pourra plaire à son mari sans être admirée par les autres. Car, d’une part, il faut éviter que la femme soit agréable en société, et, d’autre part, il faut éviter aussi qu’elle soit ennuyeuse à son maître et il ne faut point « bannir du mariage tout ce qui pourrait le rendre agréable aux hommes ».

La difficulté est terrible. Femme à talents, la jeune femme se servira de ces talents comme « d’amorce pour attirer chez elle de jeunes impudents qui la déshonoreront », femme sans talents, elle sera sans agrément, « maussade, grondeuse et insupportable dans sa maison. » En conséquence, il convient qu’elle soit musicienne, mais faible musicienne, chanteuse, mais médiocre chanteuse, danseuse, mais danseuse élémentaire. Sophie « aura la voix flexible et juste, chantera avec goût, à la rigueur saura s’accompagner, mais sans connaître une seule note », elle n’aura eu « d’autre maître à chanter que son père, d’autre maîtresse à danser que sa mère ; elle aime la musique pour elle-même ; mais c’est un goût plutôt qu’un talent ; elle ne sait point déchiffrer un air sur la note ». Voilà la mesure juste, qu’il ne s’agissait que de trouver, guidé par ce principe : plaire à son mari, ne pouvoir plaire qu’à son mari.

Cuisine, office, couture, broderie, dentelle, tapisserie, talents d’agrément poussés jusqu’à une rassurante et salutaire médiocrité, voilà l’instruction de Sophie.

Sera-ce tout, strictement ? Ici Rousseau, très évidemment, a hésité, a réfléchi très longuement et s’est répondu : « Non, malheureusement, ce ne peut pas être tout. »

Pourquoi ? Parce que, dans les villes du moins, la civilisation, à laquelle il est difficile de dérober entièrement la femme, entoure la jeune femme et l’obsède et que ; pour se défendre contre les pièges que cette civilisation lui tendra, il faut que la jeune fille la connaisse ; « Je ne blâmerai pas sans distinction qu’une femme fût bornée aux seuls travaux de son sexe et qu’on la laissât dans une profonde ignorance sur tout le reste ; mais il faudrait pour cela des mœurs publiques très simples, très saines ou une manière de vivre très retirée. Dans de grandes villes et parmi des hommes corrompus, cette femme serait trop facile à séduire ; souvent sa vertu ne tiendrait qu’aux occasions : dans ce siècle philosophe, il lui en faut une à l’épreuve ; il faut qu’elle sache d’avance et ce qu’on lui peut dire et ce qu’elle en devra penser. »

Ici, Rousseau passe du rôle d’Arnolphe à celui de Chrysalde ou, du moins, il prend en grande considération ce que dit Chrysalde :

Mais comment voulez-vous après tout qu’une bête
Puisse jamais savoir ce que c’est qu’être honnête ?…
Une femme d’esprit peut trahir son devoir,
Mais il faut, pour le moins, qu’elle ose le vouloir ;
Et la stupide au sien peut manquer d’ordinaire,
Sans en avoir l’envie et sans penser le faire.

 

Mais alors, c’est tout le système de Rousseau qui est faux, même en partant de son principe, surtout en partant de son principe ; et si toute l’éducation de la femme doit être relative au futur mari, c’est, pour que le mari ne soit pas cocu, toute la connaissance exacte de la civilisation et par conséquent toute la culture qu’on donne aux garçons, à bien peu près, que l’on doit aussi donner aux jeunes filles ! Il n’y manquerait que les sciences, dont la femme n’a pas besoin pour se garantir des séducteurs ; mais avoir une culture littéraire, historique, philosophique égale à celle du séducteur possible, pour avoir une étendue et une solidité d’esprit égale à celle du séducteur possible, cela devient indispensable à la femme. Pour se défendre il faut être égal à l’adversaire. Et voici que reviennent livres d’histoire, livres de morale, livres de prosateurs et de poètes, tout ce que recommandait Fénelon.

Non pas, répond Rousseau, l’instruction est inutile, l’éducation suffit. L’éducation par l’instruction est une erreur. C’est le fond même de tout mon système pédagogique. Même pour Émile, je réduis l’instruction au minimum. Sophie ne sera pas instruite, mais elle sera éduquée et elle le sera conformément à mon principe : plaire à son futur mari, ne plaire qu’à lui.

Admettons que l’éducation par l’instruction soit purement une erreur (et je suis de ceux qui, sans être de cet avis, sont très loin de le trouver entièrement faux), et voyons l’éducation que Rousseau donne à Sophie.

Il veut qu’on lui enseigne, non, donc, par les livres, mais, sans doute, par des conversations et quelques expérimentations et exercices domestiques : le babil, le désir de plaire, la psychologie mondaine, la coquetterie.

Le babil, cela va de soi ; car remarquez que le but est de plaire. Or « le talent de parler tient le premier rang dans l’art de plaire ; c’est par lui seul qu’on peut ajouter de nouveaux charmes à ceux auxquels l’habitude accoutume les sens. C’est l’esprit qui, non seulement vivifie le corps, mais qui le renouvelle en quelque sorte ; c’est par la succession des sentiments et des idées qu’il anime et varie la physionomie, et c’est par les discours qu’il inspire que l’attention, tenue en haleine, soutient longtemps le même intérêt sur le même objet. C’est, je crois, pour toutes ces raisons que les jeunes filles acquièrent si vite un petit babil agréable, qu’elles mettent de l’accent dans leurs propos, même avant que de les sentir, et que les hommes s’amusent si tôt à les écouter, même avant qu’ils puissent les entendre ; ils épient ainsi le premier moment de cette intelligence pour pénétrer ainsi celui du sentiment. »

Or, cette facilité des jeunes filles à exprimer et à inspirer même des sentiments qu’elles n’éprouvent point, c’est ce qu’il faut favoriser de bonne heure et de bonne heure cultiver avec le plus grand soin pour l’encourager ; car c’est une grande qualité : « Les femmes ont la langue flexible ; elles parlent plus tôt, plus aisément et plus agréablement que les hommes ; on les accuse aussi de parler davantage ; cela doit être et je changerais volontiers ce reproche en éloge : la bouche et les yeux ont chez elles la même activité et pour la même raison. L’homme dit ce qu’il sait, la femme dit ce qui plaît ; l’un pour parler a besoin de connaissances ; l’autre, de goût ; l’un doit avoir pour objet principal les choses utiles, l’autre, les agréables. Leurs discours ne doivent avoir de formes communes que celles de la vérité. »

Donc, encouragez le babil chez les jeunes filles. Mais sachez bien à quoi il doit tendre ; car c’est l’important. Il doit tendre non à être utile, mais à être agréable, à être flatteur, à produire un effet favorable dans l’esprit de l’auditeur ; bref, il doit être un langage de courtisane dans les limites d’une stricte véridicité, et voilà la mesure juste : « On ne doit donc pas contenir le babil des filles comme celui des garçons, par cette interrogation dure : A quoi cela est-il bon ? mais par cette autre à laquelle il n’est pas plus aisé de répondre : Quel effet cela fera-t-il ? Dans ce premier âge, où, ne pouvant discerner encore le bien et le mal, elles ne sont les juges de personne, elles doivent s’imposer par là de ne jamais rien dire que d’agréable à ceux à qui elles parlent, et ce qui rend la pratique de cette règle plus difficile est qu’elle reste toujours subordonnée à la première qui est de ne jamais mentir. »

 

Voilà donc la première qualité à développer chez les jeunes filles, contenue et réglée par ces deux lois : ne jamais rien dire que d’agréable ; ne jamais mentir.

La seconde qualité à encourager et fortifier chez les jeunes filles, comme déjà l’indique ce que nous venons de dire, c’est le désir de plaire. Ce désir est assez naturel chez les jeunes filles ; mais il n’est pas inutile de le fortifier, de l’exciter, de lui donner toute l’intensité qu’il peut avoir. Songez aux jeunes filles de Sparte — Virginibus bacchata lacaenis Taygeta — et à l’exhibition presque continuelle que la loi voulait qu’elles fissent de leurs personnes : « Les filles de Sparte s’exerçaient, comme les garçons, aux jeux militaires… Ce n’est pas là ce que j’approuve et il n’est pas nécessaire que les jeunes filles fassent l’exercice à la prussienne ; mais je trouve qu’en général l’éducation grecque était très bien entendue en cette partie. Les jeunes filles paraissaient souvent en public, non pas mêlées aux garçons, mais rassemblées entre elles. Il n’y avait presque pas une fête, pas un sacrifice, pas une cérémonie où l’on ne vît des bandes de filles des premiers citoyens couronnées de fleurs, chantant des hymnes, formant des chœurs de danse, portant des corbeilles, des vases, des offrandes et présentant aux sens dépravés des Grecs un spectacle charmant et propre à balancer le mauvais effet de leur indécente gymnastique. Quelque impression que fît cet usage sur le cœur des hommes, toujours était-il excellent pour donner au sexe une bonne constitution dans la jeunesse par des exercices agréables, modérés, salutaires et pour aiguiser et former son goût par le désir continuel de plaire sans jamais exposer ses mœurs. »

C’est conformément à ces idées que Sophie, quand elle défie Émile à la course, « retrousse sa robe des deux côtés et, plus curieuse d’étaler une jambe fine aux yeux d’Émile que de le vaincre à ce combat, regarde si ses jupes sont assez courtes… », c’est conformément à ces idées que Rousseau, en proscrivant le théâtre, recommande les bals et souhaite qu’il y en ait d’officiels, présidés par un magistrat, surveillés par les pères et les mères, où « l’agréable réunion des deux termes de la vie donnât à l’assemblée un certain coup d’œil attendrissant, où l’on vît quelquefois couler des larmes de joie et de souvenir capables d’en arracher à un spectateur sensible, et où l’on couronnât la jeune personne qui se serait comportée le plus honnêtement, le plus modestement et aurait plu davantage à tout le monde…5

 

Une faculté à leur donner, car elles ne l’ont pas ou elles l’ont peu, c’est le don d’observation psychologique, et l’on a vu qu’il leur est absolument indispensable, ou plutôt qu’il est indispensable aux maris qu’elles le possèdent, puisque, manque de connaître les hommes, elles pourraient être séduites par eux. Le sens du monde, la faculté de connaître, de deviner les hommes, leur est donc absolument nécessaire : « La femme qui est faible et qui ne voit rien au dehors apprécie et juge les mobiles qu’elle peut mettre en œuvre pour suppléer à sa faiblesse ; et ces mobiles sont les passions de l’homme. Sa mécanique à elle est plus forte que la nôtre ; tous ses leviers, vont à ébranler le cœur humain. Tout ce que son sexe ne peut pas faire par lui-même et qui lui est nécessaire ou agréable, il faut qu’il ait l’art de nous le faire vouloir ; il faut donc qu’elle étudie à fond le cœur de l’homme, non par abstraction, l’esprit de l’homme en général, mais l’esprit des hommes qui l’entourent, l’esprit des hommes auxquels elle est assujettie, soit par la loi, soit par l’opinion. Il faut qu’elle apprenne à pénétrer leurs sentiments par leurs discours, par leurs actions, par leurs regards, par leurs gestes… Ils philosopheront mieux qu’elle sur le cœur humain ; mais elle lira mieux qu’eux dans le cœur des hommes. C’est aux femmes à connaître, pour ainsi dire, la morale expérimentale, à nous à la réduire en système. La femme a plus d’esprit et l’homme, plus de génie ; la femme observe et l’homme raisonne ; de ce concours résultent la lumière la plus claire et là science la plus complète que puisse acquérir de lui-même l’esprit humain… »

Voilà qui est bien ; mais si la jeune fille ne peut pas et ne doit pas acquérir dans les livres la connaissance des cœurs humains et si, d’autre part, cette connaissance lui est indispensable, reste qu’il faut la conduire dans le monde de très bonne heure, et alors que devient Sophie, l’idéale Sophie, élevée, sans un seul livre, sans un seul voisin de campagne, par son père et sa mère, dans un hameau ? Elle devient ce qu’elle peut et, à ce moment-ci, Rousseau l’oublie complètement. Il tient, à ce moment-ci, que la jeune fille doit être menée dans le monde : 1° pour connaître l’humanité, puisqu’il faut qu’elle la connaisse ; 2° pour se dégoûter du monde : « Le monde est le livre des femmes. Quand elles y lisent mal, c’est leur faute, ou quelque passion les aveugle. Cependant la véritable mère de famille, loin d’être une femme du monde, n’est guère moins recluse dans sa maison que la religieuse dans son cloître. Il faudrait donc faire pour les jeunes filles qu’on marie comme on fait ou comme on doit faire pour celles qu’on met dans les couvents : leur montrer les plaisirs qu’elles quittent avant de les y laisser renoncer, de peur que la fausse image de ces plaisirs qui leur sont inconnus ne vienne un jour égarer leurs cœurs. En France, les filles vivent dans des couvents et les femmes courent le monde. Chez les anciens, c’était tout le contraire ; les filles avaient, comme je l’ai dit, beaucoup de jeux et de fêtes publiques ; les femmes vivaient retirées. Cet usage était plus raisonnable et maintenait mieux les mœurs. Une sorte de coquetterie est permise aux filles à marier ; s’amuser est leur grande affaire. Les femmes ont d’autres soins chez elles et n’ont plus de maris à chercher ; mais elles ne trouveraient pas leur compte à cette réforme, et malheureusement elles donnent le ton. Mères, faites du moins vos compagnes de vos filles. Donnez-leur un sens droit et une âme honnête ; puis, ne leur cachez rien de ce qu’une âme chaste peut regarder. Le bal, les festins, les jeux, même le théâtre ; tout ce qui, mal vu, fait le charme d’une imprudente jeunesse, peut être offert sans risque à des yeux sains. Mieux elles verront ces bruyants plaisirs, plus tôt elles en seront dégoûtées. J’entends la clameur qui s’élève contre moi. Quelle fille résiste à ce dangereux exemple ?… Mais, avant de leur offrir ce tableau trompeur, les avez-vous bien préparées à le voir sans émotion… Les avez-vous bien armées contre les illusions de la vanité ?… Quand je veux qu’une mère introduise sa fille dans le monde, c’est en supposant qu’elle le lui fera voir tel qu’il est. »

Nous sommes ici proprement, non plus dans la thèse de Sganarelle, mais dans celle d’Ariste :

J’ai souffert qu’elle ait vu les belles compagnies,
Les divertissements, les bals, les comédies…
Et l’école du monde, en l’air dont il faut vivre,
Instruit mieux, à mon gré, que ne fait aucun livre…
Et je ne m’en suis pas, grâce au ciel, repenti.

Rousseau s’est avisé que le monde existe ; que, quoi qu’on puisse faire, Sophie y vivra, que pour se garder des pièges qu’il peut vous tendre, ou seulement pour les voir, il faut le connaître et aussi qu’il n’est pas inutile de le connaître pour ne l’aimer point ; qu’à la vérité on peut le parfaitement connaître et l’aimer très fort (s’en doute-t-il ?), mais qu’encore (et c’est très vrai) il y a plus de chance qu’on l’adore dans le cas où on ne le connaît point. Donc, il faut exercer la psychologie mondaine de la jeune fille par l’usage du monde, après et avec de salutaires avertissements.

Il convient aussi, et à en juger par le nombre de lignes que Rousseau consacre à cet article, il semble qu’il y attribue une extrême importance, il faut aussi exercer et développer infiniment sa coquetterie. Voici tout le passage de Jean-Jacques Rousseau sur la coquetterie, passage qui semble d’abord un pur hors-d’œuvre, qui, après tout, en est peut-être un, que Rousseau n’a pas voulu perdre, mais qu’on voit ensuite que Rousseau prend très au sérieux comme article du programme de l’éducation de la jeune fille, ou que l’on voit qu’il rattache au moins à ce programme avec une affirmation énergique. Il vient de parler des devoirs et des qualités d’une maîtresse de maison ; il faut qu’elle comprenne et devine les plus secrets désirs et les plus secrètes pensées de ses invités, et ceci se rapporte à ses dons psychologiques ; puis, comme si ce qui suit se rattachait à ce don psychologique et en faisait partie et était tout aussi nécessaire, et l’on verra à la fin que c’est son avis, il ajoute : « Le même tour d’esprit qui fait exceller une femme du monde dans l’art de tenir maison fait exceller une coquette dans l’art d’amuser plusieurs soupirants. Le manège de la coquetterie exige un discernement encore plus fin que celui de la politesse ; car pourvu qu’une femme polie le soit envers tout le monde, elle a toujours assez bien fait ; mais la coquette perdrait bientôt son empire par cette uniformité maladroite ; à force de vouloir obliger tous ses amants, elle les rebuterait tous. Dans la société, les manières qu’on prend avec tous les hommes ne laissent pas de plaire à chacun : pourvu qu’on soit bien traité, l’on n’y regarde pas de si près sur les préférences ; mais en amour une faveur qui n’est pas exclusive est une injure. Un homme sensible aimerait mieux être seul maltraité que caressé avec tous les autres, et ce qui lui peut arriver de pis est de n’être point distingué…

Je veux qu’on me distingue,

dit Alceste et aussi :

L’ami(e) du genre humain n’est pas du tout mon fait.

et aussi :

C’est que tout l’univers est bien reçu de vous.

Il faut donc qu’une femme qui veut conserver plusieurs amants persuade à chacun d’eux qu’elle le préfère et qu’elle le lui persuade sous les yeux de tous les autres, à qui elle en persuade autant sous les siens. Voulez-vous voir un personnage embarrassé ? Placez un homme entre deux femmes avec chacune desquelles il aura des liaisons secrètes, puis observez quelle sotte figure il y fera. Placez en même cas une femme entre deux hommes, et sûrement l’exemple ne sera pas plus rare, vous serez émerveillé de l’adresse avec laquelle elle donnera le change à tous deux et fera que chacun se rira de l’autre. Or, si cette femme leur témoignait la même confiance et prenait avec eux la même familiarité, comment seraient-ils un instant ses dupes ? En les traitant également, ne montrerait-elle pas qu’ils ont les mêmes droits sur elle ? Oh ! qu’elle s’y prend bien mieux que cela ! Loin de les traiter de la même manière, elle affecte de mettre entre eux de l’inégalité ; elle fait si bien que celui qu’elle flatte croit que c’est par tendresse et que celui qu’elle maltraite croit que c’est par dépit. Ainsi chacun, content de son partage, la voit toujours s’occuper de lui, tandis qu’elle ne s’occupe en effet que d’elle seule… »

Ici Rousseau semble à la fois avoir Célimène en vue et la critiquer et la perfectionner, comme, par son Onuphre, La Bruyère fait Tartuffe : Célimène est bonne coquette, mais il y a meilleure coquette que Célimène ; car elle traite également ses « amants », c’est élémentaire ; il y a mieux.

« … Dans le désir général de plaire, la coquetterie suggère de semblables moyens ; les caprices ne feraient que rebuter s’ils n’étaient sagement ménagés, et c’est en les dispensant avec art qu’elle en fait les plus fortes chaînes de ses esclaves. A quoi tient tout cet art ; si ce n’est à des observations fines et continuelles qui lui font voir à chaque instant ce qui se passe dans les cœurs des hommes et qui la disposent à porter à chaque mouvement secret qu’elle aperçoit la force qu’il faut pour le surprendre ou l’accélérer ? Or cet art s’apprend-il ? Non ; il naît avec les femmes ; elles l’ont toutes et jamais les hommes ne l’ont au même degré ; tel est un des caractères distinctifs du sexe. La présence d’esprit, la pénétration, les observations fines sont la science des femmes ; l’habileté de s’en prévaloir est leur talent. Voilà ce qui est et l’on a vu pourquoi cela doit être. Les femmes sont fausses, nous dit-on. Elles le deviennent. Le don qui leur est propre est l’adresse et non pas la fausseté ; dans les vrais penchants de leur sexe, même en mentant, elles ne sont point fausses. Pourquoi consultez-vous leur bouche quand ce n’est pas elle qui doit parler ? Consultez leurs yeux, leur teint, leur respiration, leur air craintif, leur molle résistance : voilà le langage que la nature leur donne pour vous répondre… »

Tout cela, c’est le portrait de Célimène, corrigé, embelli, affiné ; mais, enfin, c’est le portrait de Célimène.

Or, Rousseau le trace-t-il pour dire qu’ainsi ne doit pas être Sophie ; qu’ainsi ne doit pas être l’honnête femme ? Point du tout ; car il conclut de cette sorte : « Plus une femme a de réserve, plus elle doit avoir d’art, même avec son mari. Oui, je soutiens quen tenant la coquetterie dans ses limites [il ne dit pas quelles elles sont] on la rend modeste et vraie et l’on en fait une loi de l’honnêteté. »

Et c’est tellement son véritable avis que, quatre pages plus loin, attaquant la mauvaise coquetterie, il la distingue de la bonne qui est celle qu’il a décrite dans le passage que nous venons de transcrire : « Les couvents sont de véritables écoles de coquetterie, non de cette coquetterie honnête dont j’ai parlé, mais de celle qui produit tous les travers des femmes et fait les plus extravagantes petites-maîtresses. »

La femme, selon Rousseau, sera donc, non seulement mondaine, mais coquette, et avec des raffinements de coquetterie que l’on n’eut point attendus de la plume de Rousseau.

Il est à remarquer que la Julie de la Nouvelle Héloïse n’a pas l’ombre de coquetterie. Elle a parfaitement, notez-le bien, quoique, ce semble, aussi ignorante que Sophie, cette pénétration psychologique, cette adresse à démêler les sentiments des hommes, dont Rousseau nous parlait plus haut ; mais elle n’a aucune coquetterie ; ce n’est pas dans son roman, c’est dans son traité didactique que Rousseau a fait de la coquetterie un élément essentiel de la femme telle qu’il désire qu’elle soit.

Enfin nous savons tout ce que doit être « la femme » (titre complet de l’épisode : Sophie ou la femme). Elle doit être radicalement ignorante ; elle ne doit connaître que la cuisine, l’office, la couture, la broderie, la dentelle, la tapisserie, la danse, un peu de chant, un peu de musique ; elle doit suivre sans s’en rendre compte la religion, fille, de sa mère, femme, de son mari ; elle doit être causeuse, non pour l’utilité que pourra avoir ce qu’elle dira ; mais pour l’effet que ce qu’elle dira pourra produire ; malgré son ignorance, et par d’autres moyens que la culture, elle devra être extrêmement experte en psychologie, particulièrement en psychologie masculine ; elle devra être une coquette infiniment avisée, adroite et savante.

Certainement, le portrait est incohérent et le programme incohérent aussi ; et que Sophie soit une divagation, il ne faut pas me presser furieusement pour faire que je le confesse. Cependant remarquez que, malgré les contradictions et la marche à l’aventure, ces pensées, ces sentiments plutôt se ramèneront bien tous au « principe », comme Rousseau aime à répéter ; ou plutôt sont dirigés, impressionnés, de plus ou moins près, de plus ou moins loin, par le même principe. Ce principe, quel est-il ? L’éducation de la femme doit être tout entière relative à l’homme. Les pères dans Molière marient leurs filles pour eux : « C’est pour moi que je la marie avec ce médecin, et une fille de bon naturel doit être ravie d’épouser ce qui est utile à la santé de son père. » Rousseau, lui, élève la jeune fille exclusivement pour son mari, ne tenant compte ni d’elle-même ni des enfants qu’elle aura, et si elle est de bon naturel elle doit être ravie d’être élevée pour les plaisirs d’un homme et ses petites commodités. Vous avez bien remarqué que quand il rencontre l’objection : il faut bien cependant que la jeune femme ne soit pas idiote ; il répond : « d’accord », en considération seulement de ceci, que, si elle est idiote, elle peut être infidèle ; il n’est sensible qu’à l’argument d’Ariste à Sganarelle, et c’est-à-dire qu’au seul argument qu’Ariste donne, parce qu’il se met à la portée de Sganarelle, lequel ne songe à rien qu’à n’être pas cocu.

Or, en se plaçant à ce point de vue, en ne perdant pas de vue le « principe », les idées et sentiments de Rousseau ne sont point si incohérents qu’ils en ont l’air. Que peut désirer un mari de moyen état ? Que sa femme ne sache rien, pour qu’il ne lui apprenne que ce qu’il lui plaira qu’elle sache, et surtout, ce qui est sa terreur, pour qu’elle n’en sache pas plus que lui ; que sa femme soit habile aux travaux d’intérieur, et qu’elle les aime, et donc qu’elle y ait été habituée dès sa plus tendre enfance, et qu’elle y mette son orgueil, ce qui la détournera de le mettre ailleurs ; que sa femme n’ait pas de personnalité et par conséquent point de religion différente de celle qu’il a, ce qui est la manière la plus accusée, presque la plus agressive d’avoir une personne et ce qui borne redoutablement l’empire qu’il prétend garder ; que sa femme ait quelques petits talents d’agrément, mais avec discrétion, assez grands pour charmer les réunions de famille, assez médiocres pour que la femme ne songe pas à briller devant un cercle de gens qui s’y connaîtraient. »

Là certainement s’arrête le rêve de Sganarelle, si déjà il n’est pas un peu dépassé.

Le rêve de Rousseau va un peu plus loin. Il admet qu’on désire un peu de talent de conversation ; car il admet qu’on reçoive 6 Dès qu’on reçoit, il faut savoir causer, savoir démêler les sentiments de ceux qu’on reçoit, et même avoir l’art de les retenir ; et de là, art de causer, psychologie, coquetterie, le tout à l’avantage d’un mari qui aime à ne pas rester toujours seul. Vous voyez que l’idéal de Rousseau est bien celui de Sganarelle, mais d’un Sganarelle seulement un peu affiné, qui ne serait pas tout à fait un ours et qui voudrait, de temps en temps, avoir un peu de monde autour de soi ; et voilà tout.

Remarquez du reste qu’après cet élargissement en quelque sorte de son programme — car, encore une fois, c’est plutôt un élargissement qu’une contradiction — Rousseau se ramène à sa Sophie initiale, à sa Sophie primitive, rurale, ménagère et forestière, qui, tout compte fait, n’est qu’une Agnès sachant un peu de musique.

Rousseau, en dernière analyse, sur la question des femmes, pense exactement comme le Molière de 1672.

Pourquoi Rousseau, si large d’esprit, si généreux, si libéral, si émancipateur, si élevé, est-il sur cette question dans le même état d’esprit que le bourgeois des bourgeois, que d’ordinaire il aimé si peu qu’il suffit que celui-ci soit d’un avis pour qu’il soit d’un autre ? Parce que Rousseau, pareil en ceci à la plupart des hommes, n’a plus sa pleine liberté d’esprit quand il parle des femmes, et, quand il parle des femmes, inconsciemment, ne songe qu’à lui.

C’est la femme qu’il aurait voulu avoir qu’il a appelée Sophie. Sophie, c’est Thérèse, corrigée, améliorée, idéalisée. C’est bien Thérèse ; car une des vanités de Rousseau et une des suggestions de son amour-propre a été de toujours soutenir qu’il ne s’était pas trompé en s’unissant à elle ; mais c’est Thérèse un peu telle qu’elle était, un peu telle qu’il aurait désiré qu’elle fût. Elle était ignorante ; rien de mieux ; oh ! la chose vaine que de savoir quelque chose ! Mais Rousseau eût désiré qu’elle eût été capable d’apprendre de lui quelque chose. Elle était « stupide », c’est lui qui l’a dit ; ce n’est pas mauvais, mais il l’eût désirée aussi simple, un peu moins épaisse. Elle était assez bonne aux soins domestiques ; voilà l’essentiel, certes, mais il eût souhaité que, sans savoir la musique, elle chantât agréablement au dessert. Elle était fidèle ; mais Rousseau eût désiré que, plus capable de comprendre les sentiments et les menées des hommes, elle fût toujours et certainement de force à déjouer leurs trames possibles. Thérèse n’avait point de conversation ; c’est l’excès d’une qualité ; Rousseau aurait désiré que, sans être lettrée, ce qui est la chose odieuse, elle eût été exercée à soutenir une causerie agréable, le cas échéant, avec quelques honnêtes hommes. Elle n’était pas toujours hostile aux amis de Rousseau et en général elle les recevait assez bien : il aurait désiré que de plus elle les intéressât un peu et fût assez aimable, sinon pour provoquer leurs hommages, du moins pour leur inspirer quelque idée de lui en faire. Une paysanne un peu dégrossie ou une grisette un peu nettoyée, surtout femme d’intérieur et bonne ménagère, mais qui cependant lui eût fait quelque honneur devant ses amis : voilà ce que Rousseau a rêvé en traçant le portrait de Sophie.

Cela dépasse un peu Sganarelle, dépasse un peu Arnolphe, dépasse même un peu, si l’on veut, Chrysale, mais de très peu et dans la mesure seulement où Rousseau souhaiterait, outre « être servi », être amusé.

C’est un rêve où il n’entre, à le bien prendre, aucune générosité ni même aucune idée générale ; mais où il entre beaucoup d’égoïsme naïf et ingénu.

On se dira peut-être que Rousseau a peint deux fois la femme de ses rêves. On se demandera peut-être pourquoi il y a entre la Julie de la Nouvelle Héloïse et Sophie des différences sensibles. Je ferai d’abord remarquer que ces différences au fond ne sont pas très grandes. Julie n’est pas ignorante, mais elle est très peu instruite. Elle comprend l’italien, mais, chez une suissesse, cela n’indique pas une instruction poussée très loin. Elle semble avoir très peu lu étant jeune fille, et, depuis qu’elle est mariée, elle semble ne plus lire du tout. Julie n’est aucunement une lettrée. Elle est avant tout une admirable maîtresse de maison rurale et agricole, de quoi je ne songe d’ailleurs qu’à la féliciter, et une mère très vigilante dont je la félicite encore davantage, et elle élève ses enfants qui ont moins de douze ans selon les idées de l’Emile (déjà), c’est-à-dire en ne leur apprenant rien par les livres.

On voit par ses lettres qu’elle a l’art ou le don de la conversation ; elle a d’instinct la connaissance des hommes et une grande pénétration à démêler leurs sentiments secrets ; et, sans avoir de coquetterie à proprement parler, elle a un don de séduction naturelle qui s’exerce sur tous les hommes, qui, s’il n’est pas coquetterie, en tient lieu suffisamment pour en remplir tout l’office. Tout compte fait, elle ressemble assez à « la femme » tracée dans la Sophie de Rousseau.

Je ne vois qu’un point par où elle s’en distingue profondément. Elle n’est pas de la religion de son mari. Née protestante, et ayant épousé un athée, elle reste protestante très énergiquement et avec ferveur. Elle élève, il est vrai, ses enfants sans catéchisme, mais remarquez que ce sont tous deux des garçons et que l’opinion de Rousseau dans Emile et dans Sophie est que l’on doit catéchiser les petites filles, mais ne parler religion aux garçons qu’à dix-huit ans, et que, par conséquent, sur ce point, Rousseau ne se contredit point. Reste que Julie ne suit pas les opinions religieuses de son mari et qu’au contraire c’est elle qui finit par le convertir aux siennes. Voilà une différence essentielle entre Julie et Sophie.

Rousseau répondrait peut-être qu’il s’agit d’un mari qui n’a pas de religion du tout ; que, s’il en avait une, Julie suivrait celle-ci et ferait bien ; mais que, M. de Wolmar étant athée, et la nécessité d’avoir une religion étant tenue pour absolue dans le système de Rousseau pour être honnête homme et bon citoyen, le cas fait exception et raison est que Julie convertisse Wolmar et non pas que Wolmar convertisse Julie. Je le veux très bien, mais il aurait peut-être fallu prévenir.

Toujours est-il que là est le seul point où Julie diffère radicalement de Sophie. Partout ailleurs, de même que Sophie est d’un demi-degré au-dessus de l’idéal de Sganarelle, de même Julie est d’un degré au-dessus de Sophie et point davantage.

— Oh ! me dira-t-on, ce n’est point ainsi qu’il faut doser. Il faut recevoir l’impression générale des choses ; il faut noter la place où, tout le roman lu, Julie se met dans notre esprit et, à en juger de la sorte, Julie est beaucoup plus grande, beaucoup plus haute, beaucoup plus riche aussi et consistante que Sophie !

— Tout compte fait, il est très vrai ; et il faut reconnaître que, de la Nouvelle Héloïse à Sophie, l’idéal féminin de Rousseau, toujours confus, du reste, a baissé. En écrivant la Nouvelle Héloïse, Rousseau est parfaitement dans son état d’esprit habituel, amour de la simplicité de mœurs, de la simplicité d’esprit, de la simplicité de cœur et de la simplicité d’éducation ; mais il est sous l’influence de Mme d’Epinay, qu’il a aimée un peu plus qu’il n’a voulu en convenir, de Mme d’Houdetot qu’il a aimée passionnément, et, quoiqu’il ait peint Julie surtout en esprit de réaction contre Mme d’Epinay et même contre Mme d’Houdetot, pourtant encore il y a dans Julie des traces, non de grande dame, ce que ni Mme d’Epinay ni Mme d’Houdetot n’ont jamais été, du moins de dame, de châtelaine, de femme à conversation brillante et à lettres où il y a, non seulement du sentiment, mais de l’esprit et de la littérature.

Deux ans plus tard, en écrivant Sophie, il est revenu des dames — pour jamais, remarquez-le ; — il a de la rancune à leur égard, surtout à l’égard de celles qui tiennent bureau d’esprit, un peu à l’égard de celles qui aiment les littérateurs, et décidément il se dit comme Proudhon : « ou ménagère, ou courtisane,  » et il ajoute : « Mon choix est fait. Thérèse un peu plus cultivée, oh ! non pas beaucoup plus, voilà le bon parti. » Mlle Le Vasseur n’a jamais su quels immenses services lui avaient rendus Mme d’Epinay et Mme d’Houdetot, et à quel point le goût, incompréhensible par ailleurs de Rousseau pour elle, s’explique par les souvenirs que ces deux dames avaient laissés dans son esprit.

Tant y a que Rousseau, par tempérament et par nature générale d’esprit inconciliable et irréconciliable avec Molière, se trouve en définitive sur la question féminine très sensiblement d’accord avec lui, à tel point même qu’au fond et à en juger par ses ouvrages de la quarantième année, et plus librement conçus que ceux de la cinquantième, Molière est plus « féministe » que lui.

Mais n’oublions pas que c’est le seul point de tous où Rousseau et Molière se soient rencontrés et qu’à tous les autres égards ils sont exactement aux antipodes.

VIII — Conclusions

— Mais que faites-vous alors de cette théorie si vraisemblable, soutenue si brillamment par Brunetière, par d’autres aussi, qui veut que toute la philosophie de Molière, soit le retour à la nature, l’obéissance à la nature, la nature toujours prise pour guide ; et comment, s’il en est ainsi, Rousseau peut-il être si loin de Molière, Rousseau qui n’a pas d’autre philosophie que le retour à la nature, la nature prise pour maîtresse de mœurs et l’obéissance aux conseils infaillibles de la nature ?

— Je dirai de cette théorie, avec regret, que je la crois fausse, estimant que Rousseau est essentiellement partisan de la nature, mais que Molière ne l’est point.

Comment nous prouve-t-on que Molière est un naturaliste ou un naturiste à la manière de Rabelais, de Montaigne et de Diderot ? En nous faisant remarquer : 1° que dans Molière les préjugés sociaux sont vaincus par la nature ; 2° que, dans Molière, ceux qui veulent contrarier la nature, de quelque façon que ce soit, sont tous bafoués ; 3° que, dans Molière, tous ceux qui suivent le mouvement et les enseignements directs de la nature sont tous personnages sympathiques.

Il n’y a, à mon avis, rien de vrai dans ces trois affirmations.

1° Dans Molière, les préjugés sociaux sont vaincus et comme démantelés et balayés par la nature irrésistible. « La grande leçon à la fois d’esthétique et de morale que la comédie de Molière nous donne, c’est qu’il faut nous soumettre et, si nous le pouvons, nous conformer à la nature. Par là, par l’intention d’imiter fidèlement la nature, s’expliquent, dans le théâtre de Molière, la subordination des situations aux caractères, la simplicité de ses intrigues, l’insuffisance de ses dénouements qui, justement, parce qu’ils n’en sont point, ressemblent d’autant plus à la vie où rien ne commence et rien ne finit. »

Ceci ne prouve point du tout que Molière veut qu’on obéisse, dans la vie, aux suggestions de la nature ; il prouve seulement que, comme auteur, il veut peindre la vie telle qu’elle est, plutôt que suivre son imagination ; ceci n’a absolument aucun rapport avec la question posée.

Si je voulais me divertir, je dirais même que ceci va contre la thèse posée ; car si Molière était convaincu que l’homme doit suivre son mouvement naturel, Molière, dans sa vie à lui, c’est-à-dire dans sa vie d’auteur, suivrait son mouvement naturel d’auteur, qui est de s’abandonner à son imagination et non de s’assujettir à l’objet, ce qui est une contrainte ; et que, donc, de la méthode de travail de Molière, il faut tirer cette conclusion qu’il est partisan de l’effort, de l’asservissement volontaire à quelque chose qui est en dehors de nous, loin de l’être de l’abandonnement aux instincts et au tempérament.

Et que, si l’on me répondait que précisément le mouvement naturel de Molière était de s’assujettir à l’objet, je répliquerais qu’on n’en sait rien du tout, Molière ayant écrit autant de pièces où se joue son imagination débridée, et ce sont ses farces, qu’il en a écrit où l’auteur se fait le serviteur exact et fidèle de ce que le monde présente à ses yeux ; et que, par conséquent, je suis plutôt autorisé à dire que son mouvement naturel, celui connu de tous les auteurs, était d’imaginer librement, qu’on ne l’est à croire qu’il était serviteur né et instinctif de la réalité.

Mais je reviens à me contenter de dire que la méthode de travail de Molière ne donne aucune indication sur ses tendances philosophiques. Il est probable que Corneille a, lui aussi, dans ses plus grands ouvrages, subordonné les situations aux caractères, et l’on ne songe sans doute point à dire que sa philosophie soit naturaliste.

 

Passons à un autre argument.

« Entre tant de moyens qu’il y a de provoquer le rire, si Molière savait trop bien son triple métier d’auteur, d’acteur et de directeur pour en avoir dédaigné aucun sans en excepter les plus vulgaires, il y en a pourtant un qu’il préfère, et, ce moyen, c’est celui qui consiste à nous égayer aux dépens des conventions et des préjugés vaincus par la toute-puissance de la nature. »

Où voit-on cela ? Car je suis réduit à le chercher parce qu’on ne m’en donne pas des exemples, et les petits esprits ont besoin d’exemples, comme disait Diderot. Où voit-on cela ? Molière, c’est le préjugé vaincu. Dans quelle pièce ? Dans les Précieuses ridicules ? Le jargon des précieuses est-il un préjugé ? C’est une excentricité. Ce n’est pas la même chose. C’est le contraire. Et par quoi est-il vaincu ? Par la toute-puissance de la nature ? Non ; par une farce jouée aux précieuses par leurs amants dédaignés.

Dans l’École des Maris ? La crainte d’être cocu n’est nullement un préjugé ni une convention, c’est un travers, c’est une obsession, c’est une manie.

Dans l’École des Femmes ? L’égoïsme féroce n’est pas un préjugé ni une convention ; c’est un vice ; et notez qu’il est si naturel, qu’il est la nature, elle-même. Or c’est lui qui, dans l’École des Femmes, est le vaincu. On ne peut donc guère parler ici de préjugé vaincu. Mais, d’un autre côté, Agnès aussi est un égoïsme féroce et elle aussi est la nature elle-même. Certes ! Dites alors que dans l’École des Femmes il y a, non la nature se battant contre un préjugé, mais deux forces de la nature, très semblables l’une à l’autre, qui se battent l’une contre l’autre.

Dans Don Juan ? Quel est le préjugé ou la convention qui dans Don Juan est battu en brèche par la nature et où est la victoire de la nature ? Il n’y a que des vices, mouvements naturels, s’il en est, qui finissent par être vaincus par une intervention divine. De duel entre la nature et la convention, pas l’ombre.

Dans le Misanthrope ? Ici, il y a une lutte entre la convention sociale représentée par Philinte et aussi par Célimène et le mouvement naturel représenté par Alceste. Seulement, c’est le représentant de la nature qui est vaincu et c’est aux dépens de la nature, vaincue par la toute-puissance des conventions, que Molière nous a égayés.

Dans le Tartuffe ? Ici il n’y a aucune convention ni aucun préjugé. Il n’y a que des passions naturelles, sentiment religieux peu éclairé et peu élevé, primitif, chez Orgon, avidité et luxure chez Tartuffe, vaincues par une intervention royale. Comme dans Don Juan, de duel entre la nature et la convention, pas l’ombre.

Dans l’Avare ? Peinture d’un vice et de ses conséquences soit comiques soit quasi tragiques. Rien de plus. Que si, par un abus de mots, vous prétendez que l’avarice est un préjugé, je dirai que, dans l’Avare, ce prétendu préjugé n’est nullement ni en lutte avec une force de la nature ni vaincu par elle. Il n’est en lutte avec rien ni vaincu par rien. Il fait rire par lui-même, et l’auteur ne nous égaie qu’avec l’exposition même, la présentation même de ce préjugé en tout son détail.

Dans George Dandin ? Où est le préjugé, où est la convention ? Il n’y a que des forces de la nature luttant l’une contre l’autre : passion de possession chez Dandin, passion d’indépendance et de jouissance chez Angélique. Voulez-vous, pour ajouter cette pièce à votre thèse, habiller une de ces forces naturelles en préjugé ? Laquelle sera-ce ? La passion de possession qui est chez Dandin ? Je veux bien ; mais alors, vous aurez trop raison, ce qui est la plus grave façon d’avoir tort ; car si vous qualifiez préjugé une passion aussi naturelle que celle qui consiste à vouloir être propriétaire de sa femme, vous ne le pouvez qu’en qualifiant préjugés toutes les passions, sous prétexte que dans toute passion il y a toujours une erreur, et alors il vous sera trop facile, dans chaque pièce de Molière, de dénoncer comme préjugé la passion qui sera vaincue ou seulement qui sera raillée et de conclure que dans Molière c’est toujours du préjugé qu’on se moque et le préjugé que l’on flagelle.

Dans les Femmes savantes ? Où est le préjugé ? Où est la convention ? Il y a une passion, extrêmement naturelle, qui est la démangeaison d’avoir de l’esprit et de jouir de la supériorité que cela vous donne sur les autres. Cette passion est si naturelle qu’on la trouve à tout instant dans le peuple. Elle est la libido sciendi accompagnée de sa cause qui est la vanité. Il n’y a de préjugé ici que cette part d’erreur que nous avons dit qui est dans toute passion quelle qu’elle soit. Or, en tenant compte de cette part d’erreur et en l’appelant préjugé, est-ce ce préjugé qui est raillé et qui est vaincu dans les Femmes savantes ? Point ; c’est la passion elle-même, c’est la vanité. Par vanité, Philaminte a voulu avoir pour gendre un brillant homme de lettres. C’est dans sa vanité qu’elle est punie. Ce brillant homme de lettres était un pleutre.

Dans le Malade imaginaire ?

— Cette fois vous donnerez les mains. Dans le Malade imaginaire, Molière s’attaque à un préjugé : la confiance en la médecine.

— Non pas ; il s’attaque à une passion, et furieusement naturelle : la peur de la mort. Argan est entre les mains de Purgon et de Diafoirus et de Thomas Diafoirus et de tous les Diafoirus du monde par peur de la mort, comme Orgon est entre les mains de Tartuffe par peur de l’enfer. C’est là le fond du Malade imaginaire. Et c’est bien pour cela que son frère, en bon dialecticien, combattant sa passion par sa passion même, lui représente qu’avec toutes ses drogues il risque d’abréger ses jours : « Une grande marque que vous vous portez bien et que vous avez un corps parfaitement bien composé, c’est qu’avec tous les soins que vous avez pris, vous n’avez pu parvenir encore à gâter la bonté de votre tempérament et que vous n’êtes point crevé de toutes les médecines qu’on vous a fait prendre… Si vous n’y prenez garde, M. Purgon prendra tant de soins de vous qu’il vous enverra en l’autre monde. » Voilà le fond même du Malade imaginaire : la peur de la mort mène à la mort et, par conséquent, doit être combattue par la peur même, raisonnable, de la mort.

— Cependant Béralde attaque les médecins eux-mêmes et les nie.

— Sans doute, mais surtout par une nécessité de son argumentation. Il vient de dire ce que je viens de transcrire et que, par parenthèse, on omet toujours quand on le cite, oubliant que c’est la base même de son raisonnement. Or pour que ce que je viens de transcrire soit probant, il faut qu’il ne soit pas vrai que les médecins donnent la santé et qu’il ne reste que le danger qu’il y a à se gorger de substances dangereuses. De là la nécessité pour Béralde de nier les médecins, et encore seulement pour le siècle dont il est7 en tant que pouvant guérir.

— Mais la pièce tout entière est contre les médecins.

— Assurément elle n’est pas en leur faveur ; mais encore, comme le dit Béralde, « ce ne sont point les médecins que joue Molière, mais le ridicule de la médecine », et c’est à-dire ce sont les médecins qui sont assez ridicules pour se croire infaillibles, tout de même que les professeurs de danse et de philosophie sont assez ridicules pour se croire utiles à la société, et ce sont les malades qui sont assez naïfs pour avoir confiance en ces médecins-là. Remarquez, en effet, que le ridicule de la pièce, encore qu’il porte incontestablement sur les médecins, porte beaucoup plus sur Argan, assez abêti et « hébété » par la terreur de la mort pour prendre au sérieux les Purgon et les Diafoirus ; et les Diafoirus et les Purgon ne sont faits à ce point grotesques et burlesques que pour montrer à quel point Argan est stupidifié par l’effroi du trépas. Le ridicule de la pièce porte donc surtout sur Argan, et c’est-à-dire, non sur un préjugé ou une convention, mais sur une lâcheté, et c’est-à-dire non seulement sur un sentiment naturel, mais sur la nature même.

Dans le Bourgeois gentilhomme ? Cette fois, je rends les armes. Oui, la ridiculisation du Bourgeois gentilhomme est la ridiculisation d’un préjugé, du préjugé de la gentilhommerie. Encore pourrais-je dire et dois-je dire que c’est surtout la ridiculisation de la vanité, laquelle est une passion naturelle ; et de l’ambition, laquelle est une passion naturelle ; n’oublions point cela. Cependant, et c’est ici, pour ainsi parler, la mensuration juste, en tant que chez M. Jourdain l’ambition et la vanité n’ont qu’une forme, à savoir le désir de passer pour gentilhomme, M. Jourdain est un homme embrassant avec passion un préjugé, et dont toute la passion consiste à embrasser un préjugé, et, par conséquent, en le ridiculisant, c’est le préjugé qu’on ridiculise ; et il est très vrai qu’en cette pièce la nature, la bonne nature, représentée par Mme Jourdain et par Nicole, raille victorieusement M. Jourdain.

Voilà, à mon avis, la seule pièce où la théorie : Molière, c’est le préjugé vaincu et la nature intronisée en lieu et place de la convention, est, partiellement encore, mais, tout compte fait, assez largement, justifiée.

2° Dans Molière, tous ceux qui veulent contrarier la nature sont bafoués. « Par la confiance qu’il a dans la nature s’explique encore et surtout le caractère de sa satire, si, comme on le sait, il ne l’a jamais dirigée que contre ceux dont le vice ou le ridicule est de masquer, de fausser, d’altérer, de comprimer ou de vouloir contraindre la nature. » — Ici, l’on donne des exemples. Les gens qui, comme dit Pascal, masquent la nature et la déguisent, ce sont « précieuses de toute espèce, marquis ridicules, prudes sur le retour, barbons amoureux, bourgeois qui veulent faire les gentilshommes, mères de famille qui jouent à la philosophie, sacristains ou grands seigneurs qui couvrent de l’intérêt du ciel leur fier ressentiment, les Don Juan et les Tartuffe, les Philaminte et les Jourdain, les Arnolphe, les Arsinoé, les Acaste et les Madelon, les Diafoirus et les Purgon. »

Le trouble de la théorie se marque ici au pêle-mêle des personnages assemblés comme représentants « d’antiphysis » et comme êtres contre nature. Philaminte et Don Juan, Tartuffe et Arnolphe, Arsinoé et Acaste, etc. Philaminte veut s’élever au-dessus de la nature ? Soit. Et Don Juan ? Est-ce qu’il ne suit pas la nature tout simplement ? Est-ce qu’il la masque, est-ce qu’il la déguise, est-ce qu’il « s’en distingue », est-ce qu’il « en sort », est-ce qu’il « affecte la prétention de la gouverner et de la réduire », Tartuffe enseigne à mépriser les mouvements naturels, et, du reste, les suit tous, ou les plus impérieux, mais enfin il enseigne à les mépriser. Soit. Mais Arnolphe est-il autre chose que le personnage le plus naturel et le plus nature du monde, avec son égoïsme de primitif, de barbare, de sauvage, de fuégien, qui ne songe même pas à se dissimuler et qui a pour essentiel élément de comique la naïveté même et le cynisme ? Quel rapport entre Arsinoé, médisante et hypocrite, et Acaste avec sa fatuité ingénue, si ingénue qu’elle semble beaucoup plus d’un « faraud » de barrière ou de village que d’un homme de cour ?

Chose étrange — encore que l’on soit si féru de l’idée que Molière a pour agréable l’obéissance aux mouvements les plus fougueux de la nature, — que l’on en vienne à dire qu’il n’a jamais attaqué ni l’ambition ni la débauche ! « C’est ainsi qu’il ne s’en est point pris au libertinage ou à la débauche ; il ne s’en est point pris à l’ambition ; on ne voit même pas qu’il ait manifesté l’intention de les attaquer jamais. En effet, ce sont des vices qui opèrent dans le sens de l’instinct conformément à la nature ; ce sont vices qui s’avouent et, au besoin, dont on se pare. Quoi de plus naturel à l’homme que de vouloir s’élever au-dessus de ses semblables, si ce n’est de vouloir jouir des plaisirs de la vie ? »

Ainsi Molière n’a jamais attaqué, ni voulu attaquer l’ambition ? Qu’est-ce donc que Tartuffe dans l’ordre tragique et Jourdain dans l’ordre comique ? Tartuffe n’est-il pas l’ambitieux qui capte les héritages et les donations pour arriver à la puissance que donne l’argent, et n’y a-t-il nul rapport entre Tartuffe et Rodin ou Bel-Ami ? Jourdain, moins sinistre, n’est-il pas l’homme qui veut se décrasser et se faire des relations belles pour que l’on parle de lui dans la Chambre du Roi, et n’y a-t-il nul rapport entre Jourdain et Samuel Bernard ?

Molière n’a jamais attaqué le libertinage et la débauche ? Qu’est-ce donc que ce même Tartuffe (qui collectionne les vices et les appétits) et qu’est-ce donc que Don Juan ? Que faudrait-il que Molière eût écrit pour passer pour avoir attaqué le libertinage et la débauche ? Mais non, ambition, libertinage, débauche, sont dans le sens de la nature, et par conséquent Molière ne peut pas les avoir attaqués, car, s’il les avait attaqués, la théorie serait fausse, et il ne se peut qu’elle le soit.

De même, ce qui prouve que Molière est toujours avec nature, même vicieuse et honteuse, ce sont les paroles d’Angélique dans George Dandin : « Je veux jouir, s’il vous plaît, de quelques beaux jours que m’offre la jeunesse et prendre les douces libertés que l’âge me permet. » C’est le cri de la nature. Suivons donc la nature, voilà pour Molière la règle des règles, j’entends celle qui règle les autres et à laquelle, donc, il faut qu’on les rapporte toutes…

Peut-être est-il hasardeux de supposer que Molière ait choisi Angélique pour être l’interprète la plus fidèle et la plus exacte de sa pensée et pour formuler la règle des règles. Je sais bien que Rousseau raisonne souvent ainsi et que sa méthode courante est de prendre le personnage de Molière qui lui déplaît le plus pour le solidariser avec Molière, pour le considérer comme l’interprète de Molière, pour le considérer comme Molière lui-même et pour mépriser Molière sous son nom ; mais c’est un peu trop procédure de procès de tendances.

De même enfin, j’y reviens, mais à un point de vue nouveau, les attaques de Molière contre les médecins tenues pour une apothéose de la nature. Les médecins prétendent s’opposer à la mort ; la mort est naturelle, voilà pourquoi Molière a détesté les médecins. Ce serait pousser l’amour, le respect et le culte de la nature jusqu’à une superstition, un fétichisme, un fatalisme oriental qui serait bien surprenant. Aucun mysticisme ne ressemble à Molière et celui-ci non pas, ce me semble, plus qu’un autre.

Examinons pourtant. La thèse serait vraie, ou du moins elle pourrait être soutenue, plus ou moins brillamment selon le talent de l’auteur, si Molière avait reproché aux médecins de guérir ; oui bien, s’il leur avait reproché, en guérissant, de contrarier le vœu et l’œuvre de la sainte nature. Mais il leur reproche précisément de ne guérir point et même d’aider la nature à nous faire mourir. Ce n’est donc point du tout le respect superstitieux de la nature qui l’inspire et qui le guide et qu’il aime.

— Vous me répondrez : c’est prétendre guérir, et cela seulement, qui irrite Molière comme une insulte à la sainte nature qui veut qu’on meure.

— Soit ; mais alors ce n’est qu’une prétention, qu’une présomption, qu’une vanité, que poursuit et que ridiculise Molière ; et alors il n’y a pas lieu, pour expliquer ces attaques, de faire intervenir le mysticisme naturaliste, puisqu’elles sont suffisamment explicables par l’horreur de Molière pour toute vanité quelle qu’elle soit, que ce soit celle de George Dandin, de M. Jourdain, d’Oronte, d’Acaste ou de Caritidès. Les médecins sont des présomptueux, des charlatans et des pédants ; cela suffit à Molière pour qu’il se moque d’eux et à moi pour comprendre pourquoi Molière les met en pièces.

3° Tous les personnages qui s’opposent à l’instinct de la nature sont moqués par Molière ; « Inversement, nous dit-on, tous ceux qui suivent la nature, la bonne nature, les Martine et les Nicole, son Chrysale et sa Mme Jourdain, Agnès, son Alceste, son Henriette, avec quelle sympathie ne les a-t-il pas toujours traités ! « Voilà ses gens, voilà comme il faut en user. » Tels qu’ils sont, ils se montrent, ils font ressortir, ils mettent dans son jour la complaisance universelle et un peu vile de Philinte, l’égoïsme féroce d’Arnolphe, la sottise de M. Jourdain, les minauderies prétentieuses d’Armande ou la préciosité solennelle de Philaminte. »

Sur ceci, je remarque d’abord que la théorie doit n’être pas très sûre, puisqu’elle ne porte pas et ne soutient pas, si je puis ainsi parler, des jugements concordants sur les différents personnages, et puisque, toujours en s’appuyant sur elle, on nous range le même personnage tantôt parmi les servants de la nature, tantôt parmi ceux qui la contrarient. Dans le texte que je viens de transcrire, celui qui est dans le sens de la nature, c’est Alceste, et il est le personnage chéri de Molière ; il est son Alceste ; et Philinte, contrariant la nature, puisqu’il la déguise, est un complaisant vil et universel que Molière méprise et ridiculise. Or, dans le même article, Philinte nous est donné comme étant, dans l’esprit de Molière, l’honnête homme de la pièce et comme étant le porte-parole de Molière lui-même ; et il nous est donné encore comme n’étant, pas plus qu’Alceste, l’idéal de Molière, mais une partie seulement de la pensée de Molière :

« L’homme, dit Voltaire, est, comme le reste de la nature, ce qu’il doit être. » Molière n’avait pas dit autre chose par la bouche de Philinte, l’honnête homme du Misanthrope :

Je prends tout doucement les hommes comme ils sont, etc.

Ailleurs : « Il faudrait avoir établi que les discours de Cléante sont l’expression de la vraie pensée de Molière. Or, on ne le peut pas plus qu’on ne peut rendre Molière solidaire, dans son Misanthrope, d’Alceste ou de Philinte… Dans le Misanthrope, la sincère Eliante départage Alceste et Philinte [c’est-à-dire, comme l’indique le contexte, prend, interprète de Molière, entre Alceste et Philinte, un tiers parti qui montre très bien que ni Alceste ni Philinte ne représente Molière lui-même] .

Cela fait trois Philinte : un Philinte qui est dans le sens de la nature et sympathique à Molière ; un Philinte qui est à contre-sens de la nature et qui est antipathique à Molière ; un Philinte qui est ce qu’il peut, mais avec qui Molière ni ne se solidarise ni ne se bat, qui n’est ni précisément sympathique ni précisément antipathique à Molière, non plus, du reste, qu’Alceste lui-même.

Or que, dominé par telle théorie ou telle autre, un critique trouve jusqu’à trois significations à un personnage, la première absolument contraire à la seconde et une troisième contredisant les deux autres, cela prouve que la théorie n’est pas sûre ; cela prouve que le guide trompe.

Je remarque aussi que Martine, Nicole, Chrysale, Mme Jourdain, Alceste et Henriette suivent peut-être tous la nature, la bonne nature, mais la suivent par des chemins bien divers. Agnès est dans le sens de la nature par sa stupidité et sa sensualité vite éveillée ; Alceste lest par sa franchise, sa vive et prompte pénétration des défauts des hommes et la force de caractère par laquelle il bride sa sensualité, par quoi il serait humilié s’il l’écoutait. Voilà des naturistes très différents au moins et la nature enseigne des choses bien diverses.

Henriette et Mme Jourdain sont toutes deux dans le sens de la nature. Je le veux très bien ; mais l’une est très spirituelle et l’autre très vulgaire, l’une inirritable et l’autre irascible, criarde et acariâtre, l’une inaccessible à la jalousie et l’autre ardente de jalousie… J’accorderai tout ce qu’on voudra pourvu qu’on m’accorde qu’elles ont peu de points de contact.

Et, d’autre part, je me demande souvent lequel est le plus « dans le sens de la nature », de celui qu’on me présente comme naturel et de celui qu’on me donne comme contre nature. Alceste et Philinte reviennent toujours. Lequel est le plus naturel, de la rude franchise ou de la douceur complaisante ? Mon Dieu, tous les deux sont des mouvements naturels.

Vouloir vivre de bonne soupe est très naturel ; avoir de la curiosité, et c’est pour cela que l’on s’instruit, est très naturel aussi ; Martine est évidemment une enfant de la nature ; mais vouloir épouser une jolie fille qui a de la fortune est aussi très naturel, et Trissotin n’est pas contre nature le moins du monde ; et je tiens qu’Arnolphe et Sganarelle qui ne veulent pas être cocus sont des sots incontestablement, mais obéissent à un sentiment qui est dans la nature autant qu’il est possible d’y être.

Remarquez que sept fois sur dix, c’est la vanité que Molière entreprend et ridiculise. Or, descendez dans les classes que l’on répute être le plus près de la nature, vous trouverez partout la vanité, qui est une tendance presque absolument universelle.

Enfin rien n’est plus difficile que de décider si ceux-là sont plus dans le sens de la nature, que Molière attaque, ou plus dans le sens de la nature, ceux-là que Molière approuve.

Dernier argument, et du reste très bon, les servantes de Molière. Chose très significative, nous dit-on, que très souvent pour soutenir la thèse qu’il veut faire admettre, pour être les représentants de la droite raison et de la sagesse, Molière ait choisi des servantes. Il y a Dorine, il y a Martine, il y a Nicole. (Et j’ajouterai qu’il le fait quelquefois contre toute raison technique et que l’on s’étonne que le grand plaidoyer contre Tartuffe soit mis dans la bouche de Dorine et que le grand plaidoyer, un des deux grands plaidoyers, au moins, contre les femmes savantes, soit mis dans la bouche de Martine qui, congédiée le matin et rentrée comme furtivement, aurait si grand intérêt à la tenir close.) N’est-ce point, nous dit-on, la preuve que ce sont les êtres les plus proches de la nature que Molière charge de faire la leçon aux imbéciles qui s’en éloignent. « Considérez seulement la place et le rôle qu’y tiennent — je ne dis pas les soubrettes, mais les servantes, ce n’est pas la même chose [très juste] — la Nicole du Bourgeois gentilhomme ou Martine encore dans les Femmes savantes, vraies filles de la nature s’il en fut, qui ne font point d’esprit comme la Norine de M. de Pourceaugnac ou comme la Dorine de Tartuffe, mais dont le naïf bon sens s’échappe en saillies proverbiales et qui ne nous font rire, qui ne sont comiques ou drôles qu’à force d’être vraies. Ne semble-t-il pas qu’elles sont là pour nous dire que tout ce qu’on appelle du nom d’instruction ou d’éducation, inutile où la nature manque, ne peut, là où elle existe, que la fausser en la contrariant ? Un seul mot d’elles suffit pour déconcerter la science toute neuve de M. Jourdain ou pour fermer la bouche à la majestueuse Philaminte, et, ce mot, elles ne l’ont point cherché ; c’est la nature qui le leur a suggéré, cette nature que leurs maîtres, en essayant de la perfectionner, n’ont fait, nous le voyons, qu’altérer, que défigurer, que corrompre en eux. Ou encore, tandis que leurs maîtres, à chaque pas qu’ils font, s’enfoncent plus avant dans le ridicule, elles sont belles, elles, si je puis ainsi dire, de leur simplicité, de leur ignorance et de leur santé. »

Encore que je n’entende point du tout « l’éducation inutile où la nature manque », ne sachant pas où manque la nature ; encore que je ne trouve pas qu’il faille triompher de ce que Nicole déconcerte la science de M. Jourdain, puisqu’on reconnaît que cette science est toute neuve, et c’est-à-dire ébranlable au premier choc ; et encore que Philaminte ait la bouche fermée, on en conviendra, non par la force invincible des apophtegmes de Martine, mais par le mépris qu’elle fait d’eux ; je reconnais qu’il y a un grand sens dans cette page et je prie qu’on la marque ici d’une « oreille » pour la retrouver ; car j’y reviendrai plus loin pour en tirer un grand parti.

Mais, pour ce qui est de prouver que Molière met la nature primitive au-dessus de l’instruction, de l’éducation et de la civilisation, comme fait Rousseau, serviteur ! Il faudrait un peu voir, moins ce que sont ces servantes raisonneuses que ce qu’elles disent, et se demander si ce qu’elles prêchent, c’est ce mouvement instructif de la nature que l’on veut que Molière préconise.

Or, c’est ce qu’elles ne prônent point du tout.

Dorine est, avant tout, une satirique : portrait satirique de Tartuffe, portraits satiriques de Daphné et de son petit époux et de Mme Oronte ; portrait satirique d’Orgon ; narration satirique de la maladie d’Elmire et des consolations que Tartuffe s’est données à ce propos ; épigrammes à Orgon ; épigrammes à Tartuffe ; voilà surtout son rôle. Là où elle est didactique — on me pardonnera le pédantisme des expressions — elle ne soutient que deux thèses, la première qu’il est scandaleux que Tartuffe commande dans la maison ; la seconde qu’à marier une fille à quelqu’un qui ne lui plaît pas, il y a danger pour le mari. La première thèse n’a rien à voir avec la philosophie de la nature ; la seconde y ressortirait davantage ; mais ce n’est point pour l’autoriser que Molière l’a mise dans la bouche d’une servante, puisque cette même thèse, exactement la même, il la met, en ses Femmes savantes, dans la bouche d’Henriette. Il croit que cette thèse vaut par elle-même et il a bien raison.

Mais laissons Dorine, puisqu’on nous dit, ce qui est assez vrai, que c’est surtout une femme d’esprit, et venons à Martine et à Nicole. Plaident-elles, — comme elles pourraient plaider, dans leur style, — pour l’instinct naturel ?

Martine plaide pour l’incorrection grammaticale, c’est-à-dire pro domo sua, et il n’y a rien à dire ; et puis elle plaide : 1° pour la souveraineté du mari dans le ménage ; 2° pour l’ignorance chez le mari comme chez la femme. Or je demande si c’est là la moralité que Molière veut qui soit celle des Femmes savantes, et si l’on peut le soutenir sérieusement, solennellement et lyriquement. Molière ferait dire par Martine, comme étant sa pensée à lui, que le mari « ne doit savoir A ni B ». Après avoir fait dire à Clitandre qu’une femme doit avoir des clartés de tout, et il ferait dire à Martine, comme étant sa pensée à lui, que le mari doit, si sa femme conteste avec lui, rabaisser son ton avec quelques soufflets, lui qui nous a présenté évidemment comme sa fille d’élection Henriette, laquelle ne vous paraît pas sans doute une femme à être en ménage une aplatie et un chien battu ! Les propos de Martine, au dernier acte, ne sont qu’exagération bouffonne jusqu’au burlesque de la pensée générale des Femmes savantes, que Molière s’amusant à se moquer un instant de lui-même, — il le fait souvent, — que gaîté de fin de pièce, aussi que moyen de mettre encore une fois en relief la faiblesse d’Orgon qui applaudit aux propos de Martine et qui, une seconde après, obéira aux suggestions de sa femme relativement à un mariage entre Clitandre et Armande.

— Tout cela est trop évident pour y insister !

— Eh ! sans doute ; mais alors, que devient Martine, représentant la pensée de Molière et héraut, pour Molière, de l’auguste et sainte nature ?

Autre Minerve en bavolet, Nicole. Nicole est certainement très amusante ; mais pour ce qui est de ce qu’elle soutient comme thèse, elle ne soutient rien du tout. Devant la science neuve de M. Jourdain, elle demande seulement de quoi cela guérit. C’est une opinion ; c’est la même que celle de Martine ; mais cela ne va pas très loin.

Brunetière, très volontiers exagéreur, a exagéré l’importance des servantes raisonneuses de Molière, et, de plus, il a, je crois, dénaturé leur caractère. C’est ce dernier point que nous retrouverons plus loin.

Molière, théoricien de la philosophie de la nature, me paraît donc une idée inexacte. Il y a ceci de remarquable, que Brunetière reconnaît lui-même qu’elle est inexacte. Il dit dans ce même article, et, cette fois, avec un sens de la mesure qui lui manque quelquefois, ce qui signifie qu’il l’a souvent, ou qui lui manque souvent, ce qui veut dire qu’il l’a quelquefois : « Les libertins… ne croyaient pas précisément que la nature fût bonne au sens où l’entendra plus tard l’auteur de la Nouvelle Héloïse et de l’Emile ; mais ils ne croyaient pas non plus qu’elle fût mauvaise. Ils professaient seulement que ses inspirations ne sauraient en général différer de celles de la sagesse… que de vouloir lui résister, c’est prétendre ramer contre le cours de l’eau… que les conseils de la nature ne sont pas toujours opportuns et qu’ils ne sont pas toujours clairs ; qu’en ne la suivant pas, il faut prendre garde au moins de ne pas la contrarier, et, pour cela, de ne rien mêler à ses opérations qui ne soit pris ou tiré d’elle-même, si je puis ainsi dire, et puisé dans son fonds. »

Voilà qui va très bien ; mais alors prenez garde : une sagesse qui, d’une part, ne songe pas, comme font les religions, à distinguer l’homme de la nature et à le mettre en lutte avec elle ; qui, d’autre part, ne se confie pas, pour autant, et ne s’abandonne pas à la bonne loi naturelle et qui s’en défie et prend ses précautions contre elle, qu’est-ce que c’est bien ? C’est tout uniment le bon sens, le sens commun, le sens moyen, le sens expérimental, et nous voilà ramenés à cette idée peu neuve et peu ambitieuse, que Molière n’a pas d’autre philosophie que celle du bon sens.

Mais cette idée, pourquoi ne pas l’accepter, si elle est vraie ? Pour mon compte, je l’accepte et la proclame avec toute la hardiesse qu’il faut avoir pour la soutenir.

Mais encore faut-il analyser un peu et se demander ce que c’est, un peu précisément, que le bon sens et particulièrement celui de Molière.

Le bon sens ou sens commun c’est, comme son second nom l’indique, le contraire du sens propre ; c’est la façon moyenne de sentir et de penser chez tel peuple à tel moment. Le bon sens est le respect des opinions générales des hommes que l’on fréquente.

Le bon sens est une espèce de religion en ce qu’il rallie et réunit les hommes dans un consentement général à des croyances que chacun n’a que parce que tous les ont. Sensus communis est consensus.

Le bon sens a ses hérésies : l’hérétique du bon sens, comme l’hérétique de religion, est « celui qui a des opinions particulières ». Ces hérésies sont ou individuelles, et le plus grand hérétique est celui qui ne suit que son sens propre, ou collectives, ce qui arrive quand un groupe et non plus un individu suit son sens propre ; qui n’est sens commun que dans les limites de ce groupe.

Le sens commun général, c’est le sens qui est commun à la très grande majorité des hommes d’un temps.

Par exemple, le sens commun du XVIIe siècle en France était le monarchisme et le sens commun de la France actuelle est le démocratisme.

Or Molière est essentiellement le représentant du sens commun de la bourgeoisie française au XVIIe siècle. C’est pour cela que je l’ai appelé proverbial, ou plutôt c’est pour cela qu’il est proverbial plus qu’aucun auteur français, même comique ; et Brunetière voyait très juste en signalant chez les servantes de Molière le « naïf bon sens qui s’échappe en saillies proverbiales », et Molière plus juste encore en signalant, inversement, chez Philaminte, l’horreur « des proverbes traînés dans les ruisseaux des halles ». Les servantes de Molière, et c’est pour cela qu’il a eu si souvent recours à elles pour jouer le rôle du « chœur antique », représentent le bon sens bourgeois et populaire traditionnel, et leurs propos sont, non pas comme on a dit des maximes de La Rochefoucauld, les proverbes des gens d’esprit, mais les proverbes des gens de moyenne culture, de moyenne moralité, de moyen esprit et d’intelligence impersonnelle.

Aussi bien, intelligence impersonnelle est tellement la définition même du sens commun, qu’entre les deux mots il y a tautologie.

Et Molière lui-même n’est rien de plus, ni du reste rien de moins, car ce n’est pas là un si bas rang, qu’un homme d’intelligence impersonnelle. Il l’est parce qu’il faut qu’il le soit, comme homme en contact immédiat avec le public, et le dramatiste est en ceci logé à même enseigne que l’homme politique ; mais je dis : il l’est en soi, de soi, par tempérament et de naissance ; car il arrive au dramatiste qui a une intelligence à lui de la montrer quelquefois, à son dam, et, en la laissant voir, de choquer son public. Cela est arrivé à Corneille avec Polyeucte, avec d’autres pièces encore ; cela est arrivé avec Phèdre à Racine et avec Athalie, et cela n’est jamais arrivé à Thomas Corneille, et cela n’est guère arrivé à Molière qu’avec le Misanthrope, peut-être avec l’École des Maris. Il n’était pas sensiblement, comme intelligence générale, au-dessus de son public de bourgeois parisiens.

— Mais, cependant, il avait du génie !

— Certes ; mais vous n’ignorez pas qu’il y a plusieurs façons d’en avoir. Il avait le génie d’observation et le génie de l’invention comique et le génie de l’habileté comique le plus extraordinaire, littéralement, qui ait jamais paru sur la terre ; il avait même du génie d’intelligence, du génie intellectuel ; mais ici, prenez garde ; il y a un génie d’intelligence qui consiste à penser d’une façon originale ; il y a un génie d’intelligence, honorable encore, qui consiste, comme a dit Nisard excellemment, « à exprimer les idées de tout le monde dans le langage de quelques-uns. » C’est précisément là le génie que Molière, dans l’ordre proprement intellectuel et sans plus parler de son observation, de son invention comique et de son habileté comique, a eu à un très haut degré.

Pour bien comprendre ces deux différents génies d’intelligence, songez, je suppose, à Molière et à Auguste Comte, l’un qui exprime admirablement les idées de tout le monde dans le langage de quelques-uns, l’autre qui exprime d’étonnantes et admirables idées personnelles dans un langage qui est au-dessous de celui de : n’importe qui.

Comme homme à idées, Molière est un homme qui n’en a pas, mais qui encore est un génie intellectuel en ce sens que, comprenant les idées de sens commun mieux que personne, il les exprime de la façon que voudraient avoir trouvée tous ceux qui les ont.

Voilà ce que j’entendais par Molière philosophe du sens commun et non point philosophe de la nature, ce qui est bien différent.

Il y a une objection. On me dira : s’il est ainsi, comment se fait-il que la postérité ait fait une si grande fortune à Molière ? Car — vous l’avez dit vous-même — le sens commun change ; il n’est pas le même à deux siècles de distance. A cause de cela, ceux que la postérité adopte, ce sont ceux qui ont eu de l’avenir dans l’esprit et qui en l’an mille ont eu les idées, peu comprises en l’an mille, qui devaient former le sens commun de douze cent, sans du reste être plus comprises, mais ayant pénétré et imbibé. Or, si Molière n’a eu que le sens commun de 1665…

— Oui, mais Molière a pris magnifiquement ses précautions du côté de la postérité, d’abord par ce génie comique qui est si fort que Rousseau lui-même à chaque instant peste de ne pouvoir y résister et dit à peu près : « Morbleu ! Faut-il que je vous aime ! » Puis, pour ne parler que des idées, d’une part Molière, du sens commun de son temps, n’a guère pris que ce qu’avec un flair très fin, il sentait sens commun éternel, ou du moins très durable ; d’autre part, ses médiocrités même et vulgarités et bassesses se sont trouvées assez souvent dans le sens de l’avenir.

Il n’a guère pris du sens commun de son temps que ce qui est toujours sens commun : il sera toujours vrai, parmi les « bêtes de troupeau », qu’à jeune femme il faut jeune mari et qu’il ne faut pas trop asservir les femmes, si l’on ne veut pas qu’elles se révoltent ; que les importuns sont insupportables ; qu’un grand seigneur libidineux est un méchant homme ; que la franchise est une belle chose, mais qu’il ne faut pas la pousser trop loin ; que beaucoup de médecins sont charlatans ; que beaucoup de gens d’église sont des écornifleurs ; que l’avarice rend ridicule ; qu’il ne faut pas sortir de sa sphère ; que les femmes doivent être des ménagères et qu’il ne faut pas trop s’écouter quand on est malade.

En empruntant ces vérités au sens commun de son temps, Molière avait quelques chances de passer à travers tous les siècles pour champion de la vérité éternelle.

De plus, ses médiocrités même et vulgarités et bassesses se sont trouvées souvent dans le sens de l’avenir. On croit généralement que la postérité est le juge sans appel et le juge infaillible. Elle est le juge sans appel, mais point du tout le juge infaillible, et ce n’est pas toujours par ce qu’on a de meilleur que l’on réussit auprès d’elle. Elle est certainement de meilleur goût que le public contemporain des auteurs. On réussit auprès de ses contemporains par leurs pires défauts, si on les a soi-même d’une manière éclatante, et ce sont les tragédies de Voltaire qui ont été en son temps les plus goûtées de ses ouvrages, et c’est aux cris de Vive la Pucelle qu’il a été reçu à Paris en 1778. Mais la postérité elle-même cherche dans les auteurs anciens ce à quoi elle tient le plus, c’est-à-dire ses défauts encore, et, quand elle les y trouve, elle fait à ces auteurs une grande fortune. La gloire elle-même est fondée en sottises.

Ou, si l’on veut, la vraie gloire est de plaire trois siècles après sa mort à cinq ou six hommes supérieurs, et la gloire de Molière, c’est d’avoir été admiré par Gœthe et Musset ; mais la popularité posthume n’est faite et ne peut guère être faite que de ce qu’il y avait en vous, sinon de très bas, du moins de très commun et trivial. C’est par les parties les moins délicates de leur génie que les grands écrivains ont prise d’abord sur la foule de leur temps, ensuite, quoiqu’un peu moins, sur la foule des siècles suivants.

Descartes a écrit le Traité des passions, les Méditations, le Discours sur la méthode et a fondé toute sa philosophie sur la croyance en Dieu ; et il est populaire de nos jours comme fondateur de la libre pensée.

Corneille a écrit le Cid, Polyeucte, Cinna, Horace, Psyché, Sertorius, Nicomède, Pulchérie, et il est populaire par « qu’il mourût », mot qu’il trouvait lui-même trop féroce, puisqu’il l’adoucissait en l’écrivant, et son Polyeucte a plu au XVIIIe siècle et plaît encore au nôtre par la « situation piquante de Pauline », comme dit Voltaire, « entre son mari et son amant. »

Racine a été deux siècles et est encore « le tendre Racine », ce qui peut vous paraître idiot ; mais ce qui veut dire seulement que, sans comprendre un mot du fond des tragédies de Racine, le public s’est laissé pénétrer à l’harmonie caressante de ses vers et a senti vaguement qu’il y avait de la délicatesse dans ses expressions.

Rousseau, auteur de la Nouvelle Héloïse, de l’Émile, des Confessions, du Discours sur l’Inégalité et de la Préface de Narcisse, est, pour la postérité, un jeune homme qui, du haut d’un arbre, jette des cerises à des jeunes filles et le bienfaiteur de l’humanité, en tant que fondateur de la démocratie despotique.

Voltaire, l’auteur de Zadig, de Candide, des Discours sur l’homme et de trois mille petits vers délicieux, est pour la postérité l’auteur d’« Ecrasons l’infâme » et le bienfaiteur du genre humain, en tant que fondateur de l’anticléricalisme.

Molière, l’auteur d’Amphitryon, un peu de Psyché, de Don Juan, du Misanthrope, est pour la postérité le frondeur des marquis, le fléau des sacristains et le contempteur des femmes qui savent lire, ce qui fait qu’il est tenu pour un des plus grands esprits qui aient éclairé le monde.

Ainsi de suite, et c’est par les parties les plus médiocres, sinon les plus misérables, de leur intellect, que les grands écrivains se font une clientèle posthume et sont immortels ; et aussi bien il serait un peu extraordinaire que ce fût par les plus hautes.

A ce que j’ai dit de Molière considéré comme étant au niveau du sens commun de son temps, ce n’est donc pas une objection que de dire qu’il a été adopté même comme « penseur » par la la classe moyenne des deux siècles qui l’ont suivi.

Or, remarquez bien, qu’est-ce que c’est en son fond et en son essence que ce « sens commun » dont nous parlons ? Au fond et en son essence, c’est l’instinct social, ce n’est pas autre chose. Vous avez du bon sens, c’est-à-dire du sens commun, c’est-à-dire une intelligence impersonnelle ; c’est-à-dire une façon générale de comprendre les choses qui est celle de tout le monde, parce que vous sentez sourdement qu’à comprendre les choses d’une façon particulière, qu’à avoir une intelligence personnelle, vous vous isoleriez, vous briseriez le lien le plus fort, surtout le plus constant, qui vous unit à vos concitoyens, à vos compatriotes, à vos semblables ; que, de même que l’hérétique est celui qui a des opinions particulières, de même l’antisocial est celui qui a une façon particulière de penser et qui est rejeté instinctivement par la communauté, celui qui n’a pas le sens commun.

Sens commun et sens social, c’est la même chose, absolument la même chose, tautologiquement ; et le sens commun ne diffère du sens social qu’en ce qu’il est le sens social sans le savoir, le sens social instinctif ; et le sens social ne diffère du sens commun qu’en ce qu’il est le sens commun ayant pris conscience de lui-même et s’étant dit qu’il est la condition même de l’union sociale et le fondement naturel qu’elle a, ou le sacrifice qu’il faut qu’on lui fasse.

Et Molière est le représentant du sens social comme du sens commun, et c’est toute sa philosophie, Il est le représentant du sens social de son temps, comme du sens commun de son temps.

S’il attaque les malades imaginaires, c’est que le demi-malade « qui s’écoute » est une perte, peut-être faible, mais enfin une perte pour la société et se supprime d’elle comme membre actif ; s’il attaque les médecins, c’est que l’influence des médecins sur les poltrons peut devenir une tyrannie sociale très analogue à celle des ecclésiastiques sur ces autres poltrons qui ont la terreur de l’enfer, et qu’il ne faut point de ces tyrannies de corporations dans un bon état monarchique ; s’il est impitoyable pour un paysan qui a épousé une demoiselle, c’est qu’il ne faut pas sortir de sa classe ; s’il l’est pour un bourgeois qui fait le gentilhomme, c’est pour la même raison ; s’il flagelle l’avare, c’est que l’avarice est un moyen de se soustraire aux charges que l’État essaye de faire peser sur vous et un moyen de se dérober à la communauté ; s’il drape et l’ecclésiastique et l’imbécile qui se laisse empaumer par lui, j’ai dit pourquoi en expliquant sa haine contre les médecins ; s’il n’aime pas beaucoup le misanthrope, c’est qu’Alceste est, comme Rousseau l’a bien compris, un isolé, un individualiste, destiné par son tempérament à être de plus en plus individualiste, de plus en plus isolé, capable, remarquez-le bien, de mépriser les invitations et les faveurs de la cour (« laissez mon mérite, de grâce », comme Rousseau de refuser une pension du Roi ; s’il abhorre le grand seigneur méchant homme, c’est que la méchanceté, d’abord, est antisociale au premier chef ; c’est ensuite que le grand seigneur méchant homme fait détester au peuple le régime qui a les gentilshommes sinon pour soutien, du moins encore pour décoration et pour cortège. Et même encore, s’il raille si fort chez les bons bourgeois leur terreur médullaire, leur phobie maladive, la peur d’être cocu, oh ! c’est qu’il n’y a pas de société possible avec cette terreur poussée jusqu’à la manie, et la fameuse tirade de Chrysalde, qui a scandalisé si fort Bossuet, est sans doute une énorme facétie pantagruélique ; mais elle a son fond de vérité en ce sens que, s’il est grotesque de « tirer vanité de ces sortes d’affaires » et honteux de « les souhaiter pour de certaines causes », il est tout à fait contraire à l’ordre d’une société occidentale d’en avoir l’effroi jusqu’à — « sommes-nous chez les Turcs ? — emprisonner les femmes. »

Toute la comédie de Molière, en reflétant le sens commun de son temps, en reflète aussi l’esprit social et va à le maintenir. Oh ! le bon sujet que Molière !

Notre prince n’a pas de sujet plus fidèle.

Or, Jean-Jacques Rousseau n’a nullement, en tant que partisan de la nature, à être favorable à Molière, puisque Molière n’est aucunement partisan de l’instinct naturel ; et en tant que représentant du sens commun et du sens social, Molière rencontre en Jean-Jacques Rousseau un ennemi tout prêt.

Jean-Jacques Rousseau n’a point, en tant que partisan de la nature, à sourire à Molière, puisque Molière n’est point du tout naturiste ; j’ai essayé de le démontrer, et n’ayez peur, si Molière avait un certain naturisme ou, au moins, un peu plus qu’un atome de naturisme, Rousseau s’en serait aperçu et n’aurait pas manqué de le tirer à lui, comme il fait d’autres, comme il fait de Fénelon, si éloigné certes de lui, mais chez qui il a démêlé quelques secrètes, quoique lointaines, affinités. Si Molière était, pour un rien, partisan de la bonne loi naturelle, Rousseau lui aurait parlé ainsi — en meilleur style, c’est entendu : « Vous êtes l’ami de la nature et je vous en aime ; je vous dirai seulement que, comme d’autres, vous raisonnez sur l’homme naturel avec les idées que vous a données, sur l’homme, l’homme contemporain. Partant de là, vous prenez pour les mouvements naturels de l’homme, pardonnez-moi de vous le dire, ses vices mêmes ; et parce que vous croyez qu’ils sont la nature, vous leur êtes très favorable ; et vous êtes, soit dit entre nous, un naturiste immoraliste. Restez naturiste, certes, mais croyez que la nature est vertueuse, que l’homme naturel est vertueux et que c’est la vertu même qui est la nature de l’homme. C’est ce que je passerai ma vie à vous démontrer. »

Voilà le langage que Rousseau eût tenu à Diderot et celui aussi qu’il eût tenu rétrospectivement à Molière, s’il avait aperçu dans Molière seulement des traces de philosophie de la nature.

Mais c’est précisément le contraire. Ce qu’il a aperçu dans Molière, c’est du sens commun et du sens social ; or, c’est justement le sens commun et le sens social que, l’un portant l’autre, il n’aime guère. Il se sent penseur original et il n’ignore pas, et on le lui fait assez sentir autour de lui, que le penseur original a pour ennemis nés le sens commun d’abord, qui n’aime pas être dérangé dans ses habitudes, ensuite l’homme de génie, qui prend ce sens commun lui-même, pour en faire des chefs-d’œuvre en y mettant sa marque d’artiste. A celui-ci surtout, il est odieux, et celui-ci surtout lui est odieux éminemment, parce que, homme supérieur, il semblerait qu’il eût pour devoir de penser lui-même et de créer des idées ; il semble aussi qu’il le pourrait et que, devant le faire et ne le faisant pas, il trahit son génie même et s’en montre indigne. La vérité est que l’homme de sens commun, qui est homme de génie, a précisément pour génie de mettre le sens commun en chefs-d’œuvre ; mais c’est ce qui ne peut pas être compris ni admis par le penseur original.

Il y a donc entre Molière, tout plein et comme tout fait de sens commun, et Rousseau qui veut renouveler toute la façon de penser et créer pour un lointain avenir un sens commun tout différent de celui qu’il voit, il y a donc un principe de répulsion réciproque qui les écarterait l’un de l’autre, s’ils se rencontraient matériellement. Le dialogue des morts qu’un Fontenelle pourrait faire entre Molière et Rousseau aux Champs-Elysées serait une altercation.

Par suite, mais beaucoup davantage, de ce que Molière, c’est le sens social, il se produit ceci que Rousseau est antimoliériste, aussitôt qu’il aborde Molière, si ce n’est un peu avant. C’est là le fond même du différend. Maintenir la société, telle qu’elle est, fondée sur ses maximes traditionnelles, sur ses proverbes, sur ses préjugés conservateurs, surtout sur son amour et son culte du juste milieu en toutes choses, sur ses vices adoucis, sur ses vertus médiocres, sur ses énergies tempérées, sur ses lâchetés restant décentes, c’est tout Molière, moins son génie d’artiste ; — persuader à la société qu’elle est infâme, bien pis encore, qu’elle est médiocre, qu’elle est dégénérée, qu’elle est malade, qu’elle est une « décrépitude » de l’humanité, qu’elle ne mérite que d’être fuie ; mais que, peut-être, à se regarder peinte ainsi d’après nature et à prendre le dégoût de soi, elle pourrait, se fuyant elle-même, se réformant radicalement, se régénérant, se jetant dans la chaudière d’Eson, redevenir saine, pure et forte, car elle a commencé par être bonne ; c’est tout Rousseau, moins son génie d’artiste.

Et il est juste de dire qu’il a, lui aussi, son sens social ; seulement son sens social est juste le contraire de celui de Molière. Molière croit très évidemment que la santé sociale dépend du sens commun, du bon sens général, inspirant et dirigeant la conduite de chacun ; Rousseau croit évidemment que la santé sociale dépend de quelques-uns, c’est à savoir, point du tout d’une classe supérieure, mais des hommes, très rares, qui, à de longs intervalles, renouvellent par leur pensée et par leur exemple la façon de sentir de l’humanité, la ramènent à son point de départ, la retrempent à sa source et lui laissent, pour un temps, une mentalité et une sentimentalité neuves et fraîches.

Rien n’est plus éloigné de la pensée de Molière, qui, s’il avait pensé ainsi, avec son goût pour les pièces à thèse, n’aurait pas manqué d’essayer d’être un de ces rénovateurs et régénérateurs du genre humain. Avec le plus grand soin, au contraire, c’est de la conscience moyenne des hommes de son temps, satisfaite d’elle-même et dont lui-même est satisfait, qu’il tire ses idées directrices et la législation morale qui ressort de ses grands ouvrages.

Et c’est cela qui fait dire à Rousseau : tant que cet homme, qui, très malheureusement, est extraordinaire par le talent, aura son influence sur les hommes, il m’est un obstacle et un obstacle redoutable. Et c’est pour cela qu’il a foncé sur lui avec une véhémence magnifique et qui n’est pas toujours adroite.

Il y avait incompatibilité entre ces deux hommes, l’un, social par excellence, qui dit aux hommes : ce qui résulte de votre commerce les uns avec les autres et l’idée moyenne en toutes choses que ce commerce vous donne est le vrai ; l’autre, antisocial foncièrement, qui dit aux hommes : vous vous corrompez les uns les autres par le commerce que vous avez les uns avec les autres, et c’est ce commerce lui-même qui vous donne des idées fausses, et c’est l’instinct social lui-même qu’il faut diminuer en vous, et la vérité vous viendra de ceux-là mêmes qui se seront le plus dérobés au commerce des hommes. Oui, entre ces deux hommes-là, il y avait incompatibilité radicale.

Il y a une page célèbre de Sainte-Beuve que j’ai bien souvent citée parce qu’elle est très belle et aussi parce qu’elle ne laisse pas de contenir beaucoup de vrai. « Aimer Molière, c’est… » Au fond et en résumé, il n’y a pas autre chose dans cette page que ceci : aimer Molière, c’est aimer la simplicité, la sincérité et la franchise, et ne pas aimer ceux qui prétendent éternuer plus haut que le nez.

Le conseil en est bon ; mais il est inacceptable pour ceux qui, tout en adorant la simplicité, la sincérité et la franchise, croient précisément que l’homme est fait pour se dépasser et que, ne le pût-il point, il y doit tendre.

Rousseau était de ceux-ci, et voilà pourquoi il a eu peu de faible pour Molière. Je n’ai prétendu, dans tout ce qui précède, qu’à expliquer pourquoi il était naturel qu’il l’aimât peu.