XIX. M. Cousin
Histoire de Madame de Longueville
I
La littérature offre parfois de singuliers spectacles. L’un des plus inattendus n’est-il pas de voir un philosophe qui ne s’était guère occupé que de psychologie et de métaphysique ; qui, s’il n’a pas eu d’idées en propre, un système construit à la façon de Hegel ou de Schelling, a du moins eu de belles parties de discussion, souvent de l’aperçu entre deux idées fausses et surtout un style, beaucoup trop admiré, il est vrai, car il n’est pas sincère, oublier, tout à coup, ce qu’il est et ce qu’il fut, abandonner la philosophie qui meurt plus par le fait de ses partisans que de ses adversaires, laisser là l’habituel sujet de ses méditations et se jeter obstinément dans les petits et obscurs détails de la biographie, et de quelle biographie encore ! Il ne s’agit plus ici ni de Descartes, ni de Locke, ni de Spinoza, ni de Leibnitz, ni même de Maine de Biran, ni de tout autre philosophe dont la vie bien étudiée peut ouvrir comme un jour de souffrance sur la génération des systèmes dans ces vigoureux esprits. Il s’agit d’une femme, et, entre toutes les femmes, de celle-là qui, par sa naissance, ses mœurs, sa vie tout entière, son esprit et son âme, devait le moins tenter la plume brillante et sèche d’un écrivain, qui n’avait jusqu’ici exprimé que des idées et qui, sur le tard de la vie, quand le rayon divin pâlit chez les autres hommes, s’essaie à peindre des sentiments.
Tel est pourtant le spectacle que nous donne en ce moment M. Cousin. Ce chef d’École, — si tant est qu’il puisse y avoir une École, quand la philosophie n’est plus qu’un tas de débris, enlevés à tous les systèmes, — publie une biographie de la duchesse de Longueville, dont le premier volume, in-8º de 480 pages, ne contient que la première partie de la vie que M. Cousin a entrepris de raconter et qu’il intitule : La jeunesse de madame de Longueville. On le voit, c’est là un travail biographique aussi fouillé et aussi détaillé qu’il puisse être. M. Cousin, qui a de l’imagination et de la fantaisie dans l’esprit, à sa manière, s’est épris d’un amour intellectuel pour la figure historique de Mme de Longueville ; et si nous mettons de côté, par hypothèse, l’homme philosophique, ses préoccupations et presque ses devoirs, cet amour se conçoit fort bien au point de vue poétique et peut avoir son intérêt aux yeux de ceux qui aiment dans l’histoire moins ce qui s’y trouve que ce qui n’y est plus. N’y a-t-il pas, en effet, pour certaines imaginations, un attrait secret et irrésistible à suivre les traces, disparues dans les brumes, d’une renommée qui eut, un moment, sa splendeur ? Le Vieillard des tombeaux, de Walter Scott, dans Old mortality, sera toujours un type touchant, même quand il ne rétablirait qu’à moitié les inscriptions effacées. On comprend donc très bien M. Cousin dans sa nouvelle entreprise, quoi qu’on puisse s’étonner de le voir si loin de ses travaux habituels. D’ailleurs, une critique un peu large et qui se pique de justice n’a point à faire de chicanes à des facultés qui naissent tard, pourvu qu’elles naissent ; à des œuvres inespérées et qui rompent une série de travaux sur lesquels on pouvait compter, pourvu toutefois que l’œuvre nouvelle vaille ce qu’on perd dans un autre ordre. Or, c’est là ce que la Critique doit examiner. Le livre de M. Cousin, sur la duchesse de Longueville, a un succès incontestable. Mais la Critique, sous peine d’être incomplète, sous peine de ne voir que la moitié des choses, a droit de regard sur le succès autant que sur les compositions qui l’obtiennent — si souvent sans le mériter.
Eh bien ! c’est là justement ce qu’il importe de dire, nous croyons que le succès de Mme de Longueville, succès qui, du reste, vaut le livre, peut s’expliquer très bien par des raisons qui ne sont nullement les mérites de M. Cousin. D’abord l’ouvrage quête à l’anecdote, au renseignement, aux faits perdus… C’est un travail presque archéologique appliqué à l’histoire, et nous sommes tous, à ce moment, plus ou moins timbrés d’archéologie. À cela, il y a deux grandes causes honteuses et cruelles : le manque d’inspiration et l’ennui. C’est une loi et c’est un symptôme ! Quand les sociétés n’ont plus la flamme qui crée les grandes œuvres et l’intérêt palpitant qui s’y attache longtemps avec une passion, qui est au génie ce qu’un cœur tendre est à un grand cœur, l’amour de l’archéologie, ce touche-à-tout des vieillards redevenus enfants, s’empare de ces esprits qui baissent, et on joue aux bagatelles de l’histoire, aux curiosités, aux minuties. Et ce n’est pas tout. Il est une raison plus puissante encore du succès que nous voulons juger : c’est la réaction, en pleine poussée, de l’école du bon sens, comme on dit assez impertinemment pour les autres et par trop poliment pour soi, contre ce qu’on appelle l’école de la fantaisie, autre désignation sans justesse.
Enfin, si nous ajoutons à ces deux raisons de notre temps la raison de tous les temps, qui fait si dur le métier des hommes de génie, à savoir, hélas ! que dans les arts, et surtout dans l’art de penser et d’écrire, une manière convenue, une imitation quelconque, plaisent naturellement à l’homme, pris en masse, et ne troublent pas ce singe humain qui n’est un homme que dans de sublimes distractions, nous aurons une explication très satisfaisante du succès actuel de la Mme de Longueville de M. Cousin. Et nous disons actuel, en appuyant sur le mot et sans crainte. Un tel succès ne peut durer. Le livre en question, s’il continue d’être ce qu’il est dans le premier volume, s’engloutira un jour tout doucement dans les œuvres complètes de l’auteur, et ne sera plus tiré par personne du rayon protecteur où les ouvrages qu’on ne lit plus se livrent à des somnolences éternelles. Mme de Longueville n’avait laissé d’elle qu’une médaille, burinée par la main de ce fin et profond ciseleur, le cardinal de Retz, et cela suffisait à l’exigence des imaginations et à la justice même de la Gloire. Cela n’a pas suffi à M. Cousin. Il s’est donné toutes les peines du monde pour refaire un portrait en pied de Mme de Longueville, avec toutes les prétentions à la vie. Mais la peine qu’a prise M. Cousin ne sera rien en comparaison de celle que sera obligé de se donner son biographe à lui, s’il en a un jamais, pour retrouver, dans quelques années, les traces de son éphémère succès d’aujourd’hui !
Et ce que nous affirmons là, on le comprendra mieux quand on aura lu M. Cousin. Pour peu qu’on ouvre le livre de ce philosophe, fasciné par un fantôme historique tout autant qu’aurait pu l’être un poète, ce fou sublime de Byron, par exemple, qui s’abîmait dans la contemplation magnétique d’une boucle de cheveux blonds de Lucrèce Borgia, ce qu’on cherchera d’abord, c’est le motif même d’un pareil livre, la passion qui a dû l’écrire, et qui devrait partout s’y retrouver. Nous l’avons dit plus haut : Mme de Longueville, malgré toutes ses illustrations, n’est pas un personnage d’une telle place dans l’histoire que les Mémoires du temps ne suffisent à en faire connaître ce qu’il est utile d’en savoir. Si donc on veut de cette femme un ensemble, si on la tire du demi-jour des mémoires et du profil fuyant qu’elle y découpe, c’est apparemment dans un intérêt, sinon d’histoire, au moins d’imagination et de nature humaine ; c’est pour lui faire tomber la lumière d’aplomb et de face sur la tête et sur le visage, et il faut alors que le peintre crée, par sa peinture, l’intérêt que son modèle n’a pas ! Nous ne disons point comme Boileau, le fondateur de l’École du bon sens et non du grand sens, pour lequel il n’y a pas d’École ;
Oh ! le plaisant projet d’un poète ignorant,Qui, de tous les héros, va choisir Childebrand !
Nous disons, nous, que la poésie est surtout dans le poète et que Childebrand est épique, si le poète est épique ; ou bien que serait l’invention ?… M. Cousin pouvait, s’il avait eu la passion vraie de son modèle, nous donner une duchesse de Longueville grande, pathétique, idéalisée et ressemblante, car la passion, qui est toute vérité, idéalise, mais ne ment pas. On aurait même aimé à voir trembler la main qui aurait tenu le pinceau, et le portrait n’eût pas été moins vrai. Fasciné par celle qu’il eût peinte, M. Cousin nous eût fasciné à son tour. Il aurait fait œuvre d’artiste. Figurez-vous Diderot s’éprenant de la duchesse de Longueville : quelle verve, quel éclat, quelle divination de la réalité par l’enthousiasme ! Au lieu de cela, M. Cousin a été froid… comme l’âme d’un philosophe. À la place du portrait enlevé par le sentiment qui illumine, quand l’histoire est obscure, et qui devine, quand elle se tait, il nous a donné une dissertation de l’Académie des inscriptions et belles-lettres. Annotations, citations, recherches, origine en marge des sources où il puise, rien n’y manque… que le feu sacré. Des écrivains fort spirituels, mais qui se sont un peu trop moqués du public ou de M. Cousin, ont prétendu que le philosophe, coupable d’infidélité à la Sagesse, était positivement et physiquement amoureux de Mme de Longueville, et ils ont ri… Mais le livre de M. Cousin est la meilleure réponse aux railleurs. Si M. Cousin est amoureux, c’est un amoureux impuissant qui flâne autour de son objet. C’est un curieux de détails ; et il y a plus : quelquefois même, quand on le lit avec attention, on pourrait croire que son admiration pour la duchesse est un parti pris, une espèce de cadre fait pour réunir des idées plus ou moins justes et plus ou moins neuves sur les hommes et les choses du xviie siècle, et mettre mieux en saillie des documents historiques qu’une position presque officielle lui a rendus faciles à trouver. Ces documents, du reste, n’ont aucune importance réelle ; ils ne changent rien à ce qu’on sait et n’y ajoutent pas. Après comme avant le travail de M. Cousin, la duchesse de Longueville reste ce qu’on l’a toujours vue dans sa pénombre historique — et moins ce qui fait rêver, moins le mystère, moins la ligne mi-brisée d’un buste qui paraît plus beau à l’imagination charmée, parce qu’on n’en saisit pas nettement tous les contours !
Il devait en être ainsi, du reste. Dès que M. Cousin n’avait pas en lui cette faculté à part, la faculté sui generis qu’avait Walter Scott à un degré qui a mis sa gloire presque au niveau de celle de Shakespeare : — la faculté de comprendre un personnage historique par une intuition supérieure plus puissante, pour aller au vrai, que toutes les précautions de l’information et de la recherche, — le portrait de Mme de Longueville ne devait plus être qu’une peinture sans profondeur sur une toile inerte. Disons mieux, ce n’est plus même une peinture, c’est un signalement. Comme peintre, il faut mettre M. Cousin au bureau des passeports ! L’âme de Mme de Longueville, dont il ne voit que les surfaces et les attitudes extérieures, M. Cousin, le psychologue, n’en a pas éclairé le fond, comme l’eût fait un grand moraliste, doué de ce genre de regard qui s’enfonce dans les cœurs. Si Balzac, le grand Balzac du xixe siècle, — car il a pris à l’autre Balzac, à Balzac l’Ancien, le titre de grand qui ne lui sera, à lui, jamais ôté par personne, — si Balzac avait pensé à nous donner une duchesse de Longueville, comme il nous a donné une Catherine de Médicis, nous l’aurions là devant nous, animée d’une vie plus intense que la vie réelle, pénétrée du dehors au dedans et du dedans au dehors par une telle lumière, qu’elle resterait à tout jamais, — comme les grands portraits faits par les Maîtres, — rayonnante et fixe dans notre souvenir !
En est-il ainsi avec M. Cousin ? En sera-t-il ainsi quand on aura lu le procès-verbal des faits et gestes de Mme de Longueville, dressé par lui avec une conscience qu’on voudrait parfois moins scrupuleuse ? On pourrait affirmer que, même physiquement, il ne serait pas aisé, d’après M. Cousin, de se faire une idée vivante et précise du genre de beauté de Mme de Longueville, et cependant c’est le greffier de ses beautés et de ses charmes ! C’est que, pour l’esprit, on ne peint pas seulement avec des mots qui expriment des accidents de couleur et de forme, mais avec des analogies qui remuent des mondes ! C’est que peindre n’est pas décrire ! Amas d’épithètes, mauvaise louange ! disait La Bruyère. Entasser des mots ne caractérise rien. Bien souvent on caractérise avec un seul trait. Or, caractériser, individualiser, voilà la magie ! M. Cousin n’a pas, il n’a jamais eu le talent qui individualise. C’est un écrivain qui travaille les poses de son style, mais c’est un généralisateur, sans originalité, par le style comme par la pensée. Il le sait bien, et ceci ne le choquera pas. Quand il fit son dernier cours de philosophie, il insulta à l’originalité de l’homme, soit dans ses œuvres, soit dans sa vie, avec une énergie pédante qui prouve à quel point il est dénué d’un des plus profonds instincts de l’artiste. Aussi, partout ailleurs que dans l’exposition et la discussion philosophique, où il a ce que Mirabeau disait l’éloquence de la chose, le célèbre professeur n’est-il qu’un écrivain d’imitation, de pastiche réussi, qui se donne de grands airs, mais qui n’ose prendre la langue de son siècle, parce qu’elle est trouble encore, malgré tout ce que son siècle y a déversé de puissant ! Illusion qui ne sera pas longue, car le temps sait arracher l’oripeau. Une perruque à la Louis XIV sur un crâne vide le couvre, mais ne le remplit pas… M. Cousin n’a racheté que par quelques pages d’imitation réussie, sur la Fronde et sur le grand Condé, les détails insignifiants, les détestables petits vers cités, les correspondances monotones et les mille enfantillages de son livre. Réussir dans l’imitation ! j’aime mieux qu’on y échoue ! Si on disait qu’un tel ouvrage est ennuyeux, malgré les noms célèbres qui étoilent faiblement d’une lueur d’intérêt, bientôt éteinte, les pages sans relief qui s’y multiplient, on aurait l’air de ne traduire qu’une sensation personnelle, et on dirait une vérité.
Histoire de Madame de Chevreuse
II
Après la publication de Mme de Longueville, on put dire que M. Cousin avait définitivement abandonné la philosophie. La philosophie est-elle comme le monde ? Une femme d’esprit disait : « Il faut quitter le monde avant qu’il ne nous quitte. » M. Cousin a-t-il eu la prudence de cette femme d’esprit ? Quand il ressentit pour Mme de Longueville cette célèbre passion qui a timbré d’un sourire ineffaçable son nom, à lui, jusque-là sérieux, il avertit le monde philosophique que le livre qu’il publiait alors n’était qu’une glissade, — l’infidélité d’un moment à la Muse sévère de toute sa vie, et que bientôt il reviendrait aux études qui ont fait sa renommée. Il le dit, mais était-ce sa pensée ? était-ce son projet ? Une telle assurance ne cachait-elle pas, au contraire, l’habileté d’une retraite qu’il était temps d’exécuter ? Toujours est-il que, par le fait, ce fut une promesse d’amoureux qui jure d’être sage, — un serment de jeune homme. Les grandes dames du xviie siècle avaient trop captivé leur adorateur pour lui permettre de retourner à la philosophie. Elles devaient se le passer de l’une à l’autre ; elles allaient le dévorer, quelle gimblette ! Après Mme de Longueville, il y eut Mme de Sablé ; puis, après Mme de Sablé, Mme de Chevreuse et Mme de Hautefort. Et ce n’est pas fini. Quand la liste des grandes dames sera épuisée, nous aurons l’histoire de leurs femmes de chambre ; et c’est ainsi que nous passerons nos derniers jours, comme Renaud dans les jardins d’Armide, dans la domesticité secrète et amoureuse de l’histoire !
Du reste, il est juste de le remarquer, en ces histoires des femmes du xviie siècle que M. Cousin a entrepris de nous donner et qui étonnent et détonnent et sont bouffonnes, sous la plume du traducteur de Platon, il y a, si on regarde au fond, plus de philosophie, — au moins de la sienne, — qu’on ne le croirait au premier abord. Ces histoires, commérages sérieux que M. Cousin nous tricote, ont, en effet, une connexion fort intime avec la psychologie dont il est l’auteur. N’est-ce pas là, en partie, de la psychologie historique ? Où la gloire n’est pas, où les faits sont chétifs, équivoques et obscurs comme la chronique de ces femmes qui ne furent quelque chose que par leur rang social, et qui seraient à mille pieds dans l’oubli mérité des hommes, si elles n’avaient porté, pendant leurs deux jours d’existence, l’ineffaçable épitaphe du nom historique qui les couvre, il n’y a plus guère à introduire que de la psychologie. Après avoir écouté à la porte de l’alcôve, on écoute à la porte du cœur ! C’est toujours le même procédé d’auscultation et de renseignement. Et d’ailleurs, il n’est pas volontaire : il est forcé dans M. Cousin. Qui méprise la tradition doit interroger la chair. Qui n’a pas le flambeau du ciel doit sonder, en tâtonnant un peu, les cœurs de ces dames, et voilà comment la Philosophie du xixe siècle se retrouve tout à coup aux pieds de ces Omphales. Mais M. Cousin n’en est pas l’Hercule. Il file… sans briser de fuseaux !
Or, puisque nous parlons de psychologie, il n’y a que l’amour, en effet, et un amour maniaque, qui puisse
pousser un homme comme M. Cousin à élever des livres-monuments à des mémoires aussi vaines, aussi profondément évaporées que celles dont il croit ranimer les poussières. On comprend encore Mme de Longueville, la sœur du grand Condé, qui donne à son frère son bras de Cléopâtre, et, pour être vue, passe ainsi dans l’histoire ! Mais Mme de Sablé, Mme de Hautefort, Mme de Chevreuse, que sont-elles ? Que furent-elles pour qu’un philosophe à cheveux blancs ne rougisse pas de s’arrêter avec elles sous le réverbère historique ? Elles furent belles, mais cela suffit-il ?
Pulchræ erant
, comme ces filles des hommes qui firent tomber les anges, et c’est assez la tendance moderne, nous le savons bien, d’aller chercher l’
Eritis sicuti dii, scientes bonum et malum
(vous serez comme des dieux, sachant le bien et le mal), chez les filles d’Ève que le serpent a plus ou moins stylées. Elles furent belles, et les vieillards se lèvent devant Hélène, dans ce païen d’Homère, mais des vieillards chrétiens seraient restés assis. Elles furent polies. Elles recouvrirent par une politesse qui ne venait ni de la bonté de leur cœur, ni du charme de leur esprit, une corruption très profonde et très réfléchie, car leurs grands airs ne nous imposent pas, à ces Brinvilliers scélérates et frivoles qui, comme Mme de Chevreuse, passèrent leur vie, la bouche en cœur, à préméditer des conspirations et des assassinats ! Nous parlerons aujourd’hui de leur corruption, puisqu’on la nie, puisque, avec de certains ports de tête, on cesse d’être des courtisanes ! Certes, il est évident que, de froide réflexion et de libre arbitre, M. Cousin ne peut être attiré par tout cela. Il est évident que, s’il
jouissait de toute la plénitude de sa raison philosophique, M. Cousin, qui ne ferait pas une biographie de la Sainte-Vierge, si on la lui demandait, n’écrirait pas non plus celle de toutes les Hérodiades au petit pied qu’il rencontre ballant dans l’histoire du xviie
siècle, et tendant l’assiette à des têtes, qui, heureusement n’y tombèrent pas ! S’il n’était pas amoureux comme l’est Rousseau dans ses Confessions, derrière la chaise de la fille de ses maîtres, il est indubitable que l’honorable M. Cousin ne voudrait pas laisser pour souvenir à la jeune École, dont il est le chef, le spectacle de l’homme de l’avenir, devenu le galant des femmes du passé. Il n’aurait pas écrit l’histoire des mauvaises mœurs d’une plume si légère qu’on dirait qu’il ne s’en doute pas et qu’il est voué au blanc de la plus singulière innocence ! Il ne terminerait pas sa carrière par un si scandaleux et si incroyable enseignement !! Enfin, rien n’expliquerait une si ridicule folie, si ce n’est ceci qui explique tout dans ce Jourdain de la galanterie historique. C’étaient de grandes dames et il est roturier !
III
Et cela est prouvé par le texte même de M. Cousin. L’étude sur la duchesse de Chevreuse porte les marques des troubles profonds de l’esprit et de l’âme du ci-devant philosophe. La nuit y lutte avec le jour. La contradiction y fourmille. Les faits y sont regardés à travers le bandeau des sentiments, et ce bandeau-là
tombe jusque sur le talent et il en éteint la lumière. M. Cousin qui, dans tout le cours de son livre, nous parle, comme Demoustier, l’auteur des Lettres à Émilie, des changements d’amants de Mme de Chevreuse, trop grande dame pour daigner connaître la retenue, — l’insolent ! — M. Cousin a un petit remords d’introduction, bientôt étouffé, un petit remords une fois pour toutes. « Nous ne donnons pas Mme de Chevreuse, — dit-il nonchalamment, — comme un modèle à suivre, mais nous espérons (ajoute-t-il) que tant de grandeur d’âme, de constance, d’intrépidité, d’héroïsme bien ou mal employé, trouvera grâce pour des fautes que nous n’avons pas voulu dissimuler. »
Mais on se lave en vain les mains dans la cuvette de Pilate. « Vous ne donnez pas », mais vous faites prendre ! Le moraliste devrait savoir que nous avons, dans la vie domestique, la menue monnaie de Mme de Chevreuse, et que l’exemple des grandes dames dans une société sans grandes dames peut encore être contagieux. Seulement, cette constance qui excuse, cette grandeur, cette intrépidité, on les cherche dans le livre de M. Cousin, et, malgré les adorations d’expression qui ne prouvent que l’état inflammatoire de la tête d’un homme, on ne les trouve pas.
On ne les trouve pas plus dans ce livre que dans les autres histoires que nous avons de Mme de Chevreuse, qui était suffisamment connue, — connue exactement pour ce qu’elle valait. Les Mémoires du cardinal de Retz nous l’avaient faite ressemblante. Le factieux et le libertin était parfaitement digne d’écrire l’histoire de cette factieuse et de cette libertine, et, s’il n’a pas pour elle l’admiration qu’on pouvait attendre, c’est que ces gens-là ne s’entendent jamais entre eux. À l’anarchie de leurs idées, ils ajoutent la jalousie de leurs vices. M. Cousin, qui accuse presque le cardinal de cruauté, ne vit pourtant que sur sa peinture. Il l’énerve, mais il ne saurait l’effacer, et on la retrouve sous la sienne. Retz est positif. Il a pratiqué Mme de Chevreuse, et le grand seigneur, lui, ne perd pas la tête devant la grande dame. Elle était, dit-il, le manque le plus absolu de jugement, le mépris le plus complet de tous les scrupules et de tous les devoirs ; et M. Cousin nous dit la même chose, quoiqu’il se serve de mots qui veulent dire précisément le contraire. Mais c’est le caractère de l’égarement actuel de M. Cousin de ne plus s’entendre avec lui-même !
« Mme de Chevreuse, nous dit-il, a possédé toutes les qualités du grand politique. Une seule lui a manqué, précisément celle-là sans laquelle toutes les autres tournent en ruine. Elle ne savait pas se proposer un juste but. Elle ne choisissait pas elle-même. C’était un autre qui choisissait pour elle. Elleétait femme au plus haut degré. Son premier ressort, c’était l’amour, ou plutôt c’étaient la galanterie et l’intérêt de celui qu’elle aimait (il faudrait ceux de l’aveu même de M. Cousin)… La Rochefoucauld l’accuse d’avoir porté malheur à tous ceux, (à la bonne heure !) qu’elle a aimés, mais il est aussi vrai de dire que ceux qui l’ont aimée l’ont précipitée, à leur suite, dans des entreprises insensées. »
Ainsi, ne nous y trompons pas ! but chimérique portant dommage à ses amis, amours des brouillons, de Buckingham, « le paladin sans génie »
, de
Charles IV, « l’aventurier »
de Chalais, « l’étourdi assez fou pour s’engager contre Richelieu sur la foi du duc d’Orléans »
, de Châteauneuf, « impatient du second rang sans être capable du premier »
, emploi et trafic de sa personne au profit de sa politique, et de sa politique au profit de la passion du jour, qu’est-ce que le cardinal de Retz a dit de plus déshonorant pour l’esprit et le caractère ?… Il est vrai qu’il a des traits charmants, ce diable de cardinal : « Si le prieur des chartreux lui eût plu »
, dit-il, « elle eût été solitaire de bonne foi. — Son dévouement à la passion qu’on pouvait dire éternelle, quoiqu’elle changeât continuellement d’objets, n’empêchait pas qu’une mouche ne lui donnât des distractions ! »
Tout cela est joli et fringant, et sous le rapport de la forme, ne peut être remplacé par les phrases solennellement plates de M. Cousin : « Livrée à la galanterie, et comptant pour rien tout le reste, — remuante plutôt qu’ambitieuse, — portant dans ses égarements ce reste d’honnêteté que, quand elle aimait quelqu’un, elle l’aimait avec une fidélité sans bornes »
, c’est-à-dire, tant que cela durait ! Mais à part la forme, et pour qui comprend le français, ces phrases aplaties et sans dents n’expriment-elles pas ce qu’exprime le cardinal de Retz d’une dent si mordante et si superbe : c’est que cette duchesse de Chevreuse était radicalement médiocre de tête et de cœur !
Et médiocre ne dit point assez. C’était à la fois la dépravation et l’impuissance ! Quand nos vertus ne nous font point obstacle, quand nos scrupules ne nous tirent jamais en arrière dans la voie où nous sommes
engagés, nous sommes obligés de réussir, ou notre coquinerie est bien déshonorée ; et c’est ce qui arriva à celle de Mme de Chevreuse. Intrigante éternelle qui se brisa également contre Richelieu et contre Mazarin ! Tous les rôles immondes et affreux qu’une femme peut jouer, dans un but faux de politique, elle les a joués et elle a échoué ! M. Cousin, qu’il faut citer, car nous serions embarrassé pour exprimer de telles choses, nous raconte que son premier amour fut pour lord Holland, l’ami de Buckingham, « qui lui persuada d’engager sa royale amie, la reine Anne d’Autriche, dans quelque belle passion semblable à la leur… et ce ne fut point la faute de Mme de Chevreuse, si Anne d’Autriche ne succomba pas… Buckingham était entreprenant, la surintendante (Mme de Chevreuse) fort complaisante, et la reine ne se sauva qu’à grand’peine. »
Ce premier maquignonnage d’amitié résume, en un seul fait, toute la vie de Mme de Chevreuse, qu’on pourrait appeler le vice sans succès ! Tête de linotte qui se trompa sur tout, sur les événements et les hommes, elle se mettait cyniquement à l’enjeu, et, malgré cette beauté qui a donné de si étrange sorte dans la vue de M. Cousin, et qui lui fait écrire : « Elle avait une taille ravissante, le plus charmant visage, le plus beau sein »
, — le plus beau sein ! C’est Sganarelle et la Nourrice ! — eh bien ! elle perdait la partie ! Pour une femme comme elle, n’était-ce pas honteux ? Et d’où venait cette infortune ? Elle venait de cette fausseté d’esprit, de cette vue raccourcie et louche qui lui faisait toujours préférer, en toutes choses, ce qui aurait dû être délaissé ! Grande dame seulement par son blason, elle
allait, de pente naturelle, à tout ce qui était vulgaire, ne comprenant rien à ce qui était supérieur. M. Cousin prétend qu’elle préféra Châteauneuf à Richelieu, ministre et tout-puissant. « Richelieu lui-même, — dit-il dans un style de faiseur de romances sous l’Empire, — ne fut point insensible à ses charmes, il s’efforça de lui plaire, mais ses hommages ne furent point accueillis. »
Nous ne savons pas à quel point ce terrible muguet de Richelieu assouplit et inclina ses vertèbres de tigre pour faire accepter ses hommages, mais, s’il eut envie de cette Marion Delorme titrée (et pourquoi pas ? il avait des passions !) ce ne fut pas un sentiment qui la guida, elle, ce fut un caprice, un aveuglement, une sottise, dont elle se repentit sans doute, quand plus tard, avec Mazarin, elle prit l’initiative, pour échouer encore, car ce bel oiseau moqueur d’Italie, aussi fort qu’elle en coquetteries, lui paya les siennes en baisemains, dignes du moineau de Lesbie et lui échappa !
Telle est, en toute réalité, cette Marie de Rohan, duchesse de Chevreuse, que M. Cousin vient aujourd’hui présenter à nos admirations. Hélas ! même quand on lit M. Cousin, on se demande ce qu’on peut admirer en elle, et quelle gloire un écrivain croit se tailler dans le jupon de cette extravagante ! L’extravagance est en effet le signe de Mme de Chevreuse, le signe par lequel elle n’a pas vaincu ! Venue à une époque de trouble, de mouvement, d’anarchie, elle se jeta de premier bond et d’entêtement dans tout ce qu’une pareille époque eut de plus fou et de plus avorté. Elle avait le génie superficiel et violent de l’échauffourée. Funeste d’esprit, qui ne s’éleva jamais
jusqu’au tragique, c’est un casse-cou qui ne fait casser que celui de ses amis ! Remuante, impatientante, piquant le Pouvoir comme une guêpe pique le lion aux narines, le Pouvoir la chasse trois fois, et quand elle revient une dernière, elle est soumise. Elle passe humblement au service de cette Royauté plus forte qu’elle, elle dont la vie entière fut anglaise, espagnole, lorraine et jamais française ! L’enthousiaste M. Cousin, qui n’est plus responsable de ce qu’il écrit, compare à Annibal (à Annibal !) cette caillette révoltée, quand elle part pour l’un de ses exils ! Elle était, nous dit-il avec un orgueil comique, le chef réel des Importants ; et il oublie que les. Importants sont les Ridicules de l’histoire et des Grotesques politiques ! On les appela les Importants, parce qu’ils disaient toujours : « Je m’en vais pour une affaire d’importance ! »
et cette affaire-là fut manquée ! Compromise et compromettante, Mme de Chevreuse ne passera jamais cette limite dans la médiocrité du mal, malgré M. Cousin, qui veut lui donner la sombre grandeur d’un crime et qui prend une peine infinie à nous démontrer qu’elle était l’âme d’une conspiration, ayant pour objet l’assassinat de Mazarin. Certes, elle était fort capable de tremper son gant de Suède dans le sang d’un assassinat, elle qui n’avait vécu que de trames, de complots et de trahisons ; mais enfin, cette abominable gloire, elle ne l’a pas plus que toutes les autres. Le complot fut éventé, Mme de Chevreuse, personnage de Mémoires, et qui pouvait entrer dans l’Histoire par un crime, n’y entre pas, car l’Histoire exige des faits et gestes et laisse à l’examen de la conscience et au jugement de Dieu les perversités de l’intention !
IV
Voilà pourtant quelle est la femme que M. Cousin trouve si grande et qu’il veut nous grandir encore, vous venez de voir à quel prix ! Par quel charme inconnu, nous l’avons dit, cette femme mesquine, corrompue, à moitié folle, a-t-elle agi de cette puissance sur la tête de M. Cousin ? Après nous avoir raconté les intrigues et les galanteries de cette héroïne (comme il l’appelle !), l’auteur du Beau et du Vrai continue son hymne d’adoration imperturbable, comme s’il n’avait là devant lui que de nobles actes et de grandes vertus ! Par quelle magie donc, par quel ensorcellement une telle illusion — une telle confusion entre le vrai et le faux, entre le beau et le laid, a-t-elle pu s’établir dans une tête bien faite, dans un esprit judicieux que le temps aurait dû refroidir et la réflexion préserver ? Ceci est un point curieux à éclaircir et va presque jusqu’au phénomène ! Y aurait-il des filtres et des cantharides dans l’histoire ?… Nous l’avons dit déjà, mais tant de prostitution d’admiration y fait revenir, hors le rang social qui lui donne sa valeur de surface, hors ce piédestal, aujourd’hui brisé, réduit en poudre, de la grande société à laquelle elle appartenait, Mme de Chevreuse n’a rien qui puisse la faire placer au-dessus des femmes de notre temps et de tous les temps, qui se distinguent par le double désordre de l’intelligence et des mœurs. Tous les soirs, on trouverait chez Mabille (qu’on nous passe le mot et l’endroit !) trente femmes qui, essentiellement, valent cette duchesse aux amours faciles, et qui dépensent sur les misères d’une vie abjecte une énergie supérieure à la sienne. M. Cousin n’est pas tenté d’écrire la biographie de ces femmes. Pourquoi a-t-il été tenté d’écrire celle de Mme de Chevreuse et y a-t-il si malheureusement succombé ! Ah ! c’est toujours la réponse que nous avons faite qui revient : c’est qu’il a l’amour, de bas en haut, du roturier pour la grande dame, ce pauvre bourgeois endiablé !
Oui, malheureusement pour lui et pour nous, il y succombe ! car son amour de Mme de Chevreuse ne l’a point inspiré. Son livre est si pâle. Il n’a pas plus les couleurs du talent que les couleurs de la vertu. Immoral et madrigalique (nous en avons donné la preuve), ce livre incroyable n’a pas même de talent. En tant qu’il faille lire des choses risquées ou scandaleuses, parbleu ! nous avons les Mémoires de Grammont. M. Cousin, dans son ouvrage, ressemble (en sera-t-il flatté ?) à la duchesse de Chevreuse, qui était tenue de réussir, puisqu’elle ne respectait rien de tout ce qui arrête. Lui qui se permettait de tout dire, il devait réussir pour les mêmes raisons, et il ne réussira pas ! Que ce soit le vice ou la vertu qui le lisent, il leur produira le même effet : il est ennuyeux. M. Cousin, qui aime tant son sujet, ne l’a pas compris. Il n’y avait pas deux manières d’écrire cette histoire. Il fallait, puisqu’on l’osait, — puisqu’on ne laissait pas dans leur oubli et dans leur tombe les cadavres qui sentent mauvais, — boire fièrement et courageusement toute honte, être spirituel, mordant, de bonne humeur, chaud de
peinture et écrire à la cardinal de Retz l’histoire plus détaillée que la sienne de cette Amazone de l’intrigue qui s’affuble de la casaque d’un mousquetaire non pour charger, mais pour s’enfuir, et qui dit (mais pour l’héroïque M. Cousin cela vaut le serment d’Annibal !) : « Je me donnerais à un soldat aux gardes pour me venger de mes ennemis ! »
Au lieu de prendre ce parti qui était le seul pour être lu, M. Cousin a été solennel, gravement enthousiaste, sérieusement dupe et, à quelques rares intervalles, lucidités éphémères, un peu honteux ! Il a voulu faire de la littérature-Pradier avec les mains gourdes d’un professeur de philosophie. Il a échoué à la Chevreuse ! On a beau être tendre et essayer d’être léger, on n’efface pas la cuistrerie radicale qu’il y a sous ces légèretés et sous ces tendresses. — Le cuistre remonte par-dessus tout cela, le cuistre incompressible et éternel !
Et ce n’est pas tout encore ! Détraqué par cette femme, dont il nous donne l’apologie bien plus que l’histoire, non seulement M. Cousin n’a plus le sens de cette créature qui le fait boire dans la coupe de Circé et qui le métamorphose, mais il n’a plus le sens de personne ! Croirait-on, par exemple, qu’il rapetisse Richelieu au profit de Luynes, l’éleveur de pies-grièches ! Et savez-vous pourquoi ? C’est que la duchesse de Chevreuse avait été duchesse de Luynes en premières noces ! Comment, après cela, l’homme de l’oisellerie n’aurait-il pas pressenti et tracé (en petit, il est vrai) toute la politique du cardinal de Richelieu ?… M. Cousin, qui a été admis à voir les anciens portraits de la duchesse de Chevreuse chez M. le duc de Luynes actuel, lui paie son hospitalité
en proclamant grand homme le chef de sa maison, comme s’il était, lui, M. Cousin, le hérault d’armes de la gloire. Il est même mieux que cela. À ses propres yeux, il a passé gentilhomme, presque Luynes ! Il disait l’autre jour, convaincu et aimable, et sous l’influence d’un bon dîner, au duc de Luynes : « Nous sommes, vous et moi, les seuls gentilshommes qui restent à cette heure ! »
il ne disait pas : de notre Maison. Mais qui sait ? peut-être, il le dira… une autre fois. Ainsi la reconnaissance l’entraîne comme l’amour. Seulement ce n’est pas la reconnaissance qui lui fait prendre des tons de Bossuet… déplacé, à propos des événements les plus chétifs et les plus méprisables de l’histoire. « Le temps fait un pas ! s’écrie-t-il, la Fronde éclate ! l’ardente duchesse s’élance de nouveau de Bruxelles… Elle avait près de cinquante ans ! les années et les chagrins avaient triomphé de sa beauté, mais elle était encore pleine d’agréments… Elle avait trouvé un dernier ami dans le marquis de Laigues qu’elle aima jusqu’à la fin… (Enfin !) On n’attend point que nous la suivions pas à pas… »
Hélas ! il l’a bien trop suivie ! Il l’a suivie comme le petit chien d’Épicure aurait suivi les pas de Ninon, mais nous, nous ne le suivrons pas davantage. Arrêtons-nous ici. Nous avons hâte de sortir de ce bain d’eau de senteur dans lequel il nage. Sortons-en et essuyons-nous. M. Cousin, dans ce livre fadement exagéré sur les charmes de la duchesse de Chevreuse, nous fait l’effet de cette gravure qui est partout chez les coiffeurs et qui représente Héro, versant sur la tête de Léandre un pot de parfums. C’est M. Cousin qui est Héro : il ne se contente pas, ma foi, du ridicule d’être un Léandre ! Seulement il peut oindre tant qu’il voudra du parfum de ses éloges et de ses idolâtries la mémoire de Mme de Chevreuse, il ne la lavera pas. Il y perdra son savon. Elle restera souillée, et la pauvre Héro ne se noiera que dans… sa cruche !
Histoire de Madame de Hautefort
V
Après la grande dame corrompue, la femme vertueuse ! Après Mme de Chevreuse Mme de Hautefort ! La vertu a-t-elle porté plus de bonheur que le vice au talent actuel de M. Cousin ? Nous l’espérions pour l’honneur de la morale et du philosophe. S’il y avait eu, en effet, du talent dans le livre de Madame de Hautefort, s’il y avait eu de l’agrément et de la vie, c’est-à-dire seulement un peu de ce qui manquait complètement au pastel gris, froid et libertin de Mme de Chevreuse, cela nous eût fait l’effet caïman et sain du vice puni et de la vertu récompensée. Mais la vertu n’aura pas cette aubaine et cette joie. M. Cousin varie ses sujets, il ne varie pas sa manière. Il est toujours le même avec une désespérante unité. Au moins, s’il rata Grandisson, Richardson avait peint Clarisse. Mais le Richardson historique qui n’a pas rencontré de Clarisse parmi les Longueville, les Sablé, les Chevreuse, est aujourd’hui aussi froid et aussi ennuyeux que le peintre de Grandisson, en nous racontant la vertu d’une femme qui pour tout Lovelace eut… Louis XIII !
Ce que c’est que les philosophes ! Cette soi-disant vertu de Mme de Hautefort qui semble assez facile a paru immense à M. Cousin, et tout son livre en est l’exaltation, l’assomption et l’étonnement. Comment peut-on être Persan ? Comment peut-on être si vertueuse ? M. Cousin ne peut en revenir ! Pour ce fin connaisseur en psychologie dépaysé, Mme de Hautefort est une femme héroïque, — presque une sainte, parce qu’elle a résisté quand on ne l’attaquait pas, parce qu’elle n’a point cédé à la passion d’un homme qui embarrassa beaucoup moins les femmes de ses empressements qu’il ne fut embarrassé, par elles. Louis XIII, le contraire de son père, le Vert-Galant, n’a jamais essayé de soulever cette robe de femme, si légère à l’œil, mais qui pèse tant encore à la main du plus audacieux. Sous le règne de ce jeune Mélancolique, aussi farouche que le faon malade dans les bois, les femmes, longtemps blessées du sans-gêne qu’après les guerres civiles on s’était permis avec elles, se mirent à réagir contre les mœurs de mousquetaire, autorisées, par l’exemple du grand Henri, cette espèce de Louis XV-Rabelais, et pour cela elles se firent précieuses et dévotes. Le salon bleu de l’hôtel de Rambouillet fut élevé contre le corps de garde, monument contre monument. Les Précieuses, honnies depuis par les valets de Molière, génie positif qui comprenait fort peu le Royaume du Tendre, prirent la tête de cette réaction, et Mme de Hautefort fut l’une d’elles. Ce fut une des vertus à la mode d’alors. Figure pincée, précieuse enfin, — le mot dit tout, — mais dont la vertu n’était guère qu’une question d’épingles, et d’épingles qui n’auraient pas blessé à mort la main qui les eût fait tomber. N’est-ce pas elle qui, cachant une lettre dans sa gorge, disait à Louis XIII par défi : « Venez donc l’y prendre ! » Le roi fut plus vertueux qu’elle ; pour prendre la lettre, il se servit des pincettes d’argent du foyer. Certes ! une vertu aussi provoquante n’impose pas beaucoup à ceux qui savent de quels combats et de quelles magnifiques occasions de chute méprisées une vertu chrétienne se compose ; mais où M. Cousin aurait-il appris cela ?… Dupe des cérémonies d’une précieuse qui n’en faisait pas toujours, il nous donne un portrait de la pure Mme de Hautefort, plus grand que nature, parce que ce portrait (comme celui de Mme de Chevreuse dans un genre différent) est privé du fonds historique qui le supporte et qui l’expliquerait. Ainsi, dans le bien comme dans le mal, c’est toujours la même préoccupation personnelle et bornée, c’est toujours la même infirmité d’enthousiasme, c’est toujours le même égarement de la pensée, quand les squelettes des grandes dames du xviie siècle viennent passer leurs mains sur les cheveux blanchis de cette tête, amoureuse de fantômes et qui ne se possède plus !
VI
Il n’y avait en effet que M. Cousin avec sa jocrisserie d’admiration pour les femmes quelconques de la haute société du xviie siècle, qui pût songer à prendre à part, dans un cadre taillé exprès pour elle, cette figure de Mme de Hautefort, insignifiante quand elle n’est pas désagréable, car cette prude orgueilleuse le fut avec Louis XIII, avec Anne d’Autriche. Elle manqua toujours du charme de l’intimité. Il est vrai que pour que sa collection fût complète, pour donner surtout un repoussoir vigoureux à Mme de Chevreuse, il fallait à toute force une vertu à M. Cousin. Marie de Hautefort, la quatrième enfant du marquis Charles de Hautefort, maréchal de camp des armées du roi et gentilhomme de sa chambre, était entrée de bonne heure dans la maison d’Anne d’Autriche. Elle faisait partie de l’escadron volant des filles de la reine (comme l’on disait depuis Catherine de Médicis), et c’est au milieu d’elles que le roi Louis XIII le Réservé la distingua pour son air de réserve, et, nous disent les mémoires du temps, pour sa rare beauté. C’était la beauté classique de l’époque : œil de velours bleu, cheveux blonds, incarnat aux joues et bouche en cœur ! Au xixe siècle, où la beauté physique, pour nous frapper, a besoin d’être si profondément individuelle, il n’y a plus que M. Cousin qui s’émerveille de cette beauté de vers hexamètre. Le portrait de famille qu’il a fait graver en tête de son livre doit, du reste, être ressemblant. Aux yeux froids des observateurs et non pas à ceux de M. Cousin, qui détaille trois fois ce portrait avec des friandises étranges pour le Salomon de l’Éclectisme, le nez et la bouche de Mme de Hautefort cachent une acidité secrète. Toute cette blonderie touche à l’aigre-doux. Louis XIII aimait les pies-grièches. On le comprend quand on regarde ce portrait. La première fois qu’il aperçut Marie de Hautefort, ce fut au sermon, parmi les filles de la reine, assises par terre à ses pieds, selon l’étiquette, et, touché de sa mine discrète, il lui envoya, pour s’asseoir, le coussin de velours fleurdelisé qu’il avait mis sous ses genoux. Seul détail gracieux de cet amour qui commença alors, mais qui resta voilé, jaloux, reprochant, presque maussade, seul parfum qui se dégagea de cette froide fleur de nénuphar, éclose sur un immense lac d’ennui ! Dans l’histoire de cet amour indécis et douloureux, M. Cousin le psychologue aurait dû nous éclairer Louis XIII, ce problème de cœur, cette énigme sensible, cette âme qui n’avait pas de sexe et qui demandait le sentiment, dans lequel s’absorbe la vie, aussi bien à Mme de Lafayette qu’à Mme de Hautefort, aussi bien à M. de Cinq-Mars qu’à Mme de Lafayette. Mais tout ce qui n’était pas Mme de Hautefort n’existe pas pour le peintre, absorbé, perdu dans la contemplation de son modèle. Que lui fait Louis XIII ? que lui fait Richelieu ? que lui fait Anne d’Autriche ? Mazarin ? la politique du temps ? les grandes choses enfin sur lesquelles la caillette qu’il adore marque son néant, non pas en relief, mais en creux ?
Tout cela n’existe pas pour lui. L’histoire descend bas sous sa plume. Le croirait-on ? mais vous pouvez lire ! Il passe son temps à dénombrer, Homère aveugle de cette Hélène, l’armée d’amoureux de la vertu favorite, que son amant finit par chasser, quoique la possession n’eût pas enterré son amour. Il compterait volontiers ; pour lui faire une gloire, le nombre des sonnets qu’on lui adressait, le nombre des ballets où elle figura ! Vous le voyez passer entre Benserade et le Père Lemoine, et il est moins brillant que le jésuite ! Ces diables de jésuites seront donc toujours les mêmes jusqu’à la fin ! En voilà un qui efface le grand philosophe, quand il s’agit de chanter Mme de Hautefort ! Espèce de Voiture en prose, goutteux et alourdi, M. Cousin ne quitte plus, page de soixante ans, le bataillon des filles de la reine. Il est de l’opinion des antichambres contre les grands résultats de l’histoire. Dans ce temps où Richelieu et Mazarin avaient contre eux les linottes coiffées, il n’y a rien, ce nous semble, de plus petit, de plus nauséabond, que cette conspiration des filles de chambre contre les hommes qui voulaient l’ordre dans la maison et la nationalité dans le pays. Cependant M. Cousin est du parti de Mme de Hautefort contre Richelieu et contre Mazarin. Laissons pour un moment le philosophe : les philosophes sont sujets à caution… de sagesse. Mais c’est un ancien ministre, c’est un homme qu’on appela politique et qui se crut homme d’État deux jours, c’est M. Cousin qui écrit respectueusement ces belles chroniques, qui ne les brusque pas d’un mot de mépris pour passer outre, mais qui s’y arrête et qui en ferait Volontiers des Commentaires non de César, mais de Laridon !!!
Voilà pourtant où il en arrive quand il s’agit de Mme de Hautefort. Il ne connaît plus rien. Les choses se renversent sous ses regards et dans sa conscience. Anne d’Autriche, la bonne reine, comme on l’appelait, cette gracieuse dévote (précisément l’opposé de Mme de Hautefort, qui était une dévoie disgracieuse), Anne d’Autriche est accusée ici de dissimulation atroce, de fausseté jusqu’aux larmes, parce qu’enfin, impatientée de cette éternelle cloche de reproches que lui sonnait aux oreilles Mme de Hautefort, elle finit, après des années de bonté, par la congédier. Le temps qu’avait vécu Louis XIII, — l’histoire le dira en termes sévères — Anne d’Autriche s’était laissé imposer par ses familiers et par ses domestiques une politique qui n’était pas celle de l’État. Quand Richelieu allait jusqu’à la hache pour en finir avec le mal et le couper dans sa racine, Anne soutenait une noblesse indocile qui cherchait partout, même dans le lit du roi, le point d’appui d’une grande révolte. Son cœur était plus espagnol que français. Elle manigançait de petites complications contre le grand homme qui était la tête de la France. Elles étaient là dans ses appartements, toute une oisellerie de bergeronnettes qui croyaient qu’on pouvait poignarder un ministre avec l’épingle de leurs cheveux. Cela faisait pitié. Lui, Richelieu, était obligé de dépenser son énergie contre des héroïnes de ruelles. Il voyait toutes ces poupées qu’il avait données à Louis XIII pour occuper son loisir jaloux, Mme de Hautefort, Mme de Lafayette et Cinq-Mars, devenir des poupées contre lui. Mais, lorsque Louis XIII eut cessé d’exister, Anne d’Autriche, sous l’influence de Mazarin qui continuait la politique du grand Cardinal son maître, changea tout à coup de visée, comprit la France et brisa avec ses amis, qui n’étaient pas ceux de la patrie. C’est un des plus beaux spectacles qu’on puisse contempler dans l’histoire que ce changement de ceux qui comprennent le pouvoir à mesure qu’ils le touchent et qu’il leur pèse ! Ce dessillement, cette lumière de la vérité, cette fonction qui grandit tout, l’objet qu’on voit et l’œil qui regarde, ce seau d’eau glacée que la Responsabilité jette à la figure de l’homme pour le calmer, toutes ces choses qui atteignent même les femmes, M. Cousin ne songe pas une minute à les admirer. Ce qu’il admire, ce n’est pas Anne d’Autriche, c’est Mme de Hautefort restant fidèle à ses amitiés, à ses illusions, à ses intrigues et à ses haines ; c’est Mme de Hautefort restant femme de chambre quand la reine Anne devient régente, la mère de Louis XIV, et que, l’esprit de la Royauté la soulevant d’elle-même, elle s’élève jusqu’au niveau des grandes vues et des grands hommes qu’elle avait longtemps méconnus !
Telle est l’aberration de M. Cousin. Des erreurs de son livre (et elles sont nombreuses) celle-ci est peut-être la plus grave, celle qui prouve le mieux l’affaiblissement, la ruine de l’esprit de l’auteur ! Tout n’a pas la même importance ni aux yeux de la Critique, ni aux yeux de l’Histoire. Que M. Cousin exagère les mérites de beauté physique ou de beauté morale d’une personne aussi insignifiante, aussi engloutie dans l’oubli que Mme de Hautefort, c’est une fantaisie ! la fantaisie d’un homme à qui son temps en permet et qui a la fatuité de la faveur publique ! Qu’il fasse de cette même Mme de Hautefort, cette rosière de l’adultère ébauché, une vertu sublime, parce qu’elle ne le consomma pas ; mais, simple distraction conjugale, l’agaça seulement en le caressant, c’est ignorance philosophique de la vertu et fraîcheur d’âme qui se prend à la première simagrée qu’on en voit ! Les grandes choses de l’histoire ne sont pas engagées là-dedans, comme dans la question où, à propos de la reine Anne et de sa camériste, une préférence est exprimée entre Richelieu et ses ennemis, entre Mazarin et la Fronde, entre la politique et l’intrigue. Lorsqu’on invente un roman dans l’histoire, le mal n’est pas bien grand, cela s’en détache bientôt et en tombe. L’Histoire ne se surcharge pas longtemps de nos billevesées. Mais quand un homme de l’autorité, usurpée, il est vrai, de M. Cousin, trouble à ce point la réalité et la moralité des choses historiques, il est évident qu’il peut fausser autour de lui les esprits faibles, et la Critique, qui jusque-là riait gaîment des livres imbécilement amoureux échappés à sa vieillesse, ne sourit même plus !
VI
Quant aux billevesées de M. Cousin, celles-ci seront-elles les dernières ? L’auteur de Madame de Longueville, de Madame de Sablé, de Madame de Chevreuse, qui nous a filé depuis quelques années toutes ces belles histoires, est à la fin de son fuseau. Que pourrait-il prendre, en effet, et qui pourrait venir dans la galerie des types effacés et des figures décolorées qu’il aime à repeindre, après Mme de Hautefort, cette femme d’un effacement si complet ?… D’un autre côté, indépendamment du choix impossible d’un sujet de plus, M. Cousin sont sa propre faiblesse. Il est épuisé. Ce maigre livre de 161 pages l’atteste. L’haleine y manque à l’auteur comme s’il avait accompli le plus difficile des travaux d’Hercule, et il se sert de ce qui lui en reste pour nous lamenter des adieux de cygne mourant dans un style qui dépasse de beaucoup le ton de pipeau auquel il a, dans ce dernier ouvrage, ramené l’histoire. « Posons la plume, dit-il, et mettons fin à ces peintures d’une société à jamais évanouie et de
femmes que l’œil des hommes ne reverra plus. Nous l’avouons, nous ne quittons pas sans regret cet aimable et généreux commerce. »
(Généreux, pour qui ? est-ce pour lui qui a tant donné à ces femmes, ou pour elles qui lui ont si peu rendu en inspiration et en talent ?) « Soyez bénies, en nous séparant, muses gracieuses et grandes, qui m’avez montré la beauté véritable et dégoûté des attachements vulgaires. C’est vous qui m’avez appris à fuir les sentiers de la foule et, au lieu d’élever ma fortune, à tâcher d’élever mon cœur. »
Il a été ministre, pair de France, professeur, à quoi a-t-il donc renoncé ? et que pouvait-il être encore ? « Grâce à vos leçons, je me suis complu dans une pauvreté fière. »
Ceci rappelle le mot de M. Loëve-Veimar : « M. Cousin sait se frapper, comme Caton… dans une position gratuite. J’ai perdu sans murmurer tous les prix de ma vie (avec le 2 décembre !) et j’ai été trouvé fidèle à une grande cause (laquelle ? hélas !) aujourd’huiabandonnée, mais à laquelle est promis l’avenir (c’est ce que nous verrons !). Soutenez-moi (muses gracieuses !) dans les épreuves suprêmes qui me restent à traverser. Contemporaines de Descartes, de Corneille, de Pascal, de Richelieu, de Mazarin, de Condé, Anne de Bourbon, Marie de Hautefort, Marthe du Vigean, Louise-Angélique de Lafayette, etc. (vierges, patronnes et suppliantes auprès de Dieu !) âmes aussi fortes que tendres qui, après avoir jeté tant d’éclat, avez voulu vous éteindre dans l’obscurité et le silence ; enseignez-moi à sourire comme vous à la solitude, à la vieillesse, à la maladie, à la mort ! Disciples de Jésus-Christ (Mme de Chevreuse !), joignez-vous à son
précurseur sublime (est-cesaint Jean-Baptiste ou Platon ?) pour me répéter, au nom de l’Évangile et de la philosophie (c’était Platon), qu’il est bien temps de renoncer à tout ce qui passe, et que la seule pensée qui me soit désormais permise est celle de quelques travaux utiles, du devoir et de Dieu ! »
Quoiqu’un peu long, nous avons cité entièrement ce morceau curieux qui a la prétention de clore à la Bossuet le livre léger et idyllique de M. Cousin sur Mme de Hautefort. Nous l’avons cité, non seulement parce que c’est une promesse de silence sur des sujets qui ont trop longtemps écœuré le goût public, mais aussi parce que ce morceau est certainement de solennité déplacée, de méconnaissance de soi-même, de manque de proportion entre le ton qu’on a et les choses dont on parle, un des fragments les plus comiques qu’ait jamais écrits M. Cousin, ce grand comique sérieux, ce Bossuet de Mme de Hautefort, qui sera son muet désormais (et tant mieux !) et qui porte à la philosophie les restes d’une voix qui tombe et d’une ardeur qui s’éteint. Ce comédien de style et de ton, ce comédien plus que comédien, car ici il s’élève jusqu’au saltimbanque, cet évêque épicurien, bénissant les Muses et fermant le cycle de ses travaux sur les saintes femmes profanes du xviie siècle par une canonisation mythologique, n’est-il pas, en effet, le spectacle de la bouffonnerie la plus magnifique et la plus inattendue ? L’amour des grandes dames, si exalté qu’il ait été, n’est cependant pas assez désintéressé dans M. Cousin pour que le vieil homme puisse s’oublier entièrement auprès d’elle, et pour qu’au moment même de les quitter il n’embaume pas son propre passé dans le leur ? Tel est surtout le secret de ce nunc dimittis qu’il entonne à la fin de ses consécrations historiques. Ce n’est pas, comme celui du vieux Siméon, le nunc dimittis de l’espérance, c’est le nunc dimittis du regret sur des femmes comme l’œil des hommes n’en reverra plus. Les tristes adieux de M. Cousin ne s’adressent pas qu’à des tombes chaque jour plus enfoncées et moins visibles dans la poussière du passé, mais à des choses plus contemporaines… Sous leur forme presque religieuse et si soudainement éjaculatoire, ces solennels adieux s’adressent aussi à la tribune, au Conseil d’État et à tout ce monde parlementaire que M. Cousin trouve ingénieusement le moyen de rappeler plusieurs fois dans un livre sur Mme de Hautefort ! C’est ainsi que l’homme politique et le philosophe reparaissent tout à coup au moment où l’on devait, à ce qu’il semblait, le moins s’y attendre, et quand on les disait l’un et l’autre depuis longtemps morts de volupté dans les biographies d’alcôves d’où, si nous l’en croyons, M. Cousin sortirait enfin pour jamais !
Mais en sort-il réellement ? Ne recommencera-t-il plus ?… Est-ce bien la dernière histoire de cette plume vouée aux panégyriques féminins ? Malgré l’épuisement, malgré le chant du cygne, nous ne croyons pas à ce parti pris de la retraite chez M. Cousin, à cette dignité tardive du silence, qui serait pour le libertin intellectuel et rétrospectif la meilleure expiation des péchés qu’il a dû ébaucher, en nous écrivant ses histoires, — comme Mme de Hautefort commençait l’adultère, car elle ne le finissait pas ! Il y a plus, M. Cousin le croit lui-même ! « Encore quelques mots sur Mme de
Longueville (nous dit-il en finissant son histoire de Mme de Hautefort), et nous aurons dit adieu à ces rêves de notre loisir que caressa notre jeunesse et qui nous ont accompagné jusqu’au terme de notre âge mûr. »
C’est à faire trembler ! Les quelques mots dont il parle ont-ils été dits ? Sont-ils à dire encore ? Serait-ce là une prudente réserve, posée à l’avance, pour revenir sans trop de lâcheté et d’inconséquence à des sujets irrésistibles, plus forts que la volonté et que la pensée ?… Les hommes à femmes ne se corrigent jamais, et M. Cousin est le Hulot des femmes du xviie
siècle. Si après l’insignifiante Mme de Hautefort il n’est guère possible de descendre, M. Cousin trouvera toujours bien, à ce niveau d’intérêt et de moralité, des femmes plus ou moins charmantes, dont il continuera de nous vanter les vices… ou même les vertus !
Il mourra comme le bonhomme Hulot.