(1888) Revue wagnérienne. Tome III « I »
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(1888) Revue wagnérienne. Tome III « I »

I

A nos lecteurs

En commençant la seconde série annuelle de la Revue Wagnérienne, nous avons, il y a un an, exposé à nos lecteurs le plan de la campagne que nous voulions entreprendre. Ce plan, nous croyons l’avoir suivi. Initié déjà aux grandes conceptions de Richard Wagner, le public a pu pénétrer dans le détail de certaines œuvres et de certaines théories ; les questions historiques nous ont aussi préoccupés, et nous avons fait au « document » la part la plus large possible.

Aujourd’hui que les nombreux et précieux ouvrages consacrés à l’œuvre Wagnérienne se sont de plus en plus répandus et nous ont si puissamment aidés dans notre tâche de propagande, nous pouvons continuer notre campagne dans un sens nouveau.

La cause Wagnérienne triomphe en France comme partout : ce qui eût été imprudent au moment de la lutte devient nécessaire au moment de la victoire ; il importe aujourd’hui qu’une Revue « Wagnérienne » entre directement dans l’actualité de chaque jour pour y prendre la ferme attitude qui convient à son titre.

La Revue Wagnérienne, partant des principes que nous estimons ceux du véritable wagnérisme, jugera, avec l’entière, l’absolue indépendance qu’exige sa situation spéciale et qui est incompatible avec les conditions d’existence de la plupart des autres publications, les faits wagnériens qui s’annoncent pour 1887. Que ce soit, en Allemagne, l’entreprise de M. Angelo Neumann, ou à Paris, celle de M. Lamoureux, ou, à Bruxelles, celle des administrateurs de la Monnaie, nous nous inspirerons pour les juger d’un wagnérisme sans compromis.

Nous donnerons aussi une place importante au mouvement artistique contemporain, aux efforts des jeunes artistes qui cherchent leur formule dans la voie ouverte par le Maître. Nous avons obtenu pour cette étude difficile et si intéressante la collaboration régulière de M. Alfred Ernst.

Ainsi, sans interrompre aucunement nos travaux théoriques et historiques, nous promettons à nos lecteurs une critique assidue et hautement impartiale des grands faits wagnériens imminents, en même temps que des manifestations artistiques qui directement ou indirectement relèvent de la rénovation Wagnérienne.

Notes et nouvelles

La Valkyrie sera jouée à Bruxelles ; nous recevons une lettre de la direction de la Monnaie qui nous l’annonce pour « vers » le 25 février.

Nous n’avons rien à rectifier aux faits que nous avons racontés dans notre dernière chronique ; le dénouement de l’histoire a été plus heureux que nous n’osions l’espérer, et nous en félicitons chaudement tous les intéressés.

Siegmund sera chanté par M. Engel ; Wotan, par M. Seguin ; Hunding, par M. Bourgeois ; Brünnilde, par madame Livitnine ; Sieglinde par madame Martini ; Fricka, madame Balensi. Les journaux de Bruxelles promettent des décors merveilleux, une exécution de premier ordre ; il y aura le quatuor de tubas demandé dans la partition ; la pyrotechnie finale fera négliger la symphonie qui l’accompagne. La Revue Wagnérienne, dans un mois, rendra compte de toutes ces merveilles.

A Paris, la Valkyrie aura été, chez M. Lamoureux, un beau succès d’argent.

On a déploré toutefois que cet heureux succès ait été acheté par une malheureuse concession. M. Lamoureux avait promis, dans un bulletin officiel, il y a trois mois, de rétablir cette année la seconde scène coupée l’année dernière. Il ne l’a pas rétablie. La première scène s’est encore une fois terminée par trois superbes mesures que Wagner, s’il vivait, regretterait de ne pas avoir écrites ; et l’on a immédiatement entamé le monologue de Siegmund (Siegmound à l’Eden-Théâtre) :

Ô glaive promis par mon père !…

L’exécution a été aussi brillante qu’on pouvait l’attendre du grand chef d’orchestre. Il n’y a pas de difficultés dont l’orchestre de M. Lamoureux ne se joue. Je ne crois pas que nulle part, en Allemagne même, la musique de Wagner soit rendue avec une telle virtuosité.

Les interprètes sont les mêmes qu’il y a un an, madame Brunet-Lafleur et M. van Dyck. Faut-il s’applaudir, comme on le fait généralement, de ne perdre aucune des paroles que prononce M. van Dyck ?… Ces auditions de la Valkyrie, toutes brillantes qu’elles sont, nous donnent la nostalgie de la Walküre.

La Tétralogie vient d’être représentée, sans coupures, à Dresde. L’orchestre de l’Opéra Royal de Dresde possède d’admirables qualités expressives, et la plupart de nos compatriotes wagnériens connaissent aujourd’hui les chanteurs, la Malten et Gudehus.

On annonce encore à Bruxelles que la Valkyrie sera jouée à la Monnaie sans aucune espèce de mutilation.

Nous avons eu, à Paris, une exécution de la scène des Floramyes de Parsifal, par la société chorale de la Concordia. C’était un essai bien difficile, le plus difficile certes qu’on pût tenter. Le résultat a été aussi bon qu’il pouvait l’être.

Le grand événement wagnérien est la reprise, au Concert du Châtelet, de la scène religieuse de Parsifal a (musique du changement à vue, chœurs, Consécration, finale).

Cette exécution avait été bien préparée, et M. Colonne, par une très étonnante intelligence, suppléait encore aux imperfections nécessaires d’une si grosse entreprise.

Je me rappelle, il y a trois ans, lors de la première audition, un détail significatif et curieux. Pendant les répétitions, M. Colonne, malgré ses efforts, n’avait pas réussi à donner le mouvement des chœurs qui suivent la Consécration ; c’était trop lent ou trop rapide, c’était froid, ce n’était pas cela. Et, le jour du concert, devant le public, spontanément, M. Colonne trouva exactement, absolument, non seulement le mouvement général, mais les nuances du mouvement et de l’expression ; et ce final fut enlevé, d’un seul jet, superbement.

Il faut savoir gré à un chef de concert aussi musicalement doué, d’initier son public si nombreux et si ouvert, aux grandes pages de l’œuvre wagnérienne.

C’est aussi M. Colonne qui a eu la bonne fortune de présenter au public le miraculeux Joachim.

La véritable exhibition de Joachimb a pourtant été aux séances de la salle Érard plutôt qu’à celles du Châtelet. Et la Revue Wagnérienne ne peut pas ne pas noter ces uniques soirées qui nous ont de nouveau dévoilé ces chefs-d’œuvre de toute musique, où s’est nourri le génie de Richard Wagner, les derniers quatuors de Beethoven.

Un des derniers quatuors était cependant exécuté, presque en même temps, dans une séance de la Société Nationale de Musique. Mais que dire de ce répugnant massacre dont les moindres défauts sont une absolue absence de style — et quelques coupures !

La Société Nationale de Musique nous donne heureusement d’intéressantes auditions d’œuvres nouvelles et inédites. Pourvu qu’après avoir abordé les derniers quatuors de Beethoven, elle ne se lance pas en des exécutions wagnériennes !… N’est-ce pas une tâche suffisante que de faire connaître les essais d’artistes aussi curieux que MM. Chausson, d’Indy, Chabrier ?

Parsifal — le vrai — vient, paraît-il, de courir un grand danger.

On sait que Parsifal est réservé exclusivement au théâtre de Bayreuth et ne peut être représenté nulle part ailleurs. Or, en 1877, pressé de besoin d’argent, Wagner aurait vendu à l’Opéra Royal de Munich le droit de représenter Parsifal. Et la direction de l’Opéra de Munich, après de nombreux délais, pressée elle-même du besoin de recettes, aurait voulu user de son droit.

C’était la ruine de Bayreuth. Enfin, madame Wagner aurait obtenu — moyennant 100.000 marks — la renonciation du théâtre de Munich.

Ajoutons que ces nouvelles nous viennent de journaux allemands et que nous n’avons pas eu le temps de les contrôler.

Mon collaborateur parlera du beau festival César Franck. Si la réussite en fut médiocre, ne doit-on pas regretter que le chef d’orchestre qui prélude à la représentation française de Lohengrin par de courtes et multiples exécutions de compositeurs français, ait ignoré jusqu’aujourd’hui l’existence de l’un des maîtres de la musique française contemporaine ?

Mais la représentation de Lohengrin, qui promet d’être en tout point excellente, réparera bien des choses.

Pour terminer, rendons hommage au créateur de Siegfried à Bayreuth, Georg Unger qui vient de mourir le 2 février, à Halle. Georg Ungerc était né à Leipzig, en 1837.

Et souhaitons de retrouver, à Bruxelles, dans quelques semaines, tous nos amis wagnériens.

Dernières nouvelles : La première représentation de La Valkyrie est annoncée pour la première semaine de mars.

Chronique wagnérienne

Le mois de février n’est pas précisément celui des souhaits et ces étrennes, et j’arrive sans doute fort tard pour offrir mes vœux de joyeuse chronique aux bénévoles lecteurs de la Revue Wagnérienne. Il n’importe guère, en somme ! les wagnériens ne sont pas gens pressés… jamais ils n’ont protesté violemment contre les aménités douteuses et les allègres injures que des écrivains bien-pensants leur adressent trois cent soixante-cinq fois l’année. Leur patience est grandiose. On les proclame assassins et incendiaires, bien qu’ils payent leur terme comme M. Barbedette lui-même. Déclarés traîtres à la pairie, ils ont subi l’ire vengeresse de M. Diaz, musicien français, et de M. Gustave Boulanger, artiste peintre. Pas un de ces doux résignés n’a eu la tentation d’aller siffler, en manière de représailles, au Skating Ritt et Gailhard, l’une des nombreuses ignominies musicales qui y réjouissent hebdomadairement des messieurs aussi décorés qu’affaiblis.

Mais je sors de mon sujet. Or donc, avant d’aller plus loin, et pour ne pas me soustraire à mes obligations essentielles, voici le bilan de début de l’année 1887.

Au Conservatoire, nous avons eu deux excellentes auditions d’une symphonie de M. Saint-Saëns. Cette œuvre, déjà exécutée en Angleterre, a obtenu un immense succès, et ce n’était que justice, car, bien que les idées thématiques y soient un peu courtes, elle est d’une étonnante facture, d’une merveilleuse richesse de développements. En matière de technique, M. Saint-Saëns est l’égal des plus illustres compositeurs. Au point de vue de l’instrumentation, ce qui caractérise plus particulièrement cette magistrale symphonie, c’est l’intéressant et très heureux emploi du piano dans l’orchestre ; le rôle de l’orgued, quoique fort beau, n’y est pas néanmoins aussi remarquable. De l’aveu de tout le monde, il y a là un événement considérable dont l’art national doit tirer grand profit.

Le festival consacré aux œuvres de M. César Franck a eu lieu au Cirque d’Hiver, le dimanche 30 janvier. M. Pasdeloup dirigeait, pendant la première partie du concert ; l’auteur lui a succédé, pendant la seconde partie. Ce nous est une joie bien vive d’enregistrer ici les ovations faites au maître par un public enthousiaste. Les fragments donnés au Cirque ont, sans exception aucune, profondément impressionné les auditeurs, en dépit d’une exécution inégale, quelque peu confuse, manquant d’assurance et d’homogénéité. A certains passages des Béatitudes, tous les cœurs se sont émus, des larmes sont montées à bien des yeux. M. Francke me paraît être le seul musicien contemporain qui ait le véritable sens mystique : les âmes croyantes se complaisent en ses œuvres non moins que les artistes.

L’année s’ouvre donc on ne peut mieux pour la musique française. Quant au répertoire wagnérien de nos concerts dominicaux, il ne s’est point accru, que je sache ; mais la masse du public semble le goûter de plus en plus, ainsi qu’il appert de l’éclatante reprise, à l’Eden, du premier acte de La Walküre.

Ceci me ramène aux vœux que je me proposais de former en commençant cette chronique. J’y arrive donc, puisqu’il en est temps encore. Plusieurs de ces vœux sont en train de se réaliser, et si, à propos de Reichstag et de bottes, M. de Bismarck ne nous met point dans les roues quelques-uns de ces bâtons de forte taille en la pose desquels il défie toute concurrence, nous avons de beaux mois wagnériens en perspective. Ce n’est pas être bien hardi que de prophétiser le succès de La Walküre à Bruxelles, le triomphe de Lohengrin à Paris.

Me sera-t-il permis d’énoncer, par surcroît, d’autres souhaits très modestes, dussions-nous de longtemps ne pas les voir exaucés ? Peut-être, à la demande générale, M. Oscar Comettant consentira-t-il à réunir en volume, sous le titre croustillant de Wagner pharmacien, ces brillants articles du Siècle où il a condensé tant de fois le meilleur de lui-même ? ces réquisitoires, tour à tour éloquents et badins, qui ont si souvent charmé notre jeunesse, et qui seront encore, j’ose l’espérer, la joie de nos petits-enfants ?

Peut-être, au contraire, étonnera-t-il l’univers par un de ces mouvements stratégiques qu’il exécute avec une si rare maestria (soyons italiens !), et nous apprendra-t-il qu’il a encouragé les efforts obscurs de Wagner, comme il a consolé Berlioz aux heures de l’affliction !… Peut-être les suppositions ne coûtent rien — serons-nous témoins de choses extraordinaires et raisonnables : nous verrons l’Académie élire Villiers de l’Isle-Adam, M. Salvayre renoncer aux cornets à piston, à leurs pompes et à leurs œuvres, M. Benjamin Constant ne pas avoir la Médaille d’honneur, et M. Ohnet travailler l’orthographe. Ce jour là, les grandes découvertes seront proches, et les esprits impartiaux n’hésiteront pas pressentir que Wagner n’était décidément pas le dernier des crétins.

Notes sur Tristan et Isolde

Dire sous l’influence de quelles conditions l’œuvre d’un artiste a été conçue et exécutée, c’est contribuer à la formation d’un jugement sain sur l’œuvre et sur son auteur ; c’est ce que je voudrais tenter pour Tristan et Isolde de Wagner.1

I

Wagner est vraiment trop poète pour songer à faire de ses drames des démonstrations philosophiques.

Liszt.

 

Pour pouvoir faire cette étude librement, il me faudra d’abord consacrer quelques pages à la réfutation d’une opinion qu’on répète avec tant de persistance, chaque écrivain empruntant l’idée l’un à l’autre, que bientôt elle sera passée à l’état de fait reconnu et indiscutable. On affirme que, dans Tristan, Wagner a voulu mettre sur la scène la philosophie de Schopenhauerf ; quelques-uns lui en font un éloge, d’autres, plus nombreux, un reproche. M. Glasenapp dit : « Dans la scène d’amour du second acte, les idées du philosophe ont été exprimées à la perfection dans le langage de la poésie et de la musique. » (I, 385) ; M. Schuré qui, sous l’impression immédiate des représentations de Munich, avait fait de ce drame une analyse qui est restée célèbre et dans laquelle il n’est nullement question de philosophie2, M. Schuré y voit maintenant l’influence de la philosophie pessimiste de Schopenhauer et d’une « phase païenne » (Le Drame Musical, 2e édition, II, 293 ; M. Jullien nous apprend que Wagner « a fait des deux amants les interprètes de l’école philosophique de Schopenhauer » (Richard Wagner, 148.)… Or, c’est là une idée qui ne peut supporter le moindre examen.

Tout d’abord, il y a une remarque à faire, d’une simplicité presque naïve ; il est incompréhensible que ces auteurs ne l’aient point faite. C’est que si Tristan et Isolde avaient vraiment la prétention de nous enseigner la philosophie de Schopenhauer, il n’y aurait qu’à les renvoyer à l’école pour mieux apprendre leur leçon, car toute leur vie, tous leurs actes, toutes leurs paroles sont en contradiction flagrante avec la doctrine du philosophe. S’ils étaient des adeptes de la philosophie de Schopenhauer, ils sauraient dompter la passion qui les ronge, puisqu’ils sauraient que l’amour n’est qu’un leurre tendu par la nature pour la préservation du genre aux dépens de l’individu (Die Welt als Wille… II, 638) ; ils ne se répandraient pas en plaintes interminables, puisque leur maître enseigne qu’il faut bénir les souffrances (1, 468) ; et surtout ils n’appelleraient pas constamment la mort, puisque rien n’est plus contraire aux principes et aux doctrines de l’école. Il faut attendre la mort sans crainte, mais sans impatience. Schopenhauer dit « Rien n’est plus foncièrement différent de la Négation de la volonté de vivre que le suicide. Celui qui se suicide veut la vie, il se plaint seulement des conditions spéciales qui l’entourent… C’est parce qu’il ne peut cesser de vouloir qu’il cesse de vivre… (I, 471, et dans presque tous les écrits de Schopenhauer). Sa doctrine éthique est la Résignation, ce qu’il nomme volontiers la Sainteté ; il explique l’amour passionné qui mène à la mort quand il ne peut assouvir ses désirs, comme une aberration, comme un manque d’équilibre entre les forces de l’individu et la nécessité de perpétuer le genre (II, 636). Ceux qui ont étudié la Métaphysique de l’Amour savent que Schopenhauer ramène toute manifestation de l’amour aux instincts sexuels. C’est, pour lui, sa critique, mais en même temps sa justification. Deux amants qui perdent leurs moments à maudire le jour, à chanter la nuit et à invoquer la mort, deux amants, surtout, qui se sentent séparés par des vétilles de morale conventionnelle, lorsque leur impérieux devoir serait de propager l’espèce, c’est pour ce philosophe un spectacle absurde et essentiellement immoral. Si Tristan et Isolde sont les interprètes de la morale de Schopenhauer, ils le sont à rebours, on le voit ; il est plus simple et plus vrai d’avouer qu’ils ne le sont point du tout.

On me répond que les dogmes métaphysiques de l’école sont énoncés en toutes lettres. Je le conteste formellement. Gasperini, et après lui Jullien et d’autres, cite cette phrase de Tristan : « C’est moi-même qui suis le monde. » Mais est-ce là du Schopenhauer ? On pourrait en déduire n’importe quelle philosophie non dualiste, y voir Spinoza, Leibnitz, Hume, Pythagore, tout ce qu’on voudrait. Quand Cléopâtre s’écrie : « Tout n’est que rien ! », Shakespeare a-t-il voulu nous donner un résumé de la philosophie éléatique, ou prédire celle de Berkeley ? Et puis, par malheur, Tristan ne dit pas cela, mais il dit : « Quand mon œil s’éteindra, alors je serai moi-même le monde. » Cette phrase, comme celles qui la précèdent et qui la suivent, a un sens excessivement vague ; c’est le désir de la mort, un besoin immense de se dissoudre, de se fondre en un tout, d’être enveloppé par lui, de s’étendre à travers l’infini, « de rêver dans des espaces immesurables… » Tout cela ce sont des sentiments, non pas des pensées logiques ; les mots ne sauraient les indiquer que très vaguement, et Wagner, avec un génie admirable, les a donc exprimés dans des phrases dont le sens est atténué au possible, pendant que la musique nous fait voir jusqu’au fond de l’âme des deux amants, en nous faisant sentir ce qu’ils sentent3.

Si Wagner avait voulu exposer la théorie du monde de Schopenhauer, il aurait fallu qu’il fit ressortir avec évidence l’opposition entra la Volonté et la Représentation, et ensuite qu’il montrât la Volonté devenue consciente d’elle-même, répudiant la Représentation et entrant, par la Résignation, dans l’état de Sainteté. Or, je défie qu’on trouve un mot de tout cela dans Tristan, à moins qu’on ne commence par l’y mettre soi-même. Même la phraséologie n’a rien qu’on puisse dire dérivé spécialement de Schopenhauer. Ces tropes de la nuit et du jour, de la mort et de la vie, traînent depuis trois mille ans dans toutes les poésies. Dans Schopenhauer je n’ai pu trouver que cette unique phrase : « La nuit est en elle-même majestueuse », et cette phrase se trouve dans un fragment posthume (Nachlass, 361)4. Wagner, par contre, parle volontiers à tout propos ce langage ; on le retrouvera même dans ses écrits politiques (par exemple, VIII, 32).

Il faudrait aussi admettre que Wagner fût allé à l’encontre de ses propres théories : « Dans le drame c’est par le sentiment que nous percevons… un sujet dramatique qui ferait appel tour à tour à l’intelligence et au sentiment serait un sujet sans cohésion, brouillé… le drame n’a qu’un seul but, agir sur le sentiment (IV, 97, 246, 253)… dorénavant deux chemins seulement s’ouvrent à la poésie ; ou bien elle peut quitter son domaine pour celui de l’abstraction, devenir philosophie, ou bien elle se confondra avec la musique… le langage de la musique ne peut être interprété selon les lois de la musique (VII, 150)… etc. »

On pourrait m’objecter que dans ce cas spécial Wagner a oublié ces théories si clairement énoncées, si nous ne trouvions, dans ses propres œuvres, une preuve concluante du danger qu’il y a à vouloir voir des intentions philosophiques là où il n’y a qu’une œuvre d’art. C’est L’Anneau du Nibelung. Le poème entier a été terminé en 1852, et l’édition que Wagner fit tirer pour ses amis date du printemps de 1853 (Wagner, VI, 371 ; Glasenapp, 1, 360. Je l’ai eue en mains ; elle ne présente, comparée à l’édition définitive, que des variantes sans importance, surtout d’orthographe. Or, il est positivement avéré que Wagner ne fit la connaissance de la philosophie de Schopenhauer qu’en hiver 1853-54, époque à laquelle le poète Herweghg lui apporta Le Monde comme Volonté et Représentation (Wolzogen, bayr. Bl. 1886, 70 ; etc.). Même si Wagner avait étudié Schopenhauer pendant dix ans avant d’écrire le Ring, je me serais refusé à y voir une illustration de théories métaphysiques, et j’aurais facilement démontré qu’on peut en déduire une morale différente de celle que professe le philosophe. Mais ici il y a vraiment des coïncidences frappantes. La tragédie entière tourne autour de la Volonté de Wotan, et Wotan, dans la scène culminante de l’évocation d’Erda, renonce à vouloir ; etc… Notons aussi, dans Jésus de Nazareth, cette phrase, « la négation de l’univers » (IV, 404) ; elle est de 1848-50. Quel bonheur que ces dates ! Mais ne devraient-elles pas être une leçon salutaire pour ces critiques qui semblent, avouons-le, connaître très imparfaitement et l’artiste et le philosophe.

Ce qui est en effet écœurant, c’est de trouver chez tant d’écrivains une si profonde inintelligence des principes fondamentaux de l’art, tels que Wagner les a énoncés avec une clarté merveilleuse dans de nombreux écrits. Dans ces écrits il a examiné l’art d’abord, sous tous les points de vue possibles, absolus et contingents, et ensuite le monde — l’état, la religion, la société, etc. — Au point de vue exclusif de l’artiste, donnant ainsi une théorie complète du monde, non point philosophique, mais artistique. On peut ne point accepter la théorie de Wagner, on peut la combattre ; mais encore faudrait-il commencer par la comprendre ; il faudrait prendre son auteur tel qu’il est, simplement, sans prévention. M. Jullien, par exemple5, commence son étude sur Tristan en nous disant : « Son esprit, porté vers les spéculations philosophiques et jusqu’alors imbu surtout des doctrines panthéistiques de Hegel et de Schelling… » (148) ; c’est de la pure invention. Jamais homme ne fut moins porté à s’occuper de philosophie proprement dite ; tout ce qui est du domaine de la science positive, tout ce qui est mathématique ou raisonnement abstrait lui répugnait tant que l’auteur de la logique n’a jamais exercé la moindre influence sur lui ; Hegel et Wagner sont les deux antipodes du genre humain. Car ce qui caractérise la pensée de Wagner, c’est la sensualité. De même que pour l’art il ne cessait d’enseigner que c’est par les sens qu’elle doit être perçue, sans l’intermédiaire de la réflexion, de même qu’il était l’adversaire de tout art purement littéraire, qu’il datait la décadence humaine de l’invention de la machine à imprimer (X, 176), et qu’il regrettait le temps où l’on ne connaissait les poèmes qu’en les entendant réciter à haute voix, et les drames qu’en les voyant jouer sur la scène (III, 127), de même toute abstraction spéculative lui répugnait et lui semblait inutile. Les problèmes politiques et sociaux le passionnaient, mais en tant seulement qu’ils offraient quelque chose de saisissable, et surtout quelque rapport à l’avenir de l’art : « Nous n’aurons un art que le jour où l’on ne fera plus de politique » disait-il (IV, 377, VIII, 137. etc.) ; il était profondément religieux, mais toute théologie lui était antipathique au plus haut degré, il lui fallait voir de ses yeux le Christ crucifié et entendre de ses oreilles le soupir poussé sur Golgotha (Bayr. Bl. 1881, 123).

De même pour la philosophie. Deux philosophes ont seuls exercé de l’influence sur lui, Feuerbach et Schopenhauer, et tous deux en tant seulement qu’ils abandonnaient le domaine de la philosophie pure, c’est-à-dire d’une théorie logique et mathématique du monde. Feuerbach était un rêveur, un mystique et surtout un sensualiste. On chercherait en vain chez lui un enchaînement logique des idées. Par contre, il enseigne : « Vérité, réalité, sensualité, sont trois termes identiques… il n’y a d’autre preuve de l’être que l’amour, que les sens. » Et Wagner nous dit : « Ce qui m’attira vers Feuerbach, ce fut que cet écrivain renie la philosophie et qu’il donne de la nature humaine une explication dans laquelle je crus reconnaître l’homme artiste tel que je l’entendais moi-même » (III, 4). J’espère que cela est assez explicite. Feuerbach conserva une profonde influence sur la pensée de Wagner.

Et quelle est l’explication du charme magique qu’opéra sur le maître la connaissance des œuvres de Schopenhauer ? M. Jullien nous apprend que c’est « dans l’état d’isolement douloureux et d’absolu découragement où il se trouvait en exil… qu’il se laissa gagner… par une théorie philosophique décourageante entre toutes… » De nouveau, c’est là un mirage d’idées préconçues, qui ne reposent sur rien. D’abord, Wagner n’était ni isolé ni découragé à cette époque, 1853-54 ; sa correspondance le prouve. Ensuite, comme le dit Wagner, « quelle épouvantable bizarrerie de voir qu’on considère comme décourageants les résultats d’une philosophie qui est basée sur la morale la plus parfaite » (X, 329). Enfin, ce n’est pas la théorie philosophique en tant qu’explication abstraite du monde et basée sur ces déductions logiques, qui « gagna » Wagner, mais la théorie de l’art, notamment celle de la musique, ainsi que la morale (comme on vient de le voir par la phrase citée).

Je ne puis entrer ici dans une étude approfondie des rapports qu’il y a entre la pensée de Wagner et celle de Schopenhauer : mais si on me permet de l’indiquer aussi brièvement que possible, on verra que l’influence du philosophe sur l’artiste a été tout autre qu’on ne le suppose vulgairement ; on verra aussi combien il est oiseux de vouloir trouver dans Tristan ce qui ne saurait y être. Je rappellerai trois choses seulement. En attribuant une part prépondérante à l’intuition par opposition à la pensée logique, Schopenhauer, comme Feuerbach, renie la philosophie proprement dite. L’Art joue dans son système un rôle important : « L’Art, dit-il, a connaissance de la véritable essence du monde, des idées (I, 217)… Il résout, mais d’une façon différente de la philosophie, le problème de l’existence… Dans les œuvres d’art toute sagesse est contenue, mais virtuellement ou implicitement (II, 461, 463)… » Et dans la Musique plus spécialement : « Les autres arts ne nous montrent que l’ombre, la Musique nous révèle l’essence des choses… La Musique est l’image de la Volonté elle-même (1, 303, 310)… Aucun autre art n’exerce sur l’homme une action aussi immédiate, aussi profonde, car nul ne nous fait pénétrer aussi profondément dans l’essence même du monde (Fragments, 373)… etc. » Ce sont là les propres pensées de Wagner avant qu’il ne connût Schopenhauer. En voici un exemple, dans Opéra et Drame, dont le manuscrit fut envoyé à Dresde le 21 décembre 1851 (Das Orchester, 1855, 502) : « La musique, au lieu d’exprimer, comme la parole, ce qui n’est que pensé, exprime la réalité (ein Wirkliches) » (IV, 218). Il n’est pas étonnant qu’il ait accepté avec enthousiasme cette philosophie, lui qui de tout temps prêchait la suprême importance de l’art. Et toute question de doctrines métaphysiques à part, il faut bien reconnaître que Schopenhauer est le premier philosophe qui ait tenté une esthétique satisfaisante de l’art, et qui ait reconnu à la musique la place qui lui revient de fait. En troisième lieu, ce fut la morale de Schopenhauer, qui devait être autrement sympathique à Wagner que l’impératif catégorique de Kant ou que le panthéisme inanimé de Hegel. Schopenhauer fait de la compassion la première des vertus : « La compassion est l’unique motif d’action qui soit vraiment moral, le seul qui ne soit pas égoïste » (Éthique, 231). Wagner avait déjà dit : « Je n’ai jamais pu m’intéresser qu’à celui qui souffre » (IV, 377).

On voit que ce n’est pas dans le découragement qu’il faut chercher l’explication de l’influence que Schopenhauer exerça sur Wagner ; elle est tout autre. Cette influence fut profonde, mais aussi n’est-ce pas à la surface qu’on en trouvera les traces ; on peut la résumer en ceci, qu’elle élargit et précisa les vues de Wagner, et qu’elle lui infusa de nouvelles forces et une foi toute joyeuse et inébranlable en lui-même, en raffermissant sa foi dans la mission divine, toute puissante, de l’artiste. Jamais le maître ne créa tant et ne travailla aussi infatigablement que pendant l’époque qui suivit immédiatement son étude de Schopenhauer. Qu’on veuille bien lire la lettre du 15 février 1854 à Fischer, exubérante d’activité joyeuse et de projets impossibles (Allgem. Musikztg., 1885, 240). Il continua et acheva rapidement Le Rheingold, suivi immédiatement par La Walküre, et entre temps il esquissait d’autres projets de drames, Les Vainqueurs, Tristan, Parsifal 6.

Je crois que, pour tout esprit indépendant, cette démonstration aura été concluante. Des fanatiques prétendent découvrir dans les drames de Richard Wagner des religions, des systèmes politiques, des philosophies, et croient augmenter sa gloire en le proclamant ; d’autres s’emparent de cette idée pour en faire la base de leurs critiques contre les œuvres, et ils nous donnent en même temps sur la psychologie de leur auteur des renseignements qui sont de pure fantaisie. Nous, nous voyons en Wagner le plus noble exemple de « l’homme-artiste » et dans ses œuvres, des œuvres d’art. Toutes les influences qu’il a pu subir se sont traduites chez lui en art.

Qu’on me permette, pour terminer, de citer cette phrase de Schopenhauer : « Il est aussi indigne que sot de vouloir expliquer les poèmes… en les réduisant à être l’expression d’une vérité abstraite, et en prétendant que la démonstration de cette vérité était leur but. »

Dans un prochain article, je montrerai quelles sont les circonstances qui ont plus spécialement influencé Wagner pour la création de Tristan et Isolde 7.

La question Seghers

Nous recevons la lettre suivante :

Monsieur,

Sous la rubrique : Le Wagnérisme à l’étranger, La Revue Wagnérienne du 15 décembre dernier a publié une lettre datée de Bruxelles et dont l’auteur, M. Evenepoel, relève incidemment une erreur que j’aurais commise dans l’Album de Fête ce Bayreuth, en attribuant la nationalité française à F. Seghers, le premier chef d’orchestre qui fit entendre une œuvre de Wagner à Paris.

— Il était Belge et non pas Français, dit votre correspondant, qui en donne pour preuve que Seghers naquit à Bruxelles en janvier 1801.

Si je voulais épiloguer sur cette démonstration un peu bien sommaire, il ne me serait pas difficile d’expliquer à M. Evenepoel que le lieu de naissance ne suffit pas à fixer la nationalité.

Je préfère concéder à votre correspondant que Seghers était Belge. Seulement, permettez-moi d’indiquer en peu de mots les causes de mon erreur.

A l’époque dont j’ai évoqué le souvenir (novembre 1850), Seghers, qui approchait de la cinquantaine, était pour les vétérans des grands orchestres parisiens, un très ancien camarade, un compagnon de jeunesse : à côté de plusieurs d’entre ceux-là, il avait fait, presque adolescent, sa partie de violon ou d’alto, et nul n’avait jamais eu à se demander si Seghers était étranger.

Il paraît, en tous cas, que lui-même avait fait, tout au moins de la France sa patrie d’adoption, puisqu’il est mort aux environs de Paris où il s’était retiré.

Si donc ce digne et excellent homme était vraiment Belge, il faut au moins convenir qu’il ne le fut que tout juste assez pour donner à votre correspondant la satisfaction de le réclamer comme compatriote.

Je vous serai obligé de vouloir bien publier la présente lettre dans votre plus prochain numéro, et je vous prie, monsieur, d’agréer, avec mes remerciements, l’assurance de ma considération très distinguée.

Souvenirs sur Lohengrin (1849)

C’est, croyons-nous, le premier article qui ait été écrit en français sur Lohengrin. Il fait partie d’une description des fêtes de Weimar en 1849 et a été réuni, sous la rubrique de Souvenirs de Thuringe, à quelques autres articles dans un volume aujourd’hui très rare, Lorely Souvenirs d’Allemagne.

« Commençons par les dieux… »8 Le 25 auguste, comme disent les Allemands, — et nous savons aussi que Voltaire donnait ce nom au mois d’août, — a été le premier jour des fêtes célébrées dans la ville de Weimar, en commémoration de la naissance de Herder et de la naissance de Goethe. Un intervalle de trois jours seulement sépare ces deux anniversaires ; aussi les fêtes comprenaient-elles un espace de cinq jours.

Un attrait de plus à ces solennités était l’inauguration d’une statue colossale de Herder, dressée sur la place de la Cathédrale. Herder, à la fois homme d’église, poëte et historien, avait paru convenablement situé sur ce point de la ville. — On a regretté cependant que ce bronze ne fit pas tout l’effet attendu près du mur d’une église. Il se serait découpé plus avantageusement sur un horizon de verdure, ou au centre d’une place régulière.

Mais nous n’avons à parler ici que de ce qui concerne l’art dramatique. Nous passerons donc légèrement sur les détails de la cérémonie, pour arriver à l’exécution du Prométhée, vaste composition doublement lyrique, dont les paroles, écrites jadis par Herder, ont été mises en musique par Listz. C’était l’hommage le plus brillant que l’on pût rendre à la mémoire de l’illustre écrivain.

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Le 259 la statue a été découverte au milieu d’une grande affluence, des corps d’état et des sociétés littéraires et artistiques. Un grand dîner, à l’Hôtel de Ville, a réuni ensuite les illustrations venues des divers points de l’Allemagne et de l’étranger. On remarquait là deux poètes dramatiques célèbres. MM. Gutzkow et Dingelstedt. Ce dernier avait composé un prologue qui fut récité au théâtre le 28.

On a donné aussi, ce jour-là, pour la première fois, Lohengrin, opéra en trois actes, de Wagner. Listz dirigeait l’orchestre, et, lorsqu’il entra, les artistes lui remirent un bâton de mesure en argent ciselé, entouré d’une inscription analogue à la circonstance. C’est le sceptre de l’artiste-roi, qui provoque ou apaise tour à tour la tempête des voix et des instruments.

Le Lohengrin présentait une particularité singulière, c’est que le poëme avait été écrit en vers par le compositeur. — J’ignore si le proverbe français est vrai ici, « qu’on n’est jamais si bien servi que par soi-même » ; toujours est-il qu’à travers d’incontestables beautés poétiques, le public a trouvé des longueurs qui ont parfois refroidi l’effet de l’ouvrage.

Presque tout l’opéra est écrit en vers carrés et majestueux, comme ceux des anciennes épopées. Il suffit de dire aux Français que c’est de l’alexandrin élevé à la troisième puissance.

Lohengrin est un chevalier errant qui passe par hasard à Anvers, en Brabant, vers le onzième siècle, au moment où la fille d’un prince de ce pays, qui passe pour mort, est accusée d’avoir fait disparaître son jeune frère dans le but d’obtenir l’héritage du trône en faveur d’un amant inconnu.

Elle est traduite devant une cour de justice féodale, qui la condamne à subir le Jugement de Dieu. Au moment où elle désespère de trouver un chevalier qui prenne sa défense, on voit arriver Lohengrin, dans une barque dirigée par un cygne. Ce paladin est vainqueur dans le combat, et il épouse la princesse, qui, au fond, est innocente et victime des propos d’un couple pervers qui la poursuit de sa haine.

L’histoire n’est pas terminée ; il reste encore deux actes, dans lesquels l’innocence continue à être persécutée. On y rencontre une fort belle scène dans laquelle la princesse veut empêcher Lohengrin de partir pour combattre ses ennemis. Il insiste et se livre aux plus grands dangers ; mais un génie mystérieux le protège, — c’est le cygne, dans le corps duquel se trouve, l’âme du petit prince, frère de la princesse de Brabant, — péripétie qui se révèle au dénoûment, et qui ne peut être admise que par un public habitué aux légendes de la mythologie septentrionale.

Cette tradition est du reste connue, et appartient à l’un des poëmes ou roumans du cycle d’Arthus. — En France, on comprendrait Barbe-Bleue ou Peau-d’âne ; il est donc inutile de nous étonner. Lohengrin est un des chevaliers qui vont à la recherche de Saint-Graal. C’était le but, au moyen-âge, de toutes les expéditions aventureuses, comme à l’époque des anciens, la Toison d’or et aujourd’hui la Californie. Le Saint-Graal était une coupe remplie du sang sorti de la blessure que le Christ reçut sur sa croix. Celui qui pouvait retrouver cette précieuse relique était assuré de la toute puissance et de l’immortalité. — Lohengrin, au lieu de ces dons, a trouvé le bonheur terrestre et l’amour. Cela suffit de reste à la récompense de ce chevalier.

La musique de cet opéra est très remarquable et sera de plus en plus appréciée aux représentations suivantes. C’est un talent original et hardi qui se révèle à l’Allemagne, et qui n’a dit encore que ses premiers mots. Ou a reproché à M. Wagner d’avoir donné trop d’importance aux instruments, et d’avoir, comme disait Gréty, mis le piédestal sur la scène et la statue dans l’orchestre ; mais cela a tenu sans doute au caractère de son poëme, qui imprime à l’ouvrage la forme d’un drame lyrique, plutôt que celle d’un opéra.

Les artistes ont exécuté vaillamment cette partition difficile, qui, pour en donner une idée sommaire, semble se rapporter à la tradition musicale de Gluck et de Spontini. La mise en scène était splendide et digne des efforts que fait le grand-duc actuel pour maintenir à Weimar cet héritage de goût artistique qui a fait appeler cette ville l’Athènes de l’Allemagne.

La salle du théâtre de Weimar est petite et n’est entourée que d’un balcon et d’une grille ; mais les proportions en sont assez heureuses et le ceintre est dessiné de manière à offrir un contour gracieux aux regards qui parcourent la rangée de femmes bordant comme une guirlande non interrompue le rouge ourlet de la balustrade. L’absence de loges particulières et la riche décoration de la loge grand-ducale lui donnent tout à fait l’apparence d’un théâtre de cour, et l’effet général est loin d’y perdre. L’œil n’est heurté ni par ce mélange de jolies figures de femmes et de laides figures d’hommes qu’on remarque ailleurs sur le devant des loges et des amphithéâtres, ni par cette succession de petites boîtes ressemblant tantôt à des tabatières, tantôt à des bonbonnières, qui divisent d’une façon si peu gracieuse les divers groupes de spectateurs.

Le lendemain de la représentation10, j’avais besoin de me reposer de cinq heures de musique savante dont l’impression tourbillonnait encore dans ma tête à mon réveil. Je me mis à parcourir la ville à travers les brumes légères d’une belle matinée d’automne.

Bibliographie11

[I]

Richard Wagner jugé en France, par Georges Servières (un volume in-18, à la Librairie Illustrée, 3 fr. 50).

C’est un travail bibliographique qu’on nous présente sous ce titre, et il est fort intéressant, sans d’ailleurs faire double emploi avec aucun autre ouvrage relatif à Wagner. C’est accomplir une œuvre utile que de grouper les jugements divers portés chez nous sur l’œuvre du grand réformateur dramatique ; les hommes qui ont défendu la musique wagnérienne, d’après le jugement de leur conscience artistique, la droite raison, la simple équité, et aussi d’après leur compétence réelle, ne peuvent qu’en avoir aujourd’hui de l’honneur ; espérons que les autres en tireront quelque confusion.

Le remarquable volume de M. Servières, où nous désirerions pourtant une critique documentaire plus complète et rigoureuse, résume bien les sentiments successifs du public français, ceux également des écrivains et journalistes, j’ai regretté que M. Servières fît une ou deux allusions désobligeantes à M. Paul Déroulède, lequel n’a jamais été, loin de là, « un meneur déclaré » de la campagne contre Lohengrin. M. Déroulède, qui a sacrifié son temps, ses relations, sa fortune, à la cause qu’il soutient, n’a jamais songé à partir en guerre contre les drames du maître. Je l’ai entendu parler de Tannhæuser avec une vive admiration, louer les fragments de Lohengrin dont il a connaissance : enfin, il y a environ un mois environ, il applaudissait la marche funèbre de Siegfried au concert Lamoureux.

M. Servières ne m’en voudra point de cette remarque, car sa religion a certainement été surprise sur ce point : il y a là moins une critique qu’un désir formulé en vue des éditions prochaines de son livre, éditions que ce livre mérite et que tous nous lui souhaitons. Il faut encore féliciter l’auteur de l’honnête et belle hardiesse avec laquelle il nous parle de certains Diafoirus de la chronique et du feuilleton, grotesques pontifes que révère la niaiserie ambiante : il était temps de raconter au public leurs sottises et leurs polissonneries.

[II]

Les lithographies de M. Fantin Latour, reproduction photographique par la platinotypie (un grand album de dix planches, avec étui-portefeuille, à la Revue Wagnérienne, 50 francs).

Grande fut et sera l’influence du maître Richard Wagner sur l’art de notre temps. Mais un seul artiste a tenté de reprendre les sujets même de Wagner et de traduire dans la langue tout originale d’un autre art les merveilleuses significations des drames wagnériens. Peintre excellent de sensations vivantes et personnelles, M. Fantin-Latour a voulu encore être, par les procédés du dessin et de la couleur, un musicien : exprimer les spéciales émotions que valent désormais à nous suggérer, au moyen de leur seule combinaison, tels contours parmi telles nuances. Et dans l’œuvre de Wagner il a choisi des émotions très précises, qu’ensuite il a transposées dans le langage pictural : insoucieux parfaitement de l’exactitude scénique, des traditions de costumes ou de décors, tout occupé au sens intime des scènes, et le restituant. Les wagnéristes de toutes nations ont connu et admiré ces lithographies admirables, que recommandait encore l’extrême habileté technique. Mais tirées à petit nombre, d’un prix assez haut, vite elles furent épuisées… je crois qu’il serait aujourd’hui absolument impossible d’acquérir la plupart d’elles. Aussi devons-nous une sincère gratitude à l’homme qui, pour le profit de l’œuvre wagnérienne, a reproduit, en un superbe album de photographies, les dix plus admirables de ces compositions wagnériennes. L’exécution matérielle est d’une fidélité, d’une finesse surprenantes ; l’emploi de la platinotypie, supprimant la déplaisante rousseur des photographies usuelles — qui eût été spécialement désastreuse ici — a permis une restitution complète des nuances et des lumières : à quelques-unes même des lithographies, cette reproduction ajoute le charme de lueurs plus fondues, d’on ne sait quelle plus délicieuse unité tonale.

Et maintenant ou pourra revoir ces pages aimées : non point, comme les belles lithographies du livre de M. Jullien, des illustrations à un ouvrage documentaire ; mais d’originaux poëmes, où les harmonieuses joueries des pâles ombres et de lascives blancheurs évoquent, sans même le secours de souvenirs musicaux, une tristesse languide, quelque mystérieuse horreur, ou bien la calme gaîté d’une âme rajeunie. Voici la luxurieuse séduction des visages féminins, une blanche floraison d’appels ; une symphonie de languides yeux, de descendantes lignes chaudes, et de rondes clartés, Parsifal ; et voici l’étonnante sonate, chef-d’œuvre de l’artiste, suprême ravissement, les onduleux contours de nymphes, dans une tranquille lumière épanouie, et plus loin, sur un horizon où pointent d’angoissantes ténèbres, la fugitive figure assombrie d’un héros, Siegfried et les Filles du Rhin.

Le triomphe final du Hollandais, l’évocation d’Erda, c’est encore, parmi ces reproductions, deux prodiges d’exactitude, de finesse et de séduisante expression. Je ne sais point de photographies — même entre les meilleures de la maison Braun — qui vaillent davantage à me charmer par leur perfection technique, et leur sincérité artistique.

[III]

Nous apprenons que M. Camille Chevillard veut faire paraître une réduction à deux pianos à huit mains de la Chevauchée, du Finale de Rheingold, et de quelques autres morceaux de la Tétralogie.

Nous apprenons que nos amis wagnériens d’Angleterre, qui ont fait à la Revue Wagnérienne, depuis son début, un accueil si chaleureusement sympathique, vont, dans quelques mois, établir à Londres un Wagner-Journal. Nous les félicitons et leur souhaitons le meilleur succès.

[IV]

Le buste de Wagner, par M. R. de Egusquiza i vient de paraître et est en exposition au bureau de la Revue Wagnérienne.

Deux modèles en plâtre ont été tirés : un grand modèle à 20 francs (70 centimètres de hauteur sur 43 de base), et un petit modèle à 10 francs (40 sur 22).

Il existe un grand nombre de bustes de Wagner, dont le plus célèbre et, croyons-nous, le plus récent est celui de Schapfer ; les uns représentent Wagner dans une apothéose, les autres sont une charge. Quelques-uns de nos compatriotes venus l’été dernier à Bayreuth avec le dessein de rapporter de là un buste du maître, se heurtant à cette double difficulté, désespérèrent de rien trouver de satisfaisant, et c’est, paraît-il, dans ces conditions qu’ils demandèrent à M. de Egusquiza pourquoi il n’essaierait pas le même travail.

M. de Egusquiza avait connu Richard Wagner ; il possédait ou put se procurer de nombreux documents photographiques : de retour à Paris il se mit à l’ouvrage, et si jamais travail fut fait avec amour, ce fut certes celui-là.

Le buste que vient de terminer M. de Egusquiza, nous semble échapper aux inconvénients des autres ; il ne montre ni un Wagner béatement magnifié, ni une caricature comme celles qui remplissent le livre de M. Jullien. L’auteur, au contraire, a voulu donner à la fois l’impression de l’homme énergique et intraitable qui sut réaliser victorieusement l’œuvre de Bayreuth, et du poète incomparable à qui nous devons Tristan et Parsifal

Le difficile était de fondre en une seule physionomie ces traits si différents et pourtant si réels de la figure du maître : M. de Egusquiza y a évidemment réussi en perfection. L’analyse de son buste nous fait voir dans le front, dans les yeux, dans le menton, dans la bouche surtout, si minutieusement étudiée, les lignes caractéristiques essentielles. Les deux profils même, comme cela est constant dans la nature, n’ont pas la même expression ; l’un est plus sévère, l’autre plus serein, et l’ensemble donne bien la sensation de celui qui fut ensemble, et si éminemment, homme de pensée et homme d’action.

Nous avons eu l’occasion de voir à peu près tous les bustes qui ont été faits de Wagner, et nous pouvons dire que celui de M. ce Egusquiza est, non seulement le seul qui soit en lui-même véritablement une œuvre d’art, mais le seul aussi qui représente Richard Wagner tout entier et tel qu’il fut. Il fallait, pour accomplir ce travail, être l’habile et sérieux artiste et l’absolu wagnériste qu’est M. de Egusquiza. Le succès a couronné ses efforts, le Wagner qui est aujourd’hui offert au public wagnérien, est enfin le vrai Wagner auquel nous devons tant d’admirables jouissances.

Mois wagnérien de Paris

9 Janvier. Concert Lamoureux : Ouv. du Vaisseau-fantôme.

19 Janvier. Société de la Concordia : Chœur des Floramyes (accompagné au piano).

23 Janvier. Conservatoire (dir. Garcin) ; Ouv. De Tannhæuser.

23 Janvier. Concert Lamoureux : Prél., 1er et 3e scènes du 1er acte de la Valkyrie.

30 Janvier. Conservatoire : même concert que le 23.

30 Janvier. Concert Lamoureux : même concert que le 23.

Correspondances

NEW-YORK. — Notre correspondant de New-York, M. Stuart Merrill, nous envoie la liste wagnérienne suivante, d’où il ressort que le wagnérisme devient assez en honneur là-bas.

5 Janvier. New-York. Opéra : Tannhæuser.

8 Janvier. New-York. Opéra : Lohengrin.

12 Janvier. New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

17 Janvier. New-York. Opéra : Lohengrin.

21 Janvier. New-York. Opéra : Die Meistersinger.

22 Janvier. New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

24 Janvier. New-York. Opéra : Tannhæuser.

26 Janvier. New-York. Opéra : Tristan und Isolde.

28 Janvier. New-York. Opéra : Die Meistersinger.

31 Janvier. New-York. Opéra : Rienzi.

2 février.New-York. Opéra : Die Meistersinger.

4 février.New-York. Opéra : Lohengrin.

5 février.New-York. Opéra : Die Meistersinger.

7 février.New-York. Opéra : Tristan und Isolde.