(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Abailard, et saint Bernard. » pp. 79-94
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(1761) Querelles littéraires, ou Mémoires pour servir à l’histoire des révolutions de la république des lettres, depuis Homère jusqu’à nos jours. Tome I « Mémoires pour servir à l’histoire des gens-de-lettres ; et principalement de leurs querelles. Querelles particulières, ou querelles d’auteur à auteur. — Abailard, et saint Bernard. » pp. 79-94

Abailard, et saint Bernard.

Ce sont presque les premiers beaux génies que la France ait produits. Ils ont commencé tous deux à décider la caractère des écrivains de la nation. La délicatesse & la vérité de leurs pensées, l’enchantement de leur stile, la profondeur & la variété de leurs connoissances, cette attention continuelle à tourner l’érudition en agrément, tout en eux annonce l’aurore du bel esprit François, Mais, quoique supérieurs à leur siècle, ils ne laissoient pas d’y tenir encore par un grand amour de la dialectique, des subtilités & de toutes les disputes de l’école.

Pierre Abailard naquit en Bretagne, l’an 1079, d’une famille noble. Son père s’appelloit Berenger. Abailard voyagea beaucoup, étant jeune, dans l’idée de s’instruire & de disputer ; car l’envie de se faire une réputation, & d’embarrasser par ses raisonnemens les meilleurs dialecticiens de l’Europe, étoit sa passion dominante. Il eut tout lieu de la satisfaire à Paris. Les plus célèbres professeurs de philosophie ne purent y soutenir ses assauts continuels. Leurs écoles devinrent désertes ; & bientôt eux-mêmes lui cédèrent leurs places & leurs droits. On ne parloit que d’Abailard. Il joignoit à la réputation de sçavant & d’athlète invincible pour l’ergotisme, celle d’homme aimable. Il avoit des talens ; il faisoit des vers, & chantoit très-bien. Enfin, c’étoit l’auteur à la mode, également au gré des hommes & des femmes.

Saint Bernard vivoit du même tems. Il aimoit la gloire & la célébrité autant que personne. Il étoit en possession de donner le ton à son siècle. On ignore ce qu’il possédoit le mieux, de la théologie, de la prédication, ou des affaires. On n’en traitoit aucune importante dont il ne se mélât. Peuples, rois & papes le consultoient avec vénération ; & quoique simple abbé de Clairvaux, il gouvernoit l’église & l’état. Un homme de ce caractère n’aime point à voir sa considération partagée. Il devint jaloux d’Abailard. Pour mettre aux prises ces deux rares génies, il ne falloit qu’une occasion ; elle s’offrir bientôt.

Un moine bénédictin, scandalisé des ouvrages d’Abailard, y trouvant des choses hardies, & les croyant erronées, en donne avis à saint Bernard par une lettre conçue en ces termes : « Pierre Abailard enseigne, écrit des nouveautés. Ses livres passent les mers & traversent les Alpes. Ses dogmes se répandent dans les provinces. On les publie partout, & partout on en prend hautement la défense. Je vous le dis ; rien n’est si dangereux que de vous taire. » La lettre étoit accompagnée d’un extrait, contenant la doctrine d’Abailard. Parmi les propositions qu’on anathémarisoit dans ses ouvrages, on remarquoit celles-ci : Il faut examiner avant que de croire… Nous ne tirons point d’Adam la couple du péché, mais seulement la peine… Il n’y a de péché que dans le consentement au péché… On ne commet aucun péché par la concupiscence, la délectation, ni l’ignorance : ce ne sont que des dispositions naturelles.

Quelque envie secrette qu’eut saint Bernard de mortifier le seul homme qui pût disputer avec lui d’esprit & d’érudition, il jugea plus convenable de montrer de la modération & de la douceur. Il répondit au moine bénédictin, « Ne précipitons rien : la chose dont vous me parlez est de grande conséquence. Prenons du temps pour nous assembler quelque part & peser tout mûrement. » Il voulut en même-temps avoir une entre-vue avec Abailard. Elle se passa très-bien. Les procédés de Bernard lui firent honneur, quoiqu’on vît quelle en étoit la raison, & qu’il cherchoit à mettre son antagoniste dans son tort. Des motifs respectables influèrent toujours sur les démarches de cet homme apostolique. Son zèle le mena quelquefois trop loin : mais il en racheta les fougues & l’imprudence par des actions du meilleur des citoyens. S’il fut cause de la mort de tant de milliers de gens qui se croisèrent sur la foi de ses prophéties, on lui doit aussi la gloire d’avoir sauvé la vie à une multitude innombrable de juifs innocens, qu’un moine, nommé Raoul, vouloit faire exterminer.

Cependant Abailard, averti du scandale causé par ses ouvrages, avoit promis de se rétracter : mais il ne crut pas devoir le faire. Ce qu’alloit penser & dire le public, l’effraya bientôt. Il regarda cette rétractation, comme la marque d’une foiblesse, comme une atteinte à sa gloire littéraire. Ses amis le confirmèrent dans la résolution de soutenir tout ce qu’il avoit avancé. Il le fit donc, & par écrit, & de vive voix.

Dès ce moment, l’abbé de Clairvaux se crut dispensé de garder aucun ménagement. Il se flatta d’avoir gagné la supériorité sur un homme qui lui faisoit ombrage. Il prit avec lui le ton de maître. Il invectiva contre les écrits & contre la personne d’Abailard. Celui-ci le sçut, & voulut en avoir raison.

On étoit à la veille de tenir un concile à Sens. Abailard jugea ce concile une occasion très-favorable de se faire connaître, & d’abbaisser son adversaire. Dans cette idée, il alla trouver l’archevêque de Sens, lui fit des plaintes de l’abbé de Clairvaux, & demanda qu’on l’admît à justifier sa doctrine en plein concile. En même-temps, il pria l’archevêque d’engager saint Bernard à s’y trouver, à ne pas refuser une dispute réglée sur les points qui faisoient l’objet de leur contestation. Les apparences de la victoire étoient pour Abailard. Il possédoit au plus haut dégré l’esprit de dialectique. Il avoit l’expérience de ces sortes de combats. Crainte de trahir les intérêts du ciel, ou, selon ses ennemis, crainte de compromettre sa réputation, Bernard refusa d’abord le défi, & ne l’accepta que sur les instances réitérées de ses amis, qui le crurent perdu d’honneur, s’il manquoit de courage en cette occasion.

Le jour du concile arrivé (c’étoit le 2 de juin 1140) un grand nombre de prélats s’y rendit. Toute la cour de France y étoit, à commencer par le roi Louis VII, Guillaume compte de Nevers, & Thibaud comte de Champagne. La curiosité de voir les deux hommes les plus célèbres de leur siècle en venir aux mains, étoit extrême. Il règnoit un silence profond dans l’assemblée.

L’abbé de Clairvaux y dénonça l’ouvrage qui l’avoit si fort révolté. Les propositions les plus hardies en furent extraites. Il pressa l’auteur de les nier, ou de se rétracter. Abailard ne fit ni l’un ni l’autre : il sortit brusquement du concile, en s’écriant qu’il en appelloit à Rome. C’est qu’il s’apperçut que les esprits n’étoient pas disposés en sa faveur. Son antagoniste avoit eu soin d’écrire aux pères du concile, & de les gagner.

La fuite d’Abailard fut jugée une défaite. Ses ennemis en triomphèrent : mais l’appel au pape étoit embarrassant. Les évêques, par respect pour lui, ne décidèrent rien. Ils l’instruisirent de ce qui s’étoit passé, le prièrent d’ordonner lui-même du sort du novateur. Mais on remarquera que, pour le compte qu’on rendit à sa sainteté du concile de Sens, on employa la plume de Bernard ; c’est-à-dire, qu’il fut, en quelque sorte, juge & partie.

L’abbé de Clairvaux remplit sa commission avec tout le zèle possible. Il écrivit au pape, aux cardinaux, aux évêques les plus accrédités à la cour de Rome. Il faut voir en quels termes il parle de l’objet de sa jalousie secrette. Ce n’est plus ce stile insinuant, onctueux, emmiellé, qu’il employoit afin de parvenir à ses fins : c’est le ton de la haine & de la satyre la plus amère ; c’est le langage de la fureur. Il appelle, dans ses lettres, Abailard, un horrible composé d’Arius, de Pélage & de Nestorius ; « un moine sans règle, un supérieur sans vigilance, un abbé sans discipline, un homme sans mœurs ». Les noms de monstre, de nouvel Hérode, d’antechrist, y sont répétés continuellement. L’article des femmes y est sur-tout exagéré. On y représente Abailard, occupé à leur plaire, méprisant toutes les bienséances, remplissant l’univers du bruit de ses amours. On faisoit allusion à sa passion malheureuse pour Héloïse.

Et quel temps choisit-on pour le décrier ; le temps où il devoit être à l’abri de toute médisance ; où il avoit souffert le dernier outrage pour un amant ; où le chanoine Fulbert avoir épuisé les rafinemens de sa vengeance ; où la tendre Héloïse, ce modèle des amantes, désespérée, & brûlant de plus de feux que jamais, avoir porté dans un cloître, avec tous les agrémens de sa jeunesse & de son esprit orné de mille connoissances, les charmes d’une figure adorable ; où ces amans n’avoient, contre leur fatale destinée, d’autre ressource que l’illusion, l’image de leur ivresse passée, le souvenir de ces transports dont ils étoient pénétrés, lorsque le prétexte de l’étude favorisoit l’intelligence du maître amoureux & de l’écolière passionnée*.

L’auteur de la vie d’Abailard plaisante beaucoup sur ce reproche, que lui faisoit saint Bernard, d’aimer les femmes. Il rapporte un fait contesté ; & sur lequel on a écrit pour & contre. Ce père de l’église eut peut-être mieux fait, dit-il, de tourner son zèle contre l’instituteur de Fontevraud, Robert d’Arbrissel, qui couchoit avec ses pénitentes pour avoir le mérite de leur résister, & qui scandalisoit les personnes qui ne vouloient pas croire à des genres de mortification aussi extraordinaires & aussi recherchés.

Abailard, jaloux de conserver une bonne réputation, d’empêcher que sa croyance ne devint suspecte, mit alors le public au sait de ses véritables sentimens. Il fit courir une profession de soi. La manière dont il s’exprimoit paroissoit entièrement opposée aux opinions qu’on l’accusoit d’avoir. S’il en vint à cette démarche, s’il donna cette apologie de sa doctrine, sa chère Héloïse en fut la principale cause. Il voulut la rassurer ; des idées horribles se présentoient à l’esprit de cette amante. Elle croyoit voir Abailard dans le chemin de perdition, sur le bord de quelque abysme épouvantable. Il lui fit parvenir cet écrit au monastère du Paraclet. En le lisant, son ame s’ouvrit à la joie. Ses yeux furent remplis de larmes. Son imagination ne lui offrit plus des images cruelles.

En vain Abailard rendoit ainsi compte de ses sentimens, & descendoit à des justifications. La prévention contre lui restoit toujours. Pour se réhabiliter surement dans l’estime publique, il crut devoir poursuivre son appel au saint siège, & faire le voyage de Rome. En y allant, il passe à Cluni, monastère célèbre. Pierre le vénérable en étoit alors abbé. Cet homme d’un sens droit & naturel, d’une charité rare, digne en tout de la place qu’il occupoit, fit à son hôte l’accueil convenable à son grand mérite. Il entra dans sa situation & dans ses vues, & l’assura que le pape ne manqueroit point de lui rendre justice. Mais, alors même, Abailard apprit sa condamnation.

Le pape Innocent II l’avoir envoyée en réponse à la lettre de saint Bernard. Le bref étoit adressé à saint Bernard lui-même, à l’archevêque de Sens, à celui de Rheims, à tous leurs suffragans. « Après avoir pris, disoit sa sainteté, conseil de nos frères les évêques & les cardinaux, nous avons condamné les articles que vous nous avez envoyés, & tous les dogmes pervers de Pierre Abailard, avec leur auteur ; & lui avons imposé un éternel silence, comme étant hérétique. Nous déclarons aussi tous les sectateurs & défenseurs de ses opinions, excommuniés. »

La lettre du pape étoit accompagnée d’un ordre secret, aux mêmes archevêques, de faire enfermer Abailard.

Cet oracle de son siècle, aussi malheureux en écrits qu’en amour, fut au désespoir d’être jugé, sans qu’auparavant on l’eût entendu. Néanmoins il respecta la main qui le frappoit, se désista de son appel, & ne déposa le sujet de ses larmes que dans le sein de Pierre le vénérable. Il eut une confiance extrême en cet illustre abbé, qui le réconcilia dans la suite avec saint Bernard, par l’entremise de l’abbé de Citeaux. Cette réconciliation fut aussi sincère qu’elle peut l’être entre deux beaux-esprits rivaux, & faits pour s’attirer les regards de leur siècle & de la postérité.

Abailard, dégoûté du monde, des moines & de l’école, reste à Cluni, pour y vivre dans une solitude profonde. Mais cette paix de l’ame, cette paix si précieuse qu’il cherchoit, il ne la trouva point. Il comptoir sur sa philosophie, qui l’abandonna toujours. Il mourut de chagrin l’année 1142, dans la soixante-troisième année de son âge.

A peine eut-il fermé les yeux à la lumière, que le premier soin du zélé confident de tous ses secrets fut de ménager à la tendre Héloïse le coup qu’elle alloit ressentir. On lui manda cette triste nouvelle dans les termes les plus propres à soutenir une épouse désolée, & les plus honorables à la mémoire d’un tel époux. « Je ne me souviens point, disoit l’abbé de Cluni dans sa lettre, d’avoir vu son semblable en humilité, soit pour l’habit ou pour la contenance. Je l’obligeois à tenir le premier rang dans notre nombreuse communauté : mais il paroissoit le dernier, par la pauvreté de ses vêtemens. Dans les processions, comme il marchoit devant moi, selon la coutume, j’admirois qu’un homme d’une aussi grande réputation s’abbaissât de la forte. Il observoit, dans sa nourriture, la même simplicité que dans ses habits ; & condamnoit, par ses discours & son exemple, non seulement le superflu, mais l’étroit nécessaire. La prière & la lecture remplissoient tout son temps. Il gardoit un silence perpétuel, si ce n’est quand il étoit forcé de parler dans les conférences ou dans les sermons qu’il faisoit à la communauté. »

Héloïse demanda les cendres d’Abailard, & les obtint. Elle fit enterrer au Paraclet le corps de son époux, immortalisé par elle encore plus que par les écrits qu’il a donnés. On grava sur sa tombe cette épitaphe*, de la façon de Pierre le vénérable :

        Pierre est caché sous cette pierre.
        Le monde, en lui, regrette Homère,
Les François, leur soleil : mais cet astre éclatant
        Est parmi ceux du firmament.
            Sans modèle & sans maître,
Il sçut tout ce qu’un peut sçavoîr.
D’éclairer les humains il se fit un devoir.
        Il fut tout ce qu’il voulut être.
Il passa de bien loin les artistes, les arts.
        Ils pleurent tous sa destinée.
Il n’est plus. C’en est fait ; la nature est bornée.
L’univers ne verra jamais deux Abailards.

Saint Bernard ne fit que gagner à cette perte considérable pour la littérature. Sa gloire n’étant plus balancée, il en jetta plus d’éclat : mais il mourut lui-même quelques années après, dans la soixante-troisième année de son âge. Il mourut réputé le Thaumaturge de l’Occident, pour le nombre & le caractère de ses miracles ; un père de l’église, pour l’excellence de ses écrits ; un chef zélé de moines, pour le nombre & la magnificence des établissemens qu’il leur procura. Sa tombe fut encore honorée d’une épitaphe* dans le goût du temps. L’auteur y joue sur le mot de Clairvaux.

Ces vallons sont fameux ; mais plus fameux encore
Est l’immortel abbé dont le nom les honore.
Tout est illustre en lui, ses vertus, ses aïeux,
Ses ouvrages, sa mort, ses miracles nombreux,
Son rang parmi les saints dans le bonheur suprême,
Son esprit transporté de l’aspect de Dieu même.