XLVIIIe entretien.
Littérature latine.
Horace (2e partie)
I
Maintenant que nous connaissons parfaitement la vie et le caractère de cet homme aimable et flexible qui fut Horace, voyons ses œuvres ; c’est encore sa vie, car il n’a point fait une œuvre d’art proprement dite ; il s’est écrit lui-même au courant de ses jours et au courant de ses amours, de ses amitiés, de ses pensées, de ses rêveries. C’est un Montaigne latin en vers, mais plus aimable et plus charmant que Montaigne.
Ses œuvres ne sont que ses tablettes retrouvées après lui dans sa maison de Tibur ou dans la mémoire des jeunes Romains et des jeunes Romaines. Ses odes ne sont que ses billets du matin ou du soir à ses amis et à ses amies de Rome et de Naples. Tout est de circonstance dans son génie ; il ne s’est jamais placé dans la chaire de l’homme de lettres ou sur le trépied du poète pour dire : Écoutez-moi, je vais raisonner ou je vais chanter. Il s’est mis à table à Rome ; il s’est assis à l’ombre de son buisson de lauriers à Ustica, au pied de ses oliviers à Tibur, au bord de sa source de Blandusie à Venouse ; et si un souffle d’air a frémi mélodieusement dans l’arbre, si un gazouillement de la source a ému son oreille, si un flacon du falerne écumeux a répandu l’ivresse à la fin du festin d’amis, si les cheveux dénoués de la jeune Napolitaine Leucothoé ont eu un pli gracieux sur ses épaules ou exhalé un parfum de Syrie dans l’air, il a écrit, le jour même ou le lendemain, en deux ou trois strophes négligées, mais accomplies, son impression du moment, sans autre ambition que de perpétuer son plaisir. Toutes les images qui ont passé devant ce miroir de son imagination vive et tendre s’y sont fixées comme, dans un courant limpide, les rameaux, les fleurs, les colombes du bord. C’est la vie prise au vol ; voilà pourquoi tout vit et tout vole encore dans ces pages fugitives du poète romain.
Quand nous disons du poète romain, nous nous trompons : Horace n’était Romain que par le séjour qu’il faisait à Rome : d’origine et de génie comme de caractère il était Grec. La rectitude, l’austérité, la pesanteur, la sécheresse d’imagination des Latins n’ont aucun rapport avec la flexibilité, la liberté, la suavité, l’apparent décousu et la légèreté badine du style attique transporté tout chaud dans la langue de Cicéron et de Lucrèce par ce jeune homme de Venouse, ville de la grande Grèce. On retrouve partout en lui, non pas la froide Sabine, non pas le dur Latium, mais l’Arcadie ; sa strophe a des souplesses et des chutes harmonieuses qui étaient étrangères jusque-là à la prosodie latine. Quant à l’imagination, elle y déborde ; le Romain en était sobre, parce qu’il en était pauvre. Rustique et guerrière, la famille de Romulus n’avait pas ces abandons, ces nonchalances et ces élégances de la Sicile, de la Calabre ou de l’Attique. Horace était un nourrisson de l’Hymète ; c’est une des raisons qui le firent tant goûter à Rome à ses premiers vers : il y était nouveau.
II
Un second caractère de sa poésie, c’est qu’elle ne dérive pas, comme la grande poésie, de l’enthousiasme, mais du badinage. Nous ne donnons pas cela comme une qualité, mais comme une infériorité du génie poétique d’Horace. Ce génie même, quand il a abordé les grands sujets religieux, philosophiques, patriotiques, est quelquefois élevé, mais jamais complétement sérieux. Ce n’est ni l’accent ému et pieux de David, ni l’accent révélateur d’Orphée, ni l’accent héroïque d’Alcée, ni l’accent majestueux de Pindare ; il n’avait de foi bien profonde ni dans la divinité, ni dans la vertu, ni dans la patrie, ni dans la liberté. Il en parle quelquefois admirablement, mais sans conviction ; on sent que ce n’est pas sa foi, mais son thème ; c’est un musicien accompli, qui exécute bien la note élevée, mais qui ne l’invente pas ; à ce titre il était incapable de composer des hymnes pour les temples ou des chants populaires pour les légions. Ce feu sacré, emprunté à d’autres, jetait par moment quelques flammes dans ses strophes, mais il ne brûlait pas dans son sein. S’il eût été stoïcien, comme Brutus et Caton, il aurait eu la langue d’Orphée ; mais il était épicurien, il ne pouvait avoir que la langue des Grâces. Cette indifférence fondamentale sur les dieux, sur les vertus stoïques, sur les formes politiques, fait partie de son charme ; il est léger comme un cœur vide de fortes convictions ; il joue autour des fibres les plus molles du cœur, il ne les brise jamais. Comment en aurait-il été autrement de l’homme qui, après avoir combattu avec Caton et Brutus pour le maintien de la république, soupait gaiement avec Mécène et avec Auguste ? content de tout pourvu que la transition fût décente, que l’amitié fût douce et que le falerne fût frais.
III
Ce n’est donc pas du sérieux qu’il faut chercher dans Horace, c’est de l’agrément ; il n’est sérieux que quand il s’agit de son bonheur, il n’est sage que quand il conseille de le chercher dans la retraite, dans la médiocrité et dans l’amitié. C’est donc un poète semi-sérieux, comme disent les Italiens de nos jours ; ne vous attendez pas à autre chose, vous seriez trompés ; aussi ne l’ouvrez qu’à un certain âge et dans les heures oisives où votre âme, libre de grandes passions et vide de hauts enthousiasmes, cherche à se bercer elle-même sur les vagues apaisées de la vie, en un mot, quand vous voulez vous amuser avec des vers comme avec des osselets. Il y a des heures pour cela dans la vie : c’est le poète de ces heures ; il ne calmera pas un de vos chagrins, mais il enchantera une de vos oisivetés. Je le conseille aux hommes rassasiés du monde qui ont passé les deux premiers tiers de leur existence. Plus tôt ce serait un mauvais signe que de s’y plaire ; une si molle indifférence ne sied pas à la jeunesse.
IV
Maintenant que vous êtes bien avertis, feuilletons ensemble ce manuel des hommes de plaisir et des hommes de goût, semel decipiendum. Il va sans dire que je choisirai dans ce recueil d’Horace, et que je m’arrêterai dans mes citations devant tout ce qui ferait monter la rougeur au front de l’innocence. Ce qui offense la pudeur n’est jamais beau : le cynisme est la laideur de l’esprit ; il n’y en a pas beaucoup dans Horace : sa délicatesse le défendait contre ce vice de la langue latine ; mais la religion d’Épicure ne commandait pas les heureuses chastetés de la religion qui combat les sens comme des corrupteurs de l’âme.
V
Reportons-nous au temps où Horace, à vingt-quatre ans, revient de l’armée de Brutus à Rome, et, ne voulant pas servir Octave comme un transfuge, consume sa vie et son talent dans le commerce des jeunes débauchés et des belles courtisanes, ces femmes de lettres et de plaisir de son temps, femmes dont les Olympia dans la Rome papale et les Ninon de l’Enclos dans le Paris de Louis XIV rappelaient sans doute l’équivoque existence.
Le jeune tribun des légions vaincues, amnistié par Octave, dépense largement son loisir et le peu de fortune que les confiscations lui ont laissée du patrimoine paternel ; il abandonne toutes les pensées de liberté, de vertu, de stoïcisme qu’il avait puisées dans les entretiens de Caton et de Brutus. Sa vie est le commentaire de ces paroles découragées de Brutus mourant :
Vertu, tu n’es qu’un nom !
Il professe la vanité de la politique et de la philosophie ; une seule chose est réelle : jouir de la vie. Salomon dit quelque chose de semblable en Orient : « Vanité des vanités ! excepté de vivre avec ce qu’on aime à l’ombre de son figuier. »
Une fois ce parti pris, l’excellente éducation d’Horace et l’atticisme de ses goûts poétiques lui font trouver le plaisir fade et la licence nauséabonde s’il ne les assaisonne de grâce littéraire et de poésie raffinée ; il saisit au vol toutes, les circonstances de sa vie épicurienne dans ses odes amoureuses et tous les scandales du jour dans ses vers satiriques, pour les fixer par quelques petits chefs-d’œuvre qui courent la ville et qui donnent de la célébrité à son nom. Ses odes, ce sont ses amours ; ses satires, ce sont ses anecdotes ; ses épîtres, ce sont ses amitiés. Heureuse la femme qui lui plaît, malheur à celles qui le trahissent, bonheur immortel à ses amis ! Son livre est l’écho de son cœur et l’écho de son temps. Nous avons eu en France, à la fin de Louis XIV et sous la Régence, une société spirituelle, licencieuse et poétique, tout à fait semblable à la société que fréquentait Horace en ce temps-là : c’était celle où chantait Chaulieu, où versifiait La Fare, où naissait Voltaire, ce qu’on appelait la société du Temple, parce qu’elle se réunissait au Temple chez les princes et chez les prieurs de Vendôme, ces Mécènes corrompus du siècle, et dont l’abbé de Chaulieu était véritablement l’Horace. La société d’Horace, d’Ovide, de Catulle, de Tibulle, de Virgile, jeune et voluptueux quoique peu aimable, était le Temple à Rome. L’incurie politique, l’impiété religieuse, l’amour léger, la plaisanterie badine, la licence, la grâce, la poésie, la table, étaient les délices et les célébrités des deux époques ; il y avait plus de talent dans cette société du Temple de Rome, plus de débauche dans celle de Paris ; Horace et Virgile naissaient dans la première, Voltaire dans la seconde ; d’Horace à La Fare, de Virgile à Voltaire, on peut mesurer la distance, mais dans les mœurs et dans les plaisirs parfaite analogie. Les temps se répètent plus qu’on ne croit ; le monde tourne, mais ne change pas.
VI
C’est un grand malheur que les premiers éditeurs d’Horace, au commencement de l’imprimerie, aient divisé ses œuvres par genres, odes, épodes, satires, épîtres, au lieu de les diviser par dates, car il ne les écrivit pas par genres, mais par dates : aujourd’hui une ode, demain une épître, le jour suivant une épode, puis une satire, puis un billet en vers, selon qu’il était en veine d’amour, de morale, de malice, de philosophie ou d’amitié. On aurait ainsi l’intelligence bien plus complète de ce charmant improvisateur de chefs-d’œuvre, le journal de son âme dans le journal de ses années ; la circonstance, l’aventure, l’âge donneraient à la pièce de poésie l’accent. C’est une idée que nous recommandons à M. Didot pour achever l’illustration d’Horace dont il donne en ce moment une édition elzévirienne avec des paysages gravés dignes de Claude Lorrain. Ces paysages à la loupe font revivre Ustica, Tibur, Venusia, Blandusie, tous ces sites où sont nés ces vers immortels. Ces odes, distribuées selon leurs dates et selon les circonstances qui les ont inspirées, feraient revivre l’homme tout entier dans le poète. Rien n’est impossible à la science et à la patience de tels éditeurs ; ils vivent à Rome autant qu’à Paris ; M. Walckenaer, par ses recherches et ses découvertes, a facilité une telle œuvre aux Didot. Quel plaisir de savoir pourquoi le poète s’est courroucé contre Glycère, ou s’est réconcilié avec Lydie, ou s’est attendri sur Virgile, ou s’est rapproché d’Auguste, ou s’est fondu en larmes sur la maladie de Mécène, et quel intérêt double s’attacherait ainsi à un livre dont chaque phrase de l’éditeur expliquerait un vers du poète ! Toutes les éditions d’Horace tomberaient devant celle-là.
Mais il faudrait y conserver précieusement la géographie et les paysages des lieux habités, célébrés, éternisés par les vers d’Horace, dont la poésie est enrichie et vivifiée dans l’édition portative de M. Didot ; ces vues en miniature sont la nature elle-même vue à travers le microscope ; l’atmosphère même est peinte : on croirait voir dans ces petits tableaux à l’encre de Chine une Italie exhumée à travers la distance et la brume des siècles. Jamais le lointain des lieux et des temps ne fut plus merveilleusement rapproché de l’œil et de l’imagination ; on porte l’Italie d’Horace dans sa main. Vicovaro ; le torrent de la Digentia qui écume encore sous les chênes disséminés au fond de la vallée d’Ustica ; le site parsemé de débris de briques de la maison rurale du poète ; Rocca-Giovanni qui s’élève avec ses ruines de forteresse féodale comme une sentinelle à l’ouverture de la vallée ; la plaine de Mandéla fumante çà et là au soleil ; des feux d’herbes sèches allumés et oubliés par les bergers ; la grotte des nymphes au bord de laquelle rêve le poète endormi dont on voit danser les songes sous la figure des femmes qu’il aima ; la fontaine de Blandusie en Calabre, qui a changé tant de fois de nom depuis Horace, et à laquelle un vers du lyrique rend éternellement son premier nom ; la barque pleine de musique et pavoisée de voiles qui portait Mécène, Horace et leurs amis pendant le voyage de Brindes ; la treille de Tibur entre deux colonnes à l’ombre desquelles le nonchalant ami de Mécène écrit une strophe entre deux sommeils ; l’entretien du maître d’Ustica avec son métayer, au milieu de ses troupeaux de chèvres ; Horace, ses tablettes sur ses genoux dans sa bibliothèque de Tibur, écrivant au milieu de ses rouleaux de livres grecs les préceptes de son épître aux Pisons, chacun de ces tableaux est une évocation vivante d’un passé de deux mille ans, mais auquel ces deux mille ans n’ont enlevé ni un rocher, ni une source, ni un arbre aux paysages, ni un vers au génie aimable du poète. C’est dans cette édition véritablement lapidaire que nous feuilletterons avec vous les pages tant feuilletées du sage et voluptueux solitaire de Tibur. Honneur aux Didot futurs, bonheur aux poètes qui les auront pour illustrateurs !
VII
La première ode qui nous allèche en feuilletant ces billets en vers, c’est une ode à l’amitié dans la personne de Virgile.
Vous savez que Virgile, simple paysan dépouillé de son petit champ en Lombardie par les prétoriens d’Octave, n’avait contre Auguste aucune des animosités politiques que le décorum d’un officier de Brutus devait garder contre le vainqueur de la république. Virgile, introduit dans la maison d’Auguste et pénétré de reconnaissance pour son bienfaiteur, avait voulu réconcilier le poète et le neveu ; les deux poètes, admis familièrement chez Auguste et chez Mécène, n’y formèrent bientôt qu’une libre et douce domesticité du génie : Horace amusait le maître du monde ; Virgile, moins aimable, l’enthousiasmait. Ces deux amis, incapables de jalousie, ne rivalisaient que d’affection l’un pour l’autre ; Horace ne pensait qu’à jouir de la vie, Virgile qu’à survivre à la vie dans l’immortalité d’un
grand poème. Ses travaux cependant avaient altéré sa santé naturellement maladive ; il éprouvait le besoin de changer l’air épais de Rome contre l’air vital et léger d’Athènes ; il voulait surtout voir de ses yeux, avant de les décrire, les mers et les rivages d’Ilion :
Campos ubi Troia fuit !
Il partait pour la Grèce. Écoutez ce chant du départ que lui adresse Horace, son ami, demeuré attaché par son indolence et par son bonheur champêtre au rivage. Jamais une tendresse de mère pour un enfant malade et partant ne coula plus à demi-voix du cœur sur ses lèvres. Les vers pleurent et prient en chantant ; on sent que tout badine dans Horace, excepté l’amitié, qui est sérieuse. Il s’adresse au vaisseau qui va emporter son ami ; le mètre plaintif et tombant ajoute à l’attendrissement des paroles ; comme tous les poètes, Horace était un musicien accompli des mots.
« Ainsi que la déesse toute-puissante de Chypre (Vénus), que les frères d’Hélène, sereines et favorables constellations, président à ta course ; que le père et le maître des vents les enchaîne tous, excepté celui qui souffle de l’Italie, ô vaisseau qui nous redois notre cher Virgile confié par nous à tes voiles ! Porte-le en sûreté, je t’en adjure, aux rivages de l’Attique, et garde-moi en lui la moitié de ma propre vie ! »
On voit que le cœur seul, le cœur inquiet et brisé en deux parts, parle dans cette invocation touchante à la planche fragile qui répond à Horace de son ami. Mais tout à coup, le cœur de l’ami satisfait, le poète reparaît, et, par un retour bien naturel vers les dangers maudits de la navigation et vers les perfidies des flots, il s’élance, avec un apparent oubli de son sujet, dans une imprécation sublime contre le premier qui, en inventant cet art funeste, exposa la vie des hommes aux périls qui le font trembler pour son ami.
« Celui-là avait du bois de chêne et un triple airain autour du cœur, qui confia le premier au féroce Océan une planche fragile, sans craindre ni le fougueux vent d’Afrique s’entrechoquant avec les aquilons, ni les mornes et pluvieuses Hyades, ni les convulsions du Notus, ce dominateur irrésistible de l’Adriatique, soit qu’il veuille enfler ou aplanir ses vagues ! Sous quelle forme redoutait-il donc le trépas celui qui vit d’un œil impassible les monstres de l’abîme nageant sur les flots de la mer, les mers s’enfler de courroux et les écueils sinistres de l’Acrocéraunie (rochers de l’Épire fameux par mille naufrages) ? »
La philosophie succède tout à coup, et par un retour bien motivé aussi, à l’imprécation ; l’ode, devenue pensive de passionnée qu’elle était, réfléchit gravement sur la criminelle audace des hommes qui luttent avec les forces de la nature supérieure à l’humanité.
« C’est donc en vain que les dieux, dans leur prévoyance, ont séparé les terres des terres par l’insociable Océan, si, malgré leurs ordres, des nefs impies tentent de traverser ses détroits inviolables à leurs sacrilèges ! La race humaine, qui veut tout surmonter par son audace, se précipite dans l’impossible ; la race intrépide de Japet, Prométhée, par un coupable larcin, ravit le feu du ciel pour l’apporter à la terre. Après ce sacrilège du feu enlevé aux demeures célestes, les fléaux vengeurs, de nouvelles fièvres et des maigreurs décharnées, furent infligés à la terre ; la mort, jusque-là tardive, précipita ses pas contre les vivants : c’est ainsi que, sur des ailes refusées à l’homme par les dieux, Dédale osa tenter le vide des airs, le bras d’Hercule força les portes de l’Achéron. Rien n’est impossible aux hardis mortels ; notre démence aspire aux astres mêmes, et jamais nos crimes ne permettront à Jupiter de déposer ses foudres vengeresses ! »
Les trois tons de l’ode, la prière, la colère, la philosophie, se combinent, comme on le voit, d’un seul jet dans cette ode. Le poète invoque, il maudit, il condamne ; le vers, de femme dans l’invocation pour son ami, devient viril et de flamme dans l’imprécation contre l’inventeur de la navigation ; puis il devient calme, sévère et religieux dans les considérations sur la sacrilège audace humaine. L’ode est en trois bonds, comme celle de Pindare, son émule ; mais dans chacun de ces trois bonds, en apparence désordonnés, il avance vers son but : émouvoir, attendrir, effrayer sur la vie de Virgile exposé à ces périls des mers. C’est ainsi que procède la nature poétique, qui vole et ne rampe pas comme la prose ; c’est ainsi que les prophètes et les poètes grecs procèdent. Les Latins, avant Horace, ignoraient ce beau désordre de l’enthousiasme qui n’est que l’ordre suprême de l’inspiration ; celui qui voit tout, abrège tout !
VIII
Écoutez-en une autre d’un accent plus doux : il s’agit d’inviter un de ses amis, Sextius, à faire trêve aux soucis, ces frimas de l’âme, et à jouir des rares moments de plaisir que le destin permet aux mortels de glaner ici-bas. Voyez par quel gracieux prélude descriptif Horace prépare Sextius à ses conseils de sage jouissance de ses amis :
« L’âpre hiver se détend à la douce vicissitude du retour du printemps et des vents tièdes du midi ; les cabestans traînent à la mer les navires longtemps à sec sous le sable du rivage ; le troupeau ne se réjouit plus de la chaleur de son étable ni le laboureur de la flamme de son foyer ; les prairies ne blanchissent plus des givres du matin ; Cythérée, à la clarté de la lune suspendue dans l’éther, recommence à mener ses chœurs de nymphes qui se tiennent par la main et de grâces pudiques ; elles frappent la terre en mesure dans leurs rondes, d’un pied cadencé, tandis que le divin forgeron rallume la flamme dans les noirs ateliers des Cyclopes.
« C’est l’heure de ceindre, d’enlacer à nos cheveux ou le myrte vert ou les fleurs nouvelles que la terre attiédie fait éclore. »
Puis, tout à coup, passant sans transition de ces images de toutes les choses renaissantes qui convient les sens à jouir à la pensée de la mort qui commande aux vivants de se hâter de vivre :
«
La pâle Mort, s’écrie-t-il dans un vers d’un accent aussi funèbre qu’inattendu,la pâle Mort secoue d’un pied indifférent la porte de la cabane du pauvre ou des tours des palais des rois ; là, heureux Sextius, la brièveté de la vie nous interdit de concevoir les longues espérances. Déjà pèse sur toi la sombre nuit des Mânes et s’avance sur tes pas l’ombre des vides demeures de Pluton, où, une fois entré, tu ne pourras plus tirer au sort la royauté des festins, ni admirer les grâces de ce tendre enfant Lycidas(sans doute son fils)que toute la jeunesse romaine envie, et qui, bientôt, fera palpiter le cœur ému des jeunes vierges.»
Et l’ode est finie, comme elle est commencée▶, par une image de félicités, entre lesquelles une sombre image de la brièveté de la vie, comme un cyprès noir entre deux arbustes verts et roses couverts de la blanche neige des fleurs du myrte ou des pâles roses des premiers églantiers fleuris.
IX
De telles odes n’étaient évidemment pas nées de la rude terre de Rome, mais de la terre légère et embaumée des îles de l’archipel grec. Horace en importait le premier, dans la littérature romaine, les brièvetés, les délicatesses et les parfums ; il y importait le premier aussi la forme achevée et ciselée du vers grec forgé sur l’enclume sonore d’Anacréon. Si vous lisez cela en latin, chacun de ces vers est une flèche empennée à pointe de diamant tombée du carquois d’un Amour ou d’une Diane des bois sacrés de Castalie. Vous ne pourriez pas déplacer un mot ni mettre une mesure longue ou brève dans la strophe sans produire un faux ton dans cette musique de l’oreille et de l’âme. Le moule de l’âme d’Horace était si parfait que toute pensée qui en sortait en vers avait la forme et le poli d’une statuette de Phidias en marbre de Paros. La gloire du siècle d’Auguste et de Mécène fut moins d’avoir produit un improvisateur comme Horace que d’avoir senti la perfection d’une telle langue.
Feuilletons encore. En voici une qui n’est qu’un mot à l’oreille de Leuconoé, une des femmes de sa société légère, qui devait aller consulter, comme certaines femmes superstitieuses d’aujourd’hui, les diseuses de bonne aventure de Rome. Ces sorcières étaient en général des femmes de Syrie ou des Babyloniennes exploitant la crédulité des jeunes Romaines.
« Toi, ne tente pas de découvrir, ô Leuconoé ! ce qu’il est interdit de prévoir et coupable de sonder, quel terme a fixé le ciel à tes jours ou aux miens ! Ne le demande pas aux combinaisons du hasard des dés babyloniens ; à tout ce qui doit en être résigne-toi ! Soit que le ciel nous destine de nombreuses saisons, soit que cet hiver tempétueux, qui épuise en ce moment contre ses écueils la fureur des flots de la mer tyrrhénienne, doive être pour nous le dernier de nos hivers, sois en paix ; clarifie tes vins, et au court espace de temps qui nous est mesuré mesure tes courtes espérances. Pendant que nous parlons le temps jaloux a déjà fui. Cueille le jour présent pour en jouir, et ne te fie que le moins possible au jour qui doit lui succéder ! »
X
Celle-ci n’est qu’une apostrophe involontaire et patriotique d’un homme de bien et de plaisir, qui voit son pays se lancer dans de nouvelles guerres civiles. Elle n’a pas de date ; c’est sans doute le moment où les légions d’Auguste allaient chercher les légions du fils de Pompée pour jouer au jeu des batailles le dernier sort de Rome. Il personnifie dans cette ode Rome dans un vaisseau qui porte les Romains, image neuve et belle alors, devenue banale et usée aujourd’hui dans tous les discours de nos mauvais orateurs et de nos vulgaires publicistes : le temps use les images comme il use tout.
À la République.
« Ô vaisseau ! de nouvelles vagues vont donc te lancer de nouveau dans les hautes mers ! Ah ! que fais-tu ? Cramponne-toi de toutes tes ancres au port ! Ne vois-tu pas tes flancs nus de rames, ton mât chancelant rompu par le vent d’Afrique ? N’entends-tu pas gémir tes antennes ? Privé des câbles qui relient tes planches, pourras-tu résister à l’assaut redoublé des lames ? Plus de voiles, déchirées déjà par tant de tempêtes ; plus de dieu qu’il te reste à invoquer sous les périls qui pèsent sur toi ! Bien que tu sois construit d’un pin de Bithynie, et que, noble fils de la forêt, tu te glorifies d’une origine et d’un nom illustre, les décorations peintes sur ta proue ne rassurent pas le pilote ! Hâte-toi de réfléchir, si tu ne veux pas redevenir bientôt le jouet des vents ! Ô toi (patrie) ! si récemment encore le souci et la douleur de mon âme ! toi maintenant le regret et la terreur constante de ma vie, que les dieux te gardent des écueils écumants des Cyclades ! »
Il est impossible de ne pas sentir une âme patriotique dans ces accents du cœur échappés à l’inquiétude d’un vaincu résigné de la république, mais d’un vaincu toujours préoccupé du sort de sa patrie. Horace en demandait le salut à tous les pilotes. Le poète, désarmé par la clémence d’Auguste et par l’amitié de Mécène, était encore citoyen.
XI
On retrouve les mêmes sentiments voilés sous une allusion transparente dans la belle ode pindarique où Horace prophétise par la bouche de Nérée sur la ruine imminente de Troie ; dans Troie menacée il est impossible de ne pas reconnaître Rome déclinant vers la servitude. Si vous pouviez lire l’ode en latin, vous sentiriez la mélancolie et la gravité sinistre jusque dans le mètre des vers ; ce sont des voix de poitrine qui gémissent en chantant.
« Quand l’hôte perfide de Ménélas traînait après lui, de mers en mers, sur des vaisseaux construits des pins du mont Ida, Hélène ravie à l’hospitalité de son époux, Nérée imposa aux flots un calme funeste pour chanter au ravisseur les secrets menaçants de l’avenir.
« Tu conduis, sur un vaisseau de mauvais augure, à ton palais, celle que la Grèce en armes bientôt te viendra redemander, après avoir conjuré la rupture de tes noces adultères et l’anéantissement du royaume antique de Priam ! »
Et, franchissant tout à coup les temps, il se transporte en pensée au milieu de cette prophétie déjà accomplie, il jette les cris d’horreur et de pitié d’un champ de bataille.
« Oh ! quelle sueur mortelle aux flancs des coursiers et au front des hommes ! Quelles innombrables funérailles tu prépares à la race de Dardanus ! Ne vois-tu pas Pallas s’armer déjà de son casque, de son bouclier, de ses chars de guerre, de sa fureur dans les combats ?
« C’est vainement que, fier de la faveur de Vénus, tu peigneras ta chevelure et tu cadenceras les chants corrupteurs et les lâches accords qui séduisent l’oreille des femmes ; c’est vainement que tu te réfugieras dans les délices de ta couche contre les pesants javelots, contre les flèches à dards aigus des Crétois, le fracas de la mêlée et le cheval rapide d’Ajax. Un jour, tardif peut-être, mais un jour tu traîneras dans la poussière et dans le sang tes cheveux adultères ! »
Là une terrible et saisissante description prophétique de tous les ennuis qui poursuivent le criminel ; puis ce vers plus terrible qui pétille comme l’incendie d’une ville prise d’assaut dans la nuit :
« La flamme des Grecs dévore déjà les toits des palais d’Ilion ! »
Rome ne pouvait se méconnaître dans Ilion menacée des flammes. Quiconque a lu cette ode vraiment pindarique ne peut refuser à Horace les ailes de Pindare, si le voluptueux Romain avait voulu livrer plus souvent ses ailes légères au souffle du lyrisme politique ou du lyrisme sacré. Sa corde, ordinairement molle et tendre, devenait d’airain quand il voulait parler à la patrie, au lieu de roucouler pour ses amours ou de badiner pour ses amis.
XII
Lisons encore. Voici une invitation à Mécène pour le convier à venir boire, à l’humble table du poète, un vin grossier de Sabine, cacheté par lui dans une amphore grecque le jour où Mécène, guéri d’une maladie dangereuse, avait été acclamé par le peuple en reparaissant au Cirque. Horace, avec le cœur d’un ami et avec le bon goût d’un homme de cour, rappelle ainsi à Mécène un honneur public dans une familiarité privée.
Voilà une anecdote de sa vie de laboureur à Ustica, dont il fait la commémoration à son voisin Fuscus, et dont il profite pour faire une déclaration de constance à celle qu’il aime : c’était alors Lalagé.
« Un jour que, dans les bois de la Sabine, je m’égarais sans armes hors de mes sentiers ordinaires jusqu’au fond des forêts, distrait de tout autre souci que de célébrer dans mes vers ma chère Lalagé, un loup m’apparaît et s’enfuit loin de moi. Mais quel loup ! Jamais un monstre pareil ne sortit des forêts de la belliqueuse Apulie ni des déserts arides d’Afrique où le royaume de Juba enfante des lions ! »
Tout à coup, comme si tout ramenait sa pensée errante à celle qu’il aime :
« Placez-moi, s’écrie-t-il, dans ces contrées septentrionales où jamais l’haleine d’un été ne vivifie dans les champs engourdis un arbuste printanier, où les frimas et les nuées pèsent éternellement sur les flancs de la terre ; placez-moi sous le char du soleil trop rapproché, où ne s’élève aucune habitation humaine : j’aimerai toujours Lalagé au doux sourire, Lalagé au doux parler ! »
D’autres odes de ce genre ne sont qu’une légère caresse en vers à quelque charmante enfant qui a attiré en passant ses regards ; telle est ce sourire poétique à la jeune Chloé.
« Tu me fuis, Chloé, pareille au jeune faon qui cherche à travers les montagnes escarpées sa mère inquiète, et que le frémissement des feuilles et l’ombre de la forêt font bondir d’effroi : soit qu’un frisson du rameau froisse les mobiles feuillages, soit que les verts lézards écartent le buisson, le cœur lui bat et ses genoux tremblent. Suis-je donc un tigre ou un lion de Gétulie qui te poursuit pour te broyer ? Cesse enfin de suivre ainsi pas à pas ta mère, toi déjà mûre pour être aimée d’un époux. »
Ailleurs c’est une larme versée dans le sein de Virgile sur le sort d’un ami commun, Quinctilius. Chacun de ces vers est resté une épitaphe sur le tombeau des hommes de bien enlevés à l’amitié.
Plus loin ce sont des vœux modérés du poète, adressés à ses dieux le jour où il leur consacre un autel. « Pourmoi, dit-il après avoir parlé de toute l’opulence qu’il ne désire pas, les
olives de mon verger, la chicorée, les mauves légères suffisent à mes repas, fils de Latone ; mes vœux se bornent à jouir en paix du peu que je possède, à me bien porter, à conserver mon âme tout entière, à ne pas traîner une misérable vieillesse, et à jouer encore jusqu’à la mort avec la lyre ! »
Plus loin le ton change ; c’est une invocation martiale à la Fortune en faveur d’Auguste et des Romains qui vont combattre en Asie les Parthes. Rien ne surpasse, dans la poésie grecque, l’énergie descriptive de ces jeux de la Fortune qui joue avec les trônes, qui élève et abaisse à son caprice les heureux.
« Puis le vulgaire, dit-il, et la parjure courtisane (la Fortune) se retirent en arrière de celui qu’elle a abandonné ; et, quand les tonneaux sont vidés avec la lie, les faux amis s’enfuient, bien décidés à ne pas s’associer au joug du malheur pour en partager le poids !… Ô Fortune ! reforge sur une nouvelle enclume le tranchant des armes de Rome contre ses ennemis ! »
Mais, plus sensible au beau qu’au patriotisme, le voilà qui chante l’héroïque suicide de la reine d’Égypte, Cléopâtre, se réfugiant dans [ la mort, après sa flotte détruite, contre la vengeance des Romains.
« Mais elle ne s’effraye pas, comme une faible femme, d’une épée nue, elle ne cherche pas sur ses vaisseaux des rivages inconnus pour y abriter sa peur ; elle a le courage de rentrer d’un front serein dans son palais en deuil, de manier sans pâlir de venimeux reptiles et d’en faire couler le poison mortel dans ses veines. Rendue plus fière par la certitude d’une mort volontaire et délibérée, elle ravit à nos vaisseaux victorieux l’orgueil d’emmener une reine supérieure à sa destinée au char des triomphateurs à Rome ! »
XIII
Les conseils d’une mâle vertu s’allient dans ces odes aux grâces de décentes faiblesses. Quelle ode philosophique moderne égale en sérénité et en flexibilité de poésie l’ode à Délius ?
« Souviens-toi de conserver une âme toujours impassible dans les circonstances pénibles de ta vie, de même que de la conserver inaccessible à l’enflure et à l’orgueil de la prospérité, ô Délius qui dois mourir !
« Qui dois mourir, soit que tous tes jours se soient écoulés dans la tristesse, soit que tu aies passé tes jours de fêtes mollement étendu sur l’herbe des prairies solitaires, réconforté et assoupi par le nectar d’un falerne vieilli dans tes celliers !
« Là où le pin élancé et le peuplier à l’écorce blanche aiment à entrelacer leur ombre propice sous leurs rameaux, là où la source vive et murmurante s’efforce de creuser un lit oblique à ses eaux légèrement agitées sur sa pente.
« Là fais apporter les vins, les parfums, les roses, hélas ! trop courtes de vie, tandis que ta fortune, ta jeunesse et les fils noirs sur le fuseau des trois sœurs (les Parques) le permettent encore.
« Il faudra les laisser, ces vastes et délicieux jardins, ce palais, cette maison des champs baignée par les eaux jaunissantes du Tibre ! Il faudra les laisser, et ces richesses, élevées jusqu’au comble de l’opulence, deviendront la proie d’un héritier.
« Que tu sois riche ou né de la race antique d’Inachus, ou pauvre et issu d’une famille obscure qui supporte le poids du jour, tu mourras victime dévouée au dieu qui ne pardonne pas. Nous sommes tous chassés vers le même but par la mort ; plus tôt ou plus tard, notre sort est agité dans la même urne ; il en sortira, ce jour qui nous condamne à entrer tous dans la barque de notre éternel exil ! »
La mélancolie de l’avenir, cette ombre qui sert à relever les courtes félicités du présent, fut-elle jamais plus inextricablement mêlée aux images de la volupté et de l’opulence ? La philosophie sortit-elle jamais plus inattendue et plus funèbre du plaisir, comme le serpent de Cléopâtre de son panier de fleurs ?
XIV
La petite ode à Posthumus est une répétition de la même tristesse exprimée en vers qui semblent fuir d’eux-mêmes le temps dont ces vers retracent la fuite insensible.
« Posthumus ! Posthumus ! les années glissent en nous entraînant, etc., etc. »
Et après une énumération éloquente de la vanité de nos
prières et de nos efforts pour ralentir cette fuite du temps qui nous rapproche de la mort :
« Il faut quitter cette terre, cette maison, cette épouse chérie ; et, de tous ces arbres que tu plantas avec tant d’amour, aucun autre que le cyprès funèbre ne suivra hors de ton enclos son maître d’un jour ! »
Sa philosophie, commode et modeste, éclate dans la plupart de ces odes en vers à demi-voix qui ont le charme de son caractère ; les images dans lesquelles il symbolise cette modération des vœux de l’homme, pour que ces vœux ne soient pas plus vastes que la vie humaine qui les trompe tous, sont restées immortelles et proverbiales chez tous les poètes venus après lui.
Lisez :
« C’est le calme qu’implore le matelot surpris dans la vaste mer Égée quand de noires nuées recouvrent la lune, et qu’aucun de ses astres conducteurs de sa route ne brille plus à ses yeux dans le firmament, etc.
« Il vit heureux de peu celui qui, sur sa table frugale, se contente de voir briller la salière de ses aïeux ; celui que ni la crainte de perdre, ni la cupidité de gagner, n’empêchent de jouir de sommeils légers !… Le cœur satisfait d’un présent borné dédaigne de se troubler pour ce qui doit suivre ; il tempère l’amertume des soucis par le sourire de l’insouciance. Nul ne peut se dire heureux par tous les aspects de sa destinée. Quant à moi, j’ai reçu pour ma part un petit domaine champêtre, un léger souffle de la muse attique et le don de mépriser le vulgaire envieux ! »
Ce dernier vers, inattendu dans une ode pleine de riantes images et de douce sagesse, sonne comme un ressentiment caché au fond du cœur contre la méchanceté de ses ennemis ; c’est une flèche sous les fleurs qui retentit au fond du carquois. Ce mépris du vulgaire faisait partie de l’indifférence, cette philosophie d’Horace. Une haine endormie, mais immortelle, subsiste entre le vulgaire et l’homme de génie. C’était son orgueil aussi à lui, et cet orgueil était assez fondé, sur l’avilissement de son siècle, dans un soldat retiré de Brutus qui avait vu s’agenouiller sa patrie sous trois tyrans, et qui, ne pouvant plus l’estimer, s’en vengeait par le dédain, cette supériorité du regard. Ce dédain, il l’exprime comme il le sent, avec l’audace d’un homme qui n’espère rien de la multitude :
« Je hais le profane vulgaire, et je l’écarte. »
Cela ne l’empêche pas de chanter la vertu civique pour elle-même dans les strophes les plus mâles qui aient jamais été écrites à la gloire de l’héroïsme civil. (Ode iii du IIIe livre.)
« L’homme juste et résolu dans son dessein, ni la fureur d’un peuple qui lui ordonne le crime, ni le visage impérieux d’un tyran, ni la tempête qui amoncelle les flots troublés de la mer Adriatique, ni la grande main de Jupiter lui-même tenant la foudre, ne le font chanceler sur la base solide de sa fermeté. Que l’univers brisé s’écroule ! ses débris l’écraseront sans l’intimider, etc., etc. »
Il s’élève dans cette ode stoïque et vertueuse à la hauteur d’Orphée ; l’expression répond à l’âme, le style est d’airain, il brave la foudre. Certes il y avait de la vertu et de l’héroïsme civique dans l’homme qui les sentait avec un tel accent !
Puis tout à coup, à la dernière strophe de l’ode, il renverse le trépied comme indigne de s’y asseoir, et il revient à ses amours et à ses badinages.
« Mais de tels sujets, dit-il, ne siéent pas à une pensée enjouée comme la mienne. Où vas-tu t’égarer, muse folâtre ? Ta voix atténuerait la grandeur des choses que tu oserais célébrer ainsi.
XV
Il revient dans l’ode familière suivante à lui-même, et dit comment il devint favori de la muse légère :
« Sur les rives du Vulturne, qui poursuit son cours au-delà de l’Apulie où je suis né, un jour que, fatigué par mes jeux et vaincu par le sommeil, des colombes prophétiques me parsemèrent d’un feuillage printanier ; ce prodige étonna ceux qui habitent le nid d’aigle escarpé du village d’Achérontie, les précipices boisés de Brantium, et ceux qui labourent les gras territoires de l’obscur Férente, émerveillés de ce que je sommeillais à l’abri des ours et des morsures des noires vipères, sans autre défense que les rameaux de myrte et de laurier, enfant à qui les dieux seuls pouvaient inspirer tant de confiance ! »
Ce souvenir l’exalte et lui fait récapituler, avec une pieuse reconnaissance, toutes les protections miraculeuses des dieux sur sa vie.
« Je suis votre protégé, ô Muses ! vous êtes mes protectrices, soit quand je gravis les rocs escarpés de ma Sabine, soit que la froide température de Præneste, ou les hauteurs de Tibur, ou les vagues onduleuses qui baignent Baïa, m’appellent dans leurs divers séjours ; ainsi de vos fontaines et de vos mélodieux murmures : c’est par vous et pour vous que la défaite et la déroute de Philippes m’ont laissé vivant ! par vous que la chute inopinée d’un arbre sur mon passage ne m’a pas écrasé ! par vous que je ne fus pas englouti sur les écueils du cap Palinure par les mers de Sicile !… Grâce à vous je naviguerai avec confiance sur les flots inconstants du Bosphore ; grâce à vous j’affronterai sans crainte les sables brûlants des plages de Syrie…… Quand César ramène dans nos villes ses légions fatiguées de vaincre, lui-même aspirant à clore ses exploits par la paix, c’est vous qui le délassez dans l’antre des Muses, c’est vous qui lui soufflez des conseils de douceur et qui vous honorez de les lui avoir soufflés… La force brutale s’écroule sous sa propre masse. La terre elle-même frémit des monstres qu’elle a portés, etc., etc. »
Qui ne reconnaît dans cette allusion aux conseils de douceur donnés à César par les Muses les conseils de clémence qu’Horace lui-même donnait à Auguste en faveur des vaincus de la république ? Le poète justifiait à ses propres yeux son ralliement au maître du monde par les salutaires inspirations qu’il lui insinuait en si beaux vers.
XVI
De cette ode politique il s’élève jusqu’au ciel dans une ode religieuse adressée aux Romains pour les menacer de l’expiation de l’impiété du siècle. Libre de mœurs et de philosophie, Horace était sincèrement crédule et pieux envers les divinités nationales de son temps et de son culte ; il voulait jouir, mais non blasphémer. Cette ode est grave comme un grondement de la colère des dieux dans la poitrine du poète.
Dans l’ode suivante, une des plus décemment amoureuses de toutes ses poésies légères, il redescend avec la souplesse d’un dieu dans les prairies de l’Anio, pour y placer un dialogue digne de Théocrite entre deux amants ; c’est lui-même qu’il met en scène avec Lydie, car nul autre que lui ne pouvait soutenir en vers avec Lydie un si gracieux dialogue.
Horace.
« Tant que j’étais agréé de toi et qu’aucun autre jeune adorateur préféré n’entourait de ses bras ton cou d’ivoire, je vivais plus heureux que le roi des rois (le roi des Perses) !
Lydie.
« Tant que tu n’as pas brûlé pour une autre, et que Lydie ne l’a pas cédé à Chloé dans ton cœur, Lydie, renommée par ton amour pour elle, a vécu plus heureuse et plus fière qu’Ilia, la mère du fondateur de la race romaine.
Horace.
« Chloé me possède tout entier maintenant, elle qui sait si habilement mêler les doux accords de sa voix à ceux de la lyre, elle pour laquelle je n’hésiterais pas à mourir si les destins consentaient, à ce prix, à épargner la sienne.
Lydie.
« Calaïs brûle pour moi et moi pour lui d’une flamme mutuelle ; Calaïs, fils d’Ornytus de Thurium, Calaïs pour qui je consentirais à mourir deux fois si les dieux à ce prix consentaient à épargner la vie de ce bel enfant.
Horace.
« Quoi, cependant, si nos premières tendresses venaient à renaître, si elles ramenaient nos deux cœurs sous le même joug ? si la blonde Chloé était écartée de ma mémoire et que ma porte se rouvrît pour cette Lydie que j’ai contristée par mon abandon ?
Lydie.
« Quoique Calaïs soit plus beau qu’un astre du ciel, toi plus léger que la feuille et plus perfide que la mer d’Adria, avec toi j’aimerais à vivre, avec toi je voudrais mourir. »
A-t-on jamais chanté l’influence d’un premier sentiment et le retour des cœurs sur leurs traces en pareilles strophes ? L’homme qui les chantait ainsi était-il un débauché ou un véritable amant ? Que tous ceux qui ont aimé le disent ; si le poète leur a arraché leur secret, c’est qu’il l’avait dans sa propre mémoire. On conçoit qu’une seule ode de ce genre, répandue à Rome dans sa première fleur, ait attiré sur ce jeune inconnu l’amour de toutes les Lydies et l’enthousiasme de tous les Calaïs de Rome. Depuis deux mille ans que nous chantons dans toutes nos langues, nous n’avons pas retrouvé la note du dialogue d’Horace et de Lydie.
On ne s’arrêterait pas si on arrachait, pour les faire admirer à l’esprit et au cœur, toutes les feuilles de ce jardin des roses romaines, comme les Persans appellent ces recueils de sagesse, de poésie et d’amour. Un seul poète dans le monde, c’est Hafiz en Perse, peut rivaliser de perfection avec le poète latin ; mais Hafiz est à la fois plus lyrique, plus voluptueux, plus délicat et plus coloriste dans ses odes, parce qu’Hafiz est l’Orient et qu’Horace est l’Occident. Hafiz est amoureux comme Salomon ; il prend ses images et ses couleurs dans la voluptueuse Arabie ; Horace ne les prend que dans ses modèles grecs ; Hafiz est un inspiré de l’amour et de la divinité ; Horace, tout parfait qu’il soit de style, n’est qu’un littérateur accompli de Rome ; le premier, original comme la nature ; le second, académique comme la cour d’Auguste.
XVII
Le livre des épodes ne diffère des odes que par le titre ; c’est le même génie d’expression, d’images et d’harmonie ; génie tantôt s’élevant jusqu’aux astres, tantôt abaissé avec une grâce incomparable jusqu’aux détails domestiques de la vie champêtre ; en cela égal à Virgile, c’est-à-dire à la perfection. Je ne vous citerai que l’épode à Mécène, restée dans l’oreille de tous les sages et de tous les heureux : c’est la béatitude des champs. Admirez comme cette béatitude est la même pour tous ceux qui ont le bonheur d’avoir un toit ou un verger à eux sous un ciel clément.
« Heureux celui qui, loin des affaires publiques et libre de toute cupidité de l’or, laboure les champs de ses pères avec ses bœufs qu’il a élevés !… Tantôt il fait grimper en les enlaçant aux rameaux les jeunes pousses de la vigne, et, retranchant avec sa serpette les pampres gourmands, il épargne et il greffe ceux qui doivent porter les grappes ; tantôt sur les flancs d’un vallon fermé il regarde avec complaisance ses troupeaux qui le parcourent en le remplissant de leurs mugissements ; tantôt il pétrit le miel de ses ruches dans ses amphores purifiées avec soin ; et, quand l’automne fécond ◀commence▶ à élever au-dessus des champs sa tête couronnée de fruits mûrs, quelle joie pour lui de récolter ces poires greffées de sa main, et ces grappes de raisin teintes de leur pourpre, pour vous en porter en hommage les prémices, ô vous, dieu des jardins, et toi, dieu des forêts qui veilles sur la borne des héritages !
« S’il lui plaît de s’étendre tantôt sous un vieux chêne, tantôt sur un moelleux gazon, les eaux profondes du fleuve roulent sous ses yeux entre leurs rives élevées, les oiseaux gazouillent dans les branches, les sources répandent, en murmurant, leurs eaux courantes et l’invitent par leur bruit monotone à de légers assoupissements ; mais quand la saison d’hiver ramène les pluies, les foudres et les neiges dans le ciel, il pousse, aux aboiements de sa meute de chiens, les féroces sangliers dans les toiles qu’il leur a tendues, ou bien, sur des baguettes invisibles, il tend le filet à larges mailles aux grives gourmandes qui viennent s’y abattre ; il prend au lacet le lièvre peureux ou la grue voyageuse, proie enviée de son foyer. Qui n’oublierait dans ces délassements les soucis importuns des passions ?
« Que si une chaste épouse, semblable à nos femmes sabines ou à la compagne brunie par le soleil de nos habitants de l’Apulie, partage avec nous ces travaux domestiques et soigne les enfants qu’elle a nourris, qu’elle construise de bois sec notre cher foyer pour le retour de son mari fatigué, qu’elle enferme dans le parc d’osier son joyeux troupeau pour étancher de leur lait les mamelles gonflées de ses chèvres et de ses brebis, et que, tirant du tonneau odorant un vin de l’année adouci par le miel, elle assaisonne pour la table des mets qu’elle n’a pas achetés à prix d’or ; … pour moi, ni les huîtres du lac Lucrin, ni les turbots, ni les sarges que les tempêtes chassent d’Orient vers nos rivages, ni la poule d’Afrique, ni le faisan d’Ionie ne flatteront jamais autant mon palais, en flattant ma gourmandise, que l’olive cueillie et choisie sur les plus grosses branches de mes propres arbres, que l’oseille qui aime les prés, que la mauve salutaire au corps appesanti par la maladie. Quel plaisir, au milieu de ces simples mets goûtés lentement sur sa table, de voir ses brebis rassasiées rentrer, ses bœufs hâter le pas vers la maison, traîner d’un cou languissant sous le joug, le soc renversé, et un groupe de serviteurs nés dans la maison se presser autour de la flamme éclatante du foyer ! »
Que manque-t-il à ce tableau du bonheur facile d’un paysan d’Ustica, si ce n’est le contraste tacite avec l’opulence inquiète de Mécène ? Le poète mettait ainsi en action ses préceptes de modération et de médiocrité à son ami. Mécène, en les lisant, enviait Horace, car le laboureur de Sabine, c’était évidemment Horace lui-même ; il ne lui manquait que la chaste épouse et les enfants, ces deux âmes du foyer, ces richesses du pauvre ; mais nous avons vu qu’Horace, dans l’été de sa vie, ne les avait pas méritées ; il avait préféré le plaisir au bonheur : son isolement l’en punissait.
XVIII
Négligeons ses satires, assaisonnées cependant du sel attique le plus savoureux, et dont les satires de Boileau, traductions dépaysées de Rome à Paris, nous donnent une idée presque latine. Ce n’est plus l’âme d’Horace, ni sa voluptueuse bonhomie qui éclatent dans ses satires : c’est son esprit. L’esprit n’est que la partie fugitive de l’homme ; il s’évapore avec les mœurs, les vices, les ridicules des temps et des lieux pour lesquels on a écrit. Quand on ne peut plus mettre le nom du vicieux sur le vice, la malignité publique éteinte enlève les trois quarts de l’intérêt à la satire ; il n’en reste que quelques traits généraux, quelques imprécations éloquentes comme dans Juvénal à Rome et dans Gilbert à Paris. Il faut s’en consoler : nous ne perdons que des égratignures de plume et des dialogues étincelants de verve en les passant sous silence ; allons vite aux épîtres, où l’âme d’Horace se retrouve, plus encore que dans les odes, avec son talent. L’ode, c’est le poète ; l’épître, c’est l’homme : c’est là surtout qu’Horace est Horace. Les discours en vers de Voltaire sont ce qui ressemble le plus, dans nos littératures modernes, aux épîtres du poète latin : une morale prodigue de préceptes merveilleusement alignés dans ces vers faciles, et des retours personnels sur sa propre vie privée qui font le charme des confidences poétiques.
Voyez comme il ◀commence▶ sa troisième épître à Mécène, avant de se laisser glisser, comme sur une pente, à des considérations contre l’ambition, l’orgueil et le luxe : « Je vous ai promis de n’être que cinq jours à jouir de ma liberté à la campagne, et voilà que je vous ai manqué de parole pendant tout le mois d’août !… Quand l’hiver fera étinceler sa neige sur les hauteurs d’Albano, alors ton poète descendra vers la mer, et, renfermé avec ses livres, il se donnera les aises de la vie ; toi, ô mon ami tutélaire ! il te reverra, si ton cœur t’y porte, quand les tièdes vents du printemps souffleront, au retour de la première hirondelle. »
Par une transition glissante et naturelle il passe de là à la délicatesse de Mécène, qui n’importune pas son ami de dons et de faveurs difficiles à refuser ; puis il intercale, en vers laconiques et pittoresques, une moquerie douce contre ceux qui aspirent à une fortune disproportionnée à leurs désirs. C’est un de ces apologues que M. Walckenaer trouve, avec raison, supérieur à l’apologue de même nature versifié par La Fontaine ; le voici :
« D’aventure, par une étroite fente un mulot fluet s’était glissé dans un vaisseau chargé de froment ; et, après s’être largement repu, il s’efforçait, de toute la tension de son corps, d’en ressortir. Une belette lui cria de loin : “Veux-tu sortir de là : attends que tu maigrisses ; maigre tu es entré, maigre tu sortiras ! ” — Veut-on m’appliquer à moi le sens de cet apologue ? Je suis prêt à me dépouiller de tous mes biens. Le loisir, la liberté ! ce n’est pas moi qui échangerai ces vrais biens contre les trésors de l’Arabie ! Essaye ! tu verras si je ne renoncerai pas de bonne grâce à tout ce que je tiens de toi ! »
La même passion natale de la liberté et de la campagne se retrouve dans ce billet écrit, dit-il, au pied des ruines du vieux temple de Vacuna, dans sa chère Sabine, en se promenant aux environs de sa métairie de Vacuna :
« Salut ! au nom d’un amateur des champs, à Fuscus, notre ami, amateur du séjour des villes ! En cela seul nous différons du tout au tout, dans le reste jumeaux en goût et en amitié. Comme ces deux pigeons célèbres dans l’apologue, tu gardes le nid ; mais je préfère les riants rêves des ruisseaux, les roches tapissées de vieille mousse, les vastes forêts. De quoi me plains-tu ? Je vis, je me sens roi aussitôt que j’ai perdu de vue ces choses que vous appréciez d’un commun accord comme la suprême félicité ; comme l’esclave dégoûté du pontife, je détourne la lèvre des libations : je préfère le pain sec à tous les gâteaux de miel de l’offrande.
« Si on désire vivre de la vie naturelle, si on veut choisir un site convenable pour bâtir sa demeure, en connaissez-vous un plus approprié que l’heureuse retraite que j’ai choisie ?
« Y en a-t-il une où les hivers soient plus attiédis, où des vents plus doux ou plus frais tour à tour tempèrent mieux les ardeurs de la canicule et l’âpre morsure du lion, quand il reçoit perpendiculairement les brûlures d’un soleil vertical ? En est-il une où les soucis envieux agitent moins les sommeils ? L’herbe des champs sous les rosées y parfume-t-elle et y brille-t-elle moins à l’aurore que les perles de Libye ? L’eau vive, qui dans nos villes s’efforce de briser dans sa rapidité ses conduits de plomb, est-elle plus limpide que celle qui tremble et murmure ici entre ses rives inclinées ? Vous élevez des rangées de colonnes de marbre ; n’est-ce pas pour y enclore des bosquets ? Vous admirez cette villa ; pourquoi ? N’est-ce pas parce que l’œil, du haut des terrasses, y embrasse un vaste horizon champêtre ? Chassez la nature à coups de fourche, elle revient vous envahir malgré vous ! »
L’épître finit, comme la précédente, par l’apologue du cheval et du cerf, versifié par Horace, et chez nous par La Fontaine. Mais cet apologue, volé par les deux poètes à Ésope, et par Ésope lui-même au fabuliste indien, Lakman, finit, dans Horace, par un vers lapidaire qui contient avec une énergie sublime le proverbe éternel de la modération des désirs :
Serviet æternum qui parvo nesciet uti ;Il sera éternellement esclave celui qui ne sait pas se contenter de peu.
Le petit billet suivant à son ami Bullatius, pour le détourner de longs voyages, est un véritable jet d’eau de proverbes jaillissant en vers d’une seule gerbe, plus sonores et plus étincelants que le cristal. Vous croyez, en le lisant, marcher sur un pavé de mosaïque, où chaque pierre est un éblouissement des yeux.
« C’est là que je voudrais vivre dans l’oubli de tous ! c’est là que je voudrais contempler du rivage la mer en fureur !…
« Modère ton imagination ; et Rhodes et Mytilène ne te seront pas plus nécessaires qu’un manteau dans la canicule, qu’une tunique légère par le vent de neige, que le coin du feu dans le mois d’août.
« Pendant que tu le peux, et que la Fortune conserve un visage souriant, reviens à Rome… Quelle que soit la divinité qui tire pour toi de l’urne une heure acceptable, prends-la d’une main reconnaissante ; ne remets pas les plaisirs présents à une autre année ! Ils changent de ciel, et non d’âme, ceux qui naviguent au-delà des mers ; ce que tu vas chercher si loin, le bonheur, est ici : il est même à Ulubria. »
XIX
« Celui-là n’est jamais pauvre qui ne manque pas des choses nécessaires à la vie, continue-t-il dans la petite lettre en vers à Iccius. Si ton corps est sain, si tes flancs respirent librement, si tes pieds sont à l’aise, toutes les richesses des rois ne t’achèteront rien de mieux. »
Une épître charmante à son jardinier d’Ustica, qui a servi de modèle à celle de Boileau au jardinier d’Auteuil, est pleine d’un charme vraiment rural. On y sent le repos savouré de l’homme dégoûté par l’âge des plaisirs corrupteurs de la ville.
« Il te faut, dit-il, retourner des glèbes de steppes qui n’ont pas encore subi la charrue, panser les bœufs déliés du joug, et remplir la crèche de feuilles arrachées aux arbres. Toujours de l’ouvrage ; de loisir, jamais ! Le ruisseau ajoute encore à la peine qui pèse à ta paresse : si les pluies tombent, il te faut, par des digues sans cesse relevées, endiguer ses ondes, pour préserver de l’inondation le pré qu’il désaltère, etc., etc.
« Et moi, l’homme qui se parait naguère à Rome de toges fines et légères, et dont les cheveux luisants embaumaient d’essences ; l’homme célèbre, tu le sais, pour avoir été préféré à tous par l’avide courtisane Glycère ; l’homme qui s’humectait du matin au soir du cristal liquide du vin de Falerne, il ne se délecte maintenant que d’un court repos, d’un sommeil sans couche dans l’herbe auprès du ruisseau. Je ne rougis pas d’avoir été jeune, mais je rougirais de l’être toujours. Rien à subir ici que le sourire de mes voisins, quand ils me voient remuer des mottes de terre ou épierrer mon champ. Tu préférerais vivre avec mes serviteurs de la ville ? Mon porteur de litière à la ville t’envie le soin de mes vergers et de mes troupeaux et la bêche de mon potager. C’est ainsi que le bœuf paresseux et lourd demande la selle et la bride d’un coursier, et que le cheval de main soupire après la charrue. Que chacun fasse son métier ! c’est mon avis. »
XX
Il revient sans cesse, dans des vers aussi souples que gracieux, aux images rurales qui possèdent sa pensée. Souvenez-vous de Voltaire saluant le lac Léman du haut de la terrasse de Ferney : vous retrouverez dans ce salut poétique la belle description d’Horace à Quinctius.
« Vous me demandez quelques détails sur ma métairie, aimable Quinctius. A-t-elle des champs assez pour nourrir son maître ? des oliviers aux baies fécondes pour l’enrichir ? A-t-elle des vergers, des prairies, des vignes suspendues à l’ormeau ? Je vais vous décrire au long l’assiette et la nature de mon bien. Imaginez une chaîne de collines que sépare une ombreuse vallée. Le soleil en naissant regarde d’abord le versant de la droite ; à gauche l’astre fugitif abaisse son char derrière leurs pentes vaporeuses. La température est admirable. Que diriez-vous en voyant sur la ronce innocente rougir la prune et la cornouille ? Partout le chêne et l’yeuse prodiguent leurs fruits au troupeau, leur ombre à l’heureux possesseur. On croirait être aux portes de la ville de Tarente. La source qui l’arrose a la gloire de donner son nom à un ruisseau dont l’Hèbre aux champs de la Thrace envierait la fraîcheur et la pureté ! Son onde est bonne aux cerveaux fatigués, bonne aux estomacs débiles. Voilà les douces retraites, disons mieux, les demeures enchantées qui préservent votre ami des influences de l’automne. »
Voilà comment il ajuste son propre portrait dans ce cadre rustique de sa vie à l’âge où la sagesse l’y confine.
Ces vers sont adressés, par badinage, à son recueil de vers lyriques :
« Quand un tiède soleil d’été vous fera lire à loisir, devant un cercle nombreux d’auditeurs, vous direz, ô mon livre ! que moi, simple affranchi sans fortune, j’ai osé déployer hors de mon petit nid des ailes plus vastes : cet aveu, en retranchant à ma noblesse, ajoutera à mon mérite. Vous ajouterez que j’ai eu le bonheur d’être aimé, tant dans les camps que dans la ville, de ce que Rome a de plus élevé et de plus aimable. Vous direz de plus, si on vous interroge, que j’étais un homme de petite taille, chauve avant l’âge, très amoureux des rayons du soleil, prompt à m’irriter, plus prompt à m’adoucir ; et si quelqu’un veut savoir mon âge, vous direz que je comptais quatre fois dix ans, surchargés de quatre ans, l’année où Lollius eut pour collègue au consulat Lépide. »
« Le soleil n’est pas encore levé, ajoute-t-il dans l’épître à Auguste, que je suis debout, demandant mes tablettes, mes roseaux pour écrire, et mes portefeuilles !
« Après la bataille de Philippes, qui me dépouilla tout honteux de mes ailes d’espérance, de mes dieux lares et de mes patrimoines paternels, la pauvreté impérieuse et entreprenante me fit tenter d’écrire des vers ; mais, maintenant que je possède tout ce que je puis désirer, si je continuais à versifier encore, y aurait-il assez d’ellébore pour guérir ma folie, si au lieu de dormir je persévérais à aligner des strophes ? Les années, en s’en allant, nous emportent toutes quelque chose de nous-même. Elles m’ont, dis-je, ravi les joies, les amours, les festins, les plaisirs du jeu, et maintenant elles se préparent à m’enlever même la poésie. Qu’y faire ? »
XXI
Cette épître d’Horace est un poème à propos de tout, mille fois supérieur aux épîtres de Boileau à Louis XIV ou aux épîtres de Voltaire à Frédéric. Elle rappellerait plutôt un chant de Childe-Harold de lord Byron, glanant sur la surface de tout ce qui se présente à son imagination, mais ne glanant que des roses et du rire là où Byron glane des cyprès et des larmes. Le bon sens exquis jouant avec la sagesse est le caractère de cette épître, la plus belle de toutes les poésies qui portent ce nom. C’est ce décousu de la conversation en vers qui est le caractère et la grâce de ce genre de composition. Entre une épître d’Horace et une lettre de madame de Sévigné il n’y a de différence que de la prose aux vers.
XXII
Auguste, arrivé au suprême repos d’un pouvoir incontesté sur l’univers, se délectait de ces vers d’Horace. Ils étaient désormais pour lui des brevets d’immortalité ; il avait l’esprit de pressentir celle du fils de l’affranchi, égale à celle du neveu de César. Auguste, accablé d’affaires, vieillissant, condamné par la délicatesse de sa santé à une sobriété pythagoricienne, ne faisait qu’un léger repas au milieu du jour ; après ce frugal repas il s’étendait sur un lit de repos, en silence, les deux mains sur ses yeux, et se délassait à entendre tantôt les vers, tantôt les conversations de Mécène et d’Horace. Souvent même il donnait à son poète favori le sujet des odes, des satires, des épîtres qu’Horace lui rapportait après les avoir composées à loisir. Les soupers de Frédéric avec Voltaire et ses amis à Sans-Souci, ce Tibur soldatesque de la Prusse, donnaient une idée assez exacte des soupers d’Auguste, où Mécène, Pollion, Virgile et Tibulle soupaient avec le maître du monde. Le seul vrai maître, là, c’était la liberté amicale des convives. C’est à une de ces réunions que nous devons cette magnifique divagation d’Horace.
Il descendit à des tons infiniment plus familiers dans une autre épître intitulée le Voyage à Brindes, écrite à peu près dans le même temps, et que les éditeurs ont insérée à tort parmi les satires. C’est un Téniers dans une galerie de paysagistes classiques. Horace a voulu prouver dans ce badinage qu’il savait jouer avec le pinceau comme avec la lyre. Ce voyage en vers familiers est surtout intéressant par la ressemblance, encore aujourd’hui parfaite, entre les mœurs des hommes du peuple des bourgades d’Italie et les mœurs de ce même peuple de nos jours. C’est une page d’histoire des scènes populaires qui vous transporte à Albano, à Terracine, à Fondi, dans les Abruzzes, et jusque dans les tavernes de la Calabre, en excellente compagnie de la cour d’Auguste.
Cette société, réunie pour un voyage de plaisir, se composait d’Horace, de Mécène, d’Héliodore, littérateur grec de la plus haute renommée à Rome, et de quelques hommes de goût de la maison de Mécène.
Lisons : chaque vers est une pierre milliaire de la voie Appienne qui mène de Rome en Apulie. C’est la géographie badine d’un poète ; il est à croire que Mécène et ses amis avaient chargé Horace de rédiger en plaisanterie leur itinéraire pour perpétuer les accidents et les charmes du voyage ; de plus, ce voyage avait un charme tout particulier pour Horace, puisqu’il le conduisait aux lieux, toujours chers, où il avait passé son enfance, sous la tutelle d’un père chéri. Il ne faut pas chercher de la poésie ; c’est écrit au crayon sur le genou, en notes où le vers s’amuse à ressembler à la prose.
XXIII
« Sortis de Rome, la grande Aricia nous offre une halte mesquine »
(aujourd’hui c’est encore l’Aricia, fameuse par ses chênes gigantesques, au pied desquels on trouve toujours assis un peintre, un amant ou un poète) ; « de là
nous arrivons au marché d’Appius »
(sorte de marché de Poissy de Rome). Écoutez comment une hôtellerie romaine est décrite dans ce tumultueux rendez-vous des bouviers et des marins fournisseurs de Rome :
« Fourmilière de marins et de cabaretiers fripons, l’eau y est insalubre ; je préférai faire jeûner mon estomac débile, et j’assistai, sans y prendre part, au repas de mes compagnons de route. Déjà la nuit tombante ◀commençait▶ à déployer l’ombre sur les campagnes et à semer les campagnes du firmament de ses étoiles. Rixe entre nos jeunes esclaves avec les matelots, et des matelots contre nos jeunes serviteurs : — Aborde ici. — Tu entasses trois cents personnes dans la barque ; holà ! c’est assez ! — Pendant que l’on recueille le prix du passage et que l’on attelle les mules, une longue heure s’écoule ; les cousins bourdonnants et les grenouilles marécageuses écartent le sommeil ; les mariniers et les passagers, ivres de mauvais vin, chantent à l’envi leur maîtresse absente, jusqu’au moment où le voyageur fatigué et le batelier paresseux attache à une borne le cou de la mule, la laisse paître, et ronfle étendu sur le dos.
« Les voyageurs, couchés dans la barque sur le canal des marais Pontins, croient avancer et sont immobiles ; l’un d’eux se réveille à l’aube du jour et saute à terre, s’arme d’une baguette de saule, et en caresse les épaules des bateliers et de la mule assoupis. À la quatrième heure on débarque un moment près de la fontaine Ferrione, pour se laver le visage et les mains dans son onde pure. Bientôt on arrive à Anxur (aujourd’hui Terracine), assise sur ses rochers éblouissants. » (Ils sont jaunis et dorés aujourd’hui par tant de soleils de plus.)
Là on est rejoint par Coccéius, chargé d’une importante mission par Auguste, puis par un autre ami de Mécène, Fontéius Capito, homme accompli ad unguem, dit le poète.
On arrive à Fondi (encore aujourd’hui sale bourgade dans le plus riant paysage d’orangers de la côte) ; on quitte Fondi en riant de l’importance et du costume officiel de ses magistrats municipaux. On s’arrête à Mamurra (Formies) pour loger chez Coccéius et pour souper chez Muréna. Coccéius et Muréna, leurs compagnons de voyage, possédaient des maisons de campagne dans ce beau site de la Campanie ; ils durent entrevoir à Formies, chez Varron, cette belle Terentia, sa sœur, qui devint plus tard la femme de Mécène. Varron, frère de Térentia, subit la mort quelques années après, pour avoir conspiré contre Auguste. Plotius, Varus, Virgile, hommes de la même société, les rejoignent encore au-delà des marais de Minturnes.
Un mot d’Horace trahit sa tendresse pour son émule, le doux Virgile. « Le monde, dit-il, n’eut jamais d’âme plus candide. »
À Capoue ils retrouvent leurs mules, qui portaient les bagages ; là ils quittent la route de Naples pour s’engouffrer dans les gorges de l’Apulie. La première halte, avant Bénévent, est égayée par un dialogue, digne d’Aristophane le Cynique, entre deux des convives qui s’accablent d’ironies. L’un reproche à l’autre sa laideur, l’autre sa beauté ; le premier avait été esclave, le second, favori suspect d’Octave.
Dans les hautes montagnes d’Apulie on couche dans une métairie : Horace se plaint de la fumée du bois vert d’olivier, qui blesse ses yeux débiles. Une jeune Apulienne, d’une beauté grecque, y charme ses songes. On ne reconnaît pas ici son bon goût attique dans la lubricité des images : le goût pur est dans l’âme pure. Ni Horace dans un petit nombre de vers de ses innombrables vers, ni J.-J. Rousseau dans ses Confessions dégoûtantes datées de Lyon, ne savent se préserver du cynisme, cette fétidité de l’âme qui infecte jusqu’à l’imagination. Ce vice de l’expression, fréquent dans J.-J. Rousseau, rare dans Horace, devrait-il être respecté dans leurs éditions ? Laisse-t-on des immondices sur la voie publique ? La salubrité morale doit-elle être plus tolérante que la salubrité municipale ?
« Enfin, dit-il, j’arrive à Brindes, terme de mon voyage et de mes vers. »
L’itinéraire est gai comme un souper d’amis au bord de la mer, exact comme une carte de géographie. Un jeune littérateur, M. Desjardins, a trouvé encore aujourd’hui son chemin de Rome à l’Adriatique, le voyage d’Horace à la main. Les amis se séparent à Brindes ; Horace alla seul, ou peut-être avec Virgile, visiter sa chère fontaine de Blandusie et les ruines de la maison de son père à Venusia. Là il se souvint de son heureuse enfance, et il versa des larmes de tendresse sur tous ces souvenirs vivants, qu’il voulait revoir une dernière fois. C’était, malgré tout son esprit, ce que nous appelons un homme de bon cœur.
XXIV
Tel est l’homme, telle est la vie, telles sont les œuvres de ce philosophe du bonheur et de ce poète du loisir.
Maintenant qu’en pensons-nous ? Le voici : Est-ce un de ces poètes confident du cœur, consolateur de l’âme, conseiller des mauvais jours, que les hommes de tous les âges peuvent emporter avec eux dans l’exil, dans l’amour, dans le recueillement de la solitude, dans la douleur des éternelles séparations, dans l’intimité religieuse de leur conversation à voix basse avec le ciel, pour oublier la patrie, pour nourrir les chastes tendresses, pour s’envelopper du mystère des pensées infinies, pour donner des larmes sympathiques à leurs yeux, pour prêter des prières à leurs invocations secrètes, pour verser en eux dans des vers sacrés la foi et l’espérance des réunions éternelles ? Non ; ces accents supérieurs, qui sont l’immortelle poésie de Pindare, d’Homère, de Virgile, de Pétrarque, de Racine, de David, et de quelques lyriques spiritualistes de nos jours, que je nommerai peu parce qu’ils vivent et chantent encore au milieu de nous, ces sublimités de la poésie divine ou humaine ne sont pas à la portée de la main badine et épicurienne d’Horace. Ne cherchez pas là une larme sur ses cordes : c’est le poète du sourire, c’est l’ami des heureux.
Mais si vous êtes seulement un homme de bon sens et de goût exquis, un amateur des délicatesses de l’esprit et des grâces de la poésie ; si vous ne sentez plus dans votre cœur ou si votre nature tempérée n’a jamais senti les brûlures sacrées ni les stigmates toujours saignants des fortes passions : amour, dévouement, religion, soif de l’infini ; si une félicité facile et constante vous a servi à souhait dans les différents âges de votre vie ; si vous avez passé l’âge des tempêtes, l’équinoxe de cette vie ; si vous êtes détrompé des hommes et de leurs vains efforts pour se retourner sur leur lit de chimères ; si vous avez vu dix révolutions et cent batailles soulever pendant soixante ans la poussière des places publiques et des champs de mort sans rien changer dans le sort des peuples
que le nom de leur servitude et de leurs déceptions ; si vous avez vu les prétendus sages de la veille déclarés fous le lendemain, et les philosophies et les systèmes qui avaient fanatisé les pères devenir la dérision de leurs fils ; si la pensée humaine, toujours active et toujours trompée, vous a attristé d’abord par ce perpétuel enfantement du néant ; si, après avoir pleuré sur ce tonneau retentissant des Danaïdes qu’on appelle Vérité, vous avez fini par en rire ; si, sans chercher plus longtemps cette impénétrable moquerie du destin qui pousse le genre humain à tâtons de la vie à la mort, vous avez pris le parti de douter de tout, de laisser son secret à la Providence, qui, décidément, ne veut le dire à aucun mortel, à aucun peuple et à aucun siècle ; si vous vous laissez glisser ainsi sur la pente, comme l’eau de l’Anio qui glisse en gazouillant sous le verger d’Horace ; si vous n’avez ni femme ni enfant qui doublent et qui perpétuent pour vous les soucis de la vie ; si votre cœur, un peu rétréci par cet égoïsme qui se replie uniquement sur lui-même, a besoin d’amusement plus que de sentiment ; si vous possédez cet
Hoc erat in votis
, ce vœu d’Horace, un joli domaine aux champs pour l’été, une
maison chaude l’hiver, tapissée de bons vieux livres (
nunc veterum libri
) ; si votre fortune est suffisante pour votre bien-être borné ; si vous avez pour amis quelques amis puissants, amis eux-mêmes des maîtres du monde, avec lesquels vous soupez gaiement en regardant combattre Pompée et mourir Cicéron pour cette vertu que Brutus appelle un vain nom en mourant lui-même ; enfin, si vous n’avez pas grand souci des dieux, et si les étoiles vous semblent trop haut pour élever vos courtes mains vers les choses célestes ; oh ! alors, Horace est le poète qui vous a été préparé de toute éternité pour ami ; c’est le poète de la bonne humeur, c’est l’ami des heureux, c’est le philosophe des insouciants, c’est le plus charmant causeur de cette société immortelle qui ◀commence à Anacréon, qui passe par l’Arioste en Italie, par Pope en Angleterre, par Boileau, par Saint-Évremond, par Voltaire, par Béranger en France, et qui, supérieure en poésie et en délicatesse exquise à tous ces génies de l’agrément, vous laissera peu de choses dans le cœur, mais des paroles sans nombre de sagesse légère et de volupté intellectuelle dans la mémoire.
Attendez la saison d’hiver où un livre est une société toujours bienvenue au coin du feu ; attendez surtout la saison d’été, où un compagnon est agréable pour répercuter en vous les douces sensations du soleil, de l’ombre des bois, des eaux, de la montagne, de la mer ; achetez cette délicieuse miniature d’Horace illustrée par les Didot ; asseyez-vous à la lisière de vos bois au bord du ruisseau, sous les saules où les oiseaux gazouillent à l’envi de l’onde, et lisez, et prenez les heures comme elles viennent, et dites, comme Horace : Carpe diem, saisissez le jour, tout est pour le mieux, pourvu qu’on ait les pieds au soleil et la tête à l’ombre ! Ce poète est votre homme ; ce n’est pas le mien.