De la poésie de style (18291.)
I. Pensées de Jean Paul2.
Vitellius, comme on sait, fut le plus gourmand des empereurs : quelquefois on rassemblait pour sa table, de tous les points de l’empire, force gibier de toute espèce, et de chaque animal on prenait seulement la cervelle, ou quelque autre partie délicate, pour offrir dans un seul plat à cet empereur gastronome un extrait de tout ce que la voracité humaine peut désirer. Ainsi font les éditeurs et collecteurs de Pensées, Pensées choisies, Esprit d’un auteur ou d’un ouvrage, qui vous massacrent bravement vingt, cinquante ou cent volumes pour en extraire un. Mais celui-là, il faut bien l’avouer, est toute cervelle, et voilà justement pourquoi il déplaît. Toutes ces pensées, si nettes, si polies, si joliment enfilées les unes au bout des autres, sans liaison et sans rapport, comme les grains d’un chapelet, ne font presque jamais une lecture délectable.
Aussi ces sortes de recueils sont-ils frappés de réprobation. Mais s’il y avait une exception à faire, ce serait en faveur de Jean Paul.
D’abord, s’il faut en croire les critiques, Jean Paul est intraduisible ; ils ont décidé qu’il était aussi impossible de traduire ses œuvres que de qualifier son génie. Son style est, dit-on, si fantastique, si subtil, si extraordinaire, que même en Allemagne on a senti le besoin d’un guide pour l’intelligence de ses ouvrages, et qu’un dictionnaire particulier à l’usage de ses lecteurs se publie en ce moment. Force est donc que nous nous contentions de fragments, de petites parties détachées ; heureux encore qu’il se rencontre çà et là quelque chose à notre usage dans ce favori des Allemands, et que, ne pouvant le suivre comme eux avec une fidèle admiration dans le labyrinthe de ses pensées, nous puissions du moins l’aborder quelquefois hors de ces routes mystérieuses dont l’accès nous est interdit. Ajoutons que Jean Paul paraît se prêter plus que tout autre écrivain à cette espèce de dissection puisque en Allemagne même celui de ses livres qui a eu le plus grand nombre d’éditions, et qui a obtenu le succès le plus populaire, est un extrait et une sorte de quintessence de tous les autres. Les ouvrages, de genres si différents, qu’il produisit avec une verve intarissable pendant l’espace de quarante-trois ans, forment à peu près soixante volumes : on les a réduits à six sous le titre de Chrestomathie de Jean Paul, et ce livre est regardé comme le vade mecum de tous les penseurs de la Germanie. Enfin, pour dernière raison, qui pourrait au besoin servir à justifier l’éditeur du recueil que nous annonçons3, si on venait à lui reprocher qu’il a tiré à peine quelques paillettes d’or d’une mine si riche, nous rappellerons le jugement de madame de Staël dans son livre de l’Allemagne : « La poésie du style de Jean Paul ressemble aux sons de l’harmonica, qui ravissent d’abord, et nous font mal au bout de quelques instants. »
À tout prendre, ce petit livre est donc un présent dont nous devons remercier l’éditeur. On le lit d’un bout à l’autre avec un grand charme ; et cette lecture fait vivement sentir quelques-unes des qualités qui rendent Richter si cher aux Allemands. Jean Paul est surtout pour eux l’idéal de la simplicité unie à la grandeur ; ils admirent en lui une vigueur, une élévation de génie peu communes, jointes à une pureté, à une bonté de cœur singulières. Ce contraste ou plutôt cette heureuse harmonie se fait sentir dans les Pensées. On y retrouve pour ainsi dire l’homme aux goûts simples qui, dans sa jeunesse, étudiait et écrivait au milieu des forêts et des prairies, qu’on ne voyait jamais dans les rues de Bayreuth sans une fleur sur sa poitrine, et que ses biographes nous peignent travaillant et méditant dans un coin de la même chambre où sa mère, sa pauvre et humble mère, se livrait activement aux travaux du ménage, soignant le feu de son poêle et faisant sa cuisine, sans que le bruit des occupations domestiques parût troubler son fils, pas plus que le roucoulement des pigeons qui voltigeaient dans cette chambre. Les Allemands disent de Jean Paul qu’il réunit les qualités les plus diverses, à la fois poète, philosophe, naturaliste, peintre de mœurs. Cette variété se révèle aussi dans les Pensées. Mais on y sent surtout le philosophe moral, le poète moral, qui semble n’être artiste que pour relever et purifier le cœur de l’homme, qui est toujours occupé du problème de la destinée de l’homme, et amoureux de son perfectionnement. C’est là, dit-on, un caractère commun à tous les écrits de Jean Paul. Quelque déguisement qu’il prenne, cette pensée est toujours sa pensée favorite et inspiratrice : c’est elle qui met en œuvre son imagination, qui donne un but à ses fictions les plus folles, qui relève et ennoblit ses peintures de la vie la plus triviale, qui a dicté ses recherches purement scientifiques, ses ouvrages de critique et d’esthétique, comme ses plus bizarres rêveries et ses plus obscures conceptions.
Il nous a semblé aussi que ce recueil avait un genre d’intérêt que l’on ne trouve pas d’ordinaire dans des pensées détachées. Celles-ci ne sont pas froides et inanimées ; elles sont générales sans être abstraites ; leur expression est souvent véhémente et passionnée ; on y sent pour ainsi dire le romancier : elles ont conservé quelque chose du sol où elles sont nées. Comme elles sont échappées à l’auteur à l’occasion de ce qui arrivait à ses héros et à ses héroïnes, elles ont souvent la vertu de rappeler quelque joie ou quelque douleur de la vie ; et il y en a qui résument si bien une situation dramatique, que malgré soi on se laisse aller à rêver sur la scène de roman qui a dû les inspirer : l’imagination ne s’arrête pas longtemps à ce jeu qui serait bientôt un travail, mais cette excitation n’en a pas moins du charme.
Nous voudrions citer quelques-unes de ces pensées. Il y a çà et là dans le recueil quelques pages extraites en entier des ouvrages de Jean Paul, et c’est là que sont les plus belles ; mais elles tiendraient trop de place. En voici que nous prenons parmi les plus brèves :
La guerre est la mue de l’Humanité : elle y perd ses vieilles plumes, soit qu’elles tombent, soit qu’on les arrache.
Un homme qui nourrit en lui une grande idée qu’il veut produire et rendre vivante, est par cela même à l’abri des poisons et des peines de la vie ; de même que les femmes grosses, que leur fruit préserve des maladies contagieuses.
Les fautes et les hérissons naissent sans dards ; mais nous ne ressentons ensuite que trop vivement leurs blessures.
L’homme doit tendre à de nobles buts ou se proposer de grands modèles, autrement il perdra sa vertu ; de même que l’aiguille aimantée, longtemps détournée des pôles du monde.
Nous devrions nommer l’éclipse de soleil une éclipse de terre. C’est ainsi que l’homme s’éclipse, et jamais l’infini. Mais nous ressemblons au peuple qui regarde une éclipse de lune dans l’eau : si l’eau est agitée, il s’écrie : Voyez comme le soleil se bat avec la lune !
Beaucoup d’hommes ressemblent au verre, si uni, si poli et si doux au toucher tant qu’on ne le froisse ni ne le brise, mais qui devient alors singulièrement tranchant, et dont tous les éclats blessent.
Notre vie est semblable à une chambre obscure : les images d’un autre monde s’y retracent d’autant plus vivement qu’elle est plus sombre.
Ceux qui redoutent les lumières comme un danger pour les peuples ressemblent aux personnes qui craignent que la foudre ne tombe sur une maison par les fenêtres, tandis qu’elle ne pénètre jamais à travers les carreaux, mais par leur encadrement de plomb ou par le trou des cheminées qui fument.
Notre activité sans but, nos mouvements dans l’espace, doivent paraître à des êtres supérieurs comme ces étreintes des mourants qui saisissent leur couverture.
Herder et Schiller voulurent se faire chirurgiens dans leur jeunesse, mais le Destin le leur défendit : « Il existe, leur dit-il, des blessures plus profondes que celles du corps ; guérissez-les ! » Et tous deux écrivirent.
On voit que toutes ces pensées sont en même temps des comparaisons, et on en trouve à peine quelques-unes d’une autre forme dans tout le recueil. C’est toujours ou une idée morale, ou une vue sur l’histoire de l’Humanité, ou une observation délicate des mouvements de l’âme, rendus par une comparaison prise dans la nature physique ; c’est toujours l’abstrait sous des formes matérielles, souvent ravissantes. Et il y a un grand charme dans cette sorte de comparaison, qui nous fait passer en un seul instant de l’un des deux mondes dans l’autre. L’oreille, l’œil, trouvent leur plaisir dans le rapport harmonique de deux sons ou de deux couleurs ; mais ici c’est pour ainsi dire le plus haut degré de consonance que l’âme puisse percevoir, car en même temps toutes ses puissances sont en jeu : l’imagination, les sens sont séduits, satisfaits par un des termes de la comparaison ; la raison spéculative ou le sens du beau moral, par l’autre ; et ce double plaisir est encore surpassé par celui qui naît simultanément du rapport entre les deux termes, c’est-à-dire de la similitude même.
Ceci pourrait nous conduire à réfléchir sur l’emploi et l’effet de ce style symbolique que Jean Paul paraît affectionner, et qui est aujourd’hui aussi commun en France qu’en Allemagne. Nous arriverions peut-être ainsi à saisir le secret de cette manière qui consiste à ne développer jamais l’idée morale, mais à lui substituer un emblème ou un symbole.
Mais ces considérations nous entraîneraient aujourd’hui trop loin. Pour revenir à Jean Paul, il faut convenir qu’il serait difficile de trouver un plus grand allégoriste. Sur six cents pensées que renferme peut-être ce recueil, on en compterait à peine cinquante qui ne soient pas de véritables emblèmes. Il faut croire que ses ouvrages en fourmillent, et voilà ce qui explique et justifie le mot de madame de Staël que nous avons déjà cité : « La poésie du style de Jean Paul ressemble aux sons de l’harmonica, qui ravissent d’abord et nous font mal au bout de quelques instants. »
II. Du style symbolique.
Qu’il se soit fait un prodigieux changement dans le style depuis la fin du dernier siècle, et que le mouvement qui nous entraîne, loin de s’arrêter ou de se ralentir, augmente tous les jours, personne assurément n’en doute. On tombe aussi généralement d’accord que les innovations dans le style doivent avoir, pour la langue elle-même, des conséquences heureuses ou fatales, mais en tout cas très graves. Un homme d’un goût délicat et qui passe sa vie à étudier la littérature française et les littératures étrangères, M. Delécluze, fit paraître il y a deux ans quelques réflexions sur ce sujet4. Il faut, disait-il, que nos poètes et prosateurs français dits romantiques y pensent mûrement avant de se mettre en besogne ; car il ne s’agit de rien moins que de refaire ou de défaire la langue française ; et ce projet mérite attention. Nous partageons en cela l’opinion de M. Delécluze, nous croyons comme lui que le sort de notre langue est intéressé dans cette question. Mais nous avons trouvé peu de vérité dans l’explication qu’il donne des causes qui auraient amené cette révolution dans le style et par suite dans la langue. M. Delécluze n’y voit que le résultat de la fréquentation des littératures du nord. L’importation d’idiotismes anglais ou germains aurait tout fait. La langue française, dit-il, est d’origine latine, elle est de la famille des langues du midi, et c’est la méconnaître que de la greffer sur les littératures du nord. Nous espérons démontrer tout à l’heure qu’il y a de ce changement des causes bien plus puissantes, et que ce n’est pas seulement l’exemple et l’imitation qui l’ont produit.
Mais il faut reconnaître que M. Delécluze a apporté, à l’appui de son opinion, plusieurs observations pleines de justesse, quoique à notre avis peu concluantes pour lui. C’est ainsi qu’il a fort bien discerné le caractère ferme et arrêté que les écrivains du Dix-Septième Siècle avaient donné à notre langue, et montré qu’ainsi faite elle répugnait à la poésie du nord. « Il y a, dit-il, quelque chose de gonflé, d’élastique jusqu’à l’infini dans les idées des hommes du septentrion, qui disloque et fait craquer, si je puis m’exprimer ainsi, nos phrases latino-françaises. »
Ailleurs il remarque que les écrits de Shakespeare5 procurent un agrément d’une nature toute contraire à celle du plaisir que l’on goûte en lisant les ouvrages des écrivains des siècles de Périclès, d’Auguste, de Léon X et de Louis XIV. Ces derniers charment principalement au moment où on les lit ; ceux du poète6 anglais sont surtout agréables par le travail fantastique qu’ils font faire à l’imagination.
Il nous semble que si M. Delécluze avait creusé davantage dans son sujet, il se serait demandé par quel procédé de style l’auteur du Roi Lear et du Songe d’une nuit d’été fait ainsi travailler l’imagination de ses lecteurs. Il aurait ensuite pu reconnaître que quelques-uns de nos écrivains modernes procurent précisément le même plaisir, et excitent de même la rêverie, c’est-à-dire qu’ils ont comme les poètes du nord un style compréhensif. Et alors il n’y avait plus qu’à poser le problème : Comment quelques-uns de nos écrivains se sont-ils rapprochés du procédé de style de Shakespeare et des poètes du nord ? comment notre langue, si philosophique, si exacte, si précise, a-t-elle pu se prêter à cette violence, se revêtir d’une teinte de mystère, et consentir à faire entendre au lieu de dire ?
Nous croyons qu’on n’y est parvenu et qu’on ne pouvait y parvenir qu’en substituant, comme nous allons essayer de le montrer, l’emblème, l’allégorie, le symbole, à la comparaison proprement dite.
Il faut qu’on nous accorde que toute poésie vit de métaphore, et que le poète est un artiste qui saisit des rapports de tout genre par toutes les puissances de son âme, et qui leur substitue des rapports identiques sous forme d’images, de même que le géomètre substitue au contraire des termes purement abstraits, des lettres qui ne représentent rien de déterminé, aux nombres, aux lignes, aux surfaces, aux solides, à tous les corps de la nature, et à tous les phénomènes7. En comprenant la métaphore proprement dite, la comparaison, l’emblème, le symbole, l’allégorie, sous le nom général de métaphore, on pourrait dire hardiment que la poésie n’a pas d’autre élément que la métaphore, que poésie et métaphore sont une même chose, et qu’entre nations différentes, de même qu’entre différents âges d’un même peuple, l’ampleur de la métaphore est la mesure du génie poétique.
Or, cela étant, supposez qu’il s’introduise tout à coup dans une langue une figure qui permette de substituer continuellement à des termes abstraits des images, à l’expression propre une expression vague-et indéterminée ; et voyez-en l’effet. L’abstraction disparaîtra de la poésie de ce peuple, et le mystère y naîtra.
C’est précisément ce qui est arrivé par l’introduction dans notre langue d’une forme de style que nous appellerions volontiers comparaison symbolique, ou, pour être plus bref, symbole.
L’artifice de cette forme de langage consiste à ne pas développer l’idée que l’on veut comparer à une autre, mais à développer uniquement cette seconde idée, c’est-à-dire l’image. C’est donc une forme intermédiaire entre la comparaison et l’allégorie proprement dites, plus rapide que la comparaison et moins obscure que l’allégorie. C’est un véritable emblème. De même qu’on remplace le mot propre par une métaphore, ici l’idée est remplacée par son emblème : on a pour ainsi dire la métaphore d’une idée.
Expliquons-nous par des exemples. Les chœurs d’Athalie ont été longtemps regardés comme ce que nous avions de plus biblique dans notre langue. On les cite comme modèle d’un style figuré et plein d’images. Prenons une comparaison célèbre qui s’y trouve :
Ô bienheureux mille foisL’enfant que le Seigneur aime,Qui de bonne heure entend sa voix,Et que ce dieu daigne instruire lui-même !Loin du monde élevé, de tous les dons des cieuxIl est orné dès sa naissance ;Et du méchant l’abord contagieuxN’altère point son innocence.Tel en un secret vallon,Sur le bord d’une onde pure,Croît, à l’abri de l’aquilon,Un jeune lys, l’amour de la nature.
On voit que Racine développe avec autant de soin le premier terme de la comparaison que l’image, et on peut remarquer aussi que c’est en termes abstraits qu’il développe cette idée abstraite. Il en est partout de même dans ces chœurs. Vous y trouverez souvent la comparaison, jamais le symbole. Il n’y a qu’une exception : c’est quand Joad, éclairé tout à coup d’une vision prophétique, s’écrie :
Comment en un plomb vil l’or pur s’est-il changé ?…Quelle Jérusalem nouvelleSort du fond du désert brillante de clartés !
Mais ici la raison de ce style est manifeste. Ce sont des symboles véritables, une vision réelle, une prédiction obscure de l’avenir : c’est l’allégorie même. Et ce morceau, d’une forme inusitée de style, ressort d’autant mieux qu’il est entouré d’une poésie toute différente. Supposez la prophétie de Joad placée au milieu des strophes de quelque poète à style allégorique ; le contraste disparaîtra, et l’effet sera nul.
Nous prendrons dans les poésies de M. Hugo un exemple de comparaison symbolique :
Il (Napoléon) a bâti si haut son aire impériale,Qu’il nous semble habiter cette sphère idéaleOù jamais on n’entend un orage éclater ;Ce n’est plus qu’à ses pieds que gronde la tempête ;Il faudrait pour frapper sa têteQue la foudre pût remonter.La foudre remonta…(Les Deux Îles.)
On voit que le procédé de M. Hugo est tout différent de celui de Racine. Le poète ne développe pas l’idée de la grandeur de Napoléon, mais il passe tout de suite à l’image ; il n’y a même pas de comparaison, le mot d’aigle n’est seulement pas prononcé ; et cependant rien n’est plus clair que cette pensée en images. Voilà le symbole.
Nous en prendrons un autre exemple dans René :
« Souvent j’ai suivi des yeux les oiseaux de passage qui volaient au-dessus de ma tête… Un secret instinct me tourmentait : je sentais que je n’étais moi-même qu’un voyageur ; mais une voix du ciel semblait me dire : — Homme, la saison de ta migration n’est pas encore venue ; attends que le vent de la mort se lève, alors tu déploieras ton vol vers ces régions inconnues que ton cœur demande. — Levez-vous vite, orages désirés, qui devez emporter René dans les espaces d’une autre vie… »
Nous pourrions multiplier les citations à l’infini ; car pour trouver des exemples de cette forme de style, il suffit presque de jeter au hasard les yeux sur quelques-uns des écrits qui ont fait bruit dans notre siècle, tandis qu’on se fatigue à en chercher dans la littérature classique. Qui ne se rappelle de quelle étrangeté parurent toutes ces formes symboliques que l’auteur de René et d’Atala introduisait presque le premier dans notre langue avec tant d’audace et de magnificence ? Les critiques du temps déchiraient ces grandes figures, et, en prenant les lambeaux, qui n’offraient plus alors que des associations de mots en apparence fort bizarres, ils demandaient par exemple ce que signifiait le vent de la mort et ces orages qui devaient emporter René dans les espaces d’une autre vie. Mais ces fragments mêmes du symbole fécondaient la langue, en nous familiarisant avec des métaphores nouvelles.
Maintenant, nous le répétons, si l’on fait attention que l’élément de toute poésie est la comparaison plus ou moins prolongée, on concevra quel immense changement a dû résulter de l’introduction d’une forme de style qui, par sa rapidité, permet de multiplier les comparaisons et de les répandre partout. Qu’on relise le début de la pièce de M. Hugo intitulée Les Fantômes :
Hélas ! que j’en ai vu mourir de jeunes filles !C’est le destin. Il faut une proie au trépas.Il faut que l’herbe tombe au tranchant des faucilles ;Il faut que dans le bal les folâtres quadrillesFoulent des roses sous leurs pas.Il faut que l’eau s’épuise à courir les vallées ;Il faut que l’éclair brille, et brille peu d’instants ;Il faut qu’avril jaloux brûle de ses geléesLe beau pommier, trop fier de ses fleurs étoilées,Neige odorante du printemps.Oui, c’est la vie. Après le jour, la nuit livide.Après tout, le réveil, infernal ou divin.Autour du grand banquet siège une foule avide ;Mais bien des conviés laissent leur place vide,Et se lèvent avant la fin.
Voilà une même idée sous vingt formes différentes, et presque autant de comparaisons que de vers. Il aurait fallu deux cents vers dans l’ancien système pour répandre toutes ces images ; ou plutôt il aurait été impossible de les accumuler ainsi : l’habitude même de la forme aurait empêché le poète d’y songer ; car l’ancienne forme répugnait tellement à cette profusion, que jamais vous ne trouverez dans un poète du Dix-Septième ou du Dix-Huitième Siècle plus de deux comparaisons pour une même idée.
Si nous nous sommes bien fait entendre, on doit distinguer nettement le trope qui, suivant nous, est devenu l’élément d’un style commun aujourd’hui, style qui ne développe jamais l’idée morale en termes abstraits, mais prend toujours un emblème de cette idée, et pour elle donne un symbole, en un mot procède par allégorie, dans le sens restreint que nous avons donné à ce mot.
Parler par symboles, allégoriser, voilà, à ce qu’il nous semble, la grande innovation, en fait de style, depuis cinquante ans. Nous serions presque tenté de ramener la question du Romantisme, quant au style poétique, à l’introduction dans la langue d’un trope, non pas nouveau, mais presque inusité pendant deux siècles. Certes, on ne parlait pas ainsi au Dix-Septième Siècle, ni dans la première moitié du Dix-Huitième. Boileau dira bien :
L’honneur est comme une île escarpée et sans bords, etc.
Montesquieu écrira : « Quand les sauvages de la Louisiane veulent avoir du fruit, ils coupent l’arbre au pied, et cueillent le fruit ; voilà le
gouvernement despotique »
; mais, outre que la forme de comparaison est encore conservée ici, ces exemples étaient rares et remarqués. Plus tard, les progrès des arts et les découvertes des sciences naturelles amenèrent le style technique ; Thomas et d’autres imaginèrent de transporter les termes abstraits de la science dans la littérature et dans la poésie. Cette innovation misérable et antipoétique ne pouvait avoir aucune suite. Mais une tentative directement contraire à celle-là commençait▶ alors, qui, au lieu des abstractions de la physique, allait introduire partout les images physiques, c’est-à-dire le symbolisme. S’il fallait assigner une origine à cette innovation aussi poétique que la première l’était peu, nous dirions que les ouvrages de J.-J. Rousseau l’ont provoquée, quoique par son style Jean-Jacques n’appartienne aucunement à la famille d’écrivains dont il fut le précurseur. Mais ses cris contre la société, son dédain pour les solutions de la philosophie, la révélation de sa vie solitaire et de ses jouissances contemplatives, portèrent dans beaucoup d’âmes, avec le dégoût du monde, un véritable enthousiasme pour les scènes de la nature. L’influence de Rousseau sur Bernardin de Saint-Pierre est évidente. Or l’auteur de la Chaumière indienne ◀commence▶ déjà cette révolution dans le style. L’étude solitaire et passionnée de la nature dans un philosophe moral devait en effet produire presque nécessairement une association d’idées qui menait tout droit au style symbolique : car quand ce philosophe veut exprimer une pensée morale, voilà qu’une image physique s’offre en même temps à son esprit, donne un corps à son idée abstraite, en devient la formule et l’emblème. Ainsi parée, sa pensée lui plaît davantage : si elle est neuve, elle lui paraît plus neuve encore ; et si elle est commune, il croit la rajeunir. Depuis Bernardin de Saint-Pierre, l’amour du symbolisme a été toujours croissant. La puissante imagination de M. de Chateaubriand, sollicitée par tant d’émotions, ramenée vers la nature par les convulsions du monde politique, cherchant partout des démonstrations au spiritualisme, et faisant parler la terre et les cieux pour ranimer la foi religieuse, a trouvé là bien des couleurs. Ainsi ce grand changement dans le style, et par suite dans la langue, n’est pas dû à une puérile imitation, mais à des besoins bien sentis. Il ne s’est pas opéré par l’accession de quelques idiotismes étrangers, comme le croit M. Delécluze, mais par une force intérieure de développement, et par une sorte de croissance naturelle. Le besoin de poésie, de rénovation des idées morales et religieuses, et l’étude de la nature et de ses mystérieuses harmonies, voilà ce qui l’a engendré. Après cela, mille causes accessoires y ont concouru : on a pris goût au style poétique de la Bible, qui était pour Voltaire un sujet d’ineffables risées ; on a pris goût aux littératures étrangères ; on a étudié l’Orient ; on a eu besoin d’émotions nouvelles ; le sentiment de la
liberté et de l’individualisme s’est montré partout, s’est appliqué à tout ; enfin on retrouve ici, comme dans mille autres questions, l’influence de tout ce qui compose ce qu’on appelle l’esprit du siècle. Et, comme s’il y avait synchronisme pour la propagation des procédés de l’art dans le Monde Européen, ainsi que pour tout le reste, on voit à la fois ce style naître et se développer en France, en Angleterre, en Allemagne, et toujours sous la plume d’écrivains amoureux de la nature et profondément méditatifs. En Angleterre les Lakistes, en Allemagne Jean Paul et ses imitateurs, ont affectionné cette manière. Ils sont si mystérieux, et tellement allégoristes, que leurs compatriotes ont peine à les suivre dans leur monde idéal. Herder aussi est un écrivain symboliste, et aucune autre forme ne convenait mieux à son système panthéistique. Schiller et Goethe8 font de ce style un usage fréquent. La Cloche de Schiller, par exemple, est un pur symbole ; et voilà pourquoi elle passait pour intraduisible dans notre langue. Quant à Byron, sans parler de quelques beaux symboles de lui, tels que sa Grèce mourante, connus de tout le monde et presque populaires, on peut dire que son style présente continuellement ce mélange de langage positif et figuré dans la même phrase, qui est aussi, comme on l’a remarqué, l’artifice presque continuel du style de Shakespeare. C’est que les pures conceptions se présentent toujours à Byron, comme autrefois à Shakespeare, sous une forme sensible ; les idées ont, pour ainsi dire, pour lui, des pieds et des bras, et, tourmenté par son démon, il ne fait jamais difficulté de donner au lecteur leurs membres dispersés. C’est par là qu’il rend poétiques les idées philosophiques les plus tristes et les plus abstruses. Aussi appelle-t-il lui-même ses poèmes
une aurore boréale nuancée de mille couleurs qui flambe sur une terre glaciale et déserte
9.
Mais il semble qu’il soit impossible d’affectionner davantage cette manière que ne fait notre nouvelle école poétique, qui se dit fille d’André Chénier. On retrouve sans cesse ce procédé non seulement dans ses vers, mais dans sa prose. Lisez la conclusion de l’Essai de M. Sainte-Beuve : cette conclusion est pleine d’idées ; mais toutes ces idées sont rendues par des symboles. Ouvrez la préface des Orientales. M. Hugo veut caractériser la variété qu’il aime à trouver dans les productions d’un artiste, et qu’il désirerait voir dans ses propres ouvrages. « Pourquoi, dit-il, n’en serait-il pas d’une littérature dans son ensemble, et en particulier de l’œuvre d’un poète, comme de ces belles vieilles villes d’Espagne, par exemple, où vous trouvez tout. »
Et il part de là pour décrire en deux ou trois pages une ville espagnole, avec ses promenades d’orangers le long d’une rivière, ses églises chrétiennes, ses minarets arabes, sa prison, son cimetière, et tout ce qui la
compose. Et dans ce long symbole, chaque trait a un sens. Les églises chrétiennes veulent dire des sujets du Moyen-Âge ; les minarets, des orientales ; et ainsi du reste. On sent combien cette manière, qui est le dernier degré du symbolisme de style, est compréhensive, poétique, précisément parce qu’elle est indéfinie, mais en même temps vague et obscure.
La comparaison symbolique n’avait jamais été répandue dans des vers français avec beaucoup d’audace avant M. Hugo. C’est par là que le style de M. Hugo diffère essentiellement de celui de M. de Lamartine. Je ne sais si je m’abuse, mais il me semble que cette force de représenter tout en emblèmes, exagérée jusqu’au point de ne pouvoir souffrir l’abstraction, est le trait caractéristique de la poésie de M. Hugo : il lui doit ses plus grandes beautés et ses défauts les plus saillants ; c’est par là qu’il s’élève quelquefois à des effets jusqu’ici inconnus, et c’est là aussi ce qui le fait tomber dans ce qu’on prendrait pour de misérables jeux de mots10. On pourrait définir une partie de sa manière, la profusion du symbole. Avec cette tournure de génie, il devait être entraîné, même à son insu, vers l’étude du style oriental. Le sujet et jusqu’au titre de son dernier recueil sont un indice de son talent.
Ce n’est point seulement dans le détail que les poètes de cette école cultivent le symbole : ils ont quelquefois jeté dans ce moule une pièce tout entière et de grande étendue. Quelques-uns des plus beaux ouvrages de M. Hugo et quelques-uns de ses plus défectueux, les Deux Îles, Mazeppa, Canaris, etc., sont d’un bout à l’autre des symboles. Ces deux îles jetées aux deux extrémités de la terre,
L’une aux mers d’Annibal, l’autre aux mers de Vasco,
ces deux îles que le poète décrit si sombres et si terribles, où Napoléon a pu naître et mourir, où son ombre revient régner dans les tempêtes, et où viendront, à l’appel de son ombre, tous les peuples de l’avenir, ces deux îles sont le symbole de la fortune de Napoléon. Il s’est élancé de l’une, et est allé expirer sur l’autre, en passant par-dessus tout un monde et en touchant le ciel : voilà l’idée plastique de cette belle ode ; et ceux qui ne verraient dans la comparaison de la bombe, qui la termine, qu’une simple comparaison et presque un hors-d’œuvre, n’auraient rien compris à une composition si artistique.
Mais le Mazeppa surtout est un parfait symbole, et, sous ce rapport, on peut le regarder comme une création qui n’avait pas de modèle dans notre langue. Pour saisir la différence qui existe entre la manière de M. Hugo dans cette pièce et celle de ses devanciers, il suffit de mettre en regard le Mazeppa et le beau début de l’ode au comte du Luc. Il y a assez d’analogie pour le sujet. Rousseau veut peindre cette espèce d’obsession de l’artiste à l’approche du génie, ces longs travaux qui précèdent la création, ces fureurs, ces transports pour arriver aux traits de vive flamme : M. Hugo a en vue non seulement la vie intérieure de l’homme de génie, mais les chutes et les combats au prix desquels il gagne sa couronne comme un athlète. En y pensant, vous trouverez dans J.-B. Rousseau deux belles comparaisons, mais non pas un symbole. Le poète procède par diffusion, et non par concentration. D’abord paraît Protée, ensuite la Pythonisse, deux objets de comparaison qu’il décrit avec un soin égal et en très beaux vers. Et par cela même qu’il a pris deux objets de comparaison, il montre assez qu’il ne sacrifiera pas une de ses deux images à l’autre, et qu’il n’en prolongera aucune jusque dans l’objet spirituel, ce qui est la condition du symbole ; car nécessairement l’autre image deviendrait un hors-d’œuvre, et ne pourrait que nuire à l’effet. Mais encore une fois ce n’est pas son but ; et quand il arrive au génie, il oublie ses deux images, il brise ses deux miroirs, et, au lieu de contempler son objet spirituel dans un emblème physique, il change d’inspiration, il se sert d’expressions abstraites ; il parle des
accès d’une sainte manie
, de
l’ardeur qui le possède
; il prend ses figures à toutes sources : rien n’est suivi ; c’est une manière fragmentaire et hachée. Bien différent est le procédé de M. Hugo. Il s’élance avec Mazeppa ; il peint au long son supplice et son triomphe : on dirait même qu’il n’a pas voulu faire autre chose ; on le dirait, car il est déjà aux trois quarts de son œuvre. Il ne s’arrête pas non plus tout à coup, et, par un trait soudain, il ne se contente pas d’écrire le mot génie sur le piédestal de son symbole. Mais insensiblement il anime, il spiritualise cette grande image physique qu’il s’est plu à décrire ; il ne la refait pas, il ne la transforme pas, mais il en fait en quelque sorte l’intérieur, l’âme. Ainsi la statue de Pygmalion prend vie et devient Galatée sans changer de forme. Ce n’est plus Mazeppa, c’est le génie, mais sous les traits de Mazeppa enchaîné à son coursier et roulant dans les déserts. Les
pieds d’acier
, les
froides ailes
, toutes les expressions qui étaient prises au propre reviennent au figuré. Toutes les parties de l’objet spirituel que l’artiste contemple maintenant se produisent, non pas abstraites, mais sous la forme même des parties similaires de l’image, comme autant d’emblèmes harmonieux qui se répondent entre eux et au tout. Ainsi s’opère la fusion de l’idée morale dans l’image physique ; l’assimilation est parfaite. Le génie, ses tourments intérieurs, les
blasphèmes qui le poursuivent d’abord, les adorations qui succèdent aux blasphèmes, toutes ces pures conceptions de l’intelligence, sont devenus visibles. Nous avons un symbole, et non pas une comparaison.
Nous avons voulu montrer l’origine et les progrès du style symbolique, plutôt pour expliquer que pour juger. Nous ne ferons donc aucune réflexion sur l’abus de ce style. Surtout nous ne prétendons rien préjuger sur une très grave question qui ne peut manquer de s’élever bientôt, savoir, si ce n’est pas errer que de cultiver exclusivement l’image. Si cet article n’était pas déjà trop étendu, nous essaierions d’exposer quelques conséquences qui, suivant nous, se déduisent assez naturellement des idées que nous venons d’émettre.
Ainsi il nous semble qu’on pourrait expliquer par là comment la nouvelle école, et M. Hugo en particulier, ont encouru le reproche de faire de la poésie pour les yeux et d’introduire une sorte de matérialisme poétique.
On pourrait peut-être aussi tirer de là quelques considérations sur les rapports qui unissent maintenant notre prose et notre poésie : car il est évident que la prose avait pris les devants sur la poésie ; et peut-être trouverait-on qu’il en a été de même à une autre époque de formation, à la grande époque du Dix-Septième Siècle.
Une plus grande intimité entre notre style poétique et celui des littératures étrangères doit faciliter infiniment la traduction en vers des poètes étrangers ; et réciproquement le travail de cette traduction doit donner à notre style, sous le rapport de la métaphore prolongée, une nouvelle souplesse.
Jamais le monde littéraire n’a compté plus de sectes différentes qu’aujourd’hui. Ces divergences de goût ne viendraient-elles pas en partie de ce que l’allégorisme rend nécessaire qu’on se familiarise avec le style des écoles diverses et de chaque poète en particulier ?
Surtout ne trouverait-on pas là une des causes principales de l’obscurité que l’on a reprochée successivement à tant d’écrivains, et des luttes terribles qu’il leur a fallu soutenir avant qu’on en vînt à rendre justice à leurs plus belles productions ? Aussi, en Angleterre Wordsworth11, en France les critiques de la nouvelle école poétique, en sont-ils venus à professer que le poète ne peut pas être compris de tout le monde, mais qu’il doit se faire son public, ses adeptes, ses fidèles, presque comme s’il écrivait dans une langue inconnue.