Préface.
La crise littéraire
Une courte anecdote. Il était quatre heures, et les cris : « On ferme ! » avaient retenti dans toutes les travées du Salon de peinture, chassant en troupeau les nombreux visiteurs exténués par l’attention trop consciencieuse accordée au moindre tableau ; que de migraines en préparation ! Laissant passer les plus pressés, je me trouvai bientôt au dernier rang, avec deux villageois et une campagnarde, endimanchés et sanglés de vêtements bien neufs. Au moment où le gardien qui nous poussait allait fermer la grande porte de sortie derrière nous, la campagnarde trouvant probablement impoli de s’en aller sans dire seulement un mot au fonctionnaire à tricorne, tout étincelant de boutons dorés, se retourna vers lui. — Merci bien, monsieur, murmura-t-elle, puis, s’enhardissant : — c’est très bien fait tout ce que nous avons vu là !
Peut-être pensait-elle que cet amas de tableaux était l’œuvre de ces beaux gardiens, en uniforme ! je ne sais, mais le garçon rougit et, avec l’embarras de la modestie, souleva son chapeau, puis répondit avec un sourire de remerciement : — C’est vrai, il y a plusieurs jolies choses !
Le souvenir de cet homme faisant de la modestie sur le dos des peintres et des sculpteurs m’est resté comme une chose absolument ridicule, et c’est pourquoi je veux dire, sans autre circonlocution, que si ce quatrième volume paraît aujourd’hui, c’est que les trois premiers ont été accueillis avec une faveur réelle et par le monde littéraire et par le public. Sans jouer absolument le rôle un peu trop effacé de ce garçon de musée, j’ai montré sous le meilleur jour, autant que je l’ai pu faire, les œuvres des littérateurs marquants de ce temps, et sans elles, mon ouvrage ne saurait exister. C’est donc à Renan, Alexandre Dumas, Victor Hugo, Octave Feuillet, Alphonse Daudet, Goncourt, Zola, etc., à des grands et même des petits, que je dois ce succès, puisque succès il y a, et ce serait une outrecuidante modestie que celle qui consisterait à rabaisser un travail fait de l’appréciation des œuvres de presque tous ceux qui sont la gloire littéraire de la France.
Afin de bien me rendre compte de ce que j’appelle : la Bataille littéraire, force m’a été de m’éloigner un peu du combat ; autrement je n’eusse pas pu juger de l’ensemble, ne rendant compte, comme le conscrit de 1813, que de ce qui se passait à côté de moi. Mais pour m’être fait historiographe je n’en suis pas moins resté soldat, et mon cœur a battu bien des fois en présence des victoires et des défaites que j’enregistrais. Estimant que vainqueurs ou vaincus, dans l’armée des lettres, sont gens de courage, j’ai toujours levé mon chapeau devant ceux qui succombaient, comme j’ai salué ceux qui triomphaient, quand leur cause était bonne.
Ce respect pour tout travail a bien pu me faire accuser de bienveillance facile ; un peu plus on m’aurait parfois traité de : « bénisseur », ce qui est le comble du dédain. À ce reproche possible, je répondrai qu’effectivement la note sympathique résonne plus souvent dans la Bataille littéraire, que la note aigre de la critique quand même. Le secret de cette apparente douceur consiste en ceci que je n’ai jamais parlé que des ouvrages qui me paraissaient les meilleurs, quand j’ai pu en parler, laissant de côté ceux pour lesquels il eût fallu montrer une sévérité inutile et décourageante. Le métier de gendarme ne m’a jamais plu, et je n’ai jamais compris la cruauté de certains juges littéraires pour des œuvres d’erreur. Le silence est aussi une opinion. Et puis, sans vouloir comparer ce recueil à une anthologie, je dois ajouter que, désirant composer un bouquet littéraire aussi complet que possible, j’ai pris d’abord les plus belles fleurs, les plus rares, les plus fraîches et les plus odorantes, laissant de côté celles qui me paraissaient ou trop jeunes ou déjà fanées.
J’arrive au présent volume que je croyais pouvoir continuer sur le plan de ses aînés, me contentant de mes grandes divisions : Réalistes et Naturalistes, Spiritualistes et Romantiques, Littérature historique, philosophique et documentaire. Mais des événements se sont produits au cours des années qui me forcent aujourd’hui à agrandir le cercle que j’avais tracé, lequel ne pourrait plus contenir tous ceux que j’ai le devoir d’y comprendre.
Les limites d’un journal comme celui dans lequel ont paru ces études littéraires ne pouvant s’élargir sous peine de le grossir de trop de matières, j’ai dû fort souvent écourter ou même supprimer beaucoup des chapitres qui me paraissaient intéressants, et laisser dans l’ombre bien des œuvres que j’eusse voulu mettre en lumière ; même mésaventure arrive à tous les critiques. De là le reproche qui nous est fréquemment fait de n’avoir pas découvert ou signalé tel homme déclaré de génie, et qui le plus souvent ne représente qu’un accident littéraire. L’ignorance pas plus que le silence ne sont des crimes en pareil cas ; il est impossible de connaître toutes les petites églises de gens de lettres qui se sont formées depuis une dizaine d’années, et par conséquent d’en parler. Et puis, il se peut que ce « génie », qui paraît tel à Pierre, n’en soit pas un pour Paul. Un second Corneille, un nouveau Molière, un autre Shakespeare vient de naître ! clame-t-on (le verbe clamer est à la mode) à peu près tous les trois mois. Le fait est discutable, mais même vrai, il faut ajouter que bien qu’il soit fort glorieux d’être aujourd’hui Corneille ou Shakespeare, on ne l’est jamais qu’en second et que dans ce métier, comme dans celui de Christophe Colomb, il n’y a que le premier du nom qui compte. Un grand souverain peut laisser une lignée d’heureux imitateurs, tant mieux pour les peuples ; mais les imitateurs d’un grand artiste, si merveilleux qu’ils soient, seront toujours pour moi d’assez piètres sires. Pour me résumer, j’avoue que j’aurai toujours plus d’estime pour N’importe qui premier, que pour Shakespeare II, Corneille V ou Victor Hugo III.
Donc, forcé d’éliminer bien des gens de talent ou d’avenir, j’ai pu faire place non pas à tous, mais à quelques-uns qui, pour n’être pas admis encore par le lecteur, n’en méritent pas moins comme travailleurs, leur part de soleil. Le public a-t-il complètement tort de les repousser ? C’est son affaire, puisque tous ceux qui produisent un livre ou une pièce sont toujours traités de haut et en coupables par celui qui ne produit pas ; ce que je tiens surtout à dire, c’est que par le système que j’ai adopté, j’ai toujours donné la parole à l’accusé.
Sans les nommer tous dans mes revues, j’ai légèrement désigné les écrivains que le public comprend en bloc sous ce mot : Décadents ; quelques critiques se sont égayés d’eux en les qualifiant : Déliquescents. Bien que l’ironie ne soit pas un argument, il faut avouer que le lecteur n’a pas encore assez étudié ces novateurs pour bien les distinguer des Symbolistes, des Évolutistes-Instrumentistes, etc., groupes très jaloux de ne pas être confondus ; les symbolistes, par exemple, revendiquent le culte de la douleur, les instrumentistes, la coloration des mots, etc., etc. Je ne veux pas, je le répète, défendre ces novateurs dont les obscurités m’ont plus d’une fois laissé rêveur, mais je crois qu’on s’est trop hâté de les condamner en déclarant que leur œuvre était inutile et vide. Il ne faut jamais dire qu’une école ou une tentative artistique ne doit rien produire ; la nature qui obéit à une unique loi, ne fait rien, ne permet rien d’inutile, elle qui utilise tout, même ce qui nous semble la mort, elle qui nie le néant en faisant sortir de tout quelque chose, soit qu’elle crée, soit qu’elle transforme :
Les Décadents (ils auraient bien dû trouver un autre vocable !) me paraissent être les instruments d’une modification possible de nos habitudes littéraires. Pourquoi le même malaise, le même mécontentement, le même besoin de nouveau que l’on voit en Politique, dans la société, dans les arts, au Théâtre ne se ferait-il pas sentir dans la littérature ? Le réalisme et le naturalisme à outrance devaient avoir et commencent▶ à subir leur réaction, tout comme le romantisme a eu la sienne ; ce sont les Décadents qui se sont chargés les premiers de l’attaquer. Malheureusement pour le succès de leur entreprise, outre que les naturalistes sont encore très solides sur leurs assises, la plupart de ces révoltés sont des esprits troublés ou des gens légers qui ont entrepris le combat sans convictions, et sans autre but que d’appeler l’attention de la galerie, dût-elle rire d’eux.
Mais, à côté des exagérations et des plaisanteries, il faut constater qu’il s’est établi un courant littéraire semblable à celui qui entraîne et change les moeurs, les arts, un courant néocatholique, compliqué de mysticisme, d’hypnotisme, de spiritisme et de surnaturel. Çà et là des ouvrages ont paru dénotant ces tendances. Léon Hennique écrit : Un caractère, roman spirite, sorte d’apologie de la croyance aux esprits, très curieuse et très convaincue. Huysmans donne au Rêve une grande importance dans ses plus récentes œuvres : À rebours, En rade. Les écrivains catholiques se dressent plus ardents : Drumont, Villiers de l’Isle-Adam, Verlaine et tant d’autres. De fins lettrés nous présentent des restitutions de légendes chrétiennes comme Anatole France avec Thaïs, Lemaître avec l’Imagier, et Paul Bourget nous mène au cosmopolitisme avec ses œuvres pleines d’anglicanisme.
De la science découlent bien des idées nouvelles ; ce n’est plus la science expérimentale (atavisme, hérédité, etc.) avec ses phénomènes morbides, qui a servi à Émile Zola, c’est la science des docteurs Charcot, Luys, avec l’hypnotisme, la suggestion, les phénomènes du cerveau, de l’esprit, de la pensée. Certains littérateurs croient trouver là une voie nouvelle et s’y dirigent à tâtons. Voilà le fait ; mais ces tendances, il faut le dire, n’ont encore abouti à aucun résultat, et les novateurs marchent encore dans l’obscurité, encore loin de leurs prédécesseurs. Est-ce à dire qu’il ne faille pas chercher quand même à avancer ? Loin de là ! mais il est vraisemblable que le messie de la nouvelle religion n’est pas encore à la veille de se révéler ; soyez sûrs, par exemple, que quand il se manifestera il apparaîtra dégagé des lourds et pesants manteaux du réalisme aussi bien que des vapeurs nébuleuses de nos novateurs ; en homme d’esprit, il aura emprunté à chaque école ce qu’elle a de meilleur et sera, lui, accepté sans discussion. Alors seulement et pour quelques années la bataille sera finie. Il faudra laisser vieillir les jeunes arrivés au pouvoir.
À propos de ces mots : « les jeunes », je ne voudrais pas décourager ceux qui le sont véritablement, mais je voudrais bien aussi qu’on n’abusât pas de cette épithète ; d’autant plus que la plupart de ceux qui crient le plus haut qu’ils sont jeunes le crient depuis assez longtemps pour avoir un peu vieilli. « Je suis jeune » peut le plus souvent se traduire par : « Je ne suis pas encore arrivé, malgré le nombre de mes ans, et je brûle du désir de prendre place au premier rang. » Le difficile est là, hélas ! c’est qu’il est rare que le talent devance l’expérience ; souvent même cette dernière est déjà trop loin pour que celui-là la rattrape, et c’est ce qui fait qu’au théâtre les meilleures ingénues sont fort souvent des dames ou des demoiselles un peu plus âgées qu’il ne conviendrait. Mais c’est une loi de la nature contre laquelle la créature humaine ne peut rien. Il faut donc prendre son parti de cet inconvénient, à moins d’être un homme de génie comme Pascal, Mozart, Raphaël ou Bonaparte, qui ont été des petits prodiges avant d’être de grands hommes. Ceux-là n’ont pas besoin d’être encouragés, ils ont nativement le courage.
Je tiens surtout à diviser les jeunes qui parlent tant et dont on parle trop en deux classes : les vrais et les faux. Ce n’est pas, je crois, le chiffre des années qui les distingue toujours, et j’avoue qu’avant de juger un homme, non pas sur ce qu’il doit faire, mais sur ce qu’il a fait, je ne songerai jamais à ◀commencer▶ par lui demander son acte de naissance. Le public s’en occupe peu et, n’ayant pas d’admirations relatives, trouve fort raisonnablement qu’un écrivain, pas plus qu’un fruit, n’a de mérite à être trop vert ou trop mûr ; dans les deux cas, il est mauvais et doit attendre la maturité, ou être impitoyablement jeté.
Et puis il faudrait bien s’entendre sur cette appellation de jeunes ; s’il s’agit, par le mot : jeunesse, de la force intellectuelle, de la plénitude de ses facultés, un homme peut être jeune à quarante ans et très vieux à vingt. Si une critique bienveillante avait poussé La Fontaine, Rousseau et bien d’autres à produire dès le jeune âge, ils n’eussent jamais donné ce que des années d’observation et de méditation leur ont apporté, ils s’en fussent tenus à des balbutiements, à des essais, et notre pays n’eût pas été éclairé des lueurs de leur génie. Je prends des exemples n’importe où, au hasard : quand Meyerbeer écrit les Huguenots, l’Africaine, c’est un jeune ; c’est un vieux quand, trente ans avant, il compose Almansor et Marguerite d’Anjou ; Rossini est jeune quand il écrit Guillaume Tell, il est vieux quand c’est : La Cambiale di matrimonio, opéra inconnu aujourd’hui ; Corneille est plus jeune quand il écrit le Cid que quand il fait jouer Mélite, Rude quand il sculpte le bas-relief de l’Arc de Triomphe que lorsqu’il modèle les bas-reliefs de la chasse de Méléagre, Hugo quand il écrit les Châtiments que lorsqu’il publie Han d’Islande, Verdi quand il donne Aida que quand il fait jouer Il Corsaro, Musset quand son génie lui inspire les Nuits que lorsqu’il écrit ses pastiches espagnols ; je m’arrête et les œuvres de Goethea, Molière, Racine et de tant d’autres sont là pour me donner raison.
Que les jeunes, les vrais (je ne parle pas des vieux inconsolables qui se faufilent sur le tard dans le rang pour dire : « Nous autres » tout comme la pomme gâtée qui, mêlée à des oranges, disait fièrement, selon l’historiette : « Nous autres oranges ! »), que les jeunes travaillent au lieu de protester, et gardent les injures à ceux qui sont arrivés pour le jour où leur printemps sera parti et que de fruits verts ils seront passés à l’état de fruits secs. Qu’ils se gardent bien de vouloir être originaux, l’originalité est toujours involontaire ; qu’ils s’efforcent d’être sincères ; pour être original on croit qu’il suffit de ne plus penser à faire bien, mais à ne pas faire comme les autres, sans songer que ce n’est pas une originalité que de faire ce qui ne se fait pas, ce qui ne doit pas se faire. Mais à quoi bon ce que je dis la ; à chacun sa nature, et les conseils, comme on dit, ne sont agréables qu’à ceux qui les donnent. Que tout artiste regarde, étudie, écoute la nature, la suive partout sans parti pris, l’interprète suivant son tempérament et s’abandonne sans protestations à la décision du souverain juge, le public, qui seul décerne la gloire ; comme tout ce qui est du domaine terrestre il peut se tromper aujourd’hui, mais il saura toujours se rectifier demain ; ce qui veut dire que tout en travaillant pour l’heure présente il faut songer aussi à l’avenir, où la renommée, comme dit Shakespeare, attend chacun armée d’un large van, soufflant et rejetant tout ce qui est léger !
Sans insister sur la façon dont ont été écrites ces revues, notes rapides, prises au jour le jour, et auxquelles j’ai voulu conserver leur caractère d’improvisations, je dois dire que j’en ai toujours écarté bon nombre, d’élucubrations qui ne sont plus du domaine de la littérature et qui me paraissent relever de la police qui châtie les pornographes. Sous prétexte d’études scientifiques, combien d’écrits obscènes, sortis de cerveaux malades, sont jetés chaque jour sur le marché littéraire. Ce n’est pas tout, car ces livres on les déchire et on passe à d’autres, mais parmi ces autres que de billevesées, que de sottises inénarrables, toujours au nom de la science, souvent en celui de l’hypnotisme particulièrement. À ce propos, je ne puis m’empêcher de citer cette singulière boutade d’un homme véritablement indigné par le mouvement de la littérature et par de nouvelles théories artistiques musicales et autres :
— Ce qui prouve, me disait-il, que l’art et la littérature sont devenus « choses inférieures », c’est qu’un groupe d’ignorants et de gens sans goût peuvent imposer leurs opinions, produire, sans qu’on en murmure trop, les œuvres les plus malsaines, montrer, écrire, faire entendre des bêtises et des horreurs, sous prétexte d’originalité et de progrès, et dire : — inclinez-vous aujourd’hui devant ces monstruosités, ce seront des chefs d’œuvre demain ! — qu’on nous laisse au moins tranquilles jusqu’à ce demain !
« Essayez d’appliquer seulement ces théories à la cuisine ; dites à des gens qui vont dîner d’avaler des compositions culinaires qui seront exécrables aujourd’hui, mais délicieuses dans dix ans ; instantanément vous aurez déchaîné une révolution. Appliquez ce qu’on appelle le progrès au Navarin ou au gigot aux haricots, et vous amènerez des massacres ! On finit toujours, quand on a de bonnes et insistantes trompettes, par imposer pour un temps à cette indifférence qui s’appelle le public une formule d’art, si rebutante qu’elle soit ; on ne lui imposera jamais un mauvais plat !
« En un mot, on peut traiter légèrement et dédaigneusement la cervelle des Français, leurs yeux, leurs oreilles, peut-être un jour leurs nez, ils toléreront tout ; mais ne touchez pas à leur estomac, ils vous supprimeraient ! »
Revenons aux mécontents qui s’arrêtent en chemin, à ceux qui, très justement d’ailleurs, trouvent qu’il est plus facile de protester que de faire une œuvre ; ceux-là se posent en martyrs et s’apostent dans un journal quelconque pour juger ceux qui, ayant eu le courage de marcher, passent devant eux. Tristes jugements que ceux qui sont dictés par le découragement, l’impuissance ou l’envie. Malheureusement, il est des écrivains, qui se laissent impressionner par ces dénigrements systématiques dont le résultat est, le plus souvent, de faire douter le véritable artiste de son talent. Qu’on se garde pourtant de rejeter toute critique, mais il est important de savoir d’où elle part ; je ne cesserai de répéter aux producteurs que l’injure vient toujours de plus bas que celui qu’elle vise, et qu’en présence d’un mot blessant ou d’une critique sans trêve, il faut se réjouir plutôt que s’attrister ; ces inconvénients ne se produisent pour vous que lorsque vous êtes devenu quelqu’un. Voilà pourquoi il faut toujours se méfier de l’accusateur littéraire qui n’apporte pas comme garantie de son impartialité une pièce de conviction à son tribunal ; citer un auteur, c’est l’aider à se défendre lui-même, à triompher, ou à avouer sa faiblesse.
Un grand esprit de notre temps, M. Jules Simon, dans son Petit Journal, qui contient de si excellentes vérités, a signalé, lui aussi, et avec son éloquence accoutumée, le discrédit que ces critiques de hasard, faits de bile et d’envie, jettent sur la presse. Je laisse parler M. Jules Simon ; tout d’abord il s’occupe de cette presse pornographique dont je parlais tout à l’heure et qui, hélas ! a ses lecteurs au jour le jour :
« … La presse a beaucoup d’ennemis. Elle n’en a jamais eu plus qu’à présent ; elle a besoin de se défendre, et par conséquent elle a plus que jamais besoin d’être honorable. Allez donc défendre la presse à la tribune quand tous les pères de famille qui vous entendent ont fait chez eux la chasse aux journaux pendant toute la matinée ! Il est pénible, pour un journaliste qui se respecte, qui respecte sa profession et son pays, de subir le voisinage de ces immondices.
« Est journaliste qui veut. Pour être médecin, pour être avocat, il faut un diplôme. L’avocat ◀commence▶ par être stagiaire. Tant qu’il exerce sa profession, il est soumis à l’autorité du conseil de l’ordre, qui applique, avec raison, une discipline sévère. Pour devenir un journaliste important, il faut tout simplement plaire au public ; il n’y a pas d’autre condition ni d’autre moyen. Et comment plaît-on au public ? En l’éclairant sur ses intérêts et sur ses devoirs, ou en flattant ses mauvais instincts et ses goûts dépravés. Le premier de ces deux rôles ne réussit qu’à une petite élite. L’autre est à la portée de tous ceux qui, à une certaine facilité d’écrire, joignent l’absence de scrupule. »
Ses conclusions sur le métier de critique, comme il est exercé par quelques-uns, se devinent facilement.
Je disais plus haut qu’il fallait soumettre les pièces de conviction aux yeux du public. En matière de critique, j’estime que le compte rendu, c’est la probité. Avant tout, s’il s’agit d’une pièce, il faut au lecteur le procès-verbal de la séance dramatique ; on lui doit le résumé du drame ou de la comédie, la vérité sur l’accueil qui a été fait, et l’opinion du juge ne doit compter que comme une voix. Jamais il ne devrait écrire : — Ceci est bon ou mauvais ! mais : — Ceci me plaît ou me déplaît ! — n’ayant le droit d’engager que son appréciation personnelle ; il devrait se garder de dire à des gens qui, généralement, savent mieux que lui le métier qu’il exercent : — Voici la scène à faire, la page à écrire ! — Malgré soi on ne prêche que sa propre opinion, et si les auteurs suivaient tous les conseils qui leur sont donnés, ils perdraient sûrement leurs qualités originales pour ne faire que se conformer au sentiment des autres, c’est-à-dire qu’ils ne produiraient rien que de plat et de banal, comme toute œuvre d’art sortie d’un concours.
Je ne parle ici que des critiques qui croient être chargés d’une mission de rigueur, traitant les auteurs comme des inculpés ; il ne saurait être question des grands écrivains dont le talent dépasse la critique et que le public applaudit surtout comme virtuoses. Au fond, on n’a jamais demandé à Saint-Victor, à Théophile Gautier, autre chose que leur littérature, oubliant au charme de leur parole l’opinion qu’ils pouvaient avoir du mauvais tableau de Pierre ou du piètre vaudeville de Jacques. Je ne parle que des véritables critiques, que je voudrais tous parfaits, sincères, qui ne passent par leur temps à se servir, en musique par exemple, de Wagner pour frapper sur Berlioz et de Berlioz pour frapper sur Wagner, les exécrant peut-être tous les deux, et qui n’oublient pas que, maîtres tout-puissants, ils ont, de par la presse, le droit de la parole et de l’accusation contre des gens qui n’ont pour la plupart du temps le droit ni les moyens de la défense.
Ces raisons m’ont fait adopter le système des citations qui, encadrées de réflexions écrites au jour le jour, forment ces quatre volumes. Il m’a semblé, par ce moyen, donner tous les gages possibles d’impartialité ; si je n’y ai pas réussi complètement, c’est que l’exécution n’a pas été à la hauteur de ma volonté. Mais je désire qu’on ne prenne pas cette impartialité voulue pour de l’indifférence, et j’espère que le public aura le plus souvent deviné ma pensée quand il ne m’a pas été donné de l’exprimer, par déférence pour un travail consciencieux, quel qu’il soit. Ne citant que ce qui me paraissait pouvoir être cité, dans les limites du possible, si j’ai applaudi à certaines tendances, il en est que j’ai réprouvées et que je réprouve encore au nom du goût. J’ai toujours défendu ceux qui combattaient pour le vrai et le beau, niant que l’art puisse exister hors de ces limites. Je ne nie pas la science, mais je veux la borner à l’observation exacte et précise des choses. Un document n’est pas un objet d’art, c’est tout au plus une pierre pour le sculpteur ou l’architecte qui exécutera le plan qu’il aura conçu. Je sais que les grands défenseurs du naturalisme, les outranciers, reprochent présentement à l’art de vieillir et de se démoder ; mais les changements qu’il subit sont de l’essence même de l’art qui est, avant tout, la vie, la mobilité, l’impressionnabilité, et dont le devoir est de renouveler ses formes à l’infini, tandis que la matière inerte et immuable, devra toujours rester de même et toujours la même. Toutes les fantaisies, tous les rêves sont permis à l’art, tandis que les unes et les autres sont interdites à la matière brute, qui est condamnée à l’immobilité. C’est par l’imagination que l’esprit échappe par instants à la réalité si souvent odieuse, et que tout ce que l’espèce humaine a conquis de beau et de consolant lui est venu. La réalité seule remplaçant complètement l’art, ce serait la mort de tout ce qui a élevé l’esprit de l’homme, l’a fait sociable et, en lui donnant un légitime orgueil, l’a rendu capable de dévouement, d’abnégation et d’héroïsme. Le pays où l’art s’éteindrait retomberait bien vite dans les ténèbres où la nature a fait naître le genre humain, et l’égoïsme, la férocité, fruits d’un nouvel arbre de science, auraient bientôt empoisonné ceux qui auraient eu l’imprudence d’y goûter.
Le pessimisme moderne, sous prétexte de nous ouvrir les yeux sur la vanité de ce qu’il appelle des songes, a d’abord combattu le beau partout où il se trouvait, assurant que le beau n’existait pas ; il ajoutait, invoquant comme exemple, la réalité de nos désastres nationaux, que notre imagination, nos rêves héroïques, nous avaient perdus, et que la précision de nos ennemis, qui, eux, n’étaient pas des rêveurs, leur avait rendu le triomphe facile. De là des exagérations de prudence, de précautions, qui ont gagné les artistes eux-mêmes et qui nous ont valu ce déluge d’œuvres tristes, réelles, découragées et décourageantes sous prétexte de vérité ; c’est contre cette tendance que je me suis sans cesse élevé, jugeant par le passé que le génie français est, avant tout, fait de lumière, de foi, d’esprit, de logique et de gaîté, et c’est en présence de ce que cette littérature, née d’un effarement, avait produit que j’ai protesté et que je protesterai toujours, réclamant à grands cris le succès pour tous ceux qui se révélaient par une pensée consolante ou par une idée généreuse.
Paris, janvier 1891.
Réalistes et Naturalistes
I. Alphonse Daudet. Numa Roumestan. — 1887.
C’est dans un dernier coin du quartier Latin, à l’Hôtel du Sénat, situé juste au milieu de la rue de Tournon, qu’Alphonse Daudet, arrivant de son pays, vit Gambetta pour la première fois. Gambetta était encore étudiant, mais déjà la table d’hôte se transformait pour lui en une tribune du bout de laquelle il tonitruait entre chaque plat ; pas de conversations, des discours, rien que des discours ! On s’imagine la joie avec laquelle Alphonse Daudet, un peu plus glacé à chaque pas qu’il faisait dans notre Nord, revit en ce bon gros garçon un rayon du soleil de là-bas. La camaraderie définitive, pour la vie, était scellée dès la première poignée de main entre les deux Méridionaux. Daudet, lui, venait « cultiver » les lettres à Paris ; terrible culture dans un terrain fait de bien durs cailloux. L’acharnement et surtout le talent eurent raison des résistances du sol, et la moisson d’aujourd’hui a plus que payé les labeurs du passé.
De cette intimité de Daudet et de Gambetta on s’est un peu trop empressé de conclure que Numa Roumestan n’était autre chose que le portrait du tribun, et, la malice s’en mêlant, plus le portrait paraissait chargé, plus on se complaisait à le trouver ressemblant ; il est si doux de brouiller des amis ! La conversation que je vais reproduire fixera, je l’espère, ce petit point de l’histoire contemporaine.
J’ai assisté à l’éclosion de Numa Roumestan, et je puis dire qu’en l’écrivant Daudet n’a voulu qu’opposer le Midi au Nord et faire ressortir les contrastes de caractère, de nature, qui surgissent entre un homme né sous le brûlant soleil de la Provence et une femme élevée dans les brumes du Nord. Le titre primitif de la pièce était : Nord et Midi, et ce n’est que parce que l’étude portait plus sur le Méridional que sur sa femme que l’auteur s’est décidé à conserver le titre de son roman.
Le Midi, Daudet le connaît plus que le vieux Méridional qui n’aurait jamais quitté son pays. C’est en s’éloignant de son tableau que le peintre en saisit mieux l’ensemble, en voit mieux saillir les défauts. Ce n’est qu’à Paris que Daudet a perçu l’intensité de la chaleur, l’éclat aveuglant de la coloration du Midi.
« — Resté là-bas, me disait-il dernièrement, je ne me serais peut-être jamais douté que mes compatriotes avaient de l’accent ! Non seulement de l’accent, mais une façon de dire, de comprendre et de manifester qui n’existe que chez eux. J’ai beau, ajoutait-il, m’être nordisé ici, à la moindre émotion, je sens en moi un Midi souterrain qui vibre et me redonne le la de ma race. Ah ! que je les connais, mes gens du Midi ! Je sais tellement leurs flamboiements subits, leurs émotions, leurs déchaînements ! Je les ai notés sur un calepin que j’ai ◀commencé▶ il y a dix-huit ans et que j’ai intitulé : Mon Midi. Et si je pouvais les oublier un instant, je les retrouverais tout de suite en moi ! C’est dans le sang ! Avant tout, nous sommes exagérés ; l’exagération, c’est l’explication de tout ce qui se passe là-bas. Le Méridional promet monts et merveilles, on sait qu’il ne tiendra pas ; il le sait aussi, mais on est ravi, on crie, on s’embrasse. Oh ! les beaux mensonges que les mensonges du Midi ! Là-bas on ment sans raison, sans intérêt, pour se faire plaisir ; et leurs crimes, quel autre caractère ils ont que ceux du Nord ; dans le Midi, ce sont de terribles improvisations ; poignée de main, dispute, meurtre, massacre, tout est venu ensemble. Oui, je les connais, mes Méridionaux ! Ils sont véhéments, douillets, geignards ! Le Malade imaginaire est absolument du Midi pour moi ; Molière l’a fait et voulu faire Méridional ; ses violences enfantines, ses injures : carogne ! coquine ! chienne ! tout cela c’est de la rage de notre pays ; et ses apaisements subits, caressants : m’amie ! mon cœur ! n’est-ce pas encore du Midi ? Jusqu’à son nom d’Argan qui n’est autre chose qu’Orgon, une petite ville provençale qu’on prononce Argan ; an au lieu de on ; voyez plutôt Roumestan ; il ne dit pas : non ! mais : nan ! nan ! Toutes ses exagérations sont celles de mes compatriotes.
« Je les sais toutes, je les ai écrites, trop soulignées peut-être, puisque je me suis fait chez eux des ennemis irréconciliables ; après mon Tartarin, j’ai reçu un sonnet dans lequel je suis traité de maufat, ce qui veut dire malfaiteur ; cela a été lu en public sous quelque soleil qui grillait l’orateur : Mistral en a empêché l’impression, sans quoi je l’eusse mis en tête de Roumestan. Oh ! ce Roumestan, ce qu’il m’a valu de ces injures, de ces énormités oubliées de part et d’autre juste une minute après qu’elles ont été dites ! On était arrivé à attacher tellement d’importance dans le Midi à ce personnage que je me souviens qu’un brave Marseillais m’a accosté un jour très sérieusement, en me disant en homme convaincu :
— Vous savez, depuis Roumestan, nous nous surveillons ! »
Toutes ces boutades, toutes ces anecdotes si bien racontées me revenaient en foule à propos de la représentation de Numa Roumestan, qui allait être donnée à l’Odéon. De la pièce je n’ai pas voulu parler, trouvant d’assez mauvais goût l’habitude prise maintenant de divulguer les secrets des autres, quand ces autres ont le malheur d’être des auteurs dramatiques.
J’estime qu’il faut donner à un artiste le temps d’avoir fini la toilette de son tableau, de sa pièce ou de sa statue, et le laisser seul juge du choix de l’instant où il trouve son œuvre digne du public. Aussi bien court-on le risque de signaler les beautés ou les faiblesses d’une scène qui sera coupée ; spectateurs, acteurs et auteurs ne sauraient que gagner à cette réserve.
On parle un peu trop, à Paris, et c’est d’un cancan qu’était venu une sorte de refroidissement entre Gambetta et Alphonse Daudet. Naturellement, on avait voulu voir dans l’incandescent Roumestan, avocat, député, ministre, l’homme qui devait former le grand cabinet, et on ne s’était pas gêné pour souligner à l’ami les prétendues perfidies de l’ami. Ajoutons qu’un éditeur de Dresde, qui avait publié Numa Roumestan, n’avait pas manqué, pour faire une belle réclame au livre, de révéler que, Roumestan, c’était Gambetta pris sur le vif. Daudet protesta, et il advint de sa protestation ce qu’il advient des protestations en France ; ou on ne les écoute pas, ou bien les gens n’y veulent voir qu’une confirmation de leur opinion. — Il nie, donc c’est vrai… il n’y a pas de fumée sans feu ! etc. Nous possédons tous les proverbes désirables à l’appui de la diffamation. Le portrait, d’ailleurs, était au fond si peu ressemblant que beaucoup de gens s’y reconnurent, et que M. Numa Baragnon fut à ce point convaincu que Roumestan c’était lui, qu’il écrivit à Ernest Daudet pour le prier de féliciter son frère et de vouloir bien rectifier un fait, c’est qu’on n’avait pas dételé sa voiture. Un homme considérable de Marseille disait encore dernièrement avec une certaine fierté à un de nos amis : « Croyez-vous qu’Alphonse Daudet m’a fait assez ressemblant ! »
La situation était devenue assez embarrassante pour ce dernier, qui ne voyait plus guère Gambetta. Un article qu’il avait fait paraître à propos du café de Madrid avait encore contribué à jeter du froid dans les relations. Un semblant de réconciliation avait cependant eu lieu, grâce à M. Hébrard, et Gambetta avait dit en passant, très gaîment, à Daudet : — À moi, tu sais, ça m’est égal, mais c’est pour les autres !
Un jour enfin, l’explication eut lieu.
On dînait chez un commun ami ; le romancier et l’orateur se trouvèrent placés l’un à côté de l’autre. Un banal — Bonjour ! comment vas-tu ? fut échangé ; pas un mot pendant le potage, silence à peu près complet pendant le premier plat. Décidément, pensait Daudet, il croit qu’il est mon Roumestan ! Vers le milieu du dîner cependant, Gambetta se pencha vers lui et lui dit : — Voyons, les mots que tu mets dans la bouche de Roumestan, les as-tu fabriqués ou entendus quelque part ? — La vérité, répondit Daudet, c’est qu’il y en a que j’ai pris au vol, mais j’en ai fait moi-même le plus grand nombre.
— Par exemple, continua Gambetta, le : « Quand je ne parle pas, je ne pense pas ! » qui est tellement de notre pays, où l’as-tu pris ? — Il est de moi ! — Eh bien ! c’est très drôle ; un de mes collègues du cabinet, qui est aussi du Midi, nous a dit l’autre jour au conseil : « Je ne pense qu’en parlant ! » Pour ne pas te le nommer, c’est Devès.
— Et de fait, ajoutait Daudet en rappelant cet entretien, leur propre bruit grise tous les vrais Méridionaux. Dites-leur : parlez ! ils parleront à l’instant, sur n’importe quoi ; ce sera d’abord un bruit, des ah ! ah ! puis des brou ! brou ! Peu à peu les mots viendront, puis les phrases, puis les idées ; à partir de ce moment les rouages de la machine sont échauffés, elle tourne à toute vitesse, et Dieu sait où elle peut vous mener !
Pour terminer la petite scène de réconciliation avec Gambetta, Daudet lui dit : — Tu penses bien que, si j’avais voulu te représenter, il m’était bien facile de te faire ressemblant : on ne s’y serait pas trompé un instant ; il est vrai que mon Roumestan a du ventre, mais tous les Méridionaux en ont à quarante ans, à moins qu’ils ne soient desséchés comme de vieilles dattes ; il n’y a pas de milieu !
Gambetta alors se tourna très affectueusement vers Daudet et lui dit : — Après tout, qu’est-ce que signifie ce qu’on dit ; attendons, tout se voit au bout ! Rappelle-toi ce mot du maçon qui tombe du cinquième étage et à qui un locataire du troisième demande : Comment cela va-t-il ? — Pas mal jusqu’à présent, répond le maçon, mais ça se verra au bout ! Et j’ai toujours laissé dire sans répondre. Fais comme moi !
Ce soir-là, la paix fut signée, sans qu’il y eût d’ailleurs jamais eu au fond d’hostilités, et Gambetta partit justement convaincu que lui et Roumestan faisaient deux.
Quant à la pièce qu’il vient de tirer de son livre, Daudet l’a écrite ou plutôt dictée en moins de vingt-cinq jours ; toutes les scènes, il les a jouées dans son cabinet, et cela avec cette exubérance, cette prodigieuse abondance qui tient à ce Midi qu’il a tant critiqué et qu’il aime tant, ce Midi bizarre qui est un reflet de l’Orient, même par le dédain des femmes qu’il déclare n’être pas des « genses », et qui dit : une femme, ce n’est pas une parente !
Ce qui n’empêche pas son héros Roumestan d’adorer sa femme, qu’il trompe, et son enfant, à qui il souhaite tous les bonheurs, parmi lesquels il range celui de lui ressembler ; ce qui serait de la fatuité pour un autre, mais qui, sous le soleil de Tarascon, devient une chose toute naturelle.
— Quand un Méridional vous parle, disait Daudet, transposez immédiatement comme font les musiciens, baissez, suivant la latitude, d’un, deux ou trois tons, et vous serez sûr d’être dans le ton naturel.
II. Paul Bourget. André Cornélis. — 1887.
C’est prodige de constater avec quelle rapidité un succès ou un insuccès se fait en matière de romans ou de pièces de théâtre. Avant même que certains livres signés de certains noms aient paru, les éditions se sont multipliées par commandes, et on est tout étonné, en lisant le roman d’hier publié par Lemerre, d’apprendre qu’il en est à sa dix-septième édition. C’est le cas d’André Cornélis, dont le succès était fait au lendemain de Crime d’amour. Aujourd’hui, M. Bourget est passé au budget des lecteurs, et je ne puis qu’en féliciter l’un et les autres.
En effet, il faut le dire, André Cornélis est l’œuvre maîtresse de M. Bourget, et j’ai le plaisir d’y trouver, outre l’esprit d’analyse, la dissection des sentiments les plus ténus, un drame plein de vie, d’émotion, et qui, sans procéder selon Edgar Poeb ou Alexandre Dumas dans l’Affaire Clémenceau, reporte involontairement l’esprit sur l’intensité d’intérêt qui est la marque de ces maîtres. Bien d’autres ont déjà parlé et vont parler sur la thèse soutenue par l’auteur ; il essuiera probablement des contradictions sur le détail ; quant au fond, il n’aura que des louanges méritées pour la façon dont la fable, si c’en est une, est conduite et se poursuit jusqu’au bout du roman.
Résumons l’ouvrage en deux mots : André Cornélis est un jeune homme qui devine que son beau-père, celui qui a épousé sa mère en secondes noces, est l’assassin de son père. L’enquête, naturellement manquée par la justice, il la refait lui-même, et tue le criminel de sa main, sans que sa mère, veuve une seconde fois, sache qu’il y a eu châtiment. Sur cette donnée, M. Paul Bourget a trouvé de grands accents, et je ne puis que renvoyer au livre pour y admirer les tempêtes de doutes, de demi-certitudes qui envahissent de leurs tortures le cœur et l’esprit du vengeur.
Il était quatre heures de l’après-midi, le lendemain, lorsque je me présentai à l’hôtel du boulevard de Latour-Maubourg. Je savais que, selon toute probabilité, ma mère serait sortie pour quelques visites. Je pensais aussi que mon beau-père ne se serait pas senti mieux à la suite de la course matinale qu’il avait faite, la veille, jusqu’au Grand-Hôtel. J’espérais donc le trouver au logis, peut-être couché. Ma mère, en effet, n’était pas là, et il était, lui, resté à la maison. Il se tenait dans ce cabinet de travail au plafond revêtu de sombres voussures de bois, aux murs garnis de cuir de Cordoue, couleur de feuille-morte et d’or, où nous avions eu notre première explication. Celle que je venais provoquer était d’une autre importance, et cependant j’étais moins ému cette fois-ci que l’autre. La certitude enfin possédée me procurait un calme singulier, au point que je me souviens d’avoir pu causer une minute avec le valet de pied qui m’introduisait et qui avait un enfant malade. Je me rappelle aussi que je remarquai pour la première fois, à travers une des fenêtres de l’escalier, un long et fumeux tuyau d’usine dressé, depuis cet hiver sans doute, par-delà le petit jardin. La liberté de mon esprit était donc intacte — il faut bien que je le reconnaisse pour être sincère jusqu’au bout — à la minute où je pénétrai dans la vaste pièce. J’aperçus aussitôt mon beau-père qui, plongé dans un grand fauteuil au coin de la cheminée dont la trappe était baissée, coupait les pages d’un livre nouveau avec un poignard à lame large, courte et forte. Il avait rapporté ce couteau d’Espagne, comme beaucoup d’autres armes qui traînaient un peu partout dans les diverses pièces où il habitait. Je comprenais maintenant à quel ordre d’idées se rattachait cette singulière manie. Il était habillé comme pour sortir, mais le caractère altéré de sa physionomie témoignait de l’intensité de la crise qu’il avait subie et qui pesait encore sur tout son être. Probablement mon visage, à moi, exprimait une résolution extraordinaire, car je reconnus à ses yeux, dès que nos regarda se furent rencontrés, qu’il venait de lire jusqu’au fond de ma pensée. Il me dit néanmoins un : « C’est toi, André, comme tu es aimable d’être venu… » qui me prouva, une fois de plus, le degré de son empire sur lui-même, et il me tendit une main que je ne pris pas. Cet étrange refus opposé à son geste d’accueil, le silence que je gardai pendant les premières minutes, la contraction de mes traits sans doute et mes yeux menaçants achevèrent de l’éclairer sur la disposition d’esprit dans laquelle je venais à lui. Tranquillement, il posa, sur la grande table qui tenait le milieu de la chambre et son livre et le couteau espagnol dont il venait de se servir. Il se leva, s’adossa au marbre de la cheminée, et, croisant les bras, me regarda de cet air altier qu’il savait prendre, et dont il m’avait humilié tant de fois, durant toute ma jeunesse. Je fus le premier à rompre le silence ; je lui dis, répondant à sa phrase gracieuse sur un ton de rudesse et le regardant, moi aussi, bien en face :
— Le temps des mensonges est passé.. Vous avez deviné que je sais tout ?…
Il fronça le sourcil comme cela lui arrivait quand il était en proie à une colère qu’il lui fallait dompter ; ses yeux soutinrent les miens avec une invincible fierté.
— Je ne te comprends pas…, me répondit-il simplement.
— Vous ne me comprenez pas ?… répliquai-je, soit ; je vais éclaircir vos idées… Ma voix tremblait en prononçant ces mots, car mon sang-froid ◀commençait▶ de s’en aller. La veille et dans ma conversation avec le frère, j’avais pu voir à plein l’infâme bassesse d’un drôle et d’un lâche. Tout au contraire, mon ennemi d’à présent, plus scélérat que l’autre cependant, trouvait le moyen de garder une espèce de supériorité morale, même à cette heure terrible où il sentait bien que son forfait allait se dresser devant lui. Oui, cet homme était un criminel, mais de grande race et sans vilenie. L’orgueil allumait toutes ses flammes sur ce front chargé de sinistres pensées, où la peur n’apparaissait point, non plus le repentir. Dans ses yeux, tout semblables à ceux de son frère, résidait une résolution farouche. Je sentis qu’il se défendrait jusqu’au bout. Il ne se rendrait qu’à l’évidence, et cette force d’âme déployée dans un pareil moment avait pour résultat de m’exaspérer. Le sang me montait à la tête et mon cœur battait plus vite, tandis que je continuais :
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Je crus qu’il allait tomber mort devant moi. Son visage se décomposait à mesure que j’allais, accumulant les faits précis, traquant son mensonge comme on traque une bête sauvage et lui prouvant que son frère s’était défendu, à sa manière, comme il se défendait lui-même. Il prit sa tête dans ses mains, tandis que j’achevais de parler, afin de comprimer les affolantes pensées qui l’envahissaient ; puis, me regardant de nouveau, mais cette fois avec des yeux où résidait un infini désespoir, il me dit, sans me tutoyer cette fois, précisément la phrase que m’avait dite son frère, mais avec quel autre visage, quel autre accent, quelle autre douleur !
— Cette heure aussi devait venir… Que voulez-vous de moi, maintenant ?…
— Que vous vous fassiez justice, répondis-je… Vous avez vingt-quatre heures devant vous… Si demain, à pareil moment, vous ne vous êtes pas tué, je livre les lettres à ma mère…
Toutes sortes de sentiments se peignirent sur cette face livide, pendant que je lui jetais ce tragique ultimatum avec une voix raffermie et qui n’admettait plus de discussion. J’étais debout, appuyé contre la grande table ; il s’avança vers moi avec une espèce de délire dans ses prunelles, qui cherchaient les miennes.
— Non, s’écria — t-il, non, André, pas encore !… Pitié, André, pitié !… Vois, je suis condamné, je n’en ai pas pour six mois à vivre… Ta vengeance, tu n’as pas eu besoin de t’en charger… Va, si j’ai commis une action terrible, crois-tu que je n’en ai pas été puni ?… Mais, regarde-moi, je meurs de cet effroyable secret… C’est fini. Mes jours sont comptés. Ce peu qui me reste, ah ! laisse-le-moi !… Comprends-le bien, je n’ai pas peur de mourir, mais me tuer, m’en aller en léguant cette douleur à celle que tu aimes comme moi… C’est vrai que j’ai osé, pour la conquérir, un crime atroce ; mais, depuis, est-ce qu’il s’est écoulé une heure, une minute, réponds, où je n’aie eu pour but son bonheur ?… Et tu yeux que je la quitte ainsi, que je lui inflige ce supplice de penser que, pouvant vieillir auprès d’elle, j’ai préféré partir, l’abandonner avant le temps ?… Non, André, cette dernière année, ah ! laisse-la-moi ! laisse-la-nous !… Puisque je te dis que je suis perdu, que je le sais, que les médecins ne me l’ont pas caché !… Dans quelques mois, fixe une date… si la maladie ne m’a pas emporté, alors tu reviendras… Mais je serai mort… Elle me pleurera, sans l’horreur de cette idée que j’aie devancé mon heure, elle si pieuse ! Tu seras là pour la consoler, pour l’aimer seul… Pitié pour elle, si ce n’est pour moi… Vois, je n’ai plus de fierté avec toi, je te supplie en son nom, au nom de son cœur dont tu connais la tendresse… Tu l’aimes, je le sais ; je l’ai bien deviné, que tu lui cachais tes soupçons pour lui épargner une douleur… Je te le dis encore une fois : ma vie est un enfer, et je te la donnerais avec délice pour expier ce que j’ai fait ; mais elle, André, mais elle, ta mère, et qui n’a jamais, jamais nourri une pensée qui ne fût noblesse et pureté, non, ne lui impose pas cette torture…
— Des mots, des mots, répondis-je, remué malgré moi jusqu’au fond de l’âme par l’explosion de cette souffrance où j’étais bien forcé de reconnaître un accent sincère ; c’est parce que ma mère est noble et pure que je ne veux pas qu’elle soit un jour de plus la femme d’un ignoble assassin… Vous vous tuerez, ou elle saura tout…
— Ose-le donc ! répliqua-t-il, rendu soudain à l’orgueil naturel de son caractère par la férocité de ma réponse, ose-le donc !… Oui, elle est ma femme, oui, elle m’aime ; va lui parler et l’assassiner toi-même avec cette parole… Tu le vois bien… Tu pâlis à cette seule pensée… Je t’ai bien laissé vivre, moi, à cause d’elle, et crois-tu que je ne te haïsse pas autant que tu me hais ?… Je t’ai respecté pourtant, parce que tu lui étais cher, et il faudra bien que tu fasses de même avec moi ; entends-tu, il le faudra bien…
C’était lui qui commandait maintenant, lui qui menaçait. Comme il avait lu dans mon âme pour se tenir devant moi dans une attitude semblable !… Et la passion se déchaînait en moi, furieuse. J’apercevais la vérité de ma situation. Cet homme avait aimé ma mère assez follement pour l’acheter au prix du meurtre de son plus intime ami, et il l’aimait assez profondément, après tant d’années, pour ne pas vouloir perdre un seul des jours qu’il pouvait encore passer près d’elle. Et c’était vrai aussi que je ne trouverais jamais en moi l’énergie de révéler ce mystère affreux à la pauvre femme. Je me sentis soudain exalté par la colère, au point de perdre tout empire sur ma frénésie intérieure : « Ah ! m’écriai-je, puisque tu ne veux pas te faire justice toi-même, meurs donc tout de suite !… » J’étendis le bras, je saisis le poignard qu’il venait de poser sur la table. Il me regarda sans trembler, sans reculer, m’offrant sa poitrine pour mieux braver ma rage d’enfant… J’étais à sa gauche, ramassé sur moi-même et prêt à bondir. Je le vis sourire de mépris, et alors, de toute ma force, je le frappai avec le couteau dans la direction du cœur. La lame entra jusqu’à la garde. J’eus à peine fait cela que je reculai, fou de terreur devant ce que je venais d’oser. Il jeta un cri. Une angoisse terrible se peignit sur son visage, il porta la main droite sur sa blessure comme pour arracher le poignard. Il me regarda, paralysé par une insoutenable souffrance. Je vis qu’il voulait parler ; ses lèvres remuèrent, mais aucun son ne sortit de sa bouche. L’expression d’un suprême effort passa dans ses yeux, il se tourna vers la table, il prit une plume qu’il eût encore l’énergie de plonger dans l’encrier, il traça deux lignes sur une feuille de papier à sa portée, il me regarda encore, ses lèvres remuèrent de nouveau, puis il tomba comme une masse.
Je le répète, le livre de M. P. Bourget est une œuvre de premier ordre et qui accentue définitivement la personnalité de l’auteur.
III. Émile Zola. La Terre. — 1887.
Assez embarrassé pour rendre compte de la Terre, le roman que publie Charpentier, le hasard me fît rencontrer Émile Zola vendredi dernier, flânant boulevard Malesherbes, à quelques pas de la statue d’Alexandre Dumas. J’allai à lui ; il sortit de sa rêverie et nous nous serrâmes la main en gens qui se connaissent depuis vingt ans. Je lui expliquai mes scrupules ; il en fut sincèrement étonné, et la conversation, devenue bientôt une discussion amicale, s’engagea entre nous. Je la reproduis ici presque toute, par demandes et par réponses, un peu à la façon de certains entretiens devenus classiques ; mais sans me réserver, comme la plupart de ceux qui les rapportent, des triomphes faciles en faisant dire des bourdes à leur interlocuteur pour avoir le plaisir de les réfuter. Voici notre dialogue, aussi fidèlement que ma mémoire me le rappelle :
— Mais enfin, me dit Zola avec un peu d’impatience, que me reproche-t-on de nouveau, et en quoi la Terre a-t-elle pu effaroucher tant de pudeurs à la fois ?
— Voyons, réfléchissez avant de protester. J’ouvre votre livre aux premières pages et qu’est-ce que j’y vois ? l’éternelle petite fille de l’école naturaliste conduisant la vache au taureau.
— Qu’importe si je l’y mène à ma façon ; oui, je refais ce qui a été fait, mais avec mes observations personnelles et sans me préoccuper des autres !
— Entendons-nous ; vous savez très bien que ce n’est pas au point de vue littéraire qu’on peut vous attaquer. Le lecteur, le bourgeois, comme les auteurs, nous appellent dédaigneusement quand nous ne sommes pas de leur avis, jugent qu’il est certains tableaux qui doivent ou ne pas être faits, ou rester retournés contre la muraille. En un mot, je trouve que vous insistez trop, beaucoup trop, sur l’acte de la génération. Liriez-vous jamais à haute voix, devant des femmes, une page comme celle que je vous cite ?
— Certainement, non !
— Eh bien ?
— Si un roman doit être écrit uniquement pour la société dans laquelle on vit, s’il doit se conformer à ses règles, ne blesser aucune des convenances admises, j’ai tort. Mais, si un roman est une œuvre de science et d’art s’adressant à l’humanité tout entière, au-dessus du moment et du code social, visant à un absolu de vérité, j’ai raison. Les convenances n’existant pas pour moi, jamais je ne tiens compte du pacte mondain du public, parce que l’œuvre lui est supérieure et le dépasse.
— Est-ce une raison pour donner tant de détails sur cet acte dont la description n’appartient qu’à des livres de science qu’on tient enfermés dans sa bibliothèque ?
— Mais on y tient enfermés aussi les contes de La Fontaine, les confessions de Jean-Jacques, Rabelais, Montaigne, Voltaire ; qu’importent les tableaux si la question d’art y domine ? Quant à cet épisode de la vache et du taureau qui vous offusque, je l’ai pris à un bas-relief antique !
— Ce que vous n’avez pas pris au bas-relief antique, qui d’ailleurs figurerait mal dans un salon, ce sont vos descriptions des horribles amours de vos paysans, disciples repoussants de Malthus. C’est votre précision dans le détail qui a soulevé contre vous cette tempête. Et puis, franchement, n’est-ce pas un spectacle, triste, écœurant, avilissant pour la nature humaine que ce double accouchement de la femme et de la vache, côte à côte ?
— J’ai souvent déclaré que je ne comprenais pas, en art, la honte qui s’attache à l’acte de la génération. Aussi ai-je le parti pris d’en parler librement, simplement comme du grand acte qui fait la vie ; et je défie qu’on trouve dans mes livres une excitation au libertinage ! C’est comme pour l’accouchement que vous me reprochez, j’estime qu’il y a là un drame aussi saisissant que celui de la mort.
Nous avons cent morts célèbres en littérature. Je m’étais promis de tenter trois accouchements : les couches criminelles et clandestines d’Adèle, dans Pot-Bouille, les couches tragiques de Louise, dans la Joie de vivre ; et je viens, dans la Terre, de donner les couches gaies de Lise, la naissance au milieu des éclats de rire. Ceux qui m’ont accusé de salir la maternité n’ont rien compris à mes inventions. Oui, le paysan, si sa femme et sa vache sont grosses en même temps, s’inquiétera plus peut-être de la vache. Allez-y voir ! Quant à l’acte de la génération, j’ai au contraire cherché à le relever en le traitant d’une façon simple et biblique. Comme tout ce qui est vrai, j’ai voulu, je le répète, le faire entrer dans la littérature.
— Un roman est un livre qui peut et qui doit tomber sans danger entre les mains de tous.
— Si vous le trouvez dangereux, ce que je conteste, mette-le dans votre bibliothèque avec les ouvrages que je vous disais tout à l’heure ; mais quels livres ferait-on, si on s’arrêtait à toutes ces considérations, quels tableaux, quelles statues ? Comment ! vous admettez la nudité au Salon, dans les parcs, et vous ne la permettriez pas dans les livres ?
— Nous avons la feuille de vigne dans les parcs.
— Je ne la veux pas dans un livre ; elle ne fait que souligner ce qu’on cherche à cacher… et puis, où voyez-vous du mal à…
— Autre chose, s’il vous plaît. Vous venez de faire de moi un accusateur public, j’accepte le rôle et je continue. Eh bien ! je vous accuse d’insister justement beaucoup trop sur des passages qui devraient être esquivés ; vous avez dans votre roman une maison de prostitution, qu’on ne voit d’ailleurs pas, mais qui est faite pour effaroucher les moins bégueules.
— Mais ce n’est qu’une plaisanterie, et en dessinant ce petit personnage de jeune fille, soi-disant ignorante de tout, et qui veut relever la maison, je n’ai voulu qu’égayer un peu ce coin du roman. Le fait n’est d’ailleurs pas inventé complètement, et je me souviens que Flaubert me racontait qu’avec Bouilhet ils avaient vu un brave homme de paysan, escorté d’une charmante jeune fille de seize ans, la sienne, venir demander à la sous-préfecture la permission d’ouvrir une maison de tolérance !
— Mais tout ce qui est vrai n’est pas beau à montrer, et il est des gens qui aiment mieux ce qui est agréable que ce qui est repoussant.
— La question d’art domine tout.
— Ah ! par exemple, lui dis-je en riant, vous n’allez pas me soutenir que dans votre personnage de Jésus-Christ, qui, comme vous le dites, « était très venteux », et passe sa vie à p…, il y ait une question d’art !
Ici Zola ne put s’empêcher de sourire, malgré la gravité du débat.
— Pardon, je vous ai dit que je n’avais rien inventé. Remarquez d’abord que ce mot, qui vous choque et qui ne représente qu’un acte naturel, n’est écrit qu’une seule fois dans le livre.
— Qu’importe, si la chose est partout !
— Je ne l’ai point inventée !
— Je l’espère bien !
— Mais il n’y a pas un mot sur ce sujet que je n’aie entendu, pas une plaisanterie que je fasse autre chose que rapporter ! Tous les paysans trouvent là leur plus grande gaîté, et nos vieux auteurs ne se gênent pas pour en parler. L’antiquité égyptienne, l’antiquité romaine avaient des autels pour les divinités qui représentaient ce que vous appelez une incongruité, et, outre les ouvrages spéciaux, il existe en France cinquante sociétés diplômées de francs-p… ! Saint-Augustin lui-même…
J’arrêtai Zola sur cette pente dangereuse et changeai de sujet :
— Avouez du moins que vos paysans sont des exceptions, et que vous avez accumulé pour les représenter tous les crimes que collectionne la Gazette des Tribunaux !
Sur ce point encore, Zola ne voulut point céder.
— Je ne dis pas que mon esprit ne me porte pas à voir la nature en noir, mais je vous affirme qu’à part quelques exagérations nécessaires à mon roman le paysan est bien comme je l’ai fait, et qu’il puise dans son amour pour la terre tous les mauvais sentiments ; prenez un à un mes personnages, ils ne naissent pas criminels, ils le deviennent, et tout cela par avidité, pour posséder une parcelle de cette terre qui est l’éternelle convoitise de leur vie. Je n’ai du reste pas mis que des paysans dans mon roman, et le Jésus-Christ est un ex-troupier d’Afrique, un rouleur de villes, un braconnier, un maraudeur ; si c’est un paysan, c’est un paysan déclassé. De même pour Jean… Vous me reprochez de ne lui pas faire venger sa femme, qu’il sait assassinée par son beau-frère et sa sœur ; mais il ne se tait que pour obéir justement à sa femme qui, comme les autres paysans, entendait qu’on lave son linge sale en famille. Jean, quoique son mari, est un étranger, et jamais à la campagne on ne se trahit devant l’étranger ! les deux petits enfants qui ont vu brûler leur grand-père ne souffleront pas mot ! ils savent déjà qu’on ne dit rien de ce qui se passe dans la famille des paysans.
— Mais pourquoi ne nous présenter que des monstres !
— Ce ne sont pas des monstres ; ils sont comme cela ; il n’y a pas d’êtres parfaits, pas plus à la ville que dans les champs, à moins qu’on ne les fabrique, ce que je ne pourrais pas faire. Je sais que je ne suis pas consolant, mais je n’ai pas fait mon roman pour être consolant ; je ne sers que la vérité, et je ne me soucie pas de satisfaire ou de reposer. Je suis pessimiste, soit ; mais est-ce ma faute ?
Ici, Zola cessa de parler, puis, après un moment de silence dans lequel je devinais bien des impatiences et des révoltes :
— Voyons, me dit-il avec un peu d’amertume d’abord et d’émotion ensuite, il faut que je sois bien naïf, bien innocent, car je suis toujours étonné quand j’entends les critiques qui me sont faites ; je dépeins la vie comme je la vois, mais je ne croyais pas la faire si noire. Je croyais avoir fait autre chose !… Comment arrive-t-il que ce que je travaille avec tant de soin, tant de souci de la vérité, se transforme dans mes mains ! Mais pour écrire ce roman, j’ai fait un monde de recherches, et sur la terre et sur la propriété, sur ses origines ; j’ai vécu avec des socialistes, avec des anarchistes ; je les ai consultés sur tous les points, j’ai lu tout ce qui est relatif à la politique des campagnes, j’ai étudié Malthus à fond, et tout cela passe inaperçu, et je n’ai écrit que des « cochonneries » ! Mais enfin, quelqu’un doit le constater, il doit bien rester dans mon livre la trace de mes intentions !
Devant cette émotion sincère d’un grand écrivain, d’un homme de haute conscience, il faut le dire, je dus arrêter mon espèce d’interrogatoire. Je me sentais devenu involontairement cruel en regardant Émile Zola qui, comme il arrive à tous les grands artistes, se trouvait en proie à ce supplice, le plus pénible, à douter, ne fût-ce qu’un instant, de lui-même.
— Comment, lui dis-je, l’homme qui, dans la Terre, a écrit ces merveilleuses et puissantes pages des semailles, celui qui a peint ce tableau de maître où l’on voit un enfant conduisant le vieux paysan Fouan, ce grand roi Lear des plaines de la Beauce, la scène si étonnamment vraie de la cession des biens chez le notaire, l’orage de grêle, et vingt passages de ce livre, dont le moindre suffirait à la gloire d’un romancier, comment peut-il ne pas accorder qu’il s’est trompé en insistant sur certains points qui offensent le goût du lecteur ? Pour être vraies, toutes choses ne sont pas bonnes à être reproduites.
La nature a voulu que notre vue, nos oreilles, notre goût, notre odorat aient leurs exigences, et vous ne nierez pas qu’elle ait créé les choses qui les charment et celles qui leur répugnent. Une mélodie, un parfum, un mets savoureux vous attirent et vous retiennent ; mais si naturelles qu’elles soient, si le hasard nous mène à une cacophonie, à une puanteur, nous nous éloignons d’instinct. Pourquoi voulez-vous nous peindre toutes les laideurs, les infirmités morales et physiques, vous qui savez si bien nous montrer, quand vous voulez, le ciel bleu, les plaines qui roulent sous le vent des vagues de blés d’or ?
Certes, il faut se défier du charme quand même, et tout ne doit pas être rose et sucré dans la nature ; mais les oppositions sont également dans la nature, et le noir n’existerait pas si le blanc n’était pas inventé. Et puis, pour vous dire le fin mot, une école qui, à votre corps défendant, j’en suis certain, s’est formée autour de vous et qui n’a pris que vos défauts, a trop maladroitement souligné cet amour du laid qu’on vous reproche, en ne voyant que lui dans votre œuvre, et en l’exagérant encore.
Si je vous dis ces choses, c’est que, comme tout le monde, je vous place dans les forts et dans les grands, et que je comprends mieux le géant de Victor Hugo, se dressant pour prendre des aigles dans les airs, que se baissant pour étudier des mouches sur des vilenies au pied des murs. Et pour bien vous résumer ma pensée, voyez ce que vous aurez à souffrir comme écrivain si le succès incontestable que va avoir La Terre était dû plutôt à quelques pages qui froissent brutalement les convenances sociales qu’à ces qualités indiscutables qui ont fait de vous un des plus grands romanciers français.
Sur quoi, nous nous quittâmes bons amis et sans nous être fait l’un à l’autre la moindre concession. Nous nous étions seulement renforcés dans nos opinions, comme il arrive toujours depuis qu’on a inventé les discussions, qu’elles soient politiques ou littéraires.
* *
Un mot personnel, avant de finir avec M. Zola. Dès le lendemain du jour où a paru l’article qui précède j’ai reçu, je dois l’avouer, un assez grand nombre de lettres où l’on me reprochait d’avoir traité trop doucement M. Émile Zola. Je me contente, pour ce grief, de renvoyer mes correspondants à mon article, en les priant de prendre la peine de constater que tout ce qu’ils disent je l’ai dit avant eux. Mais j’avouerai cependant que ma critique s’arrête toujours à un certain point et que je ne puis m’empêcher de saluer une belle peinture dans quelque cadre qu’elle se présente. J’oublie parfois, devant le talent, mon métier de critique, comme un chasseur qui, trouvant au bout de son fusil une perdrix ou une caille, se met à admirer la beauté de son vol, à écouter la joie de sa chanson, sans penser à tirer dessus.
IV. Abel Hermant. Le Cavalier Miserey. — 1887.
Voici un livre qui fait en ce moment sensation, il est intitulé : Le Cavalier Miserey, 21e chasseurs. Auteur, M. Abel Hermant (Charpentier, éditeur). C’est une des meilleures études sur les mœurs militaires contemporaines qui aient paru jusqu’à ce jour.
Le roman, qui sert à mettre en scène toutes les phases de la vie du soldat, est des plus intéressants ; il faut avoir vécu de la vie militaire pour arriver à ce point de vérité : le pauvre Miserey est un soldat comme les autres, un peu plus faible ; il aime, il est trop aimé ; il boit, on le dégrade ; rien de plus poignant que la scène de la dégradation ; il y a là des pages écrites de main de maître.
Nous croyons être agréables à nos lecteurs en leur donnant un extrait de ce livre vigoureusement et sincèrement écrit : La mort du cheval.
Il faisait tout noir dans la chambrée. Miserey chercha son lit à tâtons, posa au petit bonheur son shako sur la planche, déborda la couverture, accrocha son sabre bruyamment.
Son voisin l’appela tout bas : « Brigadier !… Brigadier Miserey !… »
— Qu’est-ce que tu parles ?
— C’est Dallas… Le vétérinaire, il a dit que, pour cette fois, il est perdu…
— Allons !…
— Oui… On l’a mené à l’infirmerie… Même que le garde-écurie ne voulait pas le mener, parce qu’il tombait par terre tous les dix pas… Alors M. Gresset a dit comme ça que je le mène, moi, puisque vous n’étiez pas présent à l’appel, et que vous paierez toujours bien le café… Seulement, un sale truc, c’est qu’on ne peut pas quitter d’une minute… Faut le promener, faut le frotter, faut le promener… Y a un homme qui est après… Je crois bien que c’est Claveyrolas… C’est malheureux, un homme de la classe qui écope une corvée comme ça !… Mais M. Gresset a dit comme ça que vous lui paierez bien aussi le café.
Miserey dit : « J’y vais. »
Dans l’obscurité, il ne put mettre la main sur sa calotte et sur son bourgeron. Il prit son képi, son dolman qu’il venait d’enlever, et descendit l’escalier en se boutonnant. Il traversa la cour, pas gymnastique.
La nuit était fraîche, mais très pure. Miserey sauta le talus de la petite carrière, devant le manège, et marcha plus lentement, péniblement, dans la terre labourée. Il sauta le talus de l’autre côté, se trouva devant la porte grande ouverte de l’infirmerie des chevaux. Il vit la silhouette noire de Dallas flageolant sur ses hautes jambes. Le cheval marchait à pas raccourcis derrière l’homme, en balançant la tête. Comme il s’était roulé encore dans la stalle, il avait du fumier jusque sur l’épine du dos.
Les plaies de l’avant-veille, aux hanches, aux jarrets, à la pointe de toutes les saillies d’os, s’étaient rouvertes et suppuraient. Les plaies fraîches qu’il s’était faites ce soir saignaient, et les poils se collaient en mèches sur son ventre et sur ses flancs. Mais ce qu’il y avait de plus atroce à voir, c’était le hérissement de sa crinière, l’embroussaillement de sa queue, et l’affreuse douleur qui dilatait son gros œil rond, à fleur de tête.
Miserey prit le bout du bridon, dit à Claveyrolas : « Va-t’en », et resta seul avec son cheval qui allait mourir.
Alors il ◀commença▶ une interminable promenade. Il marchait le nez en avant, dormant debout, les mains croisées derrière le dos, et retenant à peine l’extrémité du bridon qui flottait. La cour de l’infirmerie était carrée, vide, sauf les deux abreuvoirs, pareils aux auges de la cour d’honneur. Le mur qui la bornait d’un côté était le mur même du quartier ; par-dessus, on voyait les toits de la place des Chartreux, et un bouquet d’arbres tout noirs, sans feuilles derrière lesquels une lune énorme et rousse montait lentement.
Les constructions basses qui achevaient d’enclore le carré de la cour s’enveloppaient dans la paix profonde des hôpitaux et des couvents. Une odeur de pharmacie flottait tout autour. Une lumière indiquait la fenêtre du sous-officier attaché à l’infirmerie des chevaux. Cette lumière s’éteignit.
Miserey fit halte devant la porte de l’écurie. Il palpa Dallas, le trouva moins frissonnant et moins fiévreux. Alors il le fit rentrer, et le bouchonna. Dallas tressaillait d’aise et secouait sur son grand corps toute sa peau mobile. Puis il se coucha, la tête allongée sur la jambe gauche, et ne bougea plus. Miserey s’assit dans la litière à côté de lui ; mais comme Dallas ne paraissait plus souffrir, malgré la tristesse de son attitude et de son regard, il sortit un instant, pour respirer l’air pur, hors de cette atmosphère alourdie par la fièvre des chevaux. Il alla s’accouder au parapet du gué où l’on baignait les chevaux fourbus derrière l’écurie : un canal court, droit, où l’eau, qui reflétait les étoiles, s’approfondissait, entre ses deux rives de pierre, de toute la hauteur du ciel renversé.
Après, il rentra : Dallas n’avait pas remué. Il se fit un lit dans une stalle vide, et ferma les yeux ; mais il lui fut impossible de dormir, et il se leva, se promena.
En face de la rangée de trois stalles où Dallas était couché, il y avait trois boxes. Dans celui du milieu, le travail. Miserey examina les chaînes, les poulies, tout le système ingénieux qui sert à suspendre les chevaux.
Une jument qui avait appartenu au capitaine Weber, occupait le boxe, soutenue par une large sangle sous le ventre, le bout des sabots touchant le sol, mais ne portait pas le poids du corps. Elle avait reçu un coup de pied au bras, un coup de pied terrible qui avait brisé l’humérus au-dessus de l’articulation, fendu les muscles, mis l’os à nu.
Et maintenant, elle se tenait immobile, raide, comme un modèle de cheval en bois, grandeur nature, dans la boutique d’un sellier. Elle pouvait cependant avancer et reculer, car les chaînes qui supportaient toute la machine étaient fixées à des roues qui glissaient sur des rails. Et parfois Miserey voyait la jument se mouvoir tout d’une pièce, sans plier les genoux et sans lever les jambes.
Les roues bien graissées ne faisaient pas de bruit. Un filet d’eau, conduit par un tube de caoutchouc, baignait la blessure béante nuit et jour, et la bête jetait des regards peureux sur la mare qui s’élargissait et qui s’écoulait à ses pieds.
Miserey revint s’asseoir à côté de Dallas, le caressa très doucement, puis se coucha, sa tête appuyée contre l’épaule du cheval.
Comme ses yeux se fermaient déjà, il sentit tout le corps de l’animal agonisant trembler contre lui. Il n’eut que le temps de se relever : Dallas tendait ses jambes, envoyait des coups de pied convulsifs dans le vide. Puis, il se dressa deux fois et roula sur le flanc. Et par un dernier effort, il se mit debout. Puis, il resta ainsi, paralysé, l’encolure longue, hideux, hérissé de pailles.
Vraiment, il avait maigri de moitié depuis une heure. Miserey eut peur, tout seul avec cet être souffrant, dans la nuit, près de l’autre jument suspendue par les sangles du travail, et glissant comme une ombre, sans aucun bruit. Il recula jusqu’au fond de l’écurie, s’appuya contre le mur.
Dallas poussa un affreux gémissement, comme pour l’appeler. Il s’approcha en murmurant : « Oh ! mon Dieu ! Oh ! mon Dieu ! » Et ne sachant que faire pour le soulager, il prit une poignée de paille, le frotta encore. Ses flancs creux, où la peau flasque était comme décollée, avaient les mouvements réguliers et puissants d’un soufflet de forge. Miserey lui parla. Il répondait par des han lugubres, du fond de la poitrine. Après cela, son essoufflement se calma. Miserey ouvrit la porte de l’écurie et le tira dehors.
Comme la nuit était fraîche et comme il y avait des étoiles ! L’horloge sonna un seul coup. Miserey eut la curiosité de savoir l’heure, et se hasarda hors de l’infirmerie. Décidément Dallas était mieux. Il allait lentement, mais sans buter. Jusqu’à la petite carrière, le voyage fut très long. Mais sur le terrain mou, le cheval marcha plus commodément. Puis il s’arrêta, fatigué. Il se coucha un instant, se releva, et repartit de lui-même, en tirant sur le bridon, comme pour faire entendre à son maître que cette promenade lui plaisait et qu’il voulait aller plus loin.
Enfin ils arrivèrent à la grande cour. Miserey s’avança jusqu’au milieu, s’arrêta en face de l’horloge et regarda fixement. Ses yeux finirent par distinguer les aiguilles : il lut une heure et quart. Il ramena ensuite le cheval à l’écurie, le fit rentrer dans la stalle et le frictionna de nouveau.
Dallas le reconnaissait. Il se frottait à lui.
Tout à coup il se laissa tomber comme une masse. Et il resta inerte, tout triste, sentant les approches de la crise. Il poussa des hennissements prolongés. Miserey se recula. Et dès qu’il ne sentit plus Miserey contre lui, il se roula, se tordit, battit les bas-flancs et le mur de sa tête et de ses pieds. Puis, il s’allongea encore, prostré, tournant vers Miserey son œil souffrant et doux, toute la langue tirée hors de la bouche, avec de l’écume aux lèvres.
Miserey était fou. Il ne savait que faire, où aller. Il parlait à son cheval sur un ton de prière et lui demandait : « Qu’est-ce qu’il te faut ?… Qu’est-ce que tu veux ?… » Il lui jetait ses bras autour de l’encolure avec l’instinctif mouvement de le retenir et de l’empêcher de mourir sous ses yeux. Et ensuite, il lui criait : « Mais ne reste donc pas couché comme ça ! » Et il lui donnait des coups de pied dans la croupe, le tirait par la queue. Le cheval reposait sa tête sur la litière et se laissait traîner par terre passivement.
Les douleurs sourdes qui lui torturaient le ventre s’apaisèrent. Il se releva de lui-même avec une gaîté de convalescent ; il alla vers la porte, voulut sortir. Et Miserey, comme ceux qui n’osent plus rien refuser à un malade désespéré, prit le bout du bridon, l’emmena dans la cour.
Ils tournèrent tout autour de l’infirmerie. Dallas voulut boire aux abreuvoirs, mais Miserey l’empêcha, craignant de réveiller ses coliques ; puis il descendit vers le gué, mouilla la pince de ses sabots, eut peur de son image réfléchie par l’eau calme, et recula vivement, faillit s’abattre.
Miserey se hasarda de nouveau hors de l’infirmerie, fit tout le tour de la carrière, passa devant le manège, derrière les écuries du deuxième, traversa la cour d’honneur en biais. Dallas marchait avec des tremblements ; on eût dit qu’il ne pouvait plus supporter le poids de son encolure longue et maigre. Il flairait, comme un chien, le sable, avant d’y poser ses pieds. Souvent il s’arrêtait, comme pour trembler tout à son aise, et avant de repartir, il dressait le cou, aspirait une grande bouffée d’air, faisait les premiers pas maladroitement. Ses yeux s’injectaient de sang, son regard était féroce comme celui d’un animal enragé qui va mordre.
Miserey ne faisait plus attention à lui. Il allait toujours tout droit, sans réfléchir, vers les cantines. Si bien qu’il faillit tomber dans le rond de voltige. Et au même instant il sentit un poids au bout du bridon qu’il tenait négligemment ; il se retourna : Dallas venait de s’abattre.
Une rage le prit. Il eut un accès de colère brutale. Il tapa dans le cheval en criant : « Mais, foutre ! il faut pourtant bien que je te reconduise jusque là-bas ! » Et il regarda du côté de l’infirmerie qu’on ne distinguait point dans les ténèbres. Il fut effrayé du chemin qu’il avait à faire pour ramener son cheval mourir dans l’écurie.
— Allons !… Un peu de poil, ma vieille !… Debout, Bidel !…
Et il essaya de le ranimer par des caresses. Dallas se remit debout, résigné, fit un effort pour marcher. Ses jambes de devant se croisèrent. Il s’arrêta. Puis il repartit, battant avec sa tête la mesure de son pas rythmé.
Mais, au beau milieu de la cour, Miserey fut cloué sur place par la résistance du bridon qu’il tirait. Dallas était arc-bouté sur ses jambes, l’œil sanglant, la crinière échevelée, immobile et comme pétrifié. Miserey donna des saccades, des coups de sonnette, mais le cheval retrouvait au dernier instant, pour résister à l’action des rênes, la dureté de ses barres insensibles et l’indocilité de sa bouche de fer.
Bientôt, ce fut lui qui secoua la tête et qui fit des efforts pour arracher le bridon des mains de Miserey. Parfois toutes ses forces s’évanouissaient, il vacillait sur place, Miserey reprenait l’avantage, mais lorsqu’il voulait attirer le cheval à lui, il ne parvenait pas à le faire avancer, il ne réussissait qu’à l’agenouiller par terre.
Et enfin, ce fut le cheval qui triompha. Les rênes échappèrent aux doigts crispés de Miserey. Dallas pointa de toute sa hauteur, fantastique dans la nuit. Mais comme ses reins étaient brisés, ses jarrets amollis, il manqua du derrière, s’abattit à la renverse, et roula sur le flanc gauche. Miserey s’était jeté de côté. Il courut vers le cheval en criant : « Oh ! oh ! » malgré lui. Dallas était raide, les quatre jambes droites comme des poteaux. Puis il geignit ; tout son corps frissonna plusieurs minutes, comme une gelée inconsistante. Et il creva.
Presque aussitôt deux heures sonnèrent. Miserey, hébété, se demandait comment cette idée folle avait pu lui venir d’amener son cheval agonisant si loin de l’infirmerie, il eut l’idée plus folle encore de le tirer par terre sur les cailloux. Mais il y renonça. Et il resta debout près du cadavre, sans songer à rien.
Puis, il entendit dans les écuries voisines le grincement des chaînes, le piétinement des chevaux que l’approche du premier repas réveillait trois heures d’avance ; et il pensa que jamais plus son cheval ne s’impatienterait ainsi, que jamais il ne plongerait ses naseaux dans la mangeoire pleine d’avoine, que jamais plus il ne tirerait brin par brin les tiges luisantes du foin sec et les longues pailles dorées. Alors il ne sentit plus que le désespoir de l’avoir perdu, et il souffrit de tout son cœur, comme si la bête couchée là était une personne, comme si de cette charogne une âme venait de s’envoler.
Il s’assit sur la croupe maigre, il caressa les muscles raidis, les côtes détachées de la chair, le chapelet douloureux des vertèbres. Il se pencha vers l’oreille racornie et appela son cheval à voix basse. Il pleurait, avec de violents sanglots qui communiquaient leur tremblement à cette dépouille tiède.
Et lorsque ses larmes ne coulèrent plus, il resta encore assis sur la croupe de Dallas, accoudé à sa poitrine, la tête renversée, regardant les étoiles du ciel. Il se fit en lui une clarté. Un flot d’idées lui monta au cerveau. Cette vision de la mort le tira de sa songerie animale d’homme du peuple, l’éleva bien au-dessus de lui-même ; et pour la première fois peut-être, il rêva…
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Je n’ai pas voulu interrompre par une seule réflexion ce beau récit fait de vérité et de sensibilité. M. Abel Hermant est parmi les jeunes un de ceux sur qui on doit compter, s’il consent à ne pas se laisser entraîner dans l’église d’analystes outranciers analysant jusqu’à leurs analyses, et qui appellent à grands cris des fidèles.
V. Jules Claretie. Candidat ! — 1887.
La Comédie-Française, en gagnant en M. Jules Claretie un habile administrateur, avait fait perdre à la littérature un de nos écrivains les plus estimés ; tout au moins était-ce à craindre. Heureusement, entre les répétitions et les mille travaux qui renaissent chaque jour dans un théâtre, M. Jules Claretie, par un prodige d’activité, a pu remettre en ordre les pages d’un roman des plus intéressants, publié il y a deux ans dans l’Illustration. Le livre vient de paraître chez Dentu sous le titre de Candidat ! On devine que, sous une action romanesque, l’auteur a réuni une suite d’observations d’études du monde et des pratiques de la politique. Je trouve au cours de ma lecture ce croquis si vrai du distributeur de journaux et de bulletins de vote à la veille et au jour d’une élection. Le candidat, un ancien officier, rencontre un de ses soldats d’autrefois vendant un journal contenant des calomnies horribles sur son caractère.
Verdier regardait dans les prunelles Poniche très embarrassé.
— On te paye cher pour ce métier-là ?
L’ancien soldat ne répondait pas
— Voyons, Poniche, dit le commandant, tu sais bien qu’il n’y a pas un mot de vrai dans tout ce que ce petit papier raconte contre moi ?
Poniche eut un sourire de mépris en regardant les journaux qu’il portait.
— Pas un mot, mon commandant. À qui le dites-vous ? Il faut être des galvaudeux comme ceux qui écrivassent ces machines-là pour inventer des balivernes pareilles sur votre compte… On me chanterait ça aux oreilles, à moi, que je les enverrais promener un peu proprement, je vous en donne mon billet.
— Et tu les distribues, les… balivernes ?… Et tu les vends ?
— Heu ! je les distribue… Je les distribue sans les distribuer… je ne contresigne pas tout ça moi… je débite ça, mais je proteste… Aussi, c’est la faute à M. Guénaut !
— M. Guénaut ?
— Le vétérinaire de Chailly. Oui !
— Qu’est-ce qu’il a fait, M. Guénaut ?
— Ce qu’il a fait ! Je lui ai demandé de distribuer vos bulletins quand le moment serait venu… Alors il m’a répondu que j’étais ivrogne ; le fait est que j’avais du raisin cassé dans la tête quand je lui demandais ça, à M. Guénaut ! Tout de même je me suis senti vexé… Et j’ai dit : « Ah ! tu me refuses les bulletins du commandant, toi ? Eh bien ! je prendrai ceux de Garousse. » Et comme Garousse a fait un journal… alors quoi ! je vends le journal ! Mais ce n’est pas contre vous, mon commandant, que j’ai fait ça. Je me moque de Garousse comme d’une guigne et même, je vais vous dire, mon commandant, et même il ne serait pas nommé, Garousse, je serais encore dans ceux qui seraient enchantés.
Le commandant était désarmé par cette stupéfiante inconscience. Il n’avait plus ni rancune contre Poniche, ni colère même contre les rédacteurs de l’Anguille. Tout cela lui paraissait quelque chose comme une ironique bouffonnerie dont il n’avait qu’à se moquer ! Ah ! politique !
Il haussa les épaules et tourna les talons, ne répondant pas à l’ancien artilleur, qui lui disait de sa voix d’alcoolique :
— M’en voulez pas, au moins, mon commandant ! Si m’en vouliez, je flanquerais le paquet de journaux dans la Seine ! M’en voulez pas, dites ?… Canaille de Garousse, va !…
Et, comme s’il continuait à parler à Verdier :
— Demandez ! Demandez les journaux de Paris !… Les journaux de Melun ! Demandez l’Anguille, la sacrée Anguille, la sale Anguille ! Demandez l’Anguille.
Toute la politique tient là-dedans.
VI. Ferdinand Fabre. Toussaint Galabru. — 1887.
L’auteur de l’Abbé Tigrane nous donne encore, sous un autre aspect, une étude sur le clergé ; étude fidèle et dénuée de cette préoccupation banale des esprits vulgaires, qui ne parlent du prêtre que pour le dénigrer et se créer des sympathies suspectes. Il s’agit d’une sorte de paysan sorcier des montagnes des Cévennes ; personne mieux que M. F. Fabre ne sait mettre en scène et faire agir les gens de ce pays. Parmi les plus charmants épisodes, je citerai celui qui nous peint les agitations d’un pauvre prêtre adorant la chasse, entendant chanter les cailles près de lui, qui a un fusil et à qui la discipline ecclésiastique défend de s’en servir. Le livre se termine par une page de maître, la mort de Toussaint Galabru, à qui on apporte l’Extrême-Onction et qu’on administre publiquement. La scène est saisissante et je voudrais la citer tout entière ; en voici un court extrait :
— Où est Vincinet ? demanda M. le curé.
Le jeune homme, à genoux contre le perron du foyer, se mit debout.
— Approche, mon enfant,
Vincinet voulut faire un pas : mais il chancela, et si Cardette et Lalie, qui le guettaient, ne fussent accourues, il tombait.
Quand les assistants virent ce garçon, le plus beau, le plus robuste de la montagne, blanc comme un linge, le pas indécis entre la jeune fille et la vieille femme qui le soutenaient, ils ne purent retenir leurs larmes. Un entraînement de sympathie douloureuse emporta les cœurs, et des gémissements, des sanglots remplirent la maison.
— Viens, mon enfant, viens avec moi, lui dit Nizerolles, le prenant par la main et l’entraînant.
Vincinet alla d’un pas plus ferme. Il touchait au chevet de son père. Alors Baptistin Nizerolles, d’une voix où coula librement « le lait de toutes les tendresses humaines » :
— Toussaint Galabru, dit-il, n’ayant pu recevoir l’aveu de vos péchés par le fait de la maladie qui vous clôt la bouche, il m’est interdit de vous administrer le saint viatique ; mais je vais vous appliquer le sacrement de l’Extrême-Onction, et c’est Vincinet, votre Vincinet qui me servira d’acolyte durant la cérémonie. Lui qui vous aime, que vous aimez, vous découvrira la poitrine, vous découvrira les pieds. Le contact des doigts de votre enfant vous sera si doux ! Toussaint Galabru, Dieu veut qu’au milieu de vos remords vous soyez consolé.
Le moribond eut un imperceptible mouvement de tête ; encore une fois la fente de ses yeux s’entrouvrit, et un commencement de regard passa, dirigé vers Vincinet.
— Hâtons-nous, lui dit Nizerolles.
Hélas ! il eut beau se hâter ; il n’avait pas trempé le pouce dans le saint chrême, décrit une croix sur le front du sorcier, que la face de Galabru prit des tons plombés, s’altéra, eut une immobilité inconnue jusqu’ici, l’immobilité de la pierre qu’amène chez l’être humain le brusque arrêt de la vie.
— Monsieur le curé, il devient noir ! s’écria Vincinet reculant épouvanté.
— « Les ombres de la mort », murmura Nizerolles, allant vers la petite table qui lui servait d’autel.
— Il est donc mort ? il est donc mort ?
L’officiant, en train de passer sur ses doigts de la mie de pain pour enlever la trace des huiles consacrées, se retourna et lança un dernier regard dans la direction de Toussaint Galabru.
— Oui, mon enfant, il est mort.
Et, retrouvant sa voix retentissante de clairon :
— De profundis !… entonna-t-il.
C’était le signal du départ.
Paysans et paysannes, effrayés, quelques-uns poussant des cris, se bousculèrent aux portes. La colonne, croix en tête, chantant au départ comme à l’arrivée, descendit les penies vers le hameau de Vérénous. Tout à coup, mon ami Nizerolles eut un mouvement de cœur admirable. Sur le point de quitter les Vignères, il déposa le saint ciboire sur la table ; puis, rétrogradant jusqu’au perron du foyer, où Vincinet s’était affaissé, où il tremblait, où il grelottai !, où il pleurait environné de Lalie, de Cardette, de M. Nizerolles-Closcard, de Tourenque, il lui dit ces belles paroles.
— Mon fils, voici celle que Dieu a envoyée vers toi pour te consoler dans n’importe quelle épreuve de la vie.
Et entre les mains froides et crispées du jeune homme, qu’il n’ouvrit pas sans peine, il déposa la menotte brûlante de Lalie.
Cela fait avec une simplicité touchante, il rejoignit la procession, qui s’éloignait en chantant :
Si iniquitates observaveris, Domine, Domine, quis sustinebit ?
Quoi de plus touchant que ce récit écrit sans rechercher d’effet, sans artifices d’éloquence, rien qu’avec les mots usuels de cette belle langue française mise si cruellement à la torture en ce moment.
VII. Pierre Loti. Madame Chrysanthème. — 1887.
Il y a sept ou huit ans, Ludovic Halévy, qui aime les livres des autres comme s’il n’en faisait pas lui-même, me dit : — Je viens de voir chez Calmann-Lévy les « bonnes pages » d’un ouvrage que vous feriez bien d’examiner pour votre Revue bibliographique. — L’auteur ? — Ma foi c’est un inconnu, du moins pour moi ; au-dessous du titre, j’ai lu : par l’auteur d’Aziyadé. — Je ne connais pas Aziyadé. — Moi non plus, mais je vous assure que celui qui a écrit les pages que je viens de parcourir est un nouveau qui peut faire un beau chemin, ou je me tromperais fort. — Et le titre ? — C’est : Le Mariage de Loti.
Quelques jours plus tard, j’avais signalé aux lecteurs du Figaro ce beau livre qui devait être suivi du Roman d’un Spahi, de Fleurs d’ennui, de Mon frère Yves, de Pêcheurs d’Islande et de nouvelles qui révélaient un écrivain qui venait prendre sa place au premier rang des meilleurs.
Aujourd’hui, Pierre Loti publie un nouveau livre : Madame Chrysanthème, dont la publication est due à l’association de deux éditeurs bien connus, MM. Calmann Lévy et Guillaume.
Avant de parler de Madame Chrysanthème, je crois intéressant de reproduire quelques notes prises sur Pierre Loti qui, on le sait, n’est autre que le lieutenant de vaisseau, M. Julien Viaud.
Quand parut mon article sur le Mariage de Loti, qui était une véritable révélation pour les raffinés de la littérature, comme pour le monde des lecteurs, Julien Viaud était en mer ; un beau jour, je vis arriver un jeune officier de marine, taille moyenne, net, élégant et correct, ganté de blanc, surmontant sa timidité, extrêmement poli, de cette politesse exquise nuancée d’un peu de la raideur militaire ; il se nomma et je lui dis alors ce que tout le monde pensait de son livre. Il m’avoua être tout étonné de ce succès, et cela non pas avec cette modestie orgueilleuse que j’ai vue passer tant de fois, mais avec une entière et absolue candeur. Il n’avait lu que très peu de journaux qui parlaient de lui, et ne savait que par Calmann Lévy que « ça marchait bien ». Tout cela très simplement dit, et en me remerciant de mes opinions comme de politesses. J’insistai pour qu’il crût aussi à ma sincérité, car son œuvre valait mieux que des compliments ; elle méritait la vérité et on la lui avait dite.
Les occupations d’un marin me paraissant mal se concilier avec les préoccupations d’un homme de lettres, je lui demandai sa façon de procéder. À huit ans de date, aujourd’hui qu’il est arrivé à l’apogée de sa réputation, sa réponse à cette question est à peu près la même que celle qu’il me fit alors.
— Autrefois, me disait-il dernièrement, je me contentais de prendre des notes pour moi tout seul, n’ayant aucune idée qu’elles seraient publiées jamais. C’était une manière de fixer le plus possible ma vie qui passait, de lutter contre le temps rapide, contre la fragilité des choses et de moi-même. Ces notes d’autrefois étaient très détaillées, très longues, renfermaient des descriptions très complètes. De ces notes-là sont sortis mes premiers livres : Aziyadé, dont la dernière page seulement est inventée, le Mariage de Loti, les Fleurs d’ennui et la majeure partie du Frère Yves.
Je fis remarquer à Julien Viaud que bien que ne faisant que dépouiller des notes de calepin, des impressions prises au jour le jour, il lui était nécessaire de faire un travail de rajustement de toutes ces observations, de ces souvenirs épars, en un mot qu’il devait avoir, comme tous les romanciers, une manière de bâtir ses livres.
— Mais je ne bâtis rien, me répondit-il, je n’invente rien. Tous mes personnages sont réels, sont ou ont été mes amis. Je les copie, de figure et au moral, le plus fidèlement que je peux ; je raconte leur histoire plus ou moins amalgamée à la mienne. Aussi, vous voyez, il n’y a pas d’intrigue dans mes livres ; le plus souvent il n’y a même pas de fin.
Je lui demandai encore si cette façon de concevoir de ses premières années était encore celle d’aujourd’hui, en un mot si l’expérience, si la conscience de sa situation littéraire ne l’obligeaient pas maintenant à moins de naïveté dans ses récits. Il me répondit avec la même franchise :
— Aujourd’hui je continue à prendre des notes ; mais ce n’est plus avec la candeur d’autrefois, je l’avoue ; c’est avec la conscience que je les publierai, que j’en tirerai des livres. Quand, au Japon, à propos du livre dont vous me parlez, Madame Chrysanthème, j’ai noté au jour le jour ma vie conjugale, je savais très bien que cela se vendrait un jour chez Calmann-Lévy. Je ne l’aurais peut-être pas écrite sans cela, car le journal intime de ma vie est de plus en plus bref, négligé ; ma faculté de sentir s’émousse, et les trois quarts des choses qui m’impressionnaient jadis passent aujourd’hui inaperçues.
Je lui dis alors que cela n’avait rien d’étonnant et que, comme tous les hommes de conscience, il voulait faire de mieux en mieux, et se préparer ainsi une honorable réception à l’Académie.
— Eh bien ! permettez-moi de vous affirmer, me répondit Loti, devenu très sérieux, que votre allusion à l’Académie me surprend beaucoup. On a dit que j’avais refusé ! mais c’est absolument inventé, cette histoire, de même que mes conversations avec des académiciens (M. Maxime Du Camp entre autres) reproduites par plusieurs journaux. Je n’ai rien refusé parce qu’on ne m’a rien offert. Je n’ai rien demandé non plus. J’ai eu bien d’autres chats à fouetter depuis un an, et le plus clair est que le temps m’a manqué pour songer à l’Académie. Mais je ne dis pas que je ne me présenterai pas un jour…, surtout si j’ai confiance dans le succès, car je suis trop fier pour m’exposer à un échec… dans tous les cas je n’y songerai que quand l’amiral Jurien de La Gravière sera passé.
Si j’ai rapporté ce lambeau de conversation, c’est que j’ai cru intéressant de montrer un croquis de lui-même par ce charmant écrivain qu’on a représenté de si diverses façons. La dominante de son talent est la sincérité dans l’impression et la sincérité aussi et la clarté dans le rendu ; c’est là sa force et son charme, au contraire de ceux qui s’efforcent de chercher des combinaisons chimiques pour rendre leur pensée quand ils ont sous la main toutes les ressources de la belle langue française. Ingrate besogne qui, du moins, a l’avantage de laisser obscures des idées qui, pour la plupart du temps, ne méritent guère de voir la lumière, infirmité à y bien regarder, car si on est alambiqué quand on veut, on n’est clair que quand on peut.
Et maintenant examinons le nouveau livre de Pierre Loti.
L’amour du mariage exotique est, paraît-il, dans la nature de l’auteur, et s’il a ◀commencé▶ par son mariage avec Rarahu, le voilà convolant aujourd’hui, en des noces à peu près justes, avec Mlle Chrysanthème, une jolie petite personne qui a vu le jour au Nippon. Le ménage de Loti avec Mlle Chrysanthème sera-t-il heureux, gai ou triste ? Le frère Yves y apportera-t-il un élément de joie ou de soupçons ? Voilà ce que je pourrais bien dire, mais ce que je m’empresse de taire, laissant au lecteur le plaisir de lire le roman même dans le livre, en même temps qu’il admirera les fins et spirituels dessins, les séduisantes aquarelles de Rossi et Myrbach.
Nuls mieux que ces deux maîtres de l’illustration ne pouvaient traduire, par le crayon ou le pinceau, les raffinements de charme et de délicatesse d’un texte qui reproduit si nettement les mille détails de la civilisation japonaise ; c’est une fleur, une potiche, une tasse, une petite souris craintive, une soirée dans une maison de thé, un djin (cocher), une petite tête de japonaise tout hérissée de longues épingles, des lanternes, des parades, des réceptions intimes, des coins de rue, un oiseau, une mouche, un scarabée, un éventail qui s’incrustent dans chaque page et nous montrent, matériellement et par le menu, cette vie si proche, par certains points, de la nôtre, si éloignée par d’autres. Mais ce luxe du livre ne vient pas l’écraser, comme il arrive le plus souvent, et c’est la juste proportion de toutes ses parties qui, pour moi, en fait le grand charme.
Je me suis promis de ne pas raconter le roman, mais je ne puis m’empêcher de signaler ce livre comme celui qui, de tous ceux que j’ai lus, m’a donné la plus nette impression du Japon. Les notes de Pierre Loti ont la fidélité de la photographie, l’esprit d’un croquis de maître ; tout y est peint en quelques touches. Le débarquement de l’équipage par la pluie, l’examen de la fiancée présentée par un « fianceur de profession », c’est ainsi qu’on pourrait l’appeler, sont exquis. Mais arrivons au point capital : comment sera la femme que le ciel japonais réserve à notre curieux voyageur ?
Plus je vous regarde, mesdames les poupées, plus je m’inquiète de ce que va être ma fiancée de demain. — Presque mignonnes, je vous l’accorde, vous l’êtes, — à force de drôleries, de mains délicates, de pieds en miniature ; mais laides en somme, et puis ridiculement petites, un air de bibelot d’étagère, un air ouistiti, un air je ne sais quoi…
Jusqu’à la nature morte qui n’est pas la même au Nippon… Le jardin est maniéré au possible : aucune fleur, mais des petits rochers, des petits lacs, des arbres nains taillés avec un goût bizarre ; tout cela, pas naturel, mais si ingénieusement composé, si vert, avec des mousses si fraîches !
Une chanteuse du pays fait irruption dans la salle où Loti, resté seul, attend l’arrivée de sa fiancée :
… Entre tout à coup, comme un papillon de nuit réveillé en plein jour, comme une phalène rare et surprenante, la danseuse d’à côté, l’enfant qui portait le masque sinistre. C’est pour me voir sans doute. Elle roule des yeux de chatte craintive ; puis apprivoisée tout de suite, vient s’appuyer contre moi avec une câlinerie de bébé qui sonne admirablement faux. Elle est mignonne, fine, élégante ; elle sent bon. Drôlement peinte, blanche comme du plâtre, avec un petit rond rose bien régulier au milieu de chaque joue ; la bouche carminée et un peu de dorure soulignant la lèvre inférieure. Comme on n’a pas pu blanchir la nuque à cause des cheveux follets qui sont dangereux, on a, par amour de la correctitude, arrêté le plâtrage blanc en une ligne droite que l’on dirait coupée au couteau ; il en résulte, derrière son cou, un carré de peau naturelle, qui est très jaune…
Sans grands efforts d’imagination ne voit-on pas aussi nettement cette femme que si on l’avait devant soi ? L’arrivée de la nouvelle famille qui vient présenter la première fiancée est un pur chef-d’œuvre de comique :
Entre une vieille dame, — deux vieilles dames, — trois vieilles dames, émergeant l’une après l’autre avec des révérences à ressorts que nous rendons tant bien que mal, ayant conscience de notre infériorité dans le genre. Puis des personnes d’un âge intermédiaire, — puis des jeunes tout à fait, une douzaine au moins, les amies, les voisines, tout le quartier. Et tout ce monde, en entrant chez moi, se confond en politesses réciproques : et je te salue, — et tu me salues, — et je te ressalue, et tu me le rends, — et je te ressalue encore, et je ne te le rendrai jamais selon ton mérite, — et moi je me cogne le front par terre, et toi tu piques du nez sur le plancher ; les voilà toutes à quatre pattes les unes devant les autres ; c’est à qui ne passera pas, à qui ne s’assoira pas, et des compliments infinis se marmottent à voix basse, la figure contre le parquet.
Elles s’asseyent pourtant, en un cercle cérémonieux et souriant à la fois, nous deux (Yves et Loti) restant debout, les yeux fixés sur l’escalier. Et enfin émerge à son tour le petit piquet de fleurs d’argent, le chignon d’ébène, la robe perle et la ceinture mauve… de Mlle Jasmin, ma fiancée !…
Ah ! mon Dieu, mais je la connaissais déjà ! Bien avant de venir au Japon, je l’avais vue sur tous les éventails, au fond de toutes les tasses de thé, — avec son air bébête, son minois bouffi, — ses petits yeux percés à la vrille au-dessus de ces deux solitudes, blanches et roses jusqu’à la plus extrême invraisemblance, qui sont les joues.
Je m’arrête à regret, respectant le serment que je me suis fait d’être discret et de ne pas raconter l’historiette, si touchante dans sa simplicité, qui sert de cadre général à tous ces croquis, ces petits tableaux faits d’après nature. La force de leur vérité, de leur exactitude, est telle que, comme l’auteur, on finit par vivre d’une petite vie dans ce monde minuscule japonais, où tout est réduit, maniéré, ciselé, trop parfait de détails ; comme Loti, on sent ses pensées se rétrécir et ses goûts incliner vers les choses mignonnes qui font sourire seulement ; on s’habitue aux petits meubles ingénieux, aux pupitres de poupées pour écrire, à la monotonie immaculée de ces nattes, à la simplicité si finement travaillée de ces boiseries blanches.
On digère assez facilement ces repas en miniature, dînettes composées de mets bien inattendus, de potages aux algues, de petits poissons secs au sucre, de haricots au sucre, de fruits au vinaigre et au poivre, mangés avec des petites baguettes, et bientôt les idées comme les choses se transforment, on se surprend à n’avoir plus dans le cerveau que des pensées lilliputiennes. Petites pensées de là-bas qui en valent bien des grandes d’ici, souvenir charmant d’un rapetissement de civilisation à la manière des réductions de Barbedienne.
Je n’ai pas pu insister comme je le voulais sur le côté matériel de ce beau livre, mais je ne saurais trop recommander la perfection de ses illustrations ; illustrations d’autant plus intéressantes qu’elles reproduisent, à l’aide de documents rapportés par Pierre Loti, de croquis et de dessins faits par lui, des scènes du roman, si on peut appeler ainsi cette relation d’un étrange hyménée. Qu’on n’y cherche cependant pas le portrait de l’auteur ; les dessinateurs, peut-être sur la demande de Loti, n’ont voulu montrer qu’un officier de marine sans préciser les traits de l’écrivain, et le livre pourra s’étaler chez les libraires de Nagasaki sans que la pauvre Chrysanthème y reconnaisse son oublieux époux !
Madame Chrysanthème, l’Ariane japonaise, obtiendra un succès d’autant
plus grand que le Japon, comme toutes choses, hélas ! se défigure un peu plus tous les
jours en perdant son originalité au contact européen. Le livre de Loti fixe un des
derniers aspects pittoresques de ce curieux pays, et doit être précieux aussi à ce titre
car, ainsi que dit l’auteur : « Il viendra un temps où la terre sera bien
ennuyeuse à habiter, quand on l’aura rendue pareille d’un bout à l’autre, et qu’on ne
pourra même plus essayer de voyager pour se distraire un peu. »
VIII. René Maizeroy. L’Adorée. — 1887.
Déjà l’Adorée de M. René Maizeroy est passée à l’actif des succès de l’année, de par cette force magnétique qui relie tout le monde parisien. Explique qui voudra ce phénomène par lequel, le soir même d’une première représentation et le matin de la publication d’un livre, tout le monde sait, à Paris, s’il y a réussite ou insuccès. Cette impression prime tout, même la valeur de l’ouvrage. Ceci soit dit sans attaquer l’Adorée, que je considère comme l’œuvre maîtresse de M. Maizeroy, mais pour constater combien l’admiration ou le dénigrement marchent vite dans notre pays.
C’est la jalousie qui sert d’étude, cette fois, à M. Maizeroy ; selon la mode du jour, il a retourné son sujet sous toutes ses faces et, à la loupe, en a suivi tous les mouvements, les actions, les réactions, les énergies et les détentes. Je dois constater la grande somme de talent d’observation dépensée, bien que l’action, réelle et forte, piétine un peu sur place. Mêmes élans, mêmes désespoirs dans tout le volume. Il est vrai que l’auteur de Manon Lescaut ne procède guère autrement, et que si l’on retirait les redites de son chef-d’œuvre, il en resterait juste le quart. Mais c’est là, il faut bien le reconnaître, la marque de la sincérité de la passion de s’oublier sans cesse et de se recommencer sans s’en douter.
En deux mots le roman consiste en ceci : Un mari amoureux de son honnête femme (comme on l’est d’une maîtresse à l’infidélité éprouvée !) la harcèle de sa jalousie, et cela jusqu’à ce que, l’ayant profondément ennuyée, tourmentée, elle prenne très franchement un amant. On croirait que notre Othello, qui a tué un de ses amis pour un simple flirtage, va venger chèrement son bonheur perdu. Point, et c’est là qu’est le côté nouveau du roman. Avec grand art, M. Maizeroy nous montre les tortures de cet homme et ferme le livre sans nous dire s’il se tuera ou s’il tuera.
On rapprochera ce roman de l’Affaire Clémenceau et cela sera à tort, selon moi.
L’héroïne d’Alexandre Dumas est faite pour être suspecte ; ramassée dans la boue, elle y retourne, ce qui est la logique de la nature ; tandis que Marthe, de M. Maizeroy, est née d’honnêtes gens, est fort honnête elle-même et, si irritée qu’elle soit contre l’état de folie de son mari, me paraît d’une moralité assez bien trempée pour se contenter de retourner tout droit dans sa famille ; l’étude de l’homme, du fou de jalousie, me paraît supérieurement traitée ; celle de la femme est moins complète. Je n’aurais pas une seule objection à émettre si l’auteur en avait fait une maîtresse au lieu d’une épouse. Presque toujours la femme qui tombe est excusable par le manque ou l’abandon de la famille ; mais dans l’Adorée je ne vois rien de cela, et je ne puis comprendre la conduite de Marthe qu’en pensant que la folie de son mari l’a gagnée.
Ce n’est pas là une dure critique, puisqu’elle n’entame en rien les grandes lignes ni les charmants détails du roman ; mais bien des épisodes, qui resteraient inaperçus s’il s’agissait d’un amant et d’une maîtresse, deviennent un peu choquants lorsque M. le maire a passé par là.
M. Maizeroy a montré trop de tact dans le reste du livre pour que ce point ne s’y souligne pas de lui-même.
Revenons aux qualités.
Dans un chapitre très animé, où le malheureux mari cherche l’origine de son mal, voici un souvenir d’enfance discret et ému qui est bien l’une des plus jolies choses du roman :
J’aimais ma mère d’une affection absolue, despotique, instinctive, ainsi qu’une bête qui suit l’odeur des mamelles où elle a puisé la vie à pleine bouche.
Je ne me serais pas endormi si elle n’avait pas été assise à côté de moi, si elle ne m’avait pas tenu la main. D’un mot, sans une gronderie, sans une menace, elle apaisait mes colères de tout petit et j’abandonnais mes jouets, toutes les parties ◀commencées▶ dans le jardin, pour m’asseoir sur ses genoux, la frôler, m’engourdir en la tiédeur de son étreinte cajoleuse, cependant que très lentement, avec de jolis mots de femme, elle m’apprenait des histoires émerveillantes de fées et de princesses.
Nous ne nous quittions presque pas, et j’avais vraiment de la peine, je pleurais silencieusement bien tard quand elle allait au bal, quand elle faisait ses visites. J’avais l’impression lancinante qu’on me volait un peu de son cœur en ces moments où elle était loin de moi, et aussi l’effroi de ne plus la voir revenir. En grandissant, ma sensibilité devint si aiguë que ma mère s’en épouvantait comme d’une maladie. Elle répétait à tante Aline, en secouant sa tête si précocement blanche qu’on l’aurait crue seulement poudrée à la mode de jadis :
— Cet enfant m’inquiète avec sa nature tendre ; j’ai peur qu’il me ressemble plus tard, qu’il aime trop lorsqu’il aimera.
Je lui en voulais comme si elle m’avait injustement châtié, quand au parc Monceau et chez quelques amies elle embrassait d’autres babies, elle adressait un compliment banal à la nourrice Ou à la mère. J’allais bouder dans un coin, et rien ne parvenait à me dérider, à m’attirer à nouveau vers ses bras tendus.
— C’est donc que tu es aussi leur maman, à ceux-là, puisque tu les embrasses, disais-je, en ma logique d’enfant gâté et jaloux.
Un soir, je me rappelle cela comme si j’étais à nouveau étendu dans mon petit lit que drapaient des rideaux de perse à fleurettes bleues, maman me croyait endormi depuis une heure et à mi-voix lisait une lettre à tante Aline. Le feu pétillait dans la cheminée avec des éclats brusques de flammes. L’abat-jour de la lampe était baissé très bas, enveloppait la chambre d’une grande ombre douce. Et, à certains passages de la lettre, une sale lettre de cocotte par hasard tombée entre ses mains, la pauvre femme sanglotait, avec des hoquets de désespoir, froissait, étreignait des doigts crispés ce chiffon de papier d’où s’évaporaient des relents d’héliotrope.
— Être tombé à ça, balbutiait-elle, le misérable !… Moi, qui l’aimais, qui lui aurais donné ma vie, qui suis la mère de son unique enfant… Sœurette, j’en ai assez, je n’en veux plus, je veux m’en aller avec toi, avec mon fils, bien loin… Qu’ai-je donc fait, dis, pour être si malheureuse !
Et tante Aline lui avait pris les mains dans les siennes, se mordillait les lèvres pour ne pas pleurer ; elle aussi, s’évertuait à l’apaiser, à calmer cette âme trop meurtrie, trop saignante, se penchait contre elle très tendrement, s’exclamait, ne sachant plus que lui répondre.
— Je t’en supplie, ne te fais pas de mal, ma chérie… tous les hommes se ressemblent, tu le sais bien, et ton mari est comme les autres… Brûle vite cette vilaine lettre et calme-toi, calme-toi, pour moi et pour lui.
Elle désignait de la main le petit lit où je ne bougeais pas et faisais semblant de dormir. Alors, j’eus cette sensation d’affreuse angoisse qu’elle ne m’appartenait plus, qu’elle ne m’aimait pas uniquement, absolument comme je voulais être aimé, qu’elle pouvait me quitter et que je serais seul au monde sans câlineries, sans tiédeurs, sans tendresse. Cela m’hallucinait comme la vision d’un grand trou noir vers lequel vous poussent d’invisibles poings. En un étrange soulèvement de rancune, j’étais désespéré, j’avais le cœur tout gros de savoir qu’elle aimait mon père à en pleurer, jusqu’à en être comme folle, je ne savais pour quelle cause, et je me levai tout à coup d’un élan avec la rage de la reprendre, de la consoler ; je lui criai :
— Je t’aime bien, petite maman, je t’aime bien, bien, va !
Et toutes les deux se précipitèrent aussitôt vers le lit et maman me serrait de ses bras si étroitement que je sentais les grands battements de son cœur et des larmes couler une à une sur mes cheveux ; mais, cette fois, je crois bien que c’étaient des larmes de joie !
J’ai cité à dessein ce passage comme un des plus délicats et des plus importants en ce qu’il prépare le lecteur à suivre les évolutions morales de cet homme qui aime trop et qui, aveuglé par son amour et le doute de lui-même, va probablement devenir un criminel.
IX. Léon Hennique. Pœuf. — 1887.
Chez Tresse et Stock, un charmant petit volume : Pœuf, par Léon Hennique. C’est un récit des plus touchants des émotions d’un enfant qui s’échappe pour assister au supplice d’un pauvre diable de soldat qui a « corrigé » un de ses chefs. Il y a là de l’idylle, du drame, une saveur particulière et de l’émotion sincère, chose rare, dans les livres de sèches analyses qui se fabriquent aujourd’hui.
Rien de plus touchant que le récit de ce pauvre petit fuyant en cachette la maison paternelle pour aller voir fusiller son ami Pœuf, un brave soldat qui le faisait sauter sur ses genoux et qu’une aventure d’amour a mené au crime. L’enfant, fils du colonel, part avec son chien pour cette triste épopée dont voici une partie du touchant récit :
Le chien était fauve ; — et il gaminait à présent, jappait, quêtait, fouillait les buissons, débusquait des volées de petits oiseaux roux.
Nous gagnâmes un chemin de traverse, le long d’une plantation de caféiers ; puis, comme j’éternuais, un clairon sonna le réveil, au loin.
— Hop ! mon toutou, dépêchons-nous ! m’écriai-je aussitôt.
Et je me précipitai en avant, — pour ne point arriver trop tard.
Les caféiers fuyaient, sur ma gauche ; nous galopâmes entre deux champs de cannes à sucre ; on traversa, presque en sautant, un terrain en jachère où, mêlés à un gazon dru, fleuri, haut, se hérissaient des cactus, des ananas sauvages, des raquettes ; — et je ne fis halte qu’au pied d’un mur blanc qui, badigeonné de soleil, s’allongeait à ne plus finir. C’était le mur du polygone ; c’était derrière ce mur que s’apprêtait la mort de Pœuf. Un court frisson me poignit les vertèbres.
Je soufflai une minute ; j’attachai les cordons de mes souliers ; puis, tandis que me considérait le chien, assis sur son derrière, d’un air bonasse, brusquement je demeurais très bête ; car je me tenais là, les mains ballantes, — parfait ! car j’avais bravé les foudres de ma famille, l’obscurité, beaucoup d’autres choses, — parfait encore !… mais le moyen d’atteindre la crête du mur, quel était-il ? et aussi le moyen d’assister à la fusillade, sans me montrer ?
Un bouquet d’arbres, — ses cimes ondulaient, — près d’un monticule, contre le polygone, à cinquante mètres de moi, me tira de souci. Et je me hâtai vers lui, dans la brousse, avec de plus en plus la crainte d’arriver trop tard.
Cependant, aucun tumulte ne s’échappait de l’épaisseur de pierres, tigrées d’anolis, que je côtoyais. Et au-dessus de la Soufrière, dont les pics sont d’or, dont les sommets étincellent sur du bleu épanoui, après d’immenses plaines, après une savane, après des forêts vierges où flotte une poussière d’argent, le soleil ressemblait à un foyer d’incendie. Plus de trous d’ombre, plus de demi-teintes, déjà ! La lumière avait tout effacé, tout dévoré. Elle ruisselait des feuillages, les glaçant de reflets métalliques.
Je me retournai ; mon chien trottait à mes côtés ; et j’aperçus la mer : Elle brûlait. — J’ignore si l’approche d’un terrible spectacle m’affinait et m’aiguisait les pupilles ; mais je ne me sentais ni le même esprit, ni les mêmes facultés.
Je choisis, par le bouquet d’arbres, celui dont l’escalade était du plus facile accès, et me rabotant les genoux, et trouant ma culotte, j’eus tôt fait de me hisser jusqu’à un endroit suffisamment compact pour me garantir des regards, mais pas assez touffu pour m’empêcher de voir. Ce ne fut pas long. Je me campai sur une branche, puis, élaguant quelques brindilles, pinçant des feuilles, je pus soudain embrasser le polygone et, plus loin qu’une seconde muraille, un morceau des casernes de l’infanterie de marine, balconné, devant lequel s’alignait un cordon de troupes.
Je revins au polygone : il était criblé de papillons multicolores, verdoyait joyeusement. Un poteau, vis-à-vis de moi, attira bien mon attention ; mais je ne m’en préoccupai point, tant il se dressait tranquille, sans importance et comme immatriculé là depuis des années. L’appel des hommes, à l’abri des casernes, eut lieu. Il s’éteignit ; des commandements lui succédèrent, et marrrche ! les soldats peu à peu disparurent. — Le chien fauve dormait en rond au pied de l’arbre où je perchais.
Rien, sauf ma conversation de la veille avec Robert, — ne m’affirmant d’ailleurs que quelque chose fût en passe de s’organiser, j’en fus heureux et regrettai de m’être dérangé. J’étais abasourdi, attentif, ému ; mais nulle tristesse pénible ne me cramponnait à ma branche. La présence du chien me fortifiait et me rassérénait.
J’effrayai un merle qui, imprudemment, venait de s’abattre à ma portée ; il repartit en criaillant ; puis, comme je prêtais l’oreille aux bizarres paroles que chantait sur un rythme bizarre un coolie Indien, des clairons s’engagèrent dans le polygone, au pas. Flanqué d’un chef de bataillon, mon père les suivait, à cheval, — j’ébauchai une grimace contrite ; — et ils précédaient leurs hommes qui se rangèrent à la droite du poteau, assez loin de lui nonobstant. Des artilleurs s’étendirent contre la gauche de l’infanterie de marine ; un escadron de gendarmes prit à son tour la gauche des artilleurs ; et ainsi réunis, formant trois côtés de carré, dont l’un, celui du milieu, regardait le poteau, ils simulaient trois plates-bandes : la première dominée de jaune, la deuxième de rouge, et la dernière de blanc. Tous étaient en grande tenue, sans fusils ; — je reconnaissais les officiers. — Et on resta en bataille au moins dix bonnes minutes. Pas un cri, pas un chuchotement ! mais, un cliquetis continu de sabres, de lourds piétinements de chevaux, des éternuements rauques déchiraient l’air.
J’écoutai de nouveau la chanson de l’Indien, — elle s’éloignait, — puis, tandis que je dérobais une de mes jambes à la piqûre d’une brindille, une sonnerie éclata violemment, tout à coup. Je tressautai ; le chien ne fit qu’un bond : « Pœuf ! ce devait être Pœuf ! » et ma salive se dessécha dans ma gorge.
C’était en effet Pœuf. Escorté de soldats, de gendarmes, il marchait front baissé, d’un pas ferme, les cheveux nus, en veste, avec sa giberne. Sa barbe lui cachait la poitrine.
Je tremblais tellement que ma branche s’agitait à cette heure par secousses brèves et menues.
On conduisit Pœuf au poteau, à ce poteau d’aspect irrésolu dont je n’avais d’abord point saisi l’opportunité ; et, s’approchant, un officier, un jeune homme, déploya un papier, le lut à haute voix. J’entendis : Napoléon, par la grâce de Dieu… salut… l’an mil huit cent cinquante-neuf… motifs… condamne… militaire… peine de mort.
Pœuf n’avait pas bougé.
On lui donna un fusil ; les boutons de sa veste, un à un, sa giberne lui furent arrachés ; d’un geste dur, on lui ôta son fusil, après l’avoir fait basculer ; — puis on l’en frappa aux reins, brusquement.
Il secoua la tête, gémit quelque chose, mais vite un gendarme lui banda les yeux.
Alors, chaque personne s’éloigna de ce pestiféré ; pendant que s’avançait, en bon ordre, au port d’armes, sur deux rangs, une douzaine d’hommes : sergents, caporaux et soldats chevronnés, sous les ordres d’un adjudant, le sabre au poing. Ils s’arrêtèrent à cinq ou six mètres de Pœuf.
L’adjudant leva son sabre ; les douze hommes ajustèrent ; le sabre s’abaissa en deux reprises ; et une effroyable détonation retentit, que des échos répercutèrent.
Je fermai les yeux malgré moi ; je les rouvris presque aussitôt : le cheval de mon père caracolait ; les papillons du polygone voletaient tous, effarés ; mon chien lançait de furieux aboiements ; — et je vis Pœuf, la face dans l’herbe, le dos roux de soleil, les bras comme cassés à ses côtés, derrière une fumée pâle qui montait en s’évaporant.
— Mon Dieu ! fis-je. — Mon Dieu !
Et je dégringolai de mon arbre, me mis à fuir vers la Basse-Terre.
Un nouveau coup de feu tonnant sur ces entrefaites, le crâne vide, l’âme saccagée pour longtemps, je crus qu’on me l’avait tiré dans les jambes et accélérai ma retraite.
— D’où sors-tu ? s’écria ma mère, quand, débraillé, suant, soufflant, n’en pouvant plus, j’atteignis enfin notre terrasse » — D’où sors-tu ?… avec ton pantalon déchiré ?
— Pœuf, essayai-je de répondre… Pœuf…
— Tu viens du polygone ?
— Oui.
— Je m’en doutais.
Les yeux de maman se mouillèrent.
— Ah ! tu viens du polygone !… Ah ! tu t’es sauvé, sans permission ! s’obligea-t-elle à dire, néanmoins. — Eh bien ! attrape…
On ne m’avait jamais calotté.
Pour le reste ou plutôt pour ce qui précède, je renvoie le lecteur à ce charmant et délicat petit livre.
X. Jules Case. Bonnet Rouge. — 1887.
J’avoue que c’est une grande douceur pour moi de trouver parmi tous les volumes que je reçois, un roman de bon sens dont l’auteur ne soit pas domestiqué au langage, aux idées de ces petits vieillards avant l’âge qui se disent modestement « les jeunes » et qui ne peuvent pas écrire trois lignes sans que les b…, les f…, les N. d. D…, les m., et tout le reste se dressent devant vous.
On se croit un crâne, un mâle, quand on a fait tenir aux bourgeoises ou aux duchesses les propos que les cochers et les filles n’oseraient point proférer, et quand, sans nécessité, on a lâché l’écluse de tous les mots orduriers de la langue française. Si encore c’était au profit d’une silhouette, d’un caractère ! point, c’est la grossièreté pour la grossièreté, l’ignominie pour l’ignominie. On invoque la névrose, les hantements, et sous prétexte de réalisme et de suggestion, on entasse les fantaisies les plus bêtes et les plus sales qui aient pu germer dans des cervelles putréfiées. Dans ces livres que je ne veux pas désigner autrement, on trouve à l’état habituel des jeunes gens qui tombent pâmés devant des chairs ; jamais la femme, mais des chairs ! ils flairent partout, s’enivrent de la senteur d’un lit chaud ; on les croit terribles, enflammés, et tout d’un coup ils disent : Tout beau ! à leur passion, et se mettent à éplucher leurs sensations.
Prenons-en un qui n’est que le résumé de cinquante :
Il me semblait, dit-il, qu’après ce meurtre qui avait mis des éclats de sang dans ma pensée, cette bougie n’était plus une bougie !… Je me disais, sans me l’avouer : il me semble que ce garde-chasse avait un mouchoir à carreaux, et je sentais l’éparpillement des baisers de la gueuse sur ma nuque… Oh ! ces tiédeurs voluptueuses : voilà bien ce que je pensais en écrivant, mais est-ce que je pensais, est-ce que j’écrivais !… Examinons encore !… Oh ! ce doute qui deviendrait une certitude, s’il n’était le doute ; je sentais que je la haïssais !… mais est-ce que je la haïssais ! car la haine, si les métamorphoses et les palingénésies ont leur code, n’est pas la haine… Je me perdais dans ces abîmes !… est-ce que je m’y perdais !… oui !… c’est-à-dire que j’entendais l’insondable Walkyrie, non pas la Walkyrie, mais les incestes héroïques et les battements d’un cœur exsangue sous des cuirasses maudites. Et la petite femme continuait à mâcher des obscénités ; étaient-ce des obscénités ! non son col était entouré d’une guimpe délicate dont le dessin courait comme un frisson autour d’une robe montante !
Je m’arrête ; on croirait que j’invente. À celui qui douterait de l’authenticité de ce texte, j’en montrerai vingt autres plus niais encore. Si notre jeunesse littéraire était telle, qu’elle veut paraître présentement, il faudrait, suivant l’expression de Talleyrand, la ramasser à la cuillère.
Aussi, est-ce un grand charme que le repos des gros mots (que je ne veux pas citer) dans un roman moderne. Le succès durable et sain est là maintenant. ; laissons continuer leur route à ceux qui sont entrés dans la fausse voie et n’en peuvent plus revenir ; occupons-nous de ceux à qui leur bonne étoile a éclairé le vrai chemin.
Parmi ceux-là plaçons M. Jules Case, l’auteur de Bonnet Rouge, qui vient
de paraître chez V. Havard. Ce roman, tout autre l’eût prétentieusement intitulé :
Étude. Et c’est justement cette absence de prétention qui a attiré sur lui mon
attention. Dans une bonne langue, franche, sans sucreries ni brutalités, M. Case a écrit
un bon livre que le succès a déjà accueilli. C’est l’histoire d’un jeune homme, jeune et
homme, ce qui n’est plus de mode, dont le cœur est ouvert à tous les sentiments nobles
et généreux et que la corruption de nos mœurs
politiques, une
faiblesse de conscience, il faut le dire, jettent dans le parti contraire à ses
convictions. « Méfiez-vous, disait Stendahl, de tout mouvement du cœur qui
pourrait vous jeter dans le parti contraire à vos sympathies futures ! »
De
cette terrible leçon, le héros Olivier n’en a deviné le sens qu’un peu trop tard. Mais
il n’est jamais trop tard pour mal faire, hélas ! et le pauvre garçon, abandonnant son
passé, ses convictions, sa maîtresse, se jette dans le tourbillon et devient un de nos
hommes du jour.
Bien des fois, on a exploité cette donnée ; mais M. Jules Case y a mis tout ce que sa véritable jeunesse avait de foi et d’observation. Ses personnages sont vivants, leurs sentiments sont vrais et humains ; c’est le livre d’un homme, cette créature qui devient rare par ce temps de nerveux, de hantés ! et de mal embouchés que subit la littérature française.
XI. Paul Hervieu. L’Inconnu. — 1887.
L’Inconnu, tel est le titre du roman que M. Paul Hervieu vient de publier chez Lemerre. Roman étrange dont le défaut, s’il en a un, n’est certes pas la banalité ; peut-être même… mais je m’arrête ; mieux vaut chercher une voie nouvelle que s’attarder dans les chemins où tant d’autres ont passé. — Les fous ont une raison relative qui ne ressemble pas à celle de ceux qui se trouvent sages, mais c’est une raison ; — telle est la thèse défendue par M. Paul Hervieu. À l’appui de son plaidoyer, il cite certain manuscrit écrit par un homme enfermé pour cause de démence. À dessein, l’auteur a un peu embrouillé le tout, laissant au lecteur le plaisir de croire qu’à travers les obscurités, les cauchemars d’un cerveau surexcité, il trouve lui-même le fil conducteur, la vérité du mystère du roman.
Une attaque nerveuse fait tomber notre demi-fou en léthargie, on le croit mort ; là se trouvent les pages les plus émouvantes du livre, l’étude psychologique qui en est le point culminant ; le « corps » abandonné est livré à la garde des domestiques.
Assuré enfin que j’étais bien mort, celui qui était le plus anciennement entré à mon service se mit à me tripoter, avec impudence, partout, comme pour se rendre compte de la substance on quoi était fait l’homme qu’il avait si longtemps accepté pour maître… Puis, il pinça très fort mon nez, probablement trop évasé pour son goût, et qu’il était libre, en cette minute, de rectifier à sa guise. Après avoir bien comprimé mes narines avec ses doigts, qui empestaient d’un astiquage de cuivres, il fit flamber une allumette pour mieux apprécier son ouvrage… Ensuite, poursuivant ses expériences sur ma chair malléable, il tordit mon appendice nasal d’une façon apparemment si comique qu’il pouffa de rire en prenant à témoin son camarade.
Ce dernier était pour lors très occupé à fouiller les poches de mes habits, d’où il avait extrait déjà mon porte-monnaie et mon porte-cigarettes. Les deux gaillards comptèrent aussitôt la somme livrée à leur discrétion…
Devant ce spectacle j’eus l’étonnement de reconnaître que l’instinct de la propriété s’était encore conservé en moi. J’étais furieux. J’appréhendais la découverte de la clef de ma caisse… Seigneur ! Et Marie qui n’arrivait toujours pas !
Un conciliabule eut lieu entre les deux compères. Ils chuchotaient en m’observant du coin de l’œil, comme si j’eusse encore été gênant. Ensuite ils réintégrèrent dans mes vêtements ce qui en avait été tiré, avec une probité scrupuleuse. Dieu merci ! j’avais été servi par d’honnêtes gens ; et j’en eus comme de la fierté ! Oui ! Dans ma situation !
Cependant l’un des serviteurs avait reporté la main sur mon bien. Il ouvrit mon étui de galuchat, offrit une cigarette à son acolyte, et en prit deux pour lui d’un air capable et autorisé. J’admis cet acte comme une compensation accordée au droit de vol que tant de gens sont tentés de s’attribuer, dans les conjonctures favorables.
L’arrivée de la comtesse sa femme, du prêtre, sont absolument émouvants de détails, sans recherche d’effet, de mélodrame. Rien de plus saisissant que ces notes d’un mort qui entend, qui voit jusqu’au moment où l’usage veut qu’on lui ferme les yeux. Je m’arrête, laissant au lecteur le soin d’apprécier l’ensemble de l’Inconnu qui révèle en M. Paul Hervieu un très intéressant analyste et confirme sa réputation de romancier.
XII. Paul Bourget. Mensonges. — 1887.
Le livre qui vient de paraître chez Lemerre a environ cinq cents pages ; à la 491e, un des héros du roman, Claude Larcher, romancier, auteur dramatique à succès, trouve son ami René Vincy, un écrivain comme lui, brisé par un amour indigne et ne voulant chercher la fin de ses douleurs que dans un coup de revolver. Cet homme de haut esprit, qui, d’ailleurs, comme tout le monde, voit mieux dans le jeu du voisin que dans le sien, dit du fond de son cœur à son jeune ami que pour un artiste toute blessure doit être féconde, et que celui-là n’a rien produit de durable qui n’a pas souffert ce qu’il chante, ce qu’il peint ou ce qu’il écrit :
Ah ! écrire, si ce n’était que découvrir des idées en chambre, comme un géomètre devant son tableau noir, pour les énoncer, là, posément, tranquillement, en termes bien choisis, bien nets, mais le premier venu pourrait s’établir écrivain, comme on, s’établit ingénieur ou notaire. Il n’y faudrait que de la patience, de la méthode et du loisir !… écrire, c’est bien autre chose… Et s’exaltant à mesure qu’il parlait : C’est vivre d’abord, et avoir de la vie un goût à soi, une saveur unique, une sensation, là, dans la gorge… C’est se transformer soi-même en champ d’expériences, en sujet auquel inoculer la passion.
Ce que Claude Bernard faisait avec ses chiens, ce que Pasteur fait avec ses lapins, nous devons le faire, nous, avec notre cœur, et lui injecter tous les virus de l’âme humaine. Nous devons avoir éprouvé, ne fût-ce qu’une heure, les mille émotions dont peut vibrer l’homme, notre semblable, — et tout cela pour qu’un inconnu, dans dix ans, dans cent ans, dans deux cents, lise de nous un livre, un chapitre, une phrase peut-être, qu’il s’arrête et qu’il dise : Voilà qui est vrai, et qu’il reconnaisse le mal dont il souffre…
Oui, c’est un jeu terrible que celui-là, et l’on court le risque d’y rester. Avec cela que le médecin qui dissèque ne court le risque de se couper avec son scalpel, et, quand il visite un hôpital de cholériques, de tomber foudroyé… C’est vrai, René a failli disparaître ; mais quand il écrira sur l’amour maintenant, sur la jalousie, sur la trahison de la femme, il y aura un peu de son sang sur ses phrases, du sang rouge et qui a battu dans une artère, et non pas de l’encre prise dans l’encrier des autres. Et voilà une belle page de plus à joindre au patrimoine littéraire de cette France que vous nous accusez d’oublier. Nous la servons à notre manière. Ce n’est pas la vôtre, mais elle a sa grandeur. Savez-vous que c’est un martyr aussi que de souffrir ce qu’il faut faire pour s’arracher des entrailles Adolphe ou Manon ?…
De même, après son magnifique épisode du Pélican de la Nuit de Mai, Alfred de Musset dit des poètes :
Quand ils parlent ainsi d’espérances trompées,De tristesse et d’oubli, d’amour et de malheur,Ce n’est pas un concert à dilater le cœur.Leurs déclamations sont comme des épées :Elles tracent dans l’air un cercle éblouissant,Mais il y pend toujours quelque goutte de sang !
Et le poète et le prosateur ont raison, car en matière d’art rien ne vit, rien ne vivra que ce qui a été souffert et vécu.
Tout le livre de M. Paul Bourget est fait pour démontrer cette vérité, et en l’écrivant le romancier a certainement prêché d’exemple. Je n’ai pas à juger de l’œuvre au point de vue littéraire ; la situation que L’auteur de Crime d’amour, de Cruelle Énigme, d’André Cornélis a rapidement et si justement conquise dans l’élite de nos écrivains, m’en dispense amplement. Son esprit d’analyse, son étonnante clairvoyance, sa conscience descriptive, son inquiétude dans le choix de l’expression, sa soif de vérité, l’ont classé assez haut pour que je n’aie à m’occuper que de l’ensemble de l’œuvre présente, remplie de ses qualités, et parfois de l’exagération de ces qualités. Je m’explique. C’est cette conscience même, cette profusion de détails qui pourrait parfois troubler le lecteur et dont le papillotement pourrait détourner sa vue de l’action, du mouvement principal. Mais si j’adressais ce reproche à M. Paul Bourget, je devrais aussi le faire à son premier maître Balzac, et c’est s’égarer en bonne compagnie, si l’on s’égare, que de se tromper avec celui qui a donné le Père Goriot à son siècle.
Mensonges est l’ensemble des perfidies inconscientes des débitantes d’amour, qu’elles soient au premier ou au dernier échelon de l’échelle de la galanterie. Suzanne de Moraines, cette femme du monde qui, sous les yeux mêmes de son mari, mène grand train dans Paris, à l’aide des subventions secrètes du financier Desforges, est-elle véritablement une femme du monde ? c’est ce qui serait à étudier ; n’appartient-elle pas plutôt à cette classe nouvelle qui est le trait d’union entre le vrai monde et le demi-monde, société mélangée où se rencontrent des femmes qui, sans vergogne, avouent leurs amants, société composée d’un tiers galant, un tiers artiste, un tiers inclassé ; veuves émancipées, femmes mariées délaissées, parvenues, vivant en camaraderie avec Pierre, Jacques ou Paul, qui les mène dîner, qui les conduit au théâtre, qui les compromet toujours, les oublie souvent et les épouse quelquefois. Ceci à seule fin de fixer la ligne où s’arrête ce monde équivoque, singeant assez habilement ce vrai monde dans lequel il voudrait entrer, et qui ne consentira jamais à lui ouvrir ses portes.
Donc Mme de Moraines, une merveille pétrie de toutes les délicates beautés de la femme, corrompue comme un vieux diplomate, a pris le jeune poète René dans ses filets ; elle l’a arraché à de sincères amours bourgeoises et, finalement, lui déclare que le mariage à trois dans lequel elle vit lui semble si peu immoral qu’elle le verrait sans peine devenir un ménage à quatre. Le pauvre René se révolte au nom de son amour, de son honnête jeunesse ; dans son indignation, il va jusqu’à lever la main sur l’infâme et court s’enfermer pour se tuer.
Je raconte brutalement le gros de l’œuvre, voulant laisser aux lecteurs de Mensonges le plaisir de savourer, dans un style de maître, les délicatesses, les hautes vues, les révoltes de conscience, les spéculations de ces âmes mises à nu par M. Paul Bourget. La famille de René, ce vieux professeur, son beau-frère, Émilie sa sœur, la famille Offarel, la petite Rosalie, jusqu’à Françoise, jusqu’aux moindres personnages, tout est étudié, rendu avec une incroyable force de vérité.
Mais j’insisterai surtout sur Claude Larcher, personnage qui est plus qu’une conception de l’auteur et que chacun de nous a rencontré dans la vie. Celui qui, au commencement de cette courte analyse, a tenu ce beau et fier langage, le parle d’autant mieux que son cœur a souffert et souffre encore par d’indignes amours. Soumis aux moindres caprices d’une cabotine, de Colette, le malheureux Claude ne peut que constater sa déchéance morale, sans trouver le courage de s’y soustraire. Lui, le Mentor de René, lui, qui veut le détourner de la voie où se sont compromis sa dignité et son talent, ne peut parvenir à s’y arracher. Il adore, il méprise, il hait tour à tour, il va jusqu’à frapper, ivre de colère, d’outrages, celle qui a pris sur lui ce terrible empire. Pour guérir René de sa folie, il lui avoue les violences où il est descendu.
Voulez-vous que je vous rende confidence pour confidence, c’est-à-dire horreur pour horreur ? Vous savez comme. Colette me traitait quand je lui mandais un peu de pitié ? Je l’ai battue, l’autre soir, comme un portefaix, et voici ce qu’elle m’écrit. Tenez… et il tendit à son ami un billet qu’il avait, ouvert devant lui, sur sa table. René le prit machinalement, et il put lire les lignes suivantes :
Deux heures du matin.
Tu n’es pas venu, m’amour, et je t’ai attendu jusqu’à maintenant. Je t’attendrai encore aujourd’hui toute la journée, et ce soir, chez moi, depuis l’heure où je rentrerai du théâtre. Je suis de la première pièce et je me dépêcherai. Je t’en supplie, viens m’aimer. Pense à ma bouche. Pense à mes cheveux blonds. Pense à nos caresses. Pense à celle qui t’adore, qui ne peut se consoler de t’avoir fait de la peine et qui te veut, comme elle t’aime, follement
Ta petite Colette.
— « Pour une lettre d’amour, c’est une lettre d’amour, hein ? » dit Larcher avec une joie féroce. « C’est plus cruel que le reste, d’être aimé ainsi, parce que l’on s’est conduit comme un Alphonse ! Mais, je n’en veux plus, ni d’elle ni d’aucune autre… Je hais l’amour maintenant, et je vais m’amputer le cœur. Faites comme moi. »
« L’amputation » du cœur de René est encore possible, et M. Paul Bourget nous la laisse pressentir, sans y insister plus qu’il ne faut. Quant à Claude, il ne consent pas à supporter l’opération ; à quoi bon s’assassiner ? se demande-t-il, quand il s’agit de lui-même ; et après avoir flagellé les faibles, les amoindris, les lâches, après avoir constaté les monstruosités, les défaillances de notre société, après avoir maudit ces poupées qui prennent l’amour et l’honneur des hommes sans pouvoir leur rendre ni l’un ni l’autre, faute de l’autre et de l’un, il se met à rire de ce mauvais rire de la désillusion, en disant :
« Quelle comédie que la vie et quelle sottise d’en faire un drame ! » puis il tira sa montre et se leva précipitamment :
« Six heures et demie, je serai en retard chez Colette… »
Et il héla un fiacre qui passait à vide, pour arriver rue de Rivoli — cinq minutes plus tôt !
Telle est la moralité du livre que tout le monde des lecteurs connaîtra dans quelques jours. Peut-être paraîtra-t-il un peu maigre d’action ; mais est-ce par ce qu’on appelle l’action que vivent les romans d’aujourd’hui ? Non, surtout quand il s’agit d’une œuvre comme celle qu’on doit à M. Bourget. C’est, je le répète, dans la force, la persistance de l’analyse, du développement du moindre fait, du plus petit mouvement de l’âme, que l’auteur a placé son esthétique, et à ce compte, il a réussi cette fois au-delà de ce qu’on peut imaginer. Suzanne de Moraines est, à ce point de vue, une des études les plus merveilleusement réussies que je connaisse et les traits de caractère qui la précisent sont magistralement dessinés. Peut-être reprochera-t-on à M. Paul Bourget l’abus de l’observation quand même, et cet examen constant de ses moindres sensations.
Reproche étrange dans le pays où est né Montaigne qui, fort justement, trouvait
qu’étudier un homme c’est les étudier tous et que l’on ne peut juger ses actes qu’en
sachant exactement ce qui se passe dans sa conscience : « Ce n’est pas marquer
d’entendement rassis, dit-il, de nous juger simplement par nos actions du dehors ; il
faut sonder jusqu’au dedans et voir par quels ressorts se donne le
branle. »
Ainsi parle le maître des observateurs et des psychologues ; et ce n’est pas le moindre mérite de M. Paul Bourget d’avoir su nous ouvrir, sans pédantisme, sans robe ni bonnet de professeur, sous une forme intéressante, ces profonds replis du cerveau et du cœur humain, qui recèlent tant de belles et grandes choses, tant de rêves enchantés et aussi tant de désillusions.
XIII. Émile Zola. Le Rêve. — 1888.
On vient de publier, chez Charpentier, un nouveau roman de M. Émile Zola, roman bien fait pour étonner ceux qui ont cru que l’auteur de la Terre avait fixé son champ d’observation dans le monde où l’on a vu évoluer Jésus-Christ et ses amis. Ce n’est plus en bas que M. Zola a braqué sa lorgnette, c’est en haut ; ce ne sont plus des blocs de matière qu’il a désagrégés pour en étudier la poussière, c’est l’immatériel, le mystique qui l’ont attiré et qui lui ont fait écrire un de ces livres, aujourd’hui trop rares, dont on peut dire que ce sont des œuvres dignes d’être mises dans toutes les mains.
Le Rêve, dont l’action se passe en 1860, est une idylle quasi biblique, une évocation du monde des saints qui vivent dans les missels et au creux des portiques des cathédrales, une idylle pleine de charme et de puissante émotion. — Voilà, dira-t-on de ce livre, le morceau que M. Zola a exécuté pour se faire ouvrir les portes de l’Académie ! — La vérité, c’est que le germe de cette dernière œuvre était formé dans son esprit longtemps avant qu’il fût question pour lui de penser à devenir un immortel. On remarquera, du reste, que, presque régulièrement, M. Zola procède par oppositions, et que c’est de même qu’il a écrit Page d’amour après l’Assommoir, le Bonheur des dames après Nana, l’Œuvre après Germinal, qu’il donne aujourd’hui le Rêve après la Terre.
Angélique, l’héroïne du livre, ne ressemble à aucun autre personnage de ses romans, et c’est, je dois le dire, avec un certain étonnement que j’ai vu s’animer, sous la plume de celui qui a écrit Nana, cette charmante figure extatique et visionnaire comme Jeanne d’Arc, pure comme Virginie, amoureuse comme Juliette et innocente comme la Cécile d’Il ne faut jurer de rien. La fable prend son intérêt d’intensité dans sa simplicité, et c’est de cette simplicité même que naît l’émotion que l’on conserve encore longtemps après qu’on a fermé le livre.
Une petite orpheline, enfant livrée aux hospices qui eux-mêmes la livrent à d’étranges « éleveurs », fuit les bourreaux que l’Assistance publique lui a donnés, et, mourante de froid, est recueillie par de braves brodeurs de chasubles, dont la maison est accolée à une vieille cathédrale de petite ville. Ils soignent l’enfant, l’adoptent, l’élèvent et lui apprennent leur métier. À vivre continuellement dans l’église, à lire les vieux missels, la Légende dorée de Voragine, la jeune fille, inconsciemment, a pris l’habitude du merveilleux, elle a senti voler autour d’elle comme des visions, les miracles l’ont charmée comme des contes de fée, et son âme voyageuse semble la quitter parfois pour suivre ces saintes et ces saints jusque dans la lumière de leur gloire. De ce jour ◀commence▶ le rêve de la jeune fille ; elle aime un jeune artiste qu’elle ne sait pas être le fils de l’évêque. Ce dernier n’était pas né pour devenir un prélat ; il s’était marié très jeune ; sa femme était morte en donnant le jour à un fils ; c’est la douleur de l’avoir perdue, l’espèce de haine qu’il avait prise pour l’enfant cause de la mort de la mère qui l’avaient jeté dans l’Église ; sa haute intelligence, sa piété avaient fait le reste. Le jeune homme est cinquante fois millionnaire, et l’évêque refuse tout consentement à son union avec la jeune fille ; celle-ci, croyant toujours en son rêve, attend patiemment, mais la mort vient et l’emporte juste au moment où il est réalisé.
Voilà la trop sèche analyse d’une œuvre qui, je le répète, contient, malgré sa simplicité, les situations les plus dramatiques. Ajoutez-y la puissance de récit, de description, de relief, personnelle à M. Zola, et vous aurez idée de ce livre plein de charme, de repos, et dont les pages semblent comme éclairées de lueurs de cierges et parfumées de l’encens des autels.
Je signalerai le charmant tableau de l’enfant recueillie gelée sous le porche de la cathédrale, fouettée par la neige où l’on voit Hubert et Hubertine, ces braves gens, servir un repas à la petite pauvresse.
Pour ne pas la gêner, le ménage se taisait, ému de voir sa petite main trembler, au point de manquer sa bouche.
L’intérieur de la maison des brodeurs, voisine de la cathédrale qui l’abrite et semble l’écraser :
L’ombre éternelle y était pourtant très douce, tombée de la croupe géante de l’abside, une ombre religieuse, sépulcrale et pure, qui sentait bon. Dans le demi-jour verdâtre, d’une calme fraîcheur, les deux tours ne laissaient descendre que les sonneries de leurs cloches. Mais la maison entière en gardait le frisson, scellée à ces vieilles pierres, fondues en elles, vivant de leur sang. Elle tressaillait aux moindres cérémonies ; les grand-messes, le grondement des orgues, la voix des chantres, jusqu’au soupir oppressé des fidèles, bourdonnaient dans chacune de ses pièces, la berçaient d’un souffle sacré, venu de l’invisible ; et, à travers le mur attiédi, parfois même semblaient fumer des vapeurs d’encens.
Un charmant chapitre ; Angélique entre peu à peu dans sa vision :
Ce matin-là, Angélique se trouva de nouveau sous la porte Sainte-Agnès. Un faux dégel s’était produit dans la semaine, puis le froid avait recommencé, si rude, que la neige des sculptures, à demi fondue, venait de se figer en une floraison de grappes et d’aiguilles. C’était maintenant toute une glace, des robes transparentes, aux dentelles de verre, qui habillaient les vierges. Dorothée tenait un flambeau dont la coulure limpide lui tombait des mains ; Cécile portait une couronne d’argent d’où ruisselaient des perles vives : Agathe, sur sa gorge mordue par les tenailles, était cuirassée d’une armure de cristal. Et les scènes du tympan, les petites vierges des voussures semblaient être ainsi, depuis des siècles, derrière les vitres et les gemmes d’une chasse géante. Agnès, elle, laissait traîner un manteau de cour, filé de lumière, brodé d’étoiles. Son agneau avait une toison de diamants, sa palme était devenue couleur de ciel. Toute la porte resplendissait, dans la pureté du grand froid.
Angélique se souvint de la nuit qu’elle avait, passée là, sous la protection des vierges. Elle leva la tête et leur sourit.
Le rêve se forme, s’accentue et, tout en travaillant, Angélique répète : — Je voudrais, je voudrais ?… — Mais que voudrais-tu ? lui demande Hubertine :
— Oh ! ce que je voudrais, ce que je voudrais, ce serait d’épouser un prince… Un prince que je n’aurais jamais vu qui viendrait un soir, au jour tombant, me prendre par la main et m’emmener dans un palais… Et ce que je voudrais, ce serait qu’il fût très beau, très riche, oh ! le plus beau, le plus riche que la terre eût jamais porté ! Des chevaux que j’entendrais hennir sous mes fenêtres, des pierreries dont le flot ruissellerait sur mes genoux, de l’or, une pluie, un déluge d’or, qui tomberait de mes deux mains, dès que je les ouvrirais… Et ce que je voudrais encore, ce serait que mon prince m’aimât à la folie, afin moi-même de l’aimer comme une folle. Nous serions très jeunes, très purs et très nobles, toujours, toujours !
Hélas ! tout ce rêve s’accomplira de point en point, mais à quel prix ! Les visions, ou plutôt la sensibilité d’impressions, augmentent chaque jour et animent tout à ses yeux.
Mais la cathédrale, à sa droite, la masse énorme qui bouchait le ciel, la surprenait plus encore. Chaque matin, elle s’imaginait la voir pour la première fois, émue de sa découverte, comprenant que ces vieilles pierres aimaient et pensaient comme elle. Cela n’était point raisonné, elle n’avait aucune science, elle s’abandonnait à l’envolée mystique de la géante, dont l’enfantement avait duré trois siècles et où se superposaient les croyances des générations. En bas, elle était agenouillée, écrasée par la prière, avec les chapelles romanes du pourtour, aux fenêtres à plein cintre, nues, ornées seulement de simples colonnettes, sous les archivoltes. Puis elle se sentait soulevée, la face et les mains au ciel, avec les fenêtres ogivales de la nef, construites quatre-vingts ans plus tard, de hautes fenêtres légères, divisées par des meneaux qui portaient des arcs brisés et des roses. Puis, elle quittait le sol, ravie, toute droite, avec les contreforts et les arcs-boutants du chœur, repris et ornementés deux siècles après, en plein flamboiement du gothique, chargés de clochetons, d’aiguilles et de pinacles. Des gargouilles, au pied des arcs-boutants, déversaient les eaux des toitures. On avait ajouté une balustrade garnie de trèfles, bordant la terrasse, sur les chapelles absidales. Le comble, également, était orné de fleurons. Et tout l’édifice fleurissait, à mesure qu’il se rapprochait du ciel, dans un élancement continu, délivré de l’antique terreur sacerdotale, allant se perdre au sein d’un Dieu de pardon et d’amour. Elle en avait la sensation physique, elle en était allégée et heureuse, comme d’un cantique qu’elle aurait chanté, très pur, très fin se perdant très haut.
Une page d’idylle toute charmante se place dans un chapitre où l’on voit Angélique donner ses chaussures à une pauvresse :
Mais, à ce moment, Angélique s’aperçut qu’elle avait les pieds nus et que Félicien les voyait. Une confusion l’envahit. Elle n’osait plus bouger, certaine que, si elle se levait, il les verrait davantage. Puis elle s’alarma, perdit la tête, se mit à fuir. Dans l’herbe, ses petits pieds couraient, très blancs. La nuit s’était accrue encore, le Clos-Marie devenait un lac d’ombre, entre les grands arbres voisins et la masse noire de la cathédrale. Et il n’y avait, au ras des ténèbres du sol, que la fuite des petits pieds blancs, du blanc satiné des colombes !
Effrayée, ayant peur de l’eau, Angélique suivit la Chevrotte, pour gagner la planche qui servait de pont. Mais Félicien avait coupé au travers des broussailles. Si timide jusqu’alors, il était devenu plus rouge qu’elle, à voir ses pieds blancs ; et une flamme le poussait, il aurait voulu crier la passion qui l’avait possédé tout entier dès le premier jour, dans le débordement de sa jeunesse. Puis, quand elle le frôla, il ne put que balbutier l’aveu, dont ses lèvres brûlaient :
— Je vous aime.
C’est à une grande procession qu’Hubertine apprend, en le voyant près de l’évêque, que le prétendu artisan Félicien est son fils. La célébration du service divin est décrite de main de maître ; j’y copie ces lignes :
Maintenant, toute la cathédrale braisillait, ardente. Cette houle de cierges qui la traversait allait allumer des reflets sous les voûtes écrasées des bas-côtés, au fond des chapelles, où brillaient la vitre d’une chasse, l’or d’un tabernacle. Même, dans le pourtour de l’abside, jusque dans les cryptes sépulcrales, s’éveillaient des rayons. Le chœur flambait, avec son autel incendié, ses stalles luisantes, sa vieille grille dont les rosaces se découpaient en noir. Et l’envolée de la nef s’accusait encore, en bas les lourds piliers trapus portant les pleins cintres, en haut les faisceaux de colonnettes s’amincissant, fleurissant, parmi les arcs brisés des ogives, tout un élancement de foi et d’amour, qui était comme le rayonnement même de la lumière.
Le lendemain, Angélique tombe aux pieds de l’évêque et lui avoue son amour pour son fils. Malgré lui, le prêtre est ému de pitié un instant.
Elle l’implorait, elle courbait de nouveau le front, en le voyant si froid, toujours sans une parole, sans un geste. Ah ! cette enfant éperdue à ses pieds, cette odeur de jeunesse qui s’exhalait de sa nuque ployée devant lui ! Là, il retrouvait les petits cheveux blonds, si follement baisés autrefois. Celle dont le souvenir le torturait depuis vingt ans de pénitence, avait cette jeunesse odorante, ce col d’une fierté et d’une grâce de lis. Elle renaissait, c’était elle-même qui sanglotait, qui le suppliait d’être doux à la passion.
Mais le père ambitieux pour son fils a rêvé une plus haute alliance, et c’est en disant : « Jamais ! » qu’il s’éloigne dans le silence de l’église. C’en est fait, Angélique semble avoir renoncé à tout, mais plutôt encore à la vie qu’à son rêve. Les amants se sont juré la fidélité éternelle. Chaque jour voit s’affaiblir la pauvre enfant qui, lorsque son amant vient pour l’enlever, tombe épuisée de douleur. Je passe bien des pages et j’arrive au dernier chapitre.
Angélique allait mourir. Il était dix heures, une claire matinée de la fin de l’hiver, un temps vif, avec un ciel blanc, tout égayé de soleil. Dans le grand lit royal, drapé d’une ancienne perse rose, elle ne bougeait plus, sans connaissance depuis la veille : Allongée sur le dos, ses mains d’ivoire abandonnées sur le drap, elle n’avait plus ouvert les yeux ; et son fin profil s’était aminci, sous le nimbe d’or de ses cheveux ; et on l’aurait crue morte déjà, sans le tout petit souffle de ses lèvres.
La veille, Angélique s’était confessée et avait communié, se sentant très mal. Le bon abbé Cornille, vers trois heures, lui avait apporté le saint viatique. Puis, dans la soirée, comme la mort la glaçait peu à peu, un grand désir lui était venu de l’extrême onction, la médecine céleste, insinuée pour la guérison de l’âme et du corps.
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Au lieu du vieux prêtre attendu, c’était Monseigneur qui entrait, Monseigneur en rochet de dentelle, ayant l’étole violette et portant le vaisseau d’argent, où se trouvaient l’huile des infirmes, bénite par lui-même le jeudi saint. Ses yeux d’aigle restaient fixes, sa belle face pâle, sous les épaisses boucles de ses cheveux blancs, gardait une majesté.
— Si Dieu veut, je veux ! a dit l’évêque à son fils en venant chez la mourante. Le cérémonial de la remise des Sacrements est étonnant de vérité, d’émotion et de détails terrifiants. Toutes les formules sont dites :
Amen ! répondit l’abbé.
Mais, quand ils essayèrent d’ouvrir la main d’Angélique et de la serrer autour du cierge, la main inerte retomba sur la poitrine.
Alors, Monseigneur fut saisi d’un grand tremblement. C’était l’émotion, longtemps combattue, qui débordait en lui, emportant les dernières rigidités du sacerdoce. Il l’avait aimée, cette enfant, du jour où elle était venue sangloter à ses genoux. À cette heure, elle était pitoyable, avec cette pâleur du tombeau, d’une beauté si douloureuse, qu’il ne tournait plus les regards vers le lit, sans que son cœur, secrètement, fût noyé de chagrin. Il cessait de se contenir, deux grosses larmes gonflèrent ses paupières, coulèrent sur ses joues. Elle ne pouvait pas mourir ainsi, il était vaincu par son charme dans la mort.
Et Monseigneur, se rappelant les miracles de sa race, ce pouvoir que le ciel lui avait donné de guérir, songea que Dieu sans doute attendait son consentement de père. Il invoqua sainte Agnès, devant laquelle tous les siens avaient fait leurs dévotions, et comme Jean V d’Hautecœur allant prier au chevet des pestiférés et les baiser, il pria, il baisa Angélique sur la bouche.
— Si Dieu veut, je veux.
Tout de suite, Angélique ouvrit les paupières. Elle le regardait sans surprise, éveillée de son long évanouissement ; et ses lèvres, tièdes du baiser, souriaient. C’étaient des choses qui devaient se réaliser, peut-être sortait-elle de les rêver une seule fois encore, trouvant très simple que Monseigneur fût là, pour la fiancer à son fils, puisque l’heure était arrivée enfin. D’elle-même, elle se mit sur son séant, au milieu du grand lit royal.
L’évêque, ayant dans les yeux la clarté du prodige, répéta la formule :
— Accipe lampadem ardentem…
— Amen, répondit l’abbé.
Angélique avait pris le cierge allumé, et d’une main ferme, elle le tenait droit. La vie était revenue, la flamme brûlait très claire, chassant les esprits de la nuit.
Toute la scène se maintient à cette hauteur, et c’est certainement une des plus belles parties du livre. Je passe rapidement sur des pages que je voudrais citer. Le mariage est résolu, la célébration en est magnifiquement décrite ; Angélique vit enfin dans son rêve, mais elle lui sourit avec douceur sans être étonnée de le voir se réaliser ; les saintes de la Légende dorée ne s’étonnaient pas non plus ! Le service divin est terminé, on va se diriger vers cet hôtel princier où l’attend sa chambre de noces, toute de soie blanche.
Une suffocation l’arrêta, puis elle eut la force de faire quelques pas encore. Son regard avait rencontré l’anneau passé à son doigt, elle souriait de ce lien éternel. Alors, au seuil de la grande porte, en haut des marches qui descendaient sur la place, elle chancela. N’était-elle pas allée jusqu’au bout du bonheur ? N’était-ce pas là que la joie d’être finissait ? Elle se haussa d’un dernier effort, elle mit sa bouche sur la bouche de Félicien. Et, dans ce baiser, elle mourut.
Mais la mort était sans tristesse. Monseigneur, de son geste habituel de bénédiction pastorale, aidait cette âme à se délivrer, calmé lui-même, retourné au néant divin. Les Hubert, pardonnés, rentrant dans l’existence, avaient la sensation extasiée qu’un songe finissait. Toute la cathédrale, toute la ville étaient en fête. Les orgues grondaient très haut, les cloches sonnaient à la volée, la foule acclamait le couple d’amour, au seuil de l’église mystique, sous la gloire du soleil printanier. Et c’était un envolement triomphal, Angélique heureuse, pure, élancée, emportée dans la réalisation de son rêve, ravie des noires chapelles romanes aux flamboyantes voûtes gothiques, parmi les restes d’or et de peinture, en plein paradis des légendes.
Félicien ne tenait plus qu’un rien très doux et très tendre, cette robe de mariée, toute de dentelles et de perles, la poignée de plumes légères, tièdes encore d’un oiseau. Depuis longtemps, il sentait bien qu’il possédait une ombre. La vision, venue de l’invisible retournait à l’invisible. Ce n’était qu’une apparence, qui s’effaçait, après avoir créé une illusion. Tout n’est que rêve. Et, au sommet du bonheur, Angélique avait disparu, dans le petit souffle d’un baiser.
Je n’ajouterai rien, mais si imparfait que soit ce résumé, cette réduction de l’un des meilleurs romans du maître, j’espère que le lecteur pourra de loin reconstituer avec ces beaux fragments une partie de l’œuvre dont nous pouvons saluer dès aujourd’hui le succès.
XIV. Guy de Maupassant. Sur l’eau. — 1889.
Sur l’eau, le dernier livre que M. Guy de Maupassant vient de publier chez Marpon et Flammarion, n’a rien d’un roman. L’auteur lui-même a le soin de nous le dire.
« Ce journal, écrit-il en postface, ne contient aucune histoire et aucune aventure intéressante. Ayant fait, au printemps dernier, une petite croisière sur les côtes de la Méditerranée, je me suis amusé à écrire chaque jour ce que j’ai vu et ce que j’ai pensé.
« En somme, j’ai vu de l’eau, du soleil, des nuages et des roches, — je ne puis raconter autre chose, — et j’ai pensé simplement, comme on pense quand le flot vous berce, vous engourdit et vous promène. »
Rien autre, c’est-à-dire peu de chose, et cependant le tout forme un livre des plus attrayants. C’est qu’impressions, anecdotes, sont écrites, racontées sans effort, en belle et bonne langue française, sans contorsions, sans impropriété voulue de termes, sans recherche de l’effet quand même. Dans ces notes de voyage, je trouve ce récit de la mort de Paganini :
En approchant de l’île Saint-Honorat, nous passons auprès d’un rocher nu, rouge, hérissé comme un porc-épic tellement rugueux, armé de dents, de pointes et de griffes qu’on peut à peine marcher dessus ; il faut poser le pied dans les creux, entre ses défenses, et avancer avec précaution ; on le nomme Saint-Ferréol.
Un peu de terre venue on ne sait d’où s’est accumulée dans les trous et les fissures de la roche ; et là-dedans ont poussé des sortes de lis et de charmants iris bleus dont la graine semble tombée du ciel.
C’est sur cet écueil bizarre, en pleine mer, que fut enseveli et caché pendant cinq ans le corps de Paganini. L’aventure est digne de la vie de cet artiste génial et macabre, qu’on disait possédé du diable, si étrange d’allures, de corps, de visage, dont le talent surhumain et la maigreur prodigieuse firent un être de légende, une espèce de personnage d’Hoffmann.
Comme il retournait à Gênes, sa patrie, accompagné de son fils, qui seul maintenant pouvait l’entendre tant sa voix était devenue faible, il mourut à Nice, du choléra, le 27 mai 1840.
Donc, son fils embarqua sur un navire le cadavre de son père et se dirigea vers l’Italie. Mais le clergé génois refusa de donner la sépulture à ce démoniaque. La cour de Rome, consultée, n’osa point accorder son autorisation. On allait cependant débarquer le corps, lorsque la municipalité s’y opposa sous prétexte que l’artiste était mort du choléra. Gênes était alors ravagé par une épidémie de ce mal ; mais on argua que la présence de ce nouveau cadavre pouvait aggraver le fléau.
Le fils de Paganini revint alors à Marseille, où l’entrée du port lui fut interdite pour les mêmes raisons. Puis, il se dirigea vers Cannes, où il ne put pénétrer non plus.
Il restait donc en mer, berçant sur la vague le cadavre du grand artiste bizarre que les hommes repoussaient de partout. Il ne savait plus que faire, où aller, où porter ce mort sacré pour lui, quand il vit cette roche nue de Saint-Ferréol au milieu des flots. Il y fit débarquer le cercueil, qui fut enfoui au milieu de l’îlot.
C’est seulement en 1845 qu’il revint avec deux amis chercher les restes de son père pour les transporter à Gênes, dans la villa Gajona.
N’aimerait-on pas mieux que l’extraordinaire violoniste fût demeuré sur l’écueil hérissé où chante la vague dans les étranges découpures du roc ?
Chemin faisant, je trouve ce lamentable tableau d’un état de misère qu’on ne rencontre que trop souvent dans notre pays :
Le père et le fils étaient morts au commencement de la semaine. La mère et la fille s’en allaient aussi maintenant.
Une voisine qui les soignait, se sentant soudain indisposée, avait pris la fuite la veille même, laissant ouverte la porte et les deux malades abandonnées sur leurs grabats de paille, sans rien à boire, seules, râlant, suffoquant, agonisant, seules depuis vingt-quatre heures !
Le médecin venait de nettoyer la gorge de la mère et l’avait fait boire ; mais l’enfant, affolée par la douleur et par l’angoisse des suffocations, avait enfoncé et caché sa tête dans la paillasse sans consentir à se laisser toucher.
Le médecin, accoutumé à ces misères, répétait d’une voix triste et résignée :
— Je ne peux pourtant point passer mes journées chez mes malades. Gristi ! celles-là serrent le cœur. Quand on pense qu’elles sont restées vingt-quatre heures sans boire.
Le vent chassait la pluie jusqu’à leurs couches. Toutes les poules s’étaient mises à l’abri dans la cheminée.
Nous arrivions à la ferme. Il attacha son cheval à la branche d’un pommier devant la porte, et nous entrâmes.
Une odeur forte de maladie et d’humidité, de fièvre et de moisissure, d’hôpital et de cave, nous saisit à la gorge. Il faisait froid, un froid de marécage, dans cette maison sans feu, sans vie, grise et sinistre. L’horloge était arrêtée ; la pluie tombait par la grande cheminée, dont les poules avaient éparpillé la cendre, et on entendait dans un coin sombre un bruit de soufflet rauque et rapide. C’était l’enfant qui respirait.
La mère, étendue dans une sorte de grande caisse de bois, le lit des paysans, et cachée par de vieilles couvertures et de vieilles hardes, semblait tranquille. Elle tourna un peu la tête vers nous.
Le médecin lui demanda :
— Avez-vous une chandelle ?
Elle répondit d’une voix basse, accablée :
— Dans le buffet.
Il prit la lumière et m’emmena au fond de l’appartement, vers la couchette de la petite fille.
Elle haletait, les joues décharnées, les yeux luisants, les cheveux mêlés, effrayante. Dans son cou maigre et tendu, des creux profonds se formaient à chaque aspiration. Allongée sur le dos, elle serrait de ses deux mains les loques qui la couvraient, et dès qu’elle nous vit elle se tourna sur la face pour se cacher dans la paillasse.
Je la pris par les épaules, et le docteur, la forçant à montrer sa gorge, en arracha une grande peau blanchâtre, qui me parut sèche comme un cuir.
Elle respira mieux tout de suite et but un peu. La mère, soulevée sur un coude, nous regardait. Elle balbutia :
— C’est-il fait ?
— Oui, c’est fait.
— J’allons-y rester toutes seules ?
Une peur, une peur affreuse, faisait frémir sa voix, peur de cet isolement, de cet abandon, des ténèbres et de la mort qu’elle sentait si proche.
Je répondis :
— Non, ma brave femme ; j’attendrai que le docteur vous ait envoyé la garde.
Et me tournant vers le médecin :
— Envoyez-lui la mère Mauduit. Je la payerai.
— Parfait. Je vous l’envoie tout de suite.
Il me serra la main, sortit, et j’entendis son cabriolet qui s’en allait sur la route humide.
Je restai seul avec les deux mourantes.
Mon chien Paf s’était couché devant la cheminée noire, et il me fit songer qu’un peu de feu serait utile à nous tous. Je ressortis donc pour chercher du bois et de la paille, et bientôt une grande flambée éclaira jusqu’au fond de la pièce le lit de la petite, qui recommençait à haleter.
Et je m’assis, tendant mes jambes vers le foyer.
La pluie battait les vitres ; le vent secouait le toit ; j’entendais l’haleine courte, dure, sifflante des deux femmes, et le souffle de mon chien qui soupirait de plaisir, roulé devant l’âtre clair.
La vie ! la vie ! qu’est-ce que cela ? Ces deux misérables qui avaient toujours dormi sur la paille, mangé du pain noir, travaillé comme des bêtes, souffert toutes les misères de la terre, allaient mourir ! Qu’avaient-elles fait ? Le père était mort, le fils était mort. Ces gueux passaient pourtant pour de bonnes gens qu’on aimait et qu’on estimait, de simples et honnêtes gens !
Je regardais fumer mes bottes et dormir mon chien, et en moi entra soudain une joie sensuelle et honteuse en comparant mon sort à celui de ces forçats !
La petite fille se mit à râler, et tout à coup ce souffle rauque me devint intolérable ; il me déchirait comme une pointe dont chaque coup m’entrait au cœur.
J’allai vers elle :
— Veux-tu boire ? lui dis-je.
Elle remua la tête pour dire oui, et je lui versai dans la bouche un peu d’eau qui ne passa point.
Je passe la fin de ce navrant récit si impressionnant, parce que l’auteur a su voir, et dire ce qu’il avait vu, et je termine mes emprunts par une petite anecdote faite pour prouver qu’il y a un peu de tout dans les notes de M. de Maupassant. À l’hôtel, il se trouve à table près d’un groupe de commis-voyageurs bien vivants, causant, eux aussi, de toutes choses, et finalement de l’émancipation des femmes, de leurs droits et de la place nouvelle qu’elles veulent prendre dans la société :
Les uns approuvaient, d’autres se fâchaient ; le petit gros plaisantait sans repos, et termina en même temps ce déjeuner et la discussion par cette anecdote assez plaisante :
« Dernièrement, disait-il, un grand meeting avait eu lieu en Angleterre, où cette question avait été traitée. Comme un orateur venait de développer de nombreux arguments en faveur des femmes et terminait par cette phrase :
« En résumé, messieurs, elle est bien petite la différence qui distingue l’homme de la femme. »
Une voix forte, enthousiaste, convaincue, s’éleva dans la foule et cria :
« Hurrah pour la petite différence ! »
Conclusion : Sur l’eau est un volume de notes exquises par leur simplicité et qui prendra place dans la riche collection des récits du premier de nos conteurs d’aujourd’hui.
XV. Octave Mirbeau. L’Abbé Jules. — 1888.
Après le Calvaire, M. Octave Mirbeau vient de publier l’Abbé Jules (Ollendorff, éditeur) ; cette fois l’auteur d’une étude psychologique faite sur l’ensemble de l’âme humaine, d’une étude dont tous ceux qui ont aimé auraient pu fournir les éléments, a réduit son champ d’observation et, il faut le dire, s’est surtout préoccupé d’une exception. C’est un monstre qu’il a fait poser devant lui, un être pétri de tout ce qui se repousse dans la nature, qui renferme en lui l’attractif et le répulsif, un fou rempli de sagesse, un chaste hystérique, un assemblage d’étrangetés, un chaos de sentiments qui se détruisent l’un par l’autre, un amas d’horreurs et de beautés.
L’écrivain convaincu, ému, émotionnant, se retrouve parfois dans ce livre troublant et dangereux pour qui ne saura pas le lire. Cet Abbé Jules aurait dû naître le jour où Diderot écrivait la Religieuse ; l’idée mère en remonte au dix-huitième siècle si la forme est d’aujourd’hui et de demain. Je ne puis étendre davantage mes appréciations, car à côté de la page d’une vérité étonnante, d’une élévation de pensée qu’il faut louer, j’en trouve une autre qu’il faut absolument repousser comme gonflée d’exagération, entachée de parti pris. Je le répète, l’Abbé Jules est une exception, une monstruosité ; le médecin a eu dans sa clinique une maladie spéciale, inutile à montrer, car jamais on ne peut rencontrer le cas similaire à ce cas-là. Il n’y a rien à en apprendre, il y a beaucoup à en oublier, et le danger serait de généraliser d’après ce sujet exceptionnel. Ce fou de génie, cet abbé relève de M. Charcot, et c’en serait fait de notre civilisation et de son Église si dix êtres pareils s’étaient rencontrés dans le clergé.
Je n’ai pas à cacher l’intérêt du livre qui est réel, mais j’ai dû signaler ses tendances au lecteur.
XVI. Henri Lavedan. Sire. — 1888.
Sire, de M. Henri Lavedan (chez Quantin), est une très amusante satire dirigée contre ceux qui persistent à vouloir que Louis XVII, évadé du Temple, ait survécu à ses horribles traitements, sans parvenir à se faire reconnaître. Ce qu’il y a de singulier dans l’histoire des nombreux Louis XVII, c’est que tous possédaient les mêmes secrets, qu’ils faisaient constater leur identité par les mêmes moyens, voulaient embrasser la duchesse d’Angoulême en l’appelant : « Ma sœur ! » et qu’on ne voulut jamais les considérer que comme des imposteurs.
Dans le livre de M. Lavedan, il s’agit d’une mystification faite par un médecin à une demi-folle de ses clientes qui persistait en 1840 à croire à l’existence de Louis XVII ; pour l’en guérir, on lui procure un Louis XVII ; elle en devient folle, l’épouse, et comme celui-ci (un vieux cabotin), gorgé de délices, meurt d’une suite d’indigestion, elle le fait inhumer en grande pompe et rédige l’épitaphe dans la formule qu’on lit sur la tombe des nombreux dauphins soi-disant fils de Louis XVI :
ICI REPOSE
CHARLES LOUIS, DUC DE NORMANDIE, ETC.
Un peu funèbre, un peu irrévérencieuse parfois, la plaisanterie, mais le plus souvent amusante.
XVII. Paul Bonnetain. Le Nommé Perreux. — 1888.
Ce n’est point un livre fait de suppositions et d’inventions romanesques que : Le Nommé Perreux publié par M. Bonnetain chez Charpentier.
Non, c’est un livre des plus intéressants, la vie d’un homme, d’un soldat qui, au jour le jour, a écrit ses impressions ; c’est la caserne, la cantine, c’est rembarquement, la guerre lointaine, la fièvre, la mort dans un hôpital. Le tout simplement dit et émouvant seulement par la sincérité du récit. M. Bonnetain serait lui-même le nommé Perreux, à la triste fin près, que je n’en serais nullement étonné ; il a écrit sous la dictée des faits, il a regardé et écouté la nature et celui-là est toujours éloquent qui a l’esprit de consentir à n’être que son secrétaire
Je copie ce récit pittoresque des équipées que le pauvre garçon se permettait à la Martinique.
Victor, si tranquille à Toulon, était le plus hardi. Dans la chaleur d’étuve de sa chambre, il ne pouvait tenir en place, mieux portant que jamais, fiévreux seulement d’imagination. Le premier, il avait découvert la brèche de l’enceinte où l’on risquait le moins de se rompre les os. C’est par là qu’avec de Montaux et son sergent-major, il s’échappait, un soir sur deux. Son ordonnance liait ensemble leurs trois ceintures de flanelle, en amarrait le bout solidement, puis les remontait quand les fuyards, descendus lentement en bas, tapaient dans leurs mains. Au petit jour, ils rentraient par la poterne, avec la complicité d’un factionnaire.
Et cette descente, cette romantique évasion, c’était la grande joie de la sortie. La femme, l’air libre, ne leur donnaient pas d’émotion comparable. Si les nœuds de l’étoffe se rompaient ? Une moiteur d’angoisse faisait glisser plus vite les mains de Victor, et il fermait les yeux afin de, ne plus voir la profondeur de sa chute à pic dans le vert. Il croyait tomber dans la fissure vertigineuse d’une montagne ouverte par des éruptions anciennes. À force d’être feuillu, le fond de cet abîme se violetait, et quelque part des eaux y couraient, invisibles, avec l’attirance d’une chanson. La furie de la végétation tropicale tapissait leurs parois ; des plantes s’échevelaient à la lune ; des ravines avaient l’air de marches successives, où des arbres s’aplatissaient comme des lichens, parmi des cascades de lianes. Les pierres, les branches éraflaient la toile de son pantalon et de ses guêtres, agrippaient l’étoffe, et il frémissait, rêvant de trigonocéphales, sentant déjà les dents des reptiles entrer dans sa chair. Sur sa tête, autour de lui, des insectes stridaient ; l’ombre pullulait de vies bruyantes ; des lucioles la mouchetaient, infinies. Elles vagabondaient, incessamment renouvelées, luisantes, et plongeaient en essaim ns le ravin, pareilles aux étincelles d’une invisible locomotive qui aurait couru dans l’abîme. Un oiseau de nuit ululait tout au fond.
Le jour, ce n’était plus cela ; des feuilles seulement et du soleil. Victor, en se penchant sur le parapet de granit, s’étonnait chaque fois du frisson de la veille : il aurait sauté sans ceinture, s’il l’avait fallu !
Peu à peu, ces nuitées hors du fort Desaix devinrent sa préoccupation unique et consolante. Car elle le lassait chaque jour davantage, sa banale existence. Qu’est-ce qui la différenciait donc de son existence à Toulon ? Hormis le cadre, auquel on se faisait si vite et l’exotisme des cuisines, les choses étaient pareilles, ou, du moins, le trouvaient empêché de les écrire aux siens.
À chaque courrier, il s’en voulait des paresses de sa plume, de son impuissance à traduire les changements de sa vie. Seules, ses nuits étaient vraiment nouvelles et méritaient de longs récits, mais à qui pouvait-il les conter ?
Combien gracieuses, cependant, et jolies ! Toutes, elles s’écoulaient hors de la ville trop lointaine où il n’avait point passé deux heures. Les cases qui s’espaçaient du fort aux faubourgs les prenaient. Là, des mulâtresses, des quarteronnes, des filles rieuses et jolies, bâties comme des statues, s’exerçaient aux hospitalités amoureuses. Elles riaient toujours, puériles et niaises, sensuelles et pourtant enfants. Sous les baisers, leur gorge roucoulait et leur dépravation se colorait, câline, du chatoiement de leur peau de safran, si douce aux lèvres, de la couleur de leurs madras, de l’étrangeté parfumée de leur demeure. Le dimanche, elles allaient à la messe, pieds nus, avec des robes éclatantes, de forme Empire, du corail à la bouche, aux oreilles, au cou, des fleurs dans les cheveux. Elles sentaient le jasmin, l’ail et le palissandre. Pensaient-elles ? On ne savait. Et n’ignorait-on pas aussi comment elles vivaient, douces fleurs animales nées pour l’amour et pour le rire, blanchisseuses à temps perdu, sans doute à cause de la fraîcheur de l’eau ?
Des soldats, cependant, tombaient malades, s’en allaient à l’hôpital, horrifiaient leurs visiteurs, mais les ceintures s’accrochaient toujours, le soir, à la brèche, et ce n’était jamais la coupable, l’amie que Victor préférait pour un jour !
Il ne les cherchait point, longeant seulement les cases à l’heure où les belles filles prenaient le frais aux portes, à l’heure où les lucioles semblaient être leurs yeux d’or envolés. Il était encore timide, ignorant du patois créole. Mais bientôt quelqu’une lui jetait, la fleur de ses cheveux.
« Mo prende guêpe pour toi ! »
Il s’appelait une guêpe, cet emblème fleuri d’une déclaration libre s’adressant à sa jolie figure presque imberbe, à sa peau blanche, à son air de demoiselle. Il le ramassait, le baisait, ne s’étonnant même plus qu’en ce pays des fleurs, il fût artificiel, exportation d’article de Paris, puis il poursuivait l’envoyeuse ensauvée, avec la fièvre ravie et l’illusion de ses vingt et un ans.
Mais ces heures joyeuses sont courtes et les fièvres de là-bas les font chèrement payer ! Le pauvre garçon, lui aussi, est pris par la maladie qui ne pardonne pas ; le voilà à l’infirmerie.
Le docteur n’avait pas quitté la salle que Perreux était debout, et, se tenant au pied des lits, trottinait le long de la pièce, les bras de la sœur tendus derrière lui pour le retenir en cas de chute. Une glace lui renvoya son image : il lui sourit. Qu’importait ce faciès de cadavre, cette maigreur de squelette ? Il les bénissait, au contraire, puisqu’il allait leur devoir son retour anticipé, l’exquise joie de rentrer en France, de regagner Vérigny, de revoir sa mère, Jeanne et tous ceux qu’il aimait !…
Déjà sa tête voyageait. Il s’imagina la traversée, le voyage indépendant, l’escale à Fort-de-France, l’arrivée à Saint-Nazaire dans la belle saison, puis son débarquement à Vérigny… Maman était à la gare. Sa maman !… Et des larmes de joie lui venaient aux yeux, tant la maladie l’avait ramené à l’enfance, aux tendresses balbutiantes des tout petits.
Il fallut le recoucher : il se trouvait mal. Un somme le remit, et le mieux persévéra, rapide, étonnant tout le monde. Les jambes à présent solides, il ne bougeait pas du cabinet de la sœur sur la véranda, l’aidant à trier les plumes d’oiseaux que la bonne femme taillait pour en confectionner les fleurs artificielles du mois de Marie. Pris d’expansions folles, lui contait ses rêves, lui peignait Vérigny, sa maison, son avenir. Quelle chance, tout de même d’être si démoli ! Quatre mois de congé, non compris le voyage ! Il se referait, puis préparerait son examen pour Avor et serait sous-lieutenant avant la fin de ses cinq ans !
« Grâce à la fièvre, ma sœur ! grâce à la fièvre !… Ah ! c’est bon de vivre ! C’est bon !… »
Il aurait embrassé la religieuse !
Du moins, lui baisa-t-il la main, au départ. Des camarades ensuite l’accompagnèrent jusqu’au quai. Le fleuve lui sembla superbe, le Serpent plus beau qu’un yacht royal. Accoudé sur le bastingage, il regardait défiler les rives avec bonheur. Le soir, ce fut la mer qu’il retrouva. On toucha aux îles ; on reconnut le phare de l’Enfant-Perdu ; on approcha de Cayenne. À ce moment, il voulut grimper sur le gaillard d’avant afin de découvrir cet Éden tant souhaité d’où, avant huit jours, il allait partir sans l’avoir vu, mais ses pieds se dérobèrent, il pâlit sous un grand frisson et retomba grelottant.
« Un accès pernicieux !… s’écriait le médecin du bord. Signalez à terre qu’on envoie un cadre de l’hôpital… »
Sur ce cadre, Perreux, débarqué en hâte, quittait le quai, sans en rien voir… Il sentait seulement qu’on le balançait et que sa tête déménageait, secouée comme un grelot. À peiné ouvrit-il les yeux au frais contact des draps. Tout à coup, il parla, tandis que sur lui se penchait une cornette et que de l’autre côté du lit, une manche galonnée introduisait un thermomètre sous son aisselle.
« Vérigny… Maman… Maman… »
Et son délire n’eut plus, depuis, d’autres paroles.
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La cour de l’hôpital rutile ; on dirait que le sable fume ; les grands murs qui réverbèrent la chaleur flambent au soleil. Des urubus tournoient dans le ciel indigo. D’autres dorment sur le toit de la chapelle et sur un autre toit tout proche, celui de l’amphithéâtre, dont la saillie abrite un corbillard, ses brancards à terre. Et, dans la lumière éclatante, les urubus et le corbillard très noirs se glacent et reluisent.
Tout sommeille, les murs, les arbres, le linge qui sèche sur une véranda. Aucun souffle ne passe.
Seuls, les convalescents désignés pour s’embarquer demain à destination de France ne peuvent dans leur fièvre partager la sieste des malades et la torpeur des choses. Tassés à l’ombre d’une arcade, heureux, soldats et marins, de l’uniforme réendossé, ils bavardent et guettent par avance le fourrier qui, tantôt, viendra les délivrer. Mais voilà que derrière eux, au pied de l’escalier, l’aumônier surgit. Il est vêtu des ornements sacerdotaux, tout neigeux, tout doré, au sortir de l’ombre. Un petit nègre en surplis blanc et en robe rouge le précède.
Alors les soldats se lèvent et portent la main à leur képi. Au premier rang, un matelot retire son béret. L’aumônier s’éloigne vers la sacristie.
« À qui qu’y vient de graisser les boites ? demande un artilleur en train de bourrer sa pipe.
— À un nommé Perreux », répond un gendarme.
Le canonnier frotte une allumette sur ses basanes, et, tandis que fume le soufre entre, ses doigts :
« Ah ! fait-il… C’est un nommé Perreux qui est mort ?… Y n’est pas de chez nous ! »
Ainsi se termine ce triste récit qui n’est que le procès-verbal de scènes déchirantes renouvelées sans cesse sous ces meurtriers climats. M. Paul Bonnetain les a rendues avec une rare fidélité, qualité maîtresse que nous avons déjà constatée dans son livre l’Opium et surtout les attachants récits qu’il a réunis dans ce titre : Au Tonkin.
XVIII. René Maizeroy. Petite Reine. — 1888.
Le nouveau livre que l’auteur de l’Adorée vient de publier est dédié à une mère. Par ce temps de romans qui semblent s’adresser, pour la plupart, aux différents groupes de névrosés qui peuplent les maisons de santé, on éprouve un certain bien-être, comme un repos d’esprit et de cœur, à voir inscrit en tête d’un livre le mot que la nature a fait le plus doux dans toutes les langues.
C’est pourtant moins de la puissance de la mère que de celle de l’enfant qu’il s’agit dans Petite Reine, et je remarque, à l’honneur de M. René Maizeroy, écrivain un peu trop mondain (jadis !), que, renonçant aux personnages de convention du roman moderne, c’est dans la nature même qu’il a puisé ses nouvelles inspirations, qu’il a pris ses nouveaux modèles.
Outre la fable très intéressante de Petite Reine, le roman de
M. Maizeroy contient, sans souligné, sans relief exagéré, à fleur de papier, dirai-je,
une thèse sacrée, la femme sauvée par l’enfant. Le plaidoyer très discret, presque
inconscient, se dégage de lui-même par les faits, sans que l’auteur ait besoin de
prendre solennellement ses conclusions. Le roman n’y perd rien de sa liberté
d’observation, mais le lecteur n’éprouve aucune inquiétude, et ne craint pas de voir une
page maculée d’un gros mot ou d’une repoussante image. — « Si vous voulez bien
vous rendre compte d’un roman, de sa portée, de sa moralité, disait Préault, mettez-y
des gravures, par la pensée. »
À ce compte, la plupart des romans et nouvelles
qui remplissent aujourd’hui des centaines de volumes de toutes les couleurs ne seraient,
sous prétexte d’études, que de monstrueux recueils d’obscénités, calqués presque les uns
sur les autres.
Petite Reine est une enfant aimée, adorée par sa mère, qui, délaissée d’abord, puis veuve, a voulu entourer sa jeunesse de toutes les joies de la vie. Renée (c’est la petite reine), qui disait, étant petite fille, en parlant de ses poupées : « Je les aimerais mieux si elles avaient les yeux en vie ! » est venue au monde pour aimer, pour être aimée. Je n’analyserai pas le roman, mais je tiens à signaler un charmant épisode de la première partie, où l’héroïne, découvrant les toilettes, les poupées et les souvenirs d’une bisaïeule, trouve, dans la poussière de l’autre siècle, comme des ferments qui viennent germer dans son âme d’aujourd’hui et lui révèlent chastement de quoi se font les joies et les douleurs de la femme. J’insiste sur ce passage d’un charme pénétrant, d’un style simple, sans contorsions de pensée ni de mot, sans inquiétude ni préoccupation d’école. Dès les vingt premières lignes, la cause de l’auteur est gagnée, la sympathie du lecteur lui est acquise, et il lui sera pardonné, si tant est qu’il ait besoin d’être pardonné.
Cette vie d’une femme que la jeune fille vient de trouver dans les rubans, dans les lettres d’une morte, sera presque celle de Renée, et c’est une véritable prédiction de sa propre destinée qu’elle a trouvée dans ces épaves du passé. L’enfant grandit, la jeune fille devient femme, puis mère. Chacune de ces étapes est étudiée simplement, par des observations faites d’après nature, mais très habilement « utilisées » au profit du roman. Femme dédaignée, presque abandonnée, par un mari mondain qui va mourir dans un duel pour une fille, habillé en polichinelle ou en arlequin, Renée s’est réfugiée dans son enfant, et quand l’homme qu’elle aime, qui l’aime, viendra à elle, il la trouvera aussi pure, aussi chaste d’âme qu’elle est sortie de sa chambre de jeune fille.
Chemin faisant, je remarque un passage que comprendront toutes celles qui ont eu le bonheur et l’honneur d’être mère. Dans un salon, une de ces femmes aussi inclassées qu’inclassables et qu’un peu de mépris a baptisées de : mondaines, parlant l’argot des bonnes avec des gestes de clodoche, sous prétexte d’indépendance d’allures, s’écrie, pour ne pas accepter une invitation de famille :
— Oh ! pour cette fois, je peux bien la lâcher… j’inventerai une blague quelconque ! Bébé aura eu une attaque de croup !
La phrase, horrible de dureté et de bêtise, est relevée avec indignation par un homme de cœur, M. de Laumières, et c’est de cette protestation contre un blasphème que naît l’amour de la mère pour un homme qui vient de parler comme un père. Ainsi qu’on le voit, c’est le sentiment du vrai, de la nature, qui ressort surtout du roman de M. René Maizeroy ; il a fort bien compris que la banalité et le ridicule ne s’attachent qu’aux choses de la mode, et que les caractères dont sont revêtus la plupart des personnages du roman moderne ne sont que des costumes, piquants aujourd’hui, flétris demain et bientôt tombés à la friperie.
Je lui chercherai pourtant une petite querelle. De même que tout bon romancier de l’école naturaliste croit devoir, dans ses scènes campagnardes, nous initier invariablement, parce que le maître l’a fait, aux amours du taureau et de la vache sous la surveillance d’une petite fille, invariablement aussi dans les romans-études qui procèdent de Balzac il nous est impossible d’éviter la femme du monde, l’épouse outragée, qui, désolée et au moment de se coucher, contemple sa nudité dans une armoire à glace en disant avec rage : « Mais ne suis-je pas aussi belle que cette fille !… » ou approchant. Toute femme d’un descendant d’Hulot procède ainsi, et le romancier, comme le peintre, qui cherche tous les prétextes pour montrer qu’il sait « faire du nu », n’a gardé d’éviter cette scène, qui est comme la cantilène obligée d’un ancien opéra.
Bien petite tache dans cet ensemble impressionnant et où, je le répète, la délicatesse de touche et le respect du naturel feraient tout passer. Je signalerai la naissance de l’enfant et les circonstances qui accompagnent la première heure de la maternité, comme un tableau vraiment achevé. Loin de nous terrifier avec les détails d’une opération chirurgicale, M. René Maizeroy nous montre la mère, aussi belle que la Marie de Médicis de Rubens, reposée, souriante et regardant avec une indéfinissable expression de tendresse et de surprise l’enfant qui vient de naître.
À quelle école appartient M. René Maizeroy ? je ne le sais guère maintenant, mais j’ai pensé plusieurs fois, en lisant son livre, à Mme de La Fayettec et à l’abbé Prévost, non pas par une imitation de la forme ni de la langue, mais par les tendances à l’étude du sentiment des secrets mouvements de l’âme. Je n’ai pas voulu donner l’analyse du roman, dont la fin est douloureusement dramatique ; j’ai voulu seulement indiquer le progrès fait par l’auteur dans sa suite d’études sur les Parisiennes, parmi lesquelles, quoi qu’en disent les Parisiens eux-mêmes, on trouve toujours, quand on les cherche et qu’on le mérite, des femmes vraies, honnêtes, des épouses et des mères.
XIX. Jules Jouy. Les Chansons de l’année. — 1888.
Je ne parlerai que d’un chansonnier, mais d’un chansonnier de race, de M. Jules Jouy, dont les succès ont ◀commencé▶ dans cette officine artistique qui s’appelle le petit théâtre de la rue Victor-Massé, et qui a produit les Caran d’Ache, Willette, Mac-Nab, Oscar Méténier, et tant d’autres que le Chat noir revendique justement comme ses nourrissons.
M. Jules Jouy a beau dire dans un refrain :
Les vieux, les vieuxSont bien ennuyeux,Qu’ils s’aiment entre eux !À bas les vieux !
Il est de leur race, car ces vieux s’appellent : Désaugiers, Béranger, Charles Gille, Pierre Dupont, Darcier, et j’ajoute : Auguste Barbier. Comme eux il a le trait, comme eux il est Français, éloquent, homme d’esprit, patriote et poète. Peut-être sa muse a-t-elle un peu trop sacrifié à la politique et l’accusera-t-on d’aller un tantinet vers les mécontents quand même, mais elle sait être variée et prendre ses impressions un peu partout. Le recueil intitulé : les Chansons de l’année est une sorte de journal chanté, où chaque sottise publique et privée est lestement rimée.
Sous la légèreté de sa forme, avec un rare bon sens, M. Jules Jouy sait faire passer les choses les plus graves, les plus sinistres même ; témoin : les Deux Échafauds.
Autrefois l’échafaud, ministreD’un grandiose châtiment.Dessinait, sa forme sinistreSur l’horizon clair, hardiment.……………………………………………………………………Mais aujourd’hui l’échafaud tremble,Tapi dans quelque endroit perdu.Tout prêt à s’enfouir il sembleFrissonner du sang répandu.…………………………………Gais tueurs aux âmes sensibles,Le dilemme est clair et parfait :Dressez des échafauds terribles,Ou supprimez-les tout à fait.
On voit que le chansonnier n’est pas dénué de logique ; la logique, c’est, je le répète, sa qualité maîtresse ; je lis dans Le 14 Juillet d’un vagabond ces vers qui, sans en avoir la prétention, disent tant de choses :
Ça m’étourdit, tout’ cett’ cohue !Ils m’ennuient, tous ces gens heureuxQui se balladent dans la rueEn poussant un tas d’cris joyeux !Ben, moi, je n’cri’ rien et pour cause,Car, bien que j’soy’ républicain,C’est tannant d’crier « Viv’ » quèqu’chose,Lorsque, soi-même, on crèv’ de faim !
Je pourrais citer bien d’autres passages des deux cents chansons qui viennent de paraître dans ce recueil publié par Bourbier et Lamoureux ; mais, si petit qu’il soit, j’ai tenu à donner cet échantillon de la manière et du poète et du chansonnier. Bien d’autres que M. Jules Jouy ont rimé depuis nombre d’années ; mais j’ai dû le signaler comme celui qui, aujourd’hui que tout le monde a un peu ou beaucoup de talent, a apporté la seule chose rare, une note personnelle, qu’il s’agisse de « grand art » ou de chansons.
XX. Alphonse Daudet. L’Immortel. — 1888.
Le livre qu’Alphonse Daudetvient de faire paraître chez Lemerre va être à l’instant lu et commenté de bien diverses façons. Commenté, il l’est déjà, par ceux-là surtout qui ne le connaissent pas et qui sont décidés à ne voir dans ce roman, un des plus étudiés du maître, qu’une œuvre de rancune et de dénigrement. Je proteste au nom de Daudet contre ces jugements anticipés, rappelant qu’il y a trois ans j’ai enregistré, ici même, la déclaration du romancier dans un article intitulé : Sapho à l’Académie ; j’en veux citer ce passage :
« Jamais je ne dirai de mal de l’Académie, c’est une force indiscutable ; elle contient des hommes éminents, mais je n’en veux pas être ; je la souhaite à Manuel, à Bornier, à d’autres aussi ; je les recommanderais si ma voix ne devait pas leur être nuisible à partir d’aujourd’hui, mais je ne suis pas fait pour cette vie-là. Moi qui écris pour le théâtre, je ne puis pas dédaigner ce qu’ont accepté ces maîtres en l’art dramatique, Émile Augier, Alexandre Dumas, Octave Feuillet, Labiche, Pailleron et Halévy, ce qui a plu à des philosophes et des poètes tels que Renan, Taine, Caro, Boissier, Coppée, Sully Prudhomme, etc., mais leur goût n’est pas le mien… J’aime la campagne, l’eau, surtout les blés ; c’est une manie, mais rien que l’idée d’une promenade, le matin, sous le soleil, dans un chemin creux, entre ma femme et mes enfants, me fait absolument méconnaître les joies qu’on éprouve à être membre d’une commission, à traverser le pont des Arts et à sortir en troupeau comme les enfants de l’École turque (plus calmes, hélas !) du palais de l’Institut. Je l’estime, je l’honore, mais je ne veux pas en entendre parler… »
J’ai tenu à rappeler ces paroles afin qu’il n’y eût pas d’équivoques ; la malignité voudra reconnaître des personnages connus sous chacun des héros du roman, mais je puis affirmer qu’ils n’y sont pas. Certainement, l’auteur a pris à celui-ci un geste, à tel autre un regard, un tic, tout comme un peintre se sert de plusieurs modèles ; mais il n’a voulu faire aucun portrait. Tout ce qu’il rapporte est vrai, pas un incident n’est de son invention, tout est dessiné d’après nature, et pourtant aucun ensemble n’est complet ; un air de ressemblance sous un certain éclairage, qui disparaît au moindre mouvement du personnage, c’est tout ce qu’on pourra trouver. Quant à un portrait, je le répète, il n’en existe pas dans le livre, et ceux qui en voudront voir à toute force seront obligés d’y mettre beaucoup de complaisance.
Pour évoluer dans le monde académique, l’action de l’Immortel n’y est
pas enfermée, et le roman, dont la dominante est une révolte contre l’hypocrisie de
notre société, nous mène dans d’autres milieux et au cœur de ce que nous appelons notre
aristocratie mondaine. Je ne sais rien de plus saisissant que la lutte honteuse et
froide de ce jeune beau (le fils de l’académicien) qui, pour séduire et épouser une
femme riche, se déshonorerait mille fois, s’il était facile de se déshonorer à un strugforlifer, à « cette race nouvelle de petits féroces à qui la
bonne invention darwinienne de la lutte pour la vie sert d’excuse scientifique en
toutes sortes de vilenies »
. La mère de ce monstre, Mme Astier-Réhu, la princesse de Rosen, la duchesse Padovani, la baronne Huchenard,
la comtesse de Foder sont autant de créatures qui font circuler la vie et la
passion féminine dans ce coin refroidi du monde parisien.
Mais je reviens à l’Académie, au séjour des immortels, et je tiens à montrer, comme des tableaux d’une rare intensité de vérité, d’abord l’enterrement de Loisillon, le secrétaire perpétuel ; je ◀commencerai▶ par ce charmant extrait de la lettre qu’un jeune candidat, plein de la naïveté nécessaire, écrit à sa sœur :
… Mais c’est avec les Astier que je me plais le mieux, dans cette patriarcale famille, si unie, si simple. L’autre jour, après déjeuner, on apporte au maître un habit neuf d’académicien, nous l’avons essayé ensemble ; je dis nous, car il a voulu voir sur moi l’effet des palmes. J’ai mis l’habit, le chapeau, l’épée, une vraie épée, ma chère, qui se tire, montrant une rigole au milieu pour l’écoulement du sang ; et, ma foi, je m’impressionnais moi-même. Enfin, c’est pour te montrer le degré de cette intimité précieuse.
Puis, quand je rentre au calme de ma petite cellule, s’il est trop tard pour t’écrire, je fais toujours un peu de pointage. Sur la liste complète des académiciens, je marque ceux que je sais à moi, ceux qui tiennent pour Dalzon. Je soustrais, j’additionne, c’est un divertissement exquis.
Tu verras, je te montrerai. Ainsi que je te disais, Dalzon a les ducs ; mais l’auteur de la Maison d’Orléans, admis à Chantilly, doit m’y présenter avant peu. Si je plais, — j’apprends par cœur dans ce but une certaine bataille de Rocroy, tu vois que ton frère acquiert de l’astuce, — donc, si je plais, l’auteur de Toute Nue, à Eropolis, perd son plus sûr appui. Quant à mes opinions, je ne les renie pas. Républicain, oui ; mais on va trop loin. Et puis, candidat avant tout. Sitôt après ce petit voyage, je compte bien retourner près de ma Germaine que je supplie de ne pas s’énerver, de songer à la joie du grand jour. Va, ma chère sœur, nous y entrerons dans le « jardin de l’oie », comme dit ce bohémien de Védrine, mais il faut du courage et de la patience.
Ton frère qui t’aime,
Abel de Freydet.
Je rouvre ma lettre : les journaux du matin m’apprennent la mort de Loisillon. Ces coups du destin vous émeuvent, même quand ils sont attendus et prévus. Quel deuil ! quelle perte pour les lettres françaises ! Ma pauvre Germaine, voilà mon départ encore retardé. Règle les closiers. À bientôt des nouvelles.
J’arrive à la description de cet enterrement et de cette mise en scène si connue des Parisiens ; ce sont des pages de maître, et jamais impression n’a été rendue avec une telle fidélité d’ensemble et de détails ; je copie :
Il était écrit que ce Loisillon aurait toutes les chances, même de mourir à temps. Huit jours plus tard, les salons fermés, Paris dispersé, la Chambre, l’Institut en vacances, quelques délégués des sociétés nombreuses dont il fut président ou secrétaire auraient suivi ses funérailles derrière les coureurs de jetons de l’Académie, rien de plus. Mais industrieux par-delà la vie, il partait juste à l’heure, la veille du Grand-Prix, choisissant une semaine toute blanche, sans crime, ni duel, ni procès célèbre, ni incident politique, où l’enterrement à fracas du secrétaire perpétuel serait l’unique distraction de Paris.
Pour midi, la messe noire ; et, bien avant l’heure, un monde énorme affluait autour de Saint-Germain-des-Prés, la circulation interdite, les seules voitures d’invités ayant droit d’arriver sur la place agrandie, bordée d’un sévère cordon de sergents de ville espacés en tirailleurs. Ce qu’était Loisillon, ce qu’il avait fait dans ses soixante-dix ans de séjour parmi les hommes, la signification de cette majuscule brodée d’argent sur la haute tenture sombre, bien peu la savaient dans cette foule uniquement impressionnée par ce déploiement de police, tant d’espace laissé au mort ; — toujours les distances, et du large et du vide pour exprimer le respect et la grandeur ! Le bruit ayant couru qu’on verrait des actrices, des gens célèbres, de loin la badauderie parisienne mettait des noms sur des visages reconnus, se groupant et causant devant l’église.
C’est là, sous le porche drapé de noir, qu’il fallait entendre l’oraison funèbre de Loisillon, la vraie, non pas celle qui serait prononcée tout à l’heure à Montparnasse, et le vrai feuilleton sur l’œuvre et sur l’homme, bien différent des articles préparés pour les journaux du lendemain. L’œuvre : un « Voyage au Val d’Andorre » et deux rapports édités par l’Imprimerie nationale du temps où Loisillon était surintendant des Beaux-Arts. L’homme : un type d’avoué retors, plat, piteux, le dos courtisan, un geste perpétuel de s’excuser, de demander grâce, grâce pour ses croix, pour ses palmes, son rang dans cette Académie où sa rouerie d’homme d’affaires servait d’agent de fusion entre tant d’éléments divers à aucun desquels on n’aurait pu l’assimiler, grâce pour cette extraordinaire fortune, grâce pour cet avancement à la nullité, à la bassesse frétillante. On se rappelait son mot à un dîner de corps où il s’activait autour de la table, une serviette au bras, tout glorieux : « Quel bon domestique j’aurais fait ! » Juste épitaphe pour sa tombe.
Et tandis qu’on philosophait sur le rien de cette existence, il triomphait, ce rien, jusque dans la mort. Les équipages se succédaient devant l’église, les longues lévites brunes, bleues de la valetaille couraient, s’envolaient, se courbaient, balayaient le parvis au fracas luxueux des portières et des marchepieds ; les groupes de journalistes s’écartaient respectueusement devant la duchesse Padovani, à la haute et fière démarche, Mme Ancelin fleurie dans ses crêpes de deuil, Mme Eviza, dont les yeux longs flambaient sous le voile à faire retourner un agent des mœurs, toute la congrégation des dames de l’Académie, ses ferventes, ses dévotes, venues là moins pour honorer la mémoire de feu Loisillon que pour contempler leurs idoles, ces Immortels fabriqués, pétris de leurs petites mains adroites, vrais ouvrages de femmes où elles avaient mis leurs forces inemployées d’orgueil, d’ambition, de ruse, de volonté.
Des actrices s’y joignaient sous prétexte de je ne sais quel orphelinat dramatique présidé par le défunt, témoignant en réalité ce prodigieux besoin d’en être qui les brûle toutes. Éplorées et tragiques, on pouvait les prendre pour de proches parentes. Tout à coup une voiture s’arrête, dépose des voiles noirs, agités, éperdus, une douleur qui fait mal à voir. L’épouse, cette fois ? Non ! Marguerite Oger, la belle actrice de drame, dont l’apparition soulève aux quatre coins de la place une longue rumeur, des bousculades curieuses. Un journaliste s’élance du porche au-devant d’elle, presse ses mains, la soutient, l’encourage.
« Oui, vous avez raison, je serai forte… »
Et ses larmes bues, renfoncées à coups de mouchoir, elle entre, ou plutôt fait son entrée dans la grande nef obscure que des cierges pointillent tout au fond, tombe à genoux sur un prie-Dieu, côté des dames, s’y prostré, s’y abîme, puis relevée, toute dolente, demande à une camarade près d’elle : « Qu’est-ce qu’on a fait au Vaudeville hier ?
— Quatre mille deux !… » répond l’amie du même ton de catastrophe.
Sous le soleil, dans le large espace réservé, l’effet était abominable : derrière le corbillard, des membres du bureau, qu’une féroce gageure semblait avoir choisis parmi les plus ridicules vieillards de l’Institut et qu’enlaidissait encore le costume dessiné par David, l’habit à broderies vertes, le chapeau à la française, l’épée de gala battant des jambes difformes que David n’avait certainement pas prévues. Gazan venait le premier, le chapeau de travers sur les inégalités de son crâne, le vert végétal de l’habit accentuant encore la graisse terreuse, squameuse de son masque proboscidien.
Près de lui le sinistre, long Laniboire, ses marbrures violettes, sa bouche tordue, de guignol hémiplégique, cachait ses palmes sous un pardessus trop court laissant voir un bout d’épée, les basques du frac qui, avec les pointes de son chapeau, lui donnaient l’air d’un employé des pompes funèbres, bien moins distingué certainement que l’appariteur à canne d’ébène en marche devant le bureau. D’autres suivaient, Astier-Réhu, Desminières, tous gênés, honteux, ayant conscience et s’excusant par leur humble contenance du grotesque de ces défroques acceptables sous la lumière haute, refroidie et, pour ainsi dire, historique de la coupole, mais en pleine vie, en pleine rue, faisant sourire comme une exhibition de macaques.
« Vrai ! c’est à leur jeter une poignée de noisettes pour les voir courir à quatre pattes… »
Tout ce deuil pénétrait le bon candidat, allait rejoindre dans son cœur d’autres deuils, d’autres tristesses ; il pensait à des parents morts, à sa sœur, une mère pour lui, condamnée par tous, et le sachant, en parlant dans toutes ses lettres. Hélas ! vivrait-elle même jusqu’au jour du triomphe ?… Des larmes l’aveuglèrent, l’obligèrent à s’essuyer les yeux.
« C’est trop… c’est trop… On ne vous croira pas… » ricanait dans son oreille la grimace du gros Lavaux. Il se retourna indigné, mais la voix du jeune officier commanda furieusement : « Portez… armes !… » et les fusils firent cliqueter leurs baïonnettes, tandis que l’orgue grondait « la marche pour mort d’un héros ». Le défilé de la sortie ◀commençait▶ ; toujours le bureau entête. Gazan, Laniboire, Desminières, son bon maître Astier-Réhu. Tous très beaux maintenant, noyant dans le mystère des hautes voûtes le vert perroquet chamarré des uniformes, ils descendaient la nef deux par deux, très lentement, comme à regret, vers ce grand carré de jour découpé au portail ouvert. Derrière, toute la compagnie, cédant le pas à son doyen, l’extraordinaire Jean Réhu, grandi par une longue redingote, portant haut sa toute petite tête brune, creusée dans une noix de coco, d’un air dédaigneux et distrait signifiant qu’il avait « vu ça » un nombre incalculable de fois ; et, de fait, depuis soixante ans qu’il touchait les jetons de l’Académie, il avait dû en entendre, de ces psalmodies, en jeter de cette eau bénite sur des catafalques glorieux.
Mais si celui-là justifiait miraculeusement son titre d’immortel, le groupe d’ancêtres qu’il précédait semblait en être la bouffonne et triste parodie. Décrépits, cassés en deux, déjetés comme de vieux arbres à fruits, les pieds de plomb, les jambes molles, des yeux clignotants de bêtes de nuit, ceux qu’on ne soutenait pas s’en allaient les mains tâtonnantes, et leurs noms murmurés par la foule évoquaient des œuvres mortes, oubliées depuis longtemps.
À côté de ces revenants, de ces « permissionnaires du Père-Lachaise », comme les appelait un malin de l’escorte, les autres académiciens semblaient jeunes ; ils se campaient, bombaient leurs torses sous des regards extasiés de femmes les brûlant à travers les voiles noirs, l’entassement de la foule, les shakos et les sacs des militaires ahuris. Cette fois encore, le salut de Freydet à deux ou trois « futurs collègues » fut repoussé de froids et méprisants sourires comme en évoquent ces rêves où vos meilleurs amis ne vous reconnaissent plus. Mais il n’eut pas le temps de s’en attrister, pris par la bousculade à deux mouvements qui agitait l’église vers le haut et vers la sortie.
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Au loin, sur la voie déblayée à l’étendue du cortège, des roulements voilés alternaient avec des sonneries de trompettes, ameutant tout du long les passants du trottoir et les curieux des fenêtres ; puis la musique reprenait à longs cris la « marche pour la mort d’un héros ». Et devant ces grandioses honneurs, ces funérailles nationales, cette orgueilleuse révolte de l’homme humilié, vaincu par la mort, mais haussant et parant sa défaite, il faisait beau songer que tout cela était pour Loisillon, secrétaire perpétuel de l’Académie française, c’est-à-dire rien, le dessous de rien.
Voilà une vue d’ensemble sur ce chapitre que je regrette d’avoir écourté. Si j’y ai insisté cependant, c’est qu’il restera comme la peinture définitive de cette comédie de la mort qui s’offre de temps en temps en spectacle aux Parisiens. La vanité des choses humaines, les grimaces de convention, tout y est peint avec la grandeur et le scrupule des maîtres. Mais ce que je tiens à répéter, c’est qu’il ne faut pas chercher le portrait de Pierre, Paul ou Jacques parmi ces vivants construits de mille pièces si admirablement ajustées qu’on peut croire à des personnages réels.
Je veux dire aussi tout haut ce que j’ai entendu dire tout bas avec de malins et méchants sourires, c’est que derrière Loisillon, le secrétaire perpétuel, il fallait entrevoir un homme que sa valeur, sa science du monde et des choses, son inaltérable obligeance et son exquise urbanité, son indulgence de philosophe feraient facilement reconnaître. Il n’y a qu’à comparer le personnage du roman et l’homme réel pour constater qu’on ne peut s’y tromper que bien volontairement.
Alphonse Daudet est avant tout un grand peintre, et s’il voulait faire un portrait, il ne lui donnerait pas un air de ressemblance, il le peindrait tel qu’il est, et les moins connaisseurs le nommeraient à première vue. Dans cet enterrement de Loisillon il faut voir dix enterrements, comme en chacun de ses personnages il faut voir une fraction de tous les hommes de notre temps.
Encore un tableau, plus gai d’aspect, mais aussi vrai dans toutes ses parties ; c’est un repas officiel, avec tous les sourires faux, conventionnels, les ennuis profonds qui sont le lot de chaque convive. Je n’en cite que des fragments :
Ce soir, dîner de gala, puis réception intime à l’hôtel Padovani. Le grand-duc Léopold reçoit à la table de « sa parfaite amie », comme il appelle la duchesse, quelques membres triés des différentes sections de l’Institut, et rend ainsi aux cinq Académies la politesse de leur accueil, les coups d’encensoir de leur directeur. Comme toujours, chez l’ancienne ambassadrice, le monde diplomatique est avantageusement représenté, mais l’Institut prime tout, et la place même des convives précise l’intention du dîner.
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Dix heures. Le dîner touche à sa fin, sans une fleur froissée aux bordures odorantes des surtouts et des couverts, sans une parole plus haute, un geste plus animé. Pourtant la chère est exquise à l’hôtel Padovani, une des rares tables de Paris où il y ait encore du vin.
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Même torpeur, même réserve gourmée au dessert qu’aux hors-d’œuvre, à peine une rougeur aux joues et aux nez des femmes. Un dîner de poupées de cire, officiel, majestueux, de ce majestueux qui s’obtient surtout avec de l’espace dans le décor, des hauteurs de plafonds, des sièges très écartés supprimant l’intimité du coude à coude. Un froid noir, profond, un froid de puits, passe entre les couverts malgré la tiède nuit de juin dont le souffle venu des jardins par les persiennes entrecloses gonfle doucement les stores de soie. On se parle de haut, de loin, du bout des lèvres, le sourire immobile et figé ; et, des choses qui se disent, pas une qui ne soit un mensonge et ne retombe sur la nappe, banale et convenue, parmi les facticités du dessert. Les phrases restent masquées comme les visages, et c’est heureux, car si chacun se découvrait à cette minute, laissait voir sa pensée du fond, quel désarroi dans l’illustre société !
Le grand-duc, large face blafarde entre des favoris trop noirs taillés en boulingrin, tête de souverain pour journaux illustrés, tandis qu’il interroge avidement le baron Huchenard sur son récent ouvrage, songe en lui-même : « Mon Dieu ! que ce savant m’ennuie avec ses huttes en forme d’arbre… Comme on serait bien mieux au ballet de Roxelane, où danse cette petite Déa que j’adore !… L’auteur de Roxelane est ici, me dit-on, mais c’est un vieux monsieur très vilain, très triste… Oh ! les jambes, le tutu de ma petite Déa. »
Le nonce, grand nez, lèvres minces, spirituelle figure romaine aux yeux noirs dans un teint de bile, écoute aussi, penché de côté, l’historique de l’habitation humaine et songe en regardant ses ongles luisants comme des coquillages : « J’ai mangé ce matin à la nonciature un délicieux misto-frito qui m’est resté sur l’estomac… Gioachimo a trop serré ma ceinture… Je voudrais bien être sorti de table. »
L’ambassadeur de Turquie, lippu, jaune, abruti, son fez jusqu’aux yeux, la nuque en avant, verse à boire à la baronne Huchenard et se dit : « Ces roumis sont abominables d’amener leurs femmes dans le monde à cet état de décomposition… le pal, plutôt le pal, que de laisser croire que cette grosse dame ait jamais couché avec moi ! » Et sous le sourire minaudier de la baronne remerciant Son Excellence il y a : « Ce Turc est ignoble, il me dégoûte. »
Parmi les types les plus francs du personnel du roman, je trouve le sculpteur Védrine, un philosophe qui regarde évoluer le monde de l’intrigue et qui a été à même d’étudier les petites stratégies nécessaires le plus souvent pour escalader un fauteuil sous la coupole. Parlant des candidats perpétuels, encouragés par des mots banals, il dit à son ami Freydet :
« Méfie-toi, mon Freydet… Je connais ce coup-là, c’est le coup du racolage… Au fond, ces gens se sentent finis, en train de moisir sous leur coupole… L’Académie est un goût qui se perd, une ambition passée de mode… Son succès n’est qu’une apparence… Aussi, depuis quelques années, l’illustre compagnie n’attend plus le client chez elle, descend sur le trottoir et fait la retape. Partout, dans le monde, les ateliers, les librairies, les couloirs de théâtre, tous les milieux de littérature ou d’art, vous trouvez l’académicien racoleur souriant aux jeunes talents qui bourgeonnent : « L’Académie a l’œil sur vous, jeune homme !… » Si le renom est déjà venu, si l’auteur en est à son troisième ou quatrième bouquin, comme toi, alors l’invite est plus directe : « Pensez à nous, mon cher, c’est le moment… » Ou brutalement, dans une bourrade affectueuse : « Ah çà ! décidément, vous ne voulez pas être des nôtres ?… » Le coup se fait aussi, mais plus insinuant, plus en douceur, avec l’homme du monde, traducteur de l’Aristote, fabricant de comédies de sociétés : « Hé ! hé !… dites donc… mais savez-vous que ?… » Et si le mondain se récrie sur son indignité, le peu de sa personne et de son bagage, le racoleur lui sort la phrase consacrée : « L’Académie est un salon… Bon sang de Dieu ! ce qu’elle a servi, cette phrase-là : « L’Académie est un salon… elle ne reçoit pas l’œuvre seulement, mais l’homme… » En attendant, c’est le racoleur qui est reçu, choyé, de tous les dîners, de toutes les fêtes… Il devient le parasite adulé des espérances qu’il fait naître et qu’il a soin de cultiver… »
Ici, le bon Freydet s’indigna. Jamais son maître Astier ne se livrerait à des besognes aussi basses. Et Védrine haussant les épaules :
« Lui, mais c’est le pire de tous, le racoleur convaincu, désintéressé… Il croit à l’Académie ; toute sa vie est là, et quand il vous dit : « Si vous saviez que c’est bon ! » avec le clapement de langue qui savoure une pêche mûre, il parle comme il pense, et son amorce est d’autant plus forte et dangereuse. Par exemple, une fois l’hameçon happé, bien ancré, l’Académie ne s’occupe plus de son patient, elle le laisse s’agiter, barboter… Voyons, toi, pêcheur, quand tu as pris une belle perche, un brochet de poids, et que tu le files derrière ton bateau, comment appelles-tu ça ?
— Noyer le poisson ?
— Tout juste. »
L’Immortel Astier-Réhu, secrétaire perpétuel, discrédité par son fils, par sa femme, trompé par un escroc, se voit appelé comme témoin en police correctionnelle. C’est le pendant de l’affaire des autographes de Michel Chasles et de Vrain-Lucas. Toute la réputation du littérateur, du savant, va sombrer devant les faux que la pauvre dupe a produits à l’Académie comme de précieux autographes.
On venait voir l’Académie sur la sellette en la personne d’Astier-Réhu que tous les regards cherchaient au premier rang des témoins, immobile, absorbé, répondant à peine et sans tourner la tête aux plates adulations de Freydet debout derrière lui, ganté de noir, un grand crêpe au chapeau, dans le deuil tout récent de sa sœur. Cité par la défense, le bon candidat craignait que cela lui fît du tort dans l’esprit de son maître, et il s’excusait, expliquait comment il avait rencontré ce misérable Fage chez Védrine ; mais son chuchotement se perdait dans le bruit de la salle et le ronron du tribunal appelant, expédiant les causes, le monotone : « À huitaine… à huitaine… » tombant comme un éclair de guillotine, coupant court aux réclamations des avocats, à la plainte suppliante de pauvres diables, rouges, s’épongeant le front devant la barre : « Mais, monsieur le président… — À huitaine. » Quelquefois, du fond de la salle, un cri en larmes, des bras éperdus : « Je suis là, m’sieu le président… mais je peux pas arriver… y a trop de monde. — À huitaine. » Ah ! quand on a vu de ces déblayages, et les balances symboliques fonctionner avec cette dextérité, on garde une forte idée de la justice. C’est à peu près la sensation d’une messe de mort expédiée en bousculade par un prêtre étranger à un enterrement de pauvre.
Le dénouement, dramatique, pris aussi dans la vérité, car en 1829 un secrétaire perpétuel s’est suicidé en se jetant à la Seine, est des plus impressionnants. Ridicule pour ses collègues, méconnu, insulté par sa femme, déshonoré par son fils, le pauvre Immortel ◀commence▶ à voir que la coupole n’est pas un abri contre les infortunes de la vie, et que le mal qu’on se donne pour s’asseoir à son ombre est loin de compenser le bonheur qu’on aurait pu gagner loin d’elle. Il fuit sa maison parce qu’elle est dans cette Académie, froid autel sur lequel il a tout sacrifié ; il lui faut le repos, le repos complet que seule la mort bienfaisante peut donner :
Où va-t-il ?
Droit devant lui, comme en rêve ; il franchit la place et la moitié du pont dont la fraîcheur le ranime. Il s’assied sur un banc, enlève son chapeau et ses manches pour calmer ses artères battantes. Peu à peu le bruissement régulier de l’eau le calme, il se reprend, mais c’est pour se rappeler et souffrir… Quelle femme ! Quel monstre ! Et il a pu vivre trente-cinq ans à côté d’elle sans la connaître… Un frisson d’horreur le secoue, au souvenir de tant d’abominations qu’il vient d’entendre. Elle n’a rien épargné, rien laissé de vivant en lui, pas même cet orgueil qui le tenait encore debout : sa foi dans son œuvre, sa croyance à l’Académie. Et songeant à l’Académie, instinctivement il se retourne. Au bout du pont désert, élargi en une immense avenue jusqu’au pied du monument, le palais Mazarin, massé, resserré dans la nuit, dresse son portique et sa coupole comme sur la couverture des Didot, tant regardée en sa jeunesse… Oh ! ce dôme, ces pierres, but décevant, cause de son malheur… C’est là qu’il est venu chercher sa femme, sans amour, sans joie, pour la promesse de l’Institut. Il l’a eue, oui, cette place enviée ! il sait comment… Et c’est du propre !…
… Des pas, des rires sonnent sur le pont, se rapprochent : Des étudiants revenant au quartier avec leurs maîtresses. Il a peur d’être reconnu, se lève, s’appuie à la rampe ; et, pendant que la bande le frôle sans le voir, il songe amèrement qu’il ne s’est jamais amusé, jamais donné un beau soir comme Celui-là, pour chanter follement sous les étoiles, — l’ambition toujours tendue, en marche vers cette coupole de temple, qui lui a fourni en retour… quoi ? Rien, le Néant… Déjà, il y a bien longtemps, le jour de sa réception, les discours finis, les malices échangées, il a eu cette impression de vide et d’espoir mystifié ; dans le fiacre qui le ramenait chez lui pour quitter l’habit vert, il se disait : « Comment ! j’y suis ?… Ce n’est que ça ! » Depuis, à force de se mentir, de répéter avec ses collègues que c’était bon, exquis, les délices des délices, il a fini par y croire… Mais, à présent, le voile est tombé, il y voit clair et voudrait crier par cent voix à la jeunesse française : « Ce n’est pas vrai… On vous trompe… L’Académie, un leurre, un mirage !… Faites votre route et votre œuvre, en dehors d’elle… Surtout, ne lui sacrifiez rien, car elle n’a rien à vous donner de ce que vous n’apporterez pas, ni le talent, ni la gloire, ni le suprême contentement de soi… Ce n’est ni un recours, ni un asile, l’Académie !… Idole creuse, religion qui ne console pas. Les grandes misères de la vie vous assaillent là comme ailleurs… On s’y est tué, sous cette coupole ; on y est devenu fou ! Et ceux qui dans leur détresse se sont tournés vers elle, qui lui ont tendu des bras découragés d’aimer ou de maudire, n’y ont étreint qu’une ombre… et le vide… le vide… »
Il parle tout haut, tête nue, tenant le parapet à deux mains, le vieux professeur, comme autrefois, à son cours au rebord de sa chaire. En bas, le fleuve roule, nuancé de nuit, entre ses files de réverbères, qui clignotent avec cette vie silencieuse de la lumière, inquiétante comme tout ce qui se meut, regarde, et ne s’exprime pas. Sur la berge un chant d’ivrogne festonne en s’éloignant :
« Quand Cupidon… le matin… che réveille… »
Quelque Auvergnat en goguette regagnant son bateau à charbon. Cela lui rappelle Teyssèdre, le frotteur, et son verre de vin frais ; il le voit essuyant sa bouche d’un revers de manche : « Il n’y a que cha de bon dans la vie ! Même cette humble joie de nature, lui, ne l’a pas connue ; il est obligé de l’envier. Et se sentant seul, sans recours, sans une épaule pour pleurer, il comprend que cette gueuse là-haut avait raison, et qu’il faut la faire une bonne fois, sa malle !…
Je n’ai cité, et à dessein, que les grandes lignes de la partie du roman qui sont relatives à l’Académie, puisque, en dehors du grand intérêt de fabulation, c’est sur les allusions au palais Mazarin que la critique littéraire va s’escrimer pendant quelque temps, faisant d’abord un succès de grande curiosité à ce livre qui en mérite et qui en aura un autre aussi éclatant, mais plus réfléchi et infiniment plus durable.
Hors de propos, selon moi, quelques-uns vont puiser dans ce roman, à l’occasion du bruit que va faire le succès de l’Immortel, des flèches neuves pour en transpercer l’Académie. D’autres surgiront, indignés, un peu suspects, à qui l’habit à collet et parements verts est confusément apparu dans leurs rêves ; ceux-là traiteront durement celui qui a parlé selon sa conscience de l’Académie comme du reste de la société, et ne seront peut-être pas fâchés de semer, chemin faisant, quelques grains de reconnaissance que le hasard peut faire germer.
XXI. Léon Cladel. La tombe de Baudelaire.
Au nombre des amis de Baudelaire et de ses admirateurs, il faut placer au premier rang un écrivain bien connu par la franchise de ses allures littéraires et qui n’a puisé qu’en lui-même sa puissante originalité ; j’ai parlé de Léon Cladel, dont les œuvres sont trop connues pour que j’aie à les rappeler ici. Je trouve dans une revue très intéressante, la Plume, une lettre que M. Cladel vient d’écrire à propos de la tombe de Baudelaire ; j’en transcris les principaux passages pour montrer comment l’auteur des Va-nu-pieds conserve sa supériorité dans le style épistolaire, si tant est qu’il y en ait encore un.
J’étais en mer, au-delà de la rade de Cherbourg, quand deux télégrammes à mon adresse furent déposés à l’hôtel de la Marine, où j’étais descendu. L’un de ces oblongs carrés de papier bleu portant des phrases elliptiques m’apprenait que mon père, atteint de la maladie qui plus tard l’emporta, soupirait après mon retour au pays, et l’autre que mon maître et ami, frappé d’une hémiplégie, était à toute extrémité. Je courus aussitôt à la gare, y pris un train qui chauffait, et le lendemain dans la matinée, en la maison Duval, à Neuilly, nous échangeâmes, l’écrivain expirant et moi son fidèle disciple, un amer baiser d’adieu.
Quatre ou cinq jours après mon départ de la capitale, un soir, au moulin de la Lande, où Montauban-Tu-Ne-Le Sauras-Pas avait enfin tendu les bras à l’enfant prodigue en lui pardonnant tous les péchés dont celui-ci se repentait déjà, je reçus de Paris un paquet volumineux de journaux relatant les derniers moments de celui-là même à qui Victor Hugo, lors en exil, avait lancé, du haut des falaises de Guernesey ce compliment énigmatique et peut-être aussi narquois que celui décoché par le même pontife plusieurs années auparavant à mon cher camarade l’auteur de Charles-Quérard : « Détrompez-vous, mon cher confrère, vous vous appelez non pas Bataille, mais Victoire ! » oui, cet éloge un peu trop enveloppé : « Vous avez doté le ciel de l’art d’un frisson nouveau. » Ayant ouvert ces feuilles quotidiennes, je restai béant et l’œil fixé sur leurs longues colonnes, bourrées de panégyriques en l’honneur du défunt et publiées le jour même de ses obsèques.
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En chœur ou séparément, ils pleuraient tous ces crocodiles ; et chacun de ces obscurantistes s’était évertué pendant plus de vingt ans, sans trêve, à appesantir l’éteignoir sur la tête de ce glorieux élu. Cette engeance d’imposteurs a bien changé de ton à l’égard de celui qu’elle a tant haï… Quel cynisme ! Et, tout en maudissant ces faux Jacques que le triomphe d’un franc lettré rendait anthropophages et plus féroces encore que des cannibales, je me remémorai les sourdes exclamations et les furtifs haussements d’épaules d’un tas d’indignes folliculaires quand le prodigieux architecte des Fleurs du mal entrait par hasard avec moi dans le café de Madrid où chaque jour, à l’heure de l’absinthe, ils se réunissaient alors, plutôt pour y déblatérer contre n’importe qui que pour y boire la verte.
Il y avait là beaucoup de futurs édiles de la vieille Lutèce, un groupe de grossiers personnages qui rêvaient déjà de servir ou plutôt de diriger la prochaine et sacrée République athénienne ou lacédémonienne que tout vrai démocrate répudie à présent avec dégoût, et même plusieurs ministres en herbe qui ne savaient se défendre de murmurer entre leurs lèvres gluantes de fiel quelque épithète outrageante ou méprisante en regardant de travers le sévère et poli gentleman de lettres, le plus parfait homme de plume de notre ère, oui le plus parfait, car, outre le génie, il avait en partage un cœur généreux apte à savourer toutes les joies qu’il n’a pas eues, ainsi qu’à ressentir les douleurs qu’il a subies en sa trop courte carrière.
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« Apothéose dérisoire, m’écriai-je après avoir dévoré ces gazettes où nombre des bourreaux qui l’avaient tué rendaient enfin justice, quoi qu’ils en eussent, à leur noble victime, qui, supplice inouï, tomba, non, mais crut peut-être tomber dans l’éternel néant ou le noir absolu ! »
« Mais comment, repris-je quand, réfrénant enfin le tumulte de mes douloureuses pensées, oui, comment tous les ennemis mortels de ce martyr, qui durant sa vie ont à peine cité son nom, ont-ils répandu tant d’encre pour le porter aux nues, et le jour même de ses funérailles ? » Ah çà, je l’appris plus tard, et c’est honteux ! On avait guetté ses suprêmes convulsions ; et tandis qu’il râlait, en présence de sa mère en cheveux blancs, au fond d’une espèce d’hôpital, les Basiles, les Tartuffes de la presse, rouges, bleus, blancs, Incolores et mêmes incolores, lâches et traîtres vénaux s’escrimaient à « pondre » des chroniques sur lui, n’attendant, pour les livrer au compositeur, que son dernier soupir ; et chacun de ces écrivassiers sans vergogne espérait bien arriver « bon premier ». Ah ! l’étonnement, la stupéfaction et la fureur que j’eus en lisant ces « articles d’actualité ! » Oh ! non, non, je n’éprouvai jamais de si cruelles sensations à propos de lui, si ce n’est par une après-midi de mai voici trois ans, et plus de dix-huit ans après sa mort.
Une allègre brise agitait les cyprès et les ifs du cimetière de Montparnasse jusqu’où, depuis Sèvres, j’avais accompagné, tantôt en wagon, tantôt en fiacre et tantôt à pied le corps du petit-fils de l’un de mes amis de jeunesse, et singulier contraste au deuil de toute une famille affligée, la terre de cette nécropole ensoleillée verdoyait et riait sous le ciel bleu. La funèbre cérémonie achevée, et dès que se furent retirés les parents de ce bébé qui, s’il y avait une immanente et sage loi de nature, leur eût survécu, je promenais machinalement mes regards autour de moi. Que de fois, suivant un cadavre juché sur un corbillard, j’avais pénétré dans ce charnier édénique, dont tous les arbres ondulaient, quelques-uns déjà fleuris. Ici tels de mes aînés ou de mes cadets gisaient ; tel autre là ; plus loin se corrompaient les restes de beaucoup d’autres encore, arrivés il n’y avait pas encore très longtemps de leur province à Paris, si gais, si fringants et si sains. En passant en revue tant de chères cendres accumulées là, l’idée me vint d’aller saluer celles de feu mon parrain littéraire, et je me suis mis immédiatement en quête de sa fosse, où, n’ayant pu le conduire en la société de plusieurs de ses compagnons d’armes, je m’étais empressé, dès mon retour du Quercy, de me rendre escorté de mon pauvre copain Albert Glatigny, qui, commençant à cracher ses poumons, me guida jusque-là par mille sentiers des plus tortueux aux bords desquels s’amoncelaient un inextricable chaos de colonnes et d’urnes funéraires. Or, ayant erré pendant plus de quarante minutes à travers une forêt de sépulcres, et n’y pouvant retrouver celui que j’y cherchais avec obstination, je m’approchai d’un gardien qui humait la douce lumière céleste et je le questionnai. Ma foi, me répondit-il, en se grattant la nuque, il m’est impossible de vous satisfaire ; oui ; mais, ajouta-t-il en m’indiquant à quelque distance une massive bâtisse récemment récrépie, on vous enseignera là, certainement, à votre gré… dites-donc, autrement, il fait bon, aujourd’hui, n’est-ce pas ? »
Étrangement surpris de l’ingrate mémoire de ce joyeux quidam en habit indigo, je lui tournai les talons et m’acheminai vers la toiture qu’il m’avait désignée et sous laquelle je fus on ne peut mieux accueilli par un vieillard des plus amènes, ex-rédacteur des Débats, où Jules Janin l’avait casé jadis, et de qui je regrette fort d’avoir égaré la carte qu’il me remit là. « Monsieur, ou plutôt, si vous permettez que je vous appelle ainsi, mon cher confrère, êtes-vous bien sûr, bourdonna-t-il après que nous eûmes échangé quelques paroles relatives à l’objet de ma demande, êtes-vous bien sûr que le magicien ès lettres (il connaissait évidemment la dédicace de mon maître à cet autre maître, Théophile Gautier) ait été inhumé dans ce lieu ? » « J’en suis sûr ! » « Eh bien ! moi qui pâtis depuis quinze ans en ce bureau, je n’ai jamais entendu parler de lui ! » « Comment, exclamai-je, hors de moi, pas un de ces jeunes gens des Écoles qui se proposent de lui élever une statue sur la place Saint-Michel ou dans le jardin du Luxembourg, aucun de ces étudiants qui savent sur le bout du doigt tous les alexandrins et tous les pentamètres qu’il s’arracha des entrailles ou de la cervelle ne s’est ici présenté jamais ? Ils ignorent donc tous où repose celui qu’ils ont quasi déifié ? » « Je vous jure, monsieur, je vous jure que personne ne s’est enquis auprès de moi de la sépulture de l’homme que nous révérons tous les deux, et pourtant, je vous le répète, il y a quatorze ans huit mois et vingt-trois jours que je réside ici, l’hiver et l’été, de neuf heures du matin à six heures et demie du soir. Et, vous, Alfred, et vous Ernest, et vous, Uranius, et vous, Oscar, et toi Zéphirin, seriez-vous là-dessus, par hasard, plus instruits que moi ? »
Tous les scribes employés-là qui, s’intéressant à notre conversation, dilataient leurs yeux et leurs oreilles, secouèrent négativement la tête, et telle fut alors ma déception et mon épouvante que les bras m’en tombèrent. « Et pourtant il est ici, balbutiai-je d’une voix étranglée, il est ici !… » « Ne vous troublez point ainsi, souffla mon patient interlocuteur, qui visiblement avait pitié de mes transes ; asseyez-vous une minute. » Et puis, ayant hélé ses auxiliaires, il leur cria : « Vous autres, passez-moi les registres à fermoirs. » Un gros garçon de salle qui louchait, et chauve comme un pavé, tout de suite apporta devant nous plusieurs manuscrits in-folio, reliés. « S’il vous plaît, monsieur, à quelle époque remonte le décès de votre magistral patron ? » « À l’année 1867. » « Et le mois ? » « Octobre ou septembre : à la fin de l’été. » « Bien, ne vous tourmentez pas. » — Et le brave homme compulsa de ses mains agiles la montagne de papiers étagés devant lui.
Rien, rien, il ne déterrait rien là-dedans ; et moi, pendant qu’il fouillait en tous sens, je souffrais mort et passion. « Attendez encore un peu, soupira-t-il avec un redoublement de compassion ; nous n’avons pas tout vu… Qu’on me donne le plan du terrain ! » On obéit à l’instant. Hélas ! nous eûmes beau, l’un et l’autre, étudier de très près une multitude de pancartes chargées d’épures et de notices, il nous fut impossible d’y découvrir un trait, un mot, la moindre trace de l’état civil et de l’extrait mortuaire de l’obscur à la fois et lumineux trépassé. De guerre lasse et fort endolori, je m’apprêtais à prendre congé du très serviable bureaucrate qui s’était en vain mis en quatre pour me complaire, lorsque, tracé fort lisiblement en caractères majuscules sur l’une des pages de ces cahiers, le nom d’un officier supérieur que j’avais souvent entrevu sous l’empire à la tête des fières légions de Crimée et d’Italie me tira l’œil, et tout à coup, presque malgré moi, un cri s’exhala de ma gorge : « Il doit être couché là, le poète, à côté de ce soldat !… Y a-t-il ici quelqu’un pour me mener là ? » « Jacob, ordonna sur-le-champ l’ancien collaborateur des Broglie et des Cuvillier-Fleury, veuillez piloter monsieur dans la 6e division, 2e ligne, côté Nord, et vous vous arrêterez au numéro 3. »
Un petit cul-de-plomb, bancal, borgne et bossu, m’ayant prié de le suivre, je sortis incontinent avec lui, non sans avoir serré vigoureusement la main à son chef administratif, qui m’avait sir bénévolement obligé. Dehors, après avoir déambulé pendant quelques instants en une allée sablée, nous nous enfonçâmes dans un vaste champ où les ronces nous égratignèrent les genoux et dans lequel une myriade de petites croix noires sillonnées de lettres blanches se culbutaient, très pressées, les unes sur les autres
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… Soudain, en un lopin triangulaire d’argile ou de marne, entre une série de chapelles, de pylônes et de fûts tronqués, un monolithe ayant la forme d’un obélisque, une sorte de stèle en marbre au cône crénelé, tout environnée de grillages, m’apparut, et mon cœur, battant plus vite, me dit que c’était là. Les rayons empourprés du couchant en frappèrent alors la plaque calcaire unie et polie comme une glace, et j’y lus avec piété, lentement et mot à mot, ces trois épitaphes lapidaires disposées ainsi : d’abord, au-dessous d’un médaillon creusé dans a pierre tombale, où s’encadrait un dextrochère portant une épée, avec cette devise en exergue, entourée de branches de chêne et de laurier : Tout par elle ! celle-ci :
JACQUES AUPICK
Général de division, sénateur
ancien ambassadeur à Constantinople et à Madrid
Membre du Conseil général du Nord
Grand-officier de l’ordre impérial de la Légion d’honneur
Décoré de plusieurs ordres étrangers et décédé le 23 avril 1859, à l’âge de 68 ans.Et vers le milieu de cette colonne pyramidale, celle-là :
CHARLES BAUDELAIRE
son beau-fils
décédé à Paris à l’âge de 46 ans, le 31 août 1867.Enfin, à la base de cette assez pauvre architecture, la dernière que je transcris sans y changer un iota :
Caroline ARCHAMBAUT-DUFAYE
Veuve en premières noces de
M. Joseph-François Baudelaire
en secondes noces de M. le général Aupick
et mère de Charles Baudelaire
décédée à Honfleur (Calvados) le 6 août 1871
à l’âge de 77 ans.PRIEZ POUR EUX.
À genoux et chapeau bas, j’essayai de prier, quoique ayant depuis fort longtemps désappris la prière, et quand j’eus assez péniblement repris possession de moi-même, une amère réflexion s’empara de mon esprit. Il n’avait pas même un tombeau, le moindre coin de terre à lui, ce grand conquérant du verbe ; et c’est dans celui d’un manieur de canons, lequel avait vécu largement en tuant, tandis qu’il avait à peine subsisté en se tuant, qu’il dormait lui l’assembleur de mots ou rêvait peut-être, selon les craintes d’Hamlet, à côté de sa vénérable mère qui l’avait assisté sur la croix idéale où la racaille griffonneuse, la lie de la littérature l’avait crucifié, comme Jésus le fut par les ignobles docteurs de Jérusalem sur la fourche du Calvaire ; et m’élevant contre les injures du sort envers lui, je me dis tristement que s’il avait été sacrifié par les impuissants de sa génération qui feignirent de ne pas savoir qu’il existait tant qu’il respira, pour le couvrir hypocritement et à la fois sincèrement de fleurs lorsqu’il eût succombé, victime de leurs haines, les nombreux enthousiastes de la mienne et des suivantes, surtout la dernière, créée et façonnée par lui, qui tous ont la bouche remplie de ses vers incomparables et de l’admiration qu’ils leur inspirent ne sont non seulement jamais venus le saluer dans son suprême asile, mais encore que la plupart d’entre eux ne connaissent pas le chemin qui y mène, et même qu’ils ignorent en quel cimetière de Paris est tombée en poussière la cendre de leur fétiche, leur idole, qui me fut et me sera toujours sacrée, lui, le guide de mes premiers pas dans cet art pour lequel je me suis immolé, dans la mesure de mes forces, avec non moins d’opiniâtreté que lui-même. Et puis, sur le point de lui dire au revoir, ou plutôt adieu ! je fus saisi d’un grand frisson et ne sus me défendre de lancer cette parole vengeresse, cet amer défi qui retentit dans l’espace répercuté par je ne sais quels échos aux méchants qui l’avaient si barbarement tenu sous le boisseau : « Malgré vous tous, sataniques homoncules, odieuses larves anonymes pêle-mêle confondues pour l’éternité dans les ténèbres nocturnes, il brûle, il rayonne, il éclaire ; il règne et triomphe aujourd’hui, ce royal et divin flambeau ! »
J’ai voulu citer presque entièrement ce beau morceau qui donne la note juste du grand talent de Cladel, dont les romans pleins de passion et d’éloquence ont fait un des maîtres écrivains de notre époque.
Décadents, Symbolistes, Évolutifs, Instrumentistes
I. Les Décadents.
Beaucoup de nos confrères de la presse se sont, je l’ai dit plus haut, fort égayés des essais de rénovation de la langue française, prose ou poésie, faits par quelques écrivains de la génération présente. Le rire est une bonne chose ; encore faut-il, pour que le lecteur puisse partager notre gaîté ou la blâmer, le mettre au courant de ce dont il s’agit. À chacun ses opinions et ses préférences ; mais il ne faut pas forcer la galerie à préjuger. C’est pour cette raison que j’ai voulu consacrer un chapitre à ces novateurs qui, ayant ou non réussi, méritent leur place au soleil littéraire. Malheureusement ce que je fais aujourd’hui ici, je n’ai pu le faire complètement dans un journal où l’espace est mesuré plus étroitement que dans le livre, et j’ai dû ajouter ou rétablir dans leur ensemble, pour être plus clair, bien des passages qui avaient dû être supprimés de ces revues ou y être écourtés.
Je sais bien, et je le répète, que décadents, symbolistes, évolutifs et instrumentistes ne veulent pas être confondus ; mais ne pouvant leur consacrer un chapitre particulier à chacun, je suis forcé de les comprendre, comme le fait encore le public, sous ce titre général : les Décadents.
II. Stéphane Mallarmé. L’Après-midi d’un faune. — 1887.
Je ◀commencerai▶ cette série par M. Stéphane Mallarmé, désigné généralement comme le maître de l’école des décadents. M. Stéphane Mallarmé est un poète, la chose n’est pas douteuse ; c’est de plus un homme fort instruit à qui l’on doit une excellente traduction des poésies d’Edgar Poe, signalée plus loin. L’Après-midi d’un faune est un petit poème, une églogue dont on a beaucoup parlé et dont voici le commencement :
LE FAUNE
Ces nymphes, je les veux perpétuer.Si clair,Leur incarnat léger, qu’il voltige dans l’airAssoupi de sommeils touffus.Aimai-je un rêve ?Mon doute, amas de nuit ancienne, s’achèveEn maint rameau subtil, qui, demeuré les vraisBois mêmes, prouve, hélas ! que bien seul je m’offraisPour triomphe la faute idéale de roses —Réfléchissons…ou si les femmes dont tu glosesFigurent un souhait de tes sens fabuleux !Faune, l’illusion s’échappe des yeux bleusEt froids, comme une source en pleurs, de la plus chasteMais, l’autre tout soupirs, dis-tu qu’elle contrasteComme brise du jour chaude dans ta toison ?Que non ! par l’immobile et lasse pâmoisonSuffoquant de chaleurs le matin frais s’il lutte,Ne murmure point d’eau que ne verse ma flûteAu bosquet arrosé d’accords ; et le seul ventHors des deux tuyaux prompt à s’exhaler avantQu’il disperse le son dans une pluie aride,C’est, à l’horizon pas remué d’une ride,Le visible et serein souffle artificielDe l’inspiration, qui regagne le ciel.Ô bords siciliens d’un calme marécageQu’à l’envi des soleils ma vanité saccage,Tacites sous les fleurs d’étincelles, contez» Que je coupais ici les creux roseaux domptés» Par le talent ; quand, sur l’or glauque de lointaines» Verdures, dédiant leur vigne à des fontaines,» Ondoie une blancheur animale au repos :» Et qu’au prélude lent où naissent les pipeaux,» Ce vol de cygnes, non ! de naïades se sauve»Ou plonge…Inerte, tout brûle dans l’heure fauveSans marquer par quel art ensemble détalaTrop d’hymen souhaité de qui cherche le la :Alors m’éveillerais-je à la ferveur première,Droit et seul, sous un flot antique de lumière,Lys ! et l’un de vous tous pour l’ingénuité.
Je m’arrête, ne voulant pas troubler ces citations par des réflexions et voulant donner un échantillon de la prose de M. Stéphane Mallarmé comme j’en ai donné un de sa poésie. La pièce qu’on va lire est intitulée : Avant-dire, et sert de préface a une des éditions du Traité du verbe de M. René Ghil.
Tout, au long de ce cahier écrit par M. Ghil, s’ordonne en vertu d’une vue, la vraie : le titre traité du verbe et les lois par maint avouées à soi seul, qui fixent une spirituelle instrumentation parlée.
Le rêveur de qui je tiens le manuscrit fait pour s’évaporer parmi la désuétude de coussins ployés sous l’hôte du château d’Usher ou vêtir une reliure lapidaire aux sceaux de notre des Esseintes permet que d’une page ou moins d’Avant-dire, je marque le point singulier de sa pensée au moment où il entend la publier.
Un désir indéniable à l’époque est de séparer, comme en vue d’attributions différentes, le double état de la parole, brut ou immédiat ici, là essentiel.
Narrer, enseigner, même décrire, cela va et encore qu’à chacun suffirait peut-être, pour échanger toute pensée humaine, de prendre ou de mettre dans la main d’autrui en silence une pièce de monnaie, l’emploi élémentaire du discours dessert l’universel reportage dont, la Littérature exceptée, participe tout, entre les genres d’écrits contemporains.
À quoi bon la merveille de transporter un fait de nature en sa presque disparition vibratoire, selon le jeu de la parole cependant, si ce n’est pour qu’en émane, sans la gêne d’un reproche ou concret rappel, la notion pure ?
Je dis : une fleur ! et, hors de l’oubli où ma voix relègue aucun contour, en tant que quelque chose d’autre que les calices sus, musicalement se lève, idée rieuse ou altère, l’absente de tous bouquets.
Au contraire d’une fonction de numéraire facile et représentatif, comme le traite d’abord la foule, le parler, qui est, après tout, rêve et chant, retrouve chez le poète, par nécessité constitutive d’un art consacré aux fictions, sa virtualité.
Le vers qui de plusieurs vocables refait un mot total, neuf, étranger à la langue et comme incantatoire, achève cet isolement de la parole : niant, d’un trait souverain, le hasard demeuré aux termes malgré l’artifice de leur retrempe alternée en le sens et la sonorité, et vous cause cette surprise de n’avoir oui jamais tel fragment ordinaire d’élocution, en même temps que la réminiscence de l’objet nommé baigne dans une clairvoyante atmosphère.
L’ensemble de feuillets qui espace autour de pareille visée de délicieuses recherches dans tout l’arcane verbal a de l’authenticité, non moins qu’il s’ouvre à l’heure bonne.
Le lecteur pourra mieux juger des tendances de M. Stéphane Mallarmé par cette pièce, qui est complète, que par la précédente, que j’ai été obligé de couper comme je le fais pour les suivantes.
III. Henry de Régnier. Poèmes anciens et romanesques.
C’est dans la dernière œuvre de M. Henry de Régnier que je crois trouver le poème qui me paraît le mieux résumer son talent ; j’extrais ce morceau d’un ensemble poétique intitulé : Scènes au crépuscule :
En allant vers la Ville où l’on chante aux terrassesSous les arbres en fleurs comme des bouquets de fiancéesEn allant vers la Ville où le pavé des placesVibre au soir rose et bleu d’un silence de danses lasséesNous avons rencontré les filles de la plaineQui s’en venaient à la fontaine,Qui s’en venaient à perdre haleineEt nous avons passé !La douceur des ciels clairs vivait en leurs yeux tristesLes oiseaux du matin chantaient en leurs voix douces !Ô si douces avec leurs yeux de bonne routeEt si tendres avec leurs voix de colombes indicatrices.Elles s’assirent pour nous voir, tristes et sages,Leurs mains jointes semblaient garder leurs cœurs en cages !Les ballerines ont croisé nos cheminsEt nous avons suivi leurs fards, leurs rires, leurs tambourinsPour les perdre un soir d’ombre au détour du chemin…Nous allons vers la Ville où l’on chante aux terrassesSous les arbres en fleurs chercher les FiancéesÔ cloches d’allégresse au silence des placesLes clochers tremblent comme des fleurs balancées !Nos espoirs entreront par les portes ouvertesEn vols de papillons légers aux vastes ailesAvec les hirondellesQui s’en viennent inertesLasses d’avoir passé et repassé les mersEt vers les angles noirs et sur les pavés clairsNos espoirs volèteront en ombres joyeusesComme des pétales de fleurs merveilleusesQue pleut le soir d’avril aux tresses des fileuses.
* *
Les papillons sont pris en les fils des rouets !Et la Ville est fatale aux destins de misèreQui passent en songeant sous leurs manteaux troués.Le vent venu des prés est nué d’éphémères…Les rouets sans repos chantent aux seuils des portesVibrants et doux et comme en mémoire d’abeilles,Et les métiers subtils de soie ourdie moquentLes blancs vols prisonniers dont ils captent les ailes ;Le vent s’irrite et rit en les manteaux trouésPar le vieux mal de vivre aux destins de misères.Les papillons se prennent aux rets des rouetsEt le soir tombe sur la Ville sage et claireEn papillons mourant aux tresses des fileuses !Et l’étoile se double au flot de la fontaine…Pour qui tissent-elles ainsi la laine neuvePuisque aux trous des manteaux en loques la chair saigne.
Évidemment le vers de M. Régnier n’est pas toujours un vers avec sa césure classique, mais il rend toujours une idée poétique, qu’il faille ou non faire un effort pour en éclaircir le sens.
IV. Poictevin. Paysages. — 1888.
M. Francis Poictevin, qui a publié à la Librairie de la Revue intransigeante un volume intitulé : Paysages, est un décadent, il s’en vante, et je dois avouer qu’il a raison. Néanmoins, celui-ci est intelligible, et s’il dépense beaucoup de mots, s’il en emprunte à droite et à gauche aux langues mortes et étrangères, c’est par le souci qu’il a de reproduire exactement l’impression la plus fugitive, la plus déliée. Travail souvent ingrat, qui ne rend pas généralement ce qu’il a coûté, mais que je respecte sans toujours le comprendre.
M. Francis Poictevin est un plastique ; il a pris à tâche de peindre les moindres choses et d’en rendre le contour, le relief et la couleur. Il y réussit le plus souvent ; je n’en dis pas plus long sur cet hérétique, de peur d’être accusé de sentir moi-même un peu le roussi du fagot.
V. René Ghil. Légendes de rêves et de sang. — 1887.
Quant à M. René Ghil, c’est le révolté intransigeant ; il est terrifié rien qu’à l’idée qu’il peut poser son pied sur un chemin foulé par d’autres et aime mieux se jeter dans les obscurités des bois que de marcher sur la route tracée. Je n’en veux pour preuve que cet extrait des : Légendes de rêves et de sang ; j’en copie le commencement en conservant la disposition typographique :
XIII
Triomphe en signes vains aux pages du grimoireHors de ruines et leurs poussières l’essorS’envole vers les Mats de Vaisseaux pour moins d’orÀ l’heure où les sommets et dômes du seul songeArdent du déploiement d’un suprême mensongeQue n’a dris pour le vêpre et l’usage l’essor.
À l’heure des soleils augustes que l’on plaigne,Un ignoré vallon de vierges s’est assisQue n’endeuille, l’élu ! la saison sans sursis.
Tristes les raisons d’ordre exigeraient du règneQue des voix du zéphir ne déheurassent pasTel soir qui veut la gloire à ne vouloir de glas :Mais avant des départs héroïques l’augure,Tous leurs orgueils donnant, devront ! les ventres dieuxAlentis en soleils de palus radieuxTrès mûrement sourire en une emphase pureÀ la rumeur de leur gestation, et duTrismégiste sillon élargir l’angle indu.Modulé par la peur et l’espoir qu’il énarre,L’orphelinage heureux de leur geste légerAu devant de l’Ami qui vient de l’étrangerEn deux néants sépare un végétal ignare :Mais la pudeur des mains signe le vêpre siMoite preuve de nue et de roses quasi,Qu’en un doute planant de regret des sonnaillesOuï sous la splendeur de l’inespoir des moisDes plumes suspendraient une époque d’émois.
À l’heure des soleils augustes d’épousaillesUn ignoré vallon de vierges s’est assisQue n’endeuille, l’élu ! la saison sans sursis.
Voici quelques vers, mis en guise de préface, en tête de la brochure : Traité du verbe :
Et qui est, l’œuvre seule,nature :£Attestant que ton nom de souffle, ô d’épouse àLaurer de tes mains d’infini mes songes, làInstamment est ! perpétuel d’être mon souffle :Comme porteuse au plus futur d’heure et d’amourEt de serment, espère enfin l’œuvre d’espoir.R. G.
Citons une autre pièce extraite d’une brochure intitulée : Écrits pour l’art.
IMPROMPTU POUR ORGUE ET FLÛTES
À Stuart Merrill.
Trop longtemps évaguant en émois d’une mareOù nul espoir d’exil voguant un peu n’amarreUn seul espoir d’immense aller en le Moment,Sans éveil augurai à longs rais s’exhumantUn veuvage de grand Minuit de moi s’empare.Viendras-tu la priée en pliant le genou !Ouïe au pur désert qui palpite de lune,Et les doigs impollus longs en ramilles oùTel oiseau de sanglot ivre des heures ouMortellement plaignant l’envolement de l’Une,Allume un souvenir de pierre rare et d’ors,Viendras-tu vers la nuit qui pleure et n’a plus d’âmesRadieuse et réglant le vent d’ailes des ramesEt les deux nous irions sans mémoire dehors ;Dans la vanité d’eaux où sont les lis de lune.Mais qui m’avèrent là que le songe me mentVoilà que les roseaux plangorent largement.
Et pour terminer, ces pages que je trouve à la fin du Traité du verbe :
L’opportunité de renier de trop puériles idées et d’énoncer intégrales ma pensée et ma volonté d’homme me somma de parler. Aussi, quelque soin de prendre date pour le prime salut, là-haut donné, à quelques viables vérités. xxvii 1
Maintenant, ce étant dit que l’un devait ouïr, muette et sourde à l’entourage mondain ma simplesse rentre pour n’en plus sortir en son Travail et son silence : cet espoir vague espéré, qui vers des certitudes s’élargit quand se solennise de harpes blanches le lent étoilement du grand ciel ténébré.
Certainement le lecteur trouvera un peu mystérieuses les lignes qui précèdent, mais j’ai cru devoir les reproduire, désirant que toutes les écoles, toutes les manifestations littéraires fussent, autant que possible, représentées dans ce recueil.
Spiritualistes et Romantiques
I. Théodore de Banville. Madame Robert. — 1887.
Un maître poète, qui est aussi un maître prosateur, Théodore de Banville, vient de publier, chez M. Dreyfous, Madame Robert ; Madame Robert est une des vingt-cinq étincelantes nouvelles qui sont renfermées dans ce livre qui suffirait à la réputation d’un écrivain.
J’ouvre au hasard et je trouve un chapitre intitulé : le Naturel ; les anecdotes qu’il contient sont prises sur le vif ; c’est un député qui, ancien chef de musique, ne peut s’empêcher de battre la mesure quand il parle à la tribune ; un riche bourgeois qui autrefois restaurateur ne peut se défendre de se promener dans ses salons une serviette sous le bras, c’est… lisez plutôt ce fragment ; il s’agit d’un peintre qui va se marier avec son modèle ; Lucile est charmante de tous points et va devenir certainement une fidèle épouse, si elle consent à dire le fameux ; oui ! Mais le mariage ne l’attire pas autrement, et aux sollicitations du peintre elle répond invariablement :
À quoi bon ? Mais Sougère lui fit enfin comprendre que, pour lui comme pour elle, cela serait plus convenable ainsi. Mais, en même temps, il hasarda une prière, timidement et comme à regret. Jusque-là, pour mettre les livres en ordre, pour visiter le linge, pour épousseter les bibelots précieux, Lucile, tranquille et gaie, allait et venait dans le costume qui lui était naturel, c’est-à-dire nue comme une Dryade dans la forêt ou comme une Naïade dans le ruisseau d’argent qui murmure. Sougère osa lui insinuer qu’elle devrait adopter peut-être une tenue un peu moins initiale. Lucile Esparvier se soumit de bonne grâce, et dès lors on la vit toujours en robe très montante, et même avec une fraise qui cachait entièrement son cou, pur comme celui de Niobé. Mais, à partir de ce moment-là, elle fut souvent absente pendant deux ou trois heures, et le peintre se désola, sentant de nouveau se poser sur lui la griffe amère de la Solitude.
L’atelier de Jacques Sougère est situé au rez-de-chaussée. Un jour, comme il avait accompagné Lucile jusque sur le pas de sa porte, et comme, la regardant s’éloigner, il tâchait, malgré ses mauvais yeux, de l’apercevoir encore, la portière de la maison, qui balayait le trottoir et qui ne vit pas Jacques, dit à une commère, en désignant de loin Lucile :
— Oui, c’est la moiselle qui reste au cintième, et qui ne reçoit jamais âne qui vive. Sûr qu’elle conspire pour les ducs d’Orléans, ou qu’elle fait des billets de banque en fausse monnaie !
Jacques Sougère monta péniblement l’escalier, et, arrivé au cinquième étage, n’eut pas besoin de se demander quel était l’appartement de Lucile. C’était, nécessairement, celui où la clef était restée sur la porte ! Jacques entra dans cet appartement vide et se cacha derrière un rideau. Au bout d’un quart d’heure, la jeune fille rentra et tout de suite, hâtivement, se déshabilla, se mit nue, comme Aphrodite jaillissant de l’écume de la mer, au milieu des riantes îles. Jacques frissonna ; qu’allait-elle faire ? Mais, contre son attente, Lucile Esparvier, comme une bonne dame dans sa maison, se livra aux occupations les plus innocentes, joua un peu du piano, attacha ses douzaines de mouchoirs de claire batiste avec des faveurs roses, et, ayant ouvert ses écrins, frotta ses joyaux avec une peau pour les rendre nets et brillants. Après quoi, avec un grand soupir, elle prit ses vêtements pour les remettre à nouveau et pour se travestir en dame.
— Eh quoi ! dit Jacques Sougère, sortant alors de sa cachette, c’est pour cela que tu m’abandonnais ?
— Oui, dit Lucile, les costumes me gênent et me font l’effet de gens indiscrets que je ne connais pas.
— Eh bien ! dit Jacques, puisque tu es déguisée quand tu es autrement, garde donc le vêtement qui t’est naturel !…
— Et ne nous marions pas, dit Lucile.
Après avoir été Nymphe et Déesse, elle ne savait pas redevenir autre chose, et elle avait simplement la nostalgie de la nudité. Elle n’avait pas pu se métamorphoser en Femme !
Je m’arrête, le volume y passerait.
II. André Theuriet. L’Affaire Froideville. — 1887.
J’arrive à M. André Theuriet et au livre qui vient de paraître chez Charpentier. Le monde des employés, qui forme à peu près le huitième de la population de la France, a bien des fois tenté les romanciers observateurs. Cette fois, c’est M. André Theuriet qui, sous le titre de l’Affaire Froideville, nous a peint un charmant tableau de genre pris sur le vif de l’intérieur de l’un de nos ministères. L’affaire Froideville n’est tout d’abord qu’un volumineux dossier « classé », comme l’on dit en langage administratif, pour ne pas dire enterré. Il s’agit d’un héritage de plusieurs millions réclamé par une famille qui y a droit ; les formalités administratives aidant, ladite famille s’est lassée et la fortune va revenir à l’État.
Heureusement qu’un brave employé s’éprend de la pauvre héritière, défend ses intérêts au risque de perdre sa place et va parvenir à lui faire rendre justice. Mais la corruption aidant (cela se passait sous l’Empire seulement, paraît-il), on intimide la jeune fille qui, croyant son amant menacé, se désiste pour une somme relativement faible. Remercions M. Theuriet de ne pas lui avoir donné gain de cause, et de ne pas lui avoir fait toucher ces millions. Tel est en deux mots le roman qui, sans être poussé au sombre, est suffisamment dramatique et touchant. De fines observations sont semées à chaque page, et l’auteur a dû prendre bien des notes, s’il n’a été autrefois employé lui-même. Voici, par exemple, un petit tableau bien vrai pour ceux qui savent ce que c’est qu’un ministère :
Onze heures. — L’heure des audiences est le moment où les antichambres de chaque direction générale s’emplissent de visiteurs, depuis le sénateur ou le député, qui le prend de très haut avec l’huissier, et qui est reçu d’emblée au vu de sa carte, jusqu’au timide solliciteur, qui arrive le cœur palpitant, salue jusqu’à terre le, moindre garçon de bureau, écrit en tremblant son nom sur un carré de papier, s’assied sur l’extrême bord d’une banquette et attend nerveusement, tête nue, les mains croisées sur le bec de son parapluie, parfois pendant deux heures, son tour d’audience, toujours retardé par des visites privilégiées. — À chaque instant, du fond des couloirs, on entend des tintements de sonnettes : sonnerie impérieuse et brève du directeur général, sonnerie prolongée et agaçante du sous-directeur, sonnerie plus réservée du simple chef. — À chaque instant aussi, le corridor est traversé par le pas précipité des employés qu’on appelle chez un supérieur, ou par les pas traînants et appesantis des garçons de bureau qui vont transmettre un ordre pressé…
Ceux qui ont souffert les douleurs de l’antichambre comprendront la vérité de ce croquis.
III. Catulle Mendès. La Première Maîtresse. — 1887.
J’ouvre un de ces aimables livres jaunes, qui ont fait la joie d’une génération, un volume Charpentier, comme on disait et comme on dit encore. C’est là-dedans que nous avons lu pour la première fois Musset, Mérimée, Théophile Gautier et tous ces grands écrivains à qui, malgré ses profonds dédains, l’école actuelle ne peut s’empêcher d’emprunter un peu de leur langage prétendu démodé, pour se présenter convenablement dans le monde des lecteurs.
Je ne veux pas dire que Catulle Mendès emprunte rien à personne, mais il est d’essence incontestablement romantique, et c’est justement parce qu’il a sur le front une lueur de la flamme poétique de ses devanciers qu’il faut lui pardonner beaucoup. N’est pas sincèrement exagéré qui veut, et, pour mon compte, je n’aime pas ceux qui, en art, font profession de penser froid et de voir trop juste.
Ceci soit dit en faveur de M. Catulle Mendès, car ce n’est pas par la froide raison qu’il pèche, lui ! Mon préambule terminé, je prends le livre au beau milieu, et le hasard m’y fait trouver une douce, délicate et charmante idylle dont l’héroïne joint au charme provincial des jeunes filles de Balzac celui des créatures les plus poétiques de Musset.
Voici son portrait :
Elle ressemblait, entre les clématites et les vignes vierges, à quelque chose de plus frais que les fleurs et les feuilles. Assise, elle semblait grande, le buste fier ; et son cou, qui se penchait — car elle cousait, très attentive, — avait la courbe longue et fine d’un roseau lourd de neige.
Adossé au mur, dans la rue solitaire, il la regarda très longtemps, sans qu’elle parût s’apercevoir de cette présence indiscrète.
Vingt ans, oui, vingt-deux ans peut-être. Si délicate et si frêle pourtant, elle n’avait plus, en sa grâce sérieuse, le charme puéril des petites filles à peine femmes. Dans la ligne directe de ses cheveux châtains, très lisses, en bandeaux, dans la pâleur saine de son visage un peu long, dans son regard, qu’elle levait parfois, et qui ressemblait, vers le ciel, à un soupir résigné, sur ses lèvres à peine roses, comme si l’espoir du baiser les avait déjà quittées, dans toute son attitude, il y avait une mélancolie sans amertume pourtant ; on devinait en elle le consentement paisible de voir s’écouler les jours, sans demander à demain plus que hier ne donna. L’absence d’espérer n’est pas le désespoir. Cette jeune fille devait se complaire dans la continuité monotone des heures semblables à tant d’autres heures ; elle ne gardait pas rancune au destin de l’avoir mise où elle était, de l’y laisser ; elle se jugeait heureuse de ne pas l’être. Et elle vivait, dans la banlieue propre et claire de la petite ville, sans désirs, sans rêves, sereine.
L’âme et les yeux vers elle, Évelin s’imaginait toute l’existence de cette jeune demoiselle sérieuse et laborieuse, qui cousait à la fenêtre d’une maison de faubourg, en province.
Ce devait être la fille de quelque petit employé, ou de quelque professeur, ou d’un commerçant de la ville, retiré des affaires, pas riche. Avait-elle sa mère encore ? Oui, peut-être ; peut-être aussi grand-papa et grand-maman, de très vieilles personnes qu’il faut soigner, à qui, avant le dîner, on noue la serviette autour du cou, parce qu’ils sont très faibles, très enfants, avec des lèvres qui pendent. C’était elle maintenant qui dirigeait le ménage sans domestiques. Elle avait bien vite reconnu que jamais elle ne pourrait se marier, pauvre comme elle était ; puis, tant de monde à qui elle était nécessaire. Elle avait, avec une douceur presque pas triste, renoncé à son propre bonheur pour faire le bonheur des autres.
Évelin Gerbier, le très triste héros du livre, relevé, à ce moment du récit, de ses avilissements, suit la jeune fille jusqu’à la limite d’un village où elle porte une aumône.
Félicie, pas une fois, ne s’était retournée. Il avait, de la suivre, le cœur tremblant ; lui parler, il ne l’oserait jamais. Elle marchait assez vite. Il remarqua qu’elle portait d’une main quelque chose d’assez long, dans un papier. C’était un pain. Il se souvint d’une vieille mendiante qui venait quelquefois chanter dans la rue offrant de petites feuilles roses ou bleues où la bonne aventure est écrite ; jamais Félicie ne manquait de jeter des sous à cette pauvresse. Il était possible qu’elle allât lui porter, dans l’un de ces logis misérables, l’aumône d’un pauvre repas.
Et la banalité un peu romanesque de suivre cette jeune fille tandis qu’elle allait faire la charité, — sujet médiocre de quelque keepsake, — charmait Évelin ; je ne sais quel souvenir de poème élégiaque et bourgeois lui chanta dans la mémoire. Il se sentait bercé en un attendrissement infini, parce qu’elle était si bonne, parce qu’elle venait en aide aux malheureux. Cependant, il ne pouvait se décider à s’approcher d’elle, à lui adresser la parole. Ce fut seulement quand elle passa sous les arbres, près du banc, que, rassemblant tout son courage et d’une voix si faible qu’elle devina les paroles plutôt qu’elle ne les entendit :
— Oh ! mademoiselle… mademoiselle ! dit-il.
Il se tut. Elle s’arrêta. Elle frissonnait toute.
Au bout de quelques minutes, Gerbier a dit à Félicie tout ce qui se passe dans son cœur :
Ils se taisaient tous deux, elle pleurante.
Mais il vit, tombé dans l’herbe, hors de l’enveloppe, le pain qu’elle avait apporté.
— C’est pour ?… demanda-t-il, tendant la main, en un geste circulaire, les maisonnettes de terre et de planches, éparses dans le champ pierreux.
D’une inclinaison de tête, parmi ses sanglots, elle fit signe que oui, indiqua du regard une des pauvres masures. Alors il ramassa le pain, traversa la plaine en courant, entra dans la hutte, en ressortit presque aussitôt, l’aumône faite, revint près du banc, où Félicie était restée assise. « Merci ! » Merci ? Qui disait donc merci ? Était-ce, par la bouche d’Évelin, la pauvre femme secourue, était-ce Évelin lui-même ?
La remerciait-on d’un peu de pain offert, ou de tant de bonheur donné ? L’attendrissement de Félicie redoubla, dans plus de sanglots et de larmes ; et, comme il s’était placé à côté d’elle, elle lui mit sa tête sur l’épaule, sans même la pensée qu’il n’eût pas fallu le faire, et les pleurs lui roulaient des yeux, plus nombreux, plus pressés, et c’était, près du cou d’Évelin, de petites secousses, sans paroles : alors, lui, en qui fluaient toutes les délices paradisiaques des tendresses partagées, triomphant comme un dieu et faible comme un petit enfant, il se mit à pleurer aussi, mélancoliquement et délicieusement.
Pourquoi le charme de ce récit exquis n’est-il pas la note dominante du livre, et pourquoi l’impression produite par les pages qui le précèdent et celles qui le suivent vient-elle l’effacer presque complètement ?
Faut-il encore répéter que les Liaisons dangereuses, écrites par Laclos, soi-disant pour moraliser la société, sont un livre absolument pernicieux et dont l’effet a été désastreux ? M. Catulle Mendès, oubliant que les traités contre la peur n’auraient d’autres résultats que de rendre peureux les enfants qui les liraient, s’est livré, en faveur de la morale, à un luxe de détails absolument inquiétants. Insister sur les évolutions d’un vice, sur toutes les phases de son fonctionnement, quand il s’agit de l’amour bestial, c’est tenter une entreprise périlleuse. Le fameux docteur Tissot n’a été que fatal aux lycéens à qui il voulait être utile. En résumé, si j’avais à enseigner à la jeune génération de la Roquette l’horreur du vol avec effraction, je me garderais bien de lui dire que les meilleures pinces et les monseigneurs les plus puissants se trouvent chez tel quincaillier, et surtout je ne soulignerais pas complaisamment à ces jeunes gens qu’une fois la serrure forcée il est mal de courir au secrétaire, d’y laisser les titres et de prendre l’or et les billets de banque avec lesquels on peut, d’une façon blâmable, il est vrai, se procurer toutes les jouissances de la vie.
Leur intelligence aurait bien vite remis chaque chose à sa place, et nous compterions à leur sortie quelques malfaiteurs de plus.
Revenons à la Première Maîtresse :
Élevé par sa mère, veuve, le jeune Gerbier, demi-poitrinaire, est pris par une bourgeoise, qui mêle à la corruption de Messaline la férocité de Marguerite de Bourgogne. Elle prend et jette des amants de son lit à la tombe, comme une petite fille ferait d’un bâton de sucre d’orge qui lui paraîtrait médiocre, pour passer tout de suite à un autre. Nous avions la courtisane bourgeoise ; cette fois c’est la bourgeoise courtisane que nous offre M. Catulle Mendès. Naturellement ce vampire renvoie Gerbier mourant ; celui-ci se console dans les brasseries où il rencontre deux personnages dont les silhouettes sont admirablement dessinées : le superbe cabotin Straparole et Jean Morvieux, le haineux par plaisir de haïr, l’envieux de toutes les gloires, le déchireur de toutes réputations et en même temps le justicier de toutes les faiblesses.
C’est le récit détaillé des amours spéciales de Mme d’Arlemont et de Gerbier, où l’auteur s’est vraiment trop complu, qui forme la plus grande partie du livre. L’avilissement de ces deux personnages l’un par l’autre est-il suffisant pour l’intérêt du roman ? Voilà ce que dira le public qui fait le succès ; mais il appartient dès aujourd’hui à la critique de protester contre la tendance des écrivains du jour qui consiste à ne nous faire voir que des personnages dont la hideur constitue heureusement une exception dans la nature. C’est justement contre ce monde d’exception qu’il faut réagir, monde dangereux et pour le lecteur et pour celui qui l’exploite. On perd la vue d’ensemble, indispensable à toute création artistique, et on se plaît à ne nous montrer que des enfants à deux têtes, des veaux à cinq pattes et des gens sans cœur. Quelle étude a-t-on faite à l’examen de ces monstres et qui pensera à dire en les observant, comme on fait en suivant les personnages de Balzac, de Musset : « — Oui, c’est bien moi, c’est vrai, voilà bien les désordres de la passion que j’ai éprouvée, voilà bien les cris qui me sont sortis du cœur !… » Ô messieurs les romanciers, donnez-nous donc enfin des gens faits comme tout le monde, et n’oubliez pas que si vos héros ne nous touchent pas, c’est parce qu’ils ne parlent pas notre langue, et qu’on ne s’entend qu’avec les créatures de son espèce.
Quelles amours, et j’en appelle à ceux qui ont le plus souffert de passions folles, quelles amours ressemblent à celles de ces deux insensés ? Ce ne sont que morsures, égratignures, spasmes horribles. J’en trouve partout les effroyables descriptions. Notez que Gerbier est d’une étrange impressionnabilité ; il se promène et tombe en défaillance, pourquoi ?
Il dut se retenir, pour ne pas tomber, à la colonne de bronze d’un réverbère, parce que, dans une voiture, les stores mal baissés, deux amoureux s’étaient baisés sur la bouche. Et, quand il reprit sa promenade sur les trottoirs moins encombrés, vers la place de la Concorde, il était très pâle.
Je l’ai dit, il ne lui en faut pas beaucoup. Arrivons à la première séance :
Alors, fuyant les lèvres lourdes qui lui avalaient tout le souffle, il se déroba en criant ; mais les bras le ressaisirent, les doigts déchiraient, arrachaient, avec des fureurs et des adresses, ses vêtements, draps et toiles, et, dévêtu, renversé sous la pesée d’un corps qui bientôt glissa, Évelin, en pleurs, plein de transes et d’affres…
Et cætera !
Elle le tenait. Il était en la puissance d’Honorine comme un oiselet entre deux mâchoires d’étau.
Après la nuit de sinistre ivresse, où il subit, tout à coup, tout entier, le supplice du Plaisir, après les pleurs qui demandent grâce et les bégaiements qui implorent de nouvelles tortures, après sa virginité salie, mordue, arrachée, ensanglantée.
Et cætera encore ! Le plaisir n’est pas fini :
Évelin, dans les bras, sous la bouche, sous les dents, sous les ongles d’Honorine, tremblait comme, une faible proie qui saigne et qui a peur, et qui voudrait fuir, et qui succombe. Il râlait, elle riait tout bas. Sans doute, dans ces minutes où elle le voyait vaincu, sali, soumis, à jamais déchu des puretés premières, elle connaissait l’épouvantable ravissement d’un démon qui a conquis l’âme d’une vierge !
On dira : mais pourquoi diable revenait-il sachant bien la réception qui lui serait faite ?
À cause des nuits infâmes ! À cause des baisers qu’elle seule savait, qu’elle seule lui donnait, qu’il n’osait pas demander à d’autres ; à cause des suppliciants plaisirs qui l’avaient d’abord épouvanté, et dont, peu à peu, elle lui avait fait une exécrable et délicieuse habitude.
Ce n’est pas tout :
Il fallait qu’il souffrît, qu’il râlât, qu’il mourût sous la victoire acharnée et froide, jamais achevée ou toujours recommencée…
N’allez pas croire que Mme d’Arlemont garde toutes ses griffures pour ses amants ; elle pense aussi à sa sœur qui montre ses blessures à Gerbier :
Elle avait écarté sa pelisse, son peignoir ; il eut le temps de voir, sur le visage, au cou, sur les seins de la jeune femme, des marques rouges et bleuissantes, comme d’ongles qui se seraient enfoncés, comme de dents qui auraient mordu.
— Oh ! dit-il.
Le réverbère dépassé, l’ombre se reforma.
— Mon Dieu, mademoiselle, qui vous a fait ces blessures ?
Elle répondit dans un éclat de rire où il y avait de la rage et de la menace :
— Tiens, ma sœur, donc !
Les plaisirs d’Antoinette ne s’arrêteront pas là ; sa sœur l’étranglera un soir de grande joie, dans une scène que je me refuse à analyser et qui la conduit à la réclusion. Gerbier loin d’elle, et bien qu’il se soit laissé conter fleurette devant le lit où gît le cadavre de sa mère, deviendra un brave bourgeois, rapportant à sa femme et à ses enfants un homard pour leur dîner, quitte à recommencer à mordre et à être mordu, à égratigner et à être égratigné, quand Mme d’Arlemont, « qui a fait son temps », aura repris le cours de ses passions, et lui dira le fameux : — Eh bien ! monsieur Gerbier, venez, je vous attends !
Impossible de suivre M. Catulle Mendès partout où il nous conduit. Dans le reste de ce roman si bien ◀commencé▶, le héros et l’héroïne, à la recherche de débauches suprêmes, en inventent, paraît-il, une complètement inédite, cent fois plus enivrante que les autres. Mais, hélas ! pendant que l’auteur terrifié crie : fi l’horreur ! a cette trouvaille, sans la préciser, les braves bourgeois, à qui le livre a pu tomber dans les mains, ne pensent plus qu’à la deviner ! Que peut être cette débauche pour qu’il n’ait pas osé la préciser, lui qui les a toutes détaillées, et dans une belle langue, hélas ! Jamais la police n’a cherché avec tant de soin certaine diligence égarée sur la route de Lyon ; les pauvres gens en ont la tête tournée, et Dieu sait ce qu’ils deviendront, eux les honnêtes, eux les purs, s’ils persistent dans leurs recherches !
J’ai dit à peu près tout ce que j’avais sur le cœur à un écrivain de grand talent qui ne veut pas sentir le danger qu’il y a à côtoyer certains précipices. Il ne faut pas, pour avoir voulu être un romancier moralisant, courir le risque de passer pour un conteur licencieux.
En résumé, si l’auteur a voulu, comme nous en sommes persuadés, écrire un livre moralisant, le but est manqué, car si le vice était aussi odieux et aussi douloureux qu’il nous est dépeint dans la Première Maîtresse, il ne prendrait et surtout ne garderait personne. Un garçon sensé ou insensé qui reviendrait pour la première fois égratigné, battu, mordu par une de ces redoutables « enchanteresses », ne retournerait pas lui demander une seconde séance. Il constaterait d’abord que les chats, comme les hommes, ont une façon d’aimer qui leur est propre et que ce qui est bon pour un matou est fort désagréable pour un électeur ; il penserait ensuite que si l’amour ressemblait à celui dont il vient de voir le tableau, ce petit dieu ne jouirait certainement pas de l’incontestable popularité qu’on lui accorde sur la terre.
IV. Maurice Vaucaire. Parcs et Boudoirs. — 1887.
Moins épris de la nature que des raffinements du monde civilisé, un vrai poète, M. Maurice Vaucaire, nous donne (Lemerre, éditeur) un recueil intitulé : Parcs et Boudoirs, avec un charmant frontispice de Giacomelli ; j’y trouve entre autres tableaux du xviiie siècle : la Chaise à porteurs, que je cite dans son entier :
Montant à sa chaise à porteurs,La marquise, en robe de moire,A l’air d’entrer dans une armoire,Pour échapper aux séducteurs,Ces Amours qui voltigent, roses,À droite, à gauche, en haut, partout,Qu’elle soit couchée ou debout,En lui chuchotant mille choses.Montant à sa chaise à porteurs,Dont les vitres sont blasonnéesEt de jolis cuivres ornées,La marquise, avec des pudeursDe jeune naïade surprise,Vite, se hâte de s’asseoirDans un flot de peluche grise.Le Roi daigne dire : À ce soir !Et les deux bons vieux domestiques,Aux mollets maigres et nerveux,Portent l’objet de tant de vœuxComme on porterait des reliques.
Quel charmant tableau en quelques vers ; tout y est, et l’amateur de bibelots « de l’époque » le plus exigeant n’aurait rien à désirer.
V. G de Cherville. Au village. — 1887.
À propos des protestations contre la vivisection et les vivisecteurs, je trouve dans un charmant volume de M. de Cherville : Au village, cette curieuse et touchante anecdote. Il s’agit d’un médecin qui se cachait soigneusement de sa fille pour faire des opérations :
Il va sans dire que sa fille était arrivée à l’âge de quatorze ans sans soupçonner le genre d’études auxquelles se livrait son père, dont elle attribuait les absences quotidiennes aux devoirs de son professorat. La révélation fut foudroyante. Un jour, l’enfant étant allée visiter une de ses petites amies, elle trouva celle-ci tout éplorée ; une levrette blanche qu’elle adorait était perdue, et, sa mère et son père étant absents, elle ne savait à quel saint se vouer pour retrouver la chienne. L’autre proposa à son amie d’aller à l’Université trouver le docteur pour lui exposer leur embarras ; elles s’y rendirent.
La fille du professeur s’étant nommée, un concierge imbécile les introduisit dans le laboratoire. Ce que virent les deux enfants les glaça d’épouvante : deux jeunes gens maintenaient sur une table de marbre un malheureux chien dans les flancs duquel le docteur, les mains sanglantes, promenait le scalpel ; l’animal avait cessé de se débattre et de gémir, il en était à ce souffle rauque qui est le prélude de l’agonie.
Cependant, malgré son trouble, malgré le sang qui souillait la pauvre bête, l’amie avait reconnu la chienne qu’elle cherchait. Étouffant d’émotion, elle murmura ce nom : « Léda », et s’enfuit en poussant des cris déchirants. Au son de cette voix amie, la levrette était parvenue à échapper aux deux aides, qui eux-mêmes relevaient la tête ; elle tomba de la table, essaya, sans y réussir, de se mettre sur ses pattes, et resta râlante sur les dalles.
Quant à la fille du professeur, elle n’avait pas fait un mouvement, elle n’avait pas prononcé une parole ; plus pâle qu’un spectre, chancelante, les yeux démesurément ouverts, elle regardait sans voir, elle agitait convulsivement ses lèvres sans articuler aucun son. Le docteur était tellement absorbé par ses observations, qu’il n’avait rien vu du début de cette scène ; mais au cri de la petite amie, il avait aperçu sa fille, immobile, comme pétrifiée par l’épouvante ; il s’était élancé vers elle ; il arriva pour la recevoir évanouie entre ses bras,
Le lendemain, elle était en proie à une fièvre nerveuse qui mit longtemps ses jours en danger ; elle dut la vie au dévouement autant qu’à la science de son père, mais celui-ci eut le désespoir de ne pas l’avoir sauvée tout entière : sa raison avait sombré dans cette effroyable secousse ; elle resta sinon folle, au moins monomane.
Cette effroyable anecdote, si bien racontée, est suivie et précédée de beaucoup d’autres qui ne sont pas d’un moindre intérêt. La science est, hélas ! bien souvent et bien inutilement cruelle, et je ne me rappelle pas sans horreur ce fait qui s’est passé à Paris il y a quelques années. Un vivisecteur très connu, trop connu, avait imaginé de martyriser son chien en lui coupant tels et tels nerfs les uns après les autres pour voir à quel moment la vie, je voudrais pouvoir dire : l’âme, s’échapperait définitivement de son pauvre corps. À chaque appel que le maître faisait de son nom, la pauvre bête rouvrait les yeux, d’abord tout grands, puis à demi, au quart, puis vint le moment où elle ne les ouvrit plus du tout. Alors le savant prit une note ! En quoi pourra-t-elle bien servir à l’humanité ?
VI. Paul Verlaine. Poésie. — 1887.
Le meilleur disciple de Baudelaire, M. Paul Verlaine, que le public classe aujourd’hui parmi les décadents et que je persiste à déclarer romantique, est un poète de grand talent, et je regrette de n’avoir pu lui consacrer sa page dans mes volumes précédents. Sa personnalité très originale lui a valu non seulement d’être discuté, mais calomnié et injurié ; je trouve dans une revue toute moderne, comme le dit son titre : le Décadent, cette protestation rimée du poète et intitulée : Ballade touchant un point d’histoire :
Assez qu’on — sinon plus qu’assez,Déplore avec désinvolture,Les uns mes « désordres » passés,Les autres ma Noce ! future ;Mais tous joignent cette tortureÀ leurs racontars déplaisantsDe me vieillir plus que nature :Je n’ai que quarante-trois ans.J’ai mille vices, je le sais,Et connais leur nomenclature,Mais pas tous ceux qu’on a tracés.La pénible mésaventureQue va-t-il falloir que j’endure ?Oui, non sans maints ennuis cuisants.Or voici le cas de rupture :Je n’ai que quarante-trois ans.J’aurai quelque jour un accèsContre cette littérature.Je jure alors, foi de Français !Dé courre et forcer l’impostureFût-ce au fond de l’EstramadureOu vers le pôle aux froids jusants,Dilemme : « Surcharge ou rature ! »Je n’ai que quarante-trois ans.ENVOI
Princes du pouf et de l’ordure,Sachez-le, échotiers maldisantsQue tente une poigne encor dure,Je n’ai que quarante-trois ans.
VII. Hector Malot. Vices français. — 1887.
J’emprunte à la préface de M. Hector Malot, placée en tête de son grand roman : Vices français, qui vient de paraître chez Charpentier, les lignes suivantes :
Quand, loin de Paris, en province, à l’étranger, on lit les statistiques que publie le Laboratoire municipal, et qu’on voit la liste des substances falsifiées et qu’il a analysées, on est disposé à se dire :
— Ces Parisiens, tous empoisonnés !
Quand, dans les mêmes pays, on lit les romans décorés de l’étiquette : « Mœurs parisiennes », on est sûr que Paris est, de toutes les villes du monde, la plus corrompue :
— Ces Parisiens, tous débauchés !
Comment en serait-il autrement ?
De même que le Laboratoire municipal ne recherche que les falsifications, la plupart des romanciers qui travaillent dans les « mœurs parisiennes » n’étudient que les mauvaises ; les bonnes, il semble que cela manque d’intérêt ou qu’il soit inutile d’en parler sur la couverture ; c’est pour les mauvaises seules qu’on a des complaisances et une patience d’analyse que rien ne rebute.
Quand, à Paris, nous lisons ces romans, c’est surtout le talent de leurs auteurs que nous cherchons, et c’est à lui que nous sommes sensibles : « Bien étudié. Bien rendu. » C’est pour nous le point essentiel. Cette intensité du rendu, que ne fait-elle pas accepter ?
Mais en province et à l’étranger, c’est par le fond même beaucoup plus que par la forme qu’on est touché ; le mot qui vient aux lèvres, la pensée qui reste dans l’esprit, ce n’est plus : « Bien rendu », c’est : « Bien observé » ; et comme le talent force même les croyances, on se prend à plaindre ou mépriser ceux qui semblent avoir posé pour ces tableaux.
Ces mauvaises mœurs parisiennes, la corruption, l’adultère et la débauche, dont on nous charge si complaisamment, nous appartiennent-elles donc en propre, et en avons-nous le monopole ?
C’est la réponse à cette question, au point de vue de l’Angleterre, que nous donne le livre de M. Hector Malot. D’une cause célèbre au-delà du détroit, il a tiré un roman qui n’est autre chose que la vérité de faits qui ont passionné la société anglaise ; les personnages ne sont pas difficiles à deviner sous la transparence des masques que l’auteur a dû leur appliquer. Il est parti d’un fait vrai : l’aventure de Charles Dilke, car s’il s’en était tenu à l’imagination pure, la critique anglaise eût affirmé que de pareilles aventures ne se passent pas en Angleterre, le pays par excellence de l’innocence et de la vertu ; c’est en France qu’il y a des femmes adultères, ce n’est pas en Angleterre ; quand il y a des vices en Angleterre, ils sont français.
Cependant, la part du roman n’en est pas moins considérable, comme la part du romancier n’en est pas moins originale ; ce sont elles qui donnent une action véritablement curieuse avec des péripéties encadrées dans des scènes bouffonnes ou cruelles. Mais la vérité est entière et fidèle dans la peinture du milieu où se déroule cette action : c’est celle des mœurs réelles de l’Angleterre.
Je n’insiste pas sur l’ensemble du roman, mais je crois devoir citer ce passage curieux : c’est la visite que le porte-parole de l’archevêque fait à Mostyn, qui se croit abandonné de tout le monde :
Le lendemain matin, comme il allait partir pour se rendre à l’audience, et se trouvait dans la salle à manger devant son déjeuner, auquel il n’avait guère touché, l’un des valets entra et lui annonça qu’un monsieur demandait à le voir.
— Quel monsieur ?
— Il n’a pas dit son nom.
— Je ne peux pas recevoir.
— C’est ce que j’ai dit, mais il insiste.
— Enfin quel est-il, ce monsieur ?
— Il a la tournure d’un homme d’Église : vêtu de noir, les cheveux plats, le visage rasé, des bas noirs, des souliers lacés.
— Faites entrer.
Et presque aussitôt Mostyn vit entrer ce « monsieur », qui avait bien réellement la tournure d’un homme d’Église, des pieds à la tête, dans son allure hésitante, son regard timide, son parler onctueux.
Il salua tout bas avec une sorte de génuflexion.
— Monsieur ? demanda Mostyn.
— Oh ! mon nom ne dirait rien à Monsieur, c’est celui d’un pauvre homme qui n’a d’autre but que d’accomplir auprès de vous la mission dont on m’a chargé.
— Quelle mission ? demanda Mostyn, intrigué malgré sa préoccupation.
— Monsieur se rappelle qu’il y a trois ans nos bonnes Sœurs de Nazareth furent en butte à la persécution, pour une épidémie qui avait éclaté dans notre maison mère, parmi les enfants que nous recueillons.
— En effet.
— Mais Monsieur a sans doute oublié que, par sa toute-puissante intervention, il empêcha cette persécution d’aller jusqu’où certaines gens voulaient la pousser dans leur intolérance aveugle. Nos bonnes sœurs, elles, ne l’ont point oublié. Et je suis chargé de dire à Monsieur que depuis le commencement de ce procès intenté par l’iniquité toutes les maisons de Nazareth prient pour Monsieur, et que dans notre maison mère il y a prière perpétuelle devant l’autel de la très sainte Vierge pour que le Saint-Esprit éclaire la justice des hommes.
En tout autre temps, ce singulier ambassadeur eût amené un sourire sur les lèvres de Mostyn ; il amena une larme dans ses yeux.
— J’ai aussi à dire à Monsieur que, ce matin, Son Éminence Monseigneur le cardinal-archevêque a célébré la très sainte messe et qu’il a communié à son intention.
Il n’était donc pas seul, il n’était donc pas abandonné de tous, comme il avait eu la faiblesse de le croire : des amis inconnus, d’honnêtes gens pensaient à lui et le soutenaient.
Déjà trois jours auparavant un pasteur en renom chez les congréganistes dissidents qui descendent des anciens puritains et conservent la tradition de l’Église organisée démocratiquement avait fait faire auprès de lui une démarche de ce genre, en l’avertissant que, dans sa congrégation, on priait pour celui qui était persécuté et pour le triomphe de la vérité.
Quel contraste avec ces membres de l’Église anglicane qui l’accablaient de leurs malédictions, quand ils ne se détournaient pas de lui avec mépris ou avec crainte.
Le livre a tout l’intérêt d’un procès et ne sera certes pas un des moindres succès du romancier.
VIII. Jean Rameau. Le Satyre. — 1887.
Dans le Satyre, que Jean Rameau vient de publier chez Ollendorff, je trouve un peu de tout, et surtout de la poésie, bien que le livre soit un roman écrit en vile prose. Malgré lui, M. Jean Rameau chante quand il veut parler, et c’est tant mieux, ses accents n’en sont que plus pénétrants ; en parcourant le Satyre, je trouve ce petit tableau pris dans un coin de cour d’assises :
Il ne put trouver une place. Il dut se tenir debout, près de la porte, entre deux jeunes gens coiffés de toques. Et une voix s’entendait, venant il ne savait d’où, une voix sévère et stridente, dont les éclats rejaillissaient sur les murailles comme un fracas de verre brisé. Et elle disait des choses horribles, cette voix ; elle mugissait, elle tempêtait, elle envoyait des phrases formidables dans lesquelles Duprat saisissait des mots lugubres roulant dans la salle comme des coups de tonnerre : « morale — société — sécurité publique — forfait odieux — châtiment suprême ! etc… »
Et Duprat tremblait à chacune de ces détonations du réquisitoire — car c’était le réquisitoire — et cherchait déjà, mentalement, dans quel coin de Garonne il se jetterait en revenant.
Mais une grande explosion d’éloquence se produisit soudain : les murailles tremblèrent, comme secouées par des salves d’artillerie ; toutes les bouches s’ouvrirent, tous les cheveux se hérissèrent, toutes les poitrines haletèrent comme à l’approche d’un cataclysme, et tout à coup, après quelques mots tragiques raclés sur un ton lugubre ainsi que des notes basses de violoncelle, un grand murmure de soulagement se produisit ; toutes les têtes, toutes les poitrines, toutes les bouches se mirent en mouvement, et l’assistance grouilla, comme un mille-pattes engourdi qu’on réveille.
Mais les bouches, les têtes, les poitrines, les bras s’arrêtèrent aussitôt, tournés dans une autre direction. Et une voix nouvelle monta, douce, insinuante, nasillarde, cajoleuse comme un son de flûte. C’était la défense qui ◀commençait▶.
Ce qui prouve que les poètes peuvent fort bien écrire en prose.
IX. Gustave Rivet. Hector Lestraz. — 1887.
Avant qu’elle ait paru en un beau volume, je tiens à signaler une très remarquable pièce, je devrais dire un poème, que M. Gustave Rivet vient de publier dans un journal où se sont produits tant de véritables poètes : le Chat noir (pourquoi ne pas appeler par son nom ce journal qui a pris son titre de la grande brasserie artistique de la rue Victor-Massé), le Chat noir, qui nous a donné les premières belles œuvres de Jean Rameau, les spirituelles fantaisies de Mac-Nab, de Jules Jouy, les macabres dessins de Willette, les fantaisies de Caran d’Ache, vient de publier le Petit Testament d’Hector Lestraz, escholier de Paris, par M. Gustave Rivet. En quarante strophes l’auteur nous a fait passer par toutes les sensations de l’homme qui, lassé de la vie, s’est décidé à en trancher le fil lui-même. Et cela sans contorsions de vers, de rimes pauvres par leur richesse, rien qu’en laissant parler en lui la nature. L’espace me manque pour donner ce poème en entier, je me contente d’en détacher ces quelques strophes :
Puisque ici-bas tout n’est qu’un leurre,
Puisque le spleen et la rancœur
Ont envahi mon pauvre cœur
Et s’y sont logés à demeure ;
Puisque chaque jour et chaque heure
Dont j’attends quelque allégement
Ne m’apporte que le tourment,
Il vaut mieux cent fois que je meure.
……………………………………………
Je traînerais cette existence
Morne, vaincu, désenchanté.
Oiseau dans mon vol arrêté,
Je boiterais dans ma souffrance !
Sans amour et sans espérance,
Je ne suis qu’un déshérité ;
J’écris sur mon début : Raté !
J’ai fini : qu’un autre ◀commence▶ !
……………………………………………
Oui, Platon, en son homélie
Déduite avec le plus grand soin,
Prouve, et je n’y contredis point,
Que Dieu nous enchaîne à la vie.
L’idée avec les faits varie !
La Réalité, de son poing,
Culbute Platon dans un coin !
Va ramasser sa théorie !
……………………………………………
Oui, faites-lui manger mon cœur
Et ma vengeance sera sûre !
Il brûlera son sein moqueur.
Elle connaîtra la torture
De la passion que j’endure.
Et, saignante de ma blessure,
Elle mourra de ma douleur !…
— Maintenant, voyageurs pour la Mort, en voiture !
Malgré le décousu de mes citations, on aura pu voir, à la facilité et à l’éloquence de ces quelques vers, qu’on a affaire cette fois à un véritable poète.
X. George Duruy. L’Unisson. — 1887.
En signalant l’Unisson, de M. George Duruy (chez Hachette), j’éprouve un grand regret, celui de ne pouvoir en citer qu’une page ; sans être prophète, je prédis à ce volume le succès des ouvrages qui représentent en ce moment le mouvement de réaction contre les ennuyeuses études ou les grossièretés voulues. Il s’agit d’un jeune ménage dont la lune de miel n’est guère qu’une lune rousse, et qui finalement, sans grands mouvements, sans dieu de la machine, s’aperçoit qu’il n’y a rien de mieux que de prendre le bonheur que le ciel nous met sous la main.
C’est une protestation élégante et éloquente contre la sottise de la mondanité, contre les tendances de ces esprits inférieurs qui ne peuvent se suffire, qui n’ont de joie et de plaisir que par autrui et pour qui l’élément extérieur est la nourriture nécessaire. Rien ne venant d’eux, il faut qu’ils prennent aux autres ; impuissants, ils n’ont pas assez de forces naturelles en eux-mêmes pour lutter contre les épreuves de l’existence et ressentir le charme de la vie intime.
Le tout est raconté de la façon la plus séduisante ; je prends au second chapitre ce joli tableau de genre :
Que, sous prétexte d’avoir été aumônier dans la marine, un curé de village loge au presbytère un perroquet et un singe, bêtes — le singe surtout — médiocrement canoniques ; qu’il appelle l’un Bouddha, l’autre Brahma, et scandalise ses confrères par le spectacle peu édifiant de cette cohabitation d’un prêtre catholique avec des animaux baptisés de noms empruntés à des religions concurrentes ; que ce curé, industrieux comme un matelot, rapièce ses culottes et fasse son pot-au-feu lui-même ; qu’il fabrique au tour mille petits objets, rabote, plante des clous à ses moments perdus, bêche, sarcle, pioche dans son jardin en sifflotant sans y penser tantôt des airs d’Église et tantôt des refrains de gabiers, ce n’est pas cela, sans doute, non plus que son nez en l’air, son air obstinément jeune et gamin, qui empêchera l’abbé Papillon d’aller tout droit en paradis. Libre à lui, également, de faire chaque dimanche à ses paroissiens un bijou de sermon, — car il parle fort bien, — un sermon familier, plein de naturel, avec de brusques envolées de poésie et d’éloquence, puis, sa messe dite, de fumer une pipe sous l’œil de l’Éternel… Mais tout habitué que je sois à la façon un peu bizarre de cet excellent homme, qui est aussi un excellent prêtre, je n’ai pas laissé d’être surpris du spectacle qui s’est offert à moi, aujourd’hui, quand j’ai ouvert la porte de la cure. Sur les marches d’un petit perron exposé au soleil, trois vieilles femmes assises disaient les litanies de la sainte Vierge en épluchant des pommes de terre qu’elles jetaient ensuite dans un grand saladier posé à terre ; des pigeons roucoulaient sur le rebord du toit ; du haut de son perchoir, le perroquet regardait obliquement, de son œil rond et brillant comme du jais, le singe, qui faisait des gambades. Sur la plate-forme du perron, l’abbé raccommodait un pied de chaise avec de la colle forte. En me voyant paraître, les trois pauvresses cessèrent d’égrener de leur voix chevrotante les syllabes latines.
« Allons, voyons, — dit, en trempant son pinceau dans la colle, le curé, qui ne m’avait pas aperçu, — la suite, donc…, Stella matutina !…
— Ora pro nobis ! » répondis-je.
Il se retourna, sa chaise d’une main, son pinceau de l’autre, et se mit à rire en m’apercevant.
« Vous voyez, dit-il gaiement, que je me conforme au précepte de saint Benoît en faisant alterner la prière et les œuvres… »
N’est-ce pas une trouvaille que cette scène charmante de grâce et de naturel.
XI. Victor Hugo. Toute la lyre. — 1888.
Le grand poète a très justement intitulé : Toute la lyre, ce magnifique recueil dont chaque partie le fait régal de ses aînés. Ce sont, en effet, toutes les cordes de sa lyre, depuis celle qui a vibré dans Odes et Ballades jusqu’à celle qui a résonné dans la Légende des siècles, que nous allons entendre aujourd’hui. Les amis qui, avec un soin pieux, ont mis en ordre les pièces qui composent ces deux volumes ont divisé les sept cordes en sept chapitres, contenant chacun les morceaux qui chantent la nature, l’humanité, la pensée philosophique, l’art, la pensée intime, l’amour, la fantaisie. Restait une partie de ces poèmes plus sévère que les autres ; empruntant le titre au vers célèbre du poète, MM. Vacquerie et Meurice les ont appelés : la Corde d’airain. Il m’est impossible de faire le dénombrement des beautés de premier ordre qui surgissent partout de ce livre paru chez Quantin et contenant, à la fois, tout ce que le poète avait de grandeur et de charme ; je ne puis que former une sorte de bouquet de toutes ces fleurs, fleurs de printemps, d’été ou d’automne, et donner ainsi une faible idée de la puissance et de la délicatesse de leur parfum et de leur couleur.
Je cueille un peu au hasard, suivant à peu près l’ordre des divisions du livre. Dans la première partie je trouve ce morceau exquis sous ce titre : Quatre heures du matin :
Hommes ! voici mon Dieu qui sourit. L’aube éveilleLe ciron, la fourmi, la fleur des prés, l’abeille,Les nids chuchotants, les hameaux,La forêt aux profonds branchages, les campagnes,L’Océan, le soleil derrière les montagnes,Mon âme derrière les maux.
Mon rêve. Il construit le lys dans le mystère ;Son doigt aide la taupe à faire un trou sous terre ;Il peint les beaux rosiers vermeils ;Toute l’immensité, sur son œuvre courbée,Contemple ; il fait, avec l’aile d’un scarabée,L’admiration des soleils.
Vos énormes vaisseaux, qui vont sous les étoiles,Embarrassant les vents dans leurs gouffres de voiles,Monstres que l’homme impose aux mers,Fatiguant de leur poids la bise exténuée,Et traînant dans leurs flancs chacun une nuéePleine de foudres et d’éclairs ;
Vos canons, vos soldats, dont la marche olympiqueD’un coin de terre obscur fait une plaine épique ;Vos drapeaux aux plis arrogants,Vos batailles broyant les moissons, vos tueries,Vos carnages, vos chocs et vos cavaleries,Aigles de ces noirs ouragans ;
Vos régiments pareils à l’hydre qui serpente,Vos Austerlitz tonnants, vos Lutzen, vos Lépante,Vos Iéna sonnant du clairon,Vos camps pleins de tambours que la mort pâle éveille,Passent pendant qu’il songe et font à son oreilleLe même bruit qu’un moucheron.
Et ces touchantes épitaphes d’enfants qui semblent prises à l’anthologie grecque :
Enfant, que je te porte envie !Ta barque neuve échoue au port.Qu’as-tu donc fait pour que ta vieAit sitôt mérité la mort ?Entre au ciel. La porte est la tombLe sombre avenir des humains,Comme un jouet trop lourd qui tombe,Échappe à tes petites mains.Qu’est devenu l’enfant ? La mèrePleure, et l’oiseau rit, chantre aLa mère croit qu’il est sous terre,L’oiseau sait qu’il s’est envolé.
À côté de la belle pièce inspirée par la mort de Théophile Gautier, et dont nous citerons plus loin une partie, je trouve ces vers pleins de délicatesse, et qui rappellent à la fois la grâce de Voltaire et le charme d’Anacréon :
Horace, et toi, vieux La Fontaine,Vous avez dit : Il est un jourOù le cœur qui palpite à peint ;Sent comme une chanson lointaineMourir la joie et fuir l’amour.Ô poètes, l’amour réclameQuand vous dites : « Nous n’aimons plus.Nous pleurons, nous n’avons plus d’âme,Nous cachons dans nos cœurs sans flammeCupidon goutteux et perclus. »Le temps d’aimer jamais ne passe ;Non, jamais le cœur n’est fermé !Hélas ! vieux Jean, ce qui s’efface,Ce qui s’en va, mon doux Horace,C’est le temps où l’on est aimé.
Voici une partie des vers dédiés à la mémoire de Théophile Gautier :
Ami, poète, esprit, tu fuis notre nuit noire,Tu sors de nos rumeurs pour entrer dans la gloire,Et désormais ton nom rayonne aux purs sommets.Moi qui t’ai connu jeune et beau, moi qui t’aimais,Moi qui, plus d’une fois, dans nos altiers coups d’aile,Éperdu m’appuyai sur ton âme fidèle ;Moi, blanchi par les jours sur ma tête neigeant,Je me souviens des temps écoulés, et, songeantÀ ce jeune passé qui vit nos deux aurores,À la lutte, à l’orage, aux arènes sonores,À l’art nouveau qui s’offre, au peuple criant : oui,J’écoute ce grand vent sublime évanoui.……………………………………………………………Je te salue au seuil sévère du tombeau !Va chercher le vrai, toi qui sus trouver le beau.Monte l’âpre escalier. Du haut des sombres marches,Du noir pont de l’abîme on entrevoit les arches ;Va ! meurs ! la dernière heure est le dernier degré !
Dans la cinquième partie, je trouve cette pièce, dont la première partie résume la grandeur, et dont la dernière strophe contient toute la philosophie et le charme du poète :
La France, ô mes enfants, reine aux tours fleuronnées,Posait, sous l’empereur que votre aïeul suivait,Le bras droit sur le Rhin, le gauche aux Pyrénées,Et ses pieds et sa tête avaient, ô destinées !L’Océan pour lion, les Alpes pour chevet ;Austerlitz, Iéna, Friedland, météores,Rayonnaient ; un seul homme enflammait tous les yeux ;Sa gloire, grandissant à toutes les aurores,Se composait du bruit des trompettes sonoresEt des tambours joyeux ;Et l’Europe voyait briller, vaincue et fière,Dans ce camp, d’où sortaient la guerre et ses terreurs,Autour de cette France en tous lieux la première,Comme des moucherons autour d’une lumière,Un groupe humilié de rois et d’empereurs.Ces choses se passaient quand mon âme innocenteS’ouvrait, comme la vôtre, au soleil réchauffant ;Le Léopard anglais rôdait, gueule béante ;Paris était debout, la France était géante,Lorsque j’étais enfant ;Lorsque j’étais enfant, envié par les mères,Libre dans les jardins et libre dans les bois,Et que je m’amusais, errant près des chaumières,À prendre des bourdons dans les roses trémièresEn fermant brusquement la fleur avec mes doigts.
Un tableau charmant, pris dans un cimetière :
Je priais, recueilli dans ma pensée intime.Le cimetière est doux au deuil silencieuxÀ cette heure où le soir ineffable et sublimeVient à la paix des morts mêler la paix des cieux.J’entendis qu’on marchait, je levai les paupières ;Le vent remuait l’herbe autour des crucifix,Et je vis à pas lents venir parmi les pierresUn aïeul par la main menant son petit-fils.Ému, j’interrompis mes funèbres extases,Pour les suivre des yeux et tout bas les bénir. —Un vieillard ! un enfant ! ô mystérieux vases !L’un rempli du passé, l’autre de l’avenir !Cette petite main dans cette main débileMe rappelait des jours enfouis, des jours meilleurs.Le vieillard, par moments, s’arrêtant, immobile,Regardait les tombeaux ; l’enfant cherchait des fleurs.
En avançant dans le volume, je trouve ces délicieuses strophes que le grand-père écrit pour sa chère petite Jeanne :
Je suis triste, le sort est dur ; tout meurt, tout passe ;Les êtres innocents marchent dans de la nuit ;Tu n’en sais rien ; tu ris d’écouter dans l’espaceCe qui chante et de voir ce qui s’épanouit ;Toi, tu ne connais pas le destin ; tu chuchotesOn ne sait quoi devant l’ignoré ; tu sourisDevant l’effarement des sombres don QuichottesEt devant la sueur des pâles Jésus-Christs.Tu ne sais pas pourquoi je songe, pourquoi tombeKesler à Guernesey, Ribeyrolle au Brésil ;Jeanne, tu ne sais pas ce que c’est que la tombe ;Jeanne, tu ne sais pas ce que c’est que l’exil.Certes, si je pensais que j’assombris ton âme,Je ne te dirais point toutes ces choses-là ;Mais, vois-tu, bien qu’avril dore à sa pure flammeTon front, que Dieu pour moi tout exprès étoila ;Quoique le ciel ait l’aube et mon cœur ton sourire,Jeanne, la vie est morne, et l’on gémit parfois ;Puisque tu n’as qu’un an, je puis bien tout te dire,Tu comprends seulement la douceur de ma voix.
Je m’arrête à regret, mais je veux terminer par cette belle et patriotique page où le poète, indigné, prend le vers des Châtiments pour flageller à leur tour ceux qui, pendant la folie des jours de la Commune, avaient, sous les regards et à la joie de l’ennemi, brisé sur le pavé la colonne de la place Vendôme :
Semblable au moissonneur foulant des gerbes mûresCette colonne avait pour socle un tas d’armures.Elle offensait les rois et non les nations.Afin qu’on pût juger les pas que nous faisionsElle fixait le point d’où nos pères partirent ;Elle indiquait le lieu d’où les flots se retirentEt rattachait aux jours nouveaux les jours anciens :Après les grands soldats, place aux grands citoyens !Elle était, dans Paris que le soleil inonde,Comme un stèle au milieu de ce cadran du mondeEt son ombre y marquait les heures du progrès.Les rois n’osaient venir la regarder de près.………………………………………………………Hier elle tomba, la grande solitaire.On a pu mesurer, quand on l’a vue à terre,Tout ce qu’on peut ôter d’orgueil en un instantAu siècle le plus sombre et le plus éclatant.Ceux qui sur ce débris collèrent leur oreilleEntendirent dans l’ombre une rumeur pareilleÀ l’Océan qui parle et se plaint sous les cieux.Voici ce que disait ce bruit mystérieux :— Vous vous êtes trompés comme se trompait Rome.Ce que vous avez pris pour la gloire d’un homme,C’est la gloire d’un peuple, et c’est la vôtre, hélas !Peuple, quels sont mes torts ? les trônes en éclats,L’Europe labourée en tous sens par la France,La bataille achevée en vaste délivrance,Le moyen âge mort, les préjugés proscrits.Que me reprochez-vous ? le sang, les pleurs, les cris,Les deuils et les trop grands coups d’aile des victoiresD’être une cime où luit l’éclair dans les nuits noires,De vivre et d’attester que vos pères ont misLeur âme dans l’airain des canons ennemis ?Mon crime, c’est la lutte altière des épées,Le choc des escadrons, les cuirasses frappées,Les échelles au mur, les clairons, les assauts.Les lions sont haïs par tous les lionceaux.Votre enfance n’a pu supporter ma vieillesse ;Soit. Je pars avec Ulm et Wagram. Je vous laisseAvec Sedan. Adieu, je gêne. Je m’en vais.J’aime encor mieux ma guerre, hélas ! que votre paix.
Bien d’autres magnifiques pièces que je ne puis seulement citer suffiraient pour le succès de l’ensemble de cette œuvre, une des plus belles de Victor Hugo, dont, je le répète, elle résume peut-être le mieux le génie. En les lisant, aujourd’hui que le poète est mort, je ne puis m’empêcher de me rappeler cette caricature d’André Gill le montrant au soir, descendant dans la mer ; sa tête, environnée de rayons, resplendit et disparaît en partie de l’horizon ; ce n’était, à vrai dire, pas précisément une caricature, et ce dessin crayonné devient aujourd’hui quelque chose comme une prophétie réalisée. Le soleil est tombé derrière l’Océan, mais ses derniers rayons montrent assez quelle était sa grandeur et, pour la gloire des lettres françaises, luiront encore longtemps sur le monde.
XII. Hector Malot. Conscience. — 1888.
Partant de ce principe que le crime, besoin naturel pour l’homme primitif, est une monstruosité pour l’homme civilisé. M. Hector Malot prend un fils de paysans assez près encore de la nature pour subir le besoin du crime, mais assez cultivé aussi par son éducation scientifique et philosophique pour être certain que s’il commet ce crime habilement il n’aura rien à craindre : ni de la loi, dont il se jouera ; ni de lui-même, puisqu’il sait que la conscience n’existe pas.
Telle est la thèse intéressante du nouveau roman que l’auteur de bien des livres à
succès défend et fait triompher aujourd’hui. Non pas qu’il nie la conscience, au
contraire ; mais il reconnaît avec
Montaigne que « les
lois de la conscience naissent, non pas de la nature, mais de la coutume. Chacun ayant
en vénération intime les opinions et mœurs approuvées et reçues autour de lui, ne peut
s’en déprendre sans remords… Elle nous fait accuser et combattre nous-mêmes, et à
faute de témoins étrangers, elle nous produit contre nous »
.
Tout le roman de M. Malot, toute son étude psychologique, tiennent dans ces trois phrases. Sans entrer dans plus de détails, ce nouveau livre, qui a suscité tant d’objections dès qu’il a ◀commencé▶ à paraître dans le Temps, se résume, comme action, à ceci : Dans une réunion de jeunes ambitieux, avocats, écrivains, l’un d’eux, Saniel, un médecin de grand talent, soutient, en s’appuyant sur la science, que la conscience n’existe pas. Les fatalités d’une vie de misère le placent dans cette alternative de commettre ou un assassinat ou une bassesse. Il repousse la bassesse, qui blesserait son orgueil, et se résout au crime, qui ne gêne pas ses principes.
La fortune lui arrive, les succès, les honneurs ; il n’a plus qu’à jouir de la vie. Cependant, il éprouve des phénomènes qui troublent sa tranquillité. Sans doute, il est matériellement malade, sa science médicale le guérira. Elle ne le guérit pas. Dans son désarroi, il n’éprouve un peu de calme qu’auprès d’une femme qui l’aime. Mais le repos qu’il espérait trouver dans l’amour lui manque aussi. Rien à craindre cependant : la loi, le monde, ne lui demandent pas de comptes, puisqu’un autre, un innocent, a payé pour lui. Mais, par une aberration qui le domine malgré sa volonté, il va réveiller les morts qu’il a faits, son esprit les évoque de la tombe d’où personne ne songe à les tirer et en fait des spectres qu’il est seul à voir, seul à entendre.
Alors cette conscience à laquelle il ne croyait pas le somme, la torture, s’impose à lui avec une force irrésistible. Là est le roman avec les scènes dramatiques ou touchantes que la situation commande.
J’ai dit que, pendant la publication de Conscience, cette donnée avait soulevé beaucoup de discussions parmi les gens les plus considérables en France et à l’étranger, au point de vue philosophique et sentimental. On a voulu voir des similitudes entre l’idée développée par H. Malot et Crime et châtiment de Dostoïevskyd ; il suffit de se rappeler la fable et surtout le dénouement du roman russe pour que cette accusation tombe d’elle-même. La vraisemblance a été aussi discutée ; on a été jusqu’à critiquer sérieusement le hasard qui faisait trouver dans la rue un couteau de boucher par Saniel juste au moment où le crime était arrêté dans son esprit. La simple lecture de la Gazette des Tribunaux donnera satisfaction aux plus exigeants, et l’on y verra chaque jour de ces hasards qui semblent venir à souhait pour dépister la police et faire trébucher la justice.
Les uns ont reproché à l’auteur son matérialisme, d’autres son idéalisme. Si insensée que soit la réunion de ces accusations, il faut reconnaître pourtant que la valeur littéraire de M. Malot tient tout entière dans ces deux mots. Idéaliste et matérialiste, il est l’un et l’autre, et je crois qu’on ne peut exister intellectuellement qu’à cette condition.
La nouvelle école (s’il en est une) paraît traiter M. Malot comme un antimatérialiste
et un antianalyste, et veut le ranger hors le naturalisme, sans lequel il n’est,
disent-ils, pas de salut. Je ne discuterai pas ; mais je crois, chemin faisant, au salut
littéraire de Victor, Chateaubriand, Musset, Feuillet, George Sand, A. Dumas, et tant
d’autres qu’on accuse de ne pas être modernes. Ceci n’est qu’une opinion personnelle, et
je reviens à Hector Malot. Oui, l’auteur de Conscience est aussi un
analyste et doit être accepté comme tel. Je n’en veux pour preuve que son brevet, que je
copie ici : « Le romancier analyste, par exemple, M. Hector Malot, un fils
indépendant de Balzac, passe le tablier blanc de l’anatomiste et dissèque fibre par
fibre la bête humaine étendue toute nue sur la dalle de l’amphithéâtre. Et ici la bête
humaine est vivante ; ce ne sont pas les organes morts qu’interroge le savant, c’est
la vie elle-même, ce sont l’âme et la chair dans leur activité. Sur la dalle, au lieu
du cadavre troué par le scalpel, est couché un homme chaud et palpitant de passion,
livrant les secrets de son être par chacun de ses gestes et chacune de ses
paroles. »
Ce brevet, précieux aujourd’hui, est signé Émile Zola et a paru dans le
Figaro en 1866 ; on voit que M. Malot n’est pas un analyste d’hier, et
les Jeunes, comme ils s’appellent modestement, peuvent sans crainte le saluer comme un
ancien. Le plus curieux, c’est que cette qualité, que quelques-uns lui refusent
présentement, lui fut imputée à crime, lors de son premier succès : les Victimes
d’amour. Un seul eut alors (je parle de 1865) le courage de son opinion : ce
fut M. Taine, qui écrivit dans le Journal des débats : « J’éprouve
aujourd’hui un plaisir vif et neuf pour un critique : celui de saluer un talent
précoce, original et solide, dans un homme que je ne connais pas et que je n’ai jamais
vu. »
M. Hector Malot fut justement fier de cette phrase et il lui en a parfois coûté assez cher ; l’innocent a cru que tous les critiques auraient aussi plaisir à parler d’un homme qu’ils n’auraient jamais vu ; il a vécu loin d’eux, est resté tranquillement à travailler et ne les a, pour la plupart, tirés de leur silence que quand le bruit d’un de ses succès les forçait à se tourner de son côté.
Belle et rare tenue, mais qui exige une certaine force de volonté et de travail. Aujourd’hui M. Hector Malot continue la voie qu’il s’est si brillamment tracée, sans se soucier de savoir dans quelle école on l’a classé ; son talent ne s’en porte que mieux ; libre de cette préoccupation un peu humiliante qui consiste à travailler pour plaire à la coterie de Jacques ou à celle de Pierre, réfugié avec d’amples provisions d’observation dans une retraite calme et respectée, l’auteur de Conscience élabore toujours quelque idée philosophique ou sociale, et, quand vient le jour de la jeter dans le moule d’un roman, il sait la montrer sous la forme claire, précise et vigoureuse qui est la marque de son talent.
L’éclatant succès de Conscience, qui a paru chez Charpentier, en est une preuve nouvelle.
XIII. Sully Prudhomme. Le Bonheur. — 1888.
Le voyageur, avant de descendre dans la merveilleuse vallée de Chamounix, n’admire, ne veut admirer qu’une chose, le géant des montagnes de l’Europe, le Mont-Blanc. Plus on monte, plus le colosse s’élève, et c’est à peine si l’œil s’arrête sur les sommets qui l’entourent ; le soleil lui-même semble éclairer plus complaisamment ses plaines de neige, et toute la chaîne des Alpes se réduit près de lui au modeste rôle de contrefort. Les autres monts peuvent sinon l’égaler, du moins s’élever à de respectables hauteurs ; mais la nature les a mis au second plan, derrière lui, et ce n’est que le touriste, l’explorateur amant de la montagne qui découvrira leurs beautés.
Le rang de Victor Hugo parmi nos poètes n’est-il pas un peu celui du Mont-Blanc parmi les sommets qui l’environnent et lui servent de fond ? Certes, M. Sully Prudhomme, de l’Académie, est loin d’être un inconnu ; mais combien de Français et de Françaises se sont contentés d’admirer le charme du Vase brisé, récité plus ou moins bien par quelque diseuse de salons, sans s’inquiéter du reste de l’œuvre du poète ! C’est là un grand tort, et le nouvel ouvrage de M. Sully Prudhomme le prouvera du reste. Le Bonheur, son dernier livre qui vient de paraître chez Lemerre, sera-t-il une œuvre populaire ? je ne saurais le dire ; mais c’est à coup sûr celle d’un grand esprit, d’un philosophe à hautes spéculations, d’un poète châtié qui a soin d’écarter de son vers tout mot clinquant, toute cette fabrication de verroteries employées pour éblouir et couvrir l’absence de la pensée. La pensée, elle est partout dans le Bonheur, pensée assez forte d’aile pour nous conduire, sans effort, à travers les espaces infinis, au plus loin de notre monde limité.
Faustus vient de mourir, et son âme envolée dans un autre monde retrouve celle de Stella. Loin des misères de la terre, les deux purs esprits, libres d’entraves matérielles, rêvent le bonheur absolu et veulent redescendre sur notre planète pour en chasser la douleur, l’injustice, le mal et jusqu’à la Mort. Je n’insiste pas sur le plan de l’ouvrage, l’espace me manquerait pour l’analyser comme il convient. Une pareille donnée semblerait ne pouvoir être développée que dans un sens mystique ou philosophique ; elle l’est en effet, mais sans l’aridité qu’on pourrait croire inévitable, et c’est là qu’éclate l’éloquence poétique de M. Sully Prudhomme.
De quelque crédit qu’on honore un critique, rien ne vaut dans son plaidoyer, pour ou contre, un exemple tiré de l’œuvre qu’il veut louer ou blâmer. C’est pourquoi je prends ces quelques pages qui me semblent le mieux résumer l’impression que doit donner le Bonheur. D’abord ces vers délicats :
Ils s’étaient dès l’enfance, avant l’âge où l’on aime,Rencontrés, reconnus, promis, à l’instant même.Oh ! ne sourions pas de leur précoce émoi :La graine sent frémir toute la plante en soi ;Il n’en pointe qu’un brin sur sa tunique rase ;Mais qui la foule aux pieds ne sait ce qu’il écrase ;Dans ce germe est écrite et vit déjà la fleur,Et ce que l’aube y verse est déjà la chaleur.
Stella explique à Faustus le monde nouveau où la Mort vient de le conduire :
Reviens de la surprise où mon retour te plonge :Je vis ! Faustus, je vis ! tu ne fais pas un songe.Ta chair comme la mienne a traversé la mort,La tempête est passée, et je t’accueille au port.Pourquoi dans l’infini plein d’innombrables flammes,Parmi tant de globes mouvants,N’en serait-il qu’un seul visité par des âmesEt peuplé par des corps vivants ?Pourquoi seule la terre, obscure et si petite,Aurait-elle entre tous l’honneurDe porter une argile où la pensée habite,Où veille un soufflé apte au bonheur ?La tombe ferme un ciel pour en ouvrir un autreSur un astre meilleur ! IciNul être dans la fange et le sang ne se vautre :La vie humaine a réussi !
Faustus rappelle à Stella les choses de la terre qu’il vient de quitter en ces vers charmants :
Pour ta grâce, qui s’y devine,Je me souviens que je cueillaisDe préférence les œillets,Dont l’âme est si fraîche et si fine.Quand ton cher cœur s’est envolé,Cette fleur a semblé comprendreEt me parfumer pour te rendreÀ mon amour inconsolé ;Car son essence est ton essence,Et, dès que je la respirais,Je sentais dormir mes regretsEt m’environner ta présence.
Et plus loin :
Non, le bien-être qui m’inondeCette quiétude profonde,N’est pas le sommeil oublieux !Ah ! si j’oubliais la souffrance,Sentirais-je ma délivranceEt l’aménité de ces lieux ?………………………………L’oiseau pris auquel on fait grâceUn moment plaine dans l’espaceComme étonné du ciel rendu.Tel mon cœur, assurant son aile ;Devant sa carrière éternelleDemeure un moment suspendu.Adieu ! monde impur, traître monde.Où la fleur cache un ver immonde,Où point l’orage à l’horizonDès qu’en haut l’azur se déploie,Où l’espoir dans les fleurs se noie,Où nul plaisir n’est sans poison !Adieu ! roule dans ton orbite,Avec l’engeance qui t’habite !Roule tes vices, tes forfaits,Tes misères et tes supplices !Moi, j’ai vidé tous les calices,Maintenant tranquille à jamais !
Je terminerai, en les changeant de place, avec ces belles strophes qui sont au commencement du livre :
Qu’il fait bon devant soi marcher à l’aventure,Affranchi de tous soins,Par la terre qu’on foule assuré, sans culture,Contre tous les besoins !Qu’il fait bon ne plus voir pendre à la boucherieDes cadavres ouverts,Pour que l’humaine chair par d’autres chairs nourrieNourrisse un jour les vers !Qu’il fait bon dans les champs, que le ciel seul féconde,Jouir de la saveurSans qu’une aveugle faim sur une table immondePaye cette faveur !Pourtant ces fruits parfaits que nous tend chaque branche,La parfaite liqueurQue pour nous ce rocher dans les herbes épanche,Parlent moins à mon cœur ;Ils lui rappellent moins ses émotions chèresPar leur suave goûtQue ne le font ces fleurs par leurs senteurs légères,La dernière surtout !
Je m’arrête, regrettant de ne pouvoir citer les pages les plus éloquentes et d’avoir été obligé de n’indiquer que les parties qui permettent de suivre par à peu près la route que suit Faustus. Je ne puis que me résumer en disant que ce livre, un des plus développés qu’ait écrits M. Sully Prudhomme, restera pour moi comme une des étapes les plus significatives de sa vie de poète ; que je ne sais pas s’il sera lu avec l’ardeur qu’on met à dévorer un roman, mais qu’il sera lu par tous les esprits justement inquiets de « l’au-delà », et surtout beaucoup relu.
XIV. Mme Juliette Adam. Un rêve sur le divin. — 1887.
Un rêve sur le divin est un livre de saine philosophie écrit par une femme. J’y trouve l’œuvre d’une belle âme. Il faut avoir vécu, aimé, souffert, il faut regretter et espérer, pour écrire ces pages qui renferment tant de choses consolantes.
L’auteur croit à l’âme, comme tous les hauts esprits français, comme Michelet, Cuvier, Victor Hugo, etc. ; à ceux qui se sont fait la règle facile de ne croire qu’à ce qu’ils voient, Mme Adam dédie ces lignes :
Expliquez l’élément psychique, disent les savants. Expliquez l’élément électrique, répondrons-nous.
La croyance de l’auteur peut se résumer ainsi :
Lorsque l’âme a récolté dans la vie assez d’épreuves, de douleurs, d’expériences terrestres, qu’elle les a échangées contre des valeurs célestes, qu’elle a gagné sa rançon uranique, elle échappe aisément à sa prison matérielle.
Dieu oblige alors le corps à « rendre l’âme ».
Ainsi le progrès de l’âme est le dépouillement graduel, l’élimination de la matière, dont les attributs les plus lourds sont le temps de l’espace.
L’âme perd la claire vision de ses étapes uraniques dès qu’elle est remplacée dans un organisme opaque et matériel.
Plus loin je trouve cette pensée très chrétienne :
On se perfectionne dans la vie par les autres et pour les autres ; l’âme s’enrichit de ce qu’elle dépense, se fortifie avec les forces qu’elle partage, s’enrichit de ce dont elle se prive.
Sans descendre aux spéculations de la politique et du socialisme égalitaire, notre observateur remarque fort spirituellement que :
Ce sont en général ceux-là même qui n’admettent pour la nature que l’ordre immodifiable, le mouvement déterminé, la loi fatale, l’impossibilité absolue dans laquelle elle est de se soustraire à ses différentes conditions, qui veulent que l’homme, pour eux un composé de nature, soit libre !!!
Nous ne voudrions pas décourager les grands riches qui font construire des hôpitaux à coups de millions dont la dépense n’effleure même pas leurs colossales fortunes, mais je ne puis m’empêcher de constater la justesse de cette pensée :
Le riche, très riche, ne peut connaître les joies de la bienfaisance. Le bienfait n’est bienfait que s’il impose une privation à celui qui donne. Donner bienfaisamment, ce n’est point placer noblement un peu ou beaucoup de son superflu, ni prêter à Dieu pour qu’il tienne un grand livre d’aumônes : donner, c’est se priver.
Tout est là : privez-vous un peu et vous sentirez la jouissance de la bienfaisance ; je ne crois pas que des millions donnés parce qu’on en a un peu de trop laissent au cœur la douceur de l’aumône qui coûte quelque chose du bien-être, si peu que ce soit.
En somme, un bon et beau livre à tous les points de vue.
XV. Édouard Pailleron. Amours et Haines. — 1888.
Le véritable nom de Fleur de crime (chez Dentu) est Marguerite Méryem ; en réalité, elle n’a point de nom.
Elle est née d’un crime, d’une violence, d’un outrage dont sa mère, la comtesse de Viviane, a été victime.
La comtesse avait passé la nuit au bal et rentrait dans son hôtel de Passy, conduite par son cocher Kasi, un Arménien depuis longtemps à son service, lorsque… voici le morceau :
Elle courait au grand trot de ses chevaux, seule maintenant, étendue, presque couchée au fond de son large coupé. Ses épaules, sa poitrine nues, débarrassées de la pèlerine qu’elle avait mise pour sortir du bal et qu’elle venait de rejeter, frissonnaient légèrement, et elle en éprouvait un grand bien-être, car sa tête était en feu, elle se sentait des rougeurs sur les joues, du sang aux yeux, aux lèvres. Elle avait tellement souffert de la chaleur dans ces salons qu’elle venait de quitter !
Puis, sans qu’elle osât en convenir vis-à-vis d’elle-même, elle était plongée dans cette demi-ivresse, connue des femmes, des jolies femmes surtout, au sortir d’un bal. Le souper y est certainement pour quelque chose ; mais, ce qui les a surtout émues, énervées, disons le mot : grisées, c’est le « bruit le mouvement, la musique, la danse, les compliments murmurés à leur oreille, les regards fixés sur elles, leur succès, leur triomphe, le parfum des fleurs, les feux des lustres et des diamants, les effluves montant de la foule et tous ces rapprochements dans une chaude atmosphère, ce long contact de l’homme et de la femme.
Il fallait bien que la comtesse Berthe subit inconsciemment toutes ces influences, et que sa tête fût un peu troublée, car elle ne s’aperçut pas que son cocher, au lieu de rentrer à Passy par le chemin le plus court, prenait le plus long, c’est-à-dire l’avenue de la Grande-Armée, la porte Maillot et le bois de Boulogne.
Bientôt, cependant, malgré ses rêveries, sa somnolence, son engourdissement, sa demi-léthargie, elle remarqua qu’il faisait plus sombre autour d’elle, que les lanternes de sa voiture jetaient des lueurs moins vives, que les chevaux ralentissaient leur marche et qu’elle se trouvait dans une allée étroite, entourée de futaies très épaisses, d’arbres qui se rejoignaient et cachaient le ciel.
Paresseusement, elle entrouvrit ses yeux à moitié fermés, se redressa un peu et étendit la main droite pour baisser une glace de la voiture et demander à son cocher où elle était, ce qui se passait.
Mais celui-ci, comme s’il devinait que sa maîtresse voulait lui parler, arrêta ses chevaux, les rangea dans la contre-allée, descendit de son siège et ouvrit la portière.
Puis, tout à coup, au moment où Berthe de Viviane allait l’interroger, il s’élança sur elle, lui prit la tête pour étouffer ses cris et la rejeta dans le fond de la voiture.
M. Belot n’y va pas par quatre chemins, et on devine le reste.
Est-ce poussé par une passion invincible que Kasi, l’Arménien, a commis cet outrage ? Non. Il avait reçu de l’argent ; il obéissait à un nabab de son pays, le prince Polkine, qui voulait se venger des résistances, des dédains de la belle comtesse de Viviane.
À la suite de cet attentat, elle devient mère. Mère ! Et son mari qu’elle adore, consul à Téhéran, est séparé d’elle depuis plus d’une année. Mère ! Et la fille qu’elle vient de mettre au monde a pour père un misérable !
Elle se résout à cacher la naissance de cette enfant qui ne la connaîtra jamais.
Mais celle-ci devient une grande et belle jeune fille très parisienne, très artiste. Malgré ses succès, elle n’a qu’une pensée : connaître sa mère, la retrouver, être aimée d’elle. C’est là qu’est le roman.
Ces recherches nous transportent, pendant quelques pages, en Perse, où l’auteur nous donne un aperçu très curieux de l’intérieur des harems et de celles qui les habitent. Mais ils nous ramènent bientôt à Paris, en pleines coulisses de la Porte-Saint-Martin, car Marguerite Méryem s’est faite auteur et artiste dramatique pour arriver à son but. Elle l’atteint : la mère et la fille sont réunies.
Mais, lorsqu’elle apprend comment elle est née, de qui elle est née, qui a ordonné l’outrage, elle veut venger sa mère des souffrances qu’elle a endurées, se venger elle-même d’avoir été si longtemps orpheline. Elle frappera le prince Polkine, l’auteur de ses maux, dans toutes ses affections.
En effet, Polkine est atteint dans son amour sénile pour une fille de seize ans, surnommée la Couleuvre, ancienne pensionnaire d’une maison de correction. Il est atteint dans son amour paternel. Son fils, un de nos crevés pris sur le vif, se compromet dangereusement. Il est atteint dans son amour, dans son respect pour sa femme, une Géorgienne d’une grande beauté, dont Paris vante les vertus et qu’il croit une sainte.
Sur ce dernier point, la lumière jaillit d’une façon si nette et si circonstanciée, que nous devons renvoyer le lecteur au livre de M. Belot ; c’est du drame, il est vrai, mais les tableaux nous paraissent un peu trop crus pour être ébauchés ici ; la vengeance est égale à l’affront, c’est tout ce que nous pouvons dire.
Malheureusement ces restrictions ne sont pas nouvelles avec M. Belot, et l’on se rappelle assez les protestations soulevées par Mademoiselle Giraud ma femme, la Femme de feu, la Bouche de madame X…, pour que je n’aie pas à les rappeler.
XVII. André Lemoyne. Œuvres poétiques. — 1888.
Une charmante pièce de vers d’André Lemoyne, parue dans ses œuvres chez Lemerre ; je la dois depuis longtemps à ceux qui veulent bien être mes lecteurs, et j’acquitte aujourd’hui ma dette :
LE FROID. — NUIT TOMBANTE
Songez-vous quelquefois à ces pauvres errantsQui, la besace vide et le cœur solitaire,Presque aussi peu vêtus que nos premiers parents,Cheminent sans abri sur nôtre immense terre,À l’heure où, du sommet de quelque vieille tour,Comme un pressentiment des rapides ténèbres,Un angélus lointain pleurant la mort du jourJette dans l’air du soir ses trois notes funèbres ?Le vieux maigre qui va, les membres grelottants,Sous la bise d’hiver qui le frappe au visage,Maudissant les cœurs durs et la rigueur des temps,Lance un regard de haine au sombre paysage.En parcourant des yeux l’horizon, que voit-il ?Sous un ciel noir à peine éclairé par la neigeTout est blanc. Des chemins comment suivre le filIl se dit, effaré : Quelle route prendrai-je ?Les oiseaux qui sous bois pour la nuit sont branchésFont, dans leur froid sommeil, des rêves lamentables.Tous les troupeaux bêlants au bercail sont couchés,Ainsi que les grands bœufs au fond de leurs étables.Il a cru reconnaître une étoile qui pointLà-bas rasant le sol… Est-ce un feu de chaumièreQui se rallume au Nord ?… Peut-être, mais si loinQu’il renonce à l’espoir d’atteindre sa lumière.Le voyageur transi, harassé, morne et seul,Pressent bien qu’il en est à sa dernière étape,Et songe en frissonnant à ce vierge linceulDe la neige sur lui jetant sa grande nappe.À pas lents il se traîne aux lisières des bois.Le revers d’un fossé reçoit l’homme qui tombe.C’est au bord d’un fossé qu’il naissait… autrefois.Qui n’eut pas un berceau n’aura pas une tombe.
Je ne sais rien de plus touchant ni de plus éloquent que les deux derniers vers de cette belle pièce d’un vrai poète.
XVIII. Edgar Poe. Poèmes. — 1888.
Voici une nouvelle traduction, parue à Bruxelles (chez Ed. Demais), des Poèmes d’Edgar Poe ; la traduction est faite par M. Stéphane Mallarmé ; un portrait et un fleuron d’Édouard Manet sont placés au commencement de ce livre très bien présenté par l’éditeur. Je ne sais, hélas ! pas beaucoup d’anglais, point d’allemand, d’espagnol, de danois, ni de portugais ; mais, à la netteté des idées, à l’âpre saveur des phrases, on sent que le traducteur a rendu autant que possible l’étrangeté de l’auteur américain. M. Stéphane Mallarmé s’est efforcé de tout traduire, on le voit à une sorte de gaucherie voulue qui a bien son charme et qui étonne un peu tout d’abord ; les scolies qui suivent les poésies et vers d’album et de romances ajoutent un intérêt de plus à ce livre très curieux.
Un sonnet de M. Mallarmé, intitulé : « le Tombeau d’Edgar Poe », précède l’ouvrage ; je le transcris :
Tel qu’en Lui-même enfin l’éternité le changeLe Poète susdite avec un glaive nuSon siècle épouvanté de n’avoir pas connuQue la Mort triomphait dans cette voix étrange.Eux comme un vil sursaut d’hydre oyant jadis l’angeDonner un sens plus pur aux mots de la tribuProclamèrent très haut le sortilège buDans le flot sans honneur de quelque noir mélange.Du sol et de la nue hostiles, ô grief,Si notre idée avec ne sculpte un bas-reliefDont la tombe de Poe éblouissante s’orne.Calme bloc ici-bas chu d’un désastre obscurQue ce granit du moins montre à jamais sa borneAux noirs vols du Blasphème épars dans le futur.
Si j’ai reproduit ces vers, c’est qu’ils sont pour moi parmi les meilleurs et les plus clairs du maître des décadents. Je ne veux pas dire qu’eux-mêmes auraient parfois besoin d’un traducteur, mais je pardonnerai pourtant aisément à ceux qui en trouveraient le sens parfois voilé.
Et, puisque j’ai parlé de décadents, s’il en est parmi eux qui s’efforcent de chercher
une voie
nouvelle, de faire vendre au mot tout ce qu’il
contient et même plus, il en est qui, comme le dit très bien M. Vallery Radot, dans son
bon livre sur Madame de Sévigné, ne songent qu’à « tatouer la
langue française, et la couvrir de verroterie et de pendeloques comme une femme
sauvage »
.
Par exemple (il ne s’agit plus ici de M. Stéphane Mallarmé) j’ouvre un livre décadent et j’y lis ces deux quatrains :
Le rythme rayonnant au sidéral hymenla voit s’étendre molle en forme irradiéecherchant l’éther un lys ou volucre en sa mainpérir. Le verbe point ne l’a répudiée,elle va Nombre errant aux amères rancœursau flot de sa hantise épeurement des cœursdiaprée au soir à l’ultième journée elleira clamant l’aurore en la voie éternelle.(Cherbourg, 27 de mars 1888.)
J’avoue qu’un peu effrayé à la vue de ces huit vers j’ai dû demander ce qu’ils
signifiaient à un jeune homme qui vit beaucoup parmi les névrosés. Il a souri en homme
habitué à déchiffrer les rébus, et après m’avoir dit qu’ils seraient exquis en musique,
m’a très facilement traduit les deux quatrains. — « C’est, a-t-il dit, la
description limpide de l’état mental d’une femme qui va mourir en regardant le
soleil. »
Il prit ensuite chaque mot l’un après l’autre en extrayant de chacun
un sens
inattendu, et conclut effectivement à un suicide
féminin.
Et, en écoutant cette explication, ma mémoire, méchamment, me rappelait que tous ces balbutiements avaient été résumés, sous Louis XIV, en un seul vers dont la haute majesté me parut alors encore plus imposante :
Soleil, je te viens voir pour la dernière fois !
dit Phèdre ; et il semble que Racine nous la montre grande, droite, blanche comme un marbre antique, s’avançant comme Sapho, dans son éternelle beauté, à la rencontre de la mort.
Tout réfléchi, et bien que les vers de Racine aient des points et des virgules et ◀commencent▶ tous par une lettre majuscule, je préfère de beaucoup sa façon de peindre et de sculpter, je dis : sculpter, puisqu’on ne doit plus écrire avec une plume.
J’avoue, quelques explications que m’ait fournies mon ingénieux traducteur, que je ne sais, malgré ma bonne volonté, par où m’y prendre pour trouver dans ces huit vers ce qu’il y voit. Peut-être aussi qu’un autre érudit que lui en cette matière y eût trouvé un tout autre sens ; mais alors, qu’on le dise franchement, il s’agit d’une langue qui n’est plus au qui n’est pas encore la langue française, et j’ai confessé, au commencement de cet article, mon ignorance des dialectes étrangers.
XIX. André Gill. La Muse à Bibi. — 1887.
J’ai cité dernièrement les préfaces fantaisistes de la nouvelle édition d’un petit livre paru chez Marpon et Flammarion et intitulé : la Muse à Bibi. De ce minuscule ouvrage de poésies, souvent volontairement risquées et vraiment peu recommandables dans les couvents et dans les lycées, j’extrais une pièce qui m’a paru charmante de grâce et de forme ; elle est écrite sans prétention et rappelle par certains côtés la délicate manière de Murger et de Thiboust :
LE CHAT BOTTÉ
Matou charmant des contes bleus,Chat, l’unique trésor des gueux ;Chat qu’on adoreEn son enfance et que, très vieux,Pour son langage merveilleux,On aime encore ;Chat qui vaut cent fois le chevalD’Alexandre, chat sans rival,En cabriole,Angora plus fort qu’un lion,Dont chaque poil, comme un rayon,Chauffe et console ;Chat invisible et toujours là,Qui se rit de la prison laPlus cellulaire,Et dont chaque homme sous son toitPossède, si pauvre qu’il soit,Un exemplaire…Ah ! qu’il était, mon chat botté,Luisant d’amour et de gaîté,Quand, chat d’audace,Avec des airs exorbitants,Il précédait mes beaux vingt ans,En criant : Place !Place au marquis de Carabas ;Ohé ! vous tous, là-haut, là-bas,Place à mon maître !Admirez, peuples étonnés,L’homme depuis le bout du nezJusqu’à la guêtre ;Avouez qu’il réussira ;Qu’en force, en grâce et cæteraIl outrepasseLe droit qu’on a sous le soleilD’être un chef-d’œuvre sans pareil,Et faites place !Et d’abord proclamez, manants,Que les eaux, les bois et les champs,Les fleurs nouvelles,Le ciel, à dater d’aujourd’hui,Sont à lui, les lauriers à lui,À lui les belles !Si vous en doutiez, par malheur,Vous seriez, — j’en essuie un pleurLorsque j’y rêve,Ma parole de chat botté ! —Hachés comme chair à pâté,Hachés sans trêve…Ainsi parlait dans ce temps-làMon chat en habit de gala,Mettant flambergeÀ tous les vents, frappant d’estoc,Le verbe haut, le poil en croc,La queue en cierge.Au temps où ses bottes de cuirNeuf lui donnaient, sur l’avenirEt sur l’espace,Un crédit presque illimité,Ainsi parlait mon chat botté…Hélas ! tout passe.Le feu des yeux, l’émail des dents,Les nerfs, le poil, au fil des ans,Tout passe et casse ;Et, nu-pattes, navré, perclus,Mon ancien boute-en-train n’a plusQue la carcasse.Adieu jeunesse, jeux et ris,L’amour, la guerre ; adieu souris,Adieu, minette,Horizons roses, verts sentiers,Châteaux, en Espagne, paniers,Vendange est faite !Or le héros du conte bleuGarde à présent le coin du feu,Morne, asthmatique,Transi, flétri, fini, moisi,Débotté pour toujours, quasiParalytique ;Et j’ai grande peur à tout momentDe voir mourir d’épuisementL’ami d’enfance,Que, pour moins de solennité,J’appelle ici le chat botté,Mais qu’on nomme aussi : l’Espérance.
Pas de nom d’auteur ! « La Vénus de Milo n’en a pas davantage »
, comme
dit le poète. Quel qu’il soit, on ne saurait lui reprocher de manquer de philosophie ni
de charme.
Voilà ce que je disais quand a paru le recueil. Aujourd’hui que l’auteur est mort, j’ajoute à cet article que ce charmant petit poème était d’André Gill, le grand caricaturiste, qui a laissé d’exquises poésies manuscrites. J’en ai lu dernièrement quelques-unes, datées de la maison où il avait été enfermé et où sa raison s’est éteinte, première mort, qui devait de peu précéder la dernière, et je trouve regrettable qu’une main amie n’ait pas pris soin de réunir un jour ses œuvres éparses, lettres, nouvelles et poésies.
XX. Charles Baudelaire. Œuvres posthumes. — 1887.
La maison Quantin vient d’éditer luxueusement un livre très intéressant pour les admirateurs de Baudelaire ; il est intitulé : Œuvres posthumes et Correspondances inédites, précédées d’une étude biographique par Eugène Crépet.
On a beaucoup parlé de Baudelaire, un peu à tort et à travers. Il me semble qu’il a donné sur lui-même tous les renseignements dans ces trois lignes :
« Mes ancêtres, idiots ou maniaques, dans des appartements solennels, tous victimes de terribles passions. »
Toute la vie de Baudelaire est là-dedans, sa folie, son talent, ses excentricités, voulues d’abord, naturelles ensuite, y ont leur germe. Ceux qui ont vu Baudelaire dans l’intimité reconnaissent qu’il a ◀commencé▶ par « poser ». Sa prétention à étonner le bourgeois, m’écrit-on, en est la preuve. C’était déjà la préoccupation de l’effet qu’il produisait, celle du « moi », à quelque prix que ce fût. Pour étonner sa portière, il s’amusait, paraît-il, à l’appeler du haut de l’escalier et se cachait sous son lit, afin d’être cherché. Il renouvela indéfiniment cet enfantillage et fut pris d’un fort étonnement quand il s’aperçut que sa portière n’en éprouvait plus et venait tout simplement se pencher sous son lit pour lui dire : « Me voilà, Monsieur Baudelaire ! »
À force de vouloir étonner « le bourgeois », qui est infiniment plus malin qu’on ne le suppose, il lui est arrivé ce qui arrive au collégien qui, pour avoir pris un ou deux bocks, jouant au viveur ivre, finit par se griser réellement. Pour le malheur de Baudelaire, ses amis s’égayaient trop à le voir ainsi ; ils ne savaient, hélas ! pas qu’il avait dans le sang, de par ces « idiots et ces maniaques », un grain de folie qui fut d’abord l’originalité de son talent indiscutable, mais qui, développé, en a fait le pauvre dément que nous avons vu dans les brasseries de Bruxelles. La plupart de ceux qui chantent Baudelaire aujourd’hui ne sont guère sensibles qu’à ses insanités, il vaut infiniment mieux que cela et mérite d’être admiré et étudié, folie à part.
XXI. Jean Rameau. La Chanson des étoiles. — 1887.
Un vrai poète, Jean Rameau, vient de publier la Chanson des étoiles, un de ses plus beaux livres (chez Ollendorff). Des vers ne se discutent pas, et la prose est mal venue à vouloir en reproduire l’impression ; mieux vaut en donner un échantillon. Entre autres poésies de premier ordre, je citerai celle-ci :
RESSEMBLANCE
J’eus un père très doux, il dort sous une pierre ;J’eus un enfant très rose, il dort dans ce lit-là ;« Mon fils ! » murmura l’un à son heure dernière.« Papa ! » bégaya l’autre aussitôt qu’il parla.Mon âme en y pensant est heureuse et chagrine ;Quand il dormait encore au cher lit que voici,Mon père doux joignait les mains sur sa poitrine ;Mon fils rose en dormant joint les siennes ainsi.Mon fils n’a jamais vu mon père dans ce monde,L’un descendait des cieux quand l’autre y retournait ;Mais leurs âmes ont dû se voir une secondeDans un nuage doux et rose qui planait.Et dans cette rencontre — ô nature, ô mystère !Un peu de l’aïeul mort dut rester sur l’enfantPour qu’en voyant mon fils, moi je pense à mon père,Et qu’à la fois je pleure et sourie en rêvant.
Mon regret, on le comprendra, est de m’en tenir à cette unique citation.
XXII. M. Guy Ropartz. Adagiettos. — 1888.
M. Guy Ropartz, à qui nous devons un charmant et juste éloge de Victor Massé, vient de
publier, chez Léon Vanier, un recueil de poésies intitulé : Adagiettos,
le tout précédé d’un « prélude » de Louis Tiercelin. Adagiettos, prélude,
tout cela dit bien que nous avons affaire à un écrivain à qui la musique n’est pas
antipathique. M. Ropartz, bien qu’il appartienne par ses tendances à la modernité, ne
parle pas trop de hantises, de troublances, d’assoiffements, de clamances, de
rayonnances, et de tout ce qui rappelle ce vaudeville glorieusement tombé jadis (un
triomphe peut-être aujourd’hui) ! dans lequel un villageois disait : « — J’ai
souvenance ou plutôt doutance de l’avoir eue en voyance
dans les environnances »
, ce qui serait d’un décadent très admissible,
surtout si je rappelais qu’il parlait aussi des « pourriturances » qui désignaient
vaguement la noblesse du dix-huitième siècle.
Je reviens à M. Ropartz, à qui je trouve un air de famille avec les romantiques d’autrefois, de la bonne époque, de par ses Chevauchées, etc. Qu’on ne croie pas que ce mot romantique soit une critique ; j’aime pour ma part le retour de la jeunesse actuelle, à cette belle époque, et je ne crois pas aux choses qui vieillissent en art ; rien n’y vaut que la sincérité, et je citerai pour preuve, par exemple, le mot lyre, bien fait pour être traduit en zinc pour motif de pendule, mais qui restera plus jeune que toutes les nouveautés décadentes quand Musset s’en servira.
Il fut un temps où ma jeunesseSur mes lèvres était sans cessePrête à chanter comme un oiseau ;Mais j’ai souffert un dur martyre,Et le moins que j’en pourrais dire,Si je l’essayais sur ma lyre,La briserait comme un roseau !
Quelle merveille de par l’émotion, de par la forme, et quel gros livre bien névrosé, plein de calembours sous prétexte de richesse de rimes, pourrait tenir contre le souffle puissant et sincèrement passionné qui a inspiré ces sept vers si dédaigneusement rimés ?
Je suis bien loin de dire qu’il ne faille pas rimer, mais je crois qu’avant de se préoccuper de chercher comment on finira un vers, il est nécessaire de savoir ce qu’on mettra dedans.
Je ne veux pas critiquer : Adagiettos, qui renferme des morceaux intéressants ; mais, tout en reconnaissant les qualités de M. Ropartz, j’ai voulu le mettre en garde contre lui-même et lui montrer que je ne le traitais pas comme un poète amateur à qui le compliment suffit.
XIII. Mme Tola Dorian. Poèmes lyriques. — 1888.
On a trop parlé des Poèmes lyriques de Mme Tola Dorian (chez Marpon et Flammarion) pour que je ne les signale pas spécialement aux lecteurs de cette revue. Rarement j’ai trouvé dans la plume d’une femme, d’une étrangère, une telle énergie, une telle puissance d’impression. Je ne puis que citer une pièce prise au hasard dans le volume, mais par elle on pourra juger de la saveur de l’ouvrage entier :
Nous retrouverons-nous, ô mes amours perdues,Âme étoilée, et vous, ô lèvres de velours,Et vous, sombres désirs, félicités ardues,Irradiation des terrestres amours ?Nous retrouverons-nous aux lueurs incertainesQue de mourants soleils versent à d’autres cieux,Dans le vide et l’horreur, en puisant aux fontainesDes Immortalités leurs flots victorieux ?Nous retrouverons-nous quand notre âme immortelleDévêtira sa chair et reprendra son vol,Aux portes des clartés, dans la joie éternelleOu sous les rocs hagards du funèbre Chéol ?Nous retrouverons-nous dans la nature immense,Dans la fange ou la flamme ?… écrasés ?… radieux ? —Nous réveillerons-nous d’un rêve de démence,Dans la nuit du néant ou dans les bras des dieux ?
Bien d’autres pièces seraient à citer, mais celle-ci me paraît résumer assez bien les belles qualités de l’auteur.
XXIV. Le docteur Camuset. Les Sonnets du docteur. — 1888.
Je dois signaler un livre de coin de bibliothèque, dont la réputation est déjà faite par quelques pièces d’une forme exquise et d’un humour qui dépasse tout ce que la fantaisie peut rêver. Il s’agit d’une nouvelle édition des Sonnets du docteur, un véritable objet d’art, imprimé par Darantière, de Dijon, et illustré de deux dessins de Rops. Qui, d’entre ses intimes, ne se rappelle le sonnet à la Digestion, que le pauvre docteur Camuset nous disait chez Pailleron, et que voici :
DIGESTION
À petits coups j’achève un excellent café,Et d’un doigt de cognac détergeant l’œsophageJe digère, plongé dans l’odorant nuageQui s’exhale des plis d’un havane étoffé.Décidément le chef a partout triomphé.Des hors-d’œuvre au rôti, du poisson au fromage,Pas un seul plat qui n’ait reçu mon double hommage ;Toi surtout, sein fécond du dindonneau truffé !Dans le fauteuil berceur où nos vertus chancellent,Des hoquets innocents tour à tour me rappellentTantôt la bisque rose et tantôt les foies gras.Les yeux mi-clos, j’entame un rêve bucolique.Mais quel est ce parfum soudain et magnifique ?La truffe a murmuré : « C’est moi !… Ne le dis pas ! »
Le docteur Camuset est l’auteur du fameux sonnet : le Homard à la Coppée, une charmante charge qui a beaucoup fait rire le poète, qui n’est pas homme d’esprit à demi.
Je m’arrête, car il y a d’autres sonnets qui seraient certainement trouvés un peu trop… drôles.
Littérature historique, philosophique et documentaire
I. Victor Hugo. Choses vues. — 1887.
Les exécuteurs du testament littéraire de Victor Hugo font paraître à la librairie Hetzel-Quantin un livre intitulé : Choses vues, et qui révèle un Victor Hugo inattendu et nouveau. L’auteur de la Légende des siècles et des Châtiments n’a plus d’étonnements à nous donner, et Toute la lyre, son chef-d’œuvre posthume, dit-on, ne fera que consacrer une fois de plus la gloire du plus grand des poètes.
Mais, je le répète, ce n’est pas de ce Victor Hugo là qu’il s’agit aujourd’hui ; ce n’est pas de l’homme statue, c’est de l’homme vivant, intime, sans auréole, avec un crayon et un calepin. C’est d’un bon bourgeois qui, dépouillant le poète, court la ville le nez au vent, prenant indistinctement une note sur des faits insignifiants, des détails mondains de son époque, consignant aussi sur ces feuilles volantes les grandes aventures de son temps. Son langage a toujours les proportions des faits qu’il enregistre, et s’il s’élève d’un ton en nous parlant des funérailles de Napoléon, des procès Teste et Cubières, Choiseul-Praslin, du cachot de Marie-Antoinette à la Conciergerie, il redevient pittoresque, léger, spirituel devant tel ou tel épisode de la vie ordinaire.
Victor Hugo, homme de génie, est connu, admiré du monde entier ; presque personne ne le sait Parisien, homme d’esprit. C’est là qu’est la révélation. Une vue d’ensemble sur le livre en dira plus que je ne saurais faire. Je l’ouvre et je trouve ce fait Paris, à la fin d’un chapitre consacré à la mort de Talleyrand :
… Eh bien ! avant-hier, 17 mai 1838, cet homme est mort. Des médecins sont venus et ont embaumé le cadavre. Pour cela, à la manière des Égyptiens, ils ont retiré les entrailles du ventre et le cerveau du crâne. La chose faite, après avoir transformé le prince de Talleyrand en momie et cloué cette momie dans une bière tapissée de satin blanc, ils se sont retirés, laissant sur une table la cervelle, cette cervelle qui avait pensé tant de choses, inspiré tant d’hommes, construit tant d’édifices, conduit deux révolutions, trompé vingt rois, contenu le monde. Les médecins partis, un valet est entré, il a vu ce qu’ils avaient laissé : Tiens ! ils ont oublié cela. Qu’en faire ? Il s’est souvenu qu’il y avait un égout dans la rue, il y est allé, et a jeté le cerveau dans cet égout.
Finis rerum.
Plus loin, en tournant les feuilles du carnet, je trouve des notes sur quelques-unes de ces nombreuses émeutes du règne de Louis-Philippe qui furent le prélude de la révolution de 1848. Tout y est consigné, le bruit de la rue, le pas des soldats en patrouille, et celui de la lointaine fusillade, la lueur d’un feu de bivouac, un mot d’homme du peuple qui passe ; chaque ligne est écrite sous la dictée d’un fait. À ce point de vue, le chapitre des Funérailles de Napoléon est des plus intéressants :
La garde nationale à cheval paraît. Brouhaha dans la foule. Elle est en assez bon ordre pourtant ; mais c’est une troupe sans gloire, et cela fait un trou dans un pareil cortège. On rit. J’entends ce dialogue : Tiens ! ce gros colonel ! comme il tient drôlement son sabre ! — Qu’est-ce que c’est que ça ? — C’est Montalivet.
Ici le langage du curieux change :
Tout à coup le canon éclate à la fois en trois points différents de l’horizon, Ce triple bruit simultané enferme l’oreille dans une sorte de triangle formidable et superbe. Des tambours éloignés battent aux champs.
Le char de l’Empereur apparaît.
Le soleil, voilé jusqu’à ce moment, reparaît en même temps. L’effet est prodigieux.
On voit au loin, dans la vapeur et dans le soleil, sur le fond gris et roux des arbres des Champs-Élysées, à travers de grandes statues blanches qui ressemblent à des fantômes, se mouvoir lentement une espèce de montagne d’or. On n’en distingue encore rien qu’une sorte de scintillement lumineux qui fait étinceler sur toute la surface du char tantôt des étoiles, tantôt des éclairs. Une immense rumeur enveloppe cette apparition. On dirait que ce char traîne après lui l’acclamation de toute la ville comme une torche traîne sa fumée.
Au moment de tourner dans l’avenue de l’Esplanade, il reste quelques instants arrêté par quelque hasard du chemin devant une statue qui fait l’angle de l’avenue et du quai. J’ai vérifié depuis que cette statue était celle du maréchal Ney.
Au moment où le char-catafalque a paru, il était une heure et demie.
Et, plus loin, ce dernier détail :
Des hommes du peuple passent et chantent : Vive mon grand Napoléon ! vive mon vieux Napoléon ! Des marchands parcourent la foule, criant : Tabac et cigares ! D’autres offrent aux passants je ne sais quel liquide chaud et fumant dans une théière de cuivre en forme d’urne et voilée d’un crêpe. Une vieille revendeuse met naïvement son caleçon au milieu du brouhaha.
L’origine de Fantine compose un chapitre tout à fait charmant ; Victor Hugo a vu le fait ; un fashionable du temps a enfoui devant lui une poignée de neige dans le dos d’une pauvre fille que les agents ont conduite au poste ; Hugo, pair de France, veut lui faire rendre justice, il hésite ; enfin, il écoute son cœur et entre dans le poste. Le combat qui se livre dans sa conscience fait songer involontairement à la tempête sous un crâne.
Voici un épisode du procès de Fieschi :
J’étais à la Cour des pairs la veille de sa condamnation. Morey était pâle et immobile. Pépin faisait semblant de lire un journal. Fieschi gesticulait, déclamant, riant. À un certain moment, il se leva et dit : — Messieurs les pairs, dans quelques jours, ma tête sera séparée de mon corps, je serai mort et je pourrirai dans la terre. J’ai commis un crime et je rends un service. Mon crime, je vais l’expier. Mon service, vous en recueillerez les fruits. Après moi plus d’émeutes, plus d’assassinats, plus de troubles. J’aurai essayé de tuer le roi, j’aurai abouti à le sauver. — Ces paroles, le geste, le son de voix, l’heure, le lieu, me frappèrent. Cet homme me parut courageux et résolu. Je disais la chose à M. Pasquier, qui me répondit : — Il ne croyait pas mourir.
C’était un bravo, un condottiere, rien autre chose. Il avait servi et mêlait à son crime je ne sais quelles idées militaires. — Votre action est bien horrible, lui disait M. Pasquier ; mitrailler des inconnus, des gens qui ne vous ont fait aucun mal, des passants ! — Fieschi répliqua froidement : — C’est ce que font les soldats en embuscade.
Victor Hugo va partout ; on le trouve dans la maison de l’épicier où est mort le duc d’Orléans, chez Louis-Philippe qui, à certains jours, cause familièrement avec lui des choses de sa jeunesse :
Le roi Louis-Philippe me disait l’autre jour :
— Je n’ai jamais été amoureux qu’une fois dans ma vie. — Et de qui, sire ? — De Mme de Genlis. — Bah ! mais elle était votre précepteur.
Le Roi se mit à rire et reprit :
— Comme vous dites. Et un rude précepteur, je vous jure. Elle nous avait élevés avec férocité, ma sœur et moi. Levés à six heures du matin, hiver comme été ; nourris de lait, de viandes rôties et de pain ; jamais une friandise, jamais une sucrerie ; force travail, pas de plaisir. C’est elle qui m’a habitué à coucher sur des planches. Elle m’a fait apprendre une foule de choses manuelles ; je sais, grâce à elle, un peu faire tous les métiers, y compris le métier de frater. Je saigne mon homme comme Figaro. Je suis menuisier, palefrenier, maçon, forgeron. Elle était systématique et sévère. Tout petit j’en avais peur ; j’étais un garçon faible, paresseux et poltron ; j’avais peur des souris ! elle fit de moi un homme assez hardi et qui a du cœur. En grandissant, je m’aperçus qu’elle était fort jolie. Je ne savais pas ce que j’avais près d’elle. J’étais amoureux, mais je ne m’en doutais pas. Elle, qui s’y connaissait, comprit et devina tout de suite. Elle me traita fort mal. C’était le temps où elle couchait avec Mirabeau. Elle me disait à chaque instant : Mais, monsieur de Chartres, grand dadais que vous êtes, qu’avez-vous donc à vous fourrer toujours dans mes jupons ? — Elle avait trente-six ans, j’en avais dix-sept.
Viennent les attentats de Lecomte, Henry ; Hugo est partout, dans la rue, au tribunal, dans les cachots ; partout aussi il prend des notes exactes et précises. M. de Montalivet lui raconte ce fait relatif à un attentat auquel il a assisté dans la voiture même du Roi et de la Reine :
Quand le premier coup est parti, quelqu’un de l’escorte a crié : — C’est un chasseur qui décharge son fusil. — J’ai dit au Roi : Singulier chasseur qui tire le reste de sa poudre sur les rois ! Comme j’achevais, le second coup a parti. Je me suis écrié : C’est un assassin ! — Oh ! a dit le Roi, pas si vite ! ne jugeons pas comme cela ! Attendons ! cela va s’expliquer. — Vous reconnaissez bien là le Roi, n’est-ce pas ? Calme, serein, devant l’homme qui vient de tirer sur lui, presque bienveillant. En ce moment, la Reine m’a touché doucement l’épaule, je me suis retourné, elle m’a montré sans rien dire la bourre du fusil qui était tombée sur ses genoux et qu’elle venait de ramasser. Ce silence avait quelque chose de paisible qui était solennel et touchant. La Reine, quand la voiture penche un peu, tremble de verser ; elle se signe lorsqu’il tonne, elle a peur d’un feu d’artifice ; elle met pied à terre quand il faut passer un pont. Lorsqu’on tire sur le Roi et qu’elle est là, elle est tranquille.
Note prise (je l’abrège), en sortant de dîner chez M. de Salvandy : après avoir énuméré et marqué d’épithètes ou d’un léger crayon bien des personnages : « Il y avait… » dit-il :
Alfred de Vigny, autre blond à profil d’oiseau, mais à longs cheveux ; Viennet, avec sa grimace ; Scribe, avec son air placide, un peu préoccupé d’une pièce qu’on lui jouait le soir même au Gymnase et qui est tombée ; Dupaty, triste de sa chute du 7 en pleine académie ; Montalembert, avec ses cheveux longs et son air anglais, doux et dédaigneux ; Philippe de Ségur, causeur familier et gai, au nez aquilin, aux yeux enfoncés, aux cheveux gris imitant la coiffure de l’Empereur ; les généraux Fabvier et Rapatel, en grand uniforme, Rapatel avec sa bonne figure ronde, Fabvier avec sa face de lion camard ; Mignet, soudant et froid ; Gustave de Beaumont, tête brune, vive et ferme ; Halévy, toujours timide ; l’astronome Le verrier, un peu rougeaud ; Vitet, avec sa grande taille et son sourire aimable quoiqu’il lui déchausse les dents ; M. Victor Leclerc, le candidat académique qui avait échoué le matin ; Ingres, à qui la table venait au menton, si bien que sa cravate blanche et son cordon de commandeur semblaient sortir de la nappe ; Pradier, avec ses longs cheveux et son air d’avoir quarante ans quoiqu’il en ait soixante ; Auber, avec sa tête en torticoli, ses façons polies et ses deux croix d’officier à sa boutonnière.
Et Ponsard ! et Musset ! et bien d’autres y passent ; on les reconnaît sous des traits fort légers, mais ressemblants et définitifs comme des croquis de maître.
Dans les feuillets consacrés à l’enterrement de Mlle Mars :
… Rien n’est triste comme un enterrement ; on ne voit que des gens qui rient. Chacun accoste gaîment son voisin et cause de ses affaires.
Le procès Teste et Cubières, celui du duc de Praslin sont retracés par épisodes, en termes arrêtés, cependant parfois émus. J’y trouve ces lignes sur le duc :
… M. de Praslin a été arrêté hier et transféré à la geôle de la Chambre sur mandat du chancelier. Il a été écroué ce matin au point du jour. Il est dans la chambre où a été M. Teste.
C’est M. de Praslin qui, le 17 juillet, me passa la plume pour signer l’arrêt de MM. Teste et Cubières. Un mois après, jour pour jour, le 17 août, il signait son propre arrêt avec un poignard.
Le duc de Praslin est un homme de taille médiocre et de mine médiocre. Il a l’air très doux, mais faux. Il a une vilaine bouche et un affreux sourire contraint. C’est un blond blafard, pâle, blême, l’air anglais. Il n’est ni gras ni maigre, ni beau ni laid. Il n’y a pas de race dans ses mains, qui sont grosses et laides. Il a toujours l’air d’être prêt à dire quelque chose qu’il ne dit pas.
Je ne lui ai parlé que trois ou quatre fois dans ma vie.
Rien de plus curieux que le récit d’une rencontre avec Béranger ; j’y prends ces quelques lignes d’une boutade du chansonnier au poète :
… Oh ! je la hais, leur popularité ! J’ai bien peur que notre pauvre Lamartine donne dans cette popularité-là. Je le plains. Il verra ce que c’est. Hugo, j’ai du bon sens, je vous le dis, tenez-vous-en à la popularité que vous avez ; c’est la vraie c’est la bonne. Tenez, je me cite encore. En 1829, quand j’étais à la Force pour mes chansons, comme j’étais populaire, il n’était pas de bonnetier, ou de gargotier ou de lecteur du Constitutionnel qui ne se crût le droit de venir me consoler dans mon cachot. — Allons voir Béranger ! — Tiens ! si j’allais voir Béranger ! On venait. Et moi qui étais en train de rêvasser à nos bêtises de poètes ou de chercher un refrain ou une rime entre les barreaux de ma fenêtre, au lieu de trouver une rime, il me fallait recevoir mon bonnetier ! Pauvre diable populaire, je n’étais pas libre dans ma prison ! Oh ! si c’était à recommencer ! Comme ils m’ont ennuyé !
La fuite de Louis-Philippe, le 15 mai, les journées de Juin, les héros des insurrections, les gens politiques, tout a sa marque dans ce carnet qui relate tout. Voici quelques lignes sur la mort de Balzac :
M. de Surville entra et me confirma tout ce que m’avait dit la servante. Je demandai à voir M. de Balzac.
Nous traversâmes un corridor, nous montâmes un escalier couvert d’un tapis rouge et encombré d’objets d’art, vases, statues, tableaux, crédences portant des émaux, puis un autre corridor, et j’aperçus une porte ouverte. J’entendis un râlement haut et sinistre. J’étais dans la chambre de Balzac.
Un lit était au milieu de cette chambre. Un lit d’acajou ayant au pied et à la tête des traverses et des courroies qui indiquaient un appareil de suspension destiné à mouvoir le malade. M. de Balzac était dans ce lit, la tête appuyée sur un monceau d’oreillers auxquels on avait ajouté des coussins de damas rouge empruntés au canapé de la chambre. Il avait la face violette, presque noire, inclinée à droite, la barbe non faite, les cheveux gris et coupés courts, l’œil ouvert et fixe. Je le voyais de profil, et il ressemblait ainsi à l’Empereur.
Une vieille femme, la garde, et un domestique se tenaient debout des deux côtés du lit. Une bougie brûlait derrière le chevet sur une table, une autre sur une commode près de la porte. Un vase d’argent était posé sur la table de nuit. Cet homme et cette femme se taisaient avec une sorte de terreur et écoutaient le mourant râler avec bruit.
La bougie au chevet éclairait vivement un portrait d’homme jeune, rose et souriant suspendu près de la cheminée.
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Le convoi traversa Paris et alla par les boulevards au Père-Lachaise. Il tombait des gouttes de pluie quand nous partîmes de l’église et quand nous arrivâmes au cimetière. C’était un de ces jours où il semble que le ciel verse quelques larmes.
Après ces belles pages venues sans travail, sans recherche, écrites sans but arrêté, je rencontre une historiette toute parisienne et dans laquelle nos raconteurs de la vie mondaine trouveront un modèle. Elle est intitulée : D’après nature. Il s’agit d’un peintre et d’une comédienne bien faciles à reconnaître sous leurs transparents pseudonymes.
On soupe à trois, et Victor Hugo est le troisième :
Nuit du 3 au 4 février.
… Elle avait un collier de perles fines et un châle qui était un cachemire rouge d’une beauté étrange. Les palmes, au lieu d’être en couleur, étaient brodées en or et en argent, et traînaient sur ses talons ; de sorte qu’elle avait le charmant à son cou et l’éblouissant à ses pieds. Symbole complet de cette femme qui volontiers introduisait un poète dans son alcôve et laissait un prince dans son antichambre,
Elle entra, jeta son châle sur un canapé et vint s’asseoir à la table qui était toute servie près du feu ; — un poulet, une salade, et quelques bouteilles de vin de Champagne et de vin du Rhin.
Elle fit asseoir son peintre à sa gauche, et, me montrant une chaise à sa droite :
— Mettez-vous là, me dit-elle, près de moi, et ne me faites pas le pied ; il ne faut pas trahir le bêtat. Si vous saviez, c’est moi qui suis bête, je l’aime ! Vous le voyez ? Il est très laid.
En parlant ainsi, elle regardait Serio avec des yeux enivrés.
— C’est vrai, reprit-elle, qu’il a du talent, un grand talent même ; mais, imaginez-vous qu’il m’a prise d’une drôle de façon. Depuis quelque temps je le voyais dans les coulisses rôder, et je disais : Qu’est-ce que c’est donc que ce monsieur qui est si laid ? Je dis cela au prince Caprasti, qui l’amena un soir souper. Quand je le vis de près, je dis : c’est un singe. Lui me regardait je ne sais pas comment. À la fin du souper, je lui pressai la main en lui présentant une assiette. En prenant congé, il me demanda tout bas :
— Quel jour voulez-vous que je revienne ?
Je lui répondis : — Quel jour ? Ne venez pas le jour, vous êtes trop laid, venez la nuit. — Il vint un soir. Je fis éteindre toutes les bougies. Il revint le lendemain, et puis encore le lendemain, comme cela pendant trois nuits. Je ne savais ce que j’avais. Le quatrième jour, je dis à ma maîtresse de piano : — Je ne sais pas ce que j’ai. Il y a un homme que je ne connais pas, — je ne savais seulement pas son nom, — qui vient tous les soirs. Il me prend la tête sur sa poitrine et puis il me parle doucement, si doucement. Il est très pauvre, il n’a pas le sou, il a deux sœurs qui n’ont rien, il est malade, il a des palpitations. J’ai une peur de chien d’être amoureuse folle de lui. — Ma maîtresse me dit : Bah ! Le cinquième jour, il me sembla que cela s’en allait. Je dis à la maîtresse de piano : Mais c’est qu’il ◀commence▶ à m’ennuyer beaucoup, ce monsieur ! — Je ne savais plus du tout où j’en étais. Monsieur, cela dure depuis trente-deux jours. Et figurez-vous que lui, il ne dort pas. Le matin, je le chasse à grands coups de pied.
— C’est vrai, interrompit Serio mélancoliquement ; elle rue.
Elle se pencha vers lui et lui dit avec idolâtrie :
— Tu es vraiment trop laid, vois-tu, pour avoir une jolie femme comme moi. Au fait, Monsieur, poursuivit-elle en se tournant de mon côté, vous ne pouvez pas me juger ; ma figure est une figure chiffonnée, voilà tout ; mais j’ai vraiment de bien jolies choses. Dis donc, Serio, veux-tu que je lui montre ma gorge ?
— Faites, dit le peintre.
Je regardai Serio. Il était pâle. Elle, de son côté, écartait lentement, d’un mouvement plein de coquetterie et d’hésitation, sa robe entrouverte, et en même temps interrogeait Serio avec des yeux qui l’adoraient et un sourire qui se moquait de lui :
— Qu’est-ce que cela te fait que je lui montre ma gorge, dis, Serio ? Il faut bien qu’il voie. Aussi bien, je serai à lui quelqu’un de ces jours. Je vais lui montrer. Veux-tu ?
— Faites, répondis Serio.
Sa voix était gutturale. Il était vert. Il souffrait horriblement. — Elle éclata de rire.
— Tiens ! dit-elle, quand il verrait ma gorge ? Serio, tout le monde l’a vue.
Et en même temps…
Mais je m’arrête, renvoyant le lecteur au livre où il trouvera détaillée, avec le scrupule de vérité de nos jours, une aventure rapportée avec l’esprit des conteurs du xviie siècle.
C’est, je le répète, une suite de détails sur les choses et les gens qu’il a vus, que le curieux a consignée dans ses notes ; j’ajouterai que cet observateur ne pouvait s’empêcher toujours d’être Victor Hugo ; témoin cette page que je trouve en rouvrant le volume. Il s’agit d’une visite faite vers 1840 chez un ébéniste :
… Là, après m’avoir fait traverser plusieurs grandes salles encombrées et m’avoir montré une foule immense de meubles en chêne et en acajou, chaises gothiques, secrétaires à galerie estampée, tables à pieds tors, parmi lesquels j’avais admiré une vraie vieille armoire de la Renaissance incrustée de nacre et de marbre, fort délabrée et fort charmante, l’ébéniste m’avait introduit dans un grand atelier plein d’activité, de hâte et de bruit, où une vingtaine d’ouvriers travaillaient avec je ne sais quels morceaux de bois noirs entre les mains. J’avais aperçu dans un coin de l’atelier une sorte de grande boite noire en ébène longue d’environ huit pieds, large de trois, garnie à ses extrémités de gros anneaux de cuivre. Je m’étais approché. — C’est là précisément, m’avait dit le maître, ce que je voulais vous montrer. — Cette boîte noire, c’était le cercueil de l’Empereur. Je l’avais vu alors, je la revoyais aujourd’hui. Je l’avais vue vide, creuse, toute grande ouverte. Je la revoyais pleine, habitée par un grand souvenir à jamais fermé.
Je me souviens que j’en considérai longtemps l’intérieur. Je regardai surtout une grande veine blanchâtre dans la planche d’ébène qui forme la paroi latérale gauche, et je me disais : — Dans quelques mois le couvercle sera scellé sur cette bière, et mes yeux seront peut-être fermés depuis trois ou quatre mille ans avant qu’il soit donné à d’autres yeux humains de voir ce que je vois en ce moment, le dedans du cercueil de Napoléon.
Il est permis à tout le monde de prendre des notes et de les rédiger, il n’était donné qu’à Victor Hugo de voir et de faire voir tant de choses en quelques minutes, par quelques mots. C’est pour moi ce qui ressort de ce volume fourmillant de faits et que je viens de lire d’un trait comme le roman le plus émouvant, le plus attachant. Il est vrai que ce volume n’est autre chose que de l’Histoire, histoire d’autant plus intéressante que c’est celle de nos mœurs, celle de notre pays,
II. Edmond de Goncourt. Journal des Goncourt. — 1887.
Je viens de parcourir le premier volume du Journal des Goncourt qui paraît chez Charpentier. On en connaît une partie, mais bien des chapitres rétablis donnent aujourd’hui à ce livre un intérêt de nouveauté. Je le feuillette à L’intention de nos lecteurs. Voici, un peu au hasard, les réflexions qu’éveille en moi cette lecture.
Ce qui frappe d’abord, c’est la tendre amitié de ces deux jumeaux de lettres, la parfaite harmonie de ce ménage intellectuel. Leur journal intime nous montre qu’ils ne se sont pas aimés seulement pour écrire, aimés face au public ; ainsi je lis :
« Hier, j’étais au bout de la grande table du château. Edmond, de l’autre bout, causait avec Thérèse. Je n’entendais rien, mais quand il souriait, je souriais involontairement et dans la même pose de tête… Jamais âme pareille n’a été mise en deux corps. »
Quelle dut être la tristesse pour l’aîné, resté seul, quand il a fouillé ces vieilles notes, qu’il les a mises en ordre, retrouvant à chaque page le sourire, l’esprit vif, les intonations de la voix de l’absent, de ce jeune homme, mort il y a dix-sept ans, n’ayant connu le succès qu’en désir et qu’en rêve, abreuvé de dégoûts comme tous les inventeurs, meurtri à tous les durs piquants de ces fleurs glorieuses que l’aîné, Edmond de Goncourt, cueille enfin aujourd’hui !
« Mémoires de la Vie littéraire. » Ce sous-titre du journal des Goncourt, pas assez large, pouvait convenir peut-être aux fragments donnés par le Figaro, obligé de faire un tri, de ménager les susceptibilités de ses lecteurs, de ses lectrices surtout.
Le journal comme le théâtre s’adresse à la foule, est ouvert à tous ; le livre est plus intime, et voilà pourquoi les lecteurs du Figaro pourront relire ce journal en volume, — pas tous, par exemple, nous le défendons expressément aux demoiselles ; — ils y trouveront de l’inédit et quel inédit ! des pages merveilleuses, paysages, pensées, silhouettes de grands contemporains, écho de leurs idées, de leur façon de parler, de leurs gestes, de leur voix, Gautier, Flaubert, Feydeau, Saint-Victor, Montalembert et ce Gavarni qui nous apparaît ici, bien plus grand, bien plus haut encore que son œuvre, créateur précurseur, condensateur d’idées en formules sobres et définitives.
On ne peut s’empêcher d’admirer, quand on songe à l’œuvre considérable des Goncourt, histoire, romans, études d’art, monographies, recherches dans les archives, cette chasse au document artistique ou humain ; et à propos de ce mot de document humain, disons qu’il est à eux et qu’ils l’ont employé les premiers.
Quand on regarde cette plénitude laborieuse des journées, ce débordement de travail, on se demande comment le soir venu, rentrant d’une fête mondaine ou d’un dîner, ils ont eu le courage, la force d’imprimer, d’étiqueter, quelquefois sans quitter leur habit, les impressions ramassées à la volée et de leur donner ce tour, ce fini, cette admirable forme artistique.
L’œuvre aura, paraît-il, trois volumes. Elle en aurait eu six au moins, si Edmond de Goncourt avait pu tout publier de son vivant et du vivant de ceux qu’il a étudiés et peints. Telle qu’elle est, cette œuvre n’a pas d’équivalent dans l’histoire de la littérature française. Les Confessions de Jean-Jacques (sans avoir la prétention de leur faire tort) ont été écrites après coup à distance d’une haleine ; elles n’ont pas cet au jour le jour, cette variété, cette sincérité non plus. De même les mémoires de Mme Sand.
Le journal de Eugène Guérin est la monographie d’une âme qui se raconte elle-même, mais rien qu’elle, seule, envolée, déjà presque dans le ciel. Ici, la vie, toute la vie, les salons, les ateliers, les bouges, tous les mondes et tous leurs dessous, pas toujours très séduisants, mais toujours vus de haut et noblement racontés.
Livre à lire lentement, par gorgées, liqueur fine, essence pour les petits verres. Livre profond, livre enseignant, leçons de goût pour les mondains, leçons d’art aux artistes, leçons de littérature aux artistes, leçons de littérature aux littérateurs, comme cette petite note du 11 avril 1857 ; « Entre Flaubert et Feydeau. »
Puis, entre Flaubert et Feydeau, ce sont de petites recettes du métier, agitées avec de grands gestes et d’énormes éclats de voix, des procédés à la mécanique de talent littéraire, emphatiquement et sérieusement exposés, des théories puériles et graves, et ridicules et solennelles, sur les façons d’écrire et les moyens de faire de la bonne prose ; enfin, tant d’importance donnée au vêtement de l’idée, à sa couleur, à sa trame, que l’idée n’est plus que comme une patère à accrocher des sonorités.
Il nous a semblé tomber dans une bataille de grammairiens du Bas-Empire.
Et avant tout, livre indiscret mais vrai, franc, démasqué et plein de colère pour toutes les hypocrisies.
III. Barbey d’Aurevilly. Œuvres et hommes. — 1887.
L’éditeur Frinzine nous donne la seconde partie des Œuvres et des hommes, ce grand livre de critique de Barbey d’Aurevilly ; cette seconde partie est intitulée : Les Philosophes et les écrivains religieux. La hauteur des idées, la beauté de la langue, tout se trouve dans ces études vivantes, fières et passionnées qui nous montrent sous un point de vue nouveau les personnages de notre temps. Lourdain, l’abbé Monnier, Alexandre Dumas, Michelet, Rémusat et bien d’autres philosophes et religieux sont commentés, expliqués par le grand écrivain. On n’a pas à recommander un livre de Barbey d’Aurevilly. Je ne saurais mieux terminer que par ces quelques lignes prises dans l’étude consacrée à M. Athanase Renard.
Remercions le Matérialisme. Il a fait des hommes qui nous laissent la liberté du mépris !… Il est chrétien, mais il est philosophe, mais il croit à la philosophie comme je suis athée à elle, moi qui suis athée à elle, comme les athées le sont à Dieu ! Pour cette raison, l’idée du sens moral et commun révélé « par les lois de notre entendement » que je trouve sous sa plume, je la connais et, puisqu’il s’agit de la vérité, je ne suis pas honteux de dire qu’elle m’épouvante. Un jour elle a passé, cette terrible idée, dans l’esprit d’un homme de génie, et Dieu sait le trouble qu’elle y jeta ! C’était Lamennais, chrétien encore, mais qui allait tomber dans l’abîme de celle démocratie qui l’a dévoré.
Et plus loin cette juste pensée si bien exprimée :
L’arc trop courbé d’une définition se casse toujours là où on la ploie avec le plus de force pour en faire le cercle qui doit tout renfermer.
Je recommande tout spécialement ce livre de l’un des maîtres de la langue française.
IV. Jules Simon. Une préface. — 1887.
Un livre des plus intéressants a paru chez Plon, intitulé : Profils vendéens et signé Sylvanecte (Mme Georges Graux). Ce livre émouvant, et qui n’est qu’un recueil de notes historiques, est précédé d’une excellente préface de M. Jules Simon, de laquelle je regrette de ne pouvoir prendre que ces quelques lignes qui expliquent bien les résistances vendéennes :
Ne cherchez pas s’ils tirèrent les premiers, ou s’ils ne firent que riposter ; on n’en sait rien, cela importe peu ; la situation ne pouvait qu’aboutir à des coups de fusil. Quand ils virent un cadavre dans leurs rangs, ils devinrent enragés. Ils prirent leurs nobles et leurs prêtres avec eux, et se mirent à faire la chasse aux Bleus. On leur donna pour cri de ralliement : Dieu et le Roi. Ce cri leur allait ; ils s’y reconnaissaient ; c’était la Vendée ! Au fond, ils avaient surtout le sentiment de faire la guerre au diable. La haine s’accrut des deux côtés et devint féroce. Le sang n’en fait pas d’autres : plus on en verse, plus on en veut verser ; c’est un vertige qui vous monte au cerveau, un état de fureur que le peuple exprime bien en disant qu’on y voit rouge. Les Bleus brûlaient et massacraient ; les Blancs firent de même. La Loire, à la traversée de Nantes, s’emplissait de cadavres. Au moins, en Vendée, on se battait ; on recevait la mort, mais on la donnait ; on mourait de la main d’un soldat, non de la main d’un bourreau ; on pouvait, si l’on avait du bonheur, avoir les yeux fermés par un parent, ou par un ami ; très souvent on avait la bénédiction du prêtre ; on s’en allait de ce monde ensanglanté avec le grand sentiment du devoir accompli et l’espérance d’une victoire.
Ce court extrait n’est-il pas plein de cette communicative éloquence qui a fait de M. Jules Simon un des grands écrivains et des grands orateurs de notre temps ?
V. R. Chantelauze. Louis XVII. — 1887.
On connaît les si intéressants travaux, les recherches, les documents accumulés par M. R. Chantelauze pour mettre à néant la fable du dauphin Louis XVII, échappé du Temple ; à toutes les preuves indiscutables qu’il a déjà fournies, M. Chantelauze en apporte une dernière qui doit clore à jamais le débat ; dans une brochure qui vient de paraître chez Firmin Didot et intitulée : Les derniers chapitres de mon Louis XVII, l’historien du jeune prince nous donne le récit authentique de la découverte de ses ossements, en 1846, dans le cimetière Sainte-Marguerite.
Rien ne manque maintenant à l’enchaînement des faits qui se sont passés depuis le moment de l’incarcération du Dauphin au Temple jusqu’à celui de sa mort, jusqu’au jour où ses ossements ont été retrouvés dans le cimetière Sainte-Marguerite par M. le curé Haumet. Les docteurs Andral, Récamier, Milcent firent alors des constatations qui auraient dissipé tous les doutes sur l’authenticité des restes, non pas d’un enfant substitué, mais du véritable Dauphin.
Je copie dans la brochure de M. Chantelauze :
Le séjour du malheureux enfant, pendant plus de six mois, dans un cachot privé d’air, et vivant au milieu de ses déjections, rendit mortelle la maladie scrofuleuse dont il était atteint. Gagnié, le chef de cuisine du Temple, a donné d’affreux détails sur ce point.
Après sa sortie du cachot, l’enfant ne fit plus que languir. Lorsque Barras, le 9 thermidor, ordonna qu’on le tirât de l’affreux cloaque où il pourrissait vivant, pour le placer dans un lieu moins malsain, Barras constata que ses genoux étaient « prodigieusement gonflés et d’une couleur livide ». Son état était si grave que le bruit de sa mort se répandit aussitôt et qu’elle fût annoncée dans les journaux anglais. Gomin et Lasne, les deux derniers gardiens de l’enfant, qui l’un et l’autre l’avaient autrefois connu aux Tuileries, lorsqu’ils y étaient de garde, n’ont cessé de déclarer que le jeune prisonnier était atteint d’une maladie scrofuleuse des plus graves, et qu’il avait des tumeurs aux poignets et aux genoux. Les mêmes constatations furent faites par le conventionnel Harmand (de la Meuse), qui a laissé une relation imprimée de sa visite au Temple. Mêmes tumeurs aux poignets et aux genoux de l’enfant, sous le jarret.
Il est indispensable de placer sous les yeux du lecteur le portrait physique du petit prince, parce qu’il coïncide absolument, sur certains points, avec les dimensions du squelette découvert en 1846, et que certains des os de ce squelette, comme nous l’avons dit, portaient des érosions produites par l’action corrosive des tumeurs scrofuleuses :
« Le jeune prince, dit Harmand, avait le maintien du rachitisme et d’un défaut de conformation ; ses jambes et ses cuisses étaient longues et menues, les bras de même, le buste très court, la poitrine élevée, les épaules hautes et resserrées, la tête très belle dans tous ses détails ; le teint clair, mais sans couleur ; les cheveux longs et beaux, bien tenus, châtain clair. »
Mêmes disproportions, mêmes anomalies dans le squelette décrit par les docteurs Récamier et Milcent, dont nous publierons les procès-verbaux dans notre troisième chapitre.
Voici trouvée, au milieu de pièces du plus haut intérêt, une déclaration du docteur Milcent ; elle est contenue dans une lettre qu’il adresse au curé de Sainte-Marguerite :
« J’ai examiné avec beaucoup de soin les ossements au sujet desquels vous m’avez fait l’honneur de me demander mon opinion. Cas ossements ne peuvent avoir appartenu à un sujet fort jeune. Ils portent tous, de plus, un cachet particulier de faiblesse, de gracilité, de longueur disproportionnée, qu’on retrouve en général chez les personnes d’une constitution débile, scrofuleuse, ou qui ont vécu dans de mauvaises conditions hygiéniques. »
Le docteur Milcent confirmait ainsi les nombreuses constatations identiques faites au Temple par un grand nombre de témoins, entre autres par Harmand (de la Meuse), le conventionnel ; par Barras, par tous les médecins.
En examinant avec une grande attention, poursuivait le docteur Milcent, les différentes parties de ce squelette, j’ai trouvé sur l’extrémité inférieure de l’os de la cuisse gauche des traces évidentes d’une carie, et sur l’extrémité de l’un des deux os de la jambe, du même côté, une altération analogue. Il est inutile d’ajouter ici quelques autres considérations qui pourraient donner au besoin à mon opinion sur l’âge, le sexe et la constitution de celui à qui ont appartenu ces ossements, aine valeur plus scientifique.
Si maintenant on rapproche les particularités que je viens d’indiquer des détails historiques et des pièces officielles que nous possédons sur l’infortuné Louis XVII, on ne peut méconnaître la remarquable coïncidence qui existe entre les unes et les autres.
On trouve, en effet, dans le rapport de M. Harmand, commissaire du comité de sûreté générale, chargé de visiter le jeune prisonnier du Temple, « que le prince avait le maintien du rachitisme et d’un défaut de conformation, que les jambes et les cuisses étaient longues et menues, les bras de même, le buste très court, la poitrine élevée, les épaules hautes et resserrées, la tête très belle dans tous ses détails, etc. »
Il ajoute qu’il constata une tumeur au poignet et au coude et les mêmes grosseurs aux deux genoux sous le jarret.
« Le procès verbal d’autopsie par les docteurs Dumangin, Pelletan, Lanus et Janroy contient, entre autres détails les lignes suivantes :
« Tous les désordres dont nous venons de donner le détail sont évidemment l’effet d’un vice scrofuleux, existant depuis longtemps. »
On y lit aussi : « Au côté externe du genou droit, nous avons remarqué une tumeur sans changement de couleur à la peau, et une tumeur sur l’os radius du poignet. » Du côté gauche, les mêmes tumeurs avaient été mentionnées dans un rapport de Sevestre, député de la Convention »
Rapprochés de ceux qu’avait laissés le docteur Pelletan et du rapport détaillé du docteur Récamier, ces renseignements ne permettent plus le doute qu’à des intéressés ou à des chercheurs de sujets de romans. Le chapitre contenant une réponse aux allégations de M. de Hérisson n’est pas moins concluant, et l’on doit savoir gré à M. Chantelauze d’avoir enfin et définitivement fixé un point si intéressant pour notre histoire.
À ce livre curieux sont joints des dessins faits d’après des vues photographiques prises au cimetière Sainte-Marguerite.
VI. Le prince Napoléon. Napoléon et ses détracteurs, — 1887.
Victor Hugo demandait très justement qu’on débarrassât la belle façade du château d’Heidelberg des lierres qui la dévoraient comme une lèpre et finiraient infailliblement par en cacher les statues et jusqu’au moindre détail architectural ; cette toilette a-t-elle été faite à la façade d’Othon Henry, je l’ignore, mais il est fort à désirer aussi que de temps en temps on procède à ce que j’appellerai le nettoyage de l’histoire. Des intérêts partis de haut, de la sottise montée de bas, il n’en faut pas plus pour nous cacher, nous défigurer un fait ou un personnage historique.
En écrivant son beau livre Napoléon et ses détracteurs (Calmann-Lévy éditeur), le prince Napoléon a bien servi la cause de l’histoire, et il était temps de donner un coup d’époussette à toutes les inepties et les malpropretés écrites ou débitées sur l’homme de génie dont il porte le nom. La haine des Walter Scott et autres qui faisaient de Napoléon un ivrogne, un incestueux, était jusqu’à un certain point excusable ; Napoléon c’était l’ennemi, et tout est bon, même parfois la diffamation, quand il s’agit de rancunes internationales ; mais Napoléon, qui aujourd’hui représente encore la France victorieuse, devrait être épargné au moins par les Français et n’avoir point à craindre le dénigrement gous les yeux de nos vainqueurs. J’accorde à M. Taine, entre autres, qu’il n’ait été ni écrivain ni orateur (ce qui est un horrible mensonge), j’accorde qu’il n’ait eu ni génie ni courage (à qui le faire croire ?), je lui accorde tout ce qu’il voudra, puisqu’il était convaincu et qu’il éprouvait le singulier besoin de faire ce livre, mais il faut lui refuser le droit de citer à l’appui de ses assertions les témoignages de valets jaloux ou chassés, et surtout de Bourrienne, dont la vie ne fut que trahison et qui écrivait ses mémoires peu de jours avant de mourir fou dans un cabanon de Caen, dévorant ses excréments, disent ses contemporains. En tout cas, le libelle étrange de M. Taine nous a valu le livre du prince Napoléon, ce qui est plus qu’une compensation.
Il serait à souhaiter qu’on fît pour l’histoire de la France ce que le prince a fait pour celle de Napoléon.
VII. Charles Bigot. De Paris au Niagara. — 1887.
Sous ce titre, De Paris au Niagara, M. Charles Bigot vient de faire paraître, chez Dupret, une très intéressante relation de son voyage à New York, à l’occasion de l’inauguration de la statue faite par Bartholdi. Rien de plus amusant, c’est le mot, que de suivre ce voyageur qui a tout regardé et tout retenu, depuis les grandes jusqu’aux moindres choses, jusqu’aux silhouettes des moineaux qu’on a importés là-bas.
Ils sont en train d’achever la conquête du continent ; aucun émigrant n’a aussi bien prospéré. Le moineau est partout chez lui, hardi, effronté, pillard, s’accommodant de tout, se débrouillant partout, merveilleusement fait pour le struggle for life. Il ramasse toutes les graines qui traînent, entre dans toutes les cages, n’a pas plus peur des ours que des gens, toujours l’œil au guet, l’aile prompte et la patte leste. Il s’est naturalisé Yankee dès le premier jour.
Jusqu’à la fameuse sirène qu’ont le bonheur d’ignorer ceux qui n’ont pas pris la mer pour les grands voyages.
Elle n’a l’air de rien, la sirène, quand on la regarde : un mince tuyau, muni d’un léger renflement, au-dessus des chaudières d’un bâtiment. Mais que la vapeur s’échappe dans ce tuyau à la pression de quelques atmosphères, qu’elle mette en mouvement un certain nombre de lames de métal : alors cet appareil, qui semble inoffensif, devient aussitôt quelque chose de terrible, de formidable, d’affreux !
À peine le canon des bâtiments de guerre américains s’est-il fait entendre, que tous les yachts, tous les bateaux, tous les ferry-boats qui nous entourent veulent aussi donner signe de vie, faire du bruit, prendre leur part de la fête. Et, comme sur un signal, voici toutes les sirènes qui se mettent en mouvement, Imaginez qu’elles sont deux cents, deux cent cinquante, trois cents ; que toutes, ensemble, donnent de la voix, et sifflent, et grincent, et mugissent, et hurlent ! Chaque bateau tient à se signaler, à se distinguer, à se faire entendre au-dessus du bateau voisin. Chacun donne tout ce qu’il peut donner. On est ahuri, assourdi, abasourdi ; à la lettre, c’est à rendre fou. On se met les doigts dans les oreilles ; on voudrait être sourd pour tout de bon. Rien, non, rien ne saurait donner l’idée d’un pareil sabbat à ceux qui ne l’ont pas entendu !
Quand ce grincement a duré cinq minutes, on espère enfin qu’il va s’arrêter. Il se fait une accalmie. La plupart des sirènes se sont tues. Mais non ! Il en est une qui, plus persévérante, ne veut pas se taire encore ; elle continué son solo au milieu du silence, et les autres bientôt, se piquant d’honneur pour ne pas rester en arrière, de recommencer leur grincement ! Elles donnent toutes de nouveau avec un effroyable ensemble. Puis, nouvelle accalmie et, aussitôt après, nouvelle reprise. C’est à croire que ceux qui n’ont pu trouver place dans l’île ont juré d’empêcher la cérémonie de s’accomplir. Il faut vingt minutes entières — et quelles longues minutes ! — avant que le silence se produise.
Je ne cite, bien entendu, qu’au hasard, car le livre contient bien d’autres observations de plus haute portée.
VIII. Anatole Cerfbeer et Jules Christophe. Répertoire de Balzac. — 1887.
Un livre des plus curieux, par son but et par son exécution, vient de paraître chez Calmann-Lévy ; c’est le Répertoire de la Comédie humaine de Balzac, dû à MM. Anatole Cerfbeer et Jules Christophe. Avec autant de soin qu’y mettraient les historiens les plus scrupuleux, les auteurs de ce dictionnaire ont relevé dans leurs biographies les moindres faits des personnages créés par le grand romancier. En lisant ce répertoire, on oublie que tous ces héros, grands ou petits, sont sortis de l’imagination humaine, tant ils sont pétris d’observation et de vérité. La réalité s’y confond de la façon la plus étonnante avec la fiction, quand Balzac y met un personnage historique en scène. Je prends quelques notes au hasard ; voici, par exemple :
Thouvenin, célèbre artiste, mais inexact fournisseur, fut, en 1818, chargé par Mme Anselme Popinot (alors Mlle Birotteau) de relier, pour le parfumeur César Birotteau, les œuvres de Bossuet, Racine, Voltaire, J.-J. Rousseau, Montesquieu, Molière, Buffon.
Plus loin :
Jean, ouvrier terrassier sans doute, un peu jardinier peut-être, vers novembre 1819, travaillait dans une prairie au bord de la Loire pour le compte de Félix Grandet, comblant des trous laissés par des peupliers coupés et en plantant d’autres (Eugénie Grandet).
Jean, l’un des domestiques du duc de Grandlieu, en mai 1830 (Splendeurs et misères des courtisanes).
Enfin, le chef-d’œuvre, la biographie de Bonaparte.
Bonaparte (Napoléon), empereur des Français ; né à Ajaccio le 15 août 1769 ou 1768, suivant une double version ; mort à Sainte-Hélène le 5 mai 1821. — En octobre 1800, alors premier consul, il recevait aux Tuileries le Corse Bartholomeo di Piombo et tirait d’embarras son compatriote compromis dans une vendetta (La Vendetta). Le 13 octobre 1806, la veille de la bataille d’Iéna, il était rejoint, sur le terrain même, par Laurence de Cinq-Cygne, venue tout exprès de France, et lui accordait la grâce des Simeuse et des Hauteserre, compromis dans l’affaire de l’enlèvement du sénateur Malin de Gondreville (Une ténébreuse affaire). On vit Napoléon Bonaparte s’intéresser fort à son lieutenant Hyacinthe Chabert, pendant le combat d’Eylau (Le Colonel Chabert). En novembre 1809, il était attendu à un grand bal donné par le sénateur Malin de Gondreville ; mais il fut retenu aux Tuileries par une scène qui éclata, le soir même, entre Joséphine et lui, scène qui révéla le prochain divorce entre les deux époux (La Paix du Ménage). Il excusa les manèges infâmes du policier Contenson (L’Envers de l’histoire contemporaine). En avril 1813, passant une revue sur la place du Carrousel, à Paris, Napoléon remarqua Mlle de Chatillon, venue là avec son père pour voir le beau colonel d’Aiglemont, et, se penchant vers Duroc, il lui dit une phrase courte qui fit sourire le grand maréchal (La Femme de trente ans).
On juge de l’importance du travail en se rappelant que, selon Théophile Gautier, la Comédie humaine comprend deux mille noms de personnages !
IX. Lucien Perey. Une grande dame au XVIIIe siècle. — 1887.
M. Lucien Perey a publié chez Calmann-Lévy un des livres les plus intéressants sur le xviiie siècle il est intitulé Histoire d’une grande dame au dix-huitième siècle ; c’est l’histoire de la princesse Hélène de Ligne, d’après ses mémoires ◀commencés▶ à l’âge de dix ans à l’Abbaye-aux-Bois. Je ne sais rien de plus charmant que ces pages remplies de naïveté et de sincérité, et les plus grands écrivains qui voudraient faire parler une enfant devraient s’incliner devant les mémoires de la petite princesse et reconnaître en elle un maître. Car, il faut le dire, jamais le talent ne suppléera à la nature, et dix lignes ingénues de la main d’un enfant sont souvent plus proches de la perfection que les écrits les plus consciencieusement travaillés avec renforts de notes et de documents. À part le charme que je signale, je trouve dans ce livre un intérêt particulier : la connaissance, par les faits, de la femme du siècle dernier, et l’explication du rôle qu’elle a joué alors dans notre société. Rien de plus facile quand on a lu ce livre que de savoir d’où est venue sa faiblesse et d’où lui venaient aussi la force et le courage qu’on lui trouve aux jours de la Révolution.
Mais retournons aux jours d’enfance de la future princesse de Ligne. J’extrais ce récit charmant du commencement du livre. La petite fille a joué je ne sais plus quels tours à une chatte qu’elle adorait ; elle lui a mis des coquilles de noix aux pattes, l’a enfermée dans une armoire ; on lui enlève la pauvre bête qui répondait au nom de la Grise et on lui dit qu’on la donnera au premier venu :
Alors je me mis si fort à pleurer et à crier que Mlle de Choiseul, Mlles de Conflans, ma femme de chambre et les leurs accoururent dans ma chambre, ne sachant ce qui arrivait ; je leur dis que j’étais la plus malheureuse du monde, que ma bonne voulait donner la Grise et que je ne pouvais pas vivre sans elle, que je voulais la Grise et qu’on me la donne et que j’allais lui demander pardon.
Je n’eus plus de repos qu’on n’eût mis la Grise sur mon lit ; je la pris dans mes bras, je l’embrassai, je lui baisai les pattes, je lui promis que je ne le ferais plus. Alors ma bonne dit qu’elle consentait à garder la Grise, mais que je n’aurais le lendemain que du pain sec à déjeuner.
Je me trouvai trop heureuse d’en être, quitte à si bon marché, chacun s’en retourna chez soi et je dormis tranquillement le reste de la nuit.
Quelque temps après, on fit faire à Hélène une première confession. Malgré ses huit ans, elle suivit l’instruction pendant plusieurs jours, et dom Phémines, le directeur des pensionnaires, lui fit faire une retraite et lui donna pour point de méditation l’obéissance, sujet fort bon à méditer pour une espiègle déterminée. Après sa retraite, elle se confessa et, malheureusement, elle ne nous raconte point ses aveux ; elle rentra assez fatiguée, mais fort satisfaite de sa journée et se croyant tout à fait grande personne ; la suite de son récit est d’une naïveté charmante.
Le soir, sœur Bichon était venue voir ma bonne et, pendant que Mlle Gioul, ma femme de chambre, me déshabillait, sœur Bichon me dit qu’elle se recommandait à mes prières (car bien que je les fisse en commun à la classe, cependant, avant de me mettre au lit, on me les faisait encore dire). Je dis à sœur Bichon : « Que voulez-vous que je demande au bon Dieu pour vous ? » Elle me dit : « Priez le bon Dieu qu’il rende mon âme aussi pure que la vôtre est dans ce moment. » Je dis donc tout haut à la fin de ma prière : « Mon Dieu, accordez à sœur Bichon que son âme soit aussi blanche que la mienne devrait être à mon âge si j’avais profité des bonnes leçons qu’on m’a données. » Ma bonne fut enchantée comme j’avais arrangé cette prière et m’embrassa ainsi que sœur Bichon, Mlle Gioul et Mlle Claudine. Quand je fus dans mon lit, je demandai si c’était un péché de prier pour la Grise. Ma bonne et sœur Bichon dirent que oui et qu’il ne fallait pas parler de la Grise au bon Dieu.
Ensuite, comme je n’avais pas sommeil, sœur Bichon vint auprès de mon lit et elle disait que, si je mourais cette nuit, j’irais tout de suite en paradis ; alors je lui demandai ce que l’on voyait en paradis. Elle me dit : « Figurez-vous, ma petite poule, que le paradis est une grande chambre toute en diamants, rubis, émeraudes et autres pierres précieuses. Le bon Dieu est assis sur un trône. Jésus-Christ est à sa droite et la bienheureuse Vierge à sa gauche ; le Saint-Esprit est perché sur son épaule et tous les saints passent et repassent. » Pendant qu’elle me racontait cela, je m’endormis.
L’espace m’est trop limité pour donner une autre citation de ce livre plein de charme, mais je ne puis m’empêcher de signaler aussi des pages véritablement émouvantes sur la prise de voile d’une demoiselle de Rastignac.
X. Louis Ulbach. Les Quinze Joies du mariage. — 1887.
Les Quinze Joies du mariage ; combien de gens connaissent par son titre ce livre curieux du xve siècle, attribué à l’auteur du Petit Jehan de Saintré, mais combien peu aussi ont pris la peine de l’ouvrir ! il en vaut cependant la peine, et nous devons un remerciement à la librairie des bibliophiles qui l’a remis au jour d’une façon aussi séduisante. Illustré de délicates et charmantes eaux fortes d’Ad. Lalauze, éclairé par les notes et le glossaire de M. D. Jouaust, et précédé d’une préface de Louis Ulbach, ce livre va prendre enfin le rang qui lui est assigné sur les tablettes des bibliophiles. Je n’ai pas à expliquer l’idée de cet ouvrage ironique de forme, profond de sens ; dans son étude, Louis Ulbach a merveilleusement fait comprendre le charme et la portée de chaque chapitre, et j’avoue qu’outre les quinze joies du mariage j’en trouve une seizième qui est de relire son exquise et solide préface. Une à une il explique les prétendues joies du mari, et je coupe un peu à droite et à gauche dans cette moisson d’observations.
La Première Joye, c’est-à-dire la première désillusion, vient de la coquetterie de la femme nouvellement mariée.
Xavier de Maistre a dit dans le Voyage autour de ma chambre : « Au moment où la parure ◀commence▶, l’amant n’est plus qu’un mari. Le bal seul devient l’amant. »
L’auteur des Quinze Joyes nous montre cette aurore de la parure, cette décroissance de l’amant, ce crépuscule du mari qui n’est plus que l’acheteur. Sans doute, à ces premiers bals pour lesquels la femme quémande, la nuit, une robe, entre un baiser et une bouderie, elle rencontrera le premier amant ; mais celui-là deviendra le prétexte tôt oublié, comme le mari sera le commissionnaire méprisé.
À propos de certaines observations de l’auteur des Quinze Joies, Louis Ulbach s’écrie, et très justement :
Toutes ces ruses sont admirablement décrites. C’est une bien grande erreur de croire que la psychologie dans le roman est une invention moderne. Nous n’y avons introduit que la grossièreté.
Plus loin, à propos de ces questions de filiations et de paternités illégitimes, je trouve cette charmante page :
Que fera-t-il sous le coup de cette treizième joie ? Reprendra-t-il sa femme au mari, qui la rendrait peut-être ? Reprendra-t-il ses enfants en déshonorant leur mère ? Ce qu’il y a de mieux à faire, c’est de retourner à l’armée pour y mourir ; mais qui voudrait d’un invalide ? Si la mort ne le prend, il se donnera à la mort.
Cette joye a été souvent mise au théâtre et dans les romans. La Sibérie nous a donné des sujets de drames pareils, et on en a fait des comédies bouffonnes, même des pantomimes.
Je me souviens de Pierrot, aux Funambules, revenant de la guerre de captivité, trouvant des enfants nombreux que son ami Arlequin avait eu la prévoyance de lui ménager. Mais le remords avait troublé l’adultère, et les enfants étaient venus au monde, Arlequin d’un côté, Pierrot de l’autre. Le pauvre papa Pierrot les embrassait du côté Pierrot, les souffletait du côté Arlequin ; puis, comme tout s’arrange dans le théâtre contemporain, Pierrot prenait son courage et son sabre de guerre à deux mains, coupait les enfants dans la longueur, collait entre elles les moitiés semblables, faisait de petits Arlequins et de petits Pierrots, s’amusant ensuite à chasser ceux-là tout en embrassant ceux-ci avec tendresse.
La conclusion de l’examen général du livre, ou tout au moins le paragraphe suivant que je lui emprunte, est aussi touchante qu’éloquente :
… Nous avons tous vu ce tableau :
L’homme a subi les misères racontées dans chacun de ces chapitres. Il a été malheureux, trompé, honni, ruiné. Il est courbé sous le fardeau de ses douleurs, mais il a près de lui sa compagne, non pas repentante peut-être, mais écœurée de sa vie coupable, lasse de ses fautes, et trouvant bon de s’appuyer, cacochyme, mourante, sur le bras de sa victime. Alors parfois, souvent, entre ces êtres enchaînés et que la mort va délivrer, il se fait, aux dernières années, comme un lien nouveau. Les neiges accumulées ont refroidi les rancunes. On n’a plus le temps de recommencer la vie ; mais on essaye d’une amitié finale, d’un accotage de deux infirmités. L’habitude a endormi les douleurs cuisantes. Le mari et la femme ne sont plus que deux commensaux, à la même table, qui n’ont plus assez d’appétit pour se disputer les plats. Ils s’aident à manger. Ils se versent à boire en tremblant, et, si l’on meurt brusquement, l’autre est tout étonné de trouver une dernière larme dans ses yeux desséchés pour la laisser tomber sur la main qui se raidit dans la sienne, et qui ne l’égratigne plus depuis longtemps.
L’esprit ainsi préparé, le lecteur peut ouvrir ce joli petit recueil ; il en saisira les moindres intentions et verra que, sous un titre d’apparence légère, il pourra trouver matière à réfléchir.
XI. Lorédan Larchey. Cahiers du capitaine Coignet. — 1887.
Nous avons parlé dernièrement de la belle réimpression que la librairie Hachette venait de faire des Cahiers du capitaine Coignet, ce récit si naïf, si original des campagnes d’un brave soldat de 1776 à 1850, recueillis par M. Lorédan Larchey. Je n’ai plus à insister sur l’intérêt exceptionnel de ces mémoires dont le succès grandit chaque jour. Je ne puis que signaler le soin tout particulier avec lequel la maison Hachette vient de faire un superbe livre de ces simples cahiers.
Pour arriver à ce résultat, la grande librairie a appelé à son aide un peintre dont le renom lui était une garantie, M. J. Le Blant, le peintre de ces tableaux historiques si vivants, de ces scènes saisissantes qui lui ont valu de si légitimes succès. Jamais l’auteur de l’Exécution de Charette, du Bataillon carré n’a été mieux inspiré, et sur les cent sujets dont il a illustré le livre, la moitié seraient de véritables tableaux qui grandiraient encore la réputation du jeune maître. On ne saurait trop louer aussi l’esprit avec lequel il a traduit, sans trivialité, les traits humoristiques du brave capitaine.
À propos de ce livre, doublement intéressant et par les beaux et émouvants dessins de, M. Le Blant et par son texte, je citerai le passage suivant d’une lettre que le peintre écrivait l’an dernier à un de ses amis.
… Du reste, j’ai de la chance, je viens de trouver à Auxerre une personne fort complaisante qui s’est mise à ma disposition, c’est M. Monceaux, pharmacien.
Il a beaucoup connu Coignet, il l’a empaillé ! C’est tout ce qu’il y a de plus drôle. Il me vient de me mener devant la boutique de Coignet et les explications pleuvent. L’ami Boulenger, qui est venu avec moi, sort son appareil photographique ; cela va marcher vite, tant mieux, car Auxerre n’est pas gai.
Comme je te le disais, M. Monceaux a beaucoup connu Coignet, il le voyait tous les jours au café Milon (dont il est souvent question dans les mémoires). C’était un type extraordinaire que ce vieux dur à cuire ; figure-toi qu’il n’avait qu’une idée, celle d’être embaumé. Toutes les fois qu’il passait devant la boutique de son ami Monceaux, il lui criait du seuil de sa porte : Ça coûterait-il bien cher de m’empailler ? Bref, quand il mourut, on trouva dans son testament sa volonté d’être embaumé par son ami Monceaux à qui il laissait 500 francs pour cette opération. Il laissait 700 francs pour un grand repas à l’issue de son enterrement ; on invita tous ses amis et les commis voyageurs habitués du café Milon, à qui le vieux brave racontait ses campagnes, et débitait ses mémoires — car il les avait fait imprimer à Auxerre, et le dépôt en était dans le comptoir du café Milon. Il avait ainsi sous la main le patient et l’instrument. — Avez-vous acheté ma belle ouvrage, disait-il à toute nouvelle figure ? et il fallait donner ses cent sous.
Je renvoie au livre même qui, par la naïveté, la sincérité des détails, et surtout le souffle qui l’anime, doit rester au nombre des ouvrages patrio tiques qu’il faut encourager.
XII. Robert de Bonnières. Mémoires d’aujourd’hui. — 1888.
Les Mémoires d’aujourd’hui, que M. Robert de Bonnières vient de publier chez Ollendorff, forment la troisième série de ces articles études qui ont été si remarqués dans le Figaro ; ces mémoires ne contiennent pas seulement des articles déjà parus, mais des documents nouveaux, qui y ajoutent un intérêt d’actualité. N’ayant plus à les apprécier, j’en citerai ce passage relatif à Alfred de Musset et à M. Grévy.
Un de leurs amis communs m’a rapporté que, lorsque l’on montait quelque partie fine dans les conciliabules du café de la Régence, on se demandait les uns aux autres.
— Allons-nous prendre Grévy ?
Et Musset répondait :
— Oui, c’est un bon garçon.
Grévy était en effet un bon garçon, bonhomme, gracieux, grave, amoureux et finaud.
Grévy rendit d’ailleurs à Musset quelques services.
Après la brouille avec George Sand, ce fut lui que Musset chargea de réclamer ses lettres à sa maîtresse infidèle. Grévy écrivit une lettre d’avocat : — « Madame, chargé des intérêts de M. de Musset, etc… » George Sand répondit qu’elle était en voyage et rendrait les lettres à son retour, ce qu’elle ne fit pas. Et je crois bien qu’elle s’en servit pour son roman, après la mort de Musset.
Pour ceux qui connaissent bien M. Grévy, il n’y a rien que de naturel à le voir mêlé à ces amours fameuses.
Et cette page macabre à propos de Schopenhauer :
En Italie, il allait dans les musées avec un sentiment de respect.
— Il faut, disait-il, se comporter avec les chefs-d’œuvre de l’art comme avec les grands personnages : se tenir simplement devant eux et attendre qu’ils vous parlent.
En présence des hommes, il reprenait le sourire cruel qui est le pli impérissable de sa physionomie.
Il l’avait encore sur son lit de mort. Les deux disciples qui le veillaient s’en allèrent, au milieu de la nuit, fumer leur pipe et discuter un point de doctrine dans la bibliothèque.
De là, ils entendirent le bruit clair d’un choc dans la chambre où le mort était seul en face du Bouddha d’or. Après quelques hésitations, ils rentrèrent dans la chambre mortuaire et virent avec horreur que leur maître défunt était méconnaissable. Il ne souriait plus ; sa bouche n’était plus moqueuse. Leur étonnement cessa quand ils découvrirent par terre, à côté du lit, le râtelier qui s’était échappé de la bouche du mort et avait fait ce bruit qu’ils ne s’expliquaient pas.
Schopenhauer ne ricanait plus.
Mais la physionomie de ses livres garde leur sourire et leur ironie, et le râtelier qu’il a mis aux phrases qui ricanent ne s’échappera point comme l’autre.
Quelle scène effrayante et qui dépasse par la réalité les cauchemards inventés d’Edgar Poee !
XIII. Maxime Du Camp. Paris bienfaisant. — 1888.
L’auteur de la Charité privée à Paris, de la Vertu en France vient de donner une suite à ces ouvrages si intéressants, en publiant chez Hachette Paris bienfaisant. M. Maxime Du Camp examine au point de vue moral et matériel chacune de ces fondations, dont le but est de venir en aide soit aux libérées de Saint-Lazare, soit aux hommes libérés ; il étudie les associations protestantes, israélites, les Sociétés d’assistance pour le travail, dans leurs communautés, dans leurs cités, hôpitaux, hospices, asiles ; il les suit partout et nous rend compte par des faits de tout ce qui s’y passe. Je cite quelques lignes de son post-scriptum, bien consolant au fond pour ceux que les défaillances de notre société doivent parfois et si justement attrister.
Au-dessus des déceptions qui nous ont frappés, des factions qui nous divisent et semblent nous infliger un morcellement où se cache plus d’un péril, j’ai vu planer de fortes vertus, enracinées dans les cœurs, répandues dans toutes les couches sociales, et j’ai senti s’affermir en moi une indestructible espérance. Plus que jamais, après ce long voyage à travers tant de dévouements, je crois en mon pays.
Le patriotisme m’apparaît comme un sentiment d’autant plus intime qu’il est plus profond ; il a sa pudeur et n’a besoin ni de clameurs ni de manifestations ; la bienfaisance est une de ses formes d’élite. La victoire, qui n’a jamais été qu’un accident plus ou moins prolongé dans la vie des peuples, ne constitue souvent qu’une grandeur éphémère. La grandeur durable, celle qui forge l’âme et lui donne toute sa résistance, s’acquiert par l’exercice de certaines vertus faites d’abnégation, de respect pour son propre sacrifice et de commisération pour l’humilité malheureuse : ces vertus, la France me paraît les posséder à un degré supérieur. Sous ce rapport, elle est un exemple. Elle s’offre à l’imitation de ceux qui la décrient, après l’avoir adulée, l’avoir invoquée, avoir dû leur salut à ses bienfaits. En politique elle a souvent poussé la générosité — la charité — jusqu’à l’imprudence. Si dans le hasard, des batailles elle a fléchi sous le nombre, contre lequel du moins elle a lutté jusqu’à épuisement, elle n’a répudié ni l’amour du travail, ni le culte de la bonté ; elle a gardé intacte la gloire de son âme, et cela suffit, si elle le veut, pour donner un point d’appui inébranlable à ses destinées.
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Dans nos provinces, lorsque au jour de l’Épiphanie on tire la fève du gâteau des rois, la part du pauvre est réservée la première ; de même dans le budget du plus petit ménage, dans la bourse de l’écolier, dans la caisse du millionnaire, le pauvre a sa part, qui jamais n’est détournée. Sans craindre d’être éconduit, j’ai frappé à bien des portes différentes, et partout j’ai aperçu la charité s’ingéniant à s’accroître et redoutant de n’avoir point assez fait. Elle a un tel besoin de s’offrir, qu’elle est sans méfiance ; c’est pourquoi j’ai terminé cette série d’études en dévoilant les manœuvres de la fausse indigence ; car chercher à secourir la misère et encourager les instincts mauvais, c’est commettre une erreur que la bienfaisance a le devoir d’éviter.
On peut dire cela à Paris sans le blesser, car le nombre, des gens pervers qui cherchent à l’exploiter, qui vivent en l’exploitant, témoigne en sa faveur. Il ne lui déplaît peut-être pas d’être trompé, et l’on croirait qu’il s’y prête. Que de fois, devinant que l’on se joue de sa bonté, le Parisien ne s’est-il pas dit : « Après tout, le pauvre diable en a peut-être besoin, et, s’il ment, tant pis pour lui. » À l’honneur de l’espèce humaine, il existe en ce bas monde encore plus de bonté que de friponnerie : ce qui permet aux filous de réussir. Je connais un vieux philosophe qui fuit les hommes pour pouvoir continuer d’aimer l’humanité ; comme on lui demandait le mot d’ordre pour vivre en paix avec soi-même, il répondit : « Rien n’est important que d’être dupe. »
Quoi de plus charmant et de plus consolant que cette dernière réflexion.
XIV. Jules Simon. La Revue de famille. — 1888.
Tel est le titre de la revue qui vient d’être fondée sous la direction de M. Jules Simon et avec la collaboration d’écrivains illustres, parmi lesquels Alexandre Dumas fils, Louis Ulbach, Sully Prudhomme, François Coppée, Alphonse Daudet, Ludovic Halévy, Francisque Sarcey, Paul Bourget, Jules de Glouvet, André Theuriet, Jean Aicard, Henry de Bornier, Georges Ohnet, Mme Henry Gréville, Hector Malot, R. de Bonnières, George Duruy, Eugène Manuel et bien d’autres dont les noms complètent la liste du livre d’or de la littérature contemporaine.
Ainsi qu’on le voit, la Revue de famille, qui ne fera concurrence à aucune des revues existantes, mais qui prend seulement une place libre, va paraître dans de rares conditions de succès ; en effet, tous les écrivains que nous venons de citer, et qui représentent dans les lettres des personnalités bien distinctes, vont poursuivre, chacun selon la forme de son talent, une idée unique, celle de la conservation, de la consolidation de la famille. Sans dire, avec ceux qui n’ont d’amour et d’admiration que pour le passé, que la famille n’existe plus en France, il faut bien reconnaître que les mœurs nouvelles l’ont quelque peu modifiée, sinon désunie.
Je n’en veux pour preuve légère, entre autres, qu’une mode présente qui consiste, dans les soirées, à éloigner les jeunes filles du salon où leurs mères, leurs pères vont jouer ou entendre la comédie. On les emprisonne, à la lettre, dans une pièce loin du spectacle, les laissant rêver aux inconvenances que leurs parents vont déguster en comité secret. Sans élever cette singulière mesure à la hauteur d’un danger pour la famille, il faut reconnaître qu’elle n’est guère faite pour en resserrer les liens ; elle a le grand tort de laisser penser aux jeunes filles qu’il est des pensées cachées, des paroles inconvenantes qui peuvent charmer les oreilles de leurs mères ; naturellement, leur esprit les cherche et, comme la nature humaine n’est pas parfaite, l’idée de devancer le temps et d’écouter aux portes est une de celles qui leur vient. Rien n’est mieux entendu que ce qui se dit tout bas, nul livre n’est plus lu que celui qui est défendu.
Le meilleur est donc de n’avoir rien à dissimuler à ses enfants et d’élever leur intelligence en même temps qu’on élève la sienne propre, et cela sans pédanterie, sans que l’esprit, l’art, la gaîté, la jeunesse y perdent rien de leurs droits. Dans la Revue de famille, on écrira comme on parle, à haute voix, dans un salon honnête, de choses honnêtes et belles, sans crainte d’être entendu par les plus jeunes, mais sans s’astreindre pour cela à ne parler que de choses enfantines. L’élément mondain y aura sa place ; les modes et la bibliographie y auront la leur. Une chronique tiendra les lecteurs au courant de tous les bruits qui peuvent être répétés ; un ami de la nature et de la science, M. de Cherville, parlera des champs aux citadins et de la ville à ceux qui vivent à la campagne. Le théâtre aura des articles spéciaux, tout comme l’art, tout comme la littérature ; l’hygiène morale et physique y trouveront également leur place.
Je n’ai guère à insister sur les mérites des collaborateurs qui sont venus se grouper autour de M. Jules Simon ; je n’ai rien non plus à révéler sur le philosophe, autant ami de l’humanité que de la sagesse, sur l’orateur, l’homme d’État, trop entiché de justice et de liberté pour avoir accepté les compromis qui sont la condition du pouvoir ; je ne puis dire qu’une chose, c’est que M. Jules Simon, resté jeune par l’enthousiasme de tout ce qui est bon et beau, apportera son contingent d’éloquence et d’expérience à la Revue de famille. Je devrais ignorer l’article introduction qui ◀commencera▶ le premier numéro, mais je ne puis rester tout à fait discret et je dirai que cette préface, intitulée le Péril moral, est un des chapitres les plus éloquents et, en même temps, les plus spirituels qu’ait écrits l’auteur du Devoir.
En honnête homme qu’il est, il y aborde, avec la discrétion qu’il convient, la question
religieuse : « On parle, dit-il, de la foi du charbonnier. J’aime assez la foi du
charbonnier pour le charbonnier. Je préfère une foi éclairée, parce que j’aime le
progrès de l’espèce humaine par le développement de la raison et la conquête de la
vérité. Mais ce que je condamne par-dessus tout, comme philosophe et comme homme
politique, c’est l’indifférence. Un homme, ou un peuple, qui ne croit rien, n’est
rien. »
Plus loin, à propos du service militaire exigé des séminaristes, je trouve cette réflexion charmante :
« Je disais un jour au cardinal Czacki, quand il était nonce à Paris : — Vous serez embarrassé pour recruter votre clergé. — Je me préoccupe moins, me répondit-il, de ceux qui s’en iront que de ceux qui reviendront. — Je suis tout à fait de son avis, et puisque ma fille va se confesser, j’aime mieux que ce ne soit pas à un caporal. »
Puisque je suis sur la pente des indiscrétions et qu’on n’est pas plus coupable pour avoir divulgué trois secrets que pour en avoir raconté un, je signalerai comme une merveilleuse étude la lettre que, dans ce même numéro, M. Alexandre Dumas adresse à M. Jules Simon. C’est de la logique cruelle parfois, ne faisant aucune concession et définissant nettement la façon dont le grand écrivain envisage la famille dans le présent et dans le passé.
Après une très éloquente appréciation de la famille des cités et de celle des
campagnes, Alexandre Dumas constate que le paysan est moins sensible que l’ouvrier des
villes, le bourgeois ou le riche à la perte des siens : « Il semble, dit-il, que
là le cœur et l’âme soient protégés contre tous les événements par ces corps rugueux
et patients, incessamment exposés à toutes les intempéries de l’air. Et puis le
cimetière est tout près d’eux ; c’est le jardin public ; les oiseaux y chantent ; les
enfants y jouent ; les morts y sont des amis, des parents qui ne demandent et ne
coûtent plus rien, grand argument aux yeux de l’homme de la campagne. Ils ont partie
de cette terre qui a fait partie de leur vie. On pourrait dire qu’elle est de la
famille. Ils se confondent ainsi avec l’éternité matérielle et tangible. Les
survivants sont à peu près sûrs de reposer à côté d’eux. À quoi bon se lamenter quand
on se sépare ? On est sûr de se retrouver en un lieu connu de père en fils ; en somme,
on ne s’est pour ainsi
dire pas quitté. On ne se dit plus
rien, voilà tout ; mais le paysan a si peu de chose à dire ; voilà de bonnes raisons
pour ne pas souffrir longtemps. »
Je voudrais bien continuer à vous lire ces beaux morceaux, mais tout a un terme, même l’indiscrétion. Bien d’autres chapitres de haut intérêt composeront cette première livraison. Mais véritablement il y aurait crime à ne pas signaler la si touchante Causerie du foyer, de Louis Ulbach ; c’est une sorte de lettre que l’auteur du Livre d’une mère adresse à son petit-fils ; il lui raconte comment il a fait sa première communion, et cela en termes tels qu’il ne faut pas chercher à se défendre contre l’émotion. J’en prends ces lignes charmantes :
« La veille de ce jour mémorable, il fallait demander pardon à mes parents et, selon la teneur des instructions reçues, réclamer leur bénédiction. J’obéis avec des larmes aux yeux ; mon père et ma mère étaient aussi émus que moi. Mon père ne m’avait jamais béni ; il m’avait seulement beaucoup aimé ; mais dans sa volonté candide et sentimentale, il se crut obligé aux gestes solennels remarqués par lui dans les tableaux, et, comme je m’inclinais, il étendit ses deux bras sur ma tête pour me donner une bénédiction irréprochable. Je me sentis le cœur gonflé de cette scène naïve, dont je souris aujourd’hui, mais qui m’attendrit devant certains dessins de Greuze. »
Comment ne pas parler non plus d’une nouvelle charmante de François Coppée : Le Convalescent. C’est un rien, l’histoire d’un jeune artiste malade que le médecin envoie se refaire au soleil du Midi. Là le pauvre garçon guérit, ses poumons ont repris leur élasticité, la vie est revenue en lui ; mais, en échange de la santé, il laisse un peu de lui-même, de son cœur, chez les hôtes que le hasard lui a donnés ; son corps est en bon état,
Mais son cœur est bien malade !
Le tout raconté avec ce charme que les poètes, et surtout Coppée, mêlent de nature à leur prose.
Je m’arrête, heureux d’avoir, le premier, signalé la naissance de cette revue, tenue sur les fonts baptismaux par de si grands parrains. Je n’ai pas besoin de dire que le livre sera beau matériellement. Pour qui les éditeurs et les imprimeurs travailleraient-ils de leur mieux, sinon pour ceux qui doivent faire lire leurs livres par toutes les familles d’aujourd’hui et par toutes celles de demain ?
XV. Édouard Drumont. Fin d’un Monde. — 1888.
L’auteur de la France juive, M. Édouard Drumont, a publié à la librairie Savine un livre intitulé : la Fin d’un Monde. Cette fois encore, ce sont les Juifs qui endossent la responsabilité de la décomposition sociale européenne, et l’acharnement de l’auteur contre la race sémitique est loin de s’être amoindri. Je regrette, pour ma part, cette persistance qui semble tourner à l’entêtement, et je crois dangereuse la révolution sociale qui peut se trouver au bout de ces théories haineuses.
On peut admettre qu’il est dur de penser que pendant que tant de gens meurent de faim, la fortune de ceux-ci et de ceux-là se compte par centaines de millions ; mais qu’y faire ?
Il n’y a qu’un moyen pratique, c’est l’égorgement, puis le pillage. Eh bien, j’en appelle à M. Drumont lui-même qui se plaint de notre putréfaction morale, la société vaudrait-elle mieux parce qu’on aurait ensanglanté l’Europe et qu’on aurait dévalisé des gens qui n’ont, en résumé, pris la place des gros banquiers que parce que leur instinct commercial, l’amour et le sentiment de la conservation de leur race leur ont mis en main ce que nous n’avions pas su prendre ? Soyons plus intelligents qu’eux si nous pouvons, mais ne nous plaignons pas de l’inégalité des fortunes quand nous sommes obligés de constater celle des intelligences.
La Fin d’un Monde est cependant un livre qu’il faut lire et qui, à côté de récits trop passionnés, contient des vérités bonnes à connaître ; il y a dans ces cinq cents pages des faits, des notes historiques sur notre temps qui portent en eux leur moralité ; je ne parle pas des exagérations de M. Drumont, qui lui font hébraïser tous ceux qui lui déplaisent. Voici, par exemple, M. Lockroy : ses tendances, sa politique sont contraires aux convictions de M. Drumont : — Je te fais Juif ! s’écrie-t-il, et voilà M. Lockroy devenu Juif. La raison c’est qu’il s’appelle Simon ! Le père, la mère de M. Lockroy, son grand-père, commandant en 1808 la citadelle de Turin, étaient tous catholiques ; qu’importe ! il restera Juif pour avoir pris tel ou tel arrêté.
Le grand défaut du livre, je le répète, c’est le parti pris, la passion. Une fois cette réserve admise, il faut reconnaître une véritable hauteur de pensée dans l’ensemble de l’œuvre, et, ce qui fait pardonner bien des choses, une conviction certaine et l’amour aveugle de la justice.
Dans ce livre désespéré et désespérant, je trouve des passages comme ceux-ci :
Le cadavre social est naturellement plus récalcitrant et moins aisé à enterrer que le cadavre humain. Le cadavre humain va pourrir seul au ventre du cercueil, image régressive de la gestation ; le cadavre social continue à marcher sans qu’on s’aperçoive qu’il est cadavre, jusqu’au jour où le plus léger heurt brise cette survivance factice et montre la cendre au lieu du sang. L’union des hommes crée le mensonge et l’entretient : une société peut cacher longtemps ses lésions mortelles, masquer son agonie, faire croire qu’elle est vivante encore alors qu’elle est morte déjà et qu’il ne reste plus qu’à l’inhumer.
Les sociétés, d’ailleurs, ne meurent point toutes de la même façon.
« Quelquefois dit Lacordaire, les peuples s’éteignent dans une agonie insensible, qu’ils aiment comme un repos doux et agréable ; quelquefois ils périssent au milieu des fêtes, en chantant des hymnes de victoire et en s’appelant immortels. »
Voici, par exemple, de grandes vérités exprimées dans une belle langue, qui rappelle parfois l’éloquence de Veuillot :
La France, au lieu de se résigner, ou mieux encore de se recueillir, de rentrer en elle-même, d’essayer de guérir, puisque Dieu, dit l’Écriture, a fait les nations guérissables, semble vouloir finir dans l’apothéose théâtrale ; elle magnifie sa décadence avec une ostentation vaniteuse, une outrecuidance charlatanesque et délirante qu’elle n’avait point aux jours heureux de sa force et de sa splendeur.
Nous recevons affront sur affront, l’Allemagne fait tirer sur nos officiers à la frontière, l’Italie nous donne le coup de pied de l’âne, l’Europe se partage déjà nos dépouilles, l’Invasion est à nos portes et la Banqueroute va s’asseoir à notre foyer ; nous plions sous une dette de trente milliards ; les usines se ferment, notre agriculture est ruinée, nos industriels voient peu à peu tous les marchés du monde leur échapper…
Nous autres, fils de la France, voudrions que notre mère eût, au moins, une attitude digne devant ses épreuves. Les Cosmopolites, qui se sont substitués à nous, n’entendent pas de cette oreille ; ils tiennent absolument à ce que la France se couvre de ridicule devant l’univers ; il faut que cette nation, si cruellement humiliée, soit grotesque par surcroît et qu’elle déclare, à la risée de tous, qu’elle n’a jamais été si grande, si puissante, si effrayante et si riche.
La tour Eiffel, témoignage d’imbécillité, de mauvais goût et de niaise arrogance, s’élève exprès pour proclamer cela jusqu’au ciel.
Naturellement, la tour Eiffel ne devait pas échapper à la critique de M. Drumont, elle est presque l’œuvre de M. Lockroy. Peu de choses, peu de gens, d’ailleurs, échappent à ses lanières vengeresses ; c’est le mal qui l’attire, il a plaisir à l’étaler, ce qui est certes nécessaire pour soutenir sa thèse, moins mauvaise que je ne le voudrais ; mais il devrait aussi de temps en temps nous réconforter d’un peu de bien ; il y en a sur la terre, dans la nature humaine aussi, et ce n’est pas en disant aux gens : « Vous n’êtes que des misérables, des fragments d’une société en pourriture », que vous les ramènerez au bien. Le livre de M. Drumont est chrétien et socialiste ; ne semble-t-il pas raisonnable que M. Drumont suive la pensée du Christ, qui était de ne désespérer personne, de donner le remède à tous les maux, et qui, relevant par la confession ceux qui étaient tombés, construisait la société nouvelle avec les débris de l’ancienne, comme on rebâtit un palais avec ses vieilles pierres ?
Je continue, parce que ce livre est captivant et que, tout en soulevant la protestation, on sent qu’il est écrit par un homme de talent et de conviction.
Plus loin je trouve, en citant un fait, l’occasion de rappeler une des plus émouvantes poésies d’Henri Heine :
J’ai donné pour titre à mon livre : la Fin d’un Monde et non la Fin d’un peuple. Les autres nations, en effet, sont presque aussi malades que nous.
Nous agonisons sur un grabat, dans la chambre déjà déménagée d’où l’on a enlevé peu à peu, en même temps que les valeurs et l’argent, toutes les reliques du Passé, tout ce qui parlait à l’âme, tout ce qui rappelait la vie des aïeux.
… L’Autriche, elle, pourrit sur un lit de parade avec des tentures magnifiques qui cachent le jour et que les mites sont en train de ronger.
Au fond, elle est plus enjuivée que nous encore. Rothschild règne là avec plus de morgue que chez nous.
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Lisez ce simple fait divers.
« Pendant son passage à Paris, l’archiduchesse Stéphanie s’est rendue au Père-Lachaise, où elle a déposé sur la tombe de Henri Heine une couronne portant cette inscription : L’impératrice d’Autriche à son poète favori. »
Ouvrons donc Henri Heine et cherchons ce qui a pu toucher à ce point le cœur de l’impératrice d’Autriche. Voici justement une pièce qui s’appelle : Marie-Antoinette ; c’est évidemment cette pièce qui aura ému la souveraine.
« Comme les glaces des fenêtres brillent gaiement au château des Tuileries, et pourtant là reviennent en plein jour les spectres d’autrefois.
« Marie-Antoinette reparaît dans le pavillon de Flore ; le matin, elle tient son lever avec une étiquette sévère.
« Damés de cour en toilette. La plupart sont debout, d’autres assises sur des tabourets, en robes de satin ou de brocart d’or, garnies de joyaux et de dentelles.
« Leur taille est fine, les jupes à paniers bouffent, et dessous regardent si finement les mignons petits pieds à hauts talons : ah ! si seulement elles avaient des têtes !
« Mais pas une n’a la sienne ; la reine elle-même n’en a as, et c’est pourquoi Sa Majesté n’est pas frisée.
« Oui, celle qui, avec sa coiffure haute comme une tour, pouvait se comporter si orgueilleusement, la fille de Marie-Thérèse, la petite-fille des Césars allemands.
« Il faut maintenant qu’elle revienne sans frisure et sans tête, au milieu de nobles dames non frisées, et sans têtes également.
« Voilà les suites de la Révolution et de ces maudites doctrines. Toute la faute est à J.-J. Rousseau, à Voltaire et à la guillotine.
« Mais, chose étrange ! je crois presque que les pauvres créatures ne s’aperçoivent pas qu’elles sont mortes et qu’elles ont perdu la tête.
« Tout ce monde se trémousse absolument comme autrefois ; quelle fade importance se donne cette valetaille !
« Les révérences sans tête font frissonner et rire tout ensemble.
« La première dame d’atours s’incline et présente une chemise de linon, la seconde la tend à la reine, et toutes deux se retirent avec une révérence.
« La troisième et la quatrième dame s’inclinent en s’agenouillant devant Sa Majesté pour lui passer ses bas.
« Une demoiselle d’honneur arrive et s’incline en apportant le déshabillé du matin ; une autre demoiselle s’incline et présente la sous-jupe à la reine.
« La grande-maîtresse de la cour se tient là ; elle rafraîchit avec son éventail sa gorge blanche et, ne pouvant le faire avec la tête, elle sourit avec le derrière…
« À travers les tentures des fenêtres, le soleil glisse de curieux regard, mais en apercevant la scène des spectres, il recule épouvanté. »
N’est-ce pas que, dans ces conditions, cette visite de l’impératrice d’Autriche à la sœur de Henri Heine est encore une jolie note moderne ?
Je ne voudrais pas, d’ailleurs, contrarier l’impératrice d’Autriche, si elle trouve amusant que les révolutionnaires coupent la tête à son fils et à sa bru et que les Juifs composent des vers badins là-dessus. — Cela la regarde plus que moi.
Ce que j’en dis, c’est pour le principe.
Et de cette légende, de cette œuvre de poète, l’auteur de la Fin d’un Monde part en guerre contre Henri Heine, comme Juif, lui reprochant de s’être réjoui du plus lâche régicide que l’histoire ait jamais inscrit. Henri Heine, Juif ou non (je le crois mort protestant), était un écrivain de haute valeur, et, quelque soin que j’y mette, je ne puis trouver dans cette pièce que l’œuvre de l’imagination d’un grand poète romantique ; je n’y sens pas l’ironie, je l’avoue, et je n’éprouve que l’épouvante devant une horrible vision d’un hideux cauchemar.
Lui aussi, M. Drumont, a sa vision dans ce livre, lui aussi est le poète de l’histoire dans ce qu’elle a, dans ce qu’elle aura d’horrible, et ce n’est pas sans émotion que j’ai lu les belles pages de la guerre prochaine, cri jeté, inutilement hélas ! par un Jérémie d’aujourd’hui. Je ne puis, à regret, citer le morceau entier, mais les fragments pourront, j’espère, donner idée de l’ensemble.
Quand l’heure fatidique de la grande tuerie aura sonné, on verra ces choses :
Mobilisez ! Mobilisez ! — le fluide électrique lancé sur les innombrables fils a porté, jusque dans les coins les plus reculés de la Gaule et de la Germanie, l’ordre terrible qui est un arrêt de mort pour des milliers d’êtres humains. Aux armes ! Aux armes ! ont répondu des millions de poitrines gauloises et germaines.
Quelques heures après, les cavaliers alertes sont en selle et s’élancent des frontières. — Sabrez ! Sabrez au galop ! Chargez les uns contre les autres, derniers soldats des combats épiques d’autrefois !
Chargez et sabrez vite !… votre heure sera courte… car, derrière vous, arrivent et s’alignent les fusils et les canons modernes… et la grande Bataille Nouvelle va ◀commencer▶…
Quelques jours ont suffi. — Lus machines rapides attelées aux longs trains de guerre ont entassé, des deux côtés de la frontière, les formidables bataillons et les redoutables canons noirs.
Les Régiments, les Brigades, les Divisions, les Corps d’armée, les Armées, naguère tronçons épars, sont soudés.
Les hommes plient sous le fardeau des cartouches métalliques ; les caissons sont bondés de projectiles ; les chariots regorgent d’outils, de souliers et de vivres. Les ambulances attendent sous la croix de sang des fanions.
Les souffles des hommes et des chevaux font comme le bruit des vagues lointaines. Les vapeurs sorties de ces hommes entassés et de ces bêtes suantes montent et voilent le ciel bleu.
Quelques kilomètres séparent les Gaulois des Germains.
Ce matin, c’est jour de bataille…
Et d’abord, un grand silence : silence du recueillement des âmes qui vont bientôt quitter ces corps ; silence fait des épouvantes muettes, à la pensée de l’énorme hécatombe ; silence fait des prières mentales et secrètes des époux, des pères et des fils !
Tout à coup retentit, lointain et lugubre, le premier coup de canon, et deux millions de soldats répondent par un cri sauvage au sifflement du premier projectile.
En avant ! En avant !
Les musiques guerrières entonnent les Marseillaises nationales ; les drapeaux, les étendards, les fanions frémissent ; les cœurs battent ; les chevaux hennissent ; les commandements se croisent et se multiplient ; le ciel tremble. Les lignes immenses et profondes s’avancent les unes contre les autres… hommes et bêtes… chairs à canon !
Les batteries se déploient et prennent position.
Les infanteries marchent. On charge les pièces, on charge les armes, on remplit les magasins des fusils.
Six mille mètres séparent les gueules des canons d’acier ! deux mille mètres séparent les pointes des baïonnettes… et déjà la bataille ◀commence▶.
Un feu terrible s’ouvre ; canon contre canon, batterie contre batterie, groupe de batteries contre groupe de batteries.
À six mille mètres ! Pièce, feu !
Les obus fouillent le sol et éclatent ; mais, bientôt, chaque pièce a rectifié son tir et trouvé sa distance, et la lutte devient intense. Désormais, chaque projectile lancé éclatera, en l’air, au-dessus des têtes et sèmera deux cent cinquante projectiles sur des surfaces couvertes d’hommes.
Hommes et chevaux sont écrasés sous cette pluie de fer et de plomb. La supériorité restera au pointeur le plus habile et le plus rapide.
Les canons se tuent entre eux, les batteries s’écrasent entre elles, les caissons se vident. — L’avantage demeurera ainsi à celui dont le feu ne chôme pas !
Et sous ces ouragans, sous ces tempêtes, les bataillons vont s’aborder.
Deux mille mètres ! mais déjà les balles de petit calibre, fines, coquettes, argentées, pointues, sifflent et tuent, frappent et traversent, ricochent et brisent ; les salves se succèdent et des nappes de balles, denses comme la grêle, rapides comme la foudre, inondent le champ de bataille.
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La bataille continue, acharnée. Mille pas séparent toujours les deux armées.
À qui la victoire ? À personne…
Et les salves redoublent, et les canons crachent ; les unités tournoient dans cet enfer et s’abattent sous la trombe.
Soldats et chefs, pêle-mêle !
Chevaux et canons, pêle-mêle !
Drapeaux et étendards, pêle-mêle !
Vivants, blessés et morts, pêle-mêle !
À qui la Victoire ? À personne…
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À qui la Victoire ?
Le jour baisse, la nuit arrive, les ombres cachent l’horrible charnier. Les vivants, brisés par la fatigue, n’ont plus la force de poursuivre ou de fuir.
Demain ! demain encore ! tant qu’il y aura des hommes, des chevaux, des canons, des fusils, des cartouches et des obus !
Ce soir, comptez vos morts et vos vivants !
À qui la Victoire ?
À qui ? à Dieu, peut-être… qui a résolu de faire périr, sous le Déluge du fer, tous les fils qui ont oublié la parole du Christ : « Aimez-vous les uns les autres ! »
Voilà certes une belle page à tous les points de vue, et bien qu’en constatant que l’auteur reproduit cette grande parole : « Aimez-vous les uns les autres », dans un livre où justement on exècre les autres et les uns, il faut reconnaître plus que le souffle d’un poète dans cette effroyable prédiction. Voilà ce qui peut arriver demain, et il suffit du caprice d’un homme dont la boîte osseuse comprimerait trop le cerveau pour que le sang coule de toutes parts ; je ne crois pourtant pas qu’il faille autant incliner vers le désespoir et, malgré ce qu’on voit, il est bon de se souvenir que la Providence a mille moyens dédaigneux et imprévus de rappeler aux plus grands qu’ils sont dans la main de la mort, et qu’il suffit parfois d’un grain de sable ou d’un caillot de sang, qui se déplace, pour changer la face de notre monde.
Et, pour résumer mon opinion sur le livre de M. Drumont, ce n’est, on le devine, pas une œuvre banale que celle qui peut éveiller de telles pensées.
XVI. Edmond de Goncourt. Journal des Goncourt. — 1888.
Le troisième et dernier tome du Journal des Goncourt a paru chez Charpentier ; je ne puis que signaler ce volume, qui sera l’objet d’une étude spéciale ; comme les précédents, il renferme les notes les plus curieuses sur les gens et les choses, des critiques, des appréciations qui resteront comme des chefs-d’œuvre de philosophie et de goût, et des petits croquis qui valent mieux que de grandes peintures. Mais j’avoue que, malgré moi, je n’ai pu m’empêcher d’ouvrir le volume vers la fin, avant d’en avoir lu tout le commencement. C’est que je savais que je trouverais là le redoutable et poignant dénouement d’un drame, le dénouement de la comédie de la vie. Très ému, j’ai relu ces pages navrantes où le frère voit mourir son frère ; j’ai retrouvé cet horrible moment où les yeux s’efforcent de percer leurs larmes pour ne pas perdre un mouvement, un frémissement de celui qui a été tout et va n’être plus rien. « Ce sont les grandes heures ! » a dit Lamennais mourant ; grandes heures et pour ceux qui descendent dans la nuit et pour ceux qui suivent des yeux et du cœur cette lumière qui tombe et s’éteint peu à peu, comme le soleil à son couchant. Dans ces notes si cruellement simples on lit, on devine tout, et ce que valait celui qui est parti, et ce que vaut celui qui est resté. Ces lignes que je copie ne sont-elles pas belles pour les deux frères :
Je suis malade, et j’ai une affreuse peur de mourir… Mon pauvre frère serait mis dans une maison de santé !
Et plus loin cette terrible page :
À midi, j’ai vu à travers la porte de la salle à manger les chapeaux de quatre hommes noirs… Nous sommes montés dans la petite chambre… Ils ont relevé la couverture, ont glissé sur lui un drap et, en une seconde, ont fait de son maigre cadavre, à peine entrevu, un long paquet au linge rabattu sur la figure : « Doucement, ai-je dit ; je sais bien qu’il est mort, mais cela ne fait rien… doucement ! »
Alors on l’a étendu au fond de la bière, sur un lit de poussière odoriférante, pendant qu’un de ces hommes disait : « Si ça fait mal à ce monsieur, il faut qu’il s’en aille ! » Je suis resté !… Un autre a repris : « C’est le moment, si Monsieur a quelque souvenir à mettre dans la bière ? » J’ai dit au jardinier : « Allez couper toutes les roses du jardin, qu’il emporte là-bas au moins cela de cette maison qu’il a un moment tant aimée ! » On a jeté les roses dans le creux autour de son corps ; on en a mis une blanche sur le drap, un peu soulevé par sa bouche. Alors-la forme de son corps a disparu sous un amoncellement de poussière brune… Puis on a vissé le couvercle. C’était fini. Je suis descendu.
Quel récit parmi les plus tragiques est comparable à ce simple et funèbre procès-verbal !
XVII. A. Bardoux. Madame de Custine. — 1888.
Je signale un livre de haut intérêt que M. A. Bardoux vient de publier chez Calmann-Lévy. C’est une biographie de Madame de Custine, d’après des documents inédits, et qui prend place parmi les belles études sociales et littéraires de l’auteur. Rien de plus profondément captivant que le récit de l’existence de cette femme qui, à vingt-deux ans, vit mener au supplice son beau-père et son mari. Son courage, sa présence d’esprit, en font une véritable femme du dix-huitième siècle, la femme française par excellence. Il est curieux de la suivre depuis la Terreur jusque dans les salons où elle rencontre Chateaubriand, Fouché, Mme de Varnhagen, pendant la Restauration et jusque dans ses dernières années.
Je remonte aux premières pages du livre, et j’y trouve cette terrible et touchante anecdote.
Fouquier-Tinville était irrité des marques d’intérêt données à Mme de Custine pendant le procès de son beau-père ; à mesure qu’elle descendait les marches du Palais de Justice, la foule furieuse criait : « C’est la Custine, c’est la fille du traître. »
Le danger croissait, des sabres nus se dressaient déjà sur elle : une faiblesse, un faux pas, et c’en était fait. Elle a raconté qu’elle se mordait les mains et la langue jusqu’au sang afin de combattre la pâleur.
Désespérée, elle jette une dernière fois les yeux autour d’elle. Une femme du peuple s’avançait portant un nourrisson dans ses bras. Mme de Custine va brusquement à cette mère et lui dit : « Quel joli enfant vous avez là ! — Prenez-le vite ! » répond à voix basse la mère, qui comprend tout d’un mot et d’un regard. Mme de Custine prend l’enfant dans ses bras, l’embrasse, et les tricoteuses ébahies s’arrêtent. L’enfant la protégeait.
Mme de Custine traverse ainsi la cour du Palais de Justice, se dirige vers la place Dauphine, sans être frappée ni injuriée, ayant toujours son précieux fardeau dans les bras. Elle arrive au Pont-Neuf, rend l’enfant à celle qui le lui a prêté.
Puis à l’instant les deux femmes s’éloignent sans se dire un seul mot.
Tel est le récit que fait Astolphe de Custine, d’après les souvenirs de sa mère.
XVIII. Grand-Carteret. Les Mœurs et la caricature. — 1887.
La belle Exposition de la caricature au Palais des Beaux-Arts a fait reparaître aux étalages des libraires tout ce qui a été écrit sur cette matière depuis le commencement du siècle ; les meilleurs de ces ouvrages, parmi lesquels il en est d’excellents, sont pourtant devenus des retardataires, car le temps et les choses marchent au pas accéléré ; la plupart des livres que nous possédons sur la caricature ne font guère que se répéter jusqu’à 1848, jusqu’au commencement de l’Empire, qu’ils effleurent à peine.
M. J. Grand-Carteret, un érudit, a très amplement comblé cette lacune, et le beau livre qu’il vient de publier à la Librairie Illustrée, sous ce titre : les Mœurs et la caricature en France, nous donne l’histoire la plus complète de la caricature qui ait paru jusqu’ici. M. Grand-Carteret nous a épargné les origines assyriennes, grecques ou égyptiennes, de cette manifestation si curieuse de l’esprit, et, jugeant que la France méritait une étude spéciale, il a fait ◀commencer▶ son livre à l’histoire de la caricature au xvie siècle, pour la mener jusqu’à ce jour. Près de 500 planches, soit en couleur, soit hors texte, ou dans le texte, mettent sous les yeux du lecteur les plus curieux spécimens de la caricature à toutes ces époques.
Malgré son désir de tout reproduire, l’auteur a dû faire volontairement de grands
sacrifices, et tout le monde lui saura gré de certaines omissions. « C’est,
dit-il, pour rester fidèle aux généreuses traditions de l’esprit français que l’auteur
a systématiquement écarté toute caricature dirigée contre Marie-Antoinette ou
l’impératrice Eugénie, estimant que de telles pièces — indispensables s’il s’était agi
d’une iconographie complète — n’avaient nulle raison de figurer dans son livre
puisqu’elles ne caractérisaient pas les haines et les passions du moment autrement que
les estampes reproduites sur Louis XVI ou Napoléon III. »
Il faut remercier l’auteur de cette décision, qui nous épargne la vue des horreurs stupides qui éclosent par milliers au lendemain de nos nombreuses révolutions ; car, chose étrange, le Français, si spirituel, si vaillant dans la lutte par l’esprit, peut devenir dans la victoire d’une sottise et d’une grossièreté répugnantes.
Ajoutons qu’il est rare qu’on ait lu les noms de nos grands caricaturistes au bas de ces turpitudes, et que ce ne sont généralement que de pauvres diables sans talent qui se chargent de ces humiliantes besognes ; quand l’esprit français a combattu, vaincu, fait triompher ses opinions, il se retire et laisse les maraudeurs dépouiller et insulter ceux qui sont terrassés. Revenons au bel ouvrage de M. Grand-Carteret.
Outre le texte, qui y est divisé en chapitres sur la caricature, depuis le xvie siècle jusque sous la Révolution, nous trouvons d’autres chapitres très détaillés sur la caricature de mœurs sous le Directoire, les Incroyables, le Consulat, l’Empire, la Restauration, les Cent-Jours, la seconde Restauration ; sur les lithographies des peintres politiques et fantaisistes : Charlet, Vernet, Bellangé, Henry Monnier, Raffet, Traviès, Naudet, Cœuré, Pigal, Valmont, Philipon, Stop, etc., etc. ; sur les caricatures contre Louis XVIII, Charles X et Louis-Philippe ; sur les maîtres de la caricature moderne.
Une belle place est assignée à Daumier, qui, en ce moment, voit à l’exposition de la caricature son œuvre grandir à ce point qu’elle fait tout disparaître dans son ombre, même les merveilles de Gavarni ; voici aussi Grandville, Cham, le plus français par l’esprit ; Grévin, Beaumont, Bertall, Dantan, etc. Dans le chapitre consacré à la caricature de mœurs sous le second Empire, apparaissent les André Gill, Nadar, Riou, Crafty, Alfred Le Petit, Régamey, etc. ; puis voici la Commune, et enfin la troisième République, avec les nouveaux, ceux d’hier : Willette, Pille, Caran d’Ache, Boutet de Monvel, Chéret, tous enfin, peut-être aussi un successeur de Dantan jeune, Paul Bourbier, qui vient de produire de si étonnantes charges d’acteurs connues seulement encore des amateurs.
M. Grand-Carteret a très justement fait remarquer que la caricature était dans le sang français et que nos grands artistes, chacun selon son tempérament, savaient manier le crayon de Cham ou Daumier ; et il cite ou montre des caricatures de Prud’hon, Ingres, Cabanel, de Puvis de Chavannes, de Delacroix, de J.-P. Laurens, de Decamps, Courbet, Meissonier, etc.
Je voudrais mentionner une à une les curieuses reproductions qui fourmillent dans cet ouvrage et qui nous donnent si bien la caractéristique de toutes les phases de notre histoire, de nos mœurs, de nos coutumes, de notre habillement.
C’est d’abord dans les reproductions en couleur : les Antiquaires, de Boilly ; le Prétexte, Thiers en fille Angot, par André Gill, Faites-les chanter, de Charlet, etc., etc. ; les Croyables, le Sérail en boutique, Nous avons notre père de Gand ! des portraits-charges par Grandville, Daumier, Gavarni, Delacroix, etc., en gravures hors texte ; puis, parmi les centaines de gravures dans le texte : les estampes de Jean Le Clerc, de Callot, de Watteau, Marie-Antoinette et Louis XVI à la lanterne, les Boutons à la Bastille, les Émigrés et les jeux de Coblentz, les Vélocipédistes, Napoléon s’élevant en ballon, la Mère d’actrice, de Monnier ; les Poires de Louis-Philippe, les Diableries de Victor Adam, les Robert Macaire, des croquis de Grandville, les caricatures de Cham en 1848, tout y a défilé, jusqu’aux ombres chinoises de Caran d’Ache.
Voici, après les terribles caricatures de Daumier, le chasseur effaré de Cham qui se demande pourquoi son chien le regarde avec étonnement ; c’est que le perdreau qu’il poursuit s’est perché sur sa propre tête ! La suite de ce drame a été peinte par Cham, en un charmant panneau (peut-être reproduit dans ce livre) qui appartient à Pierre Véron. Ne sachant comment tuer le perdreau, le chasseur ingénieux ne trouve d’autre moyen que de fourrer le canon de son fusil dans sa bouche et de tirer. À côté de ces drôleries, des merveilles philosophiques de Gavarni et des dessins de maîtres.
En résumé un beau livre des plus complets, très clairement distribué, malgré l’abondance et la variété des matières, et qui résume admirablement cet esprit des Français toujours divisés en trois parts : ceux qui font des sottises, ceux qui en pleurent et ceux qui en rient. Heureux ceux à qui le ciel accorde la faveur de se trouver dans ces derniers.
XIX. Roustam. Mémoires. — 1888.
Le tome VIII de la Revue rétrospective, recueil de pièces fort intéressantes pour l’histoire du xviiie et du xixe siècle, vient de paraître aux bureaux de la Revue. Parmi les documents inédits qu’il publie, nous citerons les Mémoires de Roustam, le fameux mameluck de Napoléon Ier ; rien de plus amusant, ni de plus curieux que ces mémoires écrits à la diable.
En les feuilletant, je trouve cette page relative à l’entrevue de Tilsitt :
Quand nous sommes arrivés en face de la maison qui était destinée pour l’empereur de Russie, l’empereur des Français lui dit : « Voilà la maison de Votre Majesté. » Mais l’empereur de Russie lui dit : « Sire, permettez-moi que je parcoure jusqu’au bout de la rue, pour voir toute la garde, que je trouve superbe. » Et ils ont été jusqu’au bout de la grande rue, et sont retournés à la maison qui était préparée pour l’empereur des Français, et ont dîné ensemble.
Deux jours après, le roi et la reine de Prusse sont venus aussi à Tilsitt ; ils étaient logés dans la maison d’un meunier, et venaient tous deux, tous les jours, chez l’empereur des Français et l’empereur de Russie, pour dîner avec l’empereur Napoléon.
Un jour, à dîner, l’empereur Napoléon disait au roi de Prusse : « N’est-ce pas, monsieur le roi de Prusse, Votre Majesté n’aime pas la guerre, car Votre Majesté n’est pas heureuse dans la campagne qu’elle vient de faire ? » Le roi de Prusse lui répond : « Oui, Sire, Votre Majesté le sait mieux que moi », sa tête toujours baissée.
La reine de Prusse venait très souvent faire des visites à l’empereur Napoléon.
Un jour elle était coiffée à la grecque, l’Empereur lui dit : « Votre Majesté est coiffée à la turque. » Elle dit : « Je vous demande pardon, Sire, je suis coiffée à la Roustam. » En me regardant, moi étant auprès de l’Empereur.
Quand l’Empereur était à Tilsitt, on a présenté la reine de Prusse à l’Empereur, qui l’a reçue dans un petit salon. Sa visite resta une heure. En sortant de chez l’Empereur, elle avait beaucoup pleuré, car son visage était tout mouillé et ses yeux gros. Tout de suite après, on annonce à l’Empereur que le dîner était servi. Alors, l’Empereur sortit de son cabinet, il trouve le prince de Neuchâtel dans la salle à manger. Il dit : « Eh bien ! Berthier, la belle reine de Prusse pleure joliment ; elle croit que je suis venu jusqu’ici pour ses beaux yeux. »
Le lendemain, l’empereur Alexandre, le roi et la reine de Prusse, le grand-duc Constantin sont venus dîner avec l’empereur Napoléon, et moi j’étais à côté de l’Empereur pour le servir. La reine de Prusse et l’empereur Alexandre me regardaient beaucoup.
Le manuscrit contient bien d’autres récits aussi pleins de naïveté et de vérité ; ce ne sont guère que des cancans, à vrai dire, mais cancans qui peuvent apporter un renseignement utile sur un fait, une touche qui complète la ressemblance d’un portrait. Et puis, si l’on retirait à Clio le droit au cancan, je me demande ce qui resterait de l’Histoire de France, par exemple.
XX. Eugène Vivier. Les Petites Comédies de la vie. — 1888.
Voici un livre qui, certes, n’est pas écrit pour tout le monde ; mais ce livre est-il bien un livre ? se demanderait justement un analyste. Eh bien ! non, ce n’en est pas un, c’est un album, un simple carnet sur lequel Eugène Vivier, un des hommes du siècle qui ont résumé le plus de fantaisie et de verve philosophique, a écrit quelques-unes de ces pensées dont il a publié une partie il y a plusieurs années. Un peu de ce qui se dit tous les jours, tel était le titre de ce livre, douce critique des banalités de la conversation.
Le petit volume est devenu introuvable et celui-ci va faire comme son aîné.
Les Petites Comédies de la vie sont non seulement la suite du premier tome, mais elles nous offrent de plus, en quelques lignes, comme le scénario de toute une partie de la vie de ses personnages. Jamais Vivier ne précise, il aime à vous donner une très légère esquisse pour que vous ayez le plaisir de terminer le tableau vous-même ; c’est une sorte de Georges Cuvier qui vous jette une vertèbre et qui vous dit : reconstruisez-moi tout l’animal.
Voici d’abord un exemple assez commun de la façon dont on distribue certaines hautes fonctions :
— Vous n’ignorez pas que, comme administrateur dans votre Compagnie, il ne vous sera d’aucune utilité ; mais ça ne fait rien : c’est un nom.
Puis cette réflexion d’une « amie » :
— Jolie, spirituelle, distinguée, d’une taille ravissante, des petites mains et des petits pieds de duchesse, des dents d’une blancheur immaculée ; … mais hier, pendant la valse, c’était terrible.
Réflexion conjugale :
— Dis donc, mon ami, je pense à une chose…
— À laquelle, ma chère petite femme adorée ?
— Si tu allais prendre un bain ?
Conseil de quêteuse :
— Donnez plus si vous voulez, mais c’est ce qu’on donne ordinairement.
Un petit échantillon de la probité facile, commerciale et bourgeoise :
— J’ai justement un payement à effectuer aujourd’hui, donnez-la-moi, je la ferai bien passer, ça ne sera pas la première !
Quelle comédie de tous les jours et comme on voit bien le présent et l’avenir de ce mari :
— Certes, ma femme est encore charmante, mais nous n’en sommes plus là, mon ami, après quatre ans de mariage !… Je vais au cercle, y venez-vous avec moi ?
Ici le type du bourgeois amphitryon et ses réflexions clichées :
— Si nous tenons à ne pas mourir de faim, mes amis, ne faites pas causer ma femme pendant qu’elle découpe !
Un rien qui résume assez l’importance de la médecine au dix-neuvième siècle :
— Vous pouvez les prendre avant, pendant ou après le repas, ça ne fait rien du tout, et vous vous en trouverez très bien.
Et la scène inévitable, continuelle, de l’accident de la rue ; qui n’a entendu cette conversation ?
— C’est un cheval qui vient de s’abattre, ma bonne amie.
— Allons-nous-en, allons-nous-en, un pareil spectacle me tournerait le cœur ! Allons-nous-en ! Où donc s’est-il abattu ?
— Là, en face de nous, devant la boutique de l’épicier.
— Je l’aperçois en effet, ô le pauvre animal ! peut-être va-t-il se relever tout seul ? Attendons, attendons un peu. Non, il ne se relève pas. C’est horrible ! Allons-nous-en, je ne peux pas voir ça !
Aussi vrai que féroce :
« La mort de son père a considérablement amélioré sa position ; il avait joliment besoin de cela, je vous en réponds, il nous le disait encore ce matin, les larmes aux yeux, car il adorait son père. »
Confidences entre épouses :
Le mien, c’est tout différent, ma chère ; si je voulais l’écouter, nous en aurions un tous les ans….
Évidemment le mot d’une vertu qui tente de résister :
— Mais à la condition que vous la prendrez découverte !
Scène toute féminine et maternelle :
— Regarde, regarde, ma chère, comme il me va, comme il me prend bien la taille. Laisse-moi l’emporter, veux-tu, pour que j’en découpe le patron. Je devais aller voir aujourd’hui ma chère petite fille à sa pension ; mais je n’irai que demain… Je te le rapporterai ce soir.
Un véritable Gavarni ; qui n’a connu ce ladre galantin ?
— Un petit cadeau par-ci, par-là, les jours de l’an, de sa fête, de l’anniversaire de sa naissance, voilà tout. De temps en temps, une modeste loge dans un théâtre quelconque, une promenade au Bois, une partie de campagne dans les environs, un dîner sans façon chez le restaurateur. Mais jamais, jamais d’argent. C’est une femme du monde.
Toute une comédie, un roman, dans ce charmant tableau :
— Ne vous penchez pas ainsi, Gustave, vous allez nous faire chavirer. Changez plutôt de place avec mon mari. Installez-vous près de moi ; comme ça, l’équilibre sera rétabli. Quelle splendide journée, quelle douce chaleur, trempez comme moi la main dans l’eau ; vous allez voir ; elle est presque chaude, n’est pas ? quel beau temps !
Je borne là mes extraits, renvoyant le lecteur à ce charmant petit livre fait pour les délicats, livre d’esprit léger, délicat s’il en fut, et sur lequel je ne veux pas appuyer davantage dans la crainte de l’écraser.
XXI. Pierre Véron. De vous à moi. — 1887.
Le charmant conteur qui a nom Pierre Véron vient de publier un volume de nouvelles, de réflexions et d’observations chez Dentu. Il est intitulé : De vous à moi, et contient une série de chapitres plus drôles les uns que les autres. Dans cent anecdotes, je trouve celle-ci, relative à M. Marsaud, secrétaire général de la Banque :
Un inconnu avait demandé à lui parler pour affaire urgente. Il le fait introduire dans son cabinet.
L’inconnu entre, salue :
— Monsieur le secrétaire général, je viens vous rendre un service éminent et désintéressé. On a mis en circulation depuis quelques jours des billets faux. Comment je le sais, je n’ai pas à vous le dire. Mais en voici un échantillon. Veuillez y jeter un coup d’œil et vous vous convaincrez qu’il est impossible de découvrir la fraude.
L’inconnu, en même temps, tendait à M. Marsaud une liasse de billets de mille francs, d’une fabrication si parfaite que le secrétaire général fut forcé de convenir qu’il s’y trompait lui-même.
Alors l’inconnu, qui le suivait, — avec quel intérêt, vous le pensez, — reprenant la liasse :
— Eh bien ! monsieur, je vais vous indiquer le moyen de distinguer ces faux billets des vrais. L’encre qu’on a employée produit, quand on les brûle, une flamme rouge. Vous allez voir !
En achevant ces mots, le visiteur avait tiré de sa poche une boîte d’allumettes. Il en frotta deux ou trois d’un coup et mit rapidement le feu à la liasse.
Puis, tandis qu’elle flambait, se mettant tout à coup à gambader :
— Regardez, regardez, c’est le secret de l’enfer… je suis Méphisto !
M. Marsaud s’aperçut alors qu’il avait affaire à un fou. Il sonna, le fit appréhender. C’était le baron de M…, un joueur endurci, dont d’énormes pertes au jeu avaient fini par déranger la cervelle et qui venait de brûler là les cent derniers vrais billets de mille francs qui lui restaient.
Trois jours après, il mourait à Bicêtre en répétant :
— Je suis Méphisto !
M. Pierre Véron n’est pas seulement un écrivain léger et parisien, c’est aussi un lettré profond et érudit qui a écrit de nombreux volumes qui lui donnent place dans toute bibliothèque littéraire. Nous n’avons cité que ce petit morceau pour donner idée de la façon alerte du conteur.
XXII. Comte de Riancey. Histoire du monde. — 1887.
Nous trouvons dans le onzième volume de l’Histoire du monde, qui vient de paraître, une note fort curieuse sur les derniers moments du roi Louis XV. Le comte de Riancey a emprunté ce court et intéressant récit à ses archives de famille, l’un de ses grands-parents, gentilhomme de la Chambre du roi, ayant été témoin oculaire des faits suivants :
« Nul n’ignore la maladie dont le roi était atteint et l’abandon où il était réduit. Les médecins lui avaient recommandé de ne pas se découvrir, considérant comme mortelle l’infraction à cette précaution. Quand Louis XV sentit sa fin approcher, il demanda les sacrements, et, après s’être confessé, il se prépara à recevoir le viatique. Au moment où parut à la porte de sa chambre l’aumônier qui portait le Saint-Sacrement, le roi rejeta avec vivacité ses couvertures et s’efforça de s’agenouiller en s’appuyant sur le devant de son lit. On lui rappela l’injonction des médecins : “Quand mon grand Dieu fait à un misérable comme moi l’honneur de le venir trouver, c’est le moins qu’il soit reçu avec respect” ; et il fallut l’obliger à se laisser recoucher. Il communia avec beaucoup de ferveur et d’humilité.
« L’agonie ◀commença presque aussitôt après. Il est d’usage, on le sait, quand les rois de France sont à leur dernière heure, d’ouvrir toutes les, portes du palais et de permettre au peuple de s’approcher jusqu’à la chambre du monarque agonisant. Il s’était présenté quelques personnes, et l’aumônier récitait l’amende honorable que, d’après la pieuse coutume de la maison de Bourbon, le roi adresse à Dieu et à ses sujets pour toutes les fautes de sa vie. Il y avait un passage où il était dit, à peu près : “Je demande pardon à mon peuple des scandales que je lui ai causés.” À cet endroit, Louis XV, dont la voix était presque étouffée, se retourna péniblement sur son oreiller et dit : “Monsieur l’aumônier, répétez ces mots, répétez-les.” Son désir fut accompli, et peu d’instants après il expira. »
Comme Louis XIV, mais moins grandement que lui, il sut du moins mourir en roi.
XXIII. Joseph d’Arçay. Notes inédites sur M. Thiers. — 1888.
M. Joseph d’Arçay vient de publier chez Ollendorff un très intéressant volume intitulé : Notes inédites sur M. Thiers ; il y examine l’homme privé, l’homme politique avec ses qualités, avec ses défaillances. Je ne saurais mieux donner idée du livre qu’en citant la dernière page de la remarquable préface si juste et si vivante que mon ami Francis Magnard y a écrite. Après avoir parlé de la libération du territoire et de la réussite de l’emprunt de cinq milliards, il dit :
Il s’était formé une légende du libérateur du territoire comme il y a eu depuis une légende du général Boulanger vainqueur. Les bonnes gens avaient fini par croire que M. Thiers, le petit homme en chapeau gris, avait trouvé les cinq milliards dans sa poche pour les donner aux Allemands. Ces légendes-là ne durent pas.
Tout compte fait, après avoir repassé les mérites de M. Thiers et les avoir comparés au prestige qu’il eut de son vivant, on doit avouer qu’il y a disproportion.
Nescis, fili mi, quantilla prudentia homines reguntur, écrivait le chancelier Oxenstiern à son fils, qui redoutait d’être inférieur à la tâche diplomatique dont il était investi.
Si sévère qu’aient pu me trouver les courtisans attardés de M. Thiers, j’ai conscience que mon ami Joseph d’Arçay m’aura encore jugé indulgent.
Pour le désarmer, je lui dédie une amusante caricature qui représente M. Thiers au début de sa carrière et qui forme un contraste piquant avec les adulations des derniers jours.
« Il ressemble, disait Cormenin, le Timon du Livre des orateurs, à ces petits perruquiers du Midi qui vont de porte en porte offrir leur savonnette. Il a dans son babil quelque chose du gamin. Sa voix nasillarde déchire l’oreille. Le marbre de la tribune lui va à l’épaule et le dérobe presque à l’auditoire. Disgrâces physiques, défiances de ses ennemis et de ses amis, il a tout contre lui. »
Jusqu’à la fin le portrait resta ressemblant ; l’auréole des services rendus, le mirage de ceux dont on lui faisait honneur, ne purent jamais idéaliser pour les dilettantes, pour ceux qui ne veulent pas être jobards, le bourgeois têtu qui n’avait deviné ni la conquête de l’Algérie, ni les chemins de fer, ni la révolution de 1848, ni les secrets desseins du Prince-Président.
Révolutionnaire systématique et impénitent, moderne par ce seul côté, il a un jour jugé sa propre vie d’une phrase recueillie dans les mémoires du docteur Véron ; je ne peux mieux résumer cette rapide étude et préparer le lecteur au réquisitoire de Joseph d’Arçay qu’en la reproduisant :
« L’esprit révolutionnaire se compose de passion pour le but et de haine pour ce qui lui fait obstacle. »
XXIV. Costa de Beauregard. Charles-Albert. — 1888.
Sous ce titre : la Jeunesse du roi Charles-Albert, M. Costa de Beauregard vient de publier chez Plon un livre fort curieux sur ce prince, dont la vie fut si étrange et si tourmentée. Je ne puis mieux expliquer l’ouvrage que par ce court fragment de la préface :
« Voilà quarante ans que Charles-Albert est mort, et sa grande figure fatidique nous défie encore comme le Sphinx, nous, si curieux d’analyse.
« Nul n’a osé toucher à cette conscience royale faite de rêve, de réalité, d’élan, de calcul, de remords, de présomption. C’est que tout y a été pour déconcerter la logique, la foi, l’amour.
« Et il semble qu’après avoir vécu de mystère, le roi, pour disparaître, ait aussi voulu s’envelopper de mystère. Car nul jamais ne saura si ce fut avec orgueil ou avec douleur que Charles-Albert disait au lendemain de Novare, alors que déjà il ne parlait plus de lui-même qu’au passé, comme on parle des morts : « La mia vita fù un romanzo, io non somo stato conosciuto — Ma vie a été un roman, je n’ai pas été connu. » (Cibrario, Ricordi d’una missione in Portogallo, p. 257.)
« Le roi se rendait justice ; après dix-huit ans de règne, il allait mourir, héros masqué d’un roman auquel la défaite venait de mettre le signet.
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« Enfant, il semblait connaître déjà les angoisses, les défiances, les terreurs, les écrasements du vaincu. On lui a entendu dire ce mot désolé : “… Je ne suis sûr de moi ni en politique ni en amour…”
« De quoi pouvait-il être sûr ? Hélas ! tout l’avait trompé, tout devait le tromper. La fortune ne lui sourit jamais que pour le perdre. L’enthousiasme de ses vingt ans fera de lui presque un révolté. Son héroïsme le mènera à l’abdication et à l’exil. Par une suprême fatalité, les glorieuses étapes de sa jeunesse seront les stations de son dernier calvaire. Là où le héros du Trocadéro avait passé en vainqueur, passera le vaincu de Novare pour aller mourir à Opporto.
« Cette vie déçue devait fatalement chercher dans l’extase le point d’appui qui lui manquait. Est-il plus séduisant mirage que le fatalisme chrétien ? C’est pourquoi Charles-Albert fera de Dieu son complice. C’est pourquoi, trop souvent, son extraordinaire mysticisme confondra les femmes avec les anges, les royaumes de la terre avec celui du ciel. Ses lettres témoignent d’une hallucination incessante qui inspirera sa prière, ses amours, sa politique, et, chose incroyable, réglera sur le champ de bataille jusqu’aux marches et contremarches de son armée. »
Le livre est une sorte de biographie contenant une foule de détails sur bien des choses et bien des personnages du commencement du siècle ; on suit le futur roi de Piémont partout où il promène sa jeunesse ; son séjour en France est particulièrement intéressant ; en un mot, malgré ses grandes lignes, le livre de M. Costa de Beauregard est très captivant par les détails et restera comme un document important sur l’histoire d’un roi dont la vie est un véritable roman d’aventures.
XXV. Albert Babeau. Lettres de Swinburne. — 1888.
J’indique aux curieux de l’histoire de la Révolution un livre intitulé : la France et Paris sous le Directoire, par M. Albert Babeau. Ce volume se compose des lettres d’une voyageuse anglaise qui regarde, sans trop de sévérité pourtant, rabaissement moral de la France par les révolutionnaires et qui constate, sans trop d’indignation, les dévastations artistiques des guillotineurs.
Ce recueil est suivi d’extraits très curieux des Lettres de Swinburne ; celles-ci absolument intéressantes par la netteté des croquis, qu’il s’agisse des hommes ou des choses. À propos de la démolition de la Bastille, je lis :
L’emplacement de la Bastille est maintenant un chantier de bois. Comme on a créé cinquante-sept prisons à Paris, je crois pouvoir dire que les Parisiens ont détruit inutilement un des ornements de leur ville.
Et plus loin, cette note intéressante à plusieurs points de vue :
J’ai été hier au bal abonné de l’hôtel de Richelieu ; il y avait beaucoup de monde, mais peu de personnes de connaissance. La sœur de Mme Campan, Mme Rousseau, y était avec une grande fille non mariée, et une plus grande encore mariée ; elles dansaient toutes trois. Je vis gigoter de même beaucoup d’hommes et de femmes, que l’orage aurait condamnés au rôle de spectateurs.
Mme Tallien était à peu près la seule dont la figure fût tolérable, quoiqu’elle semblât préoccupée et fatiguée. Elle avait une perruque noire, en tête de mouton, relevée par derrière, et entremêlée de perles et de diamants. Beaucoup d’or et de ponceau dans sa toilette. Elle fait beaucoup d’étalage : ses épaules sont larges et sa figure robuste. Elle danse bien, a de beaux yeux, un nez un peu irlandais, c’est-à-dire retroussé seulement vers l’extrémité. Elle est exposée à beaucoup de paroles et de scènes désagréables, ce qui ne me surprend pas. Elle paraît quelquefois abattue. Les femmes bien posées, même républicaines, ne la fréquentent pas. Elle a seulement une dame de compagnie, ce que nous appelons avaleuse de crapauds..
Le général Hoche était là ; c’est un jeune homme d’assez bonne apparence, qui n’a rien de martial dans son extérieur ; il est grave et calme, et ne pose pas en vainqueur d’Irlande (29 janvier).
Il y a un bal abonné, dirigé par Robert Dillon, et qu’on appelle : les Restes de la guillotine. On n’y admet que des femmes présentées et des fils de pendus (12 février).
XXVI. Édouard Lockroy. Ahmed le Boucher. — 1888.
Voici un ouvrage dont le succès est déjà grand ; outre l’intérêt de curiosité littéraire que provoque forcément un livre de M. Édouard Lockroy, qui, pour avoir été ministre hier et pour le redevenir demain, n’en est pas moins resté un homme spirituel et lettré, celui dont il s’agit présente de par l’histoire une rare puissance d’attraction.
Cet Ahmed le Boucher, dont la vie vient de paraître chez Ollendorff, n’est autre que ce personnage étrange, demi-fantastique, Shahabaham de génie qui, à la fin du dernier siècle et au commencement de celui-ci, semblait avoir incarné la vitalité de l’Orient par ses luttes et ses victoires contre les Européens ; Ahmed le Boucher, ou plutôt Dgezzar, est cet homme, guerrier, général, pacha, devant qui dut céder un autre homme, à qui toute l’Europe coalisée allait se soumettre, Bonaparte, qui était, cruautés à part, un autre Dgezzar et qui mourut vaincu et prisonnier, tandis que son adversaire devait finir paisiblement une vie si terriblement agitée.
Rien ne peut rendre l’impression d’étonnement qu’on éprouve en lisant ce livre. C’est comme un roman nouveau d’un intérêt irrésistible, comme une conception presque invraisemblable, que l’on dévore ces pages d’histoire et ces récits dont l’authenticité est indiscutable, puisque tout ce qui compose le livre a été emprunté aux archives des ambassades et légations.
Ce n’est que la vie d’un homme, mais de quel homme ! Malheureusement ce qui frappe le plus, ce qui se grave le mieux dans la mémoire, c’est l’énumération des cruautés fantaisistes de Dgezzar ; il fut pourtant légiste, sut faire le bien, assez pour être respecté de son peuple ; mais le sang versé ne s’efface pas, et le héros oriental en paraîtra toujours souillé.
Quelques paragraphes pris au hasard ; voici une sorte de portrait de l’homme :
Cette période de la vie de Dgezzar est une de celles où il déploya le plus d’intelligence. À ce moment il devient odieux, mais il est presque intéressant. Rien ne lui échappe. Il est prêt à tout. Il réfléchit, il se trace une ligne de conduite, il exécute résolument ce qu’il a décidé. Ce n’est plus un homme comme les autres. On croit qu’il se transforme : son activité n’abandonne rien au hasard. À le voir présidant la tuerie dans les rues, commandant ses hordes en rase campagne, élevant les remparts de sa ville, construisant des jetées, des digues et des tours pour défendre le port, on pressent le futur adversaire de Bonaparte. Ce qui se passe en lui ressemble à une explosion de férocité et de talent. L’Orient est stupéfait et se demande ce que c’est que ce nouveau venu, répète son nom ; on s’enthousiasme pour sa cause.
Sa façon de se rendre indépendant, de prendre une ville, de défier la Syrie tout entière, consterne, émeut et fanatise. Tout le monde regarde avec admiration cet ancien esclave, mendiant de la veille, qui déclare la guerre à des princes et à des peuples, et qui est seul.
Sa gaieté devient prodigieuse. Plongé dans le sang jusqu’au cou, il ne cesse pas de rire. C’est une joie particulière. Elle se traduit par des histoires à dormir debout qu’il raconte à tout venant. Quand on lui reproche son ingratitude pour le prince des Druses, il répond que Youssef est son obligé, et que lui, Dgezzar, à la grande bataille qui a eu lieu devant Seyda, il l’a emporté sous son bras droit tandis qu’il tenait sa pipe sous son bras gauche. En disant cela, il se tient les côtes. En même temps il fait fabriquer un mannequin de paille qui représente l’émir et il l’accroche, pendu, à une des portes de la ville.
Plus tard, quand il sera canonné par la flotte russe, il racontera qu’une bombe est tombée un matin dans son assiette, au moment où il déjeunait ; qu’alors il a tranquillement trempé son mouchoir dans la soupe ; qu’il a enveloppé la bombe dans ce mouchoir mouillé et qu’il l’a déposée délicatement sur un sofa. Ni l’Arabie, ni la Turquie, ni la Syrie ne connaissaient alors ce type extraordinaire : le pacha loustic. Elles ne comprenaient rien à cette sorte de bête féroce qui racontait les mêmes histoires que le baron de Crac.
Les plaisanteries alternaient avec les horreurs. Dans le môle qu’il faisait construire pour mettre le port à l’abri, Degzzar fit murer vivants vingt chrétiens. « Cela rendra mon ouvrage plus solide », disait-il à un négociant levantin, M. Fornetti, de passage à Baïrout.
Pour que la chose fût publique et parût spirituelle, il avait ordonné de laisser passer les bras des victimes entre les pierres, de façon à tenir lieu de ces gros anneaux de fonte où s’attachent les barques. Il se tordait quand il voyait ces mains raidies par la mort qui sortaient d’un mur et qui tenaient des amarres.
Je ne sais rien de plus magnifique que le récit de sa sortie triomphale de la ville d’Acre ; c’est de plus une peinture de maître ; tous les détails y sont précisés, le mouvement, la couleur, tout y est :
Un grand silence se fait dans la foule. Les litières du pacha arrivent avec ses neuf chevaux de main. Leurs selles sont étoilées de grosses pierreries jaunes ou vertes, et sur leurs flancs s’entrechoquent des sabres et des boucliers incrustés d’or. Le Séliktar, brodé des pieds à la tête, qui caracole à quelques mètres plus loin, porte, au bout d’une longue perche terminée en potence, les trois queues, signes de la haute dignité de Dgezzar. À ce moment, des cris formidables s’élèvent : voici les santons et les prophètes. Avec des contorsions épileptiques, les yeux renversés, les membres contracturés, les mâchoires agitées de rires furieux, ils chantent les victoires futures. Ne se croirait-on pas à Jérusalem au temps des rois ? Les prophètes accompagnaient ainsi les armées en marche et se groupaient autour de Saül et de David. Comme les prophètes de Dgezzar, ils devaient courir nus ou à demi couverts de loques, en bénissant, en maudissant et en invoquant le Dieu des armées.
M. de Renaudot, qui raconte cette scène, hisse alors sur la terrasse du consultât le drapeau de France fleurdelisé. Les bateaux français qui sont en rade se pavoisent. On tire le canon sur mer et sur terre. Dgezzar entre dans la plaine.
Le pacha disparaît dans le jaune, le rouge, le vert, l’or, les topazes, les émeraudes, les rubis. On ne sait si c’est un lingot ou un drapeau. La foule se prosterne, s’agenouille, dit : « Dieu est plus grand ! » Il passe au galop, levant les mains. Puis on entend un cliquetis de fer : cent Mamelouks escortent Dgezzar. Ces cavaliers sont coiffés d’un casque rond, à pointe, d’où pend une épaisse maille de fer. Les visières baissées ne laissent voir que des yeux noirs ; une cuirasse couvre leur dos et leur poitrine ; des cuissards protègent leurs jambes, des boucliers sonnent à leurs bras. Dans le fourmillement des piques les chevaux reluisent bardés d’acier. On croirait voir les troupes de Saladin et de Malek-el-Adel prêtes à charger, sous les murs de Ptolémaïs, les croisés de Philippe-Auguste et de Richard Cœur-de-Lion. Le moyen âge ressuscite. Deux cents esclaves orange et lie de vin, armés de haches, ferment le cortège. « Ou je ne m’y connais pas, dit quelques minutes plus tard le pacha à M. de Renaudot, qui vient lui rendre ses devoirs, ou voilà une belle armée. »
La fortune fut souvent cruelle pour Dgezzar, mais son activité sans égale devait la soumettre toujours ; le voici vaincu et cherchant à reprendre l’avantage.
Le récit est dramatique dans la lettre que le consul de France adresse au ministre de la marine : c’est le soir ; Dgezzar sort de la chambre où depuis si longtemps il se tient enfermé. Il allume une lampe de terre. Il revêt son costume des grands jours, tout brodé d’or ; il prend lui-même, dans un coffre, son plus beau sabre, celui dont la poignée est entourée de diamants et de rubis ; il s’arme aussi de cette hache que, dans les commencements de son règne, il tenait, en parcourant les rues, sur ses épaules ; puis il accroche une aigrette de pierre précieuse sur son turban ; son cheval de bataille piaffe dans la cour, carapaçonné comme pour une cérémonie. Tous les Maugrabins et les Kapsis sont là, rassemblés (à peine trois cents) autour du sérail. Ils ont le kandjiar, le fusil, le tromblon. Tous se taisent. La dernière partie va se jouer. Le lendemain, ils seront probablement tous morts, dans la plaine. Derrière eux deux canons de campagne attelés de leurs mules, les roues enveloppées de paille, attendent, escortés de leurs artilleurs improvisés.
Dgezzar paraît sur l’escalier du sérail, sa hache d’une main, sa petite lampe de l’autre. Un à un, il compte ses soldats, vérifie les armes, tâte la jambe des mules, s’assure que les caissons sont pleins. Il fait noir. De gros nuages masquent, comme des paravents, le ciel étoilé. Dgezzar monte à cheval et, suivi de sa troupe, s’engage dans les bazars obscurs.
Détails curieux et qui peignent sa férocité :
Dgezzar faisait un jour ramasser, par ses Maugrabins, tout ce qui se trouvait de passants dans la rue : on les amenait au sérail et on les empilait en tas, tous mêlés, juifs, chrétiens, druses, musulmans, Grecs, Mothualis, les uns à droite, les autres à gauche, dans la cour. « Faites déjeuner ceux qui sont à gauche, disait le pacha, et coupez le nez à ceux qui sont à droite. » On préparait un repas aux uns, on mutilait les autres, et tout était dit.
Dgezzar sortait. Un homme le regardait. Dgezzar allait à lui et lui crevait l’œil. Dgezzar parlait haut à ses amis, en se promenant. Un homme paraissait écouter. Dgezzar allait à lui et lui arrachait l’oreille.
Il était assis sur sa terrasse, brodant au tambour en fumant le chibouque tout en regardant la place : quelqu’un lui déplaisait-il ? Dgezzar le faisait monter et lui charcutait les mains. Un jour qu’il voulait faire pendre une centaine de gens inoffensifs arrêtés au hasard par ses soldats, la foule s’amassa et demanda grâce ! Dgezzar parut à la porte du sérail. « Je ne suis, cria-t-il, que l’exécuteur de la volonté divine : la mort de ces hommes est écrite. » La foule terrifiée se retira.
C’était sur les nez surtout qu’il s’exerçait. Il trancha lui-même celui de son vieux trésorier Mahlem. « Ma foi, lui dit-il le lendemain, si j’avais su te rendre aussi laid, je t’aurais laissé ton nez. »
Et pourtant cet homme inspirait autour de lui de profonds dévouements, témoin celui de Soleïman, qui, exilé, revient, aimant mieux mourir de la main de son maître que vivre loin de lui.
Je m’arrête et à regret, signalant cet ouvrage comme un de ceux qui doivent compter parmi les plus curieux et les plus émouvants ; encore ces quelques lignes qui terminent le livre :
En 1801, le colonel Sébastiani fut chargé par Napoléon d’une mission auprès de Dgezzar. Il se rendit à Acre, accompagné de M. Jaubert. La ville était restée telle qu’elle était après le siège, hérissée de boulets français, pleine de ruines. On y vivait dans la terreur, sous la main de fer du pacha.
Dgezzar habitait toujours son sérail. M. Jaubert le trouva dans le jardin, seul, assis sous un palmier près d’une trellle. Sa barbe était devenue blanche et rare. Il portait des vêtements sordides. Un vieux châle crasseux lui servait de turban. Il reçut fort mal l’ambassadeur : « Que me voulez-vous ? Venez-vous encore exciter ma colère ? Ne savez-vous pas que Dgezzar, immobile comme un bloc de marbre, résiste à ses ennemis ? »
Puis il ajouta : « J’ai toujours aimé les Français. Pourquoi m’ont-ils déclaré la guerre ? Néanmoins je les admiré depuis que je les ai vus de près. » À ce moment, il s’anima, et le vieux hâbleur bosniaque reparut. « Dans un de ses assauts, un de vos généraux, Mourad (il voulait dire Murat), monta jusque sur mes murailles. Là, il se défendait comme un lion furieux. J’aurais pu le tuer, mais je me contentai de lui couper son grand plumet. Et je l’écartai de la brèche. Mais tout est fini maintenant. La paix est faite. Nous n’avons pas besoin de traiter. »
Dgezzar mourut en 1808, entouré de la vénération de son peuple. On lui dressa un tombeau dans la mosquée ; on le considéra comme un saint et, mort, il fit des miracles. Il avait désigné pour son successeur son vieil esclave, l’enfonceur de portes, Soleïman son bien-aimé.