(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « La génération symboliste » pp. 34-56
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(1920) La mêlée symboliste. II. 1890-1900 « La génération symboliste » pp. 34-56

La génération symboliste

Le gros des poètes qui, sous les auspices de Paul Verlaine et de Stéphane Mallarmé, ont édifié l’église symboliste, ont pris naissance aux environs de 18645. Ils tombaient bien mal ; en pleine crise de désenchantement. La France venait de vivre une période de prospérité inouïe et s’était imaginée partie à la conquête définitive du bonheur. Elle s’était endormie dans cette certitude, insouciante des jeux de la fortune et la voici qui se réveille au bruit de craquements sinistres. L’Empire, à qui elle avait confié ses destins, vacille. Il a du plomb dans l’aile : le plomb des élections de 1863. Napoléon III, cet illuminé, convaincu de sa mission divine, cesse de croire à son étoile. Il ne sait comment se dépêtrer de cette malheureuse affaire du Mexique, si follement engagée et qu’il traîne au pied, comme un boulet. Il sait qu’il y va du prestige de ses armes. Il se sent de plus en plus abandonné. Les affaires de Rome lui ont aliéné le parti catholique ; le pacte de Londres, le monde du commerce et de l’industrie. L’opposition, jusque-là timide et dispersée, en reçoit force et cohésion. Devant les indices du mécontentement général et de cette levée hostile en masse, l’empereur s’affole et se laisse arracher le droit de coalition. C’est en 1864 que s’introduit dans notre organisme politique ce ferment de dissolution. Tandis que l’autorité impériale signe cet arrêt de mort de la bourgeoisie capitaliste et s’effondre, l’activité de Bismarck échafaudé la puissance formidable de l’Allemagne dont il crée l’Unité. C’est en 1864 que le traité de Vienne consacre sa maîtrise, bientôt suivi par la victoire de Sadowa (1866), premier coup de tonnerre de l’orage qui s’amasse à nos frontières et dont les esprits clairvoyants prennent un juste sujet d’alarmes. Certes, chez nous, les fêtes n’ont pas cessé. Les revues, les parades militaires, les visites de souverains, les inaugurations Haussmann, sont prétextes quotidiens à réjouissances et à feux d’artifices. Les mes sont toujours pleines de drapeaux et d’orchestres, mais à cette joie d’emprunt manque la conviction des premiers jours, Les gens s’amusent encore. Ils n’ont plus l’air, dirait Verlaine, de croire à leur bonheur.

La France ressemble à l’héroïne du drame à la mode, La Dame aux camélias. Au milieu du bal, elle défaille, prise d’une subite morsure au cœur. Je ne sais qui a dit de ces syncopes fugitives de cardiaques qu’elles sont un télégramme du Destin qui se trompe d’adresse. Le mot est juste. La France s’était crue guérie de ses longues agitations passées. Elle avait, dans l’enivrement du plaisir, oublié son mal. Elle pâlit de voir se dresser à nouveau le spectre des anciens jours.

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La France est riche, mais tout se paye, comme a dit Talleyrand, la richesse non moins que le reste. Le luxe énerve. L’oisiveté rouille et les ressorts n’étaient déjà pas si solides ! Ce n’est pas impunément qu’ils avaient subi tant de secousses. Comptez ce que la France a subi, coup sur coup, depuis moins d’un siècle, de révolutions intestines, de guerres étrangères, d’invasions. Chaque génération a vu sa jeunesse et son élite moissonnées dans leur fleur. Quelle proie facile que ce milieu de rescapés aux ravages de l’anémie et de la tuberculose ! La France est riche d’argent mais pauvre de sang. La France se dépeuple. Tant de choses écartent du mariage : le goût du plaisir, le souci des affaires, la peur des responsabilités et même de nobles scrupules. Sully Prudhomme, alors en âge d’être père, se condamne au célibat parce qu’il ne se reconnaît pas le droit de disposer d’une existence et qu’il se ferait un crime de condamner à l’enfer de vivre, une créature innocente. Les mariages n’obéissent plus guère qu’à des préoccupations intéressées. Ils se font, suivant le mot de Stendhal, par l’entremise des notaires. Les parties contractantes s’y observent avec une méfiance hostile. La sympathie n’a rien à y voir, et encore moins l’amour. Ce sont les convenances sociales qui décident. Qui parle de fonder un foyer, une famille ? Qui songe aux enfants ? Les pauvres, seuls, les accueillent. Encore les accueillent-ils comme agencement du ménage, choses de rapport, espoir de gain, cartes nouvelles au jeu de la fortune. Les riches y voient le morcellement des biens, la division des héritages, un cas de fâcheuses complications et les rejettent par avarice ou par calcul. Les époux aisés les redoutent comme un accident. Tous ne sont pas en possession de se dire comme dans la Gabrielle d’Émile Augier :

Et si les choses vont de la même façon
Nous pourrons nous payer le luxe d’un garçon.

Ils savent le prix coûteux des enfants. Un seul, c’est la gêne. En surnombre, c’est la ruine. Et la diffusion du bien-être entraîne aussi ses inconvénients. Il y a les coquettes qui ne se soucient point d’une taille déformée. Celles à qui, dans leurs rêves, il sourirait d’être mères, réfléchissent, en considérant, au miroir, leur teint pâle de chlorose, qu’elles courraient trop de risques à le devenir.

Un poète de cette génération, de facture inexperte mais d’inspiration sincère, M. Arthur Simand, traduit ces appréhensions quand, nous montrant sa mère, sous sa parure de bal, alarmée en plein bonheur par un signe évident de grossesse, il confesse avec amertume :

Et c’est moi, fruit rongeur, qui la vins assombrir.

L’enfant fait son apparition en intrus dans les ménages bourgeois de 1864. Il en est peu dont la naissance ait été saluée d’un cri de joie et de là vient que la plupart ont traîné au cours de leur misérable existence la fatalité de ceux cui non risere parentes et ont fait leur aliment de la mélancolie. Ô méfaits de la situation économique ! Sitôt né, l’enfant est une cause de trouble et de soucis. Qu’on enlève le gêneur ! Une nourrice mercenaire s’en charge, qui l’emporte au fond d’un village perdu, heureux si on le regarde partir, sans invoquer, tout bas, la chance qu’il n’en revienne jamais. Je n’exagère rien. Un mal nouveau a fait son apparition : la Névrose. Jamais les mères ne furent plus irritables, plus agacées, plus enclines à torturer leur entourage. Mme Lepic n’est pas une exception. Jamais les pères n’ont à ce point désarmé devant les exigences de leur épouse, tant ils sont en proie au surmenage et à la neurasthénie. Pauvres enfants, condamnés à l’isolement et au martyre ! « Tout le monde ne peut pas être orphelin », soupire mélancoliquement Jules Renard. Leur plainte s’élève et va grandissante. Un poète de la génération suivante, Fernand Divoire, la recueillera tout à l’heure, qui dit aux parents :

Notre rancune est devant vous dressée,
Pères, hommes de sport, stupides et dandys,
Mères, faites de rien, de chiffons, d’organdis,
          De balivernes amassées,
Car nous nous souvenons que nous avons grandi
          Dans le fumier de vos pensées.

Il faut bien approuver, quand on songe à la détresse d’un Sully Prudhomme enfant, quand on réfléchit à l’enfer familial d’un Gérard de Nerval, d’un Baudelaire, d’un Glatigny, d’un Corbière, d’un Rimbaud, d’un Jules Laforgue… Qui de nous n’a compati à la douleur résignée de Poil de Carotte ? N’a-t-on pas vu les parents riches d’Édouard Dubus se désintéresser de lui jusqu’à le laisser sombrer en pleine détresse ? Et à qui a lu le dernier livre de Rachilde, Dans le Puits, il apparaît bien qu’elle non plus n’a pas trop à se louer d’un excès de tendresse de la part des auteurs de ses jours. Mais pourquoi choisir ? Pourquoi citer celui-ci ou celle-là, quand, au fond de tous les écrits contemporains originaux et de bonne foi, respire le fiel d’une aurore contristée ? Que chacun de nous s’examine ou se souvienne des confidences reçues dans son jeune âge.

Il ne faut pas oublier non plus qu’un événement tragique pèse sur la génération des poètes, symbolistes, qui n’a pas peu contribué à les démonter et à les rendre vulnérables : le désastre de 1870. Ce fut pour les uns, l’exil, la bousculade des départs précipités, la détresse des installations improvisées, l’anxiété du lendemain. Ce fut, pour les autres, les angoisses du siège, l’insurrection de la Commune, la vie enfermée dans les caves, au milieu des explosions, des reflets d’incendie, les privations de toutes sortes, la famine. Et sur tous, s’exercent, par contrecoup, l’énervement et l’affolement de l’heure. Les plus jeunes sucent la défaite avec le lait maternel. Ceux qui sont encore à naître la perçoivent dans les convulsions de leur vie embryonnaire. La secousse s’en répercutera longtemps encore aux entrailles des mères, marquant d’une trace indélébile et chétive leur descendance à venir6.

À peine remis de ces transes, l’enfant est exposé au supplice de l’internat. Le voici prisonnier d’un lycée, voué à la solitude de l’âme, frileusement replié sur lui-même, s’étiolant dans l’ombre des dortoirs et des cours, comme une plante privée d’air et de soleil. Les faibles sont destinés au rôle de souffre-douleurs. On les exploite. On les brime :

Les forts les appellent des filles
Et les malins des innocents.
Ils sont doux ; ils donnent leurs billes,
Ils ne seront pas commerçants.

Ils frissonnent sous l’œil du maître,
Son ombre les rend malheureux.
Ces enfants n’auraient pas dû naître,
L’enfance est trop dure pour eux !

Il y eut toujours des parents négligents ou sévères, des mères dénaturées. Notre histoire est assez fournie de troubles et de séditions pour qu’il y eût, toujours, dans les familles, des heures critiques à traverser. La coutume barbare de l’internat est une vieille institution, mais s’il y a là des épreuves communes à la jeunesse de tous les temps, il faut reconnaître qu’à aucune époque, l’enfance n’avait eu l’âme si impressionnable et ne s’en était montrée si douloureusement affectée. Jamais enfant, repoussé des siens, n’avait fait entendre les accents pathétiques d’un Baudelaire. Jamais écolier, soumis à la geôle de l’internat, n’avait rendu la plainte déchirante d’un Sully Prudhomme. C’est qu’aussi jamais l’internat ne s’était montré aussi dépouillé de tendresse et de sollicitude. C’est qu’aussi jamais l’éclatement des cadres n’avait rendu, entre condisciples de conditions aussi mêlées, les contacts si âpres et multiplié à ce point, pour les sensibilités délicates, les causes de froissement. Et, jamais, la monstrueuse agglomération des villes, dévorant l’espace et les jardins, noyant la lumière de ses fumées accrues, tuant l’azur et les rêves, n’avait à ce point assombri les cerveaux de brouillards et peuplé les yeux de visions sinistres. Et jamais les écoliers n’avaient fait montre de scrupules si précoces, ni de telles susceptibilités maladives :

Ô la leçon qui n’est pas sue,
Le devoir qui n’est pas fini,
Une réprimande reçue !…
Le déshonneur d’être puni !

Jamais on ne les avait vus si désarmés, si incapables de ressort contre les accidents contraires ; jamais ils n’avaient manifesté une organisation si fragile ; ils se crispent sans cesse dans un émoi douloureux de suppliciés qu’on écorche à vif. Tous ces cœurs tendres et blessés appellent la délivrance. Ils ne sont pas au bout de leurs peines. Une servitude nouvelle est intervenue dans la vie des intellectuels, une servitude ignorée de leurs aînés et que la loi permettait d’éluder avant 1870 : le service militaire obligatoire. À l’heure où, ses études terminées, ses diplômes obtenus, le jeune homme s’apprête à respirer librement, le régiment le réclame. Les plus fortunés doivent satisfaire au service militaire d’un an, avantageusement décoré du nom de « volontariat » et les voilà retombés à l’exil. Les voilà retombés à la claustration, à la férule, aux promiscuités fâcheuses. Le premier contact des bacheliers avec le peuple des casernes fut assez désagréable. On en a l’écho dans les livres qu’ils publièrent à leur retour au foyer, et où ils ne manquaient pas de laisser éclater leur rancœur : Au port d’armes d’Henry Fèvre, Misères du Sabre et Sous-Offs de Lucien Descaves, le Cavalier Miserey d’Abel Hermant, le Nommé Perreux de Paul Bonnetain et tant d’autres.

Cette discipline fastidieuse du temps de paix, ces corvées de quartier, cette vie mécanique de garnison n’étaient pas faites pour eux. Leur patriotisme ici n’est pas en cause, encore qu’ils fussent excusables de céder aux séductions de l’idéal pacifiste en vogue. Leur grief n’était pas de servir, mais les conditions du service, et d’être jetés, sans transition, du milieu intelligent des écoles à la crudité rustique des chambrées et de la vie sédentaire des livres à l’activité physique des camps. Leur grief, c’était de se voir mésestimés, abandonnés sans défense à l’arrogance de bas gradés jaloux de se venger sur eux de leur infériorité sociale, en leur faisant plus rudement sentir la supériorité accidentelle de leurs galons. C’est une fausse conception de l’égalité qui mettait, sans apprentissage préalable, une pelle et une pioche dans leurs mains jusque-là exercées au seul maniement délicat de la plume et condamnait au labeur de portefaix, leur corps fragile, impuissant à se redresser de la courbature des pupitres. Leurs réclamations n’ont pas été inutiles d’ailleurs puisqu’en dénonçant des abus intolérables, elles ont contribué à les faire disparaître. C’est grâce à eux que les mœurs soldatesques se sont épurées et assainies dans une large mesure et que les jeunes recrues se voient aujourd’hui épargner tant de sujets d’écœurement. C’est à eux que l’on doit l’établissement des réfectoires. Les effets bienfaisants de leur campagne se sont fait sentir jusque dans les compagnies de discipline et les bagnes militaires où quelques intellectuels comme Dubois-Dessaule et Darien avaient été envoyés, non pour leurs crimes, mais pour leurs attaches libertaires et par simple délit d’opinion.

Certes, les gens de santé pleine se jouent de toutes ces épreuves et s’y débrouillent tant bien que mal. Ils savent opposer aux exigences outrées la force d’inertie. Les âmes communes et grossières ne se laissent point facilement entamer. Ce ne sont là, pour elles, que vétilles et petites misères. Mais les âmes fines et scrupuleuses s’y blessent et s’y meurtrissent pour la vie. C’est navré d’une plaie incurable que le poète rejoint ses foyers et s’il est sans fortune, il y trouve une nouvelle déception. C’est une carrière qu’il faut choisir. Le rêve des parents, c’est l’administration. Qu’il ne songe pas à échapper à cette perspective maussade et cloîtrée d’une vie sans horizon, au milieu de la poussière des paperasses et des cartons verts. Qu’il ne songe pas surtout à manifester un désir de vie libre et indépendante. Il se sent impropre lui-même au commerce et à la finance, mais qu’il ne fasse pas même allusion à la carrière diffamée des lettres (car à l’époque, pour les gens, bohème et littérature c’est tout un) s’il ne veut pas encourir la malédiction paternelle et entendre sa mère s’écrier, dans un sursaut d’indignation et de révolte :

Ah ! que n’ai-je mis bas tout un nœud de vipères
Plutôt que de nourrir cette dérision !

Et si le jeune homme s’obstine, la porte est là. Qu’il s’en aille ! Mais pourquoi s’obstiner et délibérer ? Au fond, pour lui, le choix importe peu. Qu’il aille à la bohème ou à l’administration, le germe maladif qu’il porte en lui l’avertit qu’il n’échappera pas à son destin. La contamination est la même du galetas de la bohème ou des bureaux. Qu’il moisisse ici ou là, le résultat n’en est pas moins certain. Les victimes de la phtisie ne se comptent plus dans le monde des lettres. Sans remonter à Gilbert, à Millevoye, à Maurice de Guérin, à Glatigny, nous avons Jules Laforgue, Albert Samain, Édouard Dubus, Léon Dequillebec, Éphraïm Mikhaël, Albert Aurier, Jean de Tinan, Julien Leclercq, Charles Guérin, Henri Degron, Alfred Jarry. Que de tares et de lourdes hérédités ils ont reçues au berceau. Ajoutez-y Jules Renard, mort à quarante ans, d’artério-sclérose. Ah ! que leur pessimisme s’entend ! Un seul des symbolistes de la première heure a chanté la joie, Francis Vielé-Griffin, mais il venait d’ailleurs, de Norfolk, aux États-Unis. C’était un homme d’une autre race. Il y a aussi Verhaeren qui s’éblouit de la vie, mais il est belge. Les nôtres : Laforgue, Samain, Le Cardonnel, Charles Guérin… gémissent désespérément.

Les plus résistants, ceux qui ont échappé, par miracle, au Mal-né, à la contagion des écoles, aux épidémies des villes, ceux qui, par miracle, ont rapporté un corps sain de leur passage à travers les bouges des garnisons et des brasseries7 du quartier latin, n’en souffrent pas moins, au fond de l’âme, d’un désarroi profond.

Personne ne s’est avisé de les guider ni de leur imposer une discipline morale. Leur éducation fut nulle dans la famille, pernicieuse au collège. Jadis, l’enseignement se préoccupait d’ouvrir l’entendement de la jeunesse, d’aiguiser son discernement, de lui inculquer des principes, une règle de conduite. Le gain de la philosophie, estimaient nos anciens, c’est de nous rendre sages et meilleurs. Sa seule utilité, pensent nos modernes, c’est de nous fournir d’un diplôme. À cette fin, l’on bourre les esprits d’une science indigeste. Les programmes surchargés ne permettent plus de rien étudier à fond. À peine a-t-on le temps d’effleurer des yeux, comme ces visiteurs pressés qui se bousculent, à l’heure de visite des musées et auxquels le guide, d’une voix blanche, récite sa leçon. Ainsi fait le professeur, passant en revue les écoles de littérature et de philosophie sur lesquelles il n’a pas loisir d’insister. Tout est fragments et anecdotes. L’Histoire se réduit à une succession de dates. La Science est un chaos de formules. De rien on ne dégage la substance et la moelle. L’école est un cinéma morne. Les films s’y déroulent avec rapidité. Rien ne s’y débite. L’Université divisée n’a pas d’unité de doctrine et renvoie ses disciples désemparés.

J’en veux prendre exemple sur ce qui se passait au lycée Charlemagne où je fis mes études. L’un de nos professeurs de rhétorique, M. de la Coulonge, idéaliste de l’école de Cousin et de Villemain, avait à peine achevé de nous enfiévrer de sa parole chaude et exaltée que son collègue, M. Cartaut, sceptique et gouailleur, en venait détruire l’effet. Ainsi leur enseignement se neutralisait et nous laissait sans point d’appui, suspendus dans le vide. Avec Cartaut, la blague avait pénétré l’ancien enseignement emphatique et solennel C’était un mot d’ordre chez les derniers Normaliens d’affecter l’esprit du boulevard et de délaisser l’étude des classiques dont ils avaient la garde, pour se consacrer au journalisme, à l’étude des romanciers en vogue et des vaudevillistes. Ainsi faisaient Edmond About, Sarcey, Jules Lemaître… Je ne parle pas de Richepin qui, lui, avait rompu délibérément toutes amarres avec son passé de la rue d’Ulm. Même désordre en philosophie. Nous avions commencé l’année avec M. Lebègue, sorte de mystagogue, nourri à l’école de Plotin, qui nous entraînait, éperdus à sa suite, au milieu d’un vol d’anges, dans son ascension au septième ciel et nous la finissions avec Gabriel Séailles, positiviste, qui nous reculbutait sur terre et nous montrait le bonheur dans l’édification de la Salente socialiste. D’ailleurs il avait su prendre sur nous un entier crédit par sa parole vive et imagée, sa franche et loyale nature, son obligeante assiduité. Il ne nous déplaisait pas de nous voir convoqués à la satisfaction de nos instincts légitimes et de l’entendre glorifier la Vie. N’empêche que tant d’aperçus contraires créaient des tiraillements, nous ancraient mal dans la certitude. Les vues de la jeunesse en étaient brouillées d’autant plus que tout ce qui se passait autour d’elle contribuait à élargir la fissure et à empirer le gâchis. La politique du jour flottait de l’extrême droite à l’extrême gauche, marquait une opinion versatile et désorientée, fruit de l’agitation cosmopolite en cours. On expulse les princes, mais tout Paris chante la chanson de Mac-Nab qui raille la mesure. Mac-Nab est fonctionnaire de l’Hôtel de Ville, ce qui ne l’empêche pas de discréditer les conseillers municipaux républicains comme entachés de mauvaises façons. On se fait gloire d’afficher le mépris des institutions. On exhibe la foi royaliste par snobisme comme une redingote de chez le bon faiseur. Décidément Marianne ne saura jamais s’habiller comme les Duchesses. Les conseillers municipaux visés n’osent sévir. Les élèves de l’École de Saint-Cyr crient « Vive le Roy » et, lacérant le drapeau tricolore planté sur leur école, en enlèvent les bandes rouge et bleue pour n’en laisser flotter que le blanc, emblème de leurs préférences. On poursuit l’édification de la basilique du Sacré-Cœur. Toute la France, vouée à son culte, s’y porte en pèlerinage, tandis que M. Pierre Laffitte délibère : « Il faut s’habituer à regarder la croyance en Dieu comme incompatible avec toute fonction publique. » On proclame dans les réunions publiques : « Aucune entité ne doit trouver grâce devant la froide critique — aucune — même pas la Patrie ! » et la foule applaudit, mais en sortant de ces réunions, elle acclame, sur son cheval blanc, le nouveau ministre de la Guerre qui passe, le général Boulanger, et le jour où elle croit voir un drapeau allemand à l’une des fenêtres de l’hôtel Continental, elle s’indigne, crie au scandale, et veut mettre l’hôtel à sac.

On commente encore, çà et là, dans les écoles, les vers de Lamartine :

L’homme est un dieu déchu qui se souvient des cieux.

Mais on s’en gausse au dehors. « L’homme est un singe perfectionné, rétorque M. Carl Vogt, cela vaut mieux que d’être un Adam dégénéré. »

Et des souffles nouveaux traversent l’espace, font tressaillir la jeunesse studieuse, derrière ses grilles. Elle pressent une révélation prochaine, quelque chose comme le

Magnus ab integro sæclorum nascitur ordo

quelque chose qu’elle ignore, mais dont l’heure est grosse. Elle devine aux commotions électriques qui la secouent, par intervalles, que s’ébranlent quelque part des forces mystérieuses et redoutables en route pour bouleverser le monde.

C’est qu’à l’heure même où naissait la génération symboliste, deux religions s’édifiaient dont les esprits, déjà si vacillants, vont recevoir un choc nouveau :

1º Le Spiritisme ;

2º L’Anarchie.

C’est en 1864 qu’Allan Kardec publie son livre : L’imitation de l’Évangile selon le spiritisme. À la vérité, il dirigeait depuis 1857 la Revue spirite et il n’était que l’introducteur en France de cette doctrine, déjà professée en Amérique, mais si exploitée par les charlatans qu’elle en semblait déconsidérée à jamais. Même, après l’apparition du livre d’Allan Kardec, la supercherie des frères Davenport viendra ajouter à son discrédit et les gens ne seront tentés de voir dans les pratiques du spiritisme qu’une mise en coupe réglée de la crédulité publique. Seul, un petit lot d’adeptes convaincus poursuivent dans l’ombre leurs recherches. En Angleterre, où l’on est moins prompt à sourire et à se décourager qu’en France, les expériences vont leur train. Lord Lyndesey fait venir, dans son château d’Écosse, le célèbre médium américain Home. Il s’ensuit des séances troublantes, que rapporte l’anglais Wallace, en témoin digne de foi. Son enquête, publiée à Londres vers 1880, ramène l’attention sur la doctrine d’Allan Kardec, qu’un événement impressionnant va réhabiliter : l’apparition du livre de Crooke, la Force psychique. Ce livre produit une émotion considérable. Crooke est l’inventeur de la matière radiante, qui fit découvrir les rayons X, dits cathodiques, utilisés, de nos jours, dans les laboratoires et appliqués au service de la médecine et de la chirurgie. Sa réputation mondiale comme physicien chimiste suffit pour écarter toute idée de mystification ; Il ne s’agit plus ici de hâbleries. Il s’agit de faits réels, dûment constatés et enregistrés, dont force est aux esprits les plus méfiants de tenir compte et, alors, se crée la Société psychique de Londres qui se propose de soumettre tous les phénomènes d’apparitions spectrales et de matérialisation au contrôle rigoureux du jugement et de la raison. En France, les expériences du colonel de Rochas, les travaux d’Édouard Schuré, de Flammarion…, achèvent d’orienter les recherches vers les manifestations de l’Au-delà et de porter des coups redoublés à la doctrine du matérialisme officiel.

C’est en s’autorisant des résultats définitivement acquis dans le domaine de la clairvoyance, que M. Camille Flammarion en arrivera tout à l’heure à conclure : « L’âme n’est pas un vain mot. Elle existe aussi réellement que le corps, quoique invisible et impondérable. Elle est douée de facultés lui permettant d’agir en dehors de la sphère sensuelle, se communiquer à distance, dans les phénomènes télépathiques, de voir à travers les corps opaques de traverser l’espace et le temps, de lire le livre du Passé, comme le livre non écrit de l’Avenir. »

À ceux qui s’étonneraient de la hardiesse de cette affirmation, M. Édouard Schuré donne à méditer l’opinion des hommes de science. Il invoque le témoignage de M. Émile Boutroux : « Il n’y a pas d’autre inconnaissable que l’inconnu, c’est-à-dire ce qu’aujourd’hui nous ne connaissons pas, mais que peut-être nous connaîtrons demain » et celui de M. Bergson . « La philosophie n’est qu’un retour conscient réfléchi aux données de l’intuition. » Il rappelle ces mots de M. Sabatier, doyen de la Faculté des sciences de Montpellier : « Les centres cérébraux psychiques concentrés sont des accumulateurs du psychique diffus répandu dans l’Univers, et qui leur parvient par le canal des nerfs périphériques, par les organes des sens et les cordons nerveux qui les rattachent au centre cérébral8. » La démonstration semble ainsi faite, comme le dit Myers, qu’il existe, autour de nous, un univers spirituel, en rapport étroit avec l’univers matériel.

La jeunesse n’était pas instruite de ces choses, mais elle les respirait dans l’air du temps et en recevait, à son insu, une fièvre de spiritualité et tous se sentaient aussi aspirés par un besoin effréné d’affranchissement qui leur vient d’une autre source, du fond des doctrines libertaires.

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C’est en 1864 que commence l’histoire de l’anarchie. C’est le 28 septembre 1864 que se dissout l’association internationale des travailleurs au meeting de Saint-Martin’s Hall à Londres, à la suite du coup d’état de l’allemand Karl Marx qui s’en est proclamé le dictateur. Le Russe Bakounine, fidèle aux idées proudhoniennes, entraîne les dissidents qui protestent à la fois contre la tyrannie de Karl Marx et contre la centralisation du pouvoir collectiviste. Ils revendiquent les droits de l’autonomie et de la fédération des groupes. La scission devient de plus en plus profonde et le déchirement définitif se produira au Congrès de la Haye (1872).

Bakounine avait jeté le germe de l’anarchie que fécondera l’Italien Carlo Cafiero et que formulera un autre Russe, Kropotkine. Dès lors s’ouvre une ère d’agitations, d’attentats, de procès dont nous pouvons relever comme suit les dates saillantes :

1879. — Fondation du Révolté de Kropotkine.

1880. — Conférence d’Élisée Reclus à Genève (Évolution et révolution).

1881. — Congrès anarchiste de Londres.

1882. — Conférence internationale de Genève.

1885. — Apparition des Paroles d’un révolté de Kropotkine.

En 1892, le procès de Ravachol, à Paris, montre, par les discussions de presse, que la majorité des intellectuels est sinon acquise, du moins sympathique à la doctrine anarchiste et l’effet s’en produit par l’ouverture en 1893, du Théâtre d’art social où les militants du parti se donnent rendez-vous pêle-mêle avec les écrivains nouveaux.

Les symbolistes avaient hérité de la génération d’écrivains du second Empire, le désintéressement de la chose publique. Ils ne se sentaient point d’humeur à descendre dans la rue, pour prendre part aux grèves, aux soulèvements, aux émeutes. Pourtant ils invitaient Louise Michel et les compagnons anarchistes à leurs réunions et c’est à l’influence anarchiste qu’il faut attribuer leur mépris des règles et des maîtres et leur obstination à ne vouloir, dans toutes les questions de métrique et de forme, se réclamer que de leur caprice.

Mais si les symbolistes restaient farouchement individualistes et divisés sur les moyens d’expression, ils se trouvaient unis par une même idée fixe, un même sentiment immuable : la haine de la littérature commerciale, le culte de la poésie pure et la fureur de s’y consacrer.

Chaque âge a sa spécialité d’arrivistes, depuis la révolution surtout, où le renversement des barrières a débridé l’essor des convoitises. Les symbolistes (je parle de l’élite) faisaient fi des procédés jusque-là en usage dans l’Art de parvenir.

Ils semblaient prendre plaisir à vouloir vaincre par eux-mêmes et à s’imposer, contre vents et marées, par la seule force de leur génie. Ils ne se souciaient « d’arriver », ni par la flatterie, comme les poètes de l’ancien régime, à qui souvent une dédicace opportune suffisait pour ouvrir la considération et la fortune, ni par la ruse comme Julien Sorel, ni par les femmes comme Lucien de Rubempré. Ils connaissaient pourtant les visées ambitieuses et cette violence d’appétits de Rastignac qui lui fait dire, contemplant Paris du haut d’une éminence, le poing tendu dans une sorte d’héroïque défi : « Et maintenant, à nous deux ! » Mais ils méprisent sa rouerie et ses stratagèmes. Ils valent mieux que Joseph Delorme. S’ils s’irritent d’errer, parfois, comme lui, pauvres, inconnus, à travers les quartiers riches et la ville en fête, ils n’ont point son fiel ni son aigreur ni cette basse envie qui lui fait considérer le succès des autres comme un vol fait à sa part de destin. Ils chantent, dans leur isolement, avec la même assurance que si l’univers entier était suspendu à leurs lèvres et il faut leur rendre cette justice que s’ils aimaient les applaudissements, ils les ont quêtés fièrement, sans flagornerie ni bassesse. Les meilleurs d’entre eux demeurent des modèles de désintéressement et de probité littéraire. Voyez Jules Laforgue. Il se gourmande, comme d’une dérogation à ses plus stricts devoirs, d’avoir cédé à la tentation de lire ses vers en public et cela, devant une assemblée de camarades, mais c’est l’atmosphère de la brasserie où il les avait lus, qui offensait sa pudeur. Mettez en regard l’outrecuidance des arrivistes vulgaires et des poètes de nos jours. Qu’elle est touchante cette humilité, cette attitude discrète, effacée de Jules Laforgue et qui ressort de la lecture de ses lettres, quand on songe surtout à la qualité de son talent ! Il n’ose entrer dans une boutique acheter deux sous de charcuterie, intimidé qu’il est par la prestance de l’opulente matrone, qui trône à son comptoir de marbre, sous sa riche palatine d’astrakan, au milieu du reflet des glaces dorées. La modestie chez les vrais poètes s’allie à un légitime orgueil de soi. Ils savent ce qu’ils valent, mais ils savent aussi que les âmes médiocres seules sont capables de cabotinage, d’intrigues et de « bluff ». Leur fierté native se refuse aux compromissions et aux viles requêtes. Comment essuieraient-ils, sans rougir, les impatiences et les refus ? Pas plus d’ailleurs qu’ils ne s’inclinent devant les fausses gloires, ils ne reçoivent leurs arrêts de la mode. Ils se font loi de rendre hommage au génie méconnu. Ils acclament un Villiers, un Mallarmé, un Verlaine qui ne disposent d’aucune influence. On voit assez que ce n’est ni par calcul ni pour en tirer profit. Ils passent dédaigneux devant les décorations et les prébendes officielles et méprisent la sottise rentée. S’il en est, parmi les gens en place, qu’ils estiment, ils se contentent de les encenser de loin, ou s’ils s’égarent dans les salons, ils s’y sentent dépaysés, parmi les gens du monde. Ne sachant pas mentir, ils n’y portent que des maladresses.

Songez à l’aventure d’Albert Samain qui s’enhardit, un jour, jusqu’à se présenter chez Théodore de Banville. Il n’avait rien à lui demandé pourtant. Il ne l’abordait pas en solliciteur. Il venait le remercier d’une lettre courtoise qu’il en avait reçue. Il n’obéissait qu’à un mouvement de sympathie et de reconnaissance. Il croyait n’avoir qu’à laisser parler son cœur. Mal lui en prit. Il faillit être jeté à la porte. Au cours de l’entretien, commencé sur un ton affable, Samain n’a-t-il pas l’ingénuité d’avouer à Banville qu’il n’a jamais lu un vers de Victor Hugo. Voilà Banville qui se lève, blême d’indignation et de colère. Sans doute pour rattraper la gaffe et s’excuser, Samain argua-t-il de son dénuement qui ne lui avait pas permis de se procurer les œuvres du Maître. Ce n’était que s’enferrer. Banville, achevant de le foudroyer du regard, lui crie : « Eh ! bien, moi, Mossieu, j’aurais vendu ma chemise pour fournir à la dépense ! » Infortuné Samain ! Voilà ce que c’est que d’aborder les maîtres sans avoir fait provision de courtisanerie ni s’être instruit, au préalable, de leurs petites manies. Ah ! qu’un arriviste de nos jours se fût hâté de se concilier Banville par un mensonge ! Rentrez, candide Samain, dans votre solitude et ne comptez plus, pour réussir, que sur un hasard heureux. Sans doute, Banville avait raison de s’étonner, mais vous êtes trop pur et trop scrupuleux pour vous piquer d’entregent. Vous êtes de ceux qu’une « pointue vivacité d’âme », comme dit Montaigne, paralyse et rend impropres à l’artifice des petits négoces. Vous manquez de roublardise. Vous ne serez jamais en possession du bruit que procurent la souplesse d’échine et la servilité d’esprit. On ne vous verra jamais briller dans un salon ni dans les « échos » ni dans les cafés des boulevards. Vous n’êtes en état d’obtenir que la seule chose qui ne s’achète pas à coup de ruses basses et d’habileté vulgaire : la Gloire ! mais vous ne vivrez pas assez pour en cueillir les fruits. Ô pauvre et grand Samain, vous n’en aurez goûté, ici-bas, que l’amertume.